Histoire du Chevalier d'Iberville (1663-1706)
CHAPITRE IV
NOUVELLE EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.
Comme la navigation était encore possible, Frontenac, pour seconder les derniers exploits, enjoignit à d'Iberville de partir pour aller croiser dans la baie d'Hudson. Celui-ci partit aux premiers jours d'août avec deux bâtiments, la Sainte-Anne et le Saint-François, et le 24 septembre 1690, il abordait près de la rivière Sainte-Thérèse.
Ici se placent différents incidents qui montrent quelles étaient l'habileté et la présence d'esprit de ce grand homme de guerre.
D'abord les Anglais voulurent le prendre par surprise; ils lui envoyèrent des parlementaires pour fixer un lieu de conférence à l'amiable. D'Iberville soupçonna quelque ruse; il accepta l'entrevue et fit explorer les environs par ses hommes. L'on trouva deux canons chargés à mitraille dirigés sur le lieu fixé pour l'entrevue. D'Iberville tua les canonniers sur leurs pièces, puis se mit à la poursuite des parlementaires, qu'il passa par les armes.
Quelques jours après, les Anglais voulurent recourir à la force; ils firent sortir deux de leurs plus grands vaisseaux, l'un de vingt-deux canons et l'autre de quatorze. D'Iberville feignit de fuir devant eux, et ayant exactement calculé l'heure de la marée, il les attira sur la haute mer au moment où la mer se retirait. Les deux vaisseaux anglais s'échouèrent sur les rochers. Alors, avec la marée suivante, d'Iberville revint sur les ennemis et les força d'amener pavillon.
Un troisième vaisseau fut enlevé par un acte d'audace incomparable. D'Iberville avait envoyé quatre hommes pour signaler les bâtiments anglais. Deux des explorateurs turent faits prisonniers. Les Anglais prirent l'un de ces hommes, qui semblait le plus faible et le moins résolu pour les aider dans la manoeuvre. Un jour que presque tous les hommes étaient dans le haut de la mâture, le Canadien, n'en voyant que deux sur le pont, sauta sur une hache et leur cassa la tête, puis il délivra son compagnon; ensuite, armés de toutes pièces, ils montèrent sur le pont et ils couchèrent en joue les autres matelots, les forçant de venir se constituer prisonniers. Alors ils conduisirent sans délai les vaisseaux à la côte, où la cargaison fut d'un grand secours.
Après ces exploits, le fort Sainte-Thérèse se trouvait privé d'une grande partie de ses défenseurs. Alors d'Iberville le fit entourer et dressa ses batteries. Il commença à canonner. Les Anglais, voyant qu'ils ne pourraient résister, mirent le feu au fort pendant la nuit, puis s'en allèrent se réfugier au fort Nelson à trente lieues de distance. D'Iberville entra aussitôt dans le fort, et avec tant de promptitude, qu'il put éteindre le feu et sauver les pelleteries, qui étaient considérables.
Il laissa le fort sous le commandement de son jeune frère, et ayant chargé le plus grand de ses bâtiments, le Saint-François, avec toutes les pelleteries, il se dirigea vers Québec, et entra dans le Saint-Laurent vers le milieu d'octobre 1690. M. d'Iberville se trouvait vers les îles aux Coudres, lorsqu'il fut hélé par un bâtiment qui venait à sa rencontre. C'était son frère, M. de Longueuil, qui avait été envoyé par le gouverneur pour rencontrer les bâtiments qui venaient de France, et pour les prévenir qu'une flotte anglaise assiégeait Québec, et qu'ils devaient entrer dans le Saguenay pour se mettre à l'abri.
C'est alors que M. d'Iberville apprit tout ce qui venait d'arriver. Nous croyons devoir en dire quelques mots. Nous donnerons donc le récit de M. de Longueuil à son frère, sur les événements qui avaient eu lieu pendant le séjour de M. d'Iberville à la baie d'Hudson.
QUÉBEC.
Ancienne capitale du Canada. Port très vaste. Fortifications importantes. Fondée par les Français en 1608, assiégée vainement par les Anglais en 1690, elle resta aux Français jusqu'en 1759. Devant Québec, le Saint-Laurent a environ un mille de largeur, et quoique à 150 lieues de son embouchure, la marée s'y fait sentir. Québec est à la fois une forteresse, un port de guerre, un port de commerce, et un vaste chantier de construction. La citadelle s'élève à 360 pieds de hauteur au-dessus du fleuve.
CHAPITRE V
SIÈGE DE QUÉBEC.
Lorsque les sauvages de l'Ouest étaient venus à Montréal, comme nous l'avons dit, ils avaient terminé tous leurs pourparlers en prêtant un serment d'allégeance. Cette démonstration excita au dernier point le ressentiment des Anglais, qui jurèrent de faire le plus grand effort qu'ils eussent encore tenté contre la colonie.
Ils envoyèrent à la fois 16,000 hommes par le lac Champlain, et une flotte de 36 vaisseaux partit de Boston, conduite par leur meilleur homme de guerre, l'amiral Phipps. L'armée du lac Champlain se trouva arrêtée inopinément par la petite vérole, qui fit de tels ravages que les troupes revinrent sur leurs pas. Quant à la flotte, elle perdit beaucoup de temps à se consulter, de telle sorte que lorsqu'elle arriva devant Québec, tous les préparatifs avaient été faits pour la recevoir.
Toute l'enceinte était garnie de canons; la ville était fournie de provisions et de munitions; enfin les troupes de Montréal avaient eu le temps de s'équiper pour se rendre à Québec.
L'amiral Phipps envoya un parlementaire. Les Français l'accueillirent et lui bandèrent les yeux, puis ils s'amusèrent à le faire passer par toutes sortes de retranchements, de tranchées, d'inégalités de terrain, pour lui donner l'idée que la ville était munie des plus redoutables fortifications.
Introduit au château du gouverneur, il se vit entouré d'une multitude d'officiers qui, pour la circonstance, s'étaient revêtus de tout ce qu'ils avaient de plus riche en galons d'or et d'argent, en rubans et en plumes, comme dans les réceptions les plus solennelles. L'officier, à la vue d'un concours si nombreux et si imposant, parut interdit et devint presque tremblant. Il se mit alors à lire la dépêche de l'amiral, dont le ton hautain et impérieux contrastait de la manière la plus plaisante avec l'air terrifié du mandataire, et comme l'amiral concluait en demandant qu'il lui fût répondu dans une heure, Frontenac, d'une voix tonnante, s'écria qu'il ne le ferait pas attendre si longtemps et qu'il lui répondrait, non par écrit, mais par la bouche de ses canons. Ceci se passait le 15 octobre 1690.
Le 16, 2,000 Anglais débarquèrent à la rivière Saint-Charles. Vers le soir, on entendit dans la haute ville un grand bruit de roulement de tambours et de fifres: c'étaient les gens de Montréal qui arrivaient, au nombre de 800, avec M. de Longueuil, M. de Sainte-Hélène et M. de Maricourt. Ils étaient accompagnés d'un grand nombre de coureurs de bois et de volontaires chantant et poussant des cris de guerre en entrant dans la ville. Un prisonnier français, à bord du vaisseau amiral, dit a l'amiral: «Vous avez perdu votre chance; ce sont les gens de Montréal qui arrivent.» Le jour suivant, les Anglais campés à la rivière Saint-Charles se mirent en marche, et alors, de plusieurs bosquets de bois partirent des feux de peloton qui écrasèrent les assaillants; il leur semblait que chaque arbre cachait un sauvage armé, et ils ne savaient comment viser leurs adversaires.
Phipps, voyant que cette attaque ne réussissait pas, amena tous les vaisseaux devant la ville et commença à tirer. L'attaque était dirigée avec une telle vigueur que de vieux officiers déclarèrent qu'ils n'avaient jamais entendu une pareille canonnade. Le bruit était répété par les montagnes et se prolongeait comme les roulements du tonnerre, mais l'effet était nul et les boulets se perdaient sur les rocs de la ville.
Sainte-Hélène et Maricourt, qui étaient revenus de la rivière Saint-Charles, dirigeaient le tir des canons de la basse ville, Aux premiers coups, ils atteignirent le pavillon du vaisseau amiral, qui tomba dans le fleuve; le courant le porta sur la rive, et aussitôt un canot d'écorce alla le prendre sous le feu de la mousqueterie des Anglais, et il fut porté à la cathédrale; il y est resté jusqu'en 1760.
Bientôt les vaisseaux anglais furent criblés de coups et désemparés, et l'amiral fut obligé de retirer sa flotte du combat. Alors les ennemis préparèrent une seconde attaque par terre.
Le lendemain les Anglais voulurent commencer une nouvelle descente vers la rivière Saint-Charles. Ils débarquèrent un millier d'hommes avec des pièces d'artillerie; mais ils montraient plus de courage et de bonne volonté que de tactique et de discipline. Ils perdirent encore trois ou quatre cents hommes et ils blessèrent une quarantaine de soldats français et de sauvages. M. de Sainte-Hélène fut atteint d'une balle; la blessure empira malheureusement et l'emporta en peu de jours.
Il était âgé de 31 ans. Nous avons vu comme il se signalait à, la première expédition de la baie d'Hudson et ensuite à l'expédition de Schenectady. Nul ne le dépassait en agilité et en adresse dans les expéditions des bois; ce fut une grande perte pour les Français et une grande douleur pour sa mère.
Les Français environnèrent le camp, et ils se préparèrent à l'attaque au lever du soleil. Les Anglais, renonçant à la lutte, s'embarquèrent en toute hâte, vers minuit, et ils perdirent encore cinquante hommes, pendant qu'ils montaient dans leurs chaloupes.
Le jour étant survenu, on fit transporter à, Québec les tentes et les canons qui avaient été abandonnés.
L'amiral Phipps appareilla pour partir, et aussitôt M. de Frontenac envoya M. de Longueuil avec une chaloupe qui traversa la flotte anglaise et arriva à temps vers l'île aux Coudres pour rencontrer M. d'Iberville qui arrivait du Nord. M. de Frontenac fit alors chanter un Te Deum dans la cathédrale avec toute la solennité possible.
CHAPITRE VI
NOUVEAUX ÉVÉNEMENTS A LA BAIE D'HUDSON.
M. d'Iberville repartit dès qu'il put pour la baie d'Hudson, en l'année 1691. C'est alors qu'il revint à Québec, à la fin de la saison de 1691, avec deux navires chargés de 80,000 peaux de castors et de 6,000 livres de pelleteries. Il avait pu reconnaître qu'il n'avait pas les moyens d'attaquer le fort Nelson, et comme M. de Frontenac n'avait pas assez de bâtiments pour l'assister, M. d'Iberville prit le parti d'aller encore en France. C'est dans ce voyage qu'il exposa au ministre l'importance de l'occupation de la baie d'Hudson. Il fut écouté avec faveur, et obtint plusieurs navires dont il reçut le commandement, avec le titre de capitaine de frégate.
Revenu dans l'été de 1693, avec ces vaisseaux, dont l'aménagement avait pris un temps considérable, M. de Frontenac lui représenta que la saison était trop avancée, et il le pria d'employer tous ses moyens à la conquête du fort de Pémaquid, que les Anglais étaient venus réoccuper et d'où ils tenaient les Abénaquis en échec. Cette entreprise décidée trop précipitamment ne put réussir.
D'Iberville, en arrivant en vue de la place, reconnut qu'elle ne pouvait être abordée sûrement; elle était entourée de récifs et de bas-fonds que l'on ne pouvait affronter qu'avec un pilote capable et expérimenté; mais l'on n'en put trouver. Il fallut donc se retirer, et il alla hiverner à Québec.
Sur ces entrefaites, Sérigny arriva à Montréal, au printemps de 1694, avec l'ordre exprès du roi de prendre des hommes et de s'en aller avec son frère, d'Iberville, pour attaquer le fort Nelson.
Ils partirent le 10 août 1694 avec trois vaisseaux de guerre: le Poli, la Salamandre et l'Envieux.
D'Iberville et Sérigny prirent avec eux leurs deux jeunes frères, Maricourt et Châteauguay. Celui-ci était âgé seulement de vingt ans.
Le Père Gabriel Marest fut choisi comme chapelain.
C'était un digne religieux de la compagnie de Jésus, qui devait leur rendre les plus grands services.
Ce père, d'un zèle infatigable, secondé par la dévotion incomparable du brave d'Iberville, donna à cette expédition un caractère exceptionnel d'édification. On voit quel était l'esprit de ces héroïques combattants de la Nouvelle France.
Nous citerons les traits rapportés dans les lettres du Père Marest; c'est intéressant, et cela peint le pays, les gens et l'époque.
Le père dit que l'embarquement eut lieu le 10 du mois d'août, etc. Il se mit aussitôt à exercer ses fonctions, que les Canadiens surtout réclamaient avec instance.
Le 14, le père, embarqué sur le Poli, distribua en l'honneur de l'Assomption, des images de la sainte Vierge, et invita les gens du bord à se confesser. Le lendemain, il célébra la sainte messe avec autant de solennité que possible, et plusieurs communièrent.
Ensuite, l'on continua le voyage, qui n'était pas sans difficultés, car, dit le père, «nous allions dans un pays où l'hiver vient à l'automne.» Le 21 du mois d'août, nous vîmes beaucoup de montagnes de glace flottant sur la mer à l'entrée du détroit de la baie d'Hudson. Il fallait quatre jours pour passer le détroit, qui a 135 lieues de longueur. Du 1er de septembre au 8, le père prépara les gens pour la fête de la Nativité de la sainte Vierge, et plus de cinquante communièrent le jour de sa fête.
Alors, le calme étant arrivé au grand déplaisir des équipages, le père profita de cette circonstance pour suggérer une neuvaine à la bonne sainte Anne, que les Canadiens honoraient beaucoup, surtout depuis l'érection d'un sanctuaire spécial près de Québec par M. l'abbé de Queylus, supérieur du séminaire de Montréal.
Le vent devint favorable, et l'on continua à avancer; mais le 12 septembre, le vent ayant encore tourné, les Canadiens firent un voeu en promettant à sainte Anne une part dans leur premier butin, et presque tous s'approchèrent des sacrements. Les autres matelots et soldats, voyant le zèle des Canadiens, voulurent les imiter, et ils allèrent à confesse. Le Père Marest fait la remarque que M. d'Iberville et les autres officiers se mirent à leur tête. Ce qui est à noter, c'est que le vent reprit aussitôt.
Trois jours après, on se trouvait devant la rivière Bourbon. La joie fut grande. On chanta l'hymne Vexilla régis prodeunt, en répétant plusieurs fois: O crux ave. Nous répétâmes plusieurs fois, dit le Père Marest, O crux, ave, pour honorer la croix dans un pays où elle a été souvent profanée et abattue par les hérétiques.
Près de la rivière Bourbon est la rivière Sainte-Thérèse, où l'on arriva le 24 septembre. Les marins ne manquèrent pas de se mettre sous la protection de cette grande sainte.
Comme la mer était houleuse, on allégea le navire en le déchargeant avec les canots d'écorce qui avaient été apportés de Québec, et «que les Canadiens, dit le père, manoeuvraient avec une adresse admirable.»
Vers ce temps, le jeune Châteauguay étant allé à la rencontre des Anglais, fut blessé d'une balle; aussitôt le père alla l'assister. Il mourut, au grand chagrin de ses frères. Le père remarque encore que tous les malheurs qui survenaient n'abattaient pas le courage de M. d'Iberville. «Il savait toujours se contenir, et ne voulait pas qu'aucun signe d'inquiétude vînt troubler son monde. Il était sans cesse en action, dirigeant tout et pourvoyant à tout: il montrait une présence d'esprit que rien ne pouvait abattre.»
Le 11 octobre, le chemin pour conduire les canons était praticable; le 12 et le 13 on plaça les mortiers en batterie et l'on commença la canonnade. Le 15, jour de sainte Thérèse, les Anglais se rendirent. «Nous admirâmes la divine Providence, dit le Père Marest. Les gens, en pénétrant dans la rivière Sainte-Thérèse, s'étaient mis sous la protection de la sainte, et le jour de la fête, le 15, ils entraient dans le fort.» Comme la saison était avancée, d'Iberville décida de rester jusqu'au printemps.
En attendant, le Père Marest, tout en prenant soin de la garnison, s'occupa des sauvages. Il les plaignait, et gémissait en voyant leur ignorance de la vérité et leur entraînement au mal. Il les accueillait au fort avec toute bonté, et il allait au plus loin les rejoindre. A force d'étudier, il en vint bientôt à comprendre plusieurs dialectes indiens. «Il est impossible, nous dit M. Bacqueville de La Potherie, d'énumérer les actes de zèle et de dévouement du père. Il allait au loin, marchant jour et nuit, se contentant de la nourriture des sauvages; rien ne pouvait le rebuter.»
En même temps, dans ses excursions, il prenait connaissance du pays et de ses ressources. Il nous dit qu'a l'automne et au printemps, on voit des multitudes prodigieuses d'oies et d'outardes, de perdrix et de canards. Il y a des jours où les caribous passent par centaines et par milliers, suivant le témoignage de M. de Sérigny, qui allait souvent à la chasse.
M. d'Iberville, après avoir hiverné au fort, laissa son frère de Maricourt commandant de la place, avec le sieur de La Forêt pour lieutenant, et il revint en France avec deux navires chargés de pelleteries. Il arriva à la Rochelle le 9 octobre 1697, et il se mit aussitôt en devoir de préparer une nouvelle expédition. On pense que c'est dans cet intervalle que le chevalier d'Iberville vint à Versailles pour exposer ses vues au ministre du roi, M. de Pontchartrain.
CHAPITRE VII
M. D'IBERVILLE A VERSAILLES.
C'était vers 1696, et lorsque le règne de Louis XIV était dans son plus grand éclat. On venait de construire, sous l'impulsion de Colbert, des monuments qui avaient fait de Paris la première ville du monde. On avait bâti les Invalides, terminé le Val-de-Grâce, les Tuileries, le Louvre, ouvert et planté les grands boulevards depuis la porte Saint-Honoré jusqu'à la Bastille, avec ces belles portes Saint-Antoine, Saint-Martin, Saint-Denis, qui font un si grand effet. Dans le même temps, Versailles était devenu une merveille de grandeur et de richesse.
Au milieu de ces progrès, le roi se trouvait environné des plus grandes illustrations. Il présidait une noblesse dévouée et brillante. Il avait des ministres habiles, des généraux redoutables, des génies merveilleux dans tous les genres. Les finances, par les soins de Colbert, avaient doublé d'importance; l'armée avait été mise par Louvois sur un pied formidable, et avec cette année, le roi avait une nation valeureuse de vingt millions d'âmes.
Malgré la perte de généraux incomparables, la France avait encore de grands hommes de guerre; Luxembourg, Catinat, Boufflers, de Lorges, Tourville, Jean Bart, Château-Renaud, d'Estrées et Duguay-Trouin. On venait de remporter de grandes victoires; sur terre, à Fleurus, à Steinkerke, à Nerwinde, à Marseille et à Staffarde; sur mer, Lagos, qui avait vengé les Français du désastre de l'année précédente à la Hogue. D'Iberville vit ces merveilles; il contempla ces illustrations; il entrevit ce roi qui avait les plus grandes qualités d'un souverain.
Louis XIV possédait un air d'autorité qui imposait le respect, et une égalité de caractère qui gagnait les coeurs. Il savait dire à chacun, en peu de mots, ce qui pouvait lui plaire, et en même temps, il montrait cette délicatesse d'égards qui convient si bien à l'autorité souveraine. Il ne lui arrivait jamais de faire en public, ni railleries, ni reproches, ni menaces. Ouvert et sincère avec tous, il était doué du la mémoire la plus heureuse des faits, des visages et des services rendus.
Tel était le souverain qui présidait aux destinées du la France, et qui ravissait tous les grands génies de son entourage.
D'Iberville, charmé et gagné par tant d'amitié et de grandeur, retourna à ses entreprises, plus dévoué que jamais aux intérêts de la Nouvelle-France et à la gloire de la mère patrie.
TERRE-NEUVE.
Ile de l'Amérique septentrionale, par 47° 52m. de latitude et 55° 62m. de longitude. 600 kilomètres du nord au sud et 295 kilomètres, largeur moyenne. Population 190,000 habitants. Capitale Saint-Jean. Côtes dangereuses. Sur ces côtes, on trouve d'immenses quantités de poissons. Cette île offre une belle race de chiens à poils soyeux, remarquables par leur force, leur taille et leur habileté à nager. La France s'est fait donner, au traité de Paris, en 1763, le droit de pêche. Les établissements français sont au nord et à l'ouest. Il est à remarquer que c'est le confluent des courants du sud et des courants du nord, et c'est ce qui lui donne une si grande importance pour les pêcheries de la France.
TROISIÈME PARTIE
EXPÉDITION EN TERRE-NEUVE.—1696-1697.
L'île de Terre-Neuve est située entre le 47e et le 52e degré de latitude, et entre le 55e et le 70e de longitude; elle occupe toute l'entrée du fleuve Saint-Laurent, sur une étendue de 150 lieues de longueur et de 90 lieues de largeur.
Cette île, signalée par Sébastien Cabot en 1497, sous Henri VII, fut visitée en 1500 par un navigateur portugais nommé Cortéréal. C'est de là que viennent plusieurs noms portugais donnés à différents lieux: le Labrador le Portugal-Cove, Bonavista, la baie des Espagnols, etc.
Le capitaine Denis, de Dieppe, s'y rendit peu après, et fit une carte de l'entrée du Saint-Laurent.
En 1508, un autre Dieppois nommé Thomas Aubert y alla, dit-on, par ordre du roi Louis XII. En 1523, François Ier y envoya Verazzani. Mais, à part ces expéditions officielles, il y en eut bien d'autres dirigées par des particuliers. On pense que depuis longtemps les Bretons et les Basques y faisaient la pêche. Ils avaient signalé la présence d'un banc immense où l'on trouvait le poisson en abondance, et à chaque printemps les pêcheurs y venaient en grand nombre. Dix ans après Verazzani, en 1534, Philippe de Chabot, amiral de France, engagea le roi à reprendre le dessein d'établir une colonie française dans le nouveau monde, et il lui présenta Jacques Cartier, marin très habile de Saint-Malo, qui, le 10 mai, débarqua au nord-est de Terre-Neuve, près d'un cap qui avait été nommé Bonavista, peut-être par Cortéréal. Il conserve encore ce nom.
Ce que nous avons à remarquer par rapport à cette île, c'est qu'elle se trouve au confluent de trois grands courants qui aboutissent au même point: d'une part, le Saint-Laurent vient précipiter ses glaces dans la mer; de l'autre, les courants arrivent du nord avec leurs banquises ou «icebergs», et vont s'attiédir dans une région tempérée; et enfin le Gulf-Stream, partant du golfe du Mexique, monte vers le nord en longeant la côte orientale de l'Amérique. Il arrive chargé d'une quantité d'animaux marins, de mollusques et d'êtres microscopiques.
Au contact des eaux chaudes du Gulf-Stream, les masses de glaces venant du nord se désagrègent, fondent, et les rochers, les matières solides qu'elles contiennent s'en détachent et tombent au fond de la mer, tandis que tous les animaux marins venus du sud sont saisis et détruits par le froid. Leurs débris s'ajoutent aux amoncellements qui se forment et s'élèvent d'année en année dans le fond du golfe Saint-Laurent, et dont le banc de Terre-Neuve est la principale partie.
Ce qui est particulier à ces bancs, c'est qu'ils sont aussi le rendez-vous d'une immense quantité de poissons qui viennent de toutes les rives et de toutes les baies du nord. Ils y arrivent par millions, occupant parfois une étendue de cent milles carrés, sur plus de cent pieds de profondeur; ils se dirigent vers ces confluents et sur les bancs où ils trouvent des eaux plus tempérées et une nourriture assurée, dans l'agglomération des poissons de taille inférieure, qui ne peuvent leur résister.
Cette énorme quantité de poissons, réunis en bancs de plusieurs milles carrés sur des profondeurs si extraordinaires, ne peuvent nous étonner lorsque nous savons que les harengs et les saumons produisent des cent milliers d'oeufs, et la morue, des millions. La plus grande partie, anéantie par la violence des flots, est dispersée par la mer, et des auteurs prétendent que, sans cette dispersion, la masse produite serait si grande qu'elle comblerait les courants d'eau de ce point de rencontre jusqu'à rendre la navigation presque impossible.
Quoi qu'il en soit, la morue en particulier offrait des ressources inépuisables pour la nourriture des populations européennes. En effet, la morue est un poisson d'une grande dimension, fournissant une nourriture forte et substantielle; appréciée du riche et du pauvre, elle est demandée dans tous les pays; son huile est abondante et précieuse. Enfin, par son agglomération, elle rendait ces parages plus riches que les plus grandes mines de l'Inde, du Pérou et du Mexique.
Aussi, peu d'années après Verazzani, les Anglais avaient établi, sur la côte orientale qui longeait Terre-Neuve, un nombre considérable de stations de pêche, entre lesquelles ils avaient placé des communications faciles, par des chemins coupée dans les bois. Les rives étaient couvertes des habitations des pécheurs; en arrière, des fermes d'exploitation étaient construites et avaient rapporté à leurs possesseurs de grands capitaux. Les pêcheries seules rendaient près de vingt millions par an, et les Anglais comprenaient qu'ils pouvaient, avec Terre-Neuve, se rendre les maîtres absolus du commerce le moins dispendieux, le plus aisé et le plus étendu de l'univers.
M. d'Iberville, avec sa haute intelligence, avait compris les conséquences de ce monopole. Il les avait signalées à M, de Frontenac, et, d'après l'injonction du gouverneur, il représenta à la cour que le commerce des Anglais dans Terre-Neuve pouvait les rendre assez puissants pour s'emparer de la colonie française..
Il obtint donc de former une expédition pour attaquer les stations anglaises. En même temps, l'avis fut envoyé à M. de Brouillan, commandant de l'établissement français de Plaisance, au sud-ouest de l'île, de lui laisser tout pouvoir et de l'assister avec ses forces.
Vers le commencement de l'année 1696, M. d'Iberville revint au Canada avec M. de Bonaventure, officier de marine: ils avaient deux vaisseaux.
Il devait trouver réunis une centaine de Canadiens, qu'il avait formés, les années précédentes, aux entreprises les plus périlleuses.
A son arrivée, il les enrôla avec d'autres volontaires qui trafiquaient avec les sauvages dans les pays les plus éloignés du centre. Leur principal mérite était un courage et une hardiesse à toute épreuve: on les appelait les coureurs de bois, mais ils avaient à rencontrer tant d'obstacles et tant de dangers, que les mémoires du temps disent qu'on devait plutôt les appeler des «coureurs de risques».
M. d'Iberville, ayant choisi ses gens, fit annoncer à M. de Brouillan qu'il le rejoindrait aux premiers jours de septembre. Il était au milieu de ses préparatifs, lorsque survint une cause de retard difficile à éviter. Le gouverneur général, inquiet des progrès des Anglais dans l'Acadie, demanda à d'Iberville d'aller prendre part à l'attaque que du fort île Pémaquid, que les Bostonnais, comme nous l'avons déjà dit, avaient établi au centre du pays des Abénaquis, amis dévoués de la France. De là, les Anglais menaçaient sans cesse nos fidèles alliés.
M. d'Iberville et M. de Bonaventure, commissionnés par M. de Frontenac, arrivèrent à la baie des Espagnols le 26 juin 1696. Là, ils trouvèrent M. Beaudoin, missionnaire arrivé récemment de France, qui avait réuni quelques sauvages et qui voulait se joindre à M. d'Iberville.
M. Beaudoin, dont le nom reviendra souvent dans ce récit, avait été mousquetaire dans les gardes du roi. Il entra, jeune encore, au séminaire de Saint-Sulpice de Paris, et y resta plusieurs années sous la direction de M. Tronson; ensuite, il vint en Acadie, ou il évangélisa les sauvages.
Il était allé chercher des ressources en France, l'année précédente, pour ses pauvres ouailles. S'étant présenté à la cour, il fut prié d'accompagner M. d'Iberville à Terre-Neuve.
M. Beaudoin fut donc ainsi amené à faire cette expédition, et c'est à lui que l'on doit surtout d'en connaître les incidents. A son retour, il en écrivit une relation très détaillée, et avec un si grand soin que de La Potherie et le Père de Charlevoix ont pu y trouver, pour leurs ouvrages, les faits les plus circonstanciés et les plus intéressants.
M. Beaudoin était un homme qui avait conservé de son ancien état une vivacité et une résolution extraordinaires. Il dit, dès les premières lignes de son journal:
Nous avons trouvé, en arrivant à la baie des Espagnols, des lettres de M. de Villebon qui nous marquent que les ennemis nous attendent à la rivière Saint-Jean. Dieu soit béni, nous somme résolus de les y aller trouver.
Au bout de quelques jours, c'est-à-dire le 14 juillet 1696, trois vaisseaux de guerre anglais furent signalés; d'Iberville alla aussitôt les attaquer. Avec son habileté ordinaire, il démâta, de quelques volées de canon, le plus grand des vaisseaux, le New-Port, et l'enleva à l'abordage sans perdre un seul homme. Il se dirigea ensuite vers les deux autres bâtiments, qui prirent la fuite et parvinrent à s'échapper, grâce à une forte brume.
M. Beaudoin nous fait ici connaître l'habileté du commandant et les dispositions religieuses des hommes intrépides qu'il commandait. M. d'Iberville avait fait fermer les sabords du Profond, et avait fait coucher ses gens sur le pont, pour donner confiance au vaisseau anglais, qui vint sans défiance aborder le Profond. Aussitôt les sabords sont ouverts, les hommes commencent la mousqueterie sur les deux vaisseaux ennemis, dont l'un est bientôt démâté, et M. Beaudoin fait la remarque qu'il avait bien espéré que Dieu bénirait ces braves Canadiens, qui depuis le départ s'étaient approchés très souvent des sacrements.
Après cet incident, les commandants français se dirigèrent vers Pémaquid, où ils arrivèrent le 13 du mois d'août. Dans le trajet, ils avaient embarqué avec eux deux cent cinquante sauvages alliés, commandés par M. de Saint-Castin et M. de Villebon, deux officiers placés dans l'Acadie. Le Père Simon, missionnaire de l'Acadie, les accompagnait comme chapelain.
M. de Villebon, M. de Montigny et l'abbé de Thury se rendirent sur la côte en canot avec les sauvages. Ils étaient suivis des vaisseaux, qui abordèrent.
Le 15 août, jour de l'Assomption, les troupes assistèrent à la sainte messe, et ensuite M. d'Iberville fit débarquer les mortiers et les canons. On envoya un parlementaire au commandant de Pémaquid, qui répondit à la sommation que «quand bien même la mer serait couverte de vaisseaux et la terre couverte d'Indiens, il ne se rendrait pas, à moins d'y être forcé.»
Dans la nuit, d'Iberville mit le temps à profit: il fit entourer le fort de batteries. Le commandant, voyant qu'il ne pouvait pas résister, demanda à capituler, ce qui fut accordé.
Le fort avait une très belle apparence; il était de figure carrée, avec quatre tours énormes; il possédait un magasin de poudre creusé, dans le roc, et une vaste place d'armes; les murailles avaient 12 pieds d'épaisseur et de hauteur, et enfin il y avait 16 pièces de canon.
On permit aux militaires anglais de s'embarquer sur les vaisseaux de leur pays, et on leur fournit des provisions pour le voyage.
Le but de l'expédition était donc atteint: les Anglais étaient expulsés, et M. d'Iberville, craignant leur retour, fit démanteler le fort pour qu'il ne pût être occupé de nouveau.
Tout étant terminé à Pémaquid, M. d'Iberville partit pour Plaisance, où il arriva le 12 septembre. A sa grande surprise, il trouva M. de Brouillan parti. La cause de cette précipitation fut bientôt connue: M. de Brouillan, mécontent de voir d'Iberville à la tête de l'expédition et ne voulant pas avoir à partager son commandement, avait levé l'ancre avec tous ses vaisseaux pour se rendre à la ville de Saint-Jean, où il devait commencer l'attaque des possessions anglaises de Terre-Neuve.
C'était aller contre les ordres du roi et contre la promesse qu'il avait faite à d'Iberville; c'était méconnaître imprudemment les sages avis que lui avait donnés M. d'Iberville, qui pensait que cette expédition ne pouvait être faite par mer à cause des dangers de la côte et de la force des courants, comme M. de Brouillan put bientôt s'en convaincre.
Arrivé devant Saint-Jean, M. de Brouillan se mit en devoir de canonner la place: mais il ne put se maintenir dans la rade, et fut entraîné par les courants six lieues plus bas au sud. Pour réparer le mauvais effet de cet insuccès, il débarqua ses troupes et s'empara de quelques stations insignifiantes, puis il revint à Plaisance, irrité de se trouver en défaut vis-à-vis de d'Iberville.
C'est alors qu'arrivèrent bien des contradictions, dont le Père Charlevoix nous donne l'explication d'après M. Beaudoin. Il nous dit que M. de Brouillan était un honnête homme, intelligent et d'une bravoure incontestable, mais il était inexpérimenté dans les expéditions de ce genre, et il ne pouvait recevoir d'avis parce qu'il était d'une susceptibilité extraordinaire sur la question de son autorité.
M. d'Iberville, qui ne connaissait pas encore à quel homme il avait affaire, chercha à l'éclairer. Il lui dit d'abord que l'occasion d'agir n'était pas encore perdue, que l'hiver était le temps le plus propice, parce que les Anglais ne seraient plus sur leurs gardes et ne seraient pas appuyés par les flottes du printemps. Il lui représenta encore que l'abord des côtes était impossible, à cause des courants, ainsi que M. de Brouillan avait pu le reconnaître lui-même; que les récifs étaient nombreux, très dangereux et peu connus des pilotes français.
Tout le monde savait, en outre, que le trajet par mer était bien plus long à cause de la multitude des baies et des criques, tandis que, par terre, il était beaucoup plus court, et se trouvait, de plus, facilité par toutes les voies de communication que les Anglais avaient établies depuis longtemps entre leurs stations, à travers les bois.
Tout cela était si raisonnable que, si M. de Brouillan avait voulu y prêter l'oreille, il s'y fût rendu aussitôt. Mais il ne voulut rien entendre, et, sans tenir compte des sages avis d'Iberville, il lui déclara qu'il ne reconnaissait qu'une seule manière d'enlever la place: c'était par mer et par les ressources que lui offraient les vaisseaux dont il disposait, M. de Brouillan termina en disant à d'Iberville d'agir à sa guise, mais qu'il lui enlevait le commandement des Canadiens, et que désormais ils seraient sous les ordres du capitaine des Muys.
Quoique M. d'Iberville fût affligé de cette décision et qu'il souffrît d'abandonner ceux qu'il avait formés et toujours conduits avec lui, il était disposé cependant à se soumettre, par respect pour l'autorité; mais il n'en fut pas de même des Canadiens. A peine eurent-ils connaissance de cette mesure qu'ils jetèrent les hauts cris, disant qu'ils s'étaient engagés à d'Iberville, et qu'ils l'avaient reçu comme commandant de M. de Frontenac. Ils ajoutèrent que s'ils ne devaient pas l'avoir pour chef, ils étaient décidés à se retirer et à retourner dans leurs foyers.
M. de Brouillan n'épargna ni remontrances, ni exhortations; mais voyant qu'il ne devait rien obtenir de ces braves gens, et sachant bien qu'il ne pourrait réussir sans leur secours, il changea sa décision, et envoya M. de Muys dire à d'Iberville qu'il garderait son commandement.
De plus, il consentit a ce qu'il allât par terre, et enfin il reconnut que le butin de Saint-Jean devait être partagé, non par moitié, mais en rapport avec les frais que d'Iberville avait faits pour cette expédition; ce qui était tout à fait juste.
Ils partirent chacun de son côté: M. de Brouillan par mer, M. d'Iberville par terre. Ils devaient se réunir au port de Rognouse, à quelques lieues au sud de Saint-Jean. M, l'abbé Beaudoin accompagnait les Canadiens; il fit tout le voyage a pied, en un mot, en raquettes, comme les combattants; il assista à tous les engagements, et c'est ainsi qu'il a pu recueillir tous les faits qu'il a consignés dans le récit si intéressant que l'on retrouve dans les ouvrages de M. de La Potherie et du Père Charlevoix.
M. d'Iberville partit de Plaisance le 1er novembre. Il parcourut un terrain marécageux, à demi gelé et où il trouva bien des difficultés; mais ce trajet avait aguerri ses gens et les avait habitués à la marche. Il arriva à Rognouse le 12 de novembre et y trouva M. de Brouillan, qui voulut essuyer encore d'une nouvelle contradiction: il déclara donc à d'Iberville qu'il ne lui accorderait que la moitié des prises de Saint-Jean.
Cette décision fut si mal reçue, que M. de Brouillan vit qu'il était à craindre que M. d'Iberville ne se retirât avec ses gens, qui voulaient le suivre a tout prix. Il changea alors de langage, et il déclara qu'il se désistait.
Aussitôt d'Iberville prit les résolutions qu'il jugea les meilleures: c'était d'attaquer par terre les stations où l'on avait un facile accès par les habitations. Après avoir pris les provisions du Profond, il le fit partir pour transporter les prisonniers, tandis que lui-même n'en avait plus besoin, puisque le gouverneur le laissait opérer par terre.
Mais ici, il y eut encore un changement inopiné. Le Profond étant parti, M. de Brouillan ne craignit plus que d'Iberville en profitât pour se retirer s'il était mécontent; alors il déclara que tous les Canadiens seraient sous ses ordres et que les volontaires iraient où ils voudraient avec M. d'Iberville.
Le Père Charlevoix nous fait admirer le noble caractère de d'Iberville. Sans aucune réclamation ni plainte, il supporta en silence cette nouvelle incartade. Il prit le parti de patienter encore et de laisser le gouverneur seul dans son tort. Il ne craignait qu'une chose: c'était de n'avoir pas assez d'autorité sur ses gens pour les empêcher de se révolter après tant de palinodies.
Cette modération fit réfléchir M. de Brouillan, et, très inquiet du ce qui arriverait s'il était privé du concours de d'Iberville, il chercha encore une fois à se débrouiller en envoyant quelqu'un pour déclarer qu'il revenait sur sa décision. C'était la troisième ou quatrième réconciliation.
M. Beaudoin fait cette réflexion: «J'aurais, je vous avoue, Monseigneur, voulu être bien loin dans tous ces grabuges, étant ami de ces messieurs, qui m'ont fait mille fois plus d'honneur que je ne mérite. Nonobstant cela, j'aurais eu au moins autant de peine que le sieur d'Iberville à consentir à tout ce qu'il a accordé au sieur de Brouillan. Ces messieurs sont un peu d'accord; mais j'appréhende que cela ne dure pas.»
Les Canadiens partirent alors avec M. d'Iberville pour aller reconnaître la place en remontant vers le Fourillon, station qui est à six lieues de Saint-Jean.
Au second jour, ils virent un vaisseau marchand de 100 tonneaux, qu'ils emportèrent du premier choc. L'équipage prit les chaloupes et s'enfuit dans les bois.
M. d'Iberville les poursuivit et s'empara de vingt hommes, avec le capitaine du vaisseau qui les accompagnait. Plus loin, il enleva trente Anglais, à l'endroit appelé le Petit-Havre. Ensuite, les Canadiens traversèrent à mi-corps une rivière très rapide, et emportèrent des retranchements tout à pic, où ils mirent hors de combat trente-six Anglais. C'était le 28 novembre.
Ils se mirent alors en marche pour approcher de Saint-Jean. M. Beaudoin a décrit cette marche en témoin oculaire:
M. de Montigny marchait à trois cents pas en avant avec trente Canadiens; M. d'Iberville et M. de Brouillan suivaient avec le corps principal.
Après deux heures de marche, l'avant-garde signala quatre-vingts ennemis retranchés derrière des troncs d'arbres et des quartiers de roche. Aussitôt M. de Montigny fit arrêter sa troupe et se disposa à la lancer sur les retranchements. M. l'abbé Beaudoin harangua les hommes; il les excita à donner leur vie en braves. Ils s'agenouillèrent et ils reçurent l'absolution générale, puis chacun jeta ses hardes et se tint prêt à s'élancer.
M. de Montigny ayant mis l'épée à la main, s'avança à la tête pour attaquer les ennemis au centre; M. d'Iberville devait les prendre Par la gauche, et M. de Brouillan par la droite. La lutte fut acharnée, et, malgré leur nombre inférieur, les Français montrèrent admirablement leur supériorité dans l'emploi des armes et dans la rapidité des mouvements. Au bout d'une demi-heure, les ennemis, après des pertes énormes, durent aller se réfugier dans deux redoutes qui couvraient la porte de Saint-Jean, et la fusillade recommença; mais voyant qu'ils étaient encore trop imparfaitement abrités dans les redoutes, ils se retirèrent dans le fort principal, qui était bastionné et palissadé. Ce fort renfermait une vingtaine de canons qui dominaient la ville. En ce moment une centaine d'Anglais s'étant jetés dans une embarcation, profitèrent d'un vent favorable pour gagner la haute mer; mais dans le désordre de l'embarquement, ils eurent cinquante des leurs blessés à mort.
M. Beaudoin fait remarquer la supériorité des Canadiens dans toutes ces rencontres. Les gens de M. de Brouillan auraient eu besoin d'une ou deux campagnes avec les Iroquois pour savoir se couvrir des ennemis, et pour savoir les surprendre. Si les Canadiens sont plus aguerris, c'est qu'ils l'ont appris à leurs dépens dans leurs rencontres avec les sauvages. Ils savent qu'il ne faut jamais s'épargner dans ces expéditions où tout est à l'aventure; qu'il vaut mieux se faire tuer que de rester blessé, exposé à tomber ainsi au pouvoir d'ennemis implacables, ou à mourir d'épuisement au milieu des frimas.
Il fallut songer à faire le siège de la citadelle, qui avait deux cents hommes de garnison bien équipés, et qui voyait deux vaisseaux de guerre arriver à son secours.
Les Canadiens commencèrent par brûler toutes les maisons qui occupaient les approches du fort, et le fort, complètement démasqué, apparut avec toutes ses défenses.
Ce fort, situé sur une hauteur au nord-ouest, était flanqué de quatre bastions et entouré d'une palissade garnie de canons. Au centre s'élevait une tour à deux étages, également garnie de canons. M. de Brouillan, voyant l'attitude déterminée des assiégés et leurs moyens de défense, envoya chercher les mortiers, que l'on avait laissés à Bayeboulle, et le lendemain il commença la canonnade.
Le gouverneur, espérant toujours l'arrivée des vaisseaux qui louvoyaient en haute mer, envoya, le 30 novembre, jour de saint André, un parlementaire demander un délai. Le commandant français, comprenant son intention, refusa cette demande, et le gouverneur, renonçant à toute espérance de secours, se décida à signer la capitulation.
M. de Brouillan n'eut aucun égard aux services rendus par M. d'Iberville. Il ne lui laissa prendre aucune part aux décisions qui précédèrent la capitulation, et il la signa sans lui. Ce procédé parut tout à fait inconvenant à M. Beaudoin, qui remarque que M. d'Iberville avait eu au moins autant de part à la prise de la place que M. de Brouillan.
M. d'Iberville ne fit aucune observation. Il se réservait de faire connaître plus tard ce qu'il pensait de tous ces manques d'égards.
Voici quels étaient les termes de la reddition de la place:
On convint: 1° que la place se rendrait à deux heures de l'après-midi; 2° que le gouverneur et ses hommes sortiraient sans armes, qu'ils auraient la vie sauve et conserveraient ce qu'ils portaient sur eux; 3° qu'on leur fournirait deux bâtiments et des vivres pour retourner en Angleterre.
Les Français avaient fait 300 prisonniers et ils avaient trouvé 62,600 quintaux de morue, ce qui, joint aux prises récentes, portait le butin jusqu'à ce jour à plus de 110 mille quintaux.
Saint-Jean est un beau havre pouvant recevoir deux cents vaisseaux. Son entrée est de la largeur d'une portée de fusil; elle est dominée par deux montagnes très hautes, avec une batterie de huit canons. Outre cela, il y avait trois forts, comme nous l'avons vu plus haut.
Les fermes, qui suivirent la destinée du fort, étaient au nombre de soixante et occupaient une demi-lieue le long de la rade.
Comme on ne pouvait occuper cette ville, il fallut démolir les forts et brûler les habitations. On conserva quelques maisons pour le soin des malades qu'on ne pouvait transporter.
Le bruit de cette prise se répandit dans toutes les stations anglaises, et y mit la plus grande consternation.
Après cet exploit, M. de Brouillan, se trouvant accablé de fatigue, se décida à retourner à Plaisance, laissant à d'Iberville tous les honneurs et les soucis de l'expédition.
«Le 23 décembre, après ma messe, dit M. Beaudoin, étant auprès du feu, avec M. d'Iberville, M. de Brouillan vint lui dire qu'il était incapable de le suivre dans les voyages sur la neige, telle que doit être la guerre qu'il a eu à faire tout l'hiver, et qu'il veut ramener son monde à Plaisance par le chemin que d'Iberville avait suivi pour venir à Rognouse. M. d'Iberville, voyant qu'il paraissait accablé de fatigue et excédé de tous les mécomptes qu'il s'était attirés par sa faute, ne tenta point de le dissuader, et lui fit ses adieux dans les meilleurs termes. M. de Brouillan partit alors à travers les neiges, qui étaient très hautes, ayant avec lui quatre Canadiens qui devaient lui battre le chemin.»
On était arrivé à la fin du mois de décembre.
Avant de se remettre en marche, M. d'Iberville prit soin de faire célébrer la grande fête de Noël à ses Canadiens, qui étaient aussi fervents chrétiens qu'intrépides combattants. Il y eut solennité religieuse, grâce à la présence de M. Beaudoin, et du Père Simon qui l'assistait: messe de minuit, grand'messe du jour avec fanfares et sonneries des clairons, coups de canons et pièces d'artifices. C'est ainsi que l'on arriva au mois de janvier 1697.
D'Iberville, qui avait conservé tous ses hommes, se disposa a continuer sa marche au nord. Il envoya en avant de Montigny, qui s'empara de deux stations importantes; Kividi et Portugal Cove. Il sa saisit aussi d'une chaloupe qui venait de Carbonnière, et il fit cent prisonniers.
Pendant ce temps, un autre lieutenant de d'Iberville, M. de La Perrière, s'empara de Tascove et du cap Saint-François, à l'extrémité de la baie de la Conception. D'Iberville suivait avec le corps principal; il prit 80 chaloupes, et se rendit maître de 35 lieues de pays sur le coté sud de la baie de la Conception.
Après avoir réuni tout son monde, il se disposa à occuper l'autre côté de la baie; mais avant de partir, il fit fabriquer des raquettes pour ses gens. Depuis plusieurs jours la neige était tombée en si grande quantité que les sauvages disaient n'avoir jamais rien vu de semblable en Canada: elle atteignait dans les vallées jusqu'à vingt pieds de hauteur.
Nous n'avons pas besoin de décrire longuement les raquettes dont les Canadiens avaient tiré tant d'avantages dans leur expédition de la baie d'Hudson. On les nommait ainsi parce qu'elles avaient à peu près la forme des raquettes du jeu de paume, seulement, elles étaient plus grandes. On les attache sous le pied avec une double courroie qui Part du centre de la raquette et qui fixe le pied très solidement. Avec cet appareil, un homme exercé peut franchir les neiges les plus épaisses sans enfoncer, et avec une singulière rapidité.
On partit le 18 janvier, de Montigny marchant toujours en avant; et deux jours après, grâce aux raquettes, on arriva à trente lieues de distance, sur la côte nord, près du fort de Carbonnière et en face de l'île du même nom. C'est là que se trouvait l'une des stations les plus importantes des Anglais.
On navigua plusieurs jours en vue de l'île, en attendant un moment favorable pour débarquer.
Le chevalier s'empara d'abord de plusieurs chaloupes des habitations voisines, et les mit aussitôt en bon état.
Après plusieurs tentatives, on vit qu'il fallait renoncer à cette expédition. L'île était inabordable; toute la côte est revêtue de rochers à pic d'une grande hauteur; le seul endroit au niveau de l'eau est entouré d'une batture qui est pleine de périls pour les embarcations, et qui n'est accessible qu'aux pilotes de l'île.
Voyant ces difficultés, le chevalier ne perdit pas son temps. Il débarqua ses troupes sur la terre ferme, et, au bout de quelques jours, les Français s'étaient emparés de toutes les stations qui occupaient le nord de la baie de In Conception.
Le chevalier commença par le Havre-de-Grâce, l'un des plus anciens établissements des Anglais. Il y trouva 100 hommes et 7,500 quintaux de morue, et des bestiaux en grande quantité. On prit ensuite Porte-Grave avec 116 hommes et 10,000 quintaux de morue; Mosquetti, le poste de Carbonnière, en terre ferme, avec 220 hommes et 22,500 quintaux de morue; New Perlican, Salmon Cove et Bridge, avec 70 hommes et 6,000 quintaux de morue. Après quoi, M. d'Iberville, se dirigeant dans le nord, arriva à la station de Bayever, dont il s'empara. Là, il fit 80 hommes prisonniers et prit 11,000 quintaux de morue. Deux lieues plus haut, à Colicove, il trouva encore un grand nombre d'animaux.
Il y avait là des fermes magnifiques, et plusieurs fermiers possédaient des cent mille livres de capital. Les habitants, fuyant à son approche, s'étaient réfugiés au Havre Content, situé à l'extrémité nord de la baie suivante, nommée la baie de la Trinité. M. d'Iberville s'y rendit aussitôt et obtint que l'on capitulât. Quatre-vingts habitants, venus de différents points, s'y trouvaient avec leurs femmes et leurs enfants.
Au Havre Content, M. Deschauffours, gentilhomme acadien, fut établi avec dix hommes de garnison.
Dans toute cette expédition, cent vingt-cinq Canadiens s'emparèrent, en cinq mois, d'une étendue de pays de 500 lieues carrées, après une marche de plus de deux cents lieues; ils firent 700 prisonniers et tuèrent 200 hommes, n'ayant subi eux-mêmes que peu de pertes, et ils ne saisirent pas moins de 190,000 quintaux de morue.
Après la prise de Havre Content, M. d'Iberville, ayant su que les gens de Carbonnière, de Porte-Grave et de Bridge, auxquels il avait laissé la vie sauve, avaient formé le projet de se réfugier à l'île de Carbonnière, contre la parole qu'ils avaient donnée, revint aussitôt sur ses pas pour les maintenir dans l'obéissance. Il lui fallut passer à travers les bois et par les chemins les plus difficiles. «On avait à chaque instant à traverser à mi-jambe dans l'eau, qui n'est pas trop chaude en cette saison», dit M. Beaudoin. En effet, on était au 10 février. Mais à Carbonnière, les gens se dédommagèrent de leurs fatigues en faisant venir de la viande fraîche du Havre-de-Grâce, où, comme nous l'avons dit, il y avait des bestiaux en grande quantité. M. d'Iberville, pour terminer la conquête de toute l'île, songea dès lors à se rendre à Bonavista, qui est à 100 lieues au nord de Carbonnière, mais auparavant il voulut traiter d'échange avec les Anglais de l'île de Carbonnière.
Ceux-ci répondirent en demandant un Anglais pour un Français et trois Anglais pour un Irlandais. Ils étaient irrités contre les Irlandais, qu'ils regardaient comme leurs sujets et qu'ils avaient trouvés dans les rangs de leurs adversaires. Mais cette demande n'eut pas de suite parce qu'elle fut éludée par les Français.
Sur ces entrefaites, vers le 14 février, on vit revenir les quatre Canadiens que M. de Brouillan avait emmenés avec lui, à la fin de décembre, pour le conduire par terre de Saint-Jean à Plaisance. Ces braves gens revenaient partager les dangers et les fatigues de leurs compagnons d'armes. «Ils nous apprirent, dit M.. Beaudoin, que M. de Brouillan, arrivé à Bayeboulle, à 15 lieues de Saint-Jean, se trouva tellement accablé de fatigue et découragé, qu'il se refusa absolument à continuer par terre, où il n'avait que 25 lieues à faire, et qu'il préféra s'embarquer à Bayeboulle, ce qui faisait une différence de plus de 100 lieues à parcourir par mer.»
«M. d'Iberville eut bientôt occasion de prendre ce chemin de terre, qui paraissait impraticable à M. de Brouillan et à messieurs les Plaisantins, ajoute M. Beaudoin. Il est vrai qu'il n'est pas aussi beau que celui de Paris à Versailles, mais on peut le faire en quatre jours en marchant d'un bon pas.» M. d'Iberville voulait, avant de continuer son expédition, revenir à Plaisance pour avoir des nouvelles de France, d'où il attendait l'escadre qui lui avait été promise pour se rendre à la baie d'Hudson. Enfin, «il avait peut-être à prendre des munitions, et moi des hosties,» nous dit M. Beaudoin, qui l'accompagna dans ce trajet de quelques jours.
Cette expédition avait fait connaître aux Français toutes les ressources de ce pays; ils avaient appris, par la pratique des Anglais, qui étaient de grands chasseurs, la distance qui les séparait des possessions françaises et les voies praticables qui y conduisaient.
PORT DE PLAISANCE DANS L'ÎLE DE TERRE-NEUVE.
La baie de Plaisance a 25 lieues de largeur à son entrée et 50 lieues de profondeur. C'était la résidence du gouverneur français, M. de Brouillan.
Ainsi, du fond de la baie de la Trinité, où d'Iberville avait pris New Perlican, Bayever, Bridge, etc., jusqu'au fond de la baie même de Plaisance, à l'endroit que l'on appelait le port de Cromwell, il n'y a qu'une lieue a traverser, tandis qu'en allant par mer, on trouverait 150 lieues de parcours.
M. d'Iberville s'était donc rendu à Plaisance au mois d'août 1697 pour avoir des nouvelles; et, en attendant, il préparait l'expédition de Bonavista, comme nous l'avons dit plus haut, pour consommer la destruction des établissements de Terre-Neuve.
Au bout de quelques semaines, les gens que d'Iberville avait laissés sur les côtes pour détruire ce qui restait des possessions anglaises, vinrent le rejoindre à Plaisance avec M. d'Amour de Plaine, leur commandant.
Toute la troupe de M. d'Iberville se trouvait réunie autour de lui. Il y avait plusieurs gentilshommes canadiens, quatre officiers des troupes du roi, et enfin des hommes signalés par les exploits les plus aventureux.
C'était la plus intrépide réunion que l'on vit jamais en Canada. Choisis parmi les meilleurs, M. d'Iberville, dans sa nouvelle expédition, les avait formés encore à affronter les plus grandes fatigues. Nous aimons à rappeler ici les noms qui nous ont été conservés dans les relations, et dont plusieurs sont encore dignement portés en Canada:
Le capitaine des Muys, MM. de Rancogne, d'Amour de Plaine, de Montigny, de Bienville, frère du commandant, Boucher de La Perrière, Deschauffours l'Hermite, Dugué de Boisbriant, et enfin Nescambiout, le chef des Abénaquis, qui alla a Versailles quelques années après. Il fut présenté au roi et reçut un sabre d'honneur.
Cette dernière campagne ne les avait pas seulement aguerris, elle leur avait procuré l'abondance. Ils n'en abusaient pas, étant soumis à la plus stricte discipline, mais ils en profitaient pour se préparer aux éventualités de l'avenir, achetant des armes excellentes, des vêtements et les fourrures nécessaires pour les rudes climats du Nord.
Mais ce riche butin amena des difficultés auxquelles on était loin de s'attendre.
M. de Brouillan fit connaître de la manière la plus formelle qu'il prétendait participer aux bénéfices d'une expédition dont il n'avait pas voulu partager les dangers. M. d'Iberville, tout en reconnaissant l'injustice de cette réclamation, était disposé à céder, par respect pour l'autorité; mais il n'en fut pas de même de ses gens, qui refusèrent d'écouter de telles prétentions. Ils déclarèrent que si le gouverneur voulait avoir sa part, il n'avait qu'il aller la chercher lui-même dans les stations où il restait quelque chose. Ils citaient parmi celles-ci le port de Rognouse, où on savait qu'il y avait cent hommes, de défense avec des provisions abondantes.
QUATRIÈME EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.
Les bâtiments étaient au nombre de trois principaux: d'Iberville commandait le Pélican, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes d'équipage; M. de Sérigny, le Profond, et M. de Boisbriand, le Wesph. L'équipage était réparti sur deux autres petits bâtiments, le Palmier et l'Esquimau, chargés de vivres. L'escadre avait, outre les hommes d'équipage, 250 combattants. Les bâtiments étaient approvisionnés de tout ce qui était nécessaire pour cas expéditions du nord: des mousquets, des haches d'armes, des harpons, des grappins, des couvertures de laine, des fourrures, des armes particulières pour combattre les baleines. La navigation avait cela de particulier que jusqu'à l'entrée de la baie d'Hudson, on pouvait rencontrer les glaces venant du pôle, tandis que, plus loin, ces glaces diminuaient à cause de la chaleur du Gulf-Stream, qui quitte les côtes de l'Amérique en cet endroit pour traverser l'Atlantique.
M. de Brouillan, irrité, fit emprisonner quelques-uns des opposants, et chercha à séparer M. de Montigny de M. d'Iberville. Cela poussa d'Iberville aux dernières limites du mécontentement.
On ne sait ce qui aurait pu résulter de l'entêtement de M. de Brouillan et de l'indignation du capitaine canadien, lorsque arriva un événement qui changea toutes choses.
M. de Sérigny, frère du chevalier, arriva de France le 15 du mois de mai 1698. Il conduisait une escadre qui apportait les ordres les plus pressants de se rendre à la baie d'Hudson.
La cour ayant appris que Terre-Neuve était conquise presque entièrement, enjoignait à M. d'Iberville de se rendre aussitôt a la haie d'Hudson. On pensait que M. de Brouillan suffirait à compléter la conquête par la prise de Bonavista.
Ainsi finit l'oeuvre de M. d'Iberville en Terre-Neuve et il ne lui resta plus qu'à prendre congé de l'irascible gouverneur.
Après cela, M. Beaudoin énumère le résultat de cette année de combats. Il nous fait remarquer que 125 hommes, en si peu de temps, avaient occupé près de 500 lieues carrées de territoire, avaient pris trente stations, fait plus de 1,000 prisonniers, tué 200 hommes, et saisi tant de milliers de quintaux de morue, sans avoir éprouvé d'autre accident que deux hommes blessés.
Le pieux missionnaire ajoute qu'il bénit le Seigneur d'avoir assisté les Français, qui avaient presque tous la crainte de Dieu, tandis que leurs ennemis étaient de moeurs abominables.
Ces Anglais avaient cependant de bonnes qualités: ils étaient des hommes actifs et habiles dans l'exploitation des pêcheries et des chasses; mais ils n'avaient rien des qualités militaires, et ils étaient incapables de résister à des combattants intrépides comme les Canadiens.
De plus, Dieu ne pouvait les favoriser: ils ne faisaient aucune religion, n'ayant pas même de ministre avec eux, Ils étaient, dans leur conduite, pires que les sauvages, abandonnés à l'ivrognerie et à tous les désordres.
M. Beaudoin donne ensuite rémunération des stations prises par les Français, et il les met sous trois divisions distinctes:
Celles prises par M. de Brouillan seul, avant l'arrivée d'Iberville; celles prises par M. de Brouillan réuni à M. d'Iberville; et enfin les stations prises par M. d'Iberville seul, avec le nombre des habitants de chaque place, les chaloupes qu'ils y ont trouvées, et le poisson qu'ils y prennent chaque année.
Il y en a dix dans la première catégorie, trois dans la seconde, et vingt-trois dans la troisième.
Il est à remarquer que M. de La Potherie, qui copie l'énumération, a omis de faire cette distinction, de manière qu'on ne peut comprendre ce qu'il a voulu dire en cet endroit.
Voici la liste donnée par M. Beaudoin:
1° Stations prises par M. de Brouillan avec ses gens: Rognouse, Trémousse, Forillon, Caplini Bay, Cap Reuil, Brigue, Tothcave, Bayeboulle, Aigueforte—490 pécheurs, 54 habitants, 71 chaloupes prises, 25,000 quintaux de morue;
2° Celles prises par M. d'Iberville et M. de Brouillan réunis: le Petit-Havre, la ville de Saint-Jean, le fort de Kividi—420 pêcheurs, 82 habitants, 150 chaloupes, 75,000 quintaux de morue;
3° Stations prises par M. d'Iberville seul: 1° dans la baie de la Conception et la haie de la Trinité: 2° de Portugal Cove, Havremon, Quinscove, Havre-de-Grâce, Mousquit, Carbonnière, Croques Coves, Kelins Cove, Fresh Water, Bayever, Vieux Perlican, Lance-Arbre, Colicove, New Perlican, Havre Content, Arcisse, la Trinité.—1,138 pêcheurs, 149 habitants, 214 chaloupes, 113,800 quintaux de morue.
Total: 2,048 pécheurs, 285 habitants, 435 chaloupes, 263,900 quintaux de morue.
Après le départ de M. d'Iberville, M. de Brouillan se trouva délivré d'une grande préoccupation: il lui semblait qu'il serait plus en mesure d'exercer ses prérogatives, et de prouver qu'il n'avait pas besoin de partager son autorité. Mais les années suivantes ne lui furent pas favorables, et on 1698 les Anglais étaient revenus occuper sans résistances toutes les stations de la côte orientale.
M. de Brouillan ayant été nommé au gouvernement de l'Acadie, fut remplacé par M. de Subercase. Ce dernier se décida d'attaquer les stations anglaises, ce qu'il opéra, avec le commandant de Montigny, en janvier 1707. Ils avaient réuni 450 hommes. Ils prirent plusieurs postes et détruisirent tous les environs de Saint-Jean. L'année suivante, M. de Saint-Ovide, neveu de M. de Brouillan, alla, avec 125 hommes et M. de Cortebelle, occuper le pays; ils enlevèrent Saint-Jean, et se préparaient à de nouvelles excursions, lorsque le gouverneur de Plaisance les rappela, parce qu'il avait appris que les Anglais se préparaient à l'attaquer avec 2,000 hommes.
Les succès furent ainsi partagés dans le cours du XVIIIe siècle; les Anglais finirent par consolider leur occupation, mais ils consentirent à laisser aux pêcheurs français quelques points sur la côte. Il ne reste plus aujourd'hui à la France que deux îles au sud de Terre-Neuve, Saint-Pierre et Miquelon, qui sont aujourd'hui le contre d'une exploitation considérable.
En 1745, la pêche occupait chaque année dix mille hommes avec 500 navires de Bayonne, de Saint-Jean de Luz et du Havre-de-Grâce.
Aujourd'hui les pêcheries ont une importance plus grande que jamais. Chaque année, près de cent quatre-vingt-dix bâtiments viennent se fixer sur le banc de Terre-Neuve. Ils ne doivent pas, d'après les traités, avancer à plus de vingt lieues du rivage, mais cela suffit pour la pêche. Ils trafiquent avec les riverains de Terre-Neuve, qui leur apportent le menu poisson qui doit servir d'amorce. Pas moins de vingt-cinq à trente mille pêcheurs, largement rétribués, sont ainsi employés à la pêche. Cette occupation est une école tout à fait précieuse pour la préparation de la marine française. Aussi le gouvernement donne-t-il à chaque bâtiment une prime considérable.
Tel est l'état actuel des pêcheries françaises en Amérique, et l'on ne doit pas oublier la part que d'Iberville a prise au développement de cette précieuse industrie.
QUATRIÈME PARTIE
IVe EXPÉDITION A LA BAIE D'HUDSON.
Tous les préparatifs étant terminés à Plaisance et les équipages de l'escadre ayant été complétés, on mit à la voile le 8 juillet 1697, et l'on avança par un vent du sud-ouest. D'Iberville commandait le Pélican, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes d'équipage. M. de Sérigny commandait le Profond et M. de Boisbriant le Wesph. Ces officiers avaient parcouru plusieurs fois les mers du Nord et connaissaient la baie d'Hudson. Enfin, les hommes de guerre qui les secondaient, avaient été déjà leurs compagnons.
Outre M. d'Iberville et ses deux frères, M. de Sérigny, et de Bienville, âgé seulement de quatorze ans et frère chéri d'Iberville, il y avait leur cousin de Martigny, fils de leur oncle, Jacques Le Moyne; les deux MM. Dugué de Boisbriant, de La Salle, de Caumont, le chevalier de Montalembert, de la compagnie du marquis de Villette, M. de La Potherie, qui a publié plusieurs volumes pleins d'intérêt sur la Nouvelle-France et sur les événements dont il avait été témoin; MM. de Grandville et de Ligonde, gardes de la marine; Chatrier. Saint-Aubin, Jourdain et Vivien, pilotes, La Carbonnière de Montréal, Saint-Martin, etc.; enfin, Jérémie, qui a laissé une relation assez complète de tous ces événements. Ils avaient avec eux un aumônier. D'Iberville avait toujours soin d'en associer à toutes ces entreprises, où il fallait toujours être prêt à donner sa vie pour le service de Dieu et du roi. Cet aumônier était M. Fitz-Maurice, de la famille des Kiéri en Irlande, dont d'Iberville estimait tout particulièrement le mérite et le zèle infatigable. Il devait rendre les plus grands services, et il était destiné à subir de grandes fatigues.
L'équipage était réparti sur cinq navires: le Pélican, le Palmier, le Wesph, le Profond, et un brigantin nommé l'Esquimau, chargé de vivres. L'escadre réunissait, outre les hommes d'équipage, 250 combattants. Les bâtiments étaient approvisionnés de tout ce qui était nécessaire pour ces expéditions du Nord; des mousquets, des haches d'armes, des harpons, des grappins pour fixer les navires sur les glaces lorsqu'on ne pouvait plus naviguer, des couvertures de laine et des fourrures pour les jours les plus froids, des armes particulières pour combattre les baleines, qui naviguaient par légions dans le nord, et pour s'emparer de ces populations d'amphibies qui couvraient les rivages parfois jusqu'à perte de vue; sans compter les armes de chasse pour attaquer ces tribus d'oiseaux si nombreux, non encore décimés par les chasseurs: les oies, les outardes, les pingouins, les mouettes, les goélands.
De Plaisance, on longea l'île pour se rendre sur la côte orientale. On passa devant le cap Sainte-Marie, devant lu cap de Rase au sud de l'île, puis on remonta le long du banc de Terre-Neuve. M. d'Iberville avait reçu l'instruction de courir des bordées sur cette côte; mais des brumes très épaisses s'étant élevées, ces instructions ne purent être observées, et l'escadre se dirigea aussitôt vers le nord.
Le 17 juillet, neuf jours après le départ, l'escadre ayant passé le cap Saint-François et le cap Bonavista, on se trouva près de Belle-Isle, en face de l'embouchure du fleuve Saint-Laurent et par le 52e degré de latitude.
On commença à rencontrer quelques glaces dérivant vers le sud, mais ce n'était rien en comparaison de ce que l'on devait voir plus tard.
Le 18 juillet, l'escadre longea les côtes du Labrador. Le 24, 16 jours après le départ de Plaisance, l'entrée de la baie d'Hudson se présenta: elle était tout obstruée de glaces. On était en face de l'île de la Résolution, et des îles Button, qui conservent encore le même nom. Il fallait se frayer un passage en naviguant vers l'ouest.
D'Iberville, monté sur le Pélican, affrontait les banquises, sachant profiter de toutes les ressources de ces passages, qu'il avait traversés plusieurs fois, et frayant la route aux autres navires.
Il fallait souvent grappiner, c'est-à-dire fixer les bâtiments sur les glaces au moyen de grappins dont on avait un bon nombre.
A cette hauteur, on était au 62e degré de latitude, le soleil était perpétuel, éclairant la nuit comme le jour. On rencontra ensuite les îles du Pôle et de la Salamandre, ainsi nommées d'après les deux bâtiments que d'Iberville y avait conduits dans son voyage précédent de 1694.
Arrivés à ce point, les navigateurs virent marcher contre eux l'immensité des glaces venant du pôle; elles apparaissaient au loin jusqu'à la ligne de l'horizon. C'étaient des masses énormes qui semblaient entassées les unes sur les autres. Enfin, à chaque instant, comme dans la région des nuages, on voyait s'accomplir les mouvements les plus variés.
Certains bancs s'arrêtaient et se disposaient avec ordre comme les quais d'un fleuve. Les autres continuaient à marcher et s'avançaient plusieurs de front comme une flotte gigantesque. Il y avait des blocs de 300 pieds de hauteur. A certains moments, dans cette procession effrayante, il y avait des rencontres, avec des bruits terribles; tantôt c'était comme des coups de tonnerre, d'autres fois comme des salves d'artillerie, ou des feux de file de mousqueterie. A ces rencontres, les blocs de glace, poussés par une force irrésistible, se levaient, se dressaient les uns contre les autres, et menaçaient de s'abattre sur les embarcations.
Il était difficile de braver ces obstacles avec ces petits navires, qui étaient si mal disposés pour supporter les grandes lames de l'Océan. C'est ainsi que s'avançaient ces intrépides navigateurs; ils n'avaient pour appui que des coques de noix; ils étaient dépourvus de ces instruments de précision modernes qui parlent un langage, si infaillible; ils n'avaient pour guide que la boussole et marchaient connue les yeux fermés dans les brumes.
A un certain moment, un vent s'éleva qui ébranla les glaces et les bouleversa. Au milieu de ce conflit, deux bâtiments se rencontrèrent, et un mat d'artimon fut brisé, tandis que le brigantin l'Esquimau, poussé par la violence des courants, fut enlevé et sombra avec son chargement. Tout ce que l'on put faire fut de sauver l'équipage.
Dans ces régions, les tempêtes sont plus effrayantes que partout ailleurs. Le 24 juillet, l'escadre en ressentit une qui dura huit heures.
Les cordages et le pont étaient couverts de verglas, les voiles s'immobilisaient; le veilleur, à son poste d'observation au haut du mat, était comme une stalactite vivante. Les côtes présentaient une masse de pics et de précipices effrayants. Enfin, au milieu de la tempête, le Pélican se vit séparé des trois autres vaisseaux, qui jusque-là l'avaient suivi.
Le 8 du mois d'août, on était entré dans le détroit de la baie d'Hudson; on doubla le cap Haut, puis le cap Charles, à 50 lieues de l'ouverture du détroit.
Le 15 du mois d'août, le Pélican était arrivé à 150 lieues des îles Button et de l'entrée est du détroit. D'Iberville, ne voyant pas arriver les trois vaisseaux français, s'arrêta, quelques jours pour les attendre.
Ils étaient au milieu des splendeurs des mers du Nord. Dans le jour, ils pouvaient contempler un ciel d'un éclat et d'une pureté extraordinaires, qui tranchait sur la blancheur des neiges, et les glaces, qui s'étendaient à perte de vue. Pendant la nuit, les aurores boréales apparaissaient avec leurs lueurs plus blanches que l'albâtre et variant à chaque instant. Autour du navire, tout un peuple d'amphibies, de loups et de veaux marins couvraient les rivages; ils offraient aux chasseurs une proie facile. Dans le ciel, des volées d'oiseaux énormes: les outardes, les goélands remplissaient les airs, et ils étaient en si grande quantité que La Potherie nous dit qu'on pouvait les prendre par milliers.
Tandis qu'on pouvait se livrer à la chasse, on pouvait aussi s'occuper à la pêche, qui offrait une proie abondante.
On était encore sur les glaces lorsqu'on vit arriver une bande de sauvages esquimaux avec qui l'on se mit en rapport. M. de La Potherie donne de grands détails sur ces habitants étranges des mers du pôle. Il nous dit comme leurs vêtements, leurs armes et tous les objets à leur usage sont admirablement adaptés au climat qu'ils doivent habiter.
Ils portent un surtout fait de fourrures très épaisses, avec des gilets et des hauts-de-chausse de peau. Le tout est cousu avec les nerfs les plus délicats des animaux et «avec une perfection dont les couturières européennes n'approchent pas». Par-dessus leurs chausses, ils mettent deux paires de bottes l'une sur l'autre, alternées avec des chaussons de peau. Ils prennent donc plus de précautions contre le froid que les Européens, mais aussi il paraît qu'ils ne connaissent pas les infirmités qui affligent les peuples qui se disent civilisés.
Leurs canots de peaux de loups marins montées sur des os de baleine, sont une invention merveilleuse pour braver la fureur des flots. Ils sont tout couverts sur le dessus, à la réserve d'une ouverture où les navigateurs se mettent; elle est si bien ajustée qu'il n'y entre jamais d'eau. Ils les gouvernent très facilement avec une rame de quatre pieds de longueur, arrondie aux deux extrémités et qu'ils savent manoeuvrer avec une rapidité extraordinaire.
Le Pélican remit à la voile et arriva le 3 septembre en vue du fort Nelson, n'ayant pas de nouvelles des autres bâtiments.
Le 5 septembre, l'on vit arriver trois vaisseaux que l'on prit pour l'escadre: grand mouvement à bord et grande joie. On bat aux champs et l'on arbore les pavillons de bienvenue. Mais, étonnement général lorsqu'on s'aperçoit que les bâtiments signalés ne répondent pas et s'avancent toujours, en silence, à force de voiles. La méprise ne fut pas longue; on avait devant soi trois vaisseaux ennemis qui venaient d'attaquer le Profond dans le nord de la baie, et qui croyaient l'avoir coulé à fond.
Ces trois bâtiments étaient le Hampshire, de 50 canons et de 150 hommes d'équipage; le Derring, de 36 canons et 100 hommes d'équipage, et le Hudson Bay, de 32 canons et plus de 200 hommes d'équipage: total, près de 350 hommes avec 108 canons, auxquels le Pélican ne pouvait opposer que 150 hommes et 50 canons.
D'Iberville comprit aussitôt le danger, mais il jugea qu'il devait le braver. D'ailleurs, il commandait des hommes résolus et qui n'auraient pas voulu entendre parler de retraite.
Aussitôt, il divise son monde en plusieurs détachements. Il met La Salle et de Grandville, gardes de la marine, avec leurs hommes à la batterie d'en bas; il place son jeune frère de Bienville et M. de Ligonde, autre o-arde de la marine, à la batterie du haut, et établit M. de La Potherie, Saint-Martin et La Carbonnière au château dee l'avant, avec les hommes les plus aguerris; lui-même se porte, avec un détachement, au château de poupe, près du pilote, pour tout diriger.
D'Iberville, avec l'intelligence qui le caractérisait, décida qu'un abordage vaudrait mieux que le vain essai de lutter, avec 50 canons, contre trois vaisseaux pouvant tirer de tous côtés en l'environnant comme d'un cercle de feu. Il se dirige donc vers le Hampshire, tandis que les Anglais l'apostrophaient en criant qu'ils le reconnaissaient, «qu'ils le cherchaient depuis longtemps, que son dernier jour était venu et qu'ils ne l'épargneraient pas.» Et sur cela, des cris et des hourras répétés.
Le moment était solennel. D'Iberville avançait toujours; il était d'une impassibilité qui lui était ordinaire dans le danger et qui électrisait ses gens, qui avaient les yeux sur lui.
Il fait sonner l'abordage. Tous ses gens se garent d'abord pour essuyer la première bordée du Hampshire, puis ils se relèvent et montent d'un bond sur les embrasures. Retenus d'une main aux manoeuvres du navire, de l'autre, ils brandissaient leurs haches d'armes. Le navire marchait avec rapidité. Le capitaine du Hampshire, les ayant contemplés quelques instants, jugea qu'il pouvait être anéanti du premier coup avant qu'il pût être secouru par les autres navires. Il fait aussitôt carguer ses voiles, et, virant de bord, il se dérobe à une lutte qu'il n'ose pas affronter.
D'Iberville ne perd pas un instant. Il continue sa course et se dirige entre les deux autres vaisseaux. En passant près du Derring, il le foudroie avec sa batterie de droite. Il se retourne vers le Hudson Bay, et lui envoie sa bordée de gauche, puis il revient vers le Hampshire, qui, voyant le Pélican aux prises avec deux vaisseaux, avait décidé de se remettre en ligne. Les deux bâtiments anglais avaient peine à se rétablir; les manoeuvres étaient hachées, les voiles criblées, les canons renversés, les blessés nombreux.
Cependant, d'Iberville voyant que ce qu'il avait voulu éviter allait se réaliser, si les trois navires se réunissaient, marcha droit sur le Hampshire. Pendant ce temps, les trois navires se remirent en ligne et tiraient à la fois, criblant le Pélican, mais sans blesser beaucoup de monde, les gens d'Iberville étant si exercés à se garer à chaque bordée. Ils jugeaient de la direction des coups, et suivant leur portée, ils montaient dans les manoeuvres avec la rapidité la plus extraordinaire, ou se garaient dans l'entrepont, puis ils revenaient sur le tillac en poussant des cris de défi.
Le Hampshire, voyant l'inutilité de toutes ses volées de canons, se décida enfin à aborder le Pélican, réservant son feu pour frapper son adversaire d'aussi près que possible. Il commença par chercher à prendre le vent pour revenir sur le Pélican avec plus de force, mais, là éclata l'inhabileté des marins anglais; ils ne purent réussir dans cette manoeuvre, et su retrouvèrent côte à côte avec le Pélican, qui les prolongeait et les suivait dans tous leurs mouvements.
C'est alors qu'arriva l'événement le plus considérable du combat.
Les navires étaient si près l'un de l'autre que les hommes s'apostrophaient des deux bords. Les Anglais criaient aux Français qu'ils vinssent leur rendre visite, et, voyant M. de La Potherie qui avait le visage tout noir de poudre, ils s'écrièrent: «Ali! quel beau visage de Guinée.»
Le Hampshire se voyant a portée de pistolet, lança sa bordée, qui n'eut presque pas de prise sur l'équipage étendu à plat sur le pont.
Alors, d'Iberville riposta. Tous ses canons étaient pointés à couler bas, et il envoya si bien sa bordée que le Hampshire ne put faire que quelques brasses et sombra complètement sous voiles, avec tout son monde, qui comprenait 150 combattants.
Les deux autres vaisseaux, voyant ce désastre, ne songèrent plus à faire aucune résistance. Le Derring vira de bord avec la plus grande hâte, et s'enfuit; mais l'Hudson Bay, trop criblé pour en faire autant, amena aussitôt son pavillon, et d'Iberville envoya La Salle avec 25 hommes pour l'amariner.
Tout avait été si bien conduit, que d'Iberville n'avait pas de morts, et ne comptait que 14 blessés; mais les manoeuvres étaient coupées, les voiles percées à jour, les mâts criblés.
Le chevalier du Ligonde avait reçu deux coups de feu; La Carbonnière avait le coude entamé; Saint-Martin, la main fracassée; M. de La Potherie avait reçu plusieurs balles dans ses vêtements, et avait un bras contusionné.
Après ce combat acharné il se passa encore bien dea événements avant l'attaque du fort Nelson. On était parvenu au 7 de septembre, et l'on expérimenta alors la rigueur de ces climats. Il faisait très grand froid; le vaisseau, avec ses agrès et ses mâts, était tout couvert de neige et de verglas. Le vent était très fort, et, la grande ancre s'étant rompue, la désolation fut au comble parmi les blessés et les malades. M. de La Potherie, quelque accablé de fatigue qu'il fût, avait encore assez de liberté d'esprit pour faire la remarque que Horace, qui relève l'audace de celui que le premier confia une nef aux flots, ne s'était cependant jamais trouvé en si fâcheuse conjoncture.
Illi robur et aes triplex
Circa, pectus erat qui fragilem truci
Commisit pelago ratem
Primus, nec timuit proecipitem Africum
Decertantem...
La tempête se déchaîna, ensuite dans toute sa fureur; la galerie fut enlevée, les tables et les bancs brisés dans la grande salle; enfin, vers dix heures du soir, le 7 septembre, le gouvernail fut enlevé. Le vaisseau, secoué et poussé sur les battures, ne put résister et fut ouvert par le milieu. Au matin, il commença à sombrer: il fallut l'abandonner. En ce moment on voyait la terre à deux lieues.
Au milieu de ces épreuves d'Iberville était inébranlable: c'était dans les plus terribles circonstances que se révélaient sa fermeté et la sûreté de ses décisions. Il se mit en devoir de sauver son équipage. Il envoya M. de La Potherie et son cousin de Martigny dans un esquif, chercher un lieu de déparquement, puis il fit disposer des radeaux, et embarqua son monde. Les rigueurs du froid étaient telles que, sur les 200 hommes qui se trouvaient sur le bâtiment et qui eurent à traverser les battures dans l'eau jusqu'à la ceinture, 18 périrent. M. de La Potherie tomba sans mouvement, épuisé de fatigue; quelques Canadiens le sauvèrent. L'aumônier, M de Fitz-Maurice, fut admirable de dévouement, étant, comme nous l'avons dit, d'une force extraordinaire. Il soutenait et même portait ceux qui ne pouvaient se traîner, et il ne les abandonnait pas avant qu'ils fussent arrivés en terre ferme.
De grands feux que l'on fit soulagèrent ces pauvres gens qui étaient légèrement vêtus et tout dégouttants encore du naufrage. Dans tous ces désastres, d'Iberville avait veillé a tout. Il avait sauvé sa provision de poudre, et il put ainsi envoyer ses meilleurs tireurs pour se procurer du gibier. Heureusement, les autres vaisseaux arrivèrent, le Palmier, le Wesph et le Profond, apportant des vivres, des munitions et des vêtements de toutes sortes; il était temps: les plus robustes succombaient, les plus nobles coeurs étaient anxieux. Les fronts s'éclaircirent, mais comme en ces temps la foi accompagnait toutes les émotions, de vives démonstrations de reconnaissance furent adressées à Dieu. D'ailleurs, ces braves gens étaient déterminés à toute tentative suprême et, périr pour périr, ils disaient qu'il valait mieux sacrifier sa vie sur un bastion du fort Nelson que de languir dans un bois avec un pied de neige.
Le 11 septembre, dit M. de La Potherie, nous allâmes faire du feu à la portée du canon du fort et sous le couvert des arbres, pour tromper l'ennemi. La fumée nous attira des coups de canon, mais facilita aux gens le débarquement le long de la rivière. M. d'Iberville, se dirigeant par de petits sentiers couverts, s'en alla reconnaître la place, sur les 11 heures du matin; après quoi il envoya de Martigny en parlementaire pour réclamer deux Canadiens et deux Iroquois qui étaient restés prisonniers l'année précédente. Le gouverneur les refusa: alors on résolut l'attaque.
Après dîner, on dressa une batterie à deux cents pas du fort, et l'on débarqua les mortiers, les canons et les munitions, sous la direction du chevalier de Montalembert, garde de la marine. Le lendemain, le bombardement commença vers 10 heures du matin, et continua jusqu'à, une heure de l'après-midi. Les bombes faisaient un effet merveilleux; les remparts étaient renversés, et les Canadiens envoyés en tirailleurs, voyant les résultats, les saluaient de Sassa Kouès de triomphe. On commença alors, sur la côte opposée du Nord, une nouvelle batterie qui aurait écrasé le fort, mais le gouverneur envoya le ministre, M. Morrisson, proposer une capitulation, qui ne put être acceptée à cause des conditions qui l'accompagnaient. Enfin, le lendemain, 13 septembre, le gouverneur envoya des parlementaires chargé d'accepter les conditions posées par M. d'Iberville.
A une heure de l'après-midi, l'évacuation eut lieu. La garnison sortit tambours battants, mèches allumées, enseignes déployées, avec armes et bagages.
Le fort Nelson, que l'on venait de prendre, est au 59e degré 30 m. de latitude; c'est la dernière place de l'Amérique septentrionale. Il était en forme de trapèze avec quatre bastions. Dans chaque bastion il y avait des fauconneaux et des pièces de quatre et de huit. En tout, deux mortiers de fonte, 34 canons et plusieurs petites pièces.
M. d'Iberville installa ses hommes, puis fit célébrer les offices religieux. M. de Fitz-Maurice fit les offices et ensuite s'occupa de se mettre en rapport avec les sauvages.
Cette campagne rendait la France maîtresse de toute la baie d'Hudson et du toutes ses richesses, qui sont très grandes, car dans un climat si rude la Providence a pourvu merveilleusement à la subsistance des peuples qui y sont établis.
Les rivières sont très poissonneuses, la chasse y est abondante. Il y a des perdrix en si grande quantité qu'on peut en tirer des milliers et des milliers. Elles sont toutes blanches, beaucoup plus délicates que celles d'Europe, et presque aussi grosses que des poules. Les outardes et les oies sauvages y abondent si tort au printemps et à l'automne, que les bords des rivières en sont remplis. Les caribous s'y trouvent presque toute l'année; on les rencontre parfois par bandes de sept à huit cents. La viande en est encore meilleure que celle du cerf.
Les pelleteries sont très nombreuses, très variées, très précieuses, bien plus belles que celles des climats plus doux: les martes, les renards noirs, les loutres, les ours, les loups, les castors sont très abondants et d'une fourrure fournie et très fine. Mais ce qui pouvait surtout attacher les Français à ce pays, c'est que les sauvages sont bons, très désireux d'embrasser la vraie religion, et tout différents des populations iroquoises, qui ont été si acharnées contre les établissements français.
Les sauvages venaient donc un foule au fort Nelson pour se mettre on rapport avec les Français, qu'ils avaient appris à aimer dans leurs rapports précédents. Ils aimaient ardemment le noble caractère d'Iberville; ils estimaient sa franchise, sa noblesse de coeur, sa droiture, qui est la qualité qu'ils estiment le plus, nous dit M. de La Potherie. Ils avaient appris à connaître M. de Martigny et M. de Sérigny, qui, dans les expéditions précédentes, étaient restés plusieurs mois avec eux. Ils savaient d'avance aussi qu'ils devaient mettre toute leur confiance dans le missionnaire, par les vertus qu'ils avaient admirées dans ceux qui l'avaient précédé. Ils n'oubliaient pas le P. Silvy, venu avec d'Iberville dans sa première expédition, et qui, resté avec eux, s'était dévoué jusqu'à ce que sa santé fût épuisée. Le P. Silvy, après ces oeuvres de missions à la baie d'Hudson, fut rappelé à Québec, mais le coup de mort était déjà porté: il mourut au bout de quelques semaines. Les sauvages savaient tout cela, et lui conservaient une filiale reconnaissance.
Ils avaient été attachés encore au nom français par le dévouement sans limites du P. Marest, venu en 1694, et qui était resté plusieurs années avec eux. Le zèle qu'il avait mis à travailler au service de l'équipage, pendant l'hiver même, était grand, mais celui qui l'animait à s'occuper des sauvages était encore plus grand, à cause du besoin où il voyait leurs âmes. Il s'en allait aux plus grandes distances par tous les temps; il passait les rivières à mi-corps, traversait des marais et des savanes, supportant les froids les plus violents, et gagnant ainsi le coeur des sauvages. Ils comprenaient, en le voyant supporter héroïquement ces épreuves, quelle affection il devait avoir pour les âmes. Ce sont des choses que les sauvages ne devaient jamais oublier; ils n'avaient rien vu de semblable chez les ennemis des Français.
M. de Fitz-Maurice, animé par ces exemples, se mit dans les mêmes rapports avec les sauvages. Il allait au loin les trouver dans leurs campements, et passait les ruisseaux, les rivières, les marais, supportant tout. Mais il est bon de rapporter une part du mérite de ces oeuvres à M. d'Iberville, qui s'occupait avant tout du bien spirituel de ses hommes et des sauvages. A bord, il assistait aux prières, aux neuvaines et à la sainte messe, Il secondait l'aumônier dans toutes les dispositions de son zèle. Le P. Fitz-Maurice nous dit qu'il était un des premiers à la confession et à la communion. Nous ne pouvons avoir une trop haute idée de ces héros chrétiens, plaçant au-dessus de tout, le but religieux qui les guidait dans leurs entreprises, et sachant mettre leur conduite en rapport avec leurs pieuses convictions. Ils rappellent les héros des croisades.
M. d'Iberville pourvut ensuite à l'organisation de la nouvelle colonie. Il mit son frère de Sérigny à la tête des stations; il demanda ensuite à M. Fitz-Maurice de se charger de l'administration spirituelle, puis il repartit pour la France, le 24 septembre 1697, bien que la saison fût déjà avancée.
Il avait installé à bord du Profond l'équipage du Pélican, qui avait sombré; il y avait ajouté une partie de l'équipage de l'Hudson-Bay, et enfin la garnison du fort, qu'il devait rapatrier.
Une heure après le départ le Profond échouait, mais ce ne fut qu'une alerte de peu de durée, car la marée survenant, on put continuer la route.
A cette époque de l'année, le soleil baissait sur l'horizon à mesure que l'on avançait vers le nord, et au bout de quelques jours, il ne paraissait plus et l'on ne pouvait plus prendre la hauteur pour se diriger.
Aussi, dit M. Bacqueville de La Potherie, on avançait dans les ténèbres; on ne voyait plus rien, et par surcroît, il arriva une très forte tempête.
Avec tout cela, il fallait trouver le détroit pour sortir de cette mer tempétueuse. Après plusieurs jours d'inquiétude et de tâtonnements, on put reconnaître qu'on était à l'entrée du détroit et en face de l'île de Sasbré. On continua la marche avec plus d'assurance, en allant toujours à l'est, et, le 2 octobre, c'est-à-dire huit jours après le départ du fort Nelson, l'escadre se trouvait à, 50 lieues de l'entrée ouest du détroit, devant le cap Charles, au 63e degré de latitude, presque au milieu du parcours du détroit.
On longea ensuite les îles Bonaventure. Ces îles avaient été ainsi nommées dans une expédition précédente, du nom du capitaine de frégate Bonaventure, qui avait accompagné le chevalier en 1689.
On passa ensuite devant les îles sauvages et devant le cap Dragon, au 62e degré de latitude.
Le 9 d'octobre on longeait les îles Button, et enfin le 10 octobre 1697, on était hors de danger à l'entrée du détroit, où l'on avait passé précédemment le 7 juillet, en se rendant dans la baie d'Hudson.
M. de La Potherie cite alors ces vers d'Horace adressés à Virgile, qui se rendait d'Italie à Athènes avec un vent de nord-ouest:
Ventorumque regat pater,
Obstrictis aliis, proeter Iapyga...
C'était le vent d'Iapyx qui était favorable à Virgile, comme lu vent nord-ouest qui poussait l'escadre vers la sortie du détroit.
Dans cette traversée, M. de La Potherie fait remarquer que les équipages furent rudement éprouvés par le scorbut.
Les hommes étaient exposés à prendre cette terrible maladie par l'usage des viandes salées, par les rafales continuelles qui couvraient d'eau les bâtiments, par l'impossibilité de changer d'habits et de linge qui était en petite quantité. Plusieurs succombèrent.
L'escadre arriva à Belle-Isle le 9 novembre, et deux semaines après, Rochefort, terme de la navigation, était en vue.
En terminant sa relation, M. de La Potherie croit devoir assurer que l'occupation de la baie d'Hudson n'offrait pas assez d'avantages de commerce pour affronter les périls d'une navigation si longue et si difficile dans des climats si rigoureux.
Mais tel n'était pas le sentiment du chevalier d'Iberville, qui savait très bien le parti que les Anglais pouvaient tirer de ce pays.
C'est ce qui a été confirmé par la suite des événements. Les Anglais revinrent plus tard; ils s'assurèrent de tout le pays, favorisèrent des associations puissantes, et ces commerçants, avec les subsides et les primes du gouvernement, établirent deux grandes compagnies qui se mirent à la tête du commerce des fourrures dans le monde entier.
Ce sont les deux compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest, qui, jusque dans les derniers temps, ont réalisé des bénéfices montant presque chaque année à la somme de vingt à vingt-cinq millions de francs.
D'Iberville, à son retour, vit le ministre des colonies, et lui exposa avec force la situation de la Nouvelle-France, et le danger que lui faisait courir le voisinage des Anglais.
Ces représentations eurent un plein succès, et le ministre chargea d'Iberville d'une expédition plus considérable que toutes celles qui lui avaient été confiées jusque-là.
C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants.
CINQUIÈME PARTIE
EXPÉDITION DU MISSISSIPI.
M. d'Iberville quitta la baie d'Hudson on 1697 et revint en France. Il rendit compte de sa mission et énonça les moyens qu'il y avait à prendre afin d'en assurer le succès. Il parle ainsi de l'avenir des possessions françaises en Amérique:
«Suivant lui, il fallait s'occuper des dangers qui menaçaient nos établissements. Ces dangers venaient du voisinage de puissances qui étaient redoutables par leur nombre et par une position supérieure à celle des colonies françaises.
«Vis-à-vis de nos colonies du nord, les Anglais et les Hollandais occupaient des pays d'un climat tempéré et d'une production surabondante.
«Ils pouvaient attirer des quantités innombrables d'émigrants; de plus, ils pouvaient les établir avantageusement et les fixer pour jamais.
«Les Français qui viennent dans la Nouvelle-France y sont attirés par quelques avantages: par l'immensité des forêts et des pêcheries à exploiter; mais ils ont à, lutter contre un climat si rigoureux, qu'ils ne songent après avoir amassé quelque bien, qu'à s'en aller le faire fructifier dans la mère patrie. De là, une cause d'infériorité pour les colonies françaises. Les Anglais sont établis dans le sud, sous une zône supérieure à celle de leur propre pays; quand ils en ont joui pendant quelques années, il ne veulent plus partir et contribuent à élever ainsi chaque année le chiffre de leur population.
«Aussi les Français ne se comptent que par vingt mille, et leurs voisins par plus de deux cent mille.
«Pour soutenir la concurrence, il faudrait donc que tout en conservant les possessions si avantageuses du nord, la France songeât à occuper les contrées si favorables du sud, sur les rives du Mississipi et du Missouri, et cela jusques aux bords du golfe du Mexique, où se trouvent les plus beaux pays du monde.
«Et ce serait d'autant plus urgent que les Anglais se préparent à s'établir dans ces immenses contrées du sud.»
Et il concluait par ces paroles:
«Si la France ne se saisit de cette partie de l'Amérique qui est la plus belle, pour avoir une colonie capable de résister aux forces de l'occupation anglaise, celle-ci, qui est déjà très considérable, s'augmentera de manière que dans moins de cent années, elle sera assez forte pour se saisir de toute l'Amérique et en chasser toutes les autres nations.
«D'un autre côté, la possession du Canada ne peut avoir son prix que par l'extension à l'ouest par le Mississipi, et cette extension n'a absolument d'utilité que par la possession des bouches de ce fleuve, qui mettra le grand Ouest en communication avec les îles françaises des Antilles, et principalement avec Saint-Domingue.»
Vauban, dans ses considérations sur l'avenir des colonies françaises, avait absolument les mêmes idées que le chevalier d'Iberville. Quant à la qualité des établissements coloniaux, disait-il, il n'y a rien de plus noble et de plus nécessaire.
«Rien de plus noble, parce qu'il n'y va pas moins que de donner naissance et accroissement à une immense monarchie qui, pouvant s'élever au Canada, à la Louisiane et à Saint-Domingue, deviendra capable de balancer toutes les autres puissances de l'Amérique et d'enrichir les rois de France.
«Rien de plus nécessaire, parce que, sans cet accroissement, à la première guerre avec les Anglais et les Hollandais, nous perdrons nos possessions sans espoir d'y jamais revenir.»
Dans le même temps on remit à M. de Pontchartrain un mémoire qui avait été rédigé par M. d'Ailleboust, fils de l'ancien gouverneur de Montréal, et qui résume toutes les données fournies par les différents explorateurs de l'Ouest et du Mississipi, comme Marquette, Jolliet, La Salle, de Tonty, etc.
«Le pays où l'on propose à Monseigneur d'établir une nouvelle colonie est d'une richesse admirable et du plus bel avenir. Il est d'une grande étendue, car le Mississipi qui l'arrose a plus de six cents lieues de longueur, allant du 46e degré de latitude au 30e.
«Ce fleuve est alimenté par plusieurs rivières très telles, venant les unes de l'est, comme l'Ohio, le Wabash, le Tennessee, les autres de l'ouest, comme le Red River, l'Arkansas et le Missouri.
«Les seuls habitants sont des sauvages paisibles, hospitaliers et amis des Français. Ils sont relativement peu nombreux. Enfin, c'est une contrée d'une fertilité incomparable.
«Le climat est tempéré, l'air pur, le pays capable de produire toutes les choses nécessaires à la vie.
«Le maïs et les vignes y sont en abondance, ainsi que les arbres à fruits, et produisent deux fois par année.
«La plupart des fruits y sont plus gros et meilleurs que les nôtres. Enfin, il y en a des quantités qui nous sont inconnues: les bananes, les ananas, et bien d'autres.
«Les chanvres ont huit à dix pieds de hauteur, les oliviers poussent jusqu'à trente pieds au-dessous des branches.
«Les chênes sont énormes et comparables à ceux de Norwège. Les pêchers, les pruniers, les figuiers produisent des fruits énormes et mûrissent deux fois par an.
«Les copals, les pins, les cypriers, les ciriers, les châtaigniers abondent, et les marronniers sont aussi beaux que ceux de Lyon. Les melons et les patates sont d'un revenu abondant.
«Le gibier est nombreux en castors, en chevreuils, en cerfs plus grands que ceux de l'Europe. Les boeufs sauvages donnent le plus beau cuir; on les rencontre, ainsi que les chevaux, par groupes de plusieurs milliers. Les prairies et les forêts sont remplies de faisans, de pigeons, d'outardes et de dindons sauvages.
«On peut en tirer une infinité de pelleteries, des cuirs et des laines très fines et très abondantes.
«On trouve des métaux en quantité: du plomb, du cuivre, de l'étain, etc.
«Il y a abondance de bois de construction faciles à transporter par la quantité des rivières navigables. Il y a aussi abondance de bois précieux, de couleurs, et propres à la marqueterie.
«Le tabac, le sucre et le coton y viennent très bien et sont aussi beaux que ceux des tropiques.
«Enfin, c'est un pays de plus grand avenir.
«La position est avantageuse au commerce; à proximité des Antilles d'une part, et de l'autre, du Mexique et du Pérou.»
Ces renseignements concordaient avec les assertions de La Salle et de Tonty. Ces hommes héroïques, au prix de leurs jours, avaient non seulement reconnu la richesse incroyable de ces pays, mais ils en avaient aussi frayé le chemin et reconnu les voies. De plus, ils avaient noué des relations qui n'avaient laissé que de bons souvenirs et avaient fait aimer le nom français.
«Quand on examine les extrémités où ces hommes d'un caractère si élevé se sont réduits pour conquérir des empires à l'Europe, quand on pèse le peu de gloire qu'ils ont acquise à côté des misères qu'ils ont supportées, on s'étonne et on gémit de l'oubli où leur mémoire est tombée. Le nom de La Salle avait disparu de cette terre après que les dernières traces de son expédition furent effacées.»
Ces renseignements, qui concordaient avec plusieurs documents que le ministre avait déjà en sa possession, déterminèrent à exécuter immédiatement ce qui avait été arrêté depuis longtemps. On trouvait le moment urgent: on savait que les Anglais avaient l'intention de se rendre au Mexique.
La décision fut prise. Dès le 15 février 1698, M. d'Iberville fut prévenu de réunir tous les Canadiens qui étaient revenus à la Rochelle avec lui et avec son frère de Sérigny, afin qu'ils pussent se joindre à l'expédition.
Le ministre avait l'estime la plus haute pour ces marins intrépides qui s'étaient distingués à la baie d'Hudson et à l'île de Terre-Neuve. M. de Frontenac avait signalé leur mérite en ces termes: «Je me fais fort de fournir des gens plus habiles qu'aucuns de l'Europe: ce sont les Canadiens. Ils naissent canotiers et sont habitués à l'eau comme poissons.»
Ensuite, on procéda à l'armement des bâtiments. Le 10 juin, le ministre donna la liste des officiers. Il y avait deux bâtiments: la Badine, de 40 canons, le Marin, de 30 canons, et plusieurs felouques.
Liste des officiers devant servir sur la Badine: le sieur d'Iberville, capitaine de frégate; le sieur Lescalette, lieutenant de vaisseau: le sieur Moreau, enseigne: le sieur de Marigny, enseigne en second; de La Gauchetière et de Bienville, gardes de marine.
Officiers devant servir sur le Marin: commandant, le sieur de Surgère, capitaine de frégate; le sieur du Hamel et le sieur de Sauvalle, lieutenants de vaisseaux; le sieur de Villautreys, enseigne, et le sieur de Sainte-Colombe, garde de la marine.
Le 10 juin, d'Iberville adressait un nouveau mémoire, où il exposait ses vues en ces termes:
«Pour faire un établissement sur le Mississipi, il faudrait au moins quatre bâtiments:
«1° Un navire de 50 canons avec 250 hommes d'équipage; 2° une frégate de 20 canons, avec 120 hommes; 3° un bâtiment de 12 canons, avec 65 hommes; 4° un bâtiment de charge monté par 80 hommes, dont 30 soldats; huit mois de vivres, avec faculté d'accoster à Saint-Domingue pour prendre de la viande fraîche, si nécessaire dans les grandes traversées. Je n'arrêterai qu'une dizaine de jours, et il serait bon de ne rien dire du but du voyage à Saint-Domingue, à cause de la proximité de la colonie anglaise de la Jamaïque.
«De là, il faudra longer la côte américaine à 50 lieues de la Floride jusqu'à la baie du Saint-Esprit, qui est à moitié de la distance entre la Floride et la baie Saint-Louis, où La Salle était allé atterrir en son voyage.
«La baie du Saint-Esprit est à 100 lieues de la baie Saint-Louis; de là, j'enverrais un bâtiment à l'Acadie pour ramener 50 Canadiens. Il faut des marchandises pour présenter aux sauvages: haches, chaudières, aiguilles, rassades, clous, etc. Ces objets représentent au moins 20,000 francs de dépenses. Enfin, je demanderais que mes ordres soient généraux, comme à la haie d'Hudson, à cause des inconvénients qui arrivent quand les ordres sont trop bornés, dans une entreprise de cette longueur et de cette importance, où l'on ne peut tout prévoir.»
Le 23 juillet, le ministre envoya au sieur d'Iberville ses instructions, dans lesquelles nous voyons qu'il acquiesce à toutes les suggestions qui lui avaient été énoncées.
OCEAN ATLANTIQUE.
Vaste étendue d'eau qui sépare l'Europe et l'Afrique de l'Amérique. Cet océan forme la mer des Antilles, la Manche, la mer d'Irlande, la mer du Nord, la mer Baltique et la Méditerranée, qui communique avec l'Atlantique par des passes très étroites. Les principaux tributaires sont, en Europe; la Tamise, la Seine, la Loire, la Garonne, etc.; en Amérique, le Saint-Laurent, l'Orénoque, l'Amazone, la Plata. Dans cet océan, il y a plusieurs courants; d'abord, le courant équinoxial, qui se dirige du Sénégal au Yucatan, puis le Gulf-Stream, qui longe la côte est de l'Amérique, entre ensuite dans le golfe du Mexique, puis se dirige vers le nord jusqu'au Labrador, d'où il traverse l'Atlantique pour aller échauffer les côtes de la France et de l'Angleterre jusqu'au cap Nord, au sommet de l'Europe. Au sud-est, on trouve ce qu'on appelle la mer des sargasses, vaste assemblage de plantes marines qui rendent la navigation difficile.
CHAPITRE II
PREMIER VOYAGE.
Tous les préparatifs étaient faits avec le soin que d'Iberville mettait à tout ce qu'il entreprenait. Le départ fut fixé pour le 24 octobre 1698.
Il y avait quatre bâtiments; deux frégates: la Badine et le Marin. Il y avait 200 hommes d'équipage, dont 50 Canadiens et le reste moitié soldats et matelots, et près de 100 canons.
M. d'Iberville, comme toujours, avait pris soin des intérêts spirituels de ses hommes. Il avait avec lui un aumônier, et sur l'autre bâtiment, le Père Anastase Douay, qui connaissait les langues indiennes et avait accompagné M. de La Salle en 1682 dans son exploration du Mississipi.
D'Iberville comprenait l'importance de la mission qui lui était confiée; il savait qu'il avait à lutter contre de grands obstacles; la traversée dans des mers inconnues, la jalousie et la haine de deux nations puissantes fortement implantées dans ce nouveau monde: l'Espagne avec le Mexique et le Pérou; l'Angleterre avec les rives de l'Atlantique depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu'à la Caroline.
Mais il mettait sa confiance dans ce souverain Maître qui lui avait donné le succès dans les tentatives les plus aventureuses. C'était ce qui le distinguait tout particulièrement; une audace invincible et un esprit de foi qui lui montrait, au-dessus de toute chose, la divine Providence et les intérêts de la religion.
Nous avons sous les yeux trois relations de ce premier voyage: celle de M. d'Iberville, celle de M. de Surgère, et celle d'un maître charpentier, qui est pleine de détails et qui s'accorde avec les deux autres sur les points essentiels.
Nous remarquons d'abord que le départ de l'escadre ne fut signalé par aucune démonstration publique, et cependant il s'agissait de conquérir un monde. Il y avait une raison à cette absence de publicité; on ne voulait pas donner l'éveil aux Anglais ni aux Espagnols, et M. d'Iberville avait recommandé lui-même d'expliquer son départ par la nécessité d'aller porter des renforts à l'Acadie et à la Nouvelle-France.
L'expédition devait suivre la voie inaugurée par Christophe Colomb dans sa première traversée. Il fallait longer l'Afrique jusqu'aux îles Canaries. La se trouvent ces vents alizés qui, vers le 23e degré de latitude, soufflent avec force de l'est à l'ouest; ensuite l'on devait remonter au nord pour trouver l'île de Saint-Domingue, occupée en partie par les Français et où l'on devait avoir un premier lieu de ravitaillement.
Douze jours après le départ de Brest, on était au 28e degré en vue de l'île de Madère et celle de Porto Santo.
On suivit alors la direction des vents alizés, et l'on traversa cette partie de la mer que l'on voit toute couverte d'herbes et de plantes tropicales apportées par les courants marins qui vont de l'Amérique à l'Afrique.
Le 19, on arriva au tropique du cancer, au 23e degré de latitude, et M. de Surgère nous dit qu'il fallut subir la cérémonie du baptême, qui était déjà dans les traditions des hommes de mer.
C'était le 20 novembre. Tous les matelots, dans les costumes les plus grotesques qui représentaient les divinités de la mer, s'adressaient à ceux qui traversaient la ligne pour la première fois et les obligeaient à passer par une immersion plus ou moins complète, que l'on appelait le baptême du tropique. Il suffisait d'une petite gratification pour en être dispensé.
Au bout de quelques jours on s'aperçut qu'on approchait de contrées nouvelles; les régions tropicales. L'air était plus doux, le ciel d'un éclat ravissant. On y contemplait des nuances claires et profondes qui semblaient révéler quelque chose de l'immensité du firmament. Les doux zéphirs qui répandaient leurs effluves rafraîchissaient et apportaient en même temps l'odeur suave de plantes et de parfums inconnus aux régions que l'on venait de quitter.
A ce signe, M. d'Iberville voyait l'approche des terres bénies qu'il recherchait. Les Canadiens, dont les sens si subtils n'avaient éprouvé jusque-là que les impressions après du nord, saluèrent l'annonce d'une contrée nouvelle, les douces visions du matin, les splendeurs du milieu du jour, les spectacles féeriques du soleil couchant, tout était nouveau pour ces rudes explorateurs des régions du nord.
CHAPITRE III
ARRIVÉE AUX ANTILLES.
Enfin, on contempla, les cimes lointaines de la plus belle île de l'archipel Indien; c'était l'île d'Haïti, que les Espagnols, un souvenir de la patrie, avaient baptisée du nom gracieux d'Hispaniola. Cette île, presque aussi grande que l'Irlande, s'élève en pyramide sur l'Océan.
Dans le lointain, l'on contemplait des montagnes qui semblaient étagées jusqu'à la hauteur de 3,000 pieds, elles présentaient les formes les plus élégantes. On pouvait admirer sur l'horizon les cimes bleues des derniers sommets; sur lea penchants, des forêts et une végétation abondante; sur les rives, les dentelures des baies, coupées par des promontoires couverts de mousse et venant apporter jusqu'au sein de la mer des géants de verdure qui baignaient leurs branches au sein des ondes les plus transparentes. Ces eaux reflétaient le pur azur du ciel; au loin, des échappées laissaient contempler des étendues immenses, plantées de palmiers et d'orangers, qui offraient des dispositions régulières comme celles de la main de l'homme.
Les richesses de la nature tropicale resplendissaient partout; des pins et des palmiers énormes, des cactus gigantesques. C'était une succession, non interrompue de prodiges.
Les équipages acclamaient au passage ces visions enchantées, et faisaient retentir les airs de cantiques sacrés que la surface unie des eaux rendaient encore plus éclatants.
«Le 3 décembre, nous voyons le cap Français, qui avait été atteint en 39 jours depuis le départ de Brest. Aussitôt l'équipage se met à l'oeuvre et l'on fait de l'eau, du bois, de la viande fraîche et des volailles pour le soulagement des hommes. On fait du biscuit avec la fleur, parce qu'il n'y avait pas eu de place pour en emporter sur les bâtiments; enfin, l'on monte les embarcations, les biscayennes qui avaient été mises en bottes sur le pont.
M. de Chateaumorand était arrivé le 30 novembre 1698.
C'était le commandant d'un bâtiment du 50 canons, nommé le Français, qui avait été désigné pour venir assister M. d'Iberville dans sa prise de possession des rives du golfe du Mexique. Il était le neveu de M. de Tourville et le parent de M. d'Urfé, prêtre de Saint-Sulpice à Montréal, Enfin, comme M. Ducasse, le gouverneur, ne se trouvait pas au Cap, mais avait été se reposer au sud de l'île, dans le district de Léogane, M. d'Iberville s'y dirigea aussitôt.
M. d'Iberville se mit en rapports avec le gouverneur et obtint tous les ravitaillements qui lui étaient nécessaires. Le gouverneur parut enchanté des vues du commandant et de son air de résolution. Il lui accorda quelques flibustiers pour remplacer les hommes qui avaient succombé dans la traversée; il y avait six Canadiens et deux écrivains de morts, ce qui fait dire a M. d'Iberville: «La maladie n'en veut qu'aux Canadiens et aux écrivains.»
M. d'Iberville dit qu'il partit de Léogane le premier jour de l'année 1699, à midi, étant alors au 78e degré de longitude.
Il savait très bien qu'il ne devait pas suivre le côté nord de l'île de Cuba, à cause des grands courants venant du sud, qui font le tour du golfe du Mexique et qui remontent par le bras de mer situé entre Cuba et la Floride.
Il longea donc avec son escadre la côte sud de l'île de Cuba. Il parcourut toutes ces petites îles qui environnent Cuba au sud, qui sont ravissantes de fraîcheur et de forme, couvertes de palmiers et d'orangers chargés de fleurs et de fruits. Il vit alors ces sites enchanteurs et parfumés que Christophe Colomb avait appelés «les jardins de la reine», à cause des merveilles de leur végétation. Il fallait passer au milieu de ces îles environnées de coraux et de madrépores, où les navires pouvaient échouer; mais le commandant savait trouver son chemin au milieu de tous ces obstacles. Il était d'ailleurs grandement aidé par l'expérience d'un vieux marin nommé M. de Graff, que M. de Chateaumorand avait pris avec lui au Cap, et qui avait navigué pendant plusieurs années au milieu de ces parages.
Le 4 janvier, on était à l'extrémité ouest de Saint-Domingue; ensuite, on arriva à Santiago, ville principale de Cuba. Le 9, on était au cap de Corientes, à l'extrémité ouest de Cuba; et enfin, le jour suivant, en face du cap de Cruz, ainsi nommé parce que Christophe Colomb y avait planté une croix.
Les jours suivants, on entrait dans les eaux de la Floride, et en suivant les courants du sud, l'on avançait vers les côtes est du golfe.
La Badine, le Marin et le Français voguaient de conserve dans le golfe, accompagnés des felouques et des tartanes qui portaient les provisions.
Pour ceux qui connaissaient le but de ce voyage, le spectacle était imposant. C'était une marche comparable à celle de l'escadre de Christophe Colomb, lorsqu'il accosta, non loin de là, aux premières Antilles.
C'était un nouveau monde que d'Iberville allait aborder; il était considérable et était réservé au plus grand avenir.
Actuellement, les Antilles, où s'arrêtèrent les explorations de Colomb, ne comptent pas un million d'habitants, tandis que les pays dont M. d'Iberville allait prendre possession en comptent aujourd'hui près de dix millions, et la dixième partie seule est encore explorée.
CHAPITRE IV
ARRIVÉE DEVANT LES RIVES DU GOLFE DU MEXIQUE.
Le 2 février, on passa près des îles à l'ouest qui cachent le delta du Mississipi. Elle furent nommées, de la fête du jour, du nom d'îles de la Chandeleur, qu'elles conservent encore aujourd'hui. M. d'Iberville, ni personne de l'équipage, ni M. de Graff, ni le pilote qui lui avait été donné par M. Ducasse, ne connaissaient l'existence de cet immense triangle de détritus, amenés au milieu de la mer par le Mississipi et qui, à partir du trentième degré, s'avance dans la mer et à près de quarante lieues d'étendue.
Il avait calculé que le Mississipi débouchait au 30e degré de latitude, à mi-distance de la baie Saint-Louis et de la Floride, laquelle côte suivait constamment la ligne du 30e degré de latitude. Il ignorait que le Mississipi, arrivé à cette hauteur, avait amené un immense amas d'alluvion, et que son embouchure était reportée à 40 lieues plus loin.
D'ailleurs, il voulait avant tout explorer les rives des possessions espagnoles. Il dirigea donc ses bâtiments vers le 30e degré, en marchant en ligne droite à partir de l'extrémité ouest de l'île de Cuba.
Après avoir dépassé les îles de la Chandeleur, il se dirigea à l'est pour explorer toute la côte, en commençant, du côté de la Floride, par les pays occupés par les Espagnols.
Il aborda d'abord au 90e degré de longitude, et il reconnut Pensacola, station espagnole. Il la croyait considérable, mais il n'y trouva que quelques soldats. Il se dirigea vers l'ouest pour explorer la côte et la débarrasser de toute occupation étrangère.
Il parcourut la côte depuis la Floride à l'est jusqu'aux lacs situés à l'ouest à la tête du delta, examinant et sondant partout. Alors, ayant vérifié qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols dans tout ce parcours, et de plus ayant appris par les relations des sauvages et par le témoignage des Espagnols qu'il y avait l'embouchure d'un grand fleuve en remontant au sud-ouest, il se décida à prendre connaissance de ces localités.
Il commença par établir un fort dans l'endroit qu'il jugea le plus convenable, à moitié chemin de l'occupation des Espagnols à Pensacola.
Pendant qu'il était occupé à cet établissement, il examina tout le pays d'alentour et accueillit avec empressement la visite des tribus sauvages environnantes.
Quant au pays, il était presque aussi beau que le littoral de Saint-Domingue. L'on voyait des pins et des cypriers sur de grandes étendues, des prairies surabondantes, des arbres à fruits d'une force de végétation inconnue en Europe. Tout était à l'avenant: des outardes ou oies sauvages énormes, des poules d'Inde qui volaient par légions et que l'on pouvait prendre avec la main ou tuer à coups de fusil sans enrayer les autres. Dans ces étendues, des fruits pleins de saveur, des plantes pleines d'arômes, une végétation vigoureuse recelant dans ses profondeurs des milliers d'oiseaux pélagiques: des cormorans, des canards, des flamants; tandis que le vol et les cris des perroquets animaient la solitude.
Le 4 février, M. d'Iberville fit une excursion sur les bords: il vit des quantités de chênes de la plus belle venue, des ormes, des frênes, des pins, des vignes en grand nombre; sur le sol, des herbes vigoureuses semées de violettes, de giroflées, de féveroles, comme à Saint-Domingue; des noyers d'une fine écorce, des bouleaux. Le temps était très beau, l'air très chaud. Il explorait et faisait sonder toutes les embouchures des fleuves principaux qui se rendaient à la mer.
Après l'admiration pour les richesses de cette nature presque tropicale, M. d'Iberville avait une attention particulière pour s'attirer la confiance et l'affection des indigènes, qui entraient pour une grande part dans ses projets d'avenir.
Ceux-ci détestaient les Espagnols, dont ils avaient depuis longtemps éprouvé le caractère violent et implacable; de plus, ils surent bientôt que les Français établis dans les régions du Nord s'étaient toujours attachés à, gagner les Indiens qui les environnaient, par les procédés les plus affectueux et les plus généreux.
Les Biloxis vinrent d'abord saluer les nouveaux arrivés, et il paraît, d'après la relation de Pénicaud, qu'ils purent s'entendre avec plusieurs Canadiens qui connaissaient l'iroquois et qui formaient une forte partie des équipages.
Après les Biloxis, vinrent cinq autres nations situées aux environs du Mississipi: les Bayagoulas, les Chichipiacs, les Oumas, les Tonicas.
Pénicaud raconte les cérémonies qui accompagnaient ces rencontres. Les sauvages arrivaient en présentant, en signe de bienvenue, une énorme pipe longue d'une aune, ornée dans toute sa longueur d'une immense quantité de plumes disposées en forme d'un vaste éventail; c'est ce qu'ils appelaient «le calumet». Ils le chargeaient de tabac, l'allumaient, puis le présentaient au nouvel arrivé. M. d'Iberville, qui n'avait jamais fumé, nous dit-il, n'en pouvait supporter le goût, mais il ne disait rien, fumait et refumait avec la plus grande complaisance. Pénicaud rend compte d'une de ces cérémonies, qui fut plus solennelle que les autres.
Les chefs des cinq nations que nous venons de nommer vinrent au fort avec leurs hommes. Ils chantaient tous. Ils commencèrent par dresser un poteau orné de verdure et de couleurs éclatantes, puis ils dansèrent autour, tandis que plusieurs d'entre eux allèrent chercher M. d'Iberville. Chantant avec leurs instruments et leurs tambours, ils firent monter M. d'Iberville sur le dos d'un sauvage, qui devait servir de coursier, et qui imitait l'allure et les courbettes et même les hennissements d'un cheval d'apparat.
Lorsqu'on fut arrivé au poteau, on fit asseoir M. d'Iberville avec ses gens sur des peaux de chevreuils, puis on commença une danse guerrière pendant laquelle chacun des sauvages, revêtu de ses armes, allait frapper de son casse-tête des coups sur le poteau et racontait ses exploits.
M. d'Iberville répondit à ces démonstrations en faisant venir les présents: des couteaux, des rassades, du vermillon, des fusils, des miroirs, des peignes; de plus, des habillements; des capots, des mitasses, des chemises, des colliers et des bagues. Les Canadiens, qui avaient l'usage de tous ces habillements, en revêtaient les sauvages. Après cela M. d'Iberville servit un repas pour tous les assistants; de la sagamité aux pruneaux, des confitures, du vin, de l'eau-de-vie, à laquelle on mit le feu, ce qui émerveilla les sauvages.
Après cette cérémonie, M. d'Iberville prit ses dispositions pour continuer son exploration. Il savait désormais où était l'embouchure du Mississipi, c'est-à-dire à quinze ou vingt lieues au sud-ouest. Là se trouvait l'embouchure d'un grand fleuve que les sauvages appelaient la Malbanchia, et les Espagnols, la rivière aux Palissades, à cause des arbres qui on barraient l'ouverture, ce qui s'accordait avec les relations de M. de La Salle.
M. d'Iberville avait reconnu qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols dans le golfe, et qu'il n'avait à craindre aucune rencontre ennemie. Dès lors, il prit congé de M. de Chateaumorand, dont il n'avait plus à réclamer l'assistance. Ils se quittèrent dans les meilleurs termes.
M. de Chateaumorand appréciait hautement la capacité et le zèle de M. d'Iberville, et il le traitait avec la plus grande considération, comme un vrai gentilhomme. Cela formait un contraste sensible avec les duretés que M. de La Salle avait eu à endurer du commissaire de la marine royale qui l'accompagnait, et qui, par son entêtement et son ignorance, avait fait manquer toute l'entreprise. M. de Chateaumorand laissa une centaine de barriques de vin, de la fleur et du beurre dont M. d'Iberville avait besoin, et il partit pour Saint-Domingue, où il pouvait se ravitailler.
CHAPITRE V
VOYAGE A LA MALBANCHIA.
M. de Chateaumorand partit le 20 février. M. d'Iberville fit ses préparatifs de voyage. Il était assuré qu'il n'avait aucun obstacle à craindre de la part des Espagnols ni de la part des Anglais. Il savait qu'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des sauvages.
Le 27 février, jour fixé, il partit de Biloxi avec deux biscayennes et deux canots, et 50 hommes armés de fusils et de haches. Ils avaient pour 20 jours de vivres. Presque tous ces hommes étaient des Canadiens éprouvés dans les expéditions précédentes, et les autres, des flibustiers de Saint-Domingue.
Il y avait deux pierriers sur les biscayennes pour imposer aux sauvages. M. d'Iberville était sur l'une des biscayennes avec son frère M. de Bienville, et M. de Sauvalle sur l'autre, avec le Père Anastase, Récollet, qui avait sa chapelle avec lui. Les prières se faisaient matin et soir comme sur les vaisseaux, et lorsqu'on pouvait débarquer le dimanche, le père disait la messe.
Le 27 et le 28, on commença à longer à l'ouest une grande île de sable. On passa ensuite devant plusieurs baies environnées d'herbe et de joncs, mais sans bois.
En naviguant, on faisait la plus grande attention à ne passer l'embouchure d'aucune rivière.
Le 1er mars, qui était un dimanche, on aborda à une île, et le père dit la messe pour l'équipage.
L'autel fut dressé sous un bouquet d'arbres, et connue le sol était très humide en quelques endroits, d'Iberville fit couper des branches pour les mettre sous les pieds des hommes, afin de les préserver de toute incommodité. Dans la journée, les gens tuèrent plusieurs chats sauvages: l'île en était remplie, et on l'appela l'île aux Chats, nom qui a subsisté jusqu'à présent.
Il fallait tenir la mer à une certaine distance parce que le vent était violent et pouvait pousser sur les rochers; mais en même temps il ne fallait pas s'éloigner beaucoup, pour n'être pas enlevé par la mer, qui était très forte.
«C'est un métier bien gaillard, dit M. d'Iberville, que de découvrir les côtes de la mer avec des chaloupes qui ne sont ni assez grandes pour tenir la mer quand elles sont sous voiles, ni même quand elles sont à l'ancré, et qui sont trop grandes pour aborder à une côte plate, où elles touchent et échouent à une demi-lieue au large.»
C'est alors qu'étant obligé de gagner la côte, l'équipage, vers le soir du 2 mars, aperçut des rochers très rapprochés les uns des autres et à travers lesquels passait un grand courant.
C'était une rivière, et d'Iberville pressentit que c'était celle qu'il cherchait.
Il s'approcha avec précaution, parce que le courant était rapide à faire une lieue et demie à l'heure. M. d'Iberville reconnut alors plusieurs circonstances qui s'accordaient avec les informations de M. de La Salle.
Les eaux conservaient leur douceur à une grande distance dans la mer, comme l'avait dit M. de La Salle. Les roches étaient très nombreuses, très rapprochées et l'on voyait qu'elles étaient de bois pétrifié avec la vase; elles résistaient à la mer et elles étaient toutes noires; parfois elles étaient espacées de vingt pas et d'autres fois beaucoup plus; mais elles conservaient l'aspect d'une palissade, comme l'avaient affirmé les Espagnols. Le fleuve avait 400 toises de largeur, avec une rapidité extraordinaire.
D'Iberville reconnut que c'était le Mississipi, et qu'il contemplait cette embouchure que M. de La Salle n'avait pu découvrir.
La satisfaction était grande chez tous ceux qui prenaient part à l'expédition. Les gens d'Iberville, qui lui étaient si dévoués, étaient heureux de voir leur chef bien-aimé couronné encore de succès dans une entreprise tentée vainement jusqu'à lui. M. d'Iberville remerciait la divine Providence; il voyait se réaliser toutes ses espérances. Il se trouvait comme en possession d'un nouveau monde qu'il avait promis au roi et à M. de Pontchartrain; enfin, le titre de gouverneur de la Louisiane lui était désormais acquis. Le Père Douay considérait surtout les intérêts spirituels de ce grand continent.
Le lendemain, 3 mars, l'équipage aborda à l'entrée du fleuve; au matin, la sainte, messe fut dite en actions de grâces et on chanta le Te Deum.
L'émotion du Père Douay, qui était un saint homme, était au comble, et il sut la communiquer à son auditoire. «C'était une terre nouvelle, conquise au Sauveur, où son nom serait béni et exalté», et il faut reconnaître que les fervents chrétiens auxquels il s'adressait pouvaient comprendre ces pieux sentiments. Quant à d'Iberville, comme l'avait déjà remarqué le Père Marest dans l'expédition de la baie d'Hudson, il était toujours le premier à donner l'exemple dans les manifestations de la piété.
L'équipage, avant de continuer sa course, resta au repos sous les arbres pour se remettre des fatigues des jours précédents.
«Nous sentons, dit M, d'Iberville, couchés sur des roseaux et à l'abri du mauvais temps, le plaisir qu'il y a de se voir délivrés d'un péril évident.»
Le lendemain, mercredi des Cendres, la messe fut encore célébrée, et les gens reçurent les cendres, avec les officiers en tête.
On commença ensuite à remonter la rivière. A quelques lieues on trouva ce que les précédents explorateurs avaient appelé une fourche, c'est-à-dire une division de la rivière en trois courants différents. C'était une confirmation de toutes les antres indications que M. de La Salle avait données sur l'embouchure du Mississipi.
Après ces assurances, pour faire acte de possession au nom de l'Église, M. d'Iberville fit planter une croix par ses hommes, et le Père Récollet la bénit solennellement, pendant que les matelots l'entouraient à genoux et chantaient le:
Vexilla régis prodeunt,
Fulget crucis mysterium...
M. d'Iberville commença à remonter la rivière. Étant arrive au 30e degré de latitude et au-dessus du Delta il continua sa navigation pour prendre connaissance du pays et de ses ressources.
Il rencontra d'abord le village des Bayagoulas, dont plusieurs habitants étaient venus le visiter au port de Biloxi; là il trouva le meilleur accueil.
Ensuite, il alla au site des Mahongoulas, où l'un des chefs lui vendit, pour une hache, une lettre de M. de Tonty, adressée à M. de La Salle, dans laquelle il lui disait qu'il était venu à son secours, et qu'il avait trouvé toutes les nations des rives du fleuve bien disposées pour les Français.
M. d'Iberville reconnut la vérité de ces dispositions et il continua sa course.
Le pays apparaissait dans toute sa beauté. «Les terres sont les plus belles que l'on puisse jamais voir; elles sont traversées par une infinité de belles et grandes rivières; elles sont couvertes de bois franc, comme chênes, ormes, noyers, de vignes d'une grosseur excessive; des prairies sans fin, les rivières couvertes de canards et d'oies sauvages; les arbres remplis d'oiseaux aux couleurs éclatantes, de perroquets, de geais, d'oiseaux-mouches de toutes sortes.»
Des légions de boeufs sauvages paissent par milliers à travers les prairies.
Voici quel était le plan de M. d'Iberville dans cette exploration. Il voulait choisir un site qui serait au centre des tribus indiennes, pour pouvoir facilement communiquer avec elles, et de plus, qui serait en communication directe avec la mer par l'une des branches du fleuve, de ces fourches dont M. de La Salle avait parlé dans ses relations.
Il trouva d'abord, à 40 lieues de l'embouchure, la nation des Pascomboulas, et au delà, il reconnut qu'il y avait une voie directe vers la mer par ces lacs immenses qui occupent la baie du Delta. Il explora ces lacs, et eu l'honneur des ministres du roi, appela le plus grand du nom de «Pontchartrain», il nomma l'autre «Maurepas».
En remontant, il rencontra une station où se trouvait un mat peint et décoré que les sauvages appelaient Bâton-Rouge. C'était un point de démarcation entre les terrains du chasse des Pascomboulas et de la nation suivante, les Oumas, dont M. d'Iberville voulut visiter le principal village.
Il arriva le 20 mars au village des Oumas. Des chefs l'attendaient sur le rivage avec le calumet de paix. Ils l'entourèrent, le mirent au milieu d'eux et le conduisirent au village en chantant et en dansant. «Arrivés au village, dit M. d'Iberville, nous nous sommes salués et embrassés. Il était une heure de l'après-midi.» Il fallut s'arrêter et recommencer à fumer, «ce qui me fatiguait beaucoup, n'ayant jamais fumé.»
Tout le village était rassemblé. Les tambours et les calebasses accompagnaient le chant, et il y eut plusieurs danses. Ce furent d'abord des danses militaires exécutées par des guerriers revêtus de fourrures, armés de pied on cap et portant sur la fête des mufles d'animaux de toutes sortes, fabriqués avec un rare talent d'imitation.
Ces chants guerriers étaient des sons incohérents, mais non formés au hasard. Les danseurs reproduisaient avec une fidélité parfaite les cris et les hurlements des animaux féroces dont ils mettaient le masque sur leur tête.
Deux bandes de guerriers se plaçaient en présence et, tout en gardant une certaine cadence, ils représentaient un combat, se précipitant et reculant par bonds. Ils brandissaient les casse-tête, se frappaient avec des cris de défi; et, pendant ce temps, les autres guerriers chantaient, en marquant le temps avec des tambours, et en poussant du fond du gosier des cris d'applaudissement, tels que: Hou! Hou! Hou! Hou! ou encore: Ché! Ché! Ché!
Après la danse des guerriers, on passait à des exercices moins effrayants. Les jeunes gens s'avançaient avec les jeunes filles. Ils étaient richement parés à leur manière: ils avaient des diadèmes de plumes qui montaient très haut; leurs ceintures d'orignal brodées en rassades descendaient jusqu'aux genoux; elles étaient ornées tout autour de disques de métal qui retentissaient comme des grelots à chaque mouvement de la danse. Ils étaient peints de rouge, de blanc et de jaune, disposés avec un certain art et figurant des galons et des ornements multipliés. Les jeunes tilles portaient des éventails de plumes dont elles accompagnaient leurs mouvements. Les jeunes gens avaient une sorte de sceptre qui marquait la mesure.
Ces groupes représentaient diverses scènes de la vie sauvage, comme le départ pour la chasse, pour la guerre, le retour, les fiançailles, etc. Les danseurs se lançaient avec une agilité remarquable et en tournant sur eux-mêmes. «Ces danses, nous dit M. d'Iberville, étaient gracieuses et assez jolies, et elles étaient accompagnées de chants pleins de douceur. Quand les sauvages le veulent, ils chantent avec beaucoup d'agrément. Ils ont l'oreille délicate, la voix belle et une disposition remarquable pour la musique.»
Le lendemain, on visita les villages. On vit 150 cabanes, avec une place au centre, de 200 pas de largeur.
Tout autour, on voit s'étendre d'immenses prairies, sans rochers, avec des arbres d'une grande vigueur. Sur les champs s'étalent des fleurs, des citrouilles, des melons et du tabac d'une taille surprenante.»
On alla visiter le temple, qui est au milieu du village. C'est un édifice surmonté d'une coupole; au centre on entretient un feu continuel. A l'extrémité il y a un sanctuaire avec des tables en forme d'autel; sur ces autels étaient disposées des fourrures précieuses et d'autres emblèmes mystérieux.
En revenant à la hauteur de Bâton-Rouge, M. d'Iberville reconnut par ses calculs qu'il était à la latitude de Biloxi, où se trouvaient ses vaisseaux. Alors, il observa les rives et, trouvant au-dessous de Bâton-Rouge un courant d'eau considérable, allant, en droite ligne, du Mississipi dans la direction de l'est, il s'abandonna à ce courant qui, suivant sa prévision, allait se jeter vers la baie de Biloxi. C'est cette rivière que l'on a nommée la rivière d'Iberville, d'après celui qui l'avait découverte. Elle a 25 lieues d'étendue. Elle lui épargna l'immense parcours qu'il lui aurait fallu faire pour descendre le Mississipi avec tous ses détours jusqu'à la mer, au 29e degré, et pour remonter jusqu'au 30e degré à Biloxi. C'était près de 100 lieues d'épargnées. Cette rivière offrait bien des portages, mais elle révélait un pays magnifique, d'une grande abondance en poisson et gibier. On vit passer sur les rives, par centaines, des troupeaux de boeufs au galop.
La rivière su jetait dans le lac Maurepas, qui est la suite du lac Pontchartrain, et de là, M. d'Iberville arrivait le 30 mars à Biloxi, ayant fait 300 lieues environ on 30 jours, y compris les stations aux différentes nations sauvages.
Là, M. d'Iberville écrivit sur son journal: «Depuis un mois de séjour, un peu de curiosité eût dû encourager les personnes qui sont restées, à faire sonder les environs de cette rade avec leurs traversières.» Puis, réfléchissant que cela exprimait un blâme pour ses subordonnés, il a effacé cette phrase pour qu'elle ne fût pas mise dans la copie qu'il devait envoyer au ministre. Les jours suivants, le sondage fut accompli par M. d'Iberville.
Après cette exploration, il jugea qu'il n'y avait pas d'endroit plus convenable que la baie de Biloxi pour l'érection d'un fort, et il fit aussitôt abattre des arbres en quantité suffisante. Ces arbres étaient d'un bois si dur que les haches s'y brisaient. Aussitôt une forge fut établie pour réparer les haches à mesure de l'exploitation.
A la fin du mois, le fort était terminé. Aussitôt on fait descendre les canons avec leurs affûts; on fait aussi installer les vaches et les volailles, puis l'on sème des pois des fèves et du maïs à l'entour du fort. Les Espagnols vinrent alors pour visiter les Français. Ils virent le fort et purent en admirer l'ordonnance.
Cela pouvait leur donner à réfléchir, mais M. d'Iberville s'en inquiétait peu. Il avait jugé ces Espagnols comme des hommes de peu d'importance, et il fait cette réflexion: «Les Espagnols établis dans ces contrées se sont beaucoup nui par leurs alliances avec les Indiens. Les enfants provenant de ces unions, tenaient beaucoup plus du sang sauvage que du sang espagnol: ils étaient chétifs, mous et sans énergie. Je suis certain, ajoutait-il, qu'avec 500 Canadiens, je pourrais enlever le Mexique, où se trouvent tant de trésors.»
Toute cette expédition du Mississipi avait augmenté l'estime que M. d'Iberville avait de ses compagnons d'armes canadiens.
Il les avait vus inébranlables dans les plus grandes fatigues, intrépides, ne reculant devant aucun danger, infatigables dans les marches et dans toutes les manoeuvres. Il avait pu reconnaître avec une sensible complaisance que ses compatriotes étaient au moins égaux à ces flibustiers de Saint-Domingue, que l'on regardait comme les hommes les plus audacieux qu'il y eût alors dans le monde.
De plus, il les avait trouvés d'une ressource précieuse dans les relations avec les sauvages, sachant les gagner par leurs égards et leur amabilité, et pouvant s'en faire comprendre par la connaissance des langues sauvages du Nord, dont beaucoup d'expressions avaient pénétré sur les côtes du golfe. Cela était dû aux Tuscaroras, nation iroquoise établie depuis longtemps dans le voisinage du Mississipi, dans la province de la Caroline.
Le Père Anastase, vu ses fatigues et son grand âge, avait manifesté le désir de revenir en France, ce que M. d'Iberville accorda aussitôt. Il fit venir au fort le jeune aumônier de la Badine. Mais lorsque les fêtes arrivèrent, c'est-à-dire le dimanche des Rameaux, le 12 avril, le Père Anastase se fit conduire en chaloupe, par M. de Beauharnois, au fort, pour confesser tous ceux qui se présentèrent. Il y revint encore le jeudi saint, y resta jusqu'au jour de Pâques, dit la messe, et le soir, il y eut sermon et vêpres. Après quoi il revint aux vaisseaux pour faire faire les pâques aux gens. Il y eut encore confession, messe et communion.
Tout étant réglé, M. d'Iberville laissa au fort près de 14,000 rations, et de plus, il envoya un traversier à M. Ducasse pour avoir des vivres. Lui-même ne devait pas prendre ce chemin, mais profiter du Gulf-Stream pour sortir du golfe du Mexique.
Il dit: «Le 2 mai, j'ai établi les offices du fort. J'ai fait reconnaître le sieur de Sauvalle, enseigne de vaisseau, pour commander; c'est un garçon sage et de mérite. J'ai mis mon frère de Bienville, âgé de 18 ans, comme lieutenant, et Levasseur-Boussonelle comme major. Je leur laisse 70 hommes, les mousses et, de plus, les équipages des traversières.»
Il laissait les mousses pour séjourner parmi les sauvages afin d'apprendre leur langue. C'est ainsi que son père avait agi autrefois, à Montréal, avec lui et ses autres frères.
Il plut extraordinairement les deux jours suivants, et si abondamment que les eaux de la baie devinrent douces, fait incroyable et cependant réel.
Le 4 mai au matin, on leva l'ancre par un vent du sud-sud-ouest. Au 20 mai ils étaient devant l'île de Cuba, à Matanzas, à dix lieues est de la Havane, et le 23 ils arrivèrent au cap de la Floride.
Le 23 mai, samedi, M. de Surgère avait rencontré trois vaisseaux anglais qui, les prenant pour des forbans, firent mine de tirer sur le Marin. «Ils auraient été bien accommodés s'ils avaient commencé», dit M. de Surgère, qui ne doutait de rien; mais, reconnaissant des vaisseaux français, ils leur firent mille amitiés.
«Ensuite, ils voguèrent de conserve avec nous, et cela heureusement, car ils connaissaient les îles de l'entrée du golfe et ils pouvaient passer le Gulf-Stream, que nous ne connaissions pas.
«Ayant débarqué au golfe le 26 mai, nous remerciâmes Dieu et nous quittâmes les Anglais, car nos frégates allaient mieux que les leurs.
«Nous suivions l'est-nord-est, nous dirigeant vers la France. Nous allions du trentième degré au quarante-cinquième. Là, nous avons été assaillis par une tempête épouvantable; les matelots n'en pouvaient plus. On voulut jeter les canons à la mer, mais on n'osa les déplacer, de peur d'enfoncer le vaisseau. Nous pouvions nous croire à notre dernière heure.
«La Badine n'eut pas les mêmes épreuves, nous ayant devancés.
«Le 1er juillet, arrivée à Chef-de-Bois, puis à l'île d'Aix; et le 2 juillet, entrée dans le port de Rochefort, où nous retrouvâmes la Badine.»