Histoire fantastique du célèbre Pierrot: Écrite par le magicien Alcofribas; traduite du sogdien par Alfred Assollant
The Project Gutenberg eBook of Histoire fantastique du célèbre Pierrot
Title: Histoire fantastique du célèbre Pierrot
Author: Alfred Assollant
Release date: November 19, 2005 [eBook #17106]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
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HISTOIRE DU CÉLÈBRE PIERROT
SOCIÉTÉ ANONYME D'IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE
Jules Bardoux directeur.
ÉCRITE
PAR LE MAGICIEN ALCOFRIBAS
TRADUITE DU SOGDIEN PAR ALFRED ASSOLLANT
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT, 15
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1885
Tous droits réservés
TABLE:
|
I. PREMIÈRE AVENTURE DE PIERROT II. DEUXIÈME AVENTURE DE PIERROT III. TROISIÈME AVENTURE DE PIERROT IV. QUATRIÈME AVENTURE DE PIERROT V. CINQUIÈME AVENTURE DE PIERROT VI. SIXIÈME AVENTURE DE PIERROT |
HISTOIRE DU CÉLÈBRE PIERROT
I
PREMIÈRE AVENTURE DE PIERROT
COMMENT PIERROT DEVINT UN GRAND GUERRIER
Pierrot naquit enfariné: son père était meunier; sa mère était meunière. Sa marraine était la fée Aurore, la plus jeune fille de Salomon, prince des génies.
Aurore était la plus charmante fée du monde: elle avait les cheveux noirs, le front de moyenne grandeur, mais droit et arrondi, un nez retroussé, fin et charmant, une bouche petite qui laissait voir dans ses sourires des dents admirables. Son teint était blanc comme le lait, et ses joues avaient cette nuance rose et transparente qui est inconnue aux habitants de ce grossier monde sublunaire. Quant à ses yeux, ô mes amis! jamais vous n'en avez vu, jamais vous n'en verrez de pareils. Les étoiles du firmament ne sont auprès que des becs de gaz fumeux; la lune n'est qu'une vieille et sale lanterne.
Dans ces yeux si beaux, si doux, si lumineux, on voyait resplendir un esprit extraordinaire et une bonté suprême. Oh! quelle marraine avait le fortuné Pierrot!
Les fées, qui sont de grandes dames, ne fréquentent guère de simples meuniers; mais Aurore était si compatissante, qu'elle n'aimait que la société des pauvres et des malheureux. Un jour qu'elle se promenait seule dans la campagne, elle passa près de la maison du meunier juste au moment où Pierrot, qui venait de naître, criait et demandait le sein de sa mère; elle entra dans le moulin, poussée par une curiosité bien naturelle aux dames.
Comme elle entrait, Pierrot cessa de crier pour lui tendre les bras. Aurore en fut si charmée qu'elle le prit sur-le-champ, l'embrassa, le caressa, l'endormit, le replaça dans son berceau et ne voulut pas sortir du moulin avant d'avoir obtenu la promesse qu'elle serait choisie pour marraine de l'enfant.
Le lendemain, elle tint Pierrot sur les fonts baptismaux et voulut lui faire un présent, suivant la coutume.
—Mon ami, lui dit-elle, je pourrais te rendre plus riche que tous les rois de la terre; mais à quoi sert la richesse, si ce n'est à corrompre et endurcir ceux qui la possèdent? Je pourrais te donner le bonheur; mais il faut l'avoir mérité. Je veux te donner deux choses: l'esprit et le courage, qui te défendront contre les autres hommes; et une troisième: la bonté, qui les défendra contre toi. Ces trois choses ne t'empêcheront pas de rencontrer beaucoup d'ennemis et d'essuyer de grands malheurs; mais, avec le temps, elles te feront triompher de tout. Au reste, si tu as besoin de moi, voici un anneau que je t'ordonne de ne jamais quitter. Quand tu voudras me voir, tu le baiseras trois fois en prononçant mon nom. En quelque lieu de la terre ou du ciel que je sois, je t'entendrai et je viendrai à ton secours.
Voilà comment Pierrot fut baptisé. Je passe sous silence les dragées dont la fée Aurore répandit une si grande quantité qu'elle couvrit tout le pays, et que les enfants du village en ramassèrent deux cent cinquante mille boisseaux et demi, sans compter ce que croquèrent les oiseaux du ciel, les lièvres et les écureuils.
Quand Pierrot eut dix-huit ans, la fée Aurore le prit à part et lui dit:
—Mon ami Pierrot, ton éducation est terminée. Tu sais tout ce qu'il faut savoir: tu parles latin comme Cicéron et grec comme Démosthènes; tu sais l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien, le cophte, l'hébreu, le sanscrit et le chaldéen; tu connais à fond la physique, la métaphysique, la chimie, la chiromancie, la magie, la météorologie, la dialectique, la sophistique, la clinique et l'hydrostatique; tu as lu tous les philosophes et tu pourrais réciter tous les poëtes; tu cours comme une locomotive et tu as les poignets si forts et si bien attachés, que tu pourrais porter, à bras tendu, une échelle au sommet de laquelle serait un homme qui tiendrait lui-même la cathédrale de Strasbourg en équilibre sur le bout de son nez. Tu as bonnes dents, bon pied, bon oeil. Quel métier veux-tu faire?
—Je veux être soldat, dit Pierrot; je veux aller à la guerre, tuer beaucoup d'ennemis, devenir un grand capitaine et acquérir une gloire immortelle qui fera parler de moi in soecula soeculorum.
—Amen, dit la fée en riant. Tu es jeune encore, tu as du temps à perdre. J'y consens; mais s'il t'arrive quelque accident, ne me le reproche pas.... Ces enfants des hommes, ajouta-t-elle plus bas et comme se parlant à elle-même, se ressemblent tous, et le plus sensé d'entre eux mourra sans avoir eu plus de bon sens que son grand-père Adam quand il sortit du paradis terrestre.
Pierrot avait bien entendu l'aparté, mais il n'en fit pas semblant. «Il n'y a pire sourd, dit le proverbe, que celui qui ne veut pas entendre.» Ses yeux étaient éblouis des splendeurs de l'uniforme, des épaulettes d'or, des pantalons rouges, des tuniques bleues, des croix qui brillent sur les poitrines des officiers supérieurs. Le sabre qui pend à leur ceinture lui parut le plus bel instrument et le plus utile qu'eût jamais inventé le génie de l'homme. Quant au cheval, et tous mes lecteurs me comprendront sans peine, c'était le rêve de l'ambitieux Pierrot.
—Il est glorieux d'être fantassin, disait-il; mais il est divin d'être cavalier. Si j'étais Dieu, je dînerais à cheval.
Son rêve était plus près de la réalité qu'il ne le croyait.
—Embrasse ton père et ta mère, dit la fée, et partons.
—Où donc allons-nous? dit Pierrot.
—A la gloire, puisque tu le veux; et prenons garde de ne pas nous rompre le cou, la route est difficile.
Qui pourrait dire la douleur de la pauvre meunière quand elle apprit le projet de Pierrot?
—Hélas! dit-elle, je t'ai nourri de mon lait, réchauffé de mes caresses et de mes baisers, élevé, instruit, pour que tu te fasses tuer au service du roi! Quel besoin as-tu d'être soldat, malheureux Pierrot? Te manque-t-il quelque chose ici? Ce que tu as voulu, en tout temps, ne l'avons-nous pas fait? Ne te l'avons-nous pas donné? Pierrot, je t'en supplie, ne me donne pas la douleur de te voir un jour rapporté ici mort ou estropié. Que ferions-nous alors? Que fera ton père, dont le bras se fatigue et ne peut plus travailler? Comment et de quoi vivrons-nous?
—Pardonne-moi, pauvre mère, dit l'entêté Pierrot, c'est ma vocation. Je le sens, je suis né pour la guerre.
Ici la mère se mit à pleurer. Le meunier, qui n'avait encore rien dit, rompit le silence:
—Tu peux t'en aller, Pierrot, si tu sens que c'est ta vocation, quoique ce soit une vocation singulière que celle de couper la tête à un homme, ou de lui fendre le ventre d'un coup de sabre et de répandre à terre ses entrailles. La voix des parents n'a appris, n'apprend et n'apprendra jamais rien aux enfants. Ils ne croient que l'expérience! Va donc, et tâche d'acquérir cette expérience au meilleur marché possible.
—Mais, dit Pierrot, ne faut-il pas combattre pour sa patrie?
—Quand la patrie est attaquée, dit le meunier, il faut que les enfants courent à l'ennemi et que les pères leur montrent le chemin; mais il n'y a aucun danger, mon pauvre Pierrot, tu le sais bien: nous sommes en paix avec tout le monde.
—Mais....
—Encore un mais! Va! pars! lui dit son père en l'embrassant.
Pierrot partit fort chagrin, mais obstiné dans sa résolution. Si la bonne fée avait pitié de la douleur de ses parents, elle savait fort bien qu'un peu d'expérience était nécessaire pour rabattre la présomption de Pierrot, et elle avait confiance dans l'avenir.
Ils marchèrent longtemps côte à côte sans rien dire. Enfin, après plusieurs jours, ils arrivèrent dans le palais du roi. Là, Pierrot fut si ébloui des colonnes de marbre, des grilles en fer doré, des gardes chamarrés d'or, et des cavaliers qui couraient au galop le sabre en main, à travers la foule, pour annoncer le passage de Sa Majesté, qu'il oublia complétement les remontrances de ses parents.
Comme il regardait, bouche béante, un spectacle si nouveau, le roi passa en carrosse, précédé et suivi d'une nombreuse escorte. Il était midi moins cinq minutes, et la famille royale, au retour de la promenade, allait dîner. Aussi le cocher paraissait fort pressé, dans la crainte de faire attendre Sa Majesté. Tout à coup un accident inattendu arrêta le carrosse. Un des chevaux de l'escorte fit un écart, et le page qui le montait, et qui était à peu près de l'âge de Pierrot, fut jeté contre une borne et eut la tête fracassée. Tous les autres s'arrêtèrent au même instant pour lui porter secours ou au moins pour ne pas le fouler sous les pieds des chevaux.
—Eh bien! qu'est-ce? dit aigrement le roi en mettant la tête à la portière.
—Sire, répondit un page, c'est un de mes camarades qui vient de se tuer en tombant de cheval.
—Le butor! dit le roi; qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place. Faut-il, parce qu'un maladroit s'est brisé la tête, m'exposer à trouver mon potage refroidi?
Il parlait fort bien, ce grand roi. Si chaque souverain, ayant trente millions d'hommes à conduire, pensait à chacun d'eux successivement et sans relâche pendant quarante ans de règne, il ne lui resterait pas une minute pour manger, boire, dormir, se promener, chasser et penser à lui-même. Encore ne pourrait-il, en toute sa vie, donner à chacun de ses sujets qu'une demi-minute de réflexion. Évidemment c'est trop peu pour chacun. C'était aussi l'opinion du grand Vantripan, empereur de Chine, du Tibet, des deux Mongolies, de la presqu'île de Corée, et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou basanés qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts Himalaya. Aussi, ne pouvant penser à tous ses sujets, en gros ou en détail, il ne pensait qu'à lui-même.
Par l'énumération des États de ce grand roi, vous voyez, mes amis, que la Chine fut le premier théâtre des exploits de Pierrot. Il ne faudrait pas croire pour cela que Pierrot fût Chinois. Il était né, au contraire, fort loin de là, dans la forêt des Ardennes; mais la fée, par un enchantement dont elle a gardé le secret, sans quoi je vous le dirais bien volontiers, l'avait, au bout de trois jours de marche, et pendant son sommeil, transporté, sans qu'il s'en aperçût, sur les bords du fleuve Jaune, où se désaltèrent, en remuant éternellement la tête, des mandarins aux yeux de porcelaine. Mais revenons à la colère du roi quand il craignit de trouver son potage refroidi.
Au bruit de cette royale colère, toute l'escorte trembla. Le grand roi était d'humeur à faire sauter comme des noisettes les têtes de trois cents courtisans pour venger une injure si grave. Chacun cherchait des yeux, dans la foule, un remplaçant au malheureux page.
La fée Aurore poussa de la main le coude de Pierrot. Celui-ci, sans balancer, saisit les rênes, met le pied à l'étrier et monte à cheval.
—Ton nom? dit Vantripan.
—Pierrot, sire, pour vous servir.
—Tu es un drôle bien hardi. Qui t'a dit de monter à cheval?
—Vous-même, sire.
—Moi?
—Vous, sire. N'avez-vous pas dit: Qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place!» Je prends sa place. Toute la terre ne vous doit-elle pas obéissance? J'ai obéi.
—Et la casaque d'uniforme?
Ici Pierrot fut embarrassé un instant, mais la fée vint à son secours. Elle le toucha de sa baguette: en un clin d'oeil Pierrot fut habillé comme ses nouveaux camarades. Alors le roi, qui s'était penché vers le fond du carrosse pour parler à la reine, se retourna brusquement.
—Sire, dit Pierrot, je suis prêt.
—Comment! tu es habillé?
—Sire, ne vous ai-je pas dit que toute la terre vous doit obéissance? Vous avez voulu que je prisse l'uniforme. Je l'ai pris.
—Voilà un grand prodige, dit Vantripan; mais mon potage ne vaut plus rien. Au palais, et au galop.
En une minute le carrosse, l'escorte et Pierrot disparurent, laissant trente mille badauds stupéfaits de la hardiesse de Pierrot, de sa promptitude à s'habiller, et de la bonté du grand Vantripan. Dans le même moment, la pluie qui tombait les força de rentrer dans leur famille, où tout le reste de la journée et les trois jours suivants on ne parla d'autre chose que du nouveau page.
Pierrot était émerveillé de son bonheur.
—Quoi! disait-il, en si peu de temps me voilà admis à la cour, et en passe de faire une belle fortune. Qui sait?
Au milieu de ces pensées ambitieuses, on arriva au palais. Pierrot voulut descendre de cheval comme les autres et suivre le roi pour dîner, mais le gouverneur des pages l'arrêta.
—Montez votre garde d'abord, lui dit-il.
—Je meurs de faim, dit Pierrot.
—Vous répliquez? huit jours d'arrêts. Mais d'abord, sabre en main et restez à cheval devant le vestibule; voici la consigne: Quiconque entrera sans laisser passer, vous lui couperez le cou; et si vous y manquez, on vous le coupera à vous-même pour vous apprendre à vivre.
Ce disant, le gouverneur monta d'un air grave dans son appartement, où l'attendait un bon dîner avec un bon feu et d'excellent vin.
C'était au mois de novembre, et Pierrot, chamarré d'or, mais légèrement vêtu, montait sa garde à cheval devant le vestibule. Devant lui, des cuisines royales montaient à chaque instant une foule de plats succulents, les uns pour le roi, d'autres pour les officiers de sa maison, pour ses ministres, pour les femmes de chambre de la reine, pour les maîtres d'hôtel, pour tout le monde enfin, excepté le désolé Pierrot. Chaque plat laissait un parfum exquis dont étaient douloureusement excitées les papilles nerveuses du malheureux page.
Les marmitons riaient en passant près de lui, et se le montraient l'un à l'autre avec des gestes moqueurs.
—Voilà un cavalier dont la digestion sera facile, dit l'un d'eux.
—Habit de velours, ventre de son, dit un autre.
Pierrot, mouillé de pluie, morfondu, ne pouvant souffler dans les doigts de sa main gauche qui tenait la bride du cheval, ni dans les doigts de sa main droite qui tenait le sabre, affamé de plus, donnait de bon coeur au diable le roi, la reine, la cour, les courtisans et la maudite envie qu'il avait eue de quitter son père et sa mère, et d'entrer au service militaire.
Enfin la fée Aurore eut compassion de ses souffrances.
—Pierrot, dit-elle, cherche dans la sacoche de ton cheval, et mange.
Or dans la sacoche il n'y avait qu'un morceau de pain sec et fort dur, que le pauvre affamé dévora en quelques minutes. Ainsi se réalisa son rêve de dîner à cheval.
Comme il finissait, trois heures sonnèrent. Vantripan avait dîné, lui aussi, mais beaucoup mieux, et plus à l'aise.
—Ventre de biche! dit-il en paraissant sur le balcon du premier étage du palais, j'ai solidement dîné.
Et il défit son ceinturon pour respirer plus à l'aise.
—Quel est ce page qui monte la garde? ajouta-t-il en abaissant son regard royal sur le pauvre Pierrot.
—Sire, dit un officier, c'est ce jeune homme qui s'est offert si singulièrement au service de Votre Majesté.
—Pardieu! dit le roi, quand j'ai bien mangé et bien bu, je veux que tous mes sujets soient heureux. Approche ici, page; et toi, dit-il au ministre de la guerre qui avait dîné avec lui, tire ton sabre, et découpe-moi ce chapon rôti.
Pierrot s'approcha, et Vantripan lui lança le chapon. Pierrot le reçut si adroitement qu'il fit l'admiration générale.
Les gens qui ont bien dîné ne sont pas, comme on sait, difficiles sur le choix de leurs plaisanteries, et celles des rois, quelle qu'en soit la tournure, sont toujours excellentes.
Après le chapon vint une bouteille de vin, puis un petit pain, puis des gâteaux. Finalement Pierrot dîna mieux qu'il ne l'avait espéré; mais il voyait rire toute la cour, et ce rire ne lui faisait pas plaisir.
—Quand je dîne avec mes parents, pensait-il, le dîner n'est pas friand, mais je ne mange les restes de personne, et personne ne se moque de moi.
Cette pensée indigna Pierrot. Quand il eut fini, et cela dura quelques minutes à peine, tant il montra d'activité, Vantripan le fit monter près de lui.
—Il est aux arrêts, dit le gouverneur des pages.
—Est-ce ainsi qu'on m'obéit? dit le roi d'une voix tonnante. Va toi-même prendre sa place, et garde les arrêts pendant six mois.
Le gouverneur descendit la tête basse et prit la place de Pierrot au milieu des rires de toute la cour. Chacun trouva la justice de Vantripan admirable.
Le roi, content de lui, s'assit dans un bon fauteuil et attendit l'arrivée de Pierrot. A ses côtés, dans un autre fauteuil, près du feu, était assise la reine, dont nous n'avons pas encore parlé, et qui était une femme assez grande, fort blonde, fort grosse, de qui ses femmes de chambre disaient:
—Il est impossible de savoir si elle est plus méchante que bête ou plus bête que méchante.
Derrière elle se tenait debout, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, la princesse Bandoline, sa fille, surnommée par les courtisans Reine de Beauté; elle était fort belle en effet, mais encore plus orgueilleuse, et regardait la race des Vantripan comme la plus illustre de toutes les races royales, et elle-même, comme la plus illustre personne de cette race. De l'autre côté de la cheminée se chauffait, assis, l'héritier présomptif de la couronne, le prince Horribilis, laid et méchant comme un singe; il faisait l'orgueil et la joie de sa mère, qui ne voyait en lui qu'un esprit gracieux et pénétrant, et il effrayait d'avance ceux qui craignaient de devenir ses sujets. Rangés en demi-cercle, les courtisans se tenaient debout autour de la famille royale, et semblaient attendre en bataille l'entrée de Pierrot.
Celui-ci se présenta simplement et sans embarras. Il n'avait pas vu la cour, mais l'éducation que lui avait donnée la fée Aurore le mettait dès l'abord de plain-pied avec tous ceux qu'il voyait. Arrivé à quelques pas du roi, il s'arrêta modestement.
—Approche, drôle, lui dit gaiement le roi. D'où sors-tu? Je ne t'ai jamais vu.
—Sire, dit Pierrot, le soleil ne regarde pas les hommes, mais tous les hommes regardent le soleil.
Cette réponse fit le meilleur effet. Vantripan, flatté de se voir comparé au soleil, croisa ses mains sur son ventre avec satisfaction. Quant à Pierrot, s'il répondait par une flatterie, c'est qu'il ne se souciait pas d'une réponse plus directe. Au milieu de tant de grands seigneurs, il sentait qu'il n'aurait pas beau jeu à dire: Je suis Pierrot, fils de Pierre le meunier et de Pierrette sa femme. Cette généalogie honnête, mais modeste, aurait fait rire toute la cour. Pierrot ne reniait pas sa famille, mais il n'en parlait pas; c'était un commencement d'ingratitude.
Quoi qu'il en soit, dès les premiers mots Pierrot fit merveille. La reine lui fit quelques questions et trouva ses réponses admirables. Le prince Horribilis lui dit des méchancetés qui furent repoussées avec fermeté par Pierrot, mais sans qu'il osât riposter à un si dangereux adversaire. La princesse Bandoline elle-même daigna détourner ses yeux de la glace où elle se contemplait elle-même, et après l'avoir considéré quelque temps au moyen d'un lorgnon à verre de vitre, elle se pencha vers sa mère et dit assez haut pour être entendue de Pierrot:
—Il est assez bien de sa personne, ce petit.
Ce fut le signal des compliments. Toute la cour se jeta sur Pierrot et voulut l'embrasser. Celui-ci ne savait comment se débarrasser de la foule d'amis qu'il avait acquis si subitement; il s'en tira pourtant avec assez de bonheur, grâce aux secours de la fée Aurore qui, sans se montrer, lui soufflait toutes ses réponses.
Pour que la leçon fût complète, elle voulut aider elle-même à sa fortune.
La voix de Vantripan fit cesser ce tumulte.
—Pierrot, dit-il, tu me plais, et je t'attache à notre personne sacrée. Je te donne une compagnie dans mes gardes.
—Il faut convenir, pensa Pierrot, que je suis né coiffé. Qui m'aurait dit cela dans la forêt des Ardennes?
Il se précipita aux genoux du roi, baisa sa main royale et celles de la reine et de la belle Bandoline; quant au prince Horribilis, au moment où Pierrot s'avançait pour la même cérémonie, il lui appliqua sur le nez une croquignole si vive, que le malheureux page recula de trois pas.
—Qu'est-ce? dit Vantripan.
—C'est votre nouveau capitaine qui vient de se heurter le nez, dit sur-le-champ Horribilis.
Pierrot n'osa le démentir.
—A-t-il de l'esprit, mon bel Horribilis! dit la reine qui avait vu donner la croquignole.
—Assez, répondit négligemment la belle Bandoline, qui lissait ses cheveux avec ses doigts blancs comme la neige.
—Maintenant, dit Vantripan en se levant, nous avons assez travaillé aujourd'hui. Si nous faisions une petite collation?
Tout le monde le suivit, même Pierrot, qui fit collation, et soupa avec messieurs les capitaines des gardes.
Dès le lendemain il entra en fonction, fit l'exercice du cheval et du sabre, et montra des dispositions admirables.
En peu de jours il l'emporta sur tous ses camarades, ce qui lui ôta le peu d'amis qu'aurait pu lui laisser sa rapide fortune. Si facile à réparer que fût cette perte, Pierrot s'y montra sensible: il n'était pas encore accoutumé au bel air de la cour et aux usages du monde.
Un mois après l'arrivée de Pierrot, le bruit se répandit que le géant Pantafilando, empereur des îles Inconnues, sur la réputation de beauté de la princesse Bandoline, la faisait demander en mariage. Tout le monde sait que les îles Inconnues, semblables à l'île de Barataria du fameux Sancho Pança, sont situées en terre ferme à cinq cents lieues au nord des monts Altaï, et confinent au Kamtchatka. On sait aussi que ces îles sont appelées Inconnues à cause du grand éloignement où elles sont de la mer et des poissons, qui jamais n'en entendirent parler. L'occasion se présentera peut-être plus tard de donner sur cette géographie nouvelle quelques détails que j'emprunterai aux livres magiques du magicien Alcofribas. La description du magicien commence ainsi:
Ce qui veut dire, dans la langue qu'emploient le diable et ses adeptes pour communiquer ensemble:
Hrhadhaghâ, mhushkhokhinhgûm,
Bhahrhatâ, Abbrakhadhabrâ.
Et en français:
Écoutez tous, petits et grands,
Celui qui mange les petits enfants.
Revenons à la demande en mariage du géant Pantafilando. Ce grand prince n'avait pas cru qu'elle pût être rejetée; aussi vint-il la faire lui-même à la tête de cent mille cavaliers qui entrèrent le sabre au poing dans la capitale de la Chine, et l'accompagnèrent à cheval jusqu'au grand escalier du palais du roi.
Par hasard, Pierrot était de garde ce jour-là avec sa compagnie. Il fut un peu étonné de cet appareil, et descendit l'escalier pour tenir la bride du cheval, pendant que le géant mettait pied à terre avec toute sa suite. Pantafilando, remettant son cheval à un palefrenier nègre, monta les degrés côte à côte avec Pierrot.
Au dernier, Pierrot se retourna et vit que les cent mille Tartares suivaient leur prince dans le palais. Il s'arrêta et dit au géant:
—Sire, S.M. le roi de la Chine sera sans doute très-heureux de vous donner l'hospitalité dans son palais, mais il est bien difficile de loger tous ces braves cavaliers.
—Eh bien, dit gaiement Pantafilando, ceux qui ne pourront pas entrer resteront dehors. D'ailleurs, mes soldats ne sont pas difficiles. N'est-ce pas, amis, que vous n'êtes pas difficiles?
—Non, non, crièrent à la fois d'une voix de tonnerre les cent mille Tartares; nous ne sommes pas difficiles. Nous coucherons un peu partout.
—Avez-vous la gale? cria Pantafilando.
—Non.
—Avez-vous la teigne?
—Non.
—Avez-vous la peste?
—Non.
—Entrez donc!
Pierrot regarda autour de lui. La compagnie dont il avait le commandement était de cent hommes seulement, qui tremblaient de peur à la vue du seul Pantafilando. Engager le combat et faire respecter la consigne eût été folie. C'était mettre à feu et à sang la capitale de l'empire. Manquer à sa consigne, c'était se faire couper le cou, et Pierrot savait bien que le grand Vantripan n'y manquerait pas, ne fût-ce que pour se venger de la frayeur que lui inspirait l'empereur des îles Inconnues.
—De quoi s'avise ce grand escogriffe, disait-il, de faire un pareil esclandre? S'il veut se marier, n'y a-t-il pas des filles dans son pays? Après tout, qu'est-ce qu'une femme? C'est un être plus petit que nous, plus bavard, plus médisant, plus paresseux, plus joli si l'on veut, qui porte plusieurs jupons et qui n'a pas de barbe. N'est-ce pas là de quoi massacrer des centaines de mille hommes et brûler tout un pays?
A ce moment de ses réflexions, il sentit une douleur assez vive, comme si on lui tirait les oreilles. C'était la fée Aurore. Elle avait entendu ce beau monologue.
—Pierrot, dit-elle, j'ai bien envie de te planter là, car tu n'es pas bon à grand'chose. Dis-moi, connais-tu ce beau vers de M. Legouvé?
...Parle mieux d'un sexe à qui tu dois ta mère.
—Hélas! dit le pauvre capitaine, M. Legouvé s'est-il jamais trouvé en face du féroce Pantafilando et de ses cent mille Tartares?
—Laisse-moi faire et ne t'inquiète pas des Tartares.
En même temps elle parut en costume de dame d'honneur aux yeux du géant, qui ne l'avait pas encore vue. Vous imaginez assez ce que devait être la fée Aurore en dame d'honneur. Les plus belles filles d'Ève n'étaient auprès d'elle que des cailloux bruts, comparés aux purs diamants de Golconde. C'était une grâce, une lumière, une divinité. Tout en elle paraissait rose, transparent, diaphane, fait d'une goutte de lait dorée par un rayon de soleil. Elle regarda les cent mille Tartares, et tous, d'un commun accord, se prosternèrent contre terre. Pantafilando lui-même en fut ébranlé jusqu'au fond du coeur; il se sentit subitement radouci, ramolli, et saisi d'un transport de joie dont la cause lui était inconnue. Quant à Pierrot, il était ravi et transporté en esprit au-dessus des planètes. Il ne craignait plus ni le géant ni personne. Il ne craignait que de ne pas exécuter assez vite les ordres de sa marraine.
—Seigneur, dit-elle à Pantafilando, la princesse Bandoline, ma maîtresse, qui a depuis longtemps entendu parler de vos exploits, est ravie de vous voir. Mais elle vous prie d'entrer seul dans ce palais avec deux ou trois officiers. C'est en habit de fête et non en habit de guerre qu'il faut venir voir sa fiancée.
—Mon enfant, dit le gros Pantafilando, si ta maîtresse a seulement la moitié de ta beauté, mon coeur et ma main sont à elle; mais, sans aller plus loin, si tu veux m'épouser, je te fais dès à présent impératrice des îles Inconnues, et pour peu que tu le désires, j'y joindrai le royaume de la Chine, que mes Tartares et moi nous dévorerons en un instant. N'est-ce pas, amis? dit-il en se tournant vers son escorte.
—Oui, oui, s'écrièrent à la fois les cent mille Tartares en remuant les mâchoires comme des castagnettes; nous mangerons la Chine et tous ses habitants.
Cette armée était si admirablement disciplinée, que chaque soldat buvait, mangeait, dormait, marchait et parlait à la même heure, à la même minute que tous ses camarades. C'était un modèle d'armée. Chaque matin on lui disait ce qu'elle devait penser dans la journée, et, en vérité, il n'y avait pas d'exemple de soldat qui eût pensé à droite ni à gauche contre les ordres de son chef.
—Seigneur, répliqua la fée en souriant, tant d'honneur ne m'appartient pas; mais souffrez que j'annonce votre arrivée à ma maîtresse. Et elle disparut.
—Corbleu! dit le géant en passant sa langue sur ses lèvres, comme un chat qui lèche ses babines après dîner, comment t'appelle-t-on, capitaine?
—Pierrot, seigneur.
—Corbleu! capitaine Pierrot, par le grand Mandricard mon aïeul, premier empereur des îles Inconnues, voilà une jolie fille, et je veux lui faire plaisir. Holà! trois généraux! qu'on me suive, et que tous les autres remontent à cheval et attendent mes ordres, la lance en arrêt. Toi, Pierrot, montre-moi le chemin.
Pierrot ne se fit pas prier. Il entra dans la salle à manger, qui était aussi la salle d'audience du grand Vantripan. La porte n'ayant que 60 pieds de haut, Pantafilando, qui marchait sans précaution, se cogna le front contre le montant supérieur. Il entra en jurant horriblement.
—Que mille millions de canonnades renversent ce palais sur la tête de ceux qui l'ont bâti et de ceux qui l'habitent!... s'écria-t-il d'une voix si forte que toutes les vitres de la salle se brisèrent en éclats.
—Diable! dit Pierrot, les affaires vont mal.
Vantripan était assis sur son trône. Sa famille était à ses côtés avec toute la cour; mais au seul bruit de la voix de Pantafilando, toutes les dames s'enfuirent saisies d'une terreur panique. Les courtisans auraient bien voulu suivre cet exemple; mais les portes étaient trop étroites pour donner passage à tout le monde, et beaucoup furent forcés, ne pouvant fuir, de faire contre mauvaise fortune bon coeur.
—Quel est l'officier de garde aujourd'hui! s'écria Vantripan d'une voix mal assurée.
—C'est moi, sire, répondit Pierrot qui avait repris tout son sang-froid.
—Quelle est la consigne?
—De couper le cou à tous ceux qui entrent ici sans permission.
—Eh bien, pourquoi n'as-tu pas coupé le cou à cet immense Tartare, et pourquoi laisses-tu entrer ici le premier venu?
Pierrot allait répondre, le géant l'interrompit.
—Le premier venu! s'écria Pantafilando. Oui, certes, le premier venu de cent mille Tartares qui n'attendent à ta porte que mon signal pour te casser en mille morceaux, toi et ta ville de porcelaine et tes coquins de sujets, dont aucun n'ose me regarder en face.
—Prenez la peine de vous asseoir, monseigneur, dit alors Vantripan en présentant lui-même son fauteuil au géant, et excusez l'incivilité de mes officiers qui ne vous ont peut-être pas traité avec tous les égards dus à votre rang. Et, à propos, seigneur, à qui ai-je l'honneur de parler?
—Ah! ah! vieux cafard, dit le bruyant Pantafilando, tu ne me connais pas, mais à ma mine seule tu as deviné que j'étais un hôte illustre. Je suis le géant Pantafilando, si connu dans l'histoire; Pantafilando, empereur des îles Inconnues, souverain des mers qui entourent le pôle et des neiges qui couvrent les monts Altaï; Pantafilando, qui a conquis le Beloutchistan, le Mazandéran et le Mongolistan; qui fait trembler l'Indoustan et la Cochinchine; qui rend muets comme des poissons le Turc et le Maure, et devant qui la terre frissonne comme l'arbre sur lequel souffle l'ouragan, pendant que l'Océan demeure immobile de frayeur; je suis Pantafilando, l'invincible Pantafilando.
Durant ce discours, tous les assistants mouraient de peur. Pierrot seul regarda le géant sans pâlir.
—Voilà, pensa-t-il, un grand fanfaron; mais sa barbe rousse, ses moustaches retroussées en croc et sa voix de chaudron percé ne m'effrayent pas.
—A quel heureux événement devons-nous le plaisir de vous voir? dit Vantripan.
—Je viens te demander en mariage ta fille Bandoline, la Reine de Beauté.
—Je vous la donne avec beaucoup de plaisir, s'écria Vantripan. Elle ne pouvait pas trouver un époux plus digne d'elle. Elle est à vous, avec la moitié de mes États.
—J'en suis enchanté, s'écria Pantafilando, et la dot ne me plaît pas moins que la fiancée. Entre nous, mon vieux Vantripan, tu es un peu âgé pour gouverner encore un si grand empire, et tu feras bien de prendre du repos. Dans une famille bien unie, un gendre est un fils. Tout n'est-il pas commun entre un père et ses enfants? La Chine nous est donc commune. Or, quand un bien est commun à deux propriétaires, si l'un des deux est paralytique, c'est à l'autre de le remplacer dans l'administration de la propriété commune. Tu es paralytique d'esprit, impotent de corps; donc, moi qui suis sain de corps et d'esprit, je te remplace dans le gouvernement et dans l'administration du royaume. C'est un lourd fardeau; mais, avec l'aide de Dieu, j'espère y suffire.
—Mais je ne suis pas paralytique, essaya de dire Vantripan.
—Tu n'es pas paralytique! dit Pantafilando feignant d'être étonné. On m'avait donc trompé. Si tu n'es pas paralytique, prends ce sabre et défends-toi.
—Hélas! seigneur, dit tristement le pauvre Vantripan, je suis paralytique, étique et phthisique si vous le voulez. Prenez mes États, mais ne me faites pas de mal.
—Vous faire du mal, dit Pantafilando, faire du mal à un beau-père si tendrement aimé! Que le ciel m'en préserve. Vous n'avez pas d'ami plus fidèle que moi, maintenant que mes droits au trône de la Chine sont reconnus. Qu'est-ce que je demande, moi? la paix, la tranquillité, le maintien de l'ordre et le bonheur des honnêtes gens.
Le prince Horribilis, plus tremblant encore que son père, avait écouté ce dialogue sans mot dire; mais, quand il vit l'audace et le succès de Pantafilando, la colère lui donna du courage, et il s'avança au milieu de la salle.
—Tu oublies, dit-il au géant, que la loi salique règne en Chine, et que la couronne ne peut pas tomber aux mains de ma soeur qui n'est qu'une femme.
—Et moi, suis-je une femme? cria Pantafilando d'une voix de tonnerre. Viens, si tu l'oses, ver de terre, me disputer cette couronne, et je te coupe en deux d'un seul revers.
A ces mots, il tira son cimeterre qui avait quarante pieds de haut, et que vingt hommes robustes n'auraient pas pu soulever. Horribilis frémit et courut se cacher derrière le ministre de la guerre, qui se cachait lui-même derrière le fauteuil de la princesse Bandoline. Content de cette marque de frayeur qu'il prit pour une marque de soumission, le géant dit d'un ton plus doux:
—Chinois et Tartares, puisque la divine providence a bien voulu m'appeler, quoique indigne, au gouvernement de ce beau pays, je jure de remplir religieusement mes devoirs de souverain, et je vous demande de me jurer à votre tour fidélité aussi bien qu'à mon auguste épouse, la belle Bandoline.
—Nous le jurons, s'écria toute l'assemblée avec l'enthousiasme habituel en pareille circonstance. Pierrot seul ne dit rien.
Le géant s'agenouilla et voulut baiser la main de sa fiancée; mais celle-ci, effrayée de se voir unie à un pareil homme, ne put s'empêcher de se cacher le visage dans les mains en pleurant.
—Ne faites pas la prude ni la mijaurée, s'écria Pantafilando, ou par le ciel! je....
—Que feras-tu? dit Pierrot d'un ton qui attira sur lui l'attention générale.
Jusqu'ici notre ami avait gardé un silence prudent. Au fond, il se souciait fort peu que Vantripan ou Pantafilando régnât sur la Chine. Que me font leurs affaires? pensait-il. Vantripan m'a nommé capitaine des gardes, et je suis prêt à me battre pour lui, s'il m'en donne le signal; mais, s'il ne réclame pas mes secours, s'il se laisse détrôner, s'il aime mieux la paix que la guerre, est-ce à moi de me faire estropier pour lui? Si les Chinois supportent les Tartares, est-ce à moi de les trouver insupportables? Ces réflexions lui firent garder la neutralité jusqu'au moment où il vit pleurer la belle Bandoline. C'est ici le lieu de vous avouer une faiblesse de Pierrot.
Il était amoureux de la princesse. J'en suis bien fâché, car Pierrot n'était qu'un paysan, et si l'on voit des rois épouser des bergères, on vit rarement des reines épouser des bergers. L'amour ne raisonne pas, et Pierrot passait toutes les nuits où il n'était pas de garde à veiller sur les fenêtres de la trop adorée Bandoline. Il l'aimait parce qu'elle était belle, et aussi, sans qu'il s'en rendît compte, parce qu'elle était fille du roi et qu'elle avait de magnifiques robes. Pierrot disait:
—Je suis capitaine, je serai général, je vaincrai l'ennemi, je conquerrai un royaume, et je l'offrirai à la belle Bandoline avec ma main.
Il ne parla cependant pas de son projet à sa marraine, confidente ordinaire de ses pensées, mais elle le devina.
—Le papillon va se brûler les ailes à la chandelle, dit-elle; tant pis pour lui! L'homme ne devient sage qu'à ses dépens. Ce n'est pas moi qui ai fait la loi, mais je ne veux pas l'aider à la violer.
L'amoureux Pierrot fut donc saisi d'indignation en voyant cette princesse adorée sur le point de passer aux mains du géant. Dans un premier mouvement dont il ne fut pas maître, il tira son sabre.
Pantafilando fut d'abord si étonné, qu'il ne trouva pas un mot à dire. Puis la colère et le sang lui montèrent au visage avec tant de force, qu'il faillit succomber à une attaque d'apoplexie. Son front se plissa et ses yeux terribles lancèrent des éclairs. Tous les assistants frémirent; seul l'indomptable Pierrot ne fut pas ébranlé. La princesse jeta sur lui un regard où se peignaient la reconnaissance et la frayeur de le voir succomber dans un combat inégal. Ce regard éleva jusqu'au ciel l'âme de Pierrot.
—Prends le royaume de la Chine, le Tibet et la Mongolie, s'écria-t-il; prends le royaume de Népaul où les rochers sont faits de pur diamant; prends Lahore et Kachmyr qui est la vallée du paradis terrestre; prends le royaume du Grand-Lama si tu veux; mais ne prends pas ma chère princesse, ou je t'abats comme un sanglier.
—Et toi, dit Pantafilando transporté de colère, si tu ne prends pas la fuite, je vais te prendre les oreilles.
A ces mots, levant son sabre, il en asséna sur Pierrot un coup furieux.
Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui, profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le sol à une profondeur de plus de dix pieds.
Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança à la tête du géant avec une roideur telle que, si au lieu de frapper le géant au front, comme elle fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet de canon lancé par une pièce de 48. Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien supérieur en dureté au diamant même. A peine fut-il étourdi du coup, et, sans s'arrêter à dégager son sabre, il saisit l'un des trois généraux qui l'avaient suivi, et qui regardaient le combat en silence, et le jeta sur Pierrot. Le malheureux Tartare alla frapper la muraille, et sa tête fut écrasée comme une grappe de raisin mûr que foule le pied du vendangeur. A ce coup, la reine et la princesse Bandoline, qui seules étaient restées dans la salle après la fuite des dames de la cour, s'évanouirent de frayeur.
Pierrot lui-même se sentit ému. Tous les autres spectateurs, immobiles et blêmes, s'effaçaient le long des murailles, et mesuraient de l'oeil la distance qui séparait les fenêtres du fleuve Jaune qui coulait au pied du palais. Malheureusement, Pantafilando avait fait fermer les portes dès le commencement du combat. Vantripan criait de toute sa force:
—C'est bien fait, seigneur Pantafilando, tuez-moi ce misérable qui ose porter la main sur mon gendre bien-aimé, sur l'oint du Seigneur!
Le prince Horribilis, non moins effrayé, priait Dieu à haute voix pour qu'il lançât sa foudre sur ce téméraire, ce sacrilége Pierrot, qui osait attaquer son beau-frère et aimer sa soeur.
—Lâches coquins, pensa Pierrot, si je meurs ils me feront jeter à la voirie, et si je suis vainqueur, ils recueilleront le fruit de ma victoire! J'ai bien envie de les laisser là et de faire ma paix avec Pantafilando. Rien n'est plus facile; mais faut-il abandonner Bandoline?
Tout à coup il s'aperçut que sa belle princesse était évanouie. En même temps, Pantafilando ouvrant la porte, criait à ses Tartares de venir à son secours. Je serais bien fou de les attendre, dit Pierrot; et prenant son élan, d'une main il saisit sa bien-aimée par le milieu du corps, de l'autre il ouvrit la fenêtre, puis s'élança dans le fleuve Jaune avec Bandoline.
Son action fut si prompte et si imprévue que le géant n'eut pas le temps de s'y opposer. Il vit avec une rage impuissante Pierrot nager jusqu'à la rive opposée, et là, rendre grâces au ciel qui avait sauvé sa princesse et lui d'un épouvantable malheur.
Aux cris de Pantafilando, les cent mille Tartares mirent pied à terre en même temps et montèrent dans le palais. On entendait sonner leurs éperons sur les degrés.
—Grand empereur, s'écria le premier qui parut sur le seuil de la porte, que voulez-vous? Faut-il piller? faut-il tuer? faut-il brûler? nous sommes prêts.
—Tu arrives toujours trop tard, imbécile, lui cria le géant.
En même temps d'un soufflet il le fit pirouetter sur lui-même et le jeta sur le second, celui-ci se renversa sur le troisième, le troisième sur le quatrième, et tous jusqu'au dernier des cent mille tombèrent les uns sur les autres comme un château de cartes, tant ce premier soufflet avait de force!
Quand ils se furent relevés:
—Prenez des barques, leur dit le géant, passez le fleuve, et courez sur Pierrot: vous me le ramènerez mort ou vif. Si vous revenez sans lui, je vous couperai la tête à tous.
Ces paroles donnèrent du courage à tout le monde. On se précipita dans des bateaux, on traversa le fleuve, on chercha la trace de Pierrot. On ne trouva rien.
Pierrot avait disparu ainsi que Bandoline. Les malheureux Tartares revinrent la tête basse comme des chiens de chasse qui ont manqué le gibier. Pantafilando leur fit couper à tous l'oreille droite, et fit jeter ces oreilles dans les rues pour effrayer les Chinois et leur apprendre à quel nouveau maître ils avaient affaire.
Vantripan et Horribilis ne furent pas les derniers à féliciter le grand Pantafilando de cet acte de justice. La reine garda le silence. Elle ne pouvait haïr sa fille, qui avait essayé d'échapper au géant, et, d'un autre côté, comment excuser une jeune princesse qui se jetait à l'eau avec le fils d'un meunier?
Pendant ce temps, qu'étaient devenus Pierrot et la belle Bandoline? Vous le saurez, mes amis, si vous voulez lire le chapitre suivant.
II
DEUXIÈME AVENTURE DE PIERROT
PIERROT RESTAURE LES DYNASTIES
La fraîcheur de l'eau avait rendu à la belle Bandoline l'usage de ses sens. Pierrot en profita pour lui expliquer rapidement par quelle aventure il lui faisait traverser le fleuve Jaune à la nage d'une manière si inconvenable et si inusitée pour une grande princesse; il termina son discours par mille protestations de dévouement.
Bandoline fit attendre sa réponse. Elle ne savait si elle devait rire ou se fâcher, rire de la déconvenue du terrible Pantafilando qui avait cru l'épouser, ou se fâcher de l'audace de Pierrot qui avait osé, sans la consulter, la jeter à l'eau; qui l'en avait, il est vrai, retirée, mais qui montrait un dévouement trop ardent pour être longtemps désintéressé. Elle se tira d'embarras en disant que, quoiqu'il y eût dans les détails de l'affaire quelque chose de répréhensible, cependant, en gros, elle ne pouvait qu'être reconnaissante à Pierrot du soin qu'il avait pris d'elle; qu'elle acceptait l'offre de son dévouement, sachant d'ailleurs qu'il était offert non pas à elle seule, mais à toute l'illustre race des Vantripan; que ni son père, ni sa mère, ni son frère n'oublieraient jamais ce service, et que, suivant toute probabilité, avant peu de jours ils seraient en état de le reconnaître dignement.
Pierrot ne répliqua rien. Il vit bien que ce n'était pas le moment de s'expliquer; d'ailleurs, de la rive opposée accouraient déjà les Tartares de Pantafilando. Il baisa trois fois l'anneau magique et invoqua la fée Aurore.
Elle parut aussitôt:
—Ami Pierrot, dit-elle, tu prends l'habitude d'agir sans me consulter, et, quand tu te trouves dans l'embarras, tu m'appelles à ton secours. Cette confiance m'honore, mais elle commence à m'ennuyer.
—Hélas! bonne marraine, dit Pierrot se jetant à genoux et lui baisant la main, n'êtes-vous pas mon refuge éternel? Si vous me rebutez, à qui m'adresserai-je? N'êtes-vous pas la plus belle, la plus douce, la plus aimable des fées?
—Il me flatte, dit la fée, donc il a besoin de moi. Voyons, que te faut-il?
Ce dialogue se faisait presque à voix basse, et Bandoline, occupée près de là à faire sécher sa robe et à gonfler sa crinoline, ne vit pas la fée, qui était invisible pour tout autre que Pierrot, et n'entendit pas un mot de ce qu'elle disait.
Elle vit seulement Pierrot parler à voix basse et à genoux, et crut qu'il priait Dieu.
—Il faut d'abord, dit Pierrot, nous mettre en sûreté, la princesse et moi, car voici plus de dix mille Tartares qui passent le fleuve et me poursuivent; puis, s'il y avait un moyen de rendre un trône à cette belle princesse persécutée?
—On verra, dit la fée; mais toi, mon cher filleul, qui fais le chevalier errant, ne compte pas trop sur les bonnes grâces de ta dame; souviens-toi qu'elle sera deux fois ingrate, comme femme et comme reine, car il n'y a rien de plus oublieux et de plus ingrat que les rois et les femmes, et ne viens pas te plaindre auprès de moi de tes chagrins d'amour.
—Ne craignez rien, adorable marraine, dit Pierrot, je ne veux aucun salaire pour mes services; elle ne pourra donc pas être ingrate.
—Bien, bien, cela te regarde; mais défie-toi de cette petite personne.
A ces mots, et comme les premiers Tartares allaient aborder sur la rive, elle enleva Pierrot et Bandoline dans un nuage et les déposa à cent cinquante lieues de là, dans un petit bois près duquel campait l'armée du grand Vantripan.
Cette armée se composait de cinq cent mille Chinois qui recevaient pour solde, chaque matin, une ration de riz et la permission d'aller boire l'eau du fleuve Jaune qui coulait près de là. Chaque soldat, comme il est naturel, apportait au service de sa patrie une dose de courage et de zèle patriotique équivalente à sa ration de riz: c'est-à-dire qu'il prenait le chemin de gauche quand un Tartare prenait celui de droite. Un malheur, disait le Chinois, est si vite fait: lorsque deux hommes belliqueux ont les armes à la main, qu'ils sont ennemis, qu'il n'y a personne pour les séparer, il vaut mieux qu'ils se séparent eux-mêmes d'un commun accord que de s'exposer à couper la gorge à des gens qui sont pères de famille ou qui peuvent le devenir. C'est pour cela qu'au premier bruit de l'entrée de Pantafilando en Chine, le général en chef donnant le premier l'ordre et l'exemple de la retraite, ils avaient établi leur camp à plus de deux cents lieues de la route que devaient suivre les Tartares.
A peine Pierrot et la princesse eurent-ils mis le pied à terre qu'ils se dirigèrent vers la tente du général en chef. Cet indomptable guerrier, nommé Barakhan, était le neveu de Vantripan, et il avait plus d'une fois jeté les yeux avec envie sur sa cousine et sur la couronne que portait son oncle. Aussi Vantripan, avec son discernement ordinaire, l'avait, pour l'éloigner de la cour, mis à la tête de l'armée. A peine la princesse eut-elle fait le récit de ses malheurs et raconté les exploits de Pierrot à son cousin, que celui-ci frappa dans ses mains. Un esclave parut.
—Qu'on appelle les généraux au conseil, et que toute l'armée prenne les armes!
En même temps il se revêtit des insignes royaux, et quand tous les principaux officiers furent assemblés, il prit, au grand déplaisir de Pierrot, la main de sa cousine, et dit:
—Amis, Vantripan est détrôné; Horribilis ne vaut guère mieux. Tous deux sont prisonniers du cruel Pantafilando. Je suis donc l'héritier légitime de la couronne, et j'épouse ma cousine que voici, la princesse Bandoline, Reine de Beauté. Si quelqu'un de vous s'y oppose, je vais le faire empaler.
—Vive le roi Barakhan Ier! cria tout d'une voix l'assemblée.
La princesse Bandoline tourna sur Pierrot des yeux si languissants et si beaux qu'il ne put résister à leur prière.
—A bas Barakhan l'usurpateur! cria-t-il avec courage. Vive à jamais Vantripan, notre roi légitime!
—Qu'on saisisse cet homme et qu'on l'empale, dit Barakhan.
Pierrot tira son sabre et décrivit en l'air un cercle. Trois têtes de mandarins tombèrent comme des pommes trop mûres et roulèrent aux pieds de l'usurpateur. Tout le monde s'écarta. Barakhan lui-même sortit de la tente en courant et appelant ses gardes. En quelques minutes Pierrot se vit entouré de six mille hommes. Personne n'osait l'approcher, mais on faisait pleuvoir sur lui une grêle de pierres et de flèches.
—Où me suis-je fourré? pensa ce héros. Et il se précipita au plus épais de la foule; mais si prompt que fût son mouvement, celui des assaillants fut plus prompt encore à l'éviter. Il se trouva le centre d'un nouveau cercle aussi épais que le premier, aussi facile à forcer, aussi prompt à se reformer. Heureusement il lui vint une idée. Il aperçut Barakhan qui, monté à cheval et caché derrière ses gardes, les excitait à se jeter sur lui. Sur-le-champ, d'un bond, il saisit, à droite et à gauche, un homme de chaque main, et, sans faire de mal à ses deux prisonniers, il les appliqua l'un sur sa poitrine et l'autre sur son dos pour se garantir des flèches qu'on lui lançait. Aussitôt les gardes cessèrent de le harceler pour ne pas frapper leurs camarades. Pierrot profita de ce temps d'arrêt, lâcha le prisonnier qu'il tenait serré sur sa poitrine, et faisant tournoyer son sabre autour de sa tête avec la force lente, régulière et irrésistible d'un faucheur qui coupe l'herbe des prés, il abattit en une minute quinze ou vingt têtes parmi les plus voisines. On s'écarta de nouveau et si brusquement, que Pierrot se trouva en face de Barakhan. Celui-ci voulut fuir, mais la foule était trop épaisse. Il lança son cheval sur Pierrot, mais notre ami l'évita, prit d'une main la bride du cheval, et de l'autre saisissant Barakhan par la jambe, il l'enleva de la selle, le fit tourner quelque temps comme une fronde, et le lança avec une telle force que le malheureux prince s'éleva dans les airs jusque au-dessus des nuages. En retombant il aperçut, à droite, les sommets neigeux du Dawâlagiri, qui réfléchissaient les rayons du soleil, et à gauche les monts Kouen-Lun, qui dominent la Grande-Mandchourie et qu'aucun voyageur n'a encore visités; mais il n'eut pas le temps de faire part à l'Académie des sciences de ses découvertes, parce qu'au bout de quelques minutes on le trouva fracassé et brisé en mille morceaux.
A ce spectacle, un cri unanime s'éleva dans l'assemblée:
—Vive le roi Vantripan! Vive Pierrot, notre général! Vive la princesse Bandoline! etc. Et tout le monde courut baiser le pan de l'habit de Pierrot.
—Qu'est-ce? s'écria-t-il, tout à l'heure vous m'avez voulu empaler; à présent, vous m'adorez. Avez-vous menti? ou mentez-vous?
—Nous ne mentons jamais, seigneur capitaine. Nous sommes toujours les serviteurs du plus fort. Tout à l'heure nous avons cru que Barakhan était le plus fort, nous lui avons obéi. Maintenant nous voyons que vous l'êtes, et nous vous obéissons. Qu'il soit maudit, cet usurpateur, ce Barakhan qui nous a trompés!
—Si jamais je suis roi, pensa Pierrot, je me souviendrai de la leçon. Mais hâtons-nous de rassurer cette pauvre princesse; elle a dû trembler pour ma vie.
Bandoline n'avait pas tremblé pour la vie de Pierrot. Elle haïssait Barakhan; elle avait, pour s'en délivrer, demandé du secours à Pierrot; mais elle regardait la vie de Pierrot comme lui appartenant par droit divin, ainsi que toutes les autres choses de ce monde. C'est ce que le pauvre Pierrot, aveuglé par son amour et son ambition, ne comprenait pas.
Elle le reçut avec une dignité froide, lui permit à peine de s'asseoir, et lui commanda de mettre sur-le-champ l'armée en marche pour reprendre la capitale de la Chine et détrôner Pantafilando. Pierrot obéit en soupirant, mais au premier ordre qu'il donna de marcher à l'ennemi, toute l'armée lui tourna le dos.
—- Lâches coquins! leur cria Pierrot; et, profitant de ce qu'un des généraux avait le dos tourné, il l'enleva d'un coup de pied dans le derrière jusqu'à la hauteur du toit du palais. Le pauvre général retomba heureusement sur ses pieds, et ôta respectueusement son bonnet orné de clochettes qui servaient à effrayer l'ennemi.
—Seigneur, dit-il à Pierrot, nous vous aimons, nous vous respectons, nous vous craignons surtout; mais, au nom du ciel! ne nous demandez pas ce que nous ne pouvons pas faire. Le bon Dieu nous a refusé le courage; voulez-vous que nous nous battions malgré nous?
—Magots chinois! dit Pierrot.
—Eh bien! oui, seigneur, nous sommes des magots; mais quoiqu'il y ait des têtes beaucoup plus belles, quoique la vôtre, en particulier, soit admirablement belle et pleine d'esprit et de courage, seigneur, j'ose le dire, je préfère encore la mienne, elle va mieux à mon cou et à mes épaules.
—Sac à papier! dit Pierrot, comment faire?
—Partons-nous? dit la belle Bandoline sortant de la tente, où elle avait passé à se parfumer, habiller, peigner et pommader tout le temps que Pierrot se battait et haranguait les Chinois.
—Par saint Jacques de Compostelle! pensa Pierrot, il faut avouer que je suis bien fou: j'ai failli déjà deux fois aujourd'hui me faire casser la tête pour cette merveilleuse princesse, sans qu'elle ait seulement daigné me remercier.
Cette réflexion, aussi triste que sensée, ne l'empêcha pas de se précipiter au-devant de la princesse et d'être prêt à lui faire le sacrifice de sa vie. C'est le propre de l'amour de se suffire à lui-même et de se dévouer sans récompense.
Il faut tout dire: au fond de l'amour de Pierrot il y avait un peu d'espoir et beaucoup de vanité. Je ferai, pensait-il, de si belles actions et j'acquerrai tant de gloire, qu'elle finira par m'aimer. A mon âge, encore inconnu, paysan il y a un mois, être aujourd'hui le seul appui d'une si grande et si belle princesse, cela n'est arrivé qu'à moi, Pierrot. La fortune me devait cette gloire.
—Princesse, dit-il à Bandoline, nous partons seuls.
L'armée a peur de Pantafilando et refuse de nous suivre.
—Et vous l'avez souffert? dit-elle.
Il y avait dans ce mot et dans le regard qu'elle lança sur Pierrot tant d'estime de son courage et tant de reproche en même temps, qu'il faillit tourner bride et massacrer les cinq cent mille Chinois pour les forcer de marcher à l'ennemi; mais la réflexion le rendit plus sage, et il se contenta de répondre:
—Princesse adorable, pleine lune des pleines lunes, pour vous je traverserais les mers à la nage, je défierais le monde; mais je ne puis faire marcher des gens qui veulent s'asseoir. Le roi Salomon dit, «qu'il est impossible de faire boire un âne qui n'a pas soif.»
—Pierrot, dit la belle Bandoline, vous m'offrez toujours ce que je ne vous demande pas. Que m'importe que vous traversiez les mers à la nage? Il n'y a pas de mer d'ici à la capitale de mon père, et s'il y en avait, je trouverais bien plus commode de m'embarquer sur un beau vaisseau monté par des matelots habiles. Ce que je veux, c'est que vous conduisiez cette armée au secours de mon père Vantripan.
—Eh bien! dit Pierrot découragé, parlez-leur vous-même.
La belle Bandoline leur fit un discours magnifique où elle rappela les exploits de leurs aïeux; elle leur parla du danger de la patrie, de leurs femmes, de leurs enfants, et leur vanta la gloire de rétablir sur son trône le monarque légitime.
Mais les Chinois firent la sourde oreille.
—Partons seuls, dit Bandoline indignée; et, grâce à des chevaux plus rapides que le vent, ils arrivèrent, elle et Pierrot, dix jours après dans la capitale de la Chine, où d'abord ils descendirent de nuit dans une hôtellerie pour prendre langue.
Pantafilando n'avait pas perdu de temps après le départ de Pierrot. Entre autres sages décrets, il avait ordonné que tous les Chinois se lèveraient à six heures du matin et se coucheraient à huit heures du soir, et qu'on raccourcirait de toute la tête tous ceux dont la taille dépassait cinq pieds cinq pouces. Tout le monde avait applaudi à ces deux décrets, excepté, bien entendu, les Chinois de cinq pieds six pouces, qui se tenaient cachés dans leurs caves de peur du bourreau.
Pierrot apprit en même temps que sa tête était mise à prix; mais cette nouvelle ne l'inquiéta pas beaucoup. Il comptait bien la défendre vigoureusement. Le soir même il alla, dans l'obscurité, placarder sur le mur du palais l'affiche suivante:
«Au nom de Sa Majesté éternelle et invincible, Vantripan IV, roi légitime de la Chine, du Tibet, des deux Mongolies, de la presqu'île de Corée et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou basanés, qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts Himalaya, Pierrot, général en chef de Sadite Majesté, défie, dans un combat à mort, le géant Pantafilando, empereur des îles Inconnues, soi-disant roi de la Chine.»
Une ancienne loi obligeait les prétendants au trône de la Chine de vider leur querelle en combat singulier, et d'éviter ainsi d'inutiles massacres. Pierrot comprit avec raison que Pantafilando, fier de sa force et de son courage, accepterait le combat.
Dès le matin, Pantafilando aperçut l'affiche, qui était imprimée en lettres gigantesques, et fit annoncer à son de trompe, dans la ville, que Pierrot pouvait se présenter sans crainte dans l'arène, et que le combat aurait lieu à trois heures de l'après-midi. Si le géant succombait, tous les Tartares devaient quitter la Chine; s'il était vainqueur, Bandoline serait le prix de la victoire.
La belle princesse trouva d'abord cette condition fort dure; mais bientôt, se rappelant le courage et l'adresse de Pierrot, et voyant bien qu'après sa mort elle serait livrée sans défense au premier venu, elle accepta et alla s'asseoir sur un fauteuil magnifique, à quelques pas duquel devait avoir lieu le combat.
Pierrot ne manqua pas, après avoir fait ses prières à Dieu, d'invoquer la fée Aurore. Elle secoua la tête d'un air de mauvais augure et lui dit:
—Mon ami, il en est temps encore, veux-tu rentrer dans la cabane de ton père et laisser là ta princesse? Je la connais, elle s'en consolera très-vite, et tu pourras faire tranquillement le bonheur de tes parents et le tien propre. Crois-moi, renonce à ce combat. Ce sera pour toi, je le prévois, la source d'une douleur cruelle.
—Dût-il m'en coûter la vie, dit l'héroïque Pierrot, je défendrai ma princesse.
—Va donc, dit la fée Aurore, et entre dans l'arène, car Pantafilando t'attend.
En effet, le géant provoquait déjà Pierrot. Tous deux étaient armés: le géant de son grand sabre et d'une lance de cent pieds de long; Pierrot d'un sabre seulement. Il comptait sur son adresse bien plus que sur sa force.
Du premier coup, Pantafilando, poussant brusquement sa lance sur Pierrot, manqua de l'embrocher comme une mauviette. Le fer de la lance rencontra le manteau court de Pierrot (c'était la mode alors) et le déchira dans toute sa longueur. Pierrot dégrafa son manteau et se trouva en simple pourpoint. Il prit son élan, et, d'un bond impétueux, il alla donner la tête la première, comme une catapulte, contre la poitrine du géant. Celui-ci, étourdi du coup, chancela un instant, tourna sur lui-même et tomba en arrière. Pierrot courut à lui sur-le-champ pour lui mettre le pied sur la gorge, mais Pantafilando, dans ses efforts pour se relever, le frappa du pied si violemment qu'il fut renversé et jeté à trois cents pas.
Jusqu'ici le combat paraissait égal; mais Pierrot, quoique renversé une fois, n'avait rien perdu de sa force, tandis que le géant, ébranlé du choc terrible qu'il avait reçu dans la poitrine, ne se soutenait plus qu'à peine, semblable à une puissante muraille à demi renversée par la canonnade.
—Qu'on m'apporte à boire, dit le géant.
Et prenant une barrique remplie de vin, il la vida d'un trait. Puis, en loyal adversaire, il fit offrir du vin à Pierrot qui but, le remercia, et lui cria:
—En garde!
Pantafilando saisit une des portes du cirque où avait lieu le combat et la jeta sur Pierrot. Celui-ci, saisissant une autre porte, para le coup et lança à son tour sa porte, qui atteignit le géant à la cuisse. Il fut abattu du coup, et, se relevant sur un genou, essaya inutilement de continuer le combat. D'un coup de sabre il coupa une oreille à Pierrot; mais celui-ci para encore avec son propre sabre, sans quoi celui du géant, poursuivant son chemin, l'aurait fendu en deux, et d'un revers il coupa la tête de Pantafilando.
Un long cri de joie s'éleva de toutes parts. Tout le monde cria:
—Gloire et longue vie au vaillant Pierrot!
Et la belle Bandoline, touchée de tant d'amour et de tant de courage, se leva elle-même pour aller au-devant du vainqueur; mais quand elle ne fut plus qu'à trois pas, elle s'écria tout à coup avec horreur:
—Otez-moi cet objet effroyable!
Le malheureux Pierrot, qui s'était cru au comble du bonheur, se vit rejeté dans les abîmes du désespoir. Il avait oublié son oreille, aux trois quarts détachée par le sabre de Pantafilando. C'était cette pauvre oreille, coupée à son service, qui avait fait pousser à la princesse ce cri d'horreur, et il faut avouer qu'un héros qui n'a qu'une oreille devrait se rendre justice et ne pas paraître devant les dames.
Quoi qu'il en soit, à peine Bandoline eut-elle dit d'ôter cet objet effroyable, que Pierrot, qui se croyait l'idole du peuple, fut abandonné en un instant. Les Tartares s'étaient enfuis après la mort de leur chef. Les Chinois coururent au palais de Vantripan, le proclamèrent roi de nouveau, lui jurèrent fidélité, et Pierrot, tout saignant, alla se faire panser chez le chirurgien.
—Mort et damnation! s'écria Vantripan en se mettant à table; ma contenance ferme a singulièrement imposé à l'ennemi!
—Sire, dit le ministre de la guerre, la bouche pleine, vous avez montré une âme vraiment royale, et César n'était qu'un pleutre auprès de vous.
—J'aime à voir, lui dit le roi, qu'on me dit la vérité sans flatterie. Pour ta peine, je te donne une pension de cent mille livres sur ma cassette privée.... Donne-moi du pâté d'anguilles!
—Sire, dit le ministre, je remercie Votre Majesté, et j'ose dire que mon dévouement....
—C'est bon! c'est bon! Donne-moi du pâté, morbleu! Ton dévouement m'ennuie et tes phrases me font bâiller. Où donc étais-tu, ajouta-t-il au bout d'un instant, pendant le règne de Pantafilando?
—Sire, j'imposais, comme Votre Majesté, à ces Tartares par ma contenance.
—Qu'est-ce qu'il y a? Tu imposais, dis-tu, comme Ma Majesté? Tu oses te comparer à moi, bélitre?
—Sire....
—A moi, maroufle?
—Sire....
—A moi, misérable menteur? à moi, arlequin? à moi, polichinelle? à moi?...
—Sire....
—Gardes, emmenez-le et qu'on l'empale! Voilà, ajouta Vantripan, comment je sais punir un traître!... Horribilis!
—Mon père?
—Va chercher Pierrot.
—Mon père, vous n'y songez pas. Moi, l'héritier présomptif de la couronne, aller chercher un simple officier des gardes!
—Héritier présomptif, cours chercher Pierrot, ou je vais te jeter mon assiette à la tête!
—J'y vais, mon père, dit Horribilis.
Et il se disait en lui-même: Coquin de Pierrot, tu me payeras cette humiliation.
Pierrot parut bientôt. Il était pansé, et, franchement, les linges qui enveloppaient sa blessure ne l'embellissaient pas.
—C'est donc toi, dit Vantripan, qui as tué Pantafilando?
—Oui, sire, répondit modestement Pierrot.
—Pourquoi l'as-tu fait sans mon ordre? Je me réservais d'essoriller ce bandit de ma main.
—Sire, je l'ignorais, dit Pierrot, qui riait en pensant à la mine du grand Vantripan le jour de l'entrée de Pantafilando.
—Je te pardonne cette fois. A l'avenir, ne montre pas de zèle.
—Il suffit, seigneur.
—Ce n'est pas tout, Pierrot. Je veux plus que jamais, malgré ton étourderie, t'attacher à ma personne. Je te fais grand connétable....
—Sire!...
—Grand amiral!...
—Sire!...
—Grand échanson!...
—Sire!...
—Et grand... tout ce que tu voudras. Tu ne me quitteras plus: tu déjeuneras, dîneras, souperas avec moi, et, pour m'endormir, tu me conteras des histoires.
—Sire, dit Pierrot, tant de faveurs vont me faire bien des envieux.
—Tant mieux, morbleu! Je veux qu'on enrage.
—Et je crains beaucoup de mal remplir tant de fonctions à la fois.
—Qu'est-ce que cela te fait, si je te trouve propre à tout? Crois-tu que ceux qui t'ont précédé les remplissaient mieux?
—Sire, dit Pierrot poussé dans ses derniers retranchements, où prendrais-je le temps de dormir?
—Dormir! Tu ne m'as donc pas compris? c'est pour que je dorme qu'il faut que tu veilles. Dormir! Le devoir d'un fidèle sujet est de veiller sur son roi, et non de dormir.
—J'aurais mieux fait, pensa Pierrot, de suivre le conseil de la fée et de retourner à la maison.
Tant d'honneurs ne tournèrent pas la tête à Pierrot. Il aurait donné de bon coeur l'amirauté et la connétablie pour un sourire de la dédaigneuse Bandoline; mais on ne peut pas tout avoir. La première fois qu'il se présenta à la cour, il voulut lui baiser la main; elle lui tourna le dos avec mépris et d'un air si offensé, que le pauvre connétable en fut tout déconcerté.
—Hélas! disait-il, où est le temps où j'avais mes deux oreilles, où Pantafilando régnait ici, et où mon ingrate princesse chevauchait seule avec moi, trop heureuse alors que je voulusse la suivre et la défendre?
Ces réflexions firent tant d'impression sur le pauvre Pierrot qu'il pâlit, maigrit, devint malade de langueur, et n'offrit bientôt plus que l'ombre de lui-même.
La fée Aurore s'en aperçut: c'était, comme nous l'avons dit, la plus charitable personne qui ait jamais été au ciel ou sur la terre. Elle ne donnait de conseil que lorsqu'elle était priée de le faire, et toujours avant l'événement. «Quand le mal est fait, disait-elle, il faut le réparer, et surtout ne pas jeter au nez du malheureux l'éternel refrain des pédants: Je vous l'avais bien dit.»
—Pierrot, dit-elle, tu as besoin de distraction; il faut voyager.
—Chère marraine, dit d'un ton dolent le pauvre Pierrot, puis-je laisser le devoir de ma charge et les affaires publiques dont le roi Vantripan m'a confié le soin?
—Pierrot, dit la fée, tu n'es pas sincère. Tu ne te soucies pas beaucoup des devoirs de ta charge; et quant aux affaires publiques, crois-moi, elles ne vont jamais mieux que lorsque personne ne s'en occupe. Je sais ce qui te retient ici. Tu aimes Bandoline, et elle se moque de toi.
—Hélas! oui, s'écria le malheureux Pierrot, elle me méprise parce que je n'ai plus qu'une oreille. Elle oublie, la perfide, que j'ai perdu l'autre à son service.
—Ami Pierrot, dit la sage fée, l'aimerais-tu encore si elle n'avait que la moitié d'un nez et qu'elle eût perdu l'autre moitié par quelque accident?
—Ce n'est pas possible, répondit Pierrot, elle a le plus joli nez du monde, après le vôtre, chère marraine. C'est un nez dont la courbe aquiline....
—Je ne t'en demande pas la description, dit la fée.
Encore une fois, l'aimerais-tu si elle perdait la moitié de ce nez charmant?
—Je... le... crois... dit Pierrot hésitant.
—Tu le crois? tu n'en es pas sûr. Eh bien, je suis, moi, sûre du contraire. Tu n'en pourrais pas supporter la vue. Pourquoi veux-tu qu'elle soit plus philosophe que toi, et qu'elle prenne plus aisément son parti de te voir essorillé? Les hommes se vantent d'être plus forts, plus fermes, plus sensés, plus raisonnables que les femmes; et, dans la pratique, ils exigent d'elles mille fois plus de force, de fermeté, de sens et de raison.
—Comment peut-elle oublier, dit Pierrot, le service que je lui ai rendu, et le danger que j'ai couru pour elle?
—C'est une autre affaire, dit la fée. Mais l'amour n'est-il autre chose que de la reconnaissance, ou bien est-ce une chose qui vient et qui s'en va sans qu'on sache pourquoi?
—Je suis trop ignorant pour raisonner sur ce sujet, dit Pierrot; tout ce que je sais, c'est que je l'aime et qu'elle me méprise.
—Pierrot, dit la fée, je te quitte; tu n'es pas d'humeur à entendre raison ni à causer métaphysique. Adieu donc, quand tu auras besoin de moi, tu sais que tu peux compter sur ta marraine.
Le lendemain, Pierrot fut appelé secrètement chez le prince Horribilis. Il s'y rendit sur-le-champ, tout étonné d'une telle faveur, car le prince royal ne l'y avait pas accoutumé.
Horribilis le reçut d'une manière si aimable que Pierrot crut s'être mépris sur son caractère.
—Je l'ai calomnié, se dit-il, quand je le croyais méchant et stupide. Ce sont ces gredins de courtisans qui lui attribuent toutes sortes de vices. Il n'est pas brave, je l'avoue, et c'est très-malheureux pour un prince, mais d'autres se chargeront d'être braves pour lui; et, qui sait? ce sera peut-être, malgré sa poltronnerie, un très-grand prince et un admirable conquérant.
Après les premiers compliments, Horribilis lui dit:
—Mon cher Pierrot, vous avez pu remarquer que j'ai toujours été votre ami, et je veux contribuer à votre fortune.
—Hum! hum! pensa Pierrot, si nous sommes amis, c'est de fraîche date. (Haut.) Seigneur, comment pourrai-je reconnaître tant de faveur?...
—En m'écoutant, interrompit le prince. Vous n'êtes pas riche, mon ami?
—Va-t-il me faire l'aumône? dit Pierrot dont la fierté commençait à s'indigner. (Haut.) Seigneur, les bienfaits de votre père ont comblé mes espérances.
—Je sais... je sais... mais, entre nous, si un caprice de mon père (car il est capricieux, mon respectable père le grand Vantripan!) vous privait aujourd'hui de toutes vos dignités, demain vous seriez aussi pauvre que le jour de votre arrivée à la cour.
—Seigneur, dit Pierrot, il me resterait l'honneur; avec ce bien un homme n'est jamais pauvre. Je ne suis pas né sujet de votre auguste père, et je puis offrir mes services à un roi qui les appréciera mieux.
—Et voilà justement ce que je veux éviter, s'écria Horribilis. Pierrot, le sauveur de la Chine, le vainqueur de l'invincible Pantafilando, le soutien de la dynastie des Vantripan, irait seul et sans secours, comme défunt Bélisaire, offrir de porte en porte et de pays en pays son courage à un de nos ennemis! La Chine se déshonorerait par cette ingratitude! Non, Pierrot, je ne le souffrirai pas.
Et se levant avec enthousiasme, il serra le grand connétable dans ses bras.
—Mais comment l'éviter? dit Pierrot.
—Ah! voilà! Je suis riche, moi, et je suis ton ami. Entre amis, tout est commun. Je veux te mettre pour toujours à l'abri des caprices de mon père. Tu connais ma terre de Li-chi-ki-ri-bi-ni.
—Votre terre de Lirichiki! dit Pierrot qui ne pouvait pas s'habituer aux noms chinois.
—De Li-chi-ki-ri-bi-ni, reprit Horribilis, celle qui a vingt lieues de tour, et qui est toute fermée de hautes murailles entre lesquelles courent des milliers de tigres, de lions, de sangliers, de cerfs et de chevreuils. C'est le plus beau domaine de la Chine. Je te la donne.
—Vous me la donnez? s'écria Pierrot frémissant de joie à la pensée des belles chasses qu'il y pourrait faire. Ce n'est pas possible, seigneur, et votre générosité...
—Que parles-tu de générosité? Ne te dois-je pas tout, et pourrai-je jamais m'acquitter envers toi? n'as-tu pas sauvé ma race et mon trône?
—C'est-à-dire, reprit Pierrot, le trône de votre auguste père, qui doit un jour vous appartenir.
—Nous ne nous entendons pas, à ce qu'il paraît, ami Pierrot.
—Je le crains, pensa le grand connétable subitement refroidi.
—Je te laisse toutes les charges que mon père t'a données; j'y ajoute le don de ma terre de Li-chi-ki-ri-bi-ni, et je fais de toi mon bras droit et mon premier ministre; mais à une condition: c'est que tu me prêteras ton aide pour devenir roi et détrôner Vantripan.
—Détrôner Vantripan, mon bienfaiteur! s'écria Pierrot.
—Il veut se faire payer plus cher, pensa Horribilis. C'est étonnant, l'ambition de ces gens de peu. Écoute, ajouta-t-il, est-ce trop peu du don de ma terre et veux-tu que j'y joigne le royaume du Tibet et la main de ma soeur Bandoline?
Cette dernière offre fit palpiter le coeur de Pierrot. Roi du Tibet! la belle Bandoline! quelle tentation pour le fils d'un meunier et pour l'amoureux Pierrot! Il n'hésita pas cependant.
—Monseigneur, dit-il, vous me connaissez mal. Je reçois, comme je le dois, l'honneur que vous me faites. Certes, s'il ne fallait que se jeter dans les flammes pour obtenir de vous cette adorable princesse, je m'y précipiterais sur-le-champ; mais il s'agit d'une trahison....
—D'une trahison! s'écria Horribilis, pour qui me prends-tu, grand connétable? Suis-je un traître, moi?
—Monseigneur, dit Pierrot, j'ai mal compris, sans doute. Souffrez que je me retire.
—Non, par le ciel! Tu ne sortiras pas ainsi, emportant mon secret. Reste, Pierrot, et combats avec moi ou tu es mort. Je ne me laisserai pas dénoncer à mon père.
—Seigneur, dit Pierrot d'un ton ferme, certaines actions sont faites pour de certaines gens. Quant à moi, je ne sais ni trahir ni dénoncer.
Et il fit un pas vers la porte.
—Pierrot! s'écria Horribilis transporté de colère, il faut me suivre ou mourir!
—Monseigneur, dit Pierrot, je ne vous suivrai ni ne mourrai.
Et, tirant son sabre, il marcha vers la porte. Au même moment, le prince frappa trois fois dans ses mains et le capitaine des gardes parut.
—Arrêtez-moi ce scélérat! cria Horribilis.
—Ventre-Mahom! dit Pierrot, nous allons rire.
Et il marcha sur le capitaine des gardes du prince; mais celui-ci ne s'amusa pas à l'attendre. Il s'élança si brusquement vers la porte qu'il renversa son lieutenant qui le suivait, et le sous-lieutenant qui suivait le lieutenant. A cette vue, les gardes, sans s'occuper du prince ni de leurs chefs, prirent la fuite de tous les côtés, et l'invincible Pierrot passa, jetant sur eux un regard de mépris.
En rentrant chez lui, il se jeta dans un fauteuil.
—Voilà donc, dit-il, cette cour, la plus illustre de l'univers: le roi est un glouton, sa femme est une buse, son fils est une vipère, sa fille une.... Non, ne blasphémons pas; à quoi servent les richesses et la puissance, grand Dieu?
—A rendre sages ceux qui savent s'en passer, ami Pierrot, lui dit la fée Aurore, qui parut tout à coup devant lui.
—Ah! c'est vous, chère marraine? dit Pierrot, vous venez à propos. Je suis bien malheureux. Je souffre cruellement.
—De quel mal? du mal de dents ou du mal d'amour?
—Rien, si vous voulez, marraine; vous m'aviez bien prédit, quand j'allais combattre Pantafilando, qu'il m'en arriverait malheur. Hélas! hélas! oreille infortunée! cruel Pantafilando!
—Il ne t'a coupé qu'une oreille, et tu l'appelles cruel! Que serait-ce donc s'il t'avait coupé la tête?
—Je m'en consolerais plus aisément, dit le mélancolique Pierrot.
—Ou du moins tu garderais le silence. Voyons donc cette oreille si mal à propos détachée. Il est vrai, mon ami, qu'elle pend d'une vilaine façon, et que cela doit faire un fâcheux effet au bal.... Souffres-tu beaucoup?
—Oh! oui, marraine, j'ai le coeur bien malade.
—Ce n'est rien, mon ami, mange ce morceau de sucre, cela passera.
Tout en parlant, elle prononça deux mots magiques en touchant l'oreille de sa baguette.
—Tiens! dit tout à coup Pierrot, mon oreille va mieux, mon oreille est rattachée, je suis guéri. Et il se mit à gambader dans sa chambre. Quand il en eut fait le tour douze ou quinze fois en sautant sur les chaises et renversant les tables, il se jeta à genoux devant la fée Aurore, et lui baisa la main d'un air si tendre et si reconnaissant qu'elle en fut touchée.
Tout à coup Pierrot sonna.
Un nègre parut.
—Donne-moi ma chemise de dentelles avec mon jabot, ma plus belle cravate et mon grand habit de cour.
La fée se mit à rire.
—Où vas-tu, Pierrot?
Pierrot rougit.
—Tu n'as pas besoin de parler, reprit la fée, je le vois dans tes yeux. On se moque de toi, Pierrot.
—Qu'on se moque, dit Pierrot. Si un homme me rit au nez, je l'enverrai, d'un coup de pied, voir aux confins de la lune si j'y suis.
—Et si c'est une femme, si c'est ta belle princesse?
Pierrot se gratta la tête.
—Va, mon ami, lui dit la bonne fée, je ne veux pas troubler le plaisir que tu te proposes, va où le destin t'appelle. Je t'attends ici.
Pierrot, tout habillé de soie, de velours et d'or, fit son entrée en grande pompe dans le palais de Vantripan. Il était monté sur un cheval noir magnifique, cousin germain du célèbre Rabican, que montait la duchesse Bradamante. Ce cheval était si léger à la course qu'il s'élançait du sommet des montagnes, et courait dans les airs comme s'il avait eu des ailes, en prenant son point d'appui dans les nuages. Chacun sait que nous pourrions, nous aussi, marcher sur les nuages si nous n'appuyions pas trop fort et trop longtemps sur ce sol mobile; mais c'est là justement qu'est la difficulté, car il ne faut pas demeurer à la même place plus d'un millionième de seconde; et, lourds, épais et lents comme nous sommes, aucun de nous n'a pu encore en trouver le moyen.
Le cousin germain de Rabican s'appelait Fendlair. Il faisait l'admiration et l'envie de toute la cour. Pierrot seul, par une permission de la fée Aurore, qui le lui avait donné, pouvait le monter. Le prince Horribilis ayant voulu l'essayer un jour, en l'absence de Pierrot, fut envoyé d'une ruade jusqu'au premier étage du palais, où, fort heureusement pour lui, il entra par la fenêtre ouverte et tomba sur un tapis qui amortit la chute. En se relevant, il ordonna de mettre à mort ce cheval indomptable; mais lorsque les gardes voulurent exécuter cet ordre, Fendlair, devinant leur intention, s'avança d'un air si résolu sur le plus brave d'entre eux, que celui-ci, tout troublé, tira sa flèche au hasard. Cette flèche, mal dirigée, rencontra, par une fatalité bien malheureuse, la bouche toute grande ouverte du ministre de la justice qui bâillait, et le bois de la flèche s'étant cassé dans l'effort que fit ce pauvre homme pour la retirer, le fer resta fiché entre les deux mâchoires sans qu'il pût fermer la bouche. On entendait sortir de son gosier des cris de rage inarticulés qui se mêlaient aux éclats de rire du grand Vantripan et de tous ses courtisans.
Ces éclats de rire ne durèrent pas longtemps. En lançant des ruades de côté et d'autre, Fendlair avait mis en fuite toute la garde royale, et se trouva face à face, ou, si vous voulez, naseaux à nez avec son ennemi, le prince Horribilis. Celui-ci voulut fuir, mais Fendlair le saisit avec les dents par le milieu des reins et le porta en courant douze fois autour de la grande cour du palais.
—Sauvez mon fils! criait la reine.
—Au secours! hurlait Horribilis.
—A la garde! vociférait Vantripan.
—La garde? dit Pierrot paraissant tout à coup, ah! sire, elle est loin si elle va toujours du même pas. Ils doivent faire au moins trente lieues à l'heure.
—Au nom du ciel, Pierrot, sauve mon fils.
—Voilà une méchante affaire, dit Pierrot, et il voulut saisir Fendlair par la bride; mais celui-ci voyant que son maître allait lui enlever sa proie, la lâcha lui-même en grinçant des dents et en crachant un morceau de gigot qu'il avait pris dans le fond de la culotte d'Horribilis.
—Justice! mon père! s'écria ce pauvre prince, justice!
—Contre qui?
—Contre Pierrot, mon père, et contre son cheval enragé, dont je porterai toujours les marques. Voyez plutôt.
A ces mots, tournant le dos à la compagnie, il lui montra le fond de sa culotte emporté et sa blessure plus risible que touchante. Vantripan se mit dans une colère furieuse.
—Sabre et mitraille! cria-t-il, tu abuses de ma patience, Pierrot.
—Sabre et mitraille! répondit hardiment Pierrot en criant plus fort que le roi, qu'avez-vous à vous fâcher, Majesté, et à crier comme une oie qu'on met à la broche?
—Pierrot, tu es un insolent.
—Majesté, vous êtes une bête.
—Pierrot, je te ferai couper en quatre et donner en pâture à mes chiens.
—Majesté, ne m'agacez pas; j'ai les nerfs irrités, je vous mettrais en poudre avec tous vos Chinois.
—Voyons, dit Vantripan effrayé, sois raisonnable, ami Pierrot. De quoi as-tu à te plaindre ici? Je te ferai justice sur-le-champ.
—Je me la ferai moi-même quand je voudrai, dit fièrement Pierrot.
—Pierrot, mon bon Pierrot, je t'en supplie, sois calme.
—Que je sois calme, Majesté, quand je vois votre grand nigaud de fils, ce grand touche-à-tout qui a failli mettre en colère mon bon cheval?
—Il a raison, dit Vantripan. Pourquoi as-tu touché ce cheval, Horribilis?
—Mon père, dit Horribilis, c'est le cheval qui m'a jeté au premier étage de votre palais.
Mon bon cheval est fort méchant,
Quand on l'attaque il se défend.
chantonnait Pierrot dans ses dents.
—Pourquoi le prince a-t-il voulu monter Fendlair malgré ma défense expresse?
—C'est vrai, dit Vantripan, pourquoi as-tu violé la défense de Pierrot?
—Ah! mon père, s'écria douloureusement Horribilis, quel langage tenez-vous là, vous, le roi de la Chine?
—Du Tibet, des deux Mongolies, de la presqu'île de Corée et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou basanés qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts Himalaya, continua Pierrot de la voix aiguë et monotone d'un huissier qui commande le silence ou d'un tambour de ville qui lit une proclamation de monsieur le maire.
—Horribilis, dit le roi, va te faire panser, je te ferai justice, sois-en sûr.
Horribilis sortit.
—Et toi, dit Vantripan à Pierrot, ne lui garde pas rancune. Il n'a pas cru mal faire. Il est un peu étourdi, mais au fond il a bon coeur, je te le garantis.
—A votre sollicitation, Majesté, dit Pierrot, je lui pardonne, mais qu'il n'y revienne pas.
—J'y veillerai, dit Vantripan, heureux d'avoir apaisé son grand connétable; et maintenant, amis, mettons-nous à table.
Cette scène se passait quelques jours avant la proposition qu'Horribilis fit à Pierrot de détrôner Vantripan. Il est aisé de comprendre si Pierrot devait se défier de ce prétendant à la couronne. On comprend aussi la fierté de notre héros lorsqu'il entra dans la cour du palais, monté sur Fendlair. Vingt pages le précédaient, et, comme au convoi de Marlborough, l'un portait son grand sabre, l'autre portait son bouclier, l'autre ne portait rien.
Pierrot mit pied à terre dans la cour et monta lentement les degrés, la tête haute, le regard assuré, comme un vrai fils de Jupiter. C'était l'heure du dîner. Il entra dans la salle à manger sans être annoncé. A cette vue, le gros Vantripan remplit sa coupe d'or d'un vieux vin de Chio de l'année de la comète, et l'élevant au-dessus de sa tête:
—Dieux immortels! s'écria-t-il, soyez bénis, vous qui m'avez donné à boire du vin de Chio et à aimer un tel ami. A ma santé, Pierrot! As-tu faim?
—Non, Majesté.
—As-tu soif?
—Non, Majesté.
—Par Brahma! qu'as-tu donc avec ta mine solennelle?
—J'ai à vous parler d'affaires, Majesté.
Horribilis, qui était assis à table en face de Pierrot, pâlit en le voyant; il crut que Pierrot allait le dénoncer, et se leva pour fuir.
—Restez assis, prince, dit gravement Pierrot, il ne sera pas question de vous dans cet entretien.
Horribilis respira. Il comptait sur la parole de Pierrot.
Quand le roi eut vidé ses six bouteilles, il se leva de table, l'oeil brillant et plein de gaieté.
—Comme te voilà beau, dit-il. Tu es paré comme une châsse. Vas-tu à la noce?
—A la mienne, dit Pierrot, oui, Majesté.
—Et qui épouses-tu? sans indiscrétion.
—Majesté, dit Pierrot, il n'y a pas d'indiscrétion. Si vous n'en aviez parlé le premier, j'allais vous le dire. J'ai l'honneur de vous demander en mariage la princesse Bandoline, votre fille.
—Ah! ah! dit Vantripan, n'est-ce que cela? Eh! mon ami, je te la donne. Grand bien te fasse! Ventre Mahom! je danserai à cette noce, et nous dînerons pendant huit jours sans nous lever de table.
—Sire, dit la reine, vous n'y songez pas: savez-vous seulement si celui que vous voulez prendre pour gendre est prince ou fils de prince?
—Qu'il ait pour père qui il voudra, dit Vantripan, je m'en... moque. Est-ce que Bandoline va épouser son père?
—Et si votre fille le refuse, dit la reine, qui n'aimait pas Pierrot, et qui était bien aise de trouver une excuse si légitime.
—Si ma fille n'en veut pas, ma fille est une sotte, cria Vantripan.
—Majesté, lui demanda Pierrot, je demande la permission de consulter la princesse.
Bandoline était présente et se taisait pour la première fois de sa vie. En effet, cela méritait réflexion.
—Sire, dit-elle enfin, tous les désirs de mon père sont des lois sacrées pour moi, mais....
—Bon, dit Vantripan, voilà le mais éternel de toutes ces belles capricieuses.
Marion pleure, Marion crie,
Marion veut qu'on la marie.
Vient le mari, Marion n'en veut pas: il est trop vieux, ou trop jeune, ou trop beau, ou trop laid, ou trop sage, ou trop débauché, ou trop avare, ou trop pauvre. Sait-on jamais ce qui se passe dans ces têtes de filles, dans ces pendules détraquées? Voyons, parle franchement, que peux-tu reprocher à Pierrot? N'es-t-il pas brave? n'est-il pas jeune? n'est-il pas plein d'esprit? n'a-t-il pas sauvé à toi la vie et l'honneur, à nous le trône? Que veux-tu de plus?
—Sire, dit Bandoline, tout cela est vrai; mais il n'a qu'une oreille.
—Eh bien, au service de qui a-t-il perdu l'autre? dit Vantripan.
—Au mien, je le sais bien; mais cela n'empêche pas qu'il ne lui reste qu'une oreille, et qu'une oreille dépareillée n'est pas belle à voir.
—Sérénissime Altesse, dit modestement Pierrot, j'ai prévu cette objection, et j'ai remis mon oreille à sa place légitime. Daignez vous en assurer vous-même. Tirez, ne craignez rien, c'est bon teint. Bien; maintenant, Altesse, daignez tirer l'autre.
La princesse tira si fort que Pierrot poussa un cri.
—Voilà, dit-elle, un grand prodige. Il a raison. Ses deux oreilles sont vivantes; mais je ne comprends pas comment une blessure si grave a été guérie si vite. Il faut qu'il y ait là-dessous quelque magie, et je ne veux pas épouser un magicien.
—Ta, ta, ta, voilà bien une autre histoire, s'écria Vantripan qui craignait que Pierrot ne vînt à se fâcher; mais il se trompait.
Pierrot, qui avait mis le genou en terre devant la princesse, se leva avec un grand sang-froid et lui dit:
—Altesse Sérénissime, vous n'aurez pas le chagrin d'épouser un magicien; mais je vous prédis, moi, sans être un grand prophète, que vous épouserez un chien coiffé. Sire, ajouta-t-il en se tournant du côté de Vantripan, daignez me permettre de m'absenter pour quelque temps. Il est convenable qu'un homme que vous honorez de votre confiance fasse une tournée sur les frontières de l'empire pour veiller à la bonne administration de l'État, et empêcher l'invasion des Tartares du grand Kabardantès, frère cadet de Pantafilando.
—Grand Dieu! s'écria Vantripan, sont-ils si près de nous?
—Sire, reprit Pierrot, ne craignez rien, je vais moi-même au-devant d'eux.
—Au nom du ciel, Pierre, ne les brusque pas; ils ont le caractère mal fait. Donne-leur de l'or, de l'argent, des esclaves, des troupeaux, des étoffes de soie, tout ce que tu voudras; mais, à tout prix, empêche-les de venir.
—Il ne vous en coûtera que du fer, Majesté, dit Pierrot.
—Eh bien! pars, et ne reviens pas sans les avoir tués jusqu'au dernier.
—Bon voyage! dit Horribilis quand Pierrot fut parti.
—Bon débarras! dit la reine.
—Vous êtes de sottes gens, dit Vantripan, vous me fourrez toujours dans quelque querelle qui trouble ma digestion. Pierrot est parti très-mécontent; malgré sa dissimulation, je l'ai bien vu.
—Eh! que nous fait le mécontentement de Pierrot? dit la reine d'un air méprisant.
—Vous ne savez ce que vous dites, dit le pauvre Vantripan. Taisez-vous, péronnelle.
—Mais, mon père....
—Ma fille, vous êtes une chipie.
—Ma mère a raison, dit Horribilis, et....
—Quant à toi, mon cher Horribilis, tais-toi, si tu ne veux que je te fasse tordre le cou comme à un poulet. Et nous, enfants, allons souper.
Toute la cour le suivit.
Pendant ce temps, Pierrot, revenu chez lui, congédia sa suite et partit à cheval avec la fée Aurore. Si vous voulez encore me suivre, mes amis, je vous dirai dans le chapitre suivant où il alla et quel était son dessein.
III
TROISIÈME AVENTURE DE PIERROT
COMMENT PIERROT RÉFORMA LES ABUS ET APPRIT A BÊCHER LES JARDINS
La fée Aurore avait voulu accompagner Pierrot dans ses voyages. Pierrot, plus heureux encore que fier d'une pareille compagnie, avait tout à fait oublié sa mésaventure. Il riait, il chantait, il galopait, il admirait l'herbe des prés, les feuilles des arbres et jusqu'aux chenilles qui les dévorent.
—Mon Dieu! s'écria-t-il tout à coup dans un transport d'enthousiasme, que toute la nature est belle et admirable! O marraine, que je vous rends grâce de m'avoir emmené loin de cette cour, de ce gros Vantripan, de sa sotte femme, de sa plus sotte fille et de son gredin de fils!
—Oh! oh! dit la fée en souriant, qu'est-il donc arrivé, Pierrot? Quelque mésaventure? Sa sotte femme! sa plus sotte fille! Quel langage pour un courtisan et pour un homme amoureux!
—Amoureux! dit Pierrot, je ne le suis plus, grâce au ciel; courtisan, je ne l'ai jamais été. Ce n'est pas moi qu'on verra attendre dans une antichambre que le roi passe et daigne me regarder; ni sous les fenêtres de cette pimbêche, qu'elle veuille, en abaissant ses regards vers la terre, s'apercevoir de ma présence.
—Tu es donc guéri, Pierrot?
—Radicalement, marraine. Je ne tenais plus à elle que par l'habitude ou par politesse, comme un oiseau qui a un fil à la patte. Ses mépris de ce matin ont coupé ce fil, et maintenant je suis libre.
—Eh bien! Pierrot, puisque tu es dans de si heureuses dispositions, veux-tu que je te dise pourquoi tu n'as pas réussi?
—Je ne veux pas le savoir, marraine.
—Oui, mais je veux te le dire, moi. Tu n'as pas réussi, parce que tu es ingrat.
—Moi, envers vous, marraine! Oh! vous me calomniez.
—Non pas envers moi, mais envers d'autres personnes. Réfléchis.
—Envers ce gros roi? Il m'a comblé d'honneurs, c'est vrai; mais ne l'ai-je pas bien servi?
—Ce n'est pas cela. Pierrot, quel est le revenu de tes emplois?
—Deux millions par an, à peu près, marraine.
—C'est une jolie somme. Et depuis quel temps es-tu en charge?
—Depuis six mois à peu près.
—C'est-à-dire que tu as reçu un million?
—Oui, marraine.
—Sur cette somme, qu'est-ce que tu as envoyé à tes parents qui sont pauvres, comme tu sais, et qui vivent de leur travail? Réponds; deux cent mille francs?
Pierrot rougit et garda le silence.
—Davantage? dit la fée. Trois cents? Non. Quatre cents? Non. Cinq cents? Non. Six cents? Non. Aurais-tu envoyé davantage, Pierrot? Tu es plus généreux que je ne croyais. Sept cents? huit cents? neuf cents? Quoi! le million tout entier! Oh! oh! c'est un beau trait, Pierrot.
—Hélas! marraine, dit Pierrot tout confus, je n'ai rien envoyé du tout.
—Eh bien! ami, comment appelles-tu cette conduite? Comprends-tu maintenant pourquoi, malgré tant de succès apparents, tu n'as pas été heureux?
—Je le comprends, dit Pierrot.
—Et tu profiteras de cette leçon dans l'avenir?
—Oh! oui, marraine.
—N'aie plus de remords, Pierrot; tes parents n'ont pas souffert de ta négligence. Je veille sur eux, je leur donne ce qui est nécessaire, et je leur laisse croire que c'est toi qui l'as envoyé.
—Oh! marraine, comment ai-je pu mériter tant de bontés? dit Pierrot en lui baisant les mains avec tendresse.
—Tu les mériteras un jour, dit la fée. Pékin n'a pas été construit en une heure. Tu es né vaniteux, oublieux, ingrat comme tous les enfants des hommes. Plus tard, tu seras bon et bienfaisant comme les enfants des génies.
—Grâce à vous et à votre protection, marraine, dit l'heureux Pierrot.
—Grâce à ma protection, si tu veux, qui t'a été plus utile encore que tu ne penses.
—Comment donc? demanda Pierrot.
—C'est à moi que tu dois les mépris de la belle Bandoline. M'en sais-tu mauvais gré?
—Par tous les saints du paradis! s'écria joyeusement Pierrot, je ne sais ce que j'aurais pensé hier de votre confidence. Aujourd'hui, elle me comble de joie.
—Tant mieux, Pierrot, c'est signe que tu es bien guéri. Je lis dans l'avenir, et je devine aisément ce que, d'après son caractère, tout homme doit faire un jour, et s'il sera heureux ou malheureux. C'est une branche de ce grand art de la divination que je t'ai montré, et que tu n'as pas compris parce qu'il exige des études profondes, un grand dévouement à la science, une vie isolée et une grande expérience du monde. La différence qu'il y a sur ce point entre les hommes et les génies, c'est que les hommes ne peuvent savoir qu'après trois cent quarante ans de travaux continuels ce que nous savons, nous, dès notre naissance et par intuition.
—Vous êtes bien heureuse d'être si savante, dit Pierrot en soupirant.
—Heureuse! dit la fée. Crois-tu qu'on soit heureux de prévoir l'avenir? Ah! malheureux enfant, que le ciel te préserve de ce bonheur et de cette science!
—Quelle raison aviez-vous, dit Pierrot, de m'empêcher d'être aimé de la princesse?
—Une raison admirable, Pierrot: c'est que tu ne l'aimais pas toi-même, et qu'après quinze jours de mariage vous auriez fait un ménage détestable. Elle est orgueilleuse et fille de roi; elle t'aurait vanté sa supériorité; tu es fier et peu endurant, tu l'aurais maltraitée....
—Oh! dit Pierrot.
—En paroles, ami; mais, pour les gens délicats, les paroles sont des gestes. Elle se serait plainte à son père qui t'aurait fait couper le cou.
—Oh! oh! dit Pierrot, il aurait bien demandé la permission.
—Sans doute, et comme tu es le plus fort, tu l'aurais détrôné, mis en prison, tué peut-être; tu te serais débarrassé de ta femme et tu aurais été roi de la Chine.
—Ce qui n'est pas à dédaigner, dit Pierrot pensif.
—Et tu aurais ainsi commis deux ou trois crimes pour satisfaire ta vanité!
—Vous avez raison, marraine, dit Pierrot, et vous me parlez comme si vous lisiez dans ma conscience. Mais est-ce que les choses n'auraient pas pu se passer autrement? Ne pouvais-je être heureux avec cette belle dédaigneuse?
—Supposons, dit la fée, qu'il n'y eût pas de sang versé; supposons que Bandoline eût fait de grands efforts pour te plaire et plier son humeur à la tienne, quelle conduite crois-tu qu'elle aurait tenue avec tes parents? Car tu pensais, sans doute, à vivre avec ton père et ta mère?
—Sans doute, dit Pierrot, qui n'y avait jamais pensé.
—Vois-tu d'ici la belle Bandoline pleine de respect et de déférence envers tes vieux parents, envers sa belle-mère, une meunière, et son beau-père, le vieux meunier! Je disais, Pierrot, que vous n'auriez pas vécu quinze jours ensemble; c'est deux jours que je devais dire.
—O marraine sage et charmante! s'écria Pierrot, aidez-moi toujours de vos conseils, car désormais je ne veux rien faire de moi-même, et je me ferai gloire de vous obéir. Mais quoi! toutes les femmes sont-elles aussi dédaigneuses, et faut-il que j'aime une meunière si je veux vivre heureux avec mes parents?
—Il y a des femmes de toutes les espèces, dit la fée, comme il y a des hommes de toutes les couleurs. Ce serait une grande erreur de croire que tous les hommes sont blancs, noirs, rouges ou jaunes, et une grande injustice de dire que toutes les femmes sont parleuses, méchantes, médisantes, vaniteuses et occupées d'elles-mêmes et de leurs chiffons du matin jusqu'au soir. On en trouve aussi, et beaucoup, qui sont bonnes, discrètes, attachées à leur maison, à leur mari et à leurs enfants; ta mère, par exemple, n'est-elle pas de ce nombre?
—Oh! dit Pierrot, y a-t-il une meilleure femme et une meilleure mère?
—Il n'y en a pas de meilleure, Pierrot, mais il y en a d'aussi bonnes. Ne souhaites-tu pas d'en trouver une de cette espèce?
—Si je le souhaite, grand Dieu! c'est la première chose que je demande au ciel tous les matins.
—Cherche et tu trouveras, dit la fée.
Tout en causant, nos deux voyageurs avaient fait beaucoup de chemin. La conversation changea de sujet. La fée se plut à instruire Pierrot de ses devoirs envers lui-même et envers les autres hommes, et lui dit sur ce sujet de si belles choses, que si vous les aviez entendues, ô mes amis! vous voudriez n'entendre jamais d'autre discours.
Malheureusement, la langue des hommes, si riche pour répandre le mensonge, est pauvre en vérités, et dans la crainte de ne pas vous répéter dignement cette conversation, je n'en dirai pas un mot. Qu'il vous suffise de savoir que Pierrot, jusqu'alors gâté par le succès et fort enorgueilli de son mérite, comprit pour la première fois qu'il n'était qu'une créature faible et bornée, ignorante et portée au mal; qu'il eut honte de lui-même et de son égoïsme, et qu'il se promit de devenir un modèle pour tous les hommes nés ou à naître. Au reste, vous vous imaginez assez, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans le détail des choses, ce que devaient être les enseignements d'une fée qui était la propre fille du sage roi des génies, le grand Salomon.
Pierrot était ravi de joie.
—Ah! marraine, disait-il souvent, si tous les prédicateurs vous ressemblaient, que la vertu serait aimable! Mais ils sont, pour la plupart, si ennuyeux, si pédants, si gourmés, si roides! Ils mettent tant de latin dans leurs discours, et ils s'inquiètent si peu de se faire comprendre, qu'on ne peut pas s'empêcher de bâiller en les écoutant, et d'attendre avec impatience qu'ils aient fini leur sermon. Vous, au contraire, chère marraine, vous causez si bien, vous contez d'une façon si intéressante, vous avez un visage si beau et si doux, que rien qu'à vous regarder on se sent attiré vers vous, et qu'en vous écoutant on croit entendre la céleste musique que les anges font devant le trône du Seigneur.
La fée Aurore sourit.
—Mon ami, dit-elle à Pierrot, pourquoi exiger des autres hommes une perfection qui n'est pas dans la nature? S'ils étaient tous beaux et bons, bienfaisants et aimables, quelle peine aurais-tu à être vertueux parmi eux? Avant de juger ton prochain, connais-toi toi-même. Par exemple, tu es le premier ministre du roi Vantripan, et tu exerces en son nom l'autorité suprême; dis-moi, je te prie, as-tu jamais songé à faire le bonheur de tes semblables et à mettre à leur service la grande puissance que tu as reçue de Dieu?
—Pas trop, dit Pierrot.
—As-tu jamais songé à autre chose qu'à réaliser tes fantaisies?
—Je l'avoue.
—Eh bien, c'est le moment d'essayer. Nous voici à Nankin. Commence, et crois que si tu veux faire ton devoir jusqu'au bout, tu auras de la besogne.
—J'essayerai, dit Pierrot.
—Soit; mais ne t'annonce pas comme un ministre, ou l'on te cachera tout ce qui se passe et tu ne verras rien. Il n'y a que les pauvres gens qui voient tout, parce que tous les fardeaux retombent sur leur dos.
A ces mots, Pierrot mit pied à terre et laissa la bride sur le cou de son cheval. La fée en fit autant, et tous deux entrèrent dans la ville, vêtus comme de pauvres pèlerins.
Au détour d'une rue, Pierrot rencontra un grand cortége: c'était un riche mandarin qui allait à la campagne avec sa femme et ses enfants. Il était assis dans un palanquin porté par un éléphant. Vingt domestiques marchaient devant lui et écartaient les passants à coups de bâton. Tout le monde se rangeait avec empressement sur son passage. Pierrot, oubliant que rien ne distingue un grand connétable mal vêtu d'un autre citoyen, continua son chemin sans s'inquiéter du mandarin, sans le braver et sans l'éviter.
—Ote-toi de là, canaille! cria un des domestiques en lui donnant un coup de bâton.
Pierrot, furieux, se retourna, arracha le bâton des mains de son adversaire et lui administra la volée la plus complète qui soit jamais tombée sur les épaules d'un laquais de bonne maison. Aux cris de celui-ci, les autres accoururent et chargèrent Pierrot. Celui-ci était si animé par leur insolence, qu'il les eût assommés tous sans l'intervention de la bonne fée.
—Est-ce ainsi que tu remplis ta promesse? lui dit-elle tout bas. Dès le premier accident, te voilà hors de toi-même. Souviens-toi donc que tu n'es qu'un pauvre pèlerin, et non un grand seigneur.
A ces mots, Pierrot jeta le bâton et se croisa les bras en regardant les domestiques du mandarin avec des yeux qui firent reculer les plus hardis.
—Tu vas voir comment la justice se rend en ce pays, lui dit la fée.
Le tumulte et les cris avaient ameuté une foule nombreuse. Au fond, tout le monde était charmé de l'action de Pierrot, mais personne n'osait l'approuver tout haut, par crainte de la bastonnade.
Le mandarin descendit de son palanquin. C'était un gros homme, fort rouge et marqué de la petite vérole, qui était redouté de tous à cause de sa puissance et de sa méchanceté. Il était chef du tribunal suprême de la province, et, en cette qualité, rendait des jugements sans appel.
—Qu'est-ce? dit-il en s'avançant d'un air assorti à sa dignité. Quel est le coquin qui a osé frapper un de mes domestiques?
—Ce coquin, dit fièrement Pierrot, c'est moi. Il m'a frappé le premier, et j'ai fait ce que chacun en pareil cas devrait faire.
—Ah! c'est toi, dit le mandarin. Qu'on me saisisse ce drôle et qu'on le fasse mourir sous le bâton pour son insolence.
—Un moment! dit Pierrot. Est-ce pour avoir eu l'insolence de vous répondre, ou pour avoir rendu des coups de bâton à votre domestique que vous me condamnez?
—Je crois, dit le mandarin, que cette espèce ose m'interroger! Qu'on le saisisse!
Trois ou quatre domestiques s'élancèrent à la fois sur Pierrot.
—Attention! dit-il, je n'ai provoqué personne et ne veux faire de mal à qui que ce soit. Que le premier qui mettra la main sur moi compte et numérote ses os pour les reconnaître et les remettre en place au jour du jugement dernier. Et toi, mon gros seigneur, à nous deux!
A ces mots, malgré ses cris, il saisit le mandarin par ses longues moustaches qui pendaient jusque sur sa poitrine, l'enleva de terre et le montra aux spectateurs comme un bateleur montre des singes sur la place publique; puis, le retournant les pieds en l'air et la tête en bas, il le lança comme une balle, le reçut dans ses mains, et le renvoya de nouveau, au milieu des cris de joie du peuple, des cris d'alarme des domestiques et de la joie de tous. Quand ce jeu eut duré quatre ou cinq minutes, il le remit sur ses pieds, le hissa sur son éléphant et partit en disant:
—Au revoir, seigneur mandarin!
Le pauvre justicier n'avait plus la force de répondre. La colère, l'indignation d'avoir subi un pareil traitement, lui si élevé en dignité, et cela en vue de tout un peuple, le transportèrent au point qu'il en fit une maladie de plus de six mois.
—Par Brahma et Bouddah! disait la foule en se séparant, voilà une prompte et bonne justice.
Nos deux voyageurs poursuivirent leur route sans autre rencontre, et allèrent se loger dans une hôtellerie d'assez pauvre apparence. Ils soupèrent cependant avec appétit, grâce à un potage aux nids d'hirondelle qui est si exquis que le proverbe chinois dit: «Bouddah ayant créé le ciel et la terre, inventa le potage aux nids d'hirondelle.» Si vous voulez en goûter, et du meilleur, vous en trouverez chez le seigneur Ki, aubergiste à Pékin, l'un de mes bons amis, et le plus céleste cuisinier du Céleste Empire.
Le lendemain, Pierrot se leva de bonne heure et alla se promener par la ville. Il fut bientôt accosté par un douanier, qui, d'un air très-poli, suivant la coutume chinoise, l'invita à quitter ses habits et à laisser regarder dans ses poches.
—A quoi bon? dit Pierrot, je n'ai pris le bien de personne.
—A Dieu ne plaise! dit humblement le douanier, que nous ayons de vous un semblable soupçon. Mais peut-être avez-vous, sans vous en apercevoir, introduit dans la ville quelque denrée. Dans ce cas, seigneur, vous aurez la bonté de payer les droits d'entrée.
—Je n'ai rien introduit, dit Pierrot; donnez-moi la paix!
Cependant, se souvenant des recommandations de la fée, il se laissa fouiller. On ne trouva rien dans ses poches. Il se crut libre, quand le douanier, se ravisant:
—De quelle étoffe, dit-il, est votre manteau à capuchon?
—De grosse laine, dit Pierrot.
—Justement, reprit le douanier, c'est ce que j'avais deviné.
—Et qu'as-tu deviné?
—La laine, seigneur, est défendue dans la ville de Nankin, par égard pour nos manufacturiers, qui fabriquent des étoffes moins commodes et plus chères. Ayez la bonté de nous donner votre manteau et de payer l'amende.
—Je ne donnerai rien et ne payerai rien, dit Pierrot. Je ne veux pas me promener dans les rues en manches de chemise. Ce serait peu convenable. Quant à l'amende, je ne dois pas la payer, puisque j'ignorais la loi.
—Nul n'est censé ignorer la loi, dit sentencieusement le douanier.
—Pas même les étrangers? demanda Pierrot.
—Ayez la bonté de me suivre, dit le douanier.
—Où?
—En prison.
Sur ce mot, le receveur des douanes sortit de son bureau. C'était un beau jeune homme, bien frisé et pommadé, qui avait un lorgnon sur l'oeil, et qui regarda Pierrot du haut de ce lorgnon, comme un animal très-curieux.
—Monsieur, dit Pierrot, j'ai par mégarde, étant pauvre, acheté un manteau de laine, faute de pouvoir porter un manteau de velours et de soie, et votre douanier veut m'envoyer en prison.
—Que voulez-vous, mon bon? dit négligemment le receveur, c'est la loi.
—C'est la loi à Nankin, dit Pierrot, mais non dans le reste de la Chine, et je ne suis pas citoyen de Nankin.
—Allez en prison, mon ami, allez, dit le beau receveur d'un air de protection. J'entendrai votre affaire un autre jour. Quelques amis m'attendent en ville et veulent faire un déjeuner de garçons.
—Monsieur, dit Pierrot, dont la bile s'échauffait, ne me laissez pas aller en prison. Peut-être les cris d'un malheureux qu'on enferme troubleraient votre digestion.
—Rassurez-vous, mon bon, ces choses-là sont si communes que j'y suis tout à fait habitué.
—Monsieur, je vous en prie, écoutez-moi un instant. Peut-être un jour vous aurez besoin de moi et vous me supplierez à votre tour. On a souvent besoin d'un plus petit que soi.
—Qu'est-ce à dire, mon bon? dit le beau frisé. Allez en prison, et ne vous le faites pas répéter. Dans un mois ou deux, si j'ai du loisir, j'écouterai vos réclamations.
—Et moi, pendant ces deux mois, je grincerai des dents en invoquant la justice et la vengeance du ciel! s'écria Pierrot.
—Mon bon, vous m'excédez. Douanier, faites-moi mettre cet homme au cachot; s'il fallait écouter tous ceux qui parlent de leur innocence, on n'en finirait pas.
Le douanier prit Pierrot au collet.
—Ventre-Mahom! cria Pierrot, tu iras toi-même au cachot, et tu y resteras longtemps. Ah! gredin, c'est ainsi que tu disposes de la liberté des hommes! Ne sais-tu pas que la liberté est plus que la vie, et qu'il vaut mieux mourir de faim au grand air qu'engraisser entre quatre murailles?
Ce disant, Pierrot prit le receveur d'une main, le douanier de l'autre, les poussa dans la cave de la maison, en prit la clef et leur jeta du pain et une cruche d'eau par le soupirail; puis il retourna à l'hôtellerie.
Elle était pleine de gens qui, sans le connaître, parlaient de lui et de son aventure de la veille. Le malheur du mandarin avait fait grand bruit. De mémoire de Chinois on n'avait entendu parler d'un pauvre homme qui se fût fait justice à lui-même contre un grand seigneur. Quelque part qu'il pût aller, Pierrot était destiné à étonner le peuple, qui ne pouvait comprendre une fierté et un courage si peu ordinaires.
Pierrot n'était pourtant que le fils d'un paysan, mais il faut vous dire, mes amis, que son père avait été l'un des volontaires de la grande république; et ceux-là, voyez-vous, Dieu les a bénis, eux et leur postérité, jusqu'à la troisième génération, parce qu'ils ont combattu pour la patrie et pour la justice.
Pierrot, étonné de ce bruit, se mêla parmi les groupes et eut le plaisir, bien rare pour ceux qui écoutent aux portes, d'entendre faire son éloge.
—Ah! dit un vieillard, si celui-là voulait se mettre à notre tête, il nous ferait rendre justice.
—Et si nous prenions les armes nous-mêmes et sans l'attendre? dit un autre.
Jusque-là on avait parlé fort librement; mais, à cette proposition inattendue, on se regarda avec frayeur. Tant qu'il ne s'agissait que de parler, les orateurs ne manquaient pas, non plus qu'en aucun pays; quand il fut question d'agir, un silence morne régna dans l'assemblée. Pierrot, qui était resté jusque-là immobile et silencieux, éleva la voix:
—Bonnes gens de Nankin, dit-il, de qui avez-vous à vous plaindre?
On se tourna vers lui avec étonnement.
—Je ne suis qu'un simple pèlerin, ajouta-t-il, mais je puis, comme un autre, vous dire ce qu'il est convenable de faire. Si vous vous révoltez, vous serez punis; l'impôt sera doublé, et quelques-uns d'entre vous seront empalés; c'est inévitable. Pourquoi ne portez-vous pas vos plaintes au grand connétable qui est à Pékin? Il vous fera rendre justice.
—Oui, dit un bourgeois, il nous renverra au mandarin qui a été si maltraité hier, et celui-ci, qui est l'ami du gouverneur, fera justement, comme vous le disiez tout à l'heure, empaler les plaignants pour l'exemple. Nous connaissons bien les usages de ces grands seigneurs!
Pierrot fut forcé d'avouer qu'il disait vrai.
—Cependant, dit-il, je connais un peu le seigneur Pierrot... de réputation, et il n'est ni injuste, ni avide, ni intéressé.
—Oui, mais il laisse agir ses lieutenants qui le sont. Que nous importe à nous qu'il soit vertueux ou non, s'il ne s'occupe pas du gouvernement?
—Attrape, dit tout bas la fée Aurore qui venait de rejoindre son filleul.
—Puisque personne n'ose se joindre à moi, dit Pierrot, j'irai seul chez ce gouverneur si redouté, et il m'entendra. Quelles sont vos plaintes?
—Nous nous plaignons, dit le vieillard qui avait déjà parlé, de recevoir trop de coups de bâton et pas assez de rations de riz. On nous prend notre thé de force et à bas prix, et on nous le vend dix fois plus cher. On nous fait payer un impôt sur la laine et le coton qui font nos habits, un autre sur le fil qui les coud, un autre sur les aiguilles, un autre sur la doublure et un autre pour la permission de les coudre. Encore tout cela n'est rien; mais tous ces impôts réunis devraient produire dix millions à peine, et ils en produisent trente par la cruelle industrie des receveurs, douaniers, péagers, mandarins et gouverneurs, dont chacun veut prélever son bénéfice proportionné à son grade et au cas qu'il fait de son importance.
—En effet, dit Pierrot, cela est fâcheux.
—Fâcheux! seigneur pèlerin, dites que cela est mortel; déjà nous ne pouvons plus nous vêtir et nous avons peine à nous nourrir.
—Prenez patience, dit Pierrot, avant la fin de la journée vous aurez justice.
—Est-ce un Dieu? disait-on, ou bien est-ce un fou qui fait le grand seigneur?
—Sur ces entrefaites, un officier, suivi d'une troupe de soldats, saisit Pierrot par le bras.
—Suis-nous sur-le-champ, dit-il.
—Où?
—Au palais du gouverneur.
—J'y allais.
—Tant mieux, tu expliqueras ton affaire. Ah! coquin, tu mets un receveur et un douanier en prison; tu usurpes notre emploi; tu te mêles de rendre la justice!...
A chaque mot il joignait une bourrade, et ses soldats, voyant Pierrot sans défense, lui donnaient de grands coups dans le dos avec le bois de leurs lances.
—Pardieu! se dit Pierrot, j'ai bien envie d'en faire justice sur-le-champ; mais patience, j'ai promis à la fée Aurore d'attendre jusqu'au bout.
On le mena dans cet équipage jusqu'au palais du gouverneur. Une foule immense le suivait, riant de la folie de cet homme qui promettait un moment auparavant de lui faire rendre justice, et qu'on allait pendre sans forme de procès.
Pierrot fut mis dans une cour brûlée par un soleil ardent. On lui ôta son bonnet. Sous ce climat, la chaleur est insupportable. Pierrot demanda à boire. Les soldats se moquèrent de lui et lui jetèrent de la poussière. Il avait les fers aux pieds et aux mains.
—J'ai soif, dit une seconde fois Pierrot.
—Tu n'attendras pas longtemps, dit l'officier, le pal est prêt. Tu boiras dans l'autre monde.
Enfin le gouverneur parut.
—C'est toi, misérable, dit-il, qui as battu hier le mandarin, qui as jeté aujourd'hui le receveur et le douanier dans un cachot, et qui promettais tout à l'heure à ce peuple justice contre moi?
—Oui, seigneur, dit humblement Pierrot; et il raconta ce qui s'était passé.
Avant qu'il fût à la moitié de son récit:
—C'est bien, dit le gouverneur, qu'on l'empale.
—Quoi, seigneur, dit douloureusement Pierrot, n'y a-t-il pas de grâce à espérer?
Cette fois, le gouverneur ne daigna pas même répondre et fit signe qu'on exécutât ses ordres.
Tout à coup, Pierrot, roidissant ses poignets et ses jambes, cassa ses fers et les jeta à la figure du gouverneur, dont le nez enfla et saigna abondamment. Tous les soldats se précipitèrent sur lui. Pierrot prit la lance de l'un d'eux, l'enfonça dans le corps du premier, du second, du troisième et du quatrième, et ficha la lance en terre.
—Vous ne savez pas empaler, dit-il; mes amis, voilà comment on s'y prend.
Tous les soldats prirent la fuite; le gouverneur resta seul avec la foule, qui battait des mains en reconnaissant son héros de la veille.
Otant alors son manteau de laine, Pierrot parut en costume de cour.
—Je suis Pierrot, le grand connétable, le vainqueur de Pantafilando, dit-il, et voici comment je rends justice.
—Seigneur connétable, dit le gouverneur en se mettant à genoux et essuyant son nez qui saignait encore; seigneur grand connétable, ayez pitié de moi! Hélas! si j'avais su qui j'avais la sacrilége audace de vouloir faire empaler, croyez que mon respect....
—Oui, sans doute, dit Pierrot, si tu avais su que tu avais affaire à plus fort que toi, tu aurais été aussi lâche que tu t'es montré insolent.
—Seigneur grand connétable, pardonnez-moi.
—Si tu n'as pas commis d'autre crime, dit Pierrot, je te pardonne; mais voyons d'abord si personne ne se plaint. Parlez! dit-il en s'adressant à la foule.
—Seigneur, dit un bourgeois de Nankin, il a fait mourir mon frère sous le bâton, parce que mon frère, qui était fort distrait, avait oublié de le saluer dans la rue.
—Est-ce vrai? dit Pierrot.
—Oui, seigneur, s'écria-t-on de toutes parts.
—Ne fallait-il pas faire respecter en ma personne l'autorité royale dont j'étais revêtu? dit le gouverneur.
—C'est tout ce que tu as à dire pour ta défense? reprit Pierrot; à un autre.
—Seigneur, dit un autre bourgeois, il a fait empaler mon père.
—Pourquoi?
—Parce que mon père, trop pauvre, ne pouvait payer l'impôt, ni l'amende à laquelle il l'avait condamné.
—Est-ce vrai? dit Pierrot.
—Seigneur, je l'avoue. Notre grand roi Vantripan avait si grand besoin d'argent pour faire la guerre aux Tartares!
Beaucoup d'autres se présentèrent. Les uns avaient eu les yeux crevés, d'autres les oreilles coupées. Le front de Pierrot se rembrunit.
—Je voulais, dit-il, que mon premier acte d'autorité fût un acte de clémence. C'est impossible! La clémence envers l'oppresseur est une cruauté envers l'opprimé. Qu'on l'empale!
Ce qui fut fait aux applaudissements de la foule. Mais les bravos devinrent éclatants et unanimes quand Pierrot ajouta:
—A l'avenir, quiconque aura fait donner des coups de bâton à un Chinois en recevra lui-même le triple, dût-il en mourir. Quiconque aura mis un Chinois en prison, sauf le cas de condamnation légale, sera mis lui-même en prison autant de mois que le plaignant y aura resté de jours. Quiconque aura condamné à mort et fait exécuter un Chinois, sans ma permission, sera lui-même empalé.
Ayant proclamé ces belles, sages et magnifiques ordonnances, comme les qualifie le vieil Alcofribras, dont je traduis ici les chroniques, Pierrot quitta Nankin en compagnie de la fée Aurore.
—Eh bien, Pierrot, lui dit la fée quand ils furent tous deux à cheval dans la campagne, comprendstu maintenant pourquoi je te disais d'entrer déguisé dans cette ville? Vois-tu, par ce qui t'arrive à toi-même qui peux te défendre, ce qui a dû arriver aux pauvres gens qui sont sans armes, sans force, et, par suite d'une longue oppression, sans courage?
—Vous avez raison en tout, sage marraine, dit Pierrot; ce gouverneur et ce mandarin sont deux coquins abominables dont je suis bien aise d'avoir fait justice.
—Ce n'est rien encore, dit la fée, tu en verras bien d'autres.
—Il n'est pas si agréable que je croyais, dit Pierrot, de gouverner un grand royaume.
La fée sourit. Elle vit que Pierrot commençait à profiter des leçons de l'expérience.
Cependant le soleil dardait sur leurs têtes ses rayons brûlants. Un vent léger soulevait la poussière et aveuglait les voyageurs.
—Arrêtons-nous un instant dans ce bois, dit la fée, et laissons reposer nos chevaux.
Ils s'assirent au plus épais du bois, près d'un ruisseau qui longeait une fort belle prairie. Au bout de cette prairie, et vers le milieu d'une colline dont le ruisseau baignait le pied, était construite une petite maison très-propre et très-jolie; au-devant, dans la cour, étaient plantés deux vieux tilleuls; derrière s'étendait en pente douce, vers le ruisseau, un grand jardin ombragé avec art, non pas à la manière de ces jardins anglais qui ressemblent à des taillis percés au hasard, mais comme ceux de Le Nôtre et des jardiniers français, qui sont, mes amis, croyez-le bien, les seuls jardiniers du globe. Dans ce jardin charmant, on voyait des arbres à fruit le long des carrés de légumes, et le long des murailles, des vignes et des pêchers étaient couverts de fruits. Au fond du jardin s'étendait un grand carré de verdure, et à côté de ce carré un petit parterre planté des plus belles fleurs de la création. Le carré de verdure était bordé de tous côtés par des tilleuls. A quelque distance du jardin paissaient dans la prairie une vingtaine de vaches laitières avec leurs veaux. Ces vaches, qui n'appartenaient ni à la race durham, ni à la race schwytz, ni à aucune race ou sous-race couronnée dans les concours agricoles, étaient pourtant fort propres, grasses et bien nourries. Plus haut, sur la colline, on voyait paître un troupeau de moutons de la plus belle espèce.
Pierrot, du fond du bois, regardait avec plaisir ce doux spectacle.
—Que les habitants de cette maison sont heureux, dit-il; c'est ainsi que je voudrais vivre toujours.
La fée n'eut pas le temps de répondre. Ils entendirent un grand bruit dans le bois, et virent accourir une jeune fille d'environ seize ans, poursuivie par un tigre royal, qui faisait pour l'atteindre des bonds prodigieux.
En apercevant la fée, elle se jeta dans ses bras et lui cria:
—Sauvez-moi!
—Pierrot, dit la fée, c'est le moment de montrer ce que tu sais faire.
Pierrot, qui n'avait pas besoin d'être encouragé, s'élança au-devant du tigre. C'était un magnifique spectacle que celui de ces deux adversaires en face l'un de l'autre: tous deux étaient, l'homme et le tigre, d'une proportion et d'une beauté de formes admirables; tous deux étaient d'une force et d'une agilité incomparables; tous deux étaient puissamment armés, l'un de ses griffes, l'autre d'un sabre damas à poignée d'or incrustée de diamants: leurs yeux étaient étincelants. Des narines du tigre sortaient des étincelles de feu; Pierrot se sentait fier d'avoir quelqu'un à défendre, et de montrer à sa marraine qu'il était digne d'elle.
Le tigre, ramassé sur lui-même comme un chat qui va sauter sur une table, bondit tout à coup et se jeta sur Pierrot; celui-ci le reçut de pied ferme, et sur son sabre qui s'enfonça jusqu'à la garde dans le ventre du tigre. La blessure était grave, mais non pas mortelle. Le tigre tomba à terre sur ses pattes et voulut s'élancer de nouveau; mais Pierrot l'avait prévenu. Prenant son sabre par la pointe, il frappa avec la poignée la tête de son ennemi d'un coup si violent, que la tigre fut assommé, et que sa tête fut aplatie comme une figue sèche. Il expira sur-le-champ.
Pierrot, essuyant sur l'herbe son sabre dégouttant de sang, revint vers la fée Aurore et la trouva occupée à tenir dans ses bras la jeune fille qui s'était évanouie. Pierrot put donc regarder celle-ci fort à l'aise et sans la gêner. Nous allons en profiter pour faire la même chose.
Figurez-vous, mes amis, la plus belle enfant qu'on ait jamais vue. Je suis bien en peine pour vous expliquer sa beauté en détail. Il faut l'avoir vue pour s'en faire une idée: c'était quelque chose de plus semblable à un ange qu'à une personne humaine. Pierrot ne put remarquer d'abord ni son front, ni son nez, ni sa bouche, ni rien, tant il fut ébloui de l'ensemble. Ses cheveux étaient d'un blond cendré admirable comme ceux de la divine Juliette, dont Shakespeare a chanté la beauté et les malheurs. Sa figure était si belle, si intelligente, si attrayante et si douce, qu'on ne pouvait en détacher ses regards. On n'aurait pu dire par quoi elle plaisait. Je crois qu'elle était comme le soleil et qu'elle envoyait des rayons autour d'elle; mais c'étaient des rayons de grâce naturelle et irrésistible. Pierrot sentit, en la voyant, qu'il aurait plus de plaisir à se faire tuer pour elle, même sans qu'elle le sût et sans attendre de récompense, qu'il n'avait jamais espéré d'en avoir en épousant Bandoline et en devenant roi de la Chine.
Après quelques instants, elle rouvrit les yeux, et se trouva appuyée sur les genoux de la fée. Elle la remercia doucement; et tournant ses regards sur Pierrot, elle se souvint du danger d'où il l'avait tirée, et lui sourit d'une manière si ravissante, que le pauvre Pierrot, pour obtenir un second sourire semblable au premier, aurait combattu, non pas un à un, mais tous ensemble, tous les tigres de la création.
La fée Aurore lui fit alors quelques questions auxquelles la jeune fille répondit avec une modestie charmante. Elle dit qu'elle s'appelait Rosine, qu'elle habitait avec sa mère la petite maison qu'on voyait au bout de la prairie; que la prairie même, le bois et la colline appartenaient à sa mère, et que cette petite fortune les faisait vivre heureusement avec quelques domestiques qui cultivaient la terre sous la direction de sa mère; qu'elle avait perdu son père quelques années auparavant, et que sa mère, désespérée de cette perte, était venue s'établir à la campagne; qu'elles y vivaient seules, et d'une vie si paisible que, depuis cinq ans, elles n'étaient pas sorties de cette petite vallée.
Ce récit, comme vous pensez bien, ne fut pas fait tout d'une haleine. C'est le résumé des réponses qu'elle fit successivement aux questions de la fée Aurore. Il était aisé de voir que ces questions étaient causées par quelque chose de plus que la curiosité. La bonne fée n'avait que faire d'interroger Rosine sur ce qu'elle savait fort bien en qualité de fée; mais elle voulait la faire parler devant Pierrot, qui, au bout de quelques instants, fut si charmé et saisi d'un si grand respect pour elle, qu'il n'osait ni lui parler ni même la regarder.
Elle termina son récit en disant qu'elle se promenait seule quelques instants auparavant, lorsque le tigre s'était tout à coup précipité sur elle; qu'elle avait fui sans savoir dans quelle direction, et qu'elle aurait sûrement péri sans le courage héroïque de Pierrot (ledit Pierrot se sentit plein d'une fierté sans égale); qu'il lui tardait de rassurer sa mère, et qu'elle priait les deux voyageurs de venir recevoir ses remercîments.
A ces mots, le pauvre Pierrot se tourna vers la fée d'un air si suppliant, et ses yeux la conjurèrent tellement d'accepter l'invitation, que la bonne fée se mit à rire, et feignit d'abord d'hésiter et d'être pressée de continuer sa route.
—O divine marraine! s'écria Pierrot effrayé, cette vallée est si belle, reposons-nous ici quelques instants.
Rosine insista de son côté si gracieusement, que la fée Aurore qui, au fond, ne demandait pas mieux, consentit à les suivre.
La mère de Rosine, qui était loin de se douter du danger qu'avait couru sa fille et du service qu'on lui avait rendu, fut un peu étonnée de l'arrivée des deux étrangers. Elle les reçut néanmoins avec une politesse noble et gracieuse, devinant bien aux manières de la fée, quoique celle-ci fût vêtue d'une manière fort ordinaire, qu'elle avait affaire à une personne de distinction. Elle-même était une femme d'un grand mérite, âgée de quarante ans à peine, et d'une beauté qui, dans sa jeunesse, avait dû être semblable à celle de sa fille, et qui était encore admirable, quoique plus grave et plus imposante. Elle parla à Pierrot avec beaucoup d'effusion du service qu'il venait de lui rendre, et fit une légère réprimande à sa fille pour s'être aventurée dans le bois toute seule.
Celle-ci s'excusa, mais avec douceur et modestie, sur ce qu'il n'y avait jamais eu de tigre dans la forêt, ni à dix lieues à la ronde, et promit de ne plus exposer la tendresse de sa mère à de pareilles alarmes. Après quelques discours de ce genre, la bonne dame servit à ses hôtes un repas très-délicat, dans lequel n'abondaient pas, comme on peut croire, les viandes substantielles et épicées, mais où l'on trouvait tous les fruits du jardin et de la saison. Pierrot, qui avait le coeur gonflé de joie, put à peine manger; quant à la fée, qui ne vivait que du parfum des roses et de la rosée du matin, elle prit quelques fruits par politesse, et, après quelques minutes, tout le monde alla au jardin.
La belle veuve prit plaisir à montrer à ses hôtes ce jardin dans tous ses détails. C'était presque entièrement son oeuvre. Quoiqu'elle ne fût pas assez forte pour le bêcher elle-même, et que d'ailleurs ses autres occupations ne lui en laissassent pas le temps, elle n'aurait voulu laisser à personne le soin de planter, de semer, de greffer, de cueillir. Rosine, beaucoup moins habile, mais déjà aussi zélée que sa mère, ratissait elle-même les allées du jardin et s'occupait du parterre. Un jardinier bêchait les carrés de légumes et tirait l'eau du puits. Par le moyen d'un tuyau de pompe, on arrosait le jardin tout entier sans peine. Pierrot fut si enchanté de tout ce qu'il voyait, qu'il voulut sur-le-champ se mettre à l'oeuvre, bêcher et arroser. Il quitta son sabre, dont la poignée était enrichie de diamants, et se mit au travail avec une ardeur qui fit sourire la fée Aurore.
—Pierrot, dit-elle tout bas, est-ce que tu aurais pour le jardinage une vocation dont tu ne m'as jamais parlé? Tu as eu grand tort, mon ami, car je me serais bien gardée de la contrarier. J'ai cru que tu n'aimais qu'à te battre, à te couvrir de gloire, et à gouverner les peuples et les empires. D'où te viennent ces goûts champêtres?
—Ah! marraine, répondit Pierrot, qu'on est bien ici! que l'air est pur! que le ciel est bleu! que la vallée est verdoyante et magnifique! et qu'il vaut mieux greffer et arroser toute sa vie que de faire empaler les mandarins et dépaler les pauvres diables!
La fée Aurore n'insista pas, elle vit bien que l'esprit de Pierrot était à cent lieues de la guerre, de la gloire des armes, de la grande connétablie, et, ce qui lui fit encore plus de plaisir, de la princesse Bandoline. On eût cru, à le voir travailler, sarcler, bêcher, tracer des lignes et planter de la salade, qu'il n'avait jamais fait autre chose. Ceci ne doit pas vous étonner, mes amis. D'abord, Pierrot avait une aptitude naturelle à tout ce qu'il faisait. Il était adroit de ses pieds et de ses mains; de plus, il avait vu travailler son père et travaillé souvent avec lui: bon sang ne peut mentir. A la vue d'une pioche et d'un râteau, il se souvint de la pioche et du râteau de son père, et comprit qu'il est bon et naturel que les grands seigneurs se promènent en costume de cour, et usent leur temps à faire des révérences, puisqu'ils ne savent pas d'autre métier et que les autres hommes veulent bien le souffrir; mais que si tout le monde voulait faire ce métier, nous mourrions de faim avant une semaine. La jeune fille, le voyant travailler de si grand coeur, voulut l'aider à son tour, et, en quelques minutes, et sans y avoir songé, cette communauté d'occupations établit entre eux une douce et intime familiarité qui fit penser à Pierrot qu'en vérité bêcher était la plus belle et la plus agréable chose du monde, et que si les anges et les bienheureux avaient bêché une fois, ils ne voudraient plus faire autre chose pendant l'éternité.
Il fallut cependant quitter cet ouvrage si attrayant et se rendre à l'appel de la fée et de la mère de Rosine qui voulaient visiter les étables, la prairie, les terres labourées et les troupeaux. Le jour baissait, et Pierrot quitta sa bêche, et sa compagne l'arrosoir avec regret; mais Pierrot fut bien consolé en voyant du coin de l'oeil que les deux chevaux étaient débridés, dessellés et enfermés dans l'écurie, et que la fée Aurore ne parlait plus de partir.
Tout était à sa place et dans un ordre admirable. Les fruits étaient rangés sur la paille dans le cellier. Trente mille de pommes faisaient face à cinquante mille poires de la plus belle espèce et qui fondaient sous la dent. Des millions de prunes reine-claude, jaunies par le soleil et légèrement entamées par les abeilles, mais dont la blessure s'était cicatrisée, se trouvaient à côté de pêches magnifiques et savoureuses. Encore n'était-ce que la moitié de la récolte. Le reste pendait aux arbres du jardin et de l'enclos. La prairie, qui était fort grande, se divisait en deux parts que séparait une magnifique haie vive. La partie qui n'était pas réservée au pâturage était couverte de regain fraîchement coupé, dont la délicieuse odeur parfumait au loin toute la vallée. Des hommes et des femmes étaient occupés à retourner ce foin et paraissaient travailler avec une ardeur qui n'avait rien de servile ou de mercenaire; car, grâce à la générosité de la mère de Rosine et au soin qu'elle avait de fournir à chacun un travail proportionné à ses forces, il n'y avait ni pauvres, ni oisifs, ni mendiants dans la vallée.
A quelque distance de la maison s'élevaient cinq ou six chaumières assez bien bâties et fort propres. Dans chacune habitait une famille honnête et laborieuse dont les petits enfants se jouaient devant la porte, sur une place aplanie et garnie d'un gazon vert plus abondant et plus frais que celui des plus beaux parcs d'Angleterre. Un grand marronnier étendait au loin ses branches deux fois séculaires. On ne voyait pas devant les maisons ni devant les écuries cet amas de fumier et d'immondices qui salit et déshonore la plupart de nos villages de France. Le fumier, soigneusement recueilli, se rendait dans des réservoirs par des canaux souterrains qui traversaient la place, mais qui étaient recouverts de pierre et de gazon. De ces réservoirs on le transportait ensuite dans les terres du voisinage. Enfin, sur le haut de la colline était bâtie une église très-simple, de construction récente, dont la croix de cuivre doré se détachait sur le bleu profond du ciel et réfléchissait les derniers rayons du soleil. Il faut vous dire, mes amis, que ce village était composé de chrétiens nouvellement convertis par un missionnaire venu de France.
Pierrot était plein d'un bonheur inexprimable. A chaque instant il interrompait la conversation pour faire des questions dont il n'attendait pas la réponse. Il marchait, il courait, allait, revenait, sans raison et sans but; il poussait des exclamations de joie, sautait par-dessus les murs et les haies comme un jeune cheval échappé, montait dans les arbres, et, se suspendant par les mains aux branches, il se laissait retomber à terre. La fée Aurore le regardait en souriant d'un bonheur si grand et si nouveau. Elle en avait promptement deviné la cause, et attendait qu'il lui en fit confidence, suivant son habitude.
Le soir, quand ils furent seuls, elle demanda à Pierrot à quelle heure il voudrait partir le lendemain. Le pauvre Pierrot retomba du ciel en terre, et demeura quelques instants sans répondre. Enfin il demanda timidement si quelque affaire pressée les forçait de quitter sitôt une dame qui les accueillait si bien.
—Mon ami, dit la fée, il ne faut pas abuser de l'hospitalité. C'est une vertu dont on se lasse vite. Si nous partons demain, on nous regrettera; mais si nous restons ici trop longtemps, on finira par se demander pourquoi nous ne partons pas.
Pierrot n'osa répondre. Il lui semblait en son âme qu'il ne gênerait personne en demeurant plus longtemps; mais il n'osait ni ne pouvait dire pourquoi. Il trouva enfin un biais par lequel il crut dissimuler fort habilement sa pensée véritable.
—Peut-être, dit-il à la fée, ne sommes-nous pas des hôtes bien gênants? Je puis travailler à la terre, et vous avez vu vous-même, marraine, que je m'en tire assez bien. Ces dames ont besoin d'un homme en qui elles puissent avoir confiance, qui fasse pour elles le travail le plus pénible, qui les protége et les défende au besoin.
—Et toi, qui n'as pas encore de barbe au menton, tu veux être cet homme de confiance?
—Pourquoi non? dit Pierrot. Le roi Vantripan m'a bien confié l'administration de la Chine tout entière!
—Et il a donné là une belle preuve de sagesse! Voilà ce grand connétable, ce grand amiral, la terreur des Tartares et le soutien des opprimés, qui, pour une fantaisie, laisse là son amirauté, sa connétablie et le reste, et qui veut semer des haricots et récolter du foin! Voilà tout le royaume à l'abandon, parce que le seigneur Pierrot a été bien accueilli dans une ferme!
—Eh bien, après tout, dit Pierrot, s'il ne tient qu'à cela, je jetterai au vent mon amirauté et ma connétablie, et je reprendrai ma liberté.
—Et tu viendras ici bêcher, arroser et sarcler, sous les yeux de la belle Rosine? Sais-tu, grand étourdi, si cet arrangement lui plaira autant qu'à toi, et surtout si sa mère voudra le souffrir?
Cette question coupa la parole au pauvre Pierrot.
La fée Aurore eut compassion de son embarras. Elle commençait toujours par faire des objections raisonnables, et elle finissait par céder et par chercher des moyens de satisfaire son désolé filleul. O mes amis! vous chercherez pendant cent ans sur toute la surface de la terre sans trouver un coeur qui approche de celui de cette charmante fée! Aussi avait-elle été élevée par Salomon lui-même, qui l'avait faite de trois rayons, le premier de lumière ou d'intelligence, le second de bonté, et le dernier de grâce et de beauté. Ces trois rayons, pris parmi ceux qui entourent le trône de Dieu même, et dont les anges ne peuvent soutenir l'éclat, se rencontraient en un centre commun qui était le coeur de la fée.
—J'ai ton affaire, dit-elle à Pierrot. Console-toi. Je me charge-de te faire retenir ici pendant huit jours, après lesquels tu iras reprendre tes fonctions.
A ces mots, Pierrot, transporté de joie, se mit à genoux devant la fée et lui baisa les mains avec des transports de joie folle et de reconnaissance. La bonne fée jouissait tranquillement du bonheur d'avoir fait un heureux, bonheur si grand que Dieu se l'est réservé presque entièrement, et qu'il n'en a laissé aux hommes que l'apparence. Quant à elle, son devoir la rappelait à la cour du roi des Génies, et elle partit sur-le-champ pour baiser la barbe blanche et parfumée du vénérable Salomon.
Dès le lendemain, Pierrot, sans savoir comment, se trouva installé et traité comme un vieil ami. Le jour, il travaillait au jardin ou dans les champs, seul ou sous les yeux de la belle Rosine et de sa mère, et, dans son ardeur à labourer, à fumer, à semer, il faisait à lui seul l'ouvrage de six hommes. Le soir, en revenant du travail, il recevait le prix de ses peines; il lisait tout haut les plus beaux livres des anciens poëtes, et avec tant de chaleur et de sensibilité que la pauvre Rosine s'étonnait d'avoir lu vingt fois les mêmes choses sans y rien découvrir de ce qui la charmait dans la bouche de Pierrot. Quelquefois la mère racontait une de ces vieilles histoires qui sont nées avec le genre humain, et qui ne mourront qu'avec lui. C'était la pauvre Geneviève de Brabant, condamnée à mort par le traître Golo, et retrouvée dans la forêt par son mari, le duc Sigefroi. C'était la belle Sakontala et le roi Douchmanta égarés dans les forêts de lotus et de palmiers qui couvrent les bords du Gange. C'était le Juif errant condamné à marcher pendant plus de mille ans. Le dernier jugement finira son tourment. C'était la lamentable histoire du bon saint Roch et de son chien, qui finit d'une façon si pathétique qu'à cet endroit tout le monde versa des larmes:
Exempt de blâme
Il rendit l'âme,
En bon chrétien,
Dans les bras de son chien.
—J'ai vu, mes enfants, dit le vieil Alcofribas, des gens impies rire de ce dernier couplet. Eh bien, croyez-moi, ce sont des coeurs endurcis et dont il faut se défier.
Pierrot, à son tour, prié de dire son histoire, hésita quelque temps par modestie. Il commença enfin le récit de ses aventures, en passant sous silence, comme vous pouvez vous l'imaginer, l'impression qu'avaient faite sur lui les beaux yeux de la belle Bandoline. Etait-ce manque de mémoire ou autre chose? Je ne sais; je crois qu'il avait complétement oublié que la princesse fût encore de ce monde, et qu'il se souciait d'elle et du royaume de la Chine aussi peu que d'une noix vide. Quoi qu'il en soit, personne ne lui demanda compte de cet oubli; mais quand il raconta son combat contre le terrible Pantafilando, Rosine pâlit, et il ne fallut pas moins que la fin de l'histoire et la mort du géant pour la rassurer complétement.
Quoique Pierrot, par le conseil de la fée, fût devenu plus modeste, il ne put s'empêcher d'être un peu fier de lui-même et de laisser paraître dans son récit quelque chose de cette légitime fierté; mais il fut bien mortifié de la conclusion que la mère de la belle Rosine donna à son discours.
—Seigneur, dit-elle, nous nous souviendrons toute notre vie avec bonheur du service que vous nous avez rendu et de l'honneur que vous nous faites en demeurant quelques jours dans cette pauvre ferme; mais souffrez que je vous rappelle ce que votre modestie semble vouloir oublier; je veux dire que l'administration d'un grand royaume vous a été confiée, et que nous commettrions un crime envers l'État si nous cherchions à vous retenir plus longtemps avec nous. Il y a déjà quinze jours que vous daignez prendre part à nos amusements et à nos travaux. Il est temps que nous vous laissions aller où la gloire et la volonté de Dieu vous appellent.
Si la lune était tombée sur la tête de Pierrot, elle ne l'aurait pas plus étonné. Il demeura quelque temps l'étourdi du coup et ne savait que répondre. Sous la politesse de la bonne dame il sentait un congé formel. Enfin il recouvra la parole et protesta mille fois que l'Etat n'avait aucun besoin de lui; que le roi Vantripan trouverait sans peine des ministres aussi zélés que lui pour le bien de la Chine; qu'il était sans exemple que les candidats eussent manqué à ces fonctions; que, d'ailleurs, dût la Chine manquer de connétables et d'amiraux pendant un siècle, il n'était pas Chinois, ni obligé de remplacer tous les ministres qui viendraient à mourir ou à être destitués; que son unique bonheur était de cultiver la terre dans cette vallée délicieuse, et qu'il ne demandait que la permission de travailler ainsi jusqu'à la consommation des siècles.
La bonne dame demeura inflexible. Elle n'avait pris son parti qu'après de mûres réflexions, et ne se laissa fléchir ni par les supplications et les larmes de l'infortuné Pierrot, ni par le regret trop visible que la pauvre Rosine marquait d'un si prompt départ. Tout ce que Pierrot put obtenir, ce fut la permission de revenir lorsque sa tournée serait terminée, et que la paix serait faite avec les Tartares, dont le nouveau roi, Kabardantès, frère cadet de Pantafilando, menaçait déjà la frontière chinoise.
Le lendemain, Pierrot partit piteusement sur son bon cheval Fendlair, non sans regarder souvent derrière lui, jusqu'à ce qu'il eût perdu de vue la maison et la vallée. Alors il pressa sa marche, et arriva en deux jours à l'embouchure du fleuve Jaune, où il devait passer la flotte chinoise en revue.
La simplicité de ses manières et de son équipage n'annonçaient rien moins qu'un grand seigneur; personne ne vint au-devant de lui, et il alla coucher dans une hôtellerie comme tous les voyageurs. Dès le lendemain, sans faire annoncer sa visite à personne, il se dirigea vers le port, et demanda à un marin, qui fumait une pipe d'opium, où se trouvait la flotte de guerre chinoise. Le marin se mit à rire, et sans se déranger, lui montra de la main une barque magnifique, toute pavoisée de drapeaux, dorée par le dehors et garnie de soie et de velours à l'intérieur.
—Bien. Voilà la barque de l'amiral, dit Pierrot, mais où est l'escadre?
—L'escadre et la barque de l'amiral ne font qu'un, dit le marin.
Pierrot n'en pouvait croire ses yeux. Il prit un bateau et se fit conduire à cette barque amirale. Un seul matelot la gardait; les autres étaient à terre attendant l'arrivée de Son Excellence le seigneur amiral. Pierrot se fit conduire au palais dudit seigneur et fut introduit après trois heures d'attente.
—Seigneur, dit-il en abordant l'amiral, je suis chargé par le roi Vantripan de prévenir Votre Excellence qu'il faudra mettre à la voile dès ce soir pour faire une descente sur les côtes de l'empereur du Japon.
—Et qu'allons-nous faire au Japon? demanda l'amiral.
—Seigneur, je suis chargé de vous transmettre l'ordre et non de le discuter.
—Mon cher, dit l'amiral en frappant familièrement sur l'épaule de Pierrot, tu diras au roi qu'il faut attendre une occasion plus favorable et que l'escadre n'est pas prête.
—Que lui manque-t-il? demanda Pierrot.
—Oh! peu de chose, une bagatelle, en vérité, dit l'amiral en se frisant la moustache. Il manque des vaisseaux, des hommes, des vivres, des armes et de l'argent.
—Ce n'est pas possible! dit Pierrot. On vous avait confié tout cela. Qu'en avez-vous fait?
—D'abord, mon cher, dit l'amiral en brossant sa manche au nez de Pierrot, tu sauras qu'il n'est pas poli, pour un officier subalterne, d'interroger son supérieur; de plus, que si tu me fais une autre question, je te ferai, moi, jeter à l'eau comme une carcasse vide.
—Vous réfléchirez avant de le faire, dit résolument Pierrot.
A ces mots, l'amiral, qui déjà lui tournait le dos et commençait à se promener de long en large dans l'appartement, se retourna, et, le regardant fixement, vit dans ses yeux une fierté si peu ordinaire aux officiers qu'il avait sous ses ordres, qu'il changea de ton sur-le-champ et lui dit:
—C'est une plaisanterie, mon cher, que je voulais faire pour t'éprouver.
—La plaisanterie est mauvaise, répliqua Pierrot, et je ne plaisante pas, moi. Je vous demande compte des cinquante vaisseaux de guerre, des trente mille matelots et des amas de vivres, d'armes et d'argent dont on vous a donné le commandement.
—Un dernier mot, dit l'amiral. Tu me parais bon enfant, tu as du coeur, et je crois que nous nous arrangerons fort bien ensemble. Choisis donc l'une de ces deux alternatives, ou de prendre cent mille livres que je vais te compter sur-le-champ, et d'aller à Pékin dire au roi que tout est en ordre, que la flotte est bien équipée et qu'elle va partir ce soir, ou d'être empalé sur l'heure et sans autre forme de procès.
—Mon choix est fait, dit Pierrot. Rendez-moi vos comptes.
—Tu t'obstines? Prends garde. Voyons, cent mille livres, est-ce trop peu? Veux-tu un million? deux millions, dix millions? Songe que j'ai amassé vingt ou trente millions à peine, et que dix millions de moins font une forte brèche. Veux-tu ou non?
—Je veux des comptes, dit Pierrot.
—Eh bien, tu n'auras ni comptes ni argent.
Et il frappa sur un timbre. Six nègres parurent.
—Qu'on saisisse cet homme, dit-il; qu'on le bâillonne et qu'on le jette à l'eau. Qu'on apprête ensuite la barque amirale: je veux faire une promenade sur le fleuve.
Il faisait chaud, et les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin. Pierrot, sans s'émouvoir, prit un nègre de la main droite et un autre de la main gauche et les lança dans les plates-bandes; deux autres suivirent le même chemin de la même manière, et les deux derniers, se voyant seuls, demandèrent à Pierrot la grâce de sauter d'eux-mêmes et sans y être forcés, ce que Pierrot leur accorda volontiers. Les six nègres se relevèrent sur-le-champ et coururent vers la ville.
Quant à l'amiral, il était muet de frayeur. Pierrot se croisa les bras et lui dit:
—Eh bien, mon cher, qui de nous deux est en mesure de rendre ses comptes au Père éternel? Puisque tu ne peux pas t'y soustraire, une dernière fois, dis-moi ce que tu as fait de la flotte?
—Je l'ai vendue, dit l'amiral.
—Et les marins?
—Je les ai congédiés.
—Et l'argent?
—Il est dans mes coffres.
—C'est bien, dit Pierrot, prends ton manteau et sors de ce pays. Si dans vingt-quatre heures on t'y retrouve encore, je te ferai pendre.
L'amiral ne se le fit pas répéter. Il courut vers le port, s'embarqua, fut pris par des pirates malais, délivré par des philanthropes anglais, et amené à Londres, où il a figuré lors de la grande exposition universelle, sous le nom du Mandarin au bouton de cristal. Il s'appelle Ki-Li-Tchéou-Tsin. Si jamais vous le rencontrez, mes amis, saluez-le, c'était dans son pays un fort grand seigneur, avant que Pierrot en eût fait un pauvre sire.
Le connétable ne se contenta pas de faire justice de l'amiral. Il rappela les marins congédiés, fit construire une flotte nouvelle, l'équipa, la pourvut de vivres et de munitions, grâce à l'argent qu'il trouva dans les coffres de l'amiral, et continua sa tournée avec le même succès, se faisant applaudir du peuple et maudire des mandarins. Il serait trop long de rapporter ici tous les actes de justice, d'humanité et de générosité qui signalèrent ce voyage. Qu'il vous suffise de savoir que depuis cette époque, toutes les fois que le peuple chinois se plaint ou se révolte, il redemande les lois et ordonnances du sage et vaillant Pierrot.
Tout semblait concourir à son bonheur; mais le ciel lui réservait encore de cruelles épreuves. Pendant qu'il faisait bénir son nom avec l'espérance que la belle Rosine apprendrait quelque chose de ces grandes actions et qu'elle l'en aimerait davantage (car le premier effet du véritable amour est d'élever l'âme au-dessus d'elle-même et de lui inspirer de nobles et sublimes pensées), il apprit que Kabardantès avait enfin terminé ses préparatifs, qu'il marchait à la tête de cinq cent mille Tartares, et que le pauvre roi Vantripan, mourant de frayeur, le rappelait en toute hâte pour lui donner le commandement de l'armée chinoise. Je vous dirai, mes amis, dans le prochain chapitre par quels nouveaux exploits et par quel dévouement Pierrot mérita la protection de la fée Aurore et l'amour de la charmante Rosine. Je terminerai celui-ci par une judicieuse réflexion du vieil Alcofribas. La voici textuellement traduite.
«On demandera, dit ce sage magicien, ce qu'il y a de si merveilleux dans la troisième aventure de Pierrot, puisqu'on n'y trouve ni enchanteur ni prodige. Or croyez-vous, mes enfants, que ce ne soit pas une merveille qu'un ministre armé d'un si grand pouvoir, et qui va lui-même réformer les abus, rendre la justice, punir les méchants et protéger les faibles? Soyez-en certains, depuis que le monde est monde, ni sur la terre, ni dans Vénus, ni dans Saturne, ni dans aucune des planètes qui tournent autour du soleil, on ne vit jamais chose si miraculeuse. Et je pense, sauf erreur, que l'amour de Pierrot n'est pas étranger à une vertu si nouvelle et si extraordinaire.»
Voilà la conclusion du vieil enchanteur, et c'est aussi la mienne.
IV
QUATRIÈME AVENTURE DE PIERROT
PIERROT MET EN FUITE CINQ CENT MILLE TARTARES
Le style de l'ordre qui rappelait Pierrot à la cour et lui donnait le commandement de l'armée était si pressant, qu'il ne crut pas pouvoir se détourner de quelques lieues pour voir, ne fût-ce qu'une heure, la belle Rosine, qui était devenue l'étoile polaire de toutes ses pensées et le mobile secret de toutes ses actions. La Chine était dans un danger si grand, que le pauvre grand connétable remit sa visite à des temps plus heureux. Autrefois, Pierrot n'eût pas hésité un instant, dût l'État être en danger par sa négligence; mais les conseils de la fée en avaient fait un tout autre homme. Il arriva à la cour sans être attendu ni annoncé, suivant sa coutume, et, apprenant que le grand roi Vantripan était à table, il alla se promener dans le jardin, sous les fenêtres de la salle à manger, qui étaient ouvertes à cause de la chaleur. Au bout de quelques instants, il entendit prononcer son nom avec de grands éclats de voix, et sans vouloir écouter, chose dont il avait horreur, il fut forcé d'entendre le dialogue suivant:
C'étaient le roi Vantripan et le prince Horribilis qui parlaient.
—Sire, dit au roi Horribilis, ne trouvez-vous pas que Pierrot se fait trop attendre et qu'il devrait être ici?
—Et comment veux-tu qu'il soit déjà de retour? Il y a cinq jours à peine que je l'ai rappelé, et le courrier avait deux cents lieues à faire. Si Pierrot avait des ailes....
—Du zèle, voulez-vous dire, Majesté, interrompit Horribilis.
Tous les courtisans feignirent de trouver le calembour excellent; c'était un vrai calembour de prince. Croyez, mes amis, que ce n'est pas en faire l'éloge. Vantripan, jaloux du succès de son fils, voulut en avoir un semblable et demanda:
—Horribilis!
—Sire?
—Sais-tu pourquoi les marchands de tabac à priser ne font pas fortune?
—Non, sire.
—A cause de la descente d'Énée aux enfers.
Toute la cour se mit à rire bruyamment. Vantripan regarda autour de lui d'un air triomphant.
—Le vôtre est détestable, mon père, dit Horribilis; on le trouve dans tous les recueils de calembredaines. C'est un calembour rance.
—Ventre-saint-Gris! s'écria Vantripan, vit-on jamais insolence pareille? Eh bien, dis-moi, toi qui as lu tous ces recueils de calembredaines, quelle différence y a-t-il entre Alexandre et un tonnelier?
—Voilà qui est bien difficile, dit Horribilis: Alexandre a mis la Perse en pièces, et le tonnelier met la pièce en perce.
—Mort du diable! dit Vantripan, ce gredin ne m'en laissera pas un.
Les courtisans, voyant le tour que prenait la conversation, s'exercèrent à leur tour, et firent les plus beaux calembours du monde. Chacun cherchait le sien, et le renvoyait comme une balle en réponse à celui de son voisin. On parlait, on riait, on criait, on se disputait; c'était un vacarme infernal et la véritable image de la cour du roi Pétaud. Enfin, Vantripan frappa sur la table trois fois avec son couteau. A ce signal, tout le monde se tut.
—Savez-vous, dit-il, pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue?
Cette question inattendue fit rêver tout le monde. La belle Bandoline elle-même se mit à chercher avec sa mère la solution d'un problème si haut et si profond. Elle ne trouva rien. Horribilis chercha pareillement et tout le monde avec lui. Après quelques instants:
—Non, s'écria-t-on d'une voix unanime.
—Ni moi non plus, répliqua le gros Vantripan.
A ces mots, ce fut dans toute l'assemblée un rire inextinguible, comme à la table des dieux d'Homère.
Horribilis, ne perdant pas de vue ce qu'il avait à dire, ramena bientôt la conversation sur Pierrot. Après avoir fait de lui pendant quelques minutes un éloge perfide, il ajouta:
—Au reste, il est bien récompensé de sa justice, car on m'écrit que partout on lui fait un accueil royal; que le peuple se presse autour de lui, et a voulu, ces jours derniers, le proclamer roi.
—En vérité! dit Vantripan effrayé.
—Oh! rassurez-vous, mon père, il a refusé le trône.
—Tu vois bien que c'est un sujet fidèle et mon meilleur ami!
—Vous avez raison, sire; mais qui a refusé une première fois acceptera peut-être un jour, et ce retard calculé à se rendre à vos ordres pourrait bien être un moyen de continuer ses intrigues dans les provinces, et de s'y faire un parti puissant avant de recourir à la force.
Jusque-là Pierrot était calme, mais il ne put tenir au désir de confondre le calomniateur; et s'élançant du jardin, au moyen des saillies du mur, dans la salle à manger, il se trouva en face d'Horribilis qui pâlit à cette vue.
—Sire, dit gravement Pierrot, j'ai appris qu'on se plaint de mes retards. En trois heures, pour vous obéir, j'ai fait deux cents lieues à cheval. Faut-il autre chose pour vous prouver mon zèle?
—Non, ami Pierrot, lui cria le gros Vantripan, je suis content, parfaitement content de toi.
—Je sais, ajouta Pierrot, qu'on dit que j'abuse de mon pouvoir. Je n'en abuserai plus désormais. Je le dépose entre les mains de Votre Majesté, avec ce sabre dont elle m'a fait présent. Qu'on le remette à un homme plus digne que moi d'un pareil honneur.
Et, dégrafant son sabre, il le présenta au roi par la poignée.
—Tu te trompes, ami Pierrot, je ne crois rien de ces calomnies.
—Calomnies, mon père? demanda fièrement Horribilis.
—Oui, calomnies, Horribilis. Retire-toi d'ici, héritier présomptif, tu m'agaces les nerfs. C'est toi qui cherches toujours à me brouiller avec mon vrai, mon seul ami. Va-t'en à cent lieues d'ici, et que je n'entende plus parler de toi.
—Non, sire, dit fièrement Pierrot, Votre Majesté ne doit pas envoyer son fils en exil. Il n'est pas convenable que je sois cause d'une querelle de famille. Ce serait bien mal vous rendre les bienfaits que j'ai reçus de vous.
—Pierrot, dit Vantripan, tu ne sais ce que tu dis. C'est le pire ennemi que tu aies dans cette cour. Il te fera tant de méchancetés que tu seras forcé de me quitter; et que ferai-je sans toi?
—Il n'importe, sire, je pars si vous l'exilez.
—Que ta volonté soit faite, dit Vantripan; mais parlons d'autre chose et reprends ce sabre de commandement. Tu vas rassembler l'armée et marcher aux frontières.
—Quand partirai-je? dit Pierrot.
—Demain à midi. Avant ton départ, je te donnerai mes dernières instructions. Va te reposer.
Pierrot sortit, et fut suivi de toute la cour. Quand le roi fut seul avec la reine:
—A quoi pensez-vous, dit la reine, de donner un si grand pouvoir à un sujet? C'est lui offrir l'occasion d'une trahison.
—Vous voilà, dit Vantripan, comme d'habitude, du même avis qu'Horribilis.
—Horribilis a raison, dit la reine, et vous l'avez traité ce soir d'une manière offensante et injuste.
—S'il n'est pas content de moi, dit le roi, qu'il parte; je ne ferai pas courir après lui.
—Tout cela serait fort bien, dit la reine, s'il partait seul; mais nous sommes résolues à le suivre, ma fille et moi, et à quitter un père dénaturé.
—Eh bien! suivez-le si bon vous semble, dit Vantripan impatienté.
Au fond, cependant, il se sentait ébranlé.
—Oui, nous le suivrons, dit la reine en prenant son mouchoir, et vous aurez la barbarie de nous sacrifier tous à un étranger.
A ces mots, elle tira de sa poche un petit oignon fraîchement pelé, qui lui servait dans ces occasions, s'en frotta les yeux et se mit à pleurer abondamment.
Le pauvre Vantripan commença à se regarder comme un méchant mari et un fort mauvais père. Il voulut consoler sa femme qui ne l'écouta pas. Après avoir pleuré, elle se mit à sangloter, puis elle eut une attaque de nerfs, et remua si douloureusement les bras et les jambes dans toutes les directions que le pauvre roi, bien qu'accoutumé à des scènes pareilles, crut qu'elle allait mourir ou devenir folle. En même temps elle tournait les yeux d'une façon effrayante.
—Faut-il sonner? faut-il appeler ses femmes? se disait le gros Vantripan. Quel scandale! On croira que je l'ai maltraitée, battue peut-être.
Tout à coup, voyant une carafe pleine d'eau, il allait la verser sur elle, lorsqu'elle fit signe qu'elle se portait mieux et qu'elle allait rentrer dans son appartement. Vantripan, bénissant Dieu qui a créé l'eau, et l'homme de génie qui a inventé les carafes, la reconduisit doucement et allait se retirer lorsqu'elle le retint.
—Vous donnerez à Horribilis le commandement de l'armée, dit-elle.
—Il le faut bien, puisque vous le voulez; mais Pierrot sera son lieutenant.
—J'y consens. Vous êtes un bon père et un grand roi!
—J'ai bien peur de n'être qu'un imbécile, pensa Vantripan: je sacrifie Pierrot à la crainte de subir la colère de ma femme. Si du moins j'avais la paix dans mon ménage! Ce qui me console, c'est qu'il n'y a pas un mari qui ne soit aussi bête que moi en pareille occasion.
Sur cette mélancolique réflexion, il s'endormit. Faites-en autant, mes amis, si ce n'est déjà fait. L'homme qui dort, dit le vieil Alcofribas, est l'ami des dieux.
Le lendemain, à midi, Pierrot se présenta au conseil.
Vantripan le regarda pendant quelque temps d'un air embarrassé. Il roulait sa tabatière dans ses doigts en cherchant un exorde.
—Pierrot, dit-il enfin, es-tu mon ami?
—Oh! sire, pouvez-vous douter de mon dévouement?
—Eh bien! donne-m'en une preuve sur-le-champ.
—Je suis prêt, dit Pierrot. Que faut-il faire?
—Veux-tu partager le commandement de l'armée avec Horribilis?
Pierrot se mit à rire.
—Sire, dit-il, la nuit a porté conseil, à ce que je vois. Pourquoi voulez-vous partager entre nous un commandement que vous pouvez lui donner tout entier.
—Mon ami, dit le roi, je désire qu'Horribilis fasse ses premières armes sous ta direction; mais comme il n'est pas convenable qu'un prince de sang royal obéisse à un simple sujet....
—Sire, dit Pierrot, vous vous trompez, je ne suis pas un sujet: je suis venu me mettre à votre service, vous m'avez accepté, vous pouviez me refuser; s'il vous plaît aujourd'hui de m'ôter mon commandement, reprenez-le, sire. Aussi bien Votre Majesté est sujette à revenir si souvent sur ses résolutions, que je ne puis guère compter sur la continuation de votre faveur. J'aime mieux partir de plein gré aujourd'hui qu'être renvoyé plus tard.
—Bon! dit Vantripan, le voilà qui se fâche. Hélas! pourquoi ne puis-je accorder tout le monde et te faire vivre en bonne intelligence avec ma femme et mon fils!
—Sire, dit Pierrot, je suis étranger, et par là suspect à tout le monde. Laissez-moi partir, vous vivrez plus tranquille et moi aussi.
—Ingrat, dit le roi en pleurant, si tu pars, qui commandera l'armée?
—Le prince Horribilis, sire.
—Il se fera battre!
—Cela vous regarde.
—Il se sauvera le premier et déshonorera mon nom.
—Que puis-je y faire? dit Pierrot.
—Ami, reste avec nous.
—Je ne puis, sire. Celui qui commande est responsable. Si vous me donnez un collègue, je ne le serai plus; si vous me donnez un maître, ce sera pire encore. Que le prince Horribilis vienne à l'armée avec moi si cela lui plaît; mais qu'il m'obéisse, ou je ne réponds de rien.
—Je te le promets, dit Vantripan; je t'en donne ma parole royale. Voici les pleins pouvoirs. Pars maintenant.
—Voilà un bon homme, dit Pierrot en rentrant chez lui, et un pauvre homme.
Là-dessus il fit ses préparatifs, c'est-à-dire qu'il fit seller Fendlair et prit un manteau de voyage. Trois jours après il était au camp.
L'armée chinoise, composée de huit cent mille hommes, attendait l'arrivée des Tartares à l'abri de la fameuse muraille qui sépare la Chine du vaste empire des îles Inconnues. Vous savez, mes amis, que cette muraille a été construite pour préserver les Chinois des attaques de la cavalerie tartare, qui est la plus redoutable du monde. Comme la plupart d'entre vous n'ont pas eu l'occasion de voir ce singulier rempart, vous ne saurez pas mauvais gré, je crois, au vieil Alcofribas de vous en donner une idée.
«Cette muraille, dit-il, a plus de cent pieds de haut et de trente pieds de large. Elle est semée de tours qui s'élèvent de distance en distance. Elle s'étend sur une longueur de plus de six cents lieues, et sert de frontière aux deux pays, tantôt bornant la plaine, tantôt surplombant d'affreux précipices. Au pied de chaque tour sont deux portes, l'une qui s'ouvre du côté de la Chine, l'autre qui fait face aux îles Inconnues.»
Pierrot était à peine au camp depuis deux jours lorsqu'un bruit semblable aux grondements de la foudre, au pétillement de la grêle sur les toits et au désordre confus d'une foire, se fit entendre et annonça l'approche de l'ennemi. A ce bruit, les malheureux Chinois se crurent tous morts. Ils jetaient leurs armes, ils couraient dans le camp, éperdus et en désordre. Pierrot calma tout à coup cette confusion en faisant publier que le premier qui serait trouvé hors de sa place et de son rang serait pendu pour l'exemple. Chaque soldat courut aussitôt chercher ses armes et rejoindre son drapeau. Le général monta sur la tour pour voir l'armée tartare.
C'était un spectacle effrayant et admirable. Imaginez-vous cinq cent mille cavaliers montés à cru sur de petits chevaux sauvages et hérissés. Chaque cavalier était armé d'un arc, d'une lance et d'un sabre. En tête s'avançait le formidable Kabardantès, le frère cadet de Pantafilando; il était beaucoup moins grand que son frère, et mesurait vingt pieds à peine, mais sa force était colossale. Il luttait sans arme, corps à corps, avec les ours, et les écartelait de ses mains; il portait à l'arçon de sa selle une massue en argent, du poids de dix mille livres. Il ne tuait pas, il assommait et réduisait en poussière ses ennemis. Son cheval, d'une taille proportionnée à la sienne, et d'une vigueur extraordinaire, avait un aspect effroyable; on ne pouvait le regarder sans frémir. Kabardantès était le fils du fameux Tchitchitchatchitchof, empereur des îles Inconnues, et de la cruelle sorcière Tautrika, dont le nom est si célèbre dans les annales du Kamtchatka. Il avait appris de sa mère quelque chose des pratiques de la magie noire. Il pouvait, à son gré, soulever et pousser les nuages, évoquer les vents et les brouillards, faire paraître et employer à son service les démons. Sa férocité était sans bornes; il avait massacré plus de cent mille Chinois du vivant de Pantafilando, et de leurs têtes il avait fait construire une tour, au sommet de laquelle il s'enfermait le soir dans les nuits sombres et étoilées, pour contempler les astres et évoquer les puissances infernales. Une main invisible avait gravé sur son front, pendant son sommeil, les trois lettres que voici: