Histoire fantastique du célèbre Pierrot: Écrite par le magicien Alcofribas; traduite du sogdien par Alfred Assollant
qui, dans le langage magique, signifient:
Tue!
Il semblait, en effet, ne vivre que pour tuer, brûler, massacrer, exterminer. Il égorgeait, sans pitié, les femmes, les enfants, les vieillards: il avait surtout pour les enfants une haine inexplicable. Il aimait à boire leur sang tout chaud encore et fraîchement versé. C'était le monstre le plus effroyable qu'on eût jamais vu.
Ce qui ajoute encore à la frayeur qu'il inspirait, c'est qu'il était invulnérable, excepté au creux de l'estomac. Partout ailleurs, les sabres, les lances, les flèches, les balles, rebondissaient sur sa peau sans l'entamer, comme si elles eussent été élastiques.
Tel était ce guerrier épouvantable dont le seul nom jetait l'effroi dans le coeur de tous les Chinois. Pierrot même, au premier abord, eut peine à soutenir sa vue; mais quand il pensa à l'opinion que Rosine aurait de lui si elle le voyait, ou si elle apprenait qu'il avait reculé devant le danger, il se sentit si brave que cent mille Kabardantès ne l'eussent pas fait reculer d'une semelle.
Cependant il ne voulut pas hasarder en une bataille le destin de la Chine. Il vit bien que son armée avait besoin de s'aguerrir, et attendant tout du temps et de son courage, il fit faire bonne garde le long des murailles et dans l'intérieur des tours, et prit soin d'exercer ses soldats.
Horribilis arriva au camp quelques jours après, et demanda d'un ton hautain pourquoi l'on n'avait pas livré bataille à l'ennemi. Pierrot exposa ses raisons avec une fermeté polie, et tout le conseil fut de son avis.
—Mon père, dit Horribilis, ne vous a pas envoyé pour discuter, mais pour combattre. Il y a longtemps qu'on sait que vous êtes plus prudent que brave.
Pierrot se mordit les lèvres pour ne pas répondre avec sévérité; mais, sans s'inquiéter du discours du prince, il fit continuer les exercices militaires. Horribilis, qui cherchait une occasion de le perdre, déplora tout haut la lâcheté du grand connétable, qui compromettait, disait-il, le sort de l'État. On ne l'écouta point; mais un jour, Pierrot, impatienté, lui dit en présence de toute l'armée:
—Seigneur, daignez vous mettre avec moi à la tête de l'avant-garde, nous allons faire une sortie générale contre les Tartares.
—Il ne convient pas, dit Horribilis avec dignité, que j'expose inutilement des jours qui sont précieux à l'État et à ma famille. Je vais en demander la permission à mon père, et si Sa Majesté le permet, vous me verrez courir le premier dans la mêlée.
Comme on le pense bien, il se garda d'écrire, et Pierrot, content de l'avoir réduit au silence, ne lui en parla pas davantage.
Cependant, Kabardantès, furieux de se voir arrêté par cette muraille et par la prudence de Pierrot, résolut de donner un assaut général. L'embarras était grand parmi les Tartares, car ils ne pouvaient escalader la muraille à cheval, et savaient mal combattre à pied. Kabardantès, après avoir un peu rêvé à cette difficulté, fit fabriquer une énorme quantité d'échelles d'une hauteur de plus de cent quarante pieds chacune, et décida que l'escalade se ferait à neuf heures du matin, après déjeuner.
Au jour fixé, Pierrot, averti par ses éclaireurs du dessein de l'ennemi, borda la grande muraille d'infanterie, dont la seule fonction devait être de jeter des pierres sur la tête des Tartares pendant l'assaut, et de renverser leurs échelles dans le fossé. La hauteur de la muraille était telle qu'il n'y avait rien à craindre des assiégeants si les assiégés faisaient leur devoir. Les deux chefs prononcèrent un petit discours que le vieil Alcofribas nous a conservé:
«Braves Tartares, dit Kabardantès, montez à l'assaut sans peur. Si vous mettez le pied sur ce rempart, la Chine est à vous: massacrez, pillez, brûlez. Je me réserve pour esclaves tout ce qui est au-dessous de vingt ans; tuez ou vendez le reste et prenez leurs terres.»
—Vive le généreux Kabardantès! crièrent les Tartares.
Ce cri fut si retentissant et poussé avec tant d'ensemble que la muraille en fut ébranlée: quelques pierres tombèrent des créneaux.
—Voyez, dit Kabardantès, les dieux mêmes sont pour vous: la muraille s'écroule pour vous livrer passage.
On applaudit de toutes parts. Le même accident avait effrayé les Chinois.
—Ce n'est pas pour leur livrer passage, dit Pierrot, c'est pour les écraser que ces pierres sont tombées d'elles-mêmes sur leurs têtes.
La vérité est que les pierres n'étaient pas solidement liées avec du ciment romain, et Pierrot le savait bien, mais il donnait à des soldats poltrons les seuls encouragements qu'ils pussent comprendre.
—Vous avez entendu ce Tartare, ajouta-t-il, et vous savez ce qui vous attend: que ceux qui aiment la patrie, la famille et la liberté se souviennent qu'on ne défend qu'avec le sabre ces trois biens si précieux. Au surplus, que chacun de vous fasse comme moi.
A ces mots il retroussa ses manches, comme un bon ouvrier qui va faire de bonne besogne. Tous ses soldats l'imitèrent et attendirent de pied ferme le premier choc.
Kabardantès dressa une échelle contre la muraille et commença l'escalade. En un instant plus de mille échelles furent dressées et se chargèrent de Tartares. On les voyait se presser les uns derrière les autres comme des fourmis noires dans une fourmilière; ils poussaient des cris effrayants, et le regard seul de Pierrot maintenait les Chinois à leur poste.
Lorsque Kabardantès fut arrivé au sommet de l'échelle, il mit la main sur le créneau et dit à Pierrot qui l'attendait:
—Ah! chien, c'est toi qui as tué Pantafilando; tu vas mourir!
En même temps il mit un pied sur la muraille. Pierrot saisit ce pied, le leva en l'air, fit perdre l'équilibre au géant et le jeta dans le fossé, les bras en avant et la tête la première. Dans cette chute épouvantable, tout autre eût été réduit en miettes; le Tartare ne fut qu'étourdi du coup.
—Et bien! lui cria Pierrot, quelle est la hauteur de la muraille? Tu dois le savoir maintenant.
A ces mots, il prit par les deux montants l'échelle toute chargée de Tartares qui montaient derrière leur empereur, et la balança quelque temps dans l'air, comme s'il eût hésité sur ce qu'il devait faire. Tous ces malheureux poussaient des cris de rage et d'angoisse. Enfin Pierrot la poussa violemment sur une échelle voisine; toutes deux tombèrent sur une troisième, qui s'écroula sur une quatrième, et celle-ci sur une cinquième.
A cet effrayant spectacle, de toutes parts s'éleva un profond silence. Les échelles tombaient les unes sur les autres, jusqu'à la dernière, sur une étendue de plus d'une demi-lieue, qui était celle du champ de bataille.
L'une d'elles présentait un spectacle fort singulier: comme chaque Tartare tenait sa lance haute derrière son compagnon, celui du premier rang reçut la pointe de la lance si malheureusement dans le corps, qu'il se trouva embroché tout vif comme une alouette; le second reçut à son tour la lance du troisième, et ainsi de suite jusqu'au dernier, qui eut le bonheur de sauter à terre avant la chute de l'échelle et de s'enfuir.
Plus de vingt mille Tartares périrent dans ce premier assaut, et de la seule main de Pierrot. «On ne s'étonnera pas de ce nombre, dit le vieil Alcofribas, si l'on songe qu'il y avait plus de mille échelles, et que chacune d'elles était chargée d'hommes jusqu'au dernier échelon; qu'il y avait plus de cent cinquante échelons, et que tout s'écroula en même temps.» On irait même fort au delà si l'on calculait tous ceux qui s'estropièrent dans cette affaire, ceux qui eurent les bras cassés, ou les jambes rompues, ou les côtes enfoncées, ou l'oeil poché, ou le nez en marmelade. Mais on conçoit assez que nous préférions la vérité à la gloire même de Pierrot; il n'y eut pas plus de vingt mille morts.
C'est déjà bien assez, si l'on songe au temps qu'il faut pour nourrir, élever, instruire un homme, aux soins qui lui sont nécessaires et à la dépense que font les parents avant qu'il soit bon à quelque chose, qu'il sache travailler, parler et se conduire. Si l'on songeait à tout cela, avant de faire la guerre, sur ma parole, il n'y aurait pas tant de conquérants; et s'il y en avait encore, si quelques enragés voulaient encore tuer leurs semblables et se couvrir de gloire, tous les autres hommes se jetteraient sur eux et les lieraient comme des fous furieux auxquels il faut des douches et des sinapismes.
Cependant Pierrot eut raison de casser le cou aux Tartares. Il faut avoir horreur de ceux qui n'aiment que la force et la violence; mais cela ne suffit pas pour être heureux. Il faut encore savoir les écarter avec un sabre; c'est le devoir de tous les honnêtes gens et de tous les gens de coeur, et, croyez-moi, l'on n'est pas honnête homme si l'on ne sait pas et si l'on n'ose pas défendre ses parents, ses amis, sa patrie et soi-même.
Ainsi pensait Pierrot; mais comme il ne pouvait instruire les Tartares, il était forcé de les corriger par la force. Celui qui se sert du sabre, dit l'Évangile, périra par le sabre. Avec le temps et les enseignements de la fée, Pierrot devenait sage. Il n'usait de sa force que pour protéger les faibles et les opprimés; mais alors il n'hésitait jamais, eût-il dû lui en coûter la vie.
Après l'écroulement des échelles, un murmure confus s'éleva dans l'air et se changea en un concert affreux de cris et d'imprécations qu'on entendit jusque dans les gorges profondes des monts Altaï. Pierrot se croisa les bras et regarda quelque temps son ouvrage en silence.
Hélas! dit-il en soupirant, tous ces malheureux ont eu un père, une mère et des enfants, peut-être! Quelle exécrable folie les pousse à se jeter sur nous comme des chiens enragés, ou comme des bêtes féroces qui cherchent leur pâture? Dieu m'est témoin que j'ai horreur de ces sanglants sacrifices; mais pouvais-je laisser massacrer, sans défense, ces pauvres Chinois? Ne sont-ils pas déjà bien malheureux d'être si lâches et de n'oser se défendre? Faut-il que partout la force triomphe de la justice?
Comme il était plongé dans ces pensées, Kabardantès sortit de son étourdissement et lui cria:
—Tu m'as pris en traître, Pierrot, mais je me vengerai!
A ces mots, saisissant un énorme rocher qui s'élevait près de là, il le lança à la tête de Pierrot. Celui-ci évita le coup, et le rocher alla tomber dans les rangs des Chinois. Cinq ou six furent écrasés, et les autres s'enfuirent épouvantés. Pierrot les rallia sur-le-champ et les ramena à leur poste. Il s'attendait à une nouvelle escalade; mais les Tartares n'osèrent livrer un second assaut ce jour-là. Ils manquaient d'échelles et voulaient ensevelir leurs morts.
En revenant dans sa tente, le grand connétable reçut les félicitations de tous ses principaux officiers. Les soldats s'écriaient: Vive Pierrot! L'illumination fut générale. On buvait, on chantait, on se réjouissait. Pierrot remercia le ciel et la fée Aurore, à qui il devait tant de gloire.
—Ah! se disait-il, il ne manque à mon bonheur que d'avoir ma marraine près de moi et de vivre tranquillement dans la ferme de Rosine!
Au moment où il formait ce voeu, la bonne fée parut. Pierrot se jeta à ses genoux et lui baisa les mains avec une respectueuse tendresse, suivant la coutume.
—Je suis contente de toi, Pierrot, lui dit Aurore, tu commences à comprendre et à remplir tes devoirs, je veux t'en récompenser: donne-moi la main.
Pierrot le fit, et au même moment se trouva transporté dans une vallée qu'il connaissait bien. Il reconnut la maison de la belle Rosine et sentit son coeur battre violemment.
—Entre hardiment, dit la fée, et ne parle à personne. Je t'ai rendu invisible. Écoute et regarde seulement ce qui se fait et se dit ici.
Le soleil venait de se coucher derrière la colline, et les travaux de la campagne avaient cessé. On voyait de toutes parts rentrer les vaches, les moutons, les poules et tous les animaux de la ferme. Dans la cuisine on apprêtait le souper de ceux qui revenaient du travail. Déjà la table était dressée, et la mère de Rosine surveillait ces préparatifs. Quand tout fut terminé, elle s'assit avec sa fille devant la porte de la maison, et toutes deux demeurèrent en silence, écoutant ce doux et éternel murmure qui sort le soir, pendant l'été, des bois, des champs et des prairies, et qui semble être une prière que la nature entière adresse au Créateur. Bientôt la lune parut à l'orient et éclaira cette scène paisible.
La cloche de l'église sonna l'Angelus, et tous les habitants du village élevèrent leurs coeurs vers le ciel. Rosine et sa mère s'agenouillèrent, et après quelques instants de méditation, se rassirent pour regarder la voûte bleue et pure du firmament, dans lequel on voyait à peine quelques étoiles.
—A quoi penses-tu, Rosine? dit la mère.
—Je pense, ma mère, au bonheur de vivre ainsi, près de toi; au calme dont nous jouissons, et je me figure que s'il y a quelque image du bonheur sur la terre, c'est chez nous qu'elle doit se trouver.
—Oui, tu peux remercier le ciel de tant de bonheur; mais qui sait s'il durera? Toutes les choses de ce monde sont si fragiles.... Je puis mourir....
—O maman! s'écria Rosine en se jetant dans les bras de sa mère.
—La guerre est déclarée.... Qui sait si l'ennemi ne viendra pas jusqu'ici?
—Oh! pour cela, maman, ne crains rien. N'est-ce pas le seigneur Pierrot qui commande notre armée? et y a-t-il au monde un guerrier plus brave?
—Et qui t'a dit qu'il commandait l'armée?
—Je l'ai vu dans les journaux, dit la jeune fille en rougissant.
—Tu t'occupes donc des journaux, à présent? Autrefois, tu ne pouvais pas les souffrir.
Ici Rosine se trouva si embarrassée pour expliquer ce que sa mère avait déjà deviné, je veux dire qu'elle ne s'intéressait pas plus qu'auparavant à la politique, mais qu'elle s'intéressait fort à Pierrot, que sa mère ne poussa pas plus loin ses questions.
Pierrot fut saisi d'une joie si vive, qu'il allait se montrer lorsque la fée Aurore le retint.
—Regarde, dit-elle.
En même temps elle toucha Rosine de sa baguette. Il sembla à Pierrot que le coeur de la jeune fille s'entr'ouvrait et qu'il voyait ses plus secrètes pensées; mais ce coeur était si pur, si noble et si doux, que Pierrot se sentit pris d'un violent désir de se jeter à genoux devant elle, et de l'adorer comme la plus parfaite créature de Dieu.
—Pierrot, dit la fée, voilà celle que je te destine; mais il faut que tu l'obtiennes par des travaux auprès desquels ce que tu as fait n'est rien. Il faut que tu sois devenu le meilleur des hommes et le plus brave; que tu laisses de côté pour toujours tes intérêts personnels, ta vanité et le désir même que tu as d'être applaudi des autres hommes. A ce prix, veux-tu être un jour son mari?
—Je le veux! s'écria Pierrot.
—Songe bien, dit la fée, que tu ne seras pas toujours heureux et glorieux; que tu seras un jour calomnié, méprisé peut-être, et qu'il te faudra, pour supporter cette cruelle épreuve, un courage plus grand encore, plus inébranlable et plus rare que celui que tu as montré jusqu'ici.
—Je le veux! dit Pierrot.
A ces mots, la bonne fée passa au doigt de Rosine, sans qu'elle s'en aperçût, un anneau magique constellé tout semblable à celui qu'elle avait autrefois donné à Pierrot.
—Vous voilà fiancés, dit-elle.
Puis, reprenant la main de Pierrot, en une seconde elle le fit transporter dans sa tente par les génies soumis à ses ordres.
Le lendemain, ce héros, regardant du haut du rempart le camp ennemi, vit se mouvoir toutes sortes de balistes, de béliers, de catapultes et d'autres machines de guerre que faisait apprêter Kabardantès. Cette vue l'inquiéta beaucoup. Il ne pouvait se dissimuler que ses soldats ne tiendraient pas en rase campagne contre la cavalerie tartare, et il voyait bien à ces préparatifs que le mur qui défendait l'armée ne résisterait pas longtemps. Cependant le mal était sans remède. Il fit amasser une grande quantité de bois, d'huile et de rochers, pour brûler ou écraser les assaillants, et proposa des prix pour les plus braves et les plus robustes de ses soldats. Jour et nuit on s'exerçait dans le camp à tirer de l'arc, à manier le sabre ou la hache. Enfin, après un mois d'attente, il vit que l'ennemi allait livrer un second assaut.
Un matin, toute l'armée tartare se mit en mouvement. Soixante chevaux traînaient une machine énorme dont je ne vous ferai pas le détail, parce que le vieil Alcofribas l'a négligé, mais que les ingénieurs de Kabardantès déclaraient capable d'enfoncer une montagne et de s'y frayer un chemin. Cette machine s'avança lentement jusqu'en face de la grande muraille chinoise. A ce moment, Kabardantès donna le signal: elle partit comme une flèche et alla s'enfoncer dans la muraille qui s'écroula avec un bruit terrible sur une largeur de plus de vingt pieds.
Aussitôt Kabardantès et les plus braves de son armée se précipitèrent pour entrer dans la brèche. Toute l'armée chinoise poussa un cri de terreur; mais Pierrot veillait. Lorsque Kabardantès mettait le pied dans l'intérieur des retranchements, il ouvrit la bouche pour crier de toute sa force: Victoire! Pierrot saisit ce moment, et, profitant de ce que les pierres écroulées l'empêchaient de se retirer assez vite, il jeta promptement dans sa bouche ouverte un énorme chaudron d'huile bouillante qu'il avait fait préparer. Kabardantès ferma la bouche trop tard, et, dans sa surprise, avala tout le contenu du chaudron. Cette huile, descendant dans ses entrailles, le brûla horriblement. Il s'enfuit, jetant sa lance, et courut vers son camp en poussant des cris affreux.
—Qu'avez-vous, seigneur? lui cria son majordome.
Kabardantès, exaspéré, lui donna un coup de pied si violent que le malheureux majordome fut jeté à six cents pas de là, et tomba mort sur les rochers. Instruits par cet exemple, les autres officiers se tenaient à distance, et s'enfuyaient au lieu de répondre à son appel. Pendant ce temps, le malheureux empereur cuisait intérieurement, et se tordait dans des convulsions désespérées. Enfin, le chirurgien en chef arriva, et, ne lui voyant aucune blessure, crut qu'il avait la fièvre et voulut lui tâter le pouls. Kabardantès ouvrit la bouche et fit signe que de là venait son mal.
—Il a trop mangé, pensa le chirurgien; c'est une indigestion.
Et il fit préparer un lavement; mais le malheureux prince, indigné de n'être pas compris, saisit le chirurgien par le cou et par les jambes, et le cassa en deux sur son genou. Après cet exploit, tout le monde s'enfuit, et il resta seul, maugréant, pestant contre Pierrot, maudissant mille fois la sotte envie qu'il avait eue mal à propos de crier victoire, et ne parlant que d'écorcher son ennemi. Mais laissons ce féroce empereur, et revenons à notre ami.
Il n'eut pas le temps de se réjouir beaucoup de la fuite de Kabardantès et du bon tour qu'il lui avait joué, car les gardes de celui-ci, qui le suivaient de près, montèrent à leur tour sur la brèche.
—En avant! cria Pierrot à ses soldats; et, pour leur donner l'exemple, il fendit en deux, d'un coup de sabre, un officier tartare. D'un revers il abattit la tête de son voisin, et coupa l'épaule droite au troisième. Le quatrième, qui était un guerrier renommé dans l'armée tartare pour son courage, s'avança sur Pierrot et voulut le percer d'un coup de lance. Pierrot para le coup, et, saisissant une broche qui tournait devant le feu, en plein air, et qui portait un dindon à moitié rôti, il la passa au travers du corps du Tartare.
—Voilà un dindon et une oie! dit Pierrot.
Animés par son exemple, les Chinois firent merveille, et le combat devint acharné autour de la brèche. Cependant les Tartares, toujours renforcés, allaient l'emporter lorsque Pierrot s'avisa d'un moyen qui lui réussit.
Il fit jeter sur la brèche une énorme quantité de fagots et y fit mettre le feu. Dès que la flamme commença à s'élever dans les airs, aucun Tartare n'essaya plus de passer dans le retranchement, et Pierrot, n'ayant affaire qu'à ceux qui étaient entrés déjà, et qui n'étaient pas plus de deux ou trois mille, les tailla en pièces. Aucun d'eux ne voulut se rendre.
Le jour finissait, et il était trop tard pour tenter une nouvelle attaque. Pierrot fit réparer la brèche pendant la nuit, et les Chinois travaillèrent avec tant d'ardeur qu'au matin la muraille était refaite, et qu'un monceau de cendres et le sang versé indiquaient seuls le lieu du combat de la veille. L'incendie avait gagné les machines de Kabardantès et les avait consumées. Il fallait donc recommencer ces pénibles travaux. L'armée tartare murmurait contre l'incapacité de son chef, et Kabardantès, furieux, était couché dans son lit, sans pouvoir remuer, ni manger, ni boire, parce que ses entrailles étaient bouillies.
Ce second combat fit à Pierrot encore plus d'honneur que le premier. On convint qu'il avait montré un courage, une présence d'esprit, une habileté dignes des plus grands capitaines. Malheureusement, plus sa gloire croissait, plus la rage de ses ennemis cherchait les moyens de le perdre.
Horribilis, qui s'était bien gardé de paraître durant le combat, écrivit à Vantripan que Pierrot était seul maître dans l'armée, qu'il distribuait tous les emplois à ses créatures, et qu'il aspirait ouvertement au trône. Si ce prince scélérat avait osé faire assassiner Pierrot, il l'aurait fait sur-le-champ; mais personne ne voulut se charger d'une pareille mission. Les uns craignaient la fureur des soldats; d'autres craignaient encore plus Pierrot lui-même. Quoiqu'il ne fût pas sur ses gardes, tout le monde savait qu'il était si fort, si agile, si intrépide, si adroit et si prompt à prendre un parti, qu'il fallait être sûr de le tuer du premier coup pour oser l'attaquer, même durant son sommeil.
Cependant Horribilis voulait à tout prix le faire tuer, ou tout au moins l'exiler. Il avait pris pour confident un vieux magicien dont l'âme était noire de crimes, et qui avait contre Pierrot la haine que les méchants nourrissent toujours contre les gens de bien. Le magicien s'appelait Tristemplète. Il était petit, avait les yeux enfoncés sous des sourcils grisonnants, le nez busqué et touchant presque au menton, les pommettes des joues saillantes, et l'air d'un féroce gredin. Ses yeux, comme ceux des chats, voyaient la nuit aussi bien que le jour. Ce coquin, qui plusieurs fois déjà avait mérité la potence, et n'échappait à la mort que par les intelligences qu'il avait avec les démons, plut tout d'abord à Horribilis, qui le trouva digne de lui. Tous deux cherchaient continuellement le moyen de perdre Pierrot.
—Comment faire? dit Horribilis; il est inattaquable!
Tristemplète sourit.
—Le plus inattaquable, dit-il, a toujours quelque endroit faible: c'est par là qu'il faut le prendre.
Et, tirant de sa poche un affreux grimoire, il prononça les mots sacramentels:
qui signifient, dans la langue magique: kara, brankara, et en français: approche, esclave. C'est la formule usitée pour évoquer le démon.
Celui-ci parut.
—Maître, dit-il, tu m'as appelé; que me veux-tu?
Ici je passe sous silence une conversation assez longue entre le diable et le magicien. Alcofribas, qui s'y connaissait, la rapporte tout entière avec les formules magiques; mais je craindrais, en vous les enseignant, de vous conduire, sans le savoir, sur le grand chemin de l'enfer.
Le résultat fut qu'Horribilis apprit que le pauvre Pierrot aimait éperdument la fille d'une fermière, et qu'ils avaient été fiancés par la fée Aurore. Hélas! tremblez et soupirez, âmes sensibles, car de ce jour datent les premiers malheurs de notre ami.
A peine Horribilis eut-il appris tout cela, qu'il quitta l'armée avec son confident, fit enlever Rosine et sa mère dans un nuage, par le moyen des démons qui obéissaient à Tristemplète, et les renferma dans un château revêtu à l'extérieur de plaques d'acier travaillé par les esprits infernaux, et qui avait la propriété d'être invisible.
Au moment même où Horribilis commettait ce crime, l'anneau magique de Pierrot lui serra le doigt comme s'il eût été vivant, et son coeur battit violemment sans qu'il sût pourquoi. C'était un de ces pressentiments que Dieu envoie aux âmes tendres, et qui ne leur font pas éviter le malheur. Pierrot, attristé et plein de pensées lugubres, eut recours à la fée Aurore.
La bonne fée lui apprit ce qui s'était passé, et cherchait à le consoler. Pierrot s'arrachait les cheveux de désespoir.
—Malheureux! disait-il, pourquoi les ai-je quittées? quel besoin avais-je de combattre les Tartares? Ah! marraine, c'est cette funeste absence qui les a perdues! Qui sait où elles sont maintenant? qui sait entre les mains de quel ennemi, et quel traitement il leur fait subir? Périsse mille fois la Chine avec tous les Chinois! Je vais rejoindre ma Rosine chérie. Je pars.
—Tu ne partiras pas, Pierrot, lui dit la fée avec une douce sévérité. Tu as des devoirs plus importants à remplir.
Et comme elle vit qu'il ne l'écoutait pas:
—Je sais où est ta fiancée, dit-elle, et je veillerai sur elle. Ne crains rien; fais ton devoir en homme de coeur, et sois sûr qu'après la guerre je t'aiderai moi-même à retrouver Rosine.
—Vous me le jurez? dit Pierrot un peu consolé.
—Je te le promets par la barbe blanche de Salomon, à qui tous les génies obéissent.
A ces mots elle disparut.
Pierrot, impatient de retrouver et de venger Rosine, brûlait de finir la guerre dans une bataille. Il connaissait trop bien la fée pour craindre qu'on fît aucun mal à sa fiancée pendant son absence; mais il avait peur qu'elle s'ennuyât d'être ainsi enfermée, qu'elle devînt triste, qu'elle tombât malade; il avait peur de tout, le pauvre Pierrot, quand il s'agissait d'elle. Et il avait bien raison, car s'il y a jamais eu quelque chose de beau, de doux, d'aimable et de gracieux sous le soleil, croyez que c'est la belle Rosine. Je ne lui ai connu qu'un défaut: c'est un petit grain de caprice; mais ce grain était si petit, si difficile à découvrir, et se cachait si vite, qu'on n'avait pas le temps de l'apercevoir. Toutefois, c'est par là qu'elle touchait à l'humaine nature. Vous le savez, mes amis, rien n'est parfait en ce monde. Telle qu'elle était, Pierrot aurait donné l'empire de la Chine, des deux Mongolies et de la presqu'île de Corée pour pouvoir presser sur son coeur une de ses pantoufles. Ceux qui n'approuveront pas la folie de Pierrot feront bien de s'aller pendre; ils ne sont pas dignes de vivre.
Cependant Kabardantès était guéri. Ses brûlures ne lui avaient laissé qu'un tic affreux qui le rendait encore plus repoussant. Le nerf zygomatique s'était resserré et comme replié sur lui-même, et le malheureux prince, pour rendre à ses mâchoires leur ancienne élasticité, faisait d'épouvantables efforts qui mettaient en fuite tous les assistants. A cela et à quelques coliques près, dont il était brusquement saisi lorsque par mégarde il avalait un potage trop chaud, il dormait, mangeait et digérait fort bien. La première fois qu'il se brûla de nouveau en avalant sa soupe, il saisit le maître d'hôtel et le jeta la tête la première dans une immense chaudière où cuisait le dîner des cinq cent mille Tartares. A la fin du repas, on retrouva les braies de ce pauvre homme. Comme ces braies étaient en caoutchouc, la dent des Tartares eux-mêmes n'avait pu les entamer. On chanta un De profundis au lieu de dire les grâces comme à l'ordinaire, et il n'en fut plus question.
Le lendemain, le nouveau maître d'hôtel, craignant le même sort, ne servit qu'un dîner de viandes froides. Kabardantès se mit dans une colère furieuse:
—Viens ici! lui cria-t-il.
Au lieu d'obéir, le pauvre cuisinier courut à la porte pour se sauver, mais il n'en eut pas le temps.
L'empereur lui lança une javeline qui le perça de part en part et s'enfonça dans la muraille, où elle resta fixée. Tout le monde applaudit à ce trait d'adresse, et s'enfuit, de peur d'un nouvel accident. Enfin Kabardantès trouva un maître d'hôtel à sa guise. C'était un Tartare intrépide, d'une naissance illustre, et fort estimé dans toute l'armée, mais qui ne s'était jamais mêlé de cuisine. Le premier jour qu'il entra en fonction, Kabardantès remarqua qu'il se tenait toujours derrière son fauteuil. Il lui demanda le motif de cette réserve. Le Tartare répondit d'abord que c'était le devoir de sa charge; puis, comme le prince insistait, il tira sa dague, et déclara fièrement que si le dîner avait été mauvais, il aurait, sans attendre plus longtemps, coupé la tête à Kabardantès pour éviter le sort de ses prédécesseurs.
—Ta hardiesse me plaît, dit l'empereur; mais, pour que je puisse dîner en paix, il ne faut pas que j'aie derrière moi un homme toujours prêt à me couper le cou. Laisse là tes fonctions et rentre dans l'armée. Je te fais mon lieutenant principal.
Tout le monde admira et loua tout haut la grandeur d'âme de Kabardantès, et tout bas l'heureuse hardiesse du maître d'hôtel. Celui-ci devint aussitôt le ministre et le favori de son maître. Cette histoire, qui est très-véridique puisqu'elle sort de la bouche du vieil Alcofribas, a suggéré à ce sage enchanteur la réflexion suivante:
«Que, dans toutes les situations de la vie, le courage et la franchise sont encore les meilleurs moyens de sortir d'embarras. On ne ment jamais que par lâcheté, et le lâche n'inspire à personne ni estime ni intérêt.»
Voilà, mes enfants, la réflexion du vieux magicien; si elle vous paraît bonne, faites-en votre profit, sinon, mettez-la au panier.
Cependant ni la grandeur d'âme de Kabardantès, ni la hardiesse de son favori, qui s'appelait Trautmanchkof (j'oubliais de vous le dire, et cela est important pour la suite de cette histoire), ne donnaient à manger à l'armée tartare. Plusieurs mois s'étaient écoulés sans qu'elle eût obtenu le moindre succès: ses provisions commençaient à s'épuiser. Il ne restait plus ni veaux, ni vaches, ni cochons. Kabardantès lui-même était réduit à manger du cheval, et ce n'était pas une bonne nourriture, croyez-moi, avant que quelques savants de l'Institut eussent inventé d'en faire manger aux autres, pour manger eux-mêmes du boeuf et des poulardes à meilleur marché.
Au contraire, l'armée chinoise, bien pourvue de tout par les soins de Pierrot, aguerrie à supporter la vue et le choc des Tartares, devenait tous les jours plus redoutable. Les plus lâches désiraient la bataille, se croyant, avec de l'aide Pierrot, assurés de vaincre. Kabardantès rugissait de colère, et se voyait pris dans un piège: il n'osait retourner en arrière de peur d'être détrôné par ses propres sujets, furieux de leur défaite, ni tenter une nouvelle escalade, après que les deux premières lui avaient si mal réussi. Enfin, il s'avisa d'un moyen sûr pour rétablir l'égalité des forces, et combattre même à cheval, malgré la grande muraille.
Il fit amasser dans les îles Inconnues toutes les charrettes et tous les tombereaux qu'on put trouver. Il les fit amener par des boeufs, et les fit conduire au pied de la muraille, chargés de pierres énormes. En peu de temps il se forma un entassement prodigieux que Kabardantès fit recouvrir de sable et de terre pris dans le voisinage. Cet entassement de rochers, de sables et de terre amoncelés descendait en pente douce du sommet de la muraille des Chinois jusqu'au camp des Tartares, et permettait à la cavalerie de marcher et même de galoper sans crainte jusqu'au sommet de la muraille. Là, on devait combattre corps à corps, et, dans un combat de cette espèce, Kabardantès et ses soldats ne doutaient pas de la victoire.
De son côté, Pierrot suivait de l'oeil les progrès de ce travail. Il fit secrètement creuser le terrain sous l'immense amas de matériaux entassés par l'ennemi, fit soutenir ce travail par des voûtes en maçonnerie d'une solidité admirable, et enferma cinq ou six cents tonneaux de poudre dans ces caves, qui étaient creusées à une profondeur de près de cent pieds. En même temps, à cinquante pas environ de la grande muraille, il en fit construire une seconde toute semblable. L'espace de cinquante pas qui séparait les deux murailles était destiné à servir de fossé où toute la cavalerie tartare, arrivant au galop, serait forcée de sauter. En même temps il fit construire des ponts-levis qu'on pouvait à volonté abaisser ou relever, et qui devaient servir pour la retraite des Chinois, en cas d'attaque.
Plus d'un mois se passa pendant qu'on faisait ces préparatifs de part et d'autre. Chacune des deux armées se tenait sur ses gardes, mais évitait d'attaquer son adversaire. Enfin Kabardantès crut le moment favorable.
—A quelle sauce te mangerai-je? cria-t-il à Pierrot.
—A l'huile, répondit celui-ci.
A ce souvenir, l'empereur des îles Inconnues fut transporté de fureur et donna le signal du combat. Quatre cent mille Tartares à cheval (car les autres avaient péri de fatigue ou sous les coups de Pierrot) s'ébranlèrent en même temps et coururent au grand galop sur l'esplanade qu'ils avaient construite. C'était un spectacle admirable et grandiose: tous ces chevaux galopant ensemble sur une profondeur extraordinaire, et ces cavaliers tenant la lance en arrêt et poussant des cris affreux, jetèrent la terreur dans l'âme des Chinois. Pierrot s'en aperçut et donna le signal de la retraite. Ils se retirèrent en bon ordre au moyen des ponts-levis, poursuivis de près par la cavalerie tartare, qui, s'échauffant à cette vue, prit le grand galop et arriva juste au moment où le dernier soldat chinois ayant passé, on commençait à lever les ponts-levis.
Aucun Tartare ne soupçonnait le piége, Pierrot ayant caché ses travaux au moyen de palissades qui étaient dressées sur la muraille, et qui semblaient n'avoir pour but que d'abriter la poltronnerie des Chinois. Le jour de la bataille, il avait fait abattre ces palissades, qui furent jetées dans le fossé antérieur. Aussi les Tartares furent bien étonnés lorsque, arrivant sur la plate-forme de la muraille, ils entendirent la voix moqueuse de Pierrot leur crier:
—Au bout du fossé, la culbute.
Ce fut en effet une culbute épouvantable. Les trente premiers rangs de la cavalerie, lancés à toute bride, sautèrent dans le fossé sans pouvoir contenir l'ardeur de leurs chevaux. Les autres, avertis à temps, restèrent sur le bord et regardèrent tristement le sort de leurs camarades. Ceux-ci tombaient les uns sur les autres avec un bruit sourd de têtes brisées, de jambes cassées et de poitrines enfoncées. Les chevaux se débattaient sur les hommes, et tous ensemble, percés de leurs propres armes, remplissaient de sang le fossé. Les Chinois roulaient sur eux des rochers énormes qui achevaient ceux que leur chute n'avait pas tués du premier coup.
Au milieu de ce désastre, l'âme sensible de Pierrot fut saisie de compassion. Il arrêta ses soldats, et fit offrir à ces malheureux, qui se débattaient contre la mort, de leur donner la liberté et la vie s'ils voulaient se rendre. Tous acceptèrent, et Pierrot leur fit jeter des cordes au moyen desquelles on les repêcha un à un: on les envoya dans l'intérieur de la Chine, où ils furent employés à faire des routes, à cultiver la terre et à mener les chevaux, besogne qu'ils entendaient mieux que personne.
Un seul refusa de se rendre: c'était Kabardantès lui-même. Il était tombé le premier dans le fossé avec son cheval; mais comme il était invulnérable et que ses os étaient faits d'une manière plus dure que le fer, il n'eut aucun mal dans sa chute. Il jurait affreusement en voyant tomber successivement sur sa tête toute l'avant-garde de son armée.
—Scélérat, cria-t-il à Pierrot, tu n'oserais m'attaquer en face, tu me tends des piéges.
—Comme à une bête féroce, dit Pierrot; et tu es en effet aussi bête que féroce. Quant à te combattre en face, j'en serais fort aise, si je n'avais pas en ce moment quelque chose de mieux à faire; mais sois sûr que cela se retrouvera.
Pierrot ne voulut pas dire tout haut ses raisons, mais toute l'armée les comprenait sans qu'il eût besoin de parler. Il ne craignait pas de risquer sa vie; seulement il ne savait à qui laisser le commandement après sa mort. Il n'avait que du mépris pour la lâcheté d'Horribilis, et aucun des généraux chinois n'était assez illustre par sa naissance et par son courage pour qu'on pût lui confier le sort de l'armée. Il aurait donc consenti de grand coeur au combat, si la guerre eût été terminée et que l'armée tartare eût consenti à se retirer après la mort de son chef; mais il fallait d'abord battre les Tartares si complétement qu'ils n'osassent plus revenir en Chine.
Ceux-ci étaient encore très-loin de se décourager. S'ils furent d'abord étonnés de la profondeur du fossé et du triste sort de leurs camarades, cet étonnement dura peu, et ils demeurèrent sur le bord de la muraille, ne pouvant pas passer et ne voulant pas faire retraite. Enfin le brave Trautmanchkof, qui avait pris le commandement après la chute de Kabardantès, envoya chercher des fascines, des pierres, de la terre, et ordonna de combler le fossé. En entendant donner cet ordre, Pierrot s'avança sur le parapet du rempart, et dit:
—Mes amis, vous avez, si vous le voulez, une occasion admirable de faire la paix. Je suis vainqueur, et je vous l'offre. J'estime votre courage, et je vous promets de vous rendre vos prisonniers. A ce prix, les deux nations seront amies jusqu'à la fin des temps. Croyez-moi, une bonne paix vaut mieux que la plus glorieuse guerre.
—Va prêcher ailleurs, lui cria Trautmanchkof, nous ne partirons pas avant d'avoir vengé dans le sang de tous les tiens le malheur de nos camarades.
En même temps il banda son arc et tira une flèche contre Pierrot. Celui-ci fut blessé légèrement à la main.
—Vous l'avez voulu, cria-t-il; que le sang versé retombe sur vos têtes!
Et il donna le signal de mettre le feu aux poudres. Les artificiers (car, en ce temps-là, la poudre ne servait qu'à tirer des feux d'artifice, et il n'y avait ni fusils, ni canons, ni pistolets), approchèrent les lances à feu de la traînée de poudre qui communiquait avec tous les tonneaux. En un instant une effroyable explosion se fit entendre et souleva le champ de bataille tout entier. La muraille intérieure elle-même, derrière laquelle se tenaient les Chinois, fut ébranlée. Une masse prodigieuse de sables et de rochers, soulevée par l'explosion, fut lancée dans les airs à une hauteur extraordinaire; et, parmi ces sables et ces rochers, plus de cent cinquante mille Tartares périrent avec leurs chevaux: les autres s'enfuirent au grand galop jusqu'à deux lieues du camp. Kabardantès, qui attendait encore dans le fossé entre les deux murailles qu'on vînt le tuer ou lui rendre la liberté, fut lancé dans le camp de Pierrot, et retomba à terre sans se faire aucun mal. Aussitôt il s'élança au travers des Chinois, qui se gardèrent bien de l'arrêter, et, d'un bond extraordinaire, il sauta le fossé et se trouva libre et du côté des Tartares. Alors, sans s'arrêter à considérer cet effroyable spectacle, il alla rejoindre son armée, qui galopait en désordre du côté des îles Inconnues.
Pierrot fit sur-le-champ creuser un nouveau fossé et déblayer l'esplanade. Mais il n'avait pas à craindre de sitôt un nouvel assaut. Dès que Kabardantès reparut dans son armée, ce fut une huée universelle. Les uns lui faisaient compliment de son adresse à sauter, et le comparaient à une balle élastique qui tombe à terre et rebondit dans les airs. D'autres lui reprochaient leur défaite et lui montraient avec des imprécations les blessures qu'ils avaient reçues à son service. Les plus échauffés parlaient de le lapider. Le géant, effrayé de la fureur croissante des Tartares, s'écria, d'une voix qui dominait le tumulte, qu'il fallait attribuer la défaite à la perfidie de Pierrot, et non à sa propre inhabileté; que personne ne pouvait prévoir l'existence du fatal fossé; qu'il l'avait prévu moins que tout autre, puisqu'il avait sauté dedans le premier; mais qu'il était prêt à venger son armée et lui-même en provoquant Pierrot à un combat singulier. Au reste, ajouta-t-il en terminant, si quelqu'un de vous se croit plus brave et plus habile que moi, qu'il vienne me le dire en face, et je lui ferai voir de quel bois je me chauffe.
A ces mots, saisissant le soldat le plus voisin par une jambe, il le fit tourner en l'air comme une fronde et le lança sur une montagne voisine. Le malheureux fut écrasé du coup. A cet acte de vigueur, l'armée tartare reconnut son chef, et chacun en silence regagna son rang. Le lendemain, toute l'armée retourna au camp, mais il ne restait plus que les piquets des tentes et les cendres des feux du bivouac. Pendant la nuit, Pierrot avait fait enlever les vivres et les bagages. A cette vue, la consternation s'empara des Tartares, et Kabardantès lui-même commença à désespérer de les retenir sous les drapeaux. Il y eut une trêve de dix jours pendant lesquels chaque parti ensevelit ses morts, car, même du côté des Chinois, il y avait eu quelques victimes de l'explosion.
Cependant l'empereur des îles Inconnues s'arrachait de désespoir les cheveux et la barbe. Il insultait Pierrot à haute voix, et le défiait de descendre en plaine et de se mesurer avec lui. Le sage Pierrot, secrètement piqué, mais retenu par les raisons de prudence et de salut public que nous avons dites plus haut, ne daigna pas répondre à ces cris furieux. Il attendait que la faim et l'ennui forçassent les Tartares à se retirer.
Un siége de cette espèce ne pouvait durer longtemps.
Les assiégés, bien pourvus de vivres et d'armes, tous les jours plus aguerris et plus confiants dans leur chef, commençaient à ne plus redouter l'ennemi. La nuit, Pierrot faisait des sorties, harcelait les Tartares, enlevait leurs convois et leurs chevaux, et finit par les réduire à une telle disette de toutes choses, qu'un matin, prenant leurs armes et leurs drapeaux, officiers et musique en tête, ils allèrent déclarer à Kabardantès qu'ils rentraient chez eux, et que s'il voulait continuer la guerre, il resterait seul. L'orateur de l'armée était ce même Trautmanchkof qui avait été quelques jours le favori de l'empereur, mais qui, devenu suspect par son courage et sa fierté, aspirait secrètement au trône.
Kabardantès, hors de lui, saisit sa masse d'armes et voulut se précipiter sur ses officiers. Ceux-ci, sans l'attendre, partirent au galop, suivis de toute l'armée, qui prit la route des îles Inconnues. Kabardantès courut après ses soldats et en assomma quelques-uns, ce qui ne fit que donner des jambes aux paralytiques et des ailes à ceux qui ne l'étaient pas. Tout à coup il entendit un grand bruit: c'était l'armée de Pierrot, qui, son général en tête, poursuivait les Tartares en chantant ce refrain:
C'est le chien de Jean de Nivelle,
Qui s'enfuit quand on l'appelle.
Le malheureux Kabardantès eut d'abord envie de faire face comme un sanglier acculé par des chasseurs, mais il perdit courage en voyant Pierrot piquer des deux à sa rencontre et toute son armée le suivre.
—Attends-moi, lui cria Pierrot, qui, monté sur Fendlair et fier comme Artaban, jouissait alors du fruit de sa prudence et de sa valeur. En même temps il chantait sur un air nouveau les paroles si connues
Car les Tartares
Ne sont barbares
Qu'avec leurs ennemis
Attends-moi, foudre de guerre; attends-moi, vainqueur des vainqueurs.
Kabardantès ne s'amusa pas à répondre. Il courait à pied si vite et il avait l'haleine si longue, qu'en une heure il avait déjà fait plus de vingt lieues. Pierrot, voyant qu'il était impossible de l'atteindre, rejoignit son armée.
Il fut accueilli par des acclamations. Sans attendre l'ordre de leurs chefs, tous les soldats se précipitèrent à sa rencontre. Ils portaient au bout de leurs lances des couronnes de feuillage qu'ils jetaient sous les pieds de son cheval. Fendlair, qui avait autant d'intelligence que d'ardeur, faisait des courbettes gracieuses à droite et à gauche, comme pour remercier la foule des honneurs qu'elle rendait à son cavalier. Peu à peu l'enthousiasme devint si violent et si frénétique qu'on enleva Pierrot et son cheval pour les porter à bras. Pierrot, ému de tant de reconnaissance, ne savait comment les remercier et se dérober à son triomphe.
—Que tous ces hommages me seraient doux, pensait-il, si je pouvais les partager avec Rosine!
Horribilis seul ne prenait aucune part à la joie commune. Enfermé dans sa tente avec son noir confident, il attendait l'effet des lettres qu'il avait écrites à son père. Enfin ce message si désiré arriva. Au moment même ou Pierrot rentrait dans sa tente, entouré de ses officiers, un courrier lui remit une dépêche du roi. Pierrot la lut, et sans changer de ton, dit à ceux qui l'entouraient:
—Sa Majesté me rappelle à la cour et me charge de remettre au prince Horribilis le commandement de l'armée.
A cette nouvelle inattendue, tout le monde fut consterné.
—Qu'allons-nous faire? disaient les généraux. Si le grand connétable nous quitte, nous sommes perdus: les Tartares vont revenir en force; en une heure, tout sera fini.
Des officiers la nouvelle passa aux soldats: leur joie se changea en un profond accablement. Ceux qui ne craignaient rien sous les ordres de Pierrot craignaient tout sous le commandement d'Horribilis. On s'assembla d'abord sous les tentes, puis dans la grande place du camp; on résolut de ne pas obéir, de garder Pierrot malgré lui, de renvoyer Horribilis, et, s'il le fallait, de proclamer Pierrot roi de la Chine. De tous côtés s'éleva le cri de Vive le roi! Vive Pierrot Ier! A mort Horribilis! A bas Vantripan et toute sa dynastie!
A ces cris, Horribilis se cacha sous un tapis avec Tristemplète et attendit l'événement. Il n'attendit pas longtemps: Pierrot sortit de sa tente et s'avança dans la foule. Tout le monde s'écria: Vive Pierrot! Il fit signe de la main qu'il allait parler: tout le monde fit silence.
—Amis, dit-il, que signifient ce tumulte et ces acclamations? J'entends que quelques séditieux veulent désobéir au roi et me garder malgré moi même! Est-ce ainsi que vous obéissez aux lois de la patrie et au grand roi Vantripan? Il a plu au roi de me donner le commandement de son armée, j'ai obéi; nous avons combattu et vaincu ensemble, je ne l'oublierai jamais; mais le salut de la patrie ne tient pas à un homme. Sous le prince Horribilis, vous vaincrez l'ennemi, comme vous l'avez vaincu avec moi. Voulez-vous, en désobéissant au roi, allumer une guerre civile, quand la guerre étrangère est à peine terminée? Retournez à vos tentes, et attendez-y les ordres du prince. Pour moi, je pars.
Je regrette de rendre si mal le discours de Pierrot. Il y a ici une petite lacune bien regrettable dans le texte du vieil Alcofribas. Les rats ont mangé le manuscrit, de sorte que j'ai pu à peine en déchiffrer quelques lignes que je vous donne sans ordre et sans suite; mais croyez, mes amis, que ce discours fut rempli de la plus profonde éloquence; car, sur-le-champ, chaque soldat rentra dans sa tente en poussant une dernière acclamation en signe d'adieu, et Pierrot partit sans résistance après avoir remis le commandement à Horribilis.
—Ah! je respire enfin, s'écria celui-ci en recevant le cachet royal, qui était le signe de l'autorité de Pierrot; je n'aurai plus sans cesse sous les yeux ce rival détesté. C'est maintenant, mon brave Tristemplète, que je vais me couvrir de gloire à mon tour et poursuivre l'ennemi jusque dans sa capitale.
Laissons-le se bercer de ces espérances. Avant peu nous verrons les tristes effets de sa jalousie et le danger dans lequel il mit toute l'armée par sa lâcheté. Suivons maintenant Pierrot.
Il était partagé entre deux sentiments contraires: la tristesse d'être enlevé à ses soldats au moment de recueillir le fruit de sa victoire, et la joie de recouvrer sa liberté et de pouvoir venger et sauver Rosine de ses ennemis. Pour dire la vérité, cette dernière impression était si forte chez lui qu'il courait au galop en chantant sur la route de Pékin, et que les passants le croyaient à moitié fou. Ils n'avaient pas tort: au fond de l'amour, n'y a-t-il pas toujours un grain de folie?
Voyons maintenant ce qui se passait à la cour du grand roi Vantripan. Si vous le voulez, nous remettrons ce récit au chapitre suivant. Je me suis un peu essoufflé en courant à la suite de Pierrot sur le grand chemin, et je vais me reposer. Suivez mon exemple.
V
CINQUIÈME AVENTURE DE PIERROT
COMBAT DE PIERROT CONTRE BELZÉBUTH ET LES ESPRITS INFERNAUX
I
«Il y a, dit le vieil Alcofribas en commençant le cinquième livre de l'histoire de Pierrot, quelque chose qui va plus vite que le vol de l'hirondelle, plus vite qu'une locomotive lancée à toute vapeur, plus vite que le vent qui passe sur la montagne et qui au même instant rase déjà la plaine, plus vite que la lumière du soleil qui parcourt quatre-vingt mille lieues par seconde; c'est la pensée de l'homme. Pierrot galopait plus vite que ne court la locomotive et que ne vole l'hirondelle, mais sa pensée galopait encore devant lui.»
Le sage enchanteur entend par là que notre ami Pierrot était fort pressé d'arriver et qu'il ne s'arrêtait guère à considérer à droite ou à gauche les objets qui se trouvaient sur la route. Horribilis l'avait bien prévu, et c'était pour forcer Pierrot de quitter le commandement de l'armée qu'il avait fait enlever et transporter la belle Rosine et sa mère dans la forteresse invisible, gardée par les esprits infernaux. Cependant Pierrot, tout en enrageant de ce délai, crut de son devoir de se rendre aux ordres de Vantripan et de lui dire l'état des affaires sur la frontière, et sa dernière victoire sur les Tartares. Fendlair, aussi infatigable que lui, courait comme si le salut du monde eût dépendu de sa vitesse. Enfin Pierrot arriva, et tout botté, tout éperonné se présenta devant Vantripan.
Le moment n'était pas favorable. Ce grand roi, ayant mangé trop de melon, avait mal digéré et se trouvait de fort mauvaise humeur. Aussi fit-il une vilaine grimace quand on annonça l'arrivée du grand connétable.
—Ah! ah! dit-il, le voilà donc, ce rebelle. Qu'il entre.
—Sire, dit Pierrot en entrant, que Votre Majesté me pardonne ma hardiesse, je ne suis pas un rebelle.
—Qu'es-tu donc, drôle? Tu abuses de mes bontés; tu te glisses à ma cour; je te fais grand connétable, grand amiral, premier ministre, je te donne mon sceau royal, je te délègue mon autorité suprême, et j'apprends que de toutes parts on se plaint de toi, que tu opprimes mes sujets, que tu jettes mes officiers en prison, que tu fuis devant les Tartares, que tu n'oses livrer bataille, que tu déshonores mes armes et la gloire de mon empire! Enfin, pour comble d'audace et d'insolence, tu oses te révolter contre ton prince, tu payes des soldats séditieux pour qu'ils te proclament roi! Est-ce la conduite d'un sujet fidèle ou révolté? Réponds.
En parlant, ce grand roi s'échauffait et s'enhardissait peu à peu jusqu'à insulter Pierrot. Les courtisans, qui connaissaient le caractère fier et peu endurant de celui-ci, commencèrent à trembler et à regarder du côté de la porte, s'attendant à quelque scène violente. Ils se trompaient. Pierrot répondit avec beaucoup de sang-froid:
—Oserai-je demander à Votre Majesté de qui elle a reçu des renseignements si authentiques sur mon administration?
—Et de qui, répliqua Vantripan qui se méprit au sang-froid de Pierrot et crut qu'il avait peur, et de qui, si ce n'est du seul de mes sujets qui soit assez fidèle et courageux pour oser te dénoncer à moi et braver ta vengeance?
—Quel est ce sujet si fidèle et si courageux? demanda pour la seconde fois Pierrot.
Vantripan s'aperçut qu'il était allé trop loin et que Pierrot commençait à s'échauffer. Il eût bien voulu rattraper ses paroles et les renfoncer au fond de son gosier; mais «une parole échappée, dit très-bien le vieil Alcofribas, est comme une hirondelle qu'on met en liberté, elle ne revient jamais vers celui qui l'a lâchée.» Enfin il répondit avec quelque embarras:
—C'est Horribilis qui m'a découvert tous ces abus.
—Sire, dit Pierrot, que le prince Horribilis rende grâce à l'honneur qu'il a d'être de votre sang et l'héritier de votre couronne. Je ne supporterais pas aussi aisément d'un autre de pareilles calomnies. Qu'on produise des témoins contre moi, et je me justifierai.
—Des témoins, des témoins! dit Vantripan embarrassé, cela est bien facile à dire. N'en a pas qui veut, des témoins.
—J'en ai, moi, Majesté, dit Pierrot.
Et il rendit compte de son administration d'une manière si claire, si précise et si éloquente, que toute la cour était dans l'admiration, et le pauvre Vantripan dans la stupeur. Mais quand Pierrot termina son récit en annonçant la fuite des Tartares que le roi ignorait encore, ce fut un concert d'acclamations. Le gros Vantripan se leva lui-même, et l'embrassant, le fit asseoir à côté de lui.
—Pardonne-moi, mon pauvre Pierrot, lui dit-il, d'avoir cru tous ces mensonges. Tu le sais bien, je t'ai toujours aimé et je n'aimerai jamais que toi; ceux qui disent le contraire sont des menteurs et des misérables que je ferai pendre ou empaler, à ton choix.
—Majesté, dit Pierrot, je vous remercie de l'offre que vous me faites, mais je ne l'accepte pas. Je ne veux pas être plus longtemps un sujet de querelle et de scandale dans votre cour et dans votre famille. Je me retire, et je désire que le ciel vous donne des serviteurs, non plus dévoués que moi à votre service (cela est impossible), mais plus heureux.
—Ne te retire pas, s'écria Vantripan, je te le défends. J'ai besoin de toi; je veux t'avoir près de moi jusqu'à mon dernier jour. Que te manque-t-il? Je te le donnerai sur l'heure. Veux-tu ma fille en mariage? Tu me l'as déjà demandée. Je te la donne; et, si elle a fait autrefois quelques difficultés, je suis sûr qu'elle sera aujourd'hui la première à te présenter la main. N'est-ce pas vrai, Bandolinette?
La princesse fit signe que rien ne lui serait plus agréable; mais il était trop tard. Pierrot était cuirassé contre l'ambition, et il se souciait peu de toutes les princesses du monde. Il fut cependant fort embarrassé, car il n'osait dire en public qu'il refusait la main de la belle Bandoline, ce qui n'était pas poli, et il voulait encore moins laisser croire qu'il l'acceptait.
—Sire, dit-il enfin, je sens tout l'honneur que Votre Majesté veut bien me faire. Il est vrai qu'en d'autres temps j'ai désiré cette alliance; mais depuis j'ai réfléchi qu'elle était trop au-dessus des voeux et de la naissance d'un sujet et du fils d'un meunier.
—De quoi te mêles-tu? s'écria Vantripan, si ma fille et moi nous te trouvons bon tel que tu es? Est-ce à toi de faire des façons? Va, va, donne-moi la main, et toi aussi, Bandolinette, et nous ferons la noce dans trois jours.
Bandoline donna la main, mais Pierrot resta immobile.
—Majesté, reprit-il, cette alliance autrefois eût comblé tous mes voeux; aujourd'hui je ne puis plus y prétendre. J'ai le dessein, aussitôt que Votre Majesté voudra me le permettre, de résigner entre ses mains tous mes emplois et de me retirer dans un village. Je veux me faire fermier. J'ai des goûts rustiques, sire, ce qui ne doit pas vous étonner. Paysan je suis né, paysan je mourrai. Une ferme est-elle un séjour convenable pour une si grande princesse?
—Pierrot, dit le gros Vantripan, tu me caches quelque chose, tu as quelque raison que tu ne veux pas dire. Voyons, est-ce le ressentiment d'avoir vu ta demande refusée? Bandoline va te demander elle-même en mariage. Après cela, sabre et mitraille! que peux-tu demander davantage? ton orgueil est-il satisfait?
—Pierrot, dit la belle Bandoline en rougissant, me voulez-vous pour femme? et si vous vous faites fermier, voulez-vous que je sois votre fermière?
—Il est trop tard, dit Pierrot; la place est prise.
Si jamais on voulait peindre le comble de l'étonnement, il faudrait représenter la figure des courtisans du grand Vantripan, le grand Vantripan lui-même et la pauvre Bandoline. Les uns et les autres n'en pouvaient croire leurs oreilles. Il n'y avait pas, dans les annales des quatre-vingt-quinze dynasties qui ont régné cent cinquante mille ans sur la Chine, un seul exemple d'un pareil refus. La position de Pierrot était devenue si délicate qu'il aurait donné beaucoup pour voir finir cette conversation. Malheureusement, il n'osait s'en aller, et restait seul, debout, et les yeux baissés, au milieu des regards de tous. Ses paroles furent suivies d'un long et profond silence. Enfin Vantripan s'écria:
—Mille millions de cathédrales! Pierrot, es-tu venu pour m'insulter?
—Vous vous trompez, sire, dit Pierrot avec une respectueuse fermeté; je n'ai point brigué l'honneur que Votre Majesté daigne me faire, et, comme je ne puis l'accepter, je le déclare avec sincérité.
A ces mots, la princesse Bandoline ne put retenir ses larmes. La honte et la douleur la suffoquaient.
—O ciel! s'écriait-elle, être dédaignée par celui que j'ai dédaigné si longtemps!
Elle se leva, et, suivie de sa mère, alla pleurer à l'aise dans son appartement. Il faut tout dire: Pierrot, vainqueur des Tartares; Pierrot, premier ministre adoré de tout un peuple (ce qui est si rare pour un ministre), avait une tout autre mine que Pierrot capitaine des gardes, et connu seulement par son fameux duel avec Pantafilando.
—Pourquoi, disait-elle amèrement, n'ai-je pas su deviner ce qu'il deviendrait un jour? pourquoi l'ai-je méprisé?
Et son imagination s'enflammant peu à peu, elle résolut de connaître sa rivale pour se venger d'elle, et, s'il était possible, l'enlever à Pierrot.
Pendant qu'elle formait des projets si funestes à la tranquillité de notre héros, il essayait, en faisant force excuses, de sortir convenablement du mauvais pas où il était engagé; mais il ne put y parvenir.
—Pierrot, lui dit Vantripan, tu as insulté la majesté royale, tu as dédaigné ma fille; je devrais te faire pendre; mais (ajouta-t-il sur-le-champ en voyant étinceler les yeux de Pierrot) je me contente de te bannir de ma présence. Tu n'es plus ni ministre, ni grand connétable, ni grand amiral; tu n'es plus que Pierrot, Pierrot tout court, entends-tu bien? c'est-à-dire un homme de rien, un ingrat que j'ai nourri de mon pain, abreuvé de mon vin, que j'ai caressé et réchauffé dans mon sein, et qui, comme un serpent venimeux, veut mordre son bienfaiteur. Va-t'en.
—Sire!... commença Pierrot.
—Va-t'en, va-t'en!
—Sire....
—Va-t'en! Je ne veux plus te voir.
—Sire....
—Je ne veux plus entendre parler de toi.
—Sire....
—Va-t'en, et que dans vingt-quatre heures on ne te retrouve plus dans ma capitale, ou je te fais empaler.
—Halte-là, Majesté! cria Pierrot à bout de patience. Je regrette que vous me renvoyiez après que je vous ai si bien et si fidèlement servi; mais s'il vous est permis d'être ingrat, il ne vous est pas permis de m'offenser ni de me menacer. Souvenez-vous, sire, que, sans moi, Votre Majesté aurait depuis longtemps rejoint ses ancêtres dans la tombe. Je garde un souvenir trop récent de vos bienfaits et de la confiance que vous aviez en moi pour répondre avec colère à une menace que vous regretterez, sans doute, que vous regrettez déjà, j'en suis sûr; mais si quelqu'un osait mettre cette menace à exécution, sire, je tirerais du fourreau, pour ma défense, ce sabre que j'ai si souvent tiré pour la vôtre, et, Dieu aidant, personne ne m'attaquera impunément.
A ces mots il sortit de la salle d'un air si intrépide que tous les assistants furent saisis d'admiration et de crainte. Chacun s'écarta avec respect, et il rentra dans sa maison.
Quand il fut parti, Vantripan respira. La fière contenance de Pierrot lui imposait plus qu'il ne voulait l'avouer. Il essaya de tourner en plaisanterie ses dernières paroles, les courtisans firent quelques efforts pour lui persuader qu'il avait eu raison de maltraiter son ancien ami; mais au fond il sentait qu'il avait eu tort.
—Voilà ce que c'est, dit-il, que de mal digérer. On ne sait ce qu'on dit, et l'on se mord la langue pour avoir trop parlé.
Mes enfants, quoique le gros Vantripan ne fût pas un fort habile homme, il avait grandement raison en cette occasion; et, que vous ayez mal ou bien digéré, vous ferez fort bien de suivre en tout temps son conseil. «Trop gratter cuit, trop parler nuit,» dit le proverbe.
En rentrant chez lui, Pierrot ne pensait plus à ses emplois perdus, à la colère du roi Vantripan, à la haine d'Horribilis, aux Tartares, ni à qui que ce soit; il ne pensait qu'à la grande expédition qu'il allait entreprendre pour délivrer sa Rosine bien-aimée. Il donna quelques heures à Fendlair pour se reposer, et, congédiant ses pages et ses domestiques avec un présent proportionné aux services de chacun, il partit dès le lendemain. Dès qu'il fut hors des portes de la ville, il se sentit si heureux, il était si sûr de délivrer Rosine, et, après l'avoir délivrée, de ne plus la quitter, qu'il faisait mille projets et bâtissait mille châteaux en Espagne dont la seule idée lui promettait plus de bonheur que la réalité peut-être n'en pouvait donner.
—Malgré ma disgrâce, je suis riche encore, pensait-il; je vais acheter une ferme magnifique, toute semblable à celle de Rosine, mais beaucoup plus grande, parce que nous serons plus nombreux. J'y ferai bâtir une belle maison, à mi-côte, toute blanche, avec des volets verts, ce qui est plus gai. Elle aura deux façades, dont l'une sera tournée à l'orient et l'autre à l'occident, afin qu'on puisse voir le soleil quand il se lève et quand il se couche. Elle sera partagée en deux corps de logis de grandeur égale, dont l'un pour la cuisine, la salle à manger, l'office, le cellier et l'appartement de la fée Aurore; l'autre....
A ces mots, il fut interrompu dans son agréable rêverie par un coup léger qu'une main amie lui frappa sur l'épaule. Il se retourna et reconnut avec joie la fée Aurore.
—Eh bien, dit-elle, où donc vas-tu ce matin?
—Je vais chercher Rosine, dit-il.
Et il fit à la bonne fée le récit de sa séparation d'avec le roi Vantripan. Elle se mit à rire.
—Console-toi, dit-elle, il aura bientôt besoin de tes services, et il te rappellera.
—Je suis tout consolé, répliqua Pierrot, s'il veut bien ne me rappeler jamais.
—C'est bien dit. Tu vas donc chercher Rosine?
—Oui, marraine.
—Où?
Pierrot se gratta le front avec embarras.
—Tu t'embarques sans biscuit et sans boussole? dit la fée. Cette audace confiante me plaît, mais....
—Audaces fortuna juvat, dit sentencieusement Pierrot.
—Oui, la fortune aide les audacieux quand ils ont eux-mêmes un grain de prudence. Ainsi tu te figures bonnement que je vais te servir de guide et te conduire à ce château invisible qui tient enfermée la plus belle de toutes les Rosines de ce monde?
—Assurément, dit Pierrot.
—Eh bien, tu te trompes, mon ami; j'ai affaire.
—O marraine!
—Point du tout. J'ai affaire.
—Hélas! dit le désolé Pierrot, je n'ai donc plus qu'à mourir.
—Meurs si tu veux; mais en seras-tu plus avancé? Rosine en sera-elle plus libre? Oui; mais dans un sens: c'est qu'elle pourra épouser un autre que toi.
—Hélas! dit Pierrot, je vais donc me résigner et vivre.
—Oui, mon garçon, résigne-toi.
—Mais à une condition, marraine.
—Laquelle?
—C'est que vous me conduirez sur-le-champ jusqu'à cette forteresse invisible.
—Je te l'ai dit, je ne puis pas; je suis pressée.
Pierrot tira son poignard d'un air tragique.
—Puisque le cas est si grave, dit la fée en riant, ouvre les yeux, badaud, et regarde.
Sans le savoir, Pierrot était juste devant le pont-levis. La fée Aurore, en le touchant de sa baguette, lui avait donné la faculté qu'elle avait elle-même de voir ce qui est invisible de sa nature.
Le château devant lequel s'étaient arrêtés les deux voyageurs était recouvert d'acier poli qui réfléchissait les feux du soleil. Son architecture était admirable, mais sombre, et telle qu'on se figure aisément qu'elle devait être, puisque l'architecte était le démon lui-même. Il n'avait rien oublié de ce qui pouvait ajouter à la hauteur des murailles, à la solidité des grilles et des verrous, à la profondeur des fossés, au fond desquels coulait une rivière enchantée qui faisait le tour du château; elle coulait continuellement, quoiqu'elle fût circulaire et qu'elle n'eût par conséquent ni source, ni embouchure. Elle avait l'air d'un chien de garde plutôt que d'une rivière, et elle en remplissait les fonctions. Sa profondeur était immense, sa largeur prodigieuse et ses eaux toujours bouillantes, de sorte qu'il était impossible d'y mettre le pied sans être cuit tout vif. Au-dessus de la surface de l'eau, les murailles extérieures s'élevaient à une hauteur de six mille pieds; elles avaient trois cents pieds de largeur à leur base. Au sommet était un large parapet semé, de distance en distance, de tours d'une élévation double de celle des murailles. Chaque tour servait d'habitation et de corps de garde à cent esprits infernaux qui se partageaient la garde par moitié, et qui se relevaient toutes les vingt-quatre heures. Il y avait soixante tours de cette espèce. D'autres génies malfaisants occupaient l'intérieur du château et en faisaient le service. On n'apercevait ni au dedans, ni au dehors rien de ce qui repose l'esprit et de ce qui charme la vie. Point d'herbe, point de gazon, point d'animaux vivants. En face du château s'étendait une chaîne de collines granitiques nues, sombres et stériles, sur lesquelles soufflait sans cesse le vent du nord. Cette chaîne qui suivait presque les contours de l'enceinte du château, avait une formese mi-circulaire, et ses deux extrémités n'étaient séparées que par un défilé assez étroit qui aboutissait au pont-levis. Les collines qui la composaient s'élevaient presque perpendiculairement et ne laissaient à l'homme aucun moyen de les gravir avec les pieds et les mains.
En voyant de si formidables obstacles, la confiance de Pierrot fut ébranlée.
—Comment ferai-je, dit-il, pour lutter seul contre tant de démons?
—As-tu peur? lui dit la fée Aurore.
—De ne pas réussir, oui, dit Pierrot; mais je ne crains pas de mourir si je ne puis la délivrer. Je ne veux vivre que pour elle.
—Ainsi, tu es bien résolu à tout tenter?
—Jusqu'à l'impossible, oui, marraine.
—Va donc, dit-elle; je te transmets la puissance que le divin Salomon, mon père, m'a donné de voir, d'entendre et de lutter à forces égales contre les mauvais génies.
A ces mots, elle prononça des paroles magiques dont Pierrot ne comprit pas le sens, mais dont il sentit aussitôt l'efficacité. Il lui semblait ne plus toucher la terre et ne plus rien avoir de commun avec l'espèce humaine. Il n'avait plus ni faim, ni soif, ni sommeil, ni fatigue: il était comme une des puissances de l'air. La fée Aurore jouissait de son ouvrage.
—Va, lui dit-elle; tu as combattu pour la justice, c'est-à-dire pour Dieu même. Va combattre maintenant pour ta fiancée: Dieu et ta dame, c'est la devise des anciens chevaliers.
Pierrot n'eut pas le temps de répondre: elle avait disparu.
Si l'on me demande pourquoi la fée Aurore, qui était si puissante, si bonne et si aimée des malheureux, n'avait point délivré elle-même la pauvre Rosine, et pourquoi elle laissait courir à Pierrot seul les chances d'une si périlleuse aventure, je vous dirai, mes amis, que je n'en sais rien, et qu'apparemment cela devait être, puisque cela était; ensuite je vous traduirai la réponse du vieil Alcofribas à cette objection.
«Arrière, s'écrie-t-il, ceux qui n'aiment que le bonheur sans fatigue! Arrière ceux qui veulent que les alouettes tombent rôties dans leur bouche! Arrière les paresseux et les lâches, car ceux-là pourront bien goûter un instant les joies fugitives des sens, mais ils ne toucheront jamais aux fruits immortels de la félicité, qui est le partage des âmes sublimes. Qui n'a pas semé ne récoltera pas.»
Voyez, mes amis, si vous voulez vous contenter de cette raison; pour moi, je la trouve excellente, et n'en veux pas chercher d'autre.
Pierrot, resté seul, fit trois ou quatre fois le tour de l'enceinte du château, comme un lion qui cherche la porte d'une bergerie, mais il ne trouva aucun moyen de tenter l'escalade de force. S'il n'avait eu affaire qu'à des hommes, il aurait tenté l'aventure, et, grâce au présent de la fée Aurore, il en serait sorti, sans aucun doute, avec succès; mais il savait bien que les démons, qui disposaient d'armes aussi puissantes que les siennes, et qui faisaient bonne garde, viendraient aisément à bout de lui, grâce à leur nombre. Il résolut d'essayer la ruse.
Il prit un manteau de couleur sombre et percé d'autant de trous qu'une vieille écumoire; il se coiffa d'un chapeau de pèlerin, et, s'appuyant sur un grand bâton, il frappa à la porte du château.
A ce bruit le portier vint à la grille, et, regardant Pierrot, qui avait l'air d'un vieillard cassé par les années, il se mit à rire.
—Passe ton chemin, lui cria-t-il à travers les barreaux, et ne viens pas nous importuner.
—Hélas! seigneur, dit Pierrot d'une voix tremblante, faites l'aumône au pauvre pèlerin: je n'ai plus que quelques jours à vivre.
Le diable a des vices, comme le fait très-bien observer M. Victor Hugo, c'est ce qui le perd. A ces mots: Je n'ai plus que quelques jours à vivre, le portier crut l'occasion favorable pour entraîner en enfer une âme de plus, et recevoir la gratification que Satan promet à ceux qui lui amènent une victime. Il tira de sa ceinture un trousseau de clefs et s'empressa d'ouvrir la porte. Pierrot, riant sous cape, entra lentement, comme s'il avait eu peine à se traîner, et demanda l'hospitalité. Justement c'était un vendredi, et le diable, qui dînait d'un excellent jambon de Mayence et d'un bon pâté froid, trouva plaisant de faire commettre à son hôte un péché mortel dès son entrée dans le château. Il offrit donc un siége à Pierrot et la moitié de son dîner. Pierrot comprit la ruse et sourit. Il s'assit sur un banc de bois près de la table (car si les portiers font bonne chère, ils sont en général assez mal logés, même en enfer) et coupa une tranche de jambon. Le diable le regardait avec des yeux brûlants de convoitise. Il croyait déjà tenir sa victime, mais il avait affaire à plus fort que lui.
Au moment où Pierrot allait porter le jambon à sa bouche, il poussa vivement du coude la bouteille de vin muscat qui était entre son hôte et lui: elle tomba à terre et se brisa en plusieurs morceaux. Le portier, alarmé, se baissa pour en ramasser les précieux restes, et Pierrot, profitant de ce qu'il était occupé et ne pouvait le voir, cacha subtilement la tranche de jambon dans son manteau et la remplaça par un énorme morceau de pain qui lui remplissait la bouche et lui gonflait les joues.
—Quel maladroit vous êtes! dit le portier en colère, voilà tout ce vin perdu: un muscat délicieux que j'avais justement volé hier au sommelier; je n'en ai plus que deux bouteilles, encore faut-il que j'aille les chercher à la cave.
—Excusez-moi, dit Pierrot la bouche pleine, ma main tremble de vieillesse, et je regrette bien plus que vous ce triste accident.
—Attendez-moi un instant, dit le gardien, qui ne soupçonna pas la ruse, je vais chercher du vin; continuez de manger.
Aussitôt il sortit, et Pierrot, saisissant prestement le jambon tout entier, le jeta au chien du portier, qui le dévora en un clin d'oeil. Comme il finissait ce repas, le gardien rentra.
—Eh bien! où est le jambon? dit-il.
—Hélas! dit Pierrot d'un ton lamentable, ne m'aviez-vous pas dit de manger sans vous?
—Malepeste! mon camarade, comme vous y allez!
A ces mots, croyant que Pierrot avait commis le péché mortel de manger de la viande le vendredi, il leva sur lui son bâton, en disant:
—Çà, qu'on me suive!
—Où donc, mon bon seigneur? dit Pierrot larmoyant.
—Tu ne sais donc pas chez qui tu es? dit le gardien d'un air malin et féroce.
—Eh! mon bon seigneur, je pense être chez d'honnêtes gens et de dignes chrétiens.
—Ah! ah! dit le portier en riant, tu es dans le château de Belzébuth, mon ami, j'en suis le gardien.
—Hélas! mon bon seigneur, que vous ai-je fait?
—Tu as mangé du jambon un vendredi; donc tu es ma proie, viens.
Et il le saisit par son capuchon.
—Où me menez-vous? dit Pierrot.
—Dans l'antre de mon souverain maître, où tu auras le temps de pleurer ta gourmandise pendant l'éternité.
Il l'entraînait de force; mais Pierrot se dégagea.
—Ah! traître, dit-il, c'est là l'hospitalité que tu m'offres! Je te connaissais, perfide, et je me suis défié de toi. Je n'ai mangé que du pain.
—Pécaïre! dit le gardien.
En même temps Pierrot prit une corde, non de ces cordes de chanvre qu'un homme peut couper ou casser, mais une corde divine, bénie par la fille du grand Salomon, et il lia les pieds et les mains du gardien; puis il l'enferma dans la huche, alluma de la cire et cacheta la huche avec son anneau constellé, qui représente la figure du roi des génies, ce qui est une barrière infranchissable pour les démons.
—Reste là, dit-il, hôte perfide, jusqu'à ce que je vienne moi-même te délivrer.
Puis prenant le trousseau de clefs du prisonnier, il entra sans crainte dans le château.
Personne ne s'étonna de le voir et ne lui fit de questions. Les démons, parmi beaucoup de vices et de défauts, n'ont pas celui de la curiosité: celui qui sait tout, ne s'informe de rien. Ils étaient d'ailleurs habitués à voir rentrer leurs camarades vêtus d'habits vénérables lorsqu'ils revenaient d'expéditions lointaines. Pierrot passa donc pour un des leurs.
Il entra dans la cuisine et s'assit tranquillement au coin du feu.
—D'où viens-tu, camarade? lui dit amicalement l'un des marmitons.
—De faire un tour de promenade, où je me suis fort amusé; mais j'ai froid et faim. Quel est donc ce repas que tu prépares?
—Ne le sais-tu pas? C'est celui du grand Belzébuth et de toute sa cour, qui dîne avec lui aujourd'hui.
—- Ah! ah! dit Pierrot, ces grands seigneurs se nourrissent bien. Qu'est-ce qui cuit là dans ce pot-au-feu?
—C'est un gros financier, dit dédaigneusement le marmiton.
—Il est gras et dodu, dit Pierrot en soulevant le couvercle.
Une vapeur succulente de bouilli se répandit aussitôt dans toute la cuisine.
—Hélas! hélas! disait le pauvre financier, après avoir si souvent, si longtemps et si bien dîné, je sers à mon tour de pâture à ces drôles.
—Qu'appelles-tu ces drôles? dit le marmiton en colère.
—Toi et les tiens, répliqua le financier.
Le marmiton saisit une grande fourchette et la plongea dans le pot comme pour s'assurer que le bouilli était assez cuit.
—Malheur à moi! cria le financier, il m'a percé les reins.
—Allons, camarade, dit Pierrot saisi de compassion, laisse là ce pauvre homme et ne le tourmente pas inutilement.
—Tu en as compassion? dit le marmiton étonné; tu es donc un faux frère?
—Moi, un faux frère! dit Pierrot indigné. Tu ne me connais guère. Je vois bien le bouilli, où sont les entrées? ajouta-t-il pour changer de conversation.
—Les entrées sont exquises, dit le marmiton, et toute la cour va s'en lécher les doigts jusqu'au coude. Celle de droite est une petite marquise en fricassée, tendre comme la rosée du matin, et que je vais mettre à une sauce dont tu n'as pas d'idée, mon pauvre ami; car tu ne parais pas avoir beaucoup fréquenté la haute société ni la haute cuisine.
—Hélas! non, dit Pierrot, mais cela viendra. Tu es bien heureux, toi, d'approcher de si grands personnages et d'avoir leur confiance; car tu dois être fort en faveur, étant si habile cuisinier?
—Moi? dit le marmiton d'un air dégagé, je m'en soucie comme de cela, et il fit claquer le pouce sous la dent. Quand on voit comme moi Belzébuth tous les jours, on se blase sur cet honneur, mon ami, on se blase.
Et, tournant sur lui-même, il mit ses mains dans ses poches et fit deux ou trois pas en levant le pied jusqu'à la hauteur de son nez.
Pierrot paraissait ébloui et stupéfait. Il fit encore quelques questions au marmiton, auxquelles celui-ci répondit d'un ton de protection bienveillante.
—Tu vois donc bien souvent Belzébuth? ajouta-t-il.
—Tous les jours, mon cher. C'est moi qui lui porte son café le matin.
—Te parle-t-il souvent?
—Tous les jours.
—Mais qu'est-ce qu'il te dit?
—Il me dit: «Ote-toi de là, imbécile!»
—Oh! oh! dit Pierrot, ce n'est guère la peine de le voir de si près, si tu n'en obtiens que de pareilles marques de faveur.
—C'est égal, mon cher, c'est toujours quelque chose de l'approcher. Les miettes d'un roi valent mieux que le rôti d'un pauvre diable.—A propos de rôti, dit Pierrot, qu'est-ce que c'est que celui qui cuit là devant le feu?
—Eh! parbleu! dit le marmiton, c'est le Grand-Turc; ne le reconnais-tu pas? on l'a rapporté hier, tout saignant, du marché. Il venait d'être fraîchement poignardé par son frère.
—Mahomet! Mahomet! criait piteusement le rôti.
Va-t'en voir s'ils viennent, Jean;
Va-t'en voir s'ils viennent,
chanta le marmiton d'une voix de fausset.
La conversation continua. Pendant que Pierrot se chauffait, le marmiton continuait sa besogne, préparant des fritures de jeunes filles, piquant avec du lard un filet de notaire, et un fricandeau d'épicier qui avait vendu du sucre à faux poids et de l'ocre pour du café. Notre ami s'introduisit peu à peu dans la confiance du marmiton, pensant qu'il pourrait en tirer des renseignements précieux.
En effet, le marmiton lui apprit que Rosine et sa mère étaient enfermées dans une tour située à l'angle du château, et qu'on leur portait tous les jours de la nourriture.
—Mais elles ne touchent à rien, dit-il, et paraissent fort tristes; il faut que le chagrin leur ait coupé l'appétit, ou que quelqu'un leur apporte secrètement des provisions par le chemin des airs, car elles sont déjà enfermées depuis plusieurs mois, et elles vivent encore.
—Qui est-ce qui porte leur nourriture? dit Pierrot.
—Et qui serait-ce, si ce n'est moi? dit avec humeur le marmiton. N'est-ce pas sur moi que retombent toutes les corvées? Chienne d'existence! Pendant que les grands seigneurs font bombance là-haut, je suis réduit à lécher le fond des casseroles.
—Je te plains, dit Pierrot.
—Ce ne serait rien, reprit le marmiton; mais figure-toi, mon cher, que, je ne sais pourquoi, l'on s'est embarrassé de ces pimbêches qui me font la mine du matin jusqu'au soir, et que je ne puis pas maltraiter comme les autres. Cela m'est défendu par ordre supérieur.
—Ah! dit Pierrot qui reconnut l'effet des soins de la fée Aurore.
—Cela fait pitié, dit le marmiton, de voir l'ennui que causent ici ces péronnelles.
A ce mot, Pierrot ne put se contenir et lui fit tomber les pincettes, rougies au feu, sur le pied. La corne du pauvre diable en fut brûlée et son poil roussi.
—Ah! gredin, dit le marmiton, et moi qui te traitais en ami!
Aussitôt, saisissant une broche, il se jeta sur Pierrot; celui-ci, plus leste, prit une casserole pleine d'eau bouillante et l'en coiffa. Le marmiton poussa des cris affreux et tous ses camarades accoururent; mais comme les diables entre eux n'ont point de pitié, ils éclatèrent de rire en le voyant la tête prise sous la casserole que Pierrot maintenait de force, tout en évitant les coups de broche. Enfin Pierrot l'ayant désarmé, consentit à ôter sa casserole; mais le marmiton, furieux, tira son couteau de cuisine, large et tranchant, et voulut le plonger dans le ventre de son ennemi. A cette vue, Pierrot saisit un tison brûlant et l'approcha des oreilles du malheureux diable, qui, comme tous ses confrères, les avait longues et velues. Ce fut un incendie après un déluge. Le diable jeta de désespoir son couteau sur Pierrot qui l'évita. Le couteau alla percer le ventre du maître d'hôtel, qui regardait cette scène en riant toujours. Aussitôt il s'affaissa sur lui-même en retenant, avec ses deux mains, ses entrailles qui s'échappaient. Le combat devint alors terrible. Le marmiton, toujours plus exaspéré, prit le pilon de marbre qui servait à broyer les purées et se jeta tête baissée sur Pierrot. Celui-ci, toujours de sang-froid, l'évita encore; le pilon et celui qui le portait allèrent donner dans la poitrine du chef des marmitons qui tomba renversé et sans connaissance. Peu à peu la mêlée devint générale, et les coups tombèrent si dru et si menu sur tous les assistants, qu'on ne savait plus auquel entendre ni qui l'on allait frapper, ami ou ennemi.
Cependant, Pierrot, auteur de tout ce tapage, avait saisi à deux mains un tronc d'arbre arrondi sur lequel on hachait les damnés, et, le faisant tournoyer autour de sa tête, à chaque coup il abattait un des diables. Peu à peu tous s'écartèrent de lui et allèrent plus loin continuer le combat. Pierrot, profitant de l'occasion, gagna la porte, et prenant des mains du marmiton évanoui les clefs de la tour et de l'appartement de Rosine, il y courut sans s'inquiéter si on le poursuivait ou non.
Aussitôt qu'il fut parti, tout s'expliqua. On se demanda qui était cet étranger, cet intrus, cause d'un si effroyable désordre. Le diable qui commandait en chef le poste placé dans la tour la plus voisine prit des informations, courut à la loge du portier, qui, toujours enfermé dans sa huche, où le sceau de Salomon le tenait cloué jusqu'à la fin des temps, conta piteusement son histoire. On courut sur les traces de Pierrot, et l'on arriva juste au moment où il retirait en dedans la clef de la tour, fermait la porte et montait à l'appartement qu'occupaient Rosine et sa mère. Les diables essayèrent d'enfoncer la porte, mais inutilement. Elle était faite d'un métal choisi par Satan lui-même, et dont la solidité était aussi supérieure à celle du diamant que celle du diamant est supérieure à celle du verre de vitre. Restait la serrure, mais les esprits infernaux qui montaient la garde n'étaient que de pauvres diables, peu versés dans les sciences, et qui ne connaissaient rien au secret magique dont elle était fermée. Il fallut attendre l'arrivée de Belzébuth, qui justement, devant dîner en grande compagnie ce jour-là, était allé à la chasse pour gagner de l'appétit. Ce fut la première nouvelle dont on salua son arrivée.
—Bon! dit-il en se frottant la barbe avec un air de satisfaction, l'ennemi est dans la place, il n'en sortira pas. Je le tiens enfin, ce fameux Pierrot qui me brave, ce protégé de la fée Aurore, ma mortelle ennemie. Laissez-le en paix, ajouta-t-il, jusqu'à demain matin. Seulement, faites bonne garde: s'il s'échappe, vous aurez chacun trois cents coups de fouet. A demain les affaires sérieuses. Ce soir, dînons en paix.
En dix secondes Pierrot escalada les deux cents marches au bout desquelles se trouvait le corridor sombre qui conduisait à la chambre des deux prisonnières. Il frappa précipitamment à la porte. Elles crurent entendre un de leurs gardiens et se jetèrent dans les bras l'une de l'autre en frémissant.
—C'est moi, Pierrot, votre ami Pierrot.
A cette voix si connue, elles coururent à la porte, et, dans le premier transport de leur joie, je dois tout dire, elles l'embrassèrent tendrement, comme un vieil ami; mais cette joie se changea bientôt en tristesse.
—Quel malheur! dit la mère, de vous voir ici prisonnier! Nous ne comptions que sur vous et sur la bonne fée Aurore.
—Moi, prisonnier? dit Pierrot. Ah! si je l'étais, madame, près de vous combien la prison serait douce! (Il parlait à la mère, et ses yeux étaient tournés vers Rosine qui baissait les siens en rougissant). Mais je ne le suis pas. Je viens ici de ma propre volonté et pour vous délivrer.
En même temps il leur raconta par quelle ruse il était arrivé jusqu'à elles, et il leur parla de sa campagne contre les Tartares. Ce fut un long récit, mêlé de protestations d'amitié, de dévouement, de fidélité à toute épreuve. Il montra à Rosine l'anneau constellé qu'il portait au doigt, et lui raconta dans quelles circonstances la fée le lui avait donné. Enfin, je ne sais s'il était éloquent, ni à quelle école il avait appris tout ce qu'il disait, mais depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à trois heures du matin dura son discours, et après douze heures de conversation il ne s'ennuyait point de parler, ni les prisonnières de l'écouter.
Cependant, quand trois heures sonnèrent, la mère fit signe à Pierrot qu'il était temps de se retirer, et le pauvre Pierrot monta à l'étage supérieur; mais il ne put dormir, et, se levant, il monta sur la plate-forme de la tour et se mit à contempler les étoiles.
Toute la voûte du ciel était constellée, et Pierrot se livra à de profondes méditations. Au fond, malgré son inébranlable courage, il n'était pas rassuré sur le succès de son expédition.
—Je me suis mis dans la gueule du loup, pensa-t-il, il s'agit de m'en tirer.
Comme il réfléchissait à la situation, il aperçut en face de lui l'un des esprits infernaux qui étaient en sentinelle sur la muraille extérieure du château. Ce démon, qui était d'une taille gigantesque, le regardait d'un air moqueur.
—Pierrot fait le chevalier, dit-il; Pierrot protége les dames persécutées; Pierrot se fait prendre; Pierrot sera pendu.
—Peut-être, dit Pierrot; mais auparavant il te coupera les oreilles.
—Les oreilles! à moi! dit le démon furieux.
Il allongea brusquement sa lance, qui avait plus de trois cents pieds de long, et voulut en percer Pierrot; mais celui-ci, qui était sur ses gardes, saisit la hampe de la lance près du fer et la tira brusquement à lui. Du côté de l'intérieur du château, le rempart n'avait pas de parapet. Le pauvre démon suivit malgré lui sa lance jusqu'à moitié chemin, et là, lâcha prise. Il tomba sur le pavé de la cour et se brisa les reins. A ses cris effroyables, ses camarades accoururent, le chargèrent sur une civière et le portèrent à l'hôpital.
Ici l'on me demandera peut-être comment il se fait que les démons, qui sont de purs esprits, ont pu recevoir ou donner des coups de sabre, de lance ou de tout autre instrument tranchant ou contondant. Je vous avoue, mes enfants, que cette question m'a fort embarrassé pendant longtemps, jusqu'à ce que le vieil Alcofribas, qui est vraiment un puits de sagesse, m'ait donné l'explication suivante qu'il tenait lui-même du vieux Milton.
«Les coups que reçoivent les démons, dit-il, ne peuvent jamais être des coups mortels, parce que les démons ne meurent pas; mais ils produisent tous les effets de la mort civile: on enlève les blessés, on les porte à l'hôpital; ils sont hors de combat et ne peuvent plus nuire à leurs adversaires.»
Pierrot demeura sur la plate-forme jusqu'à ce que le ciel, blanchissant, lui annonçât le lever du soleil; il fit sa prière à Dieu, se recommanda à la fée Aurore, et attendit tranquillement, sans crainte ni impatience, l'attaque dont il était menacé. De leur côté, Rosine et sa mère n'avaient pu dormir. Dès que le soleil fut levé, elles allèrent rejoindre Pierrot et lui faire leurs adieux. C'était une scène déchirante, et je vous souhaite, mes amis, de n'en voir jamais de pareille. Pierrot les obligea enfin de redescendre; il craignait pour elles l'émotion trop violente du combat qui se préparait.
Vers huit heures du matin, Belzébuth se leva, encore fatigué de l'orgie de la veille, car il avait passé la nuit presque entière à boire avec ses officiers. Il ceignit son cimeterre, s'arma de pied en cap, et donna enfin le signal de l'attaque.
Les démons étaient réunis dans la cour intérieure du château et sous les armes. L'avant-garde était armée de pics, de pioches et de haches pour enfoncer la porte. Au signal de Belzébuth, six des plus braves s'avancèrent et frappèrent la porte à coups redoublés. Belzébuth avait prononcé les paroles magiques qui la retenaient sur ses gonds. Elle vola en éclats, et les assaillants purent voir derrière ses débris Pierrot armé d'une masse d'armes qu'il avait trouvée abandonnée dans la tour. L'un d'eux s'avança résolûment; mais Pierrot abaissa sa masse et l'assomma d'un seul coup. Le coup fut si violent, que le malheureux démon en fut aplati, et que sa tête rentra dans son cou, son cou dans sa poitrine, et sa poitrine dans son ventre.
A cet aspect, les plus fiers reculèrent. Le second voulut prendre la place de son camarade, mais Pierrot, d'un revers, lui écrasa la cervelle contre le mur. En ce moment, il était armé de la force divine avec laquelle l'archange Michel terrassa Satan. Un pied sur le seuil de la porte, l'autre appuyé sur la première marche de l'escalier de la tour, superbe, les yeux étincelants de courage et de colère, les narines gonflées et frémissantes, il effrayait les plus braves.
—Quoi! dit Belzébuth, un homme seul pourrait nous arrêter!
Et il fit un pas vers Pierrot.
—O ma marraine! s'écria alors Pierrot, venez me voir vaincre ou mourir.
A ces mots, il porta à Belzébuth un coup si épouvantable, que si la tête de celui-ci n'eût pas été garantie par un casque à l'épreuve de tout, excepté de la foudre du Très-Haut, il eût été réduit en poussière. Malgré le casque, il roula tout étourdi dans la poussière. Ses soldats reculèrent épouvantés. La pauvre Rosine, qui de sa fenêtre regardait cet effrayant combat, battit des mains et applaudit au courage de Pierrot. Celui-ci, transporté de joie et d'orgueil, s'élança hors de la tour, renversa à ses pieds une dizaine d'ennemis, se pencha sur Belzébuth, lui arracha son cimeterre, et voulut lui couper la tête.
Au même moment, Belzébuth revenait à lui. Il se pelotonna sur lui-même, et, roulant comme une boule, il échappa au coup que Pierrot lui destinait.
L'ennemi était en fuite. Pierrot rendit grâces au ciel, referma la porte de la tour, la scella avec l'anneau magique de Salomon, et, tranquille désormais de ce côté, remonta sur la plate-forme. Mais le danger n'était point passé; il n'avait que changé de forme.
«Qu'est-ce que nos combats d'homme à homme, dit très-bien Alcofribas en cet endroit, en comparaison de cette lutte sublime d'un seul homme contre les démons. Chez nous, cent mille hommes, tambours battant, enseignes déployées, marchent en ligne contre cent mille hommes. On se bat pendant quelques heures, et, de quelque côté que soit la victoire, le vainqueur fait panser les blessés et traite les prisonniers avec humanité: l'homme a affaire à l'homme. Le malheureux Pierrot se voyait seul, abandonné, contre tout l'enfer réuni. S'il tombait entre les mains de ses ennemis, il savait quelles tortures lui étaient destinées. Rien ne pourrait fléchir Belzébuth, l'éternel ennemi de sa race. Il le savait, et il ne trembla pas, il ne recula pas. Quand la terre et l'enfer eussent été ligués contre lui, seul il eût fait face à tout. Son courage croissait avec le danger; il ne sentait plus ni la peur, ni les défaillances des autres hommes. Celui qui défend la justice, pensait-il, est invincible. Armé d'une conscience pure, il allait au combat. Quel que fût l'ennemi, il était sûr de vaincre.»
O mes amis! retenez bien ces paroles du vieil Alcofribas. Quel que soit l'ennemi, si votre cause est juste, avancez et frappez: la victoire est à vous.
Peut-être croyez-vous que Pierrot était inquiet ou malheureux dans une lutte si inégale contre toutes les puissances de l'enfer? Vous vous trompez. Pierrot était le plus heureux des hommes. Il jouissait du bonheur infini de donner sa vie pour ce qu'il aimait par-dessus toutes choses: verser son sang pour Rosine, et sous ses yeux, était un bonheur supérieur à tout ce qu'il avait rêvé. Heureux celui qui meurt pour ce qu'il aime! Son âme est animée d'un principe divin. Plus heureux encore celui à qui l'amour inspire des actions héroïques. Il est comme ces vases consacrés où le prêtre boit le sang de Dieu même, et que l'homme pieux honore parce qu'ils ont retenu quelque chose du passage de la Divinité.
II
Le combat à l'entrée de la tour n'avait duré au plus que dix minutes. C'était plutôt une escarmouche qu'une bataille décisive. Pierrot le sentit bien, et, sans s'arrêter à recevoir les félicitations de Rosine et de sa mère, il attendit en silence et les bras croisés un nouvel assaut.
Les diables allèrent chercher des échelles qu'ils appuyèrent contre le mur de la tour, et commencèrent à monter. Là, il ne s'agissait plus, comme avec les Tartares, de renverser l'assaillant dans le fossé, car les échelles, douées par Belzébuth lui-même d'un pouvoir magique, s'incrustaient dans le mur de manière à ne pouvoir en être séparées. Jusque-là les diables avaient combattu Pierrot à armes égales. Le pouvoir dont la fée Aurore avait investi son filleul le mettait à l'abri de tous les enchantements. Sans cette précaution, dès son entrée dans le château, le pauvre Pierrot, malgré son courage et sa présence d'esprit, eût été victime des esprits infernaux.
Cependant, quoique les diables n'eussent sur lui que l'avantage du nombre et non celui d'une puissance magique supérieure à toutes les forces humaines, Pierrot, en les voyant grimper aux échelles, fut saisi d'un désespoir sublime.
—Grand Dieu, s'écria-t-il, si telle est ta volonté sainte, laisse-moi périr, mais sauve Rosine et sa mère!
Tout à coup il reconnut le doux parfum que la fée Aurore répandait partout autour d'elle.
—Est-ce ainsi que tu perds courage? lui dit-elle. Frappe, je suis avec toi. A ces mots parut sur la muraille Astaroth, le lieutenant de Belzébuth. Il poussa un long cri de joie et de triomphe.
—Courage, amis, Pierrot est à nous!
Comme il finissait de parler, et se dressait debout sur la plate-forme, Pierrot le frappa de sa masse d'armes dans la poitrine, et le précipita dans la cour. Il eut le crâne fracassé, et sa mort rendit quelque temps ses camarades indécis. Notre héros profita de cette hésitation pour frapper sans relâche les plus avancés. Ses coups tombaient sur leurs têtes comme la grêle sur les toits, et chacun d'eux froissait une cervelle, ou un bras, ou une jambe. Les morts et les mourants jonchaient le pavé de la cour.
Pendant tout ce carnage, la pauvre Rosine élevait vers le ciel ses innocentes prières.
—O Dieu! disait-elle, sauvez celui qui se dévoue pour moi.
Son coeur battait de frayeur et de joie à chaque coup que frappait l'invincible Pierrot. Quel homme que celui qui osait la disputer à l'enfer même!
Enfin, les démons se lassèrent de fournir à Pierrot de nouvelles victimes.
—Amis, dit Belzébuth, ne nous consumons pas en efforts inutiles. Nous n'avons pas encore usé de toutes nos armes. La plus terrible nous reste. Brûlons Pierrot dans sa tour.
Aussitôt tous les diables entassèrent du bois et des fascines, et y mirent le feu. De leurs bouches sortaient des flammes, ces flammes dont ils seront dévorés dans l'éternité. Elles environnèrent la tour et montèrent bientôt jusqu'au sommet. Cette fois tout était fini. Le courage de Pierrot ne pouvait plus lui servir de rien.
Pardonnez-moi, mes amis, de le laisser dans un péril si cruel, mais il faut que je vous dise ce qui était arrivé à l'armée chinoise depuis qu'elle obéissait aux ordres du prince Horribilis. Mon coeur souffre de laisser Pierrot en danger de mort, mais Alcofribas veut que je vous parle des Chinois et des Tartares, et je suis forcé d'obéir.
VI
SIXIÈME AVENTURE DE PIERROT
OU HORRIBILIS APPREND QU'IL Y A DE GRANDS CAPITAINES QUI NE SONT PAS PRINCES, ET DES PRINCES QUI NE SONT PAS DE GRANDS CAPITAINES.—FIN DE L'HISTOIRE DE PIERROT.
Vous avez sans doute entendu parler de la célèbre ville de Kraktaktah. Au surplus, si vous ne la connaissez pas, vous la chercherez sur la carte des îles Inconnues, que fit publier le sage Alcofribas pour servir de guide à l'histoire de Pierrot. C'est la plus belle et la plus célèbre de toutes les villes de l'Asie. Elle est composée de sept enceintes concentriques et parfaitement circulaires, dont voici à peu près le plan:
Au centre était le palais de Kabardantès, empereur des îles Inconnues, dont Kraktaktah était la capitale. Autour du palais étaient rangés, dans un ordre parfait, une suite de hangars sous lesquels on abritait les chevaux pendant la nuit. Au-dessus de chaque hangar était une chambre où logeait pêle-mêle et couchait sur la paille toute la famille du propriétaire. Vous entendez bien, mes enfants, que le mobilier était assorti au logement. Ce mobilier se composait d'une botte de paille pour chaque membre de la famille, et d'une grande marmite dans laquelle se faisait et se mangeait avec les doigts la soupe commune. Les cuillers et les fourchettes, dit le vieil Alcofribas, sont bonnes pour des gens délicats et désoeuvrés, mais un homme ne doit se servir que de ses mains; quand il a dîné, il les essuie à sa barbe, ou, s'il n'en a pas, à celle de son voisin. Chacun portant ainsi en tout temps sa serviette avec soi, il n'est plus besoin de tant de linge et de tous les bagages dont on s'encombre aujourd'hui dès qu'on veut aller en voyage.
Qu'Alcofribas ait raison suivant sa coutume, ou qu'il ait seulement le désir de blâmer la mollesse de ses contemporains, peu importe. Cette description de la capitale de l'empire des îles Inconnues n'est pas un hors-d'oeuvre comme on en voit souvent dans les ouvrages de gens qui cherchent à plaire à leurs lecteurs plutôt qu'à les instruire. Alcofribas, mes amis, n'était pas de ce caractère. C'était un vieux magicien très-savant, très-austère, et qui se souciait de la vérité beaucoup plus que des hommes. Les hommes passent, disait-il, et au bout de quarante ans, les plus célèbres sont oubliés; mais la vérité demeure, elle est immortelle comme Dieu même. D'après ce principe, il ne dit que ce qui peut contribuer à la découverte de la vérité; tout le reste lui est tout à fait indifférent.
Donc, un matin, comme les citoyens de Kraktaktah, après avoir déjeuné et pansé les chevaux, causaient ensemble de la guerre et des affaires publiques, on entendit un grand bruit dans la plaine, et la sentinelle qui veillait sur le palais de Kabardantès, et qui dominait de là tout le pays, s'écria: Voilà nos gens qui reviennent. En même temps, on distinguait le galop des chevaux; tout le monde courut sur les remparts.
On fut un peu étonné de les voir revenir si vite. Comme on s'attendait à ce qu'ils ramèneraient un immense butin, la Chine étant le plus riche et le plus fertile pays du monde, on remarqua que non-seulement ils revenaient seuls, mais encore qu'ils avaient eux-mêmes perdu leurs bagages, et l'on devina la triste vérité. Enfin, chaque soldat ayant défilé à son tour, on vit avec épouvante que les trois quarts manquaient à l'appel, et que ceux qui survivaient étaient en fort mauvais état. Aussitôt il s'éleva, parmi les femmes qui attendaient leurs maris ou leurs fils, un tel concert de lamentations et de cris, qu'on ne pouvait s'entendre. Kabardantès, assourdi de ce tapage, et furieux d'ailleurs de sa défaite, déclara qu'il couperait le cou sur-le-champ à tous ceux qui ne garderaient pas un silence absolu.
En entendant cet ordre si sage, les femmes devinrent muettes comme des poissons.
Cependant l'armée chinoise approchait sous la conduite d'Horribilis. Celui-ci, persuadé que la poursuite était sans danger, vint camper sous les murs de Kraktaktah. La campagne était déserte. Moissons, troupeaux, chevaux, tout ce qui sert à la subsistance de l'homme était rentré dans les murs de la ville. Horribilis, satisfait de l'épouvante que son nom répandait partout, envoya sommer la place de se rendre.
A cette sommation insolente, Kabardantès saisit l'envoyé chinois par les deux oreilles, l'enleva de terre, et le tenant dans ses mains, lui dit sans vouloir le lâcher:
—Va dire à ton maître que je l'appelle en combat singulier.
—J'y vais, dit le Chinois faisant un effort pour se dégager et retomber à terre.
—Attends donc, tu es bien pressé... Dans quels termes lui diras-tu cela?
—Seigneur, au nom du ciel! lâchez-moi; je vais vous satisfaire.
—Non, non. Dis-moi auparavant comment tu vas rédiger mon cartel.
—Seigneur, je vous supplie....
—Parleras-tu, triple buse? Crois-tu que le grand Kabardantès s'exprime comme le premier pékin venu?
—Seigneur, je ne le crois pas, mais....
—Songe que j'ai fait de bonnes études aux écoles de Kraktaktah.
—Seigneur, je le vois bien, mais....
—Et que j'ai eu pour maître le seigneur Poukpikpof, qui ne le cédait en rien à Aristote.
—Seigneur....
—Ni dans les lettres,
—Seigneur....
—Ni dans les sciences,
—Seigneur....
—Ni dans l'histoire naturelle,
—Seigneur....
—Ni dans la physique, la botanique, la dialectique et l'hyperphysique.
—Majesté...
—Et que j'ai bien profité de ses leçons.
—Grand empereur....
—Eh bien, voyons, rédige-moi un peu ce cartel pour que je sache comment tu t'en tireras.
—Grand empereur, dit le Chinois bleuissant de rage et de douleur, le moment n'est pas favorable, daignez me laisser retomber à terre.
—En effet, dit Kabardantès, tes oreilles tiennent à mes mains plus qu'à ta tête.
A ces mots, le Chinois retomba lourdement à terre. Ses oreilles étaient restées aux mains de Kabardantès. Il se releva à moitié mort, et essaya de s'enfuir; mais le Tartare le retint:
—Rédige, lui dit-il.
—Seigneur, dit le Chinois tremblant, je vais vous obéir. Daignez me faire donner un peu d'eau fraîche pour baigner ma blessure.
—En effet, mon pauvre ami, comme te voilà saignant.
Et il ordonna d'aller chercher du vinaigre, dont on épongea les oreilles du Chinois, ou plutôt la place où elles avaient été. Le malheureux poussait des cris affreux, mais il fut forcé de subir cette opération.
—Maintenant, dit Kabardantès, as-tu l'esprit bien présent et la pleine possession de tes facultés?
—Assurément, seigneur, s'écria le Chinois redoutant quelque mystification nouvelle.
—Eh bien, écris: «Chien de Pierrot...» Qu'as-tu à me regarder comme un imbécile?
—Majesté, dit le Chinois, Pierrot n'est plus à l'armée.
—Vraiment!
—Oui, Majesté.
—Et depuis quand?
—Depuis le jour de votre....
Ici le Chinois hésita et parut chercher l'expression.
—De ma fuite?
—Non, seigneur, de votre concentration précipitée du côté de Kraktaktah.
—Est-ce qu'il est mort?
—Non, il a été destitué.
—Pierrot destitué! Qui le remplace?
—Le prince Horribilis, sire.
—Ah! bravo! dit Kabardantès. Je n'ai que faire de tes services à présent. Va, pars, cours, vole.
Et se tournant vers les principaux officiers:
—Amis, à cheval. Pierrot est parti. La journée sera bonne.
Une heure après, toute l'armée tartare sortit des murs de Kraktaktah, et se précipita dans le camp des Chinois. Ceux-ci ne s'attendaient à rien moins. La plupart étaient à dîner; d'autres étaient au fourrage ou brûlaient les villages tartares dans la campagne. Au premier cri des sentinelles et des gardes avancées, tout le monde courut aux armes, et vit avec terreur s'avancer au galop l'effroyable Kabardantès.
Les Chinois n'hésitèrent pas, et reprirent sans tarder le chemin de la grande muraille. Les plus affamés ne se donnèrent pas le temps d'emporter des provisions pour la route; quant aux autres, ils étaient déjà loin.
Figurez-vous, mes amis, huit cent mille Chinois courant à la fois dans la plaine, tous dans la même direction. Ceux qui étaient à cheval formaient l'avant-garde comme il est naturel. A leur tête galopait, ou plutôt volait le prince Horribilis. Les pieds de son cheval touchaient à peine la terre; quant à lui, il maudissait sa mauvaise étoile, et la sotte idée qu'il avait eue de venir à la guerre et de faire destituer Pierrot. De temps en temps il pensait à Kabardantès.
—Quel enragé Tartare! pensait-il; voilà trois jours que nous galopons après lui, il rentre dans sa maison, et au lieu d'embrasser, comme un bon mari et comme un bon père, sa femme et ses enfants, le voilà qui remonte à cheval et qui court après nous! Est-ce du bon sens? est-ce de la logique? S'il voulait entrer en Chine, pourquoi s'enfuyait-il vers Kraktaktah? Et s'il voulait rentrer à Kraktaktah, pourquoi galope-t-il maintenant du côté de la Chine?
Tout en faisant ces sages réflexions et beaucoup d'autres que je passe sous silence, parce qu'elles ne lui ont guère profité et qu'elles ne l'ont rendu ni plus prudent, ni plus habile, ni plus brave, ni meilleur, ni plus disposé à reconnaître et à récompenser le mérite des autres hommes, il éperonnait toujours son cheval. A une assez grande distance derrière lui, mais avec une ardeur toute pareille, courait tout son état-major, suivi de près par la foule des martyrs. Les lances des Tartares piquaient ce troupeau de fuyards et leur donnaient des ailes. Enfin le soleil se coucha, et les malheureux Chinois, protégés par les ombres de la nuit, purent prendre un peu de repos.
Le premier jour, plus de cent mille Chinois périrent ou furent fait prisonniers. Le lendemain, la poursuite continua. Cent cinquante mille Chinois restèrent encore en route. Le troisième jour, les débris de l'armée arrivèrent à la grande muraille et se cachèrent derrière les remparts qu'avait défendus Pierrot. Kabardantès, animé par le succès, voulut sur-le-champ escalader la muraille; mais la plupart des Tartares, épuisés par une course continuelle, refusèrent de le suivre et remirent l'attaque au lendemain.
Il y a un proverbe qui dit: «Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd'hui.» Jamais proverbe ne fut mieux appliqué qu'en cette occasion.
Horribilis, désespéré, faisait chercher partout Pierrot pour lui rendre le commandement. Dans les grands dangers, les âmes courageuses reprennent naturellement le pouvoir. La jalousie et la haine avaient fait place à la peur. Le malheureux Horribilis ne voyait de salut qu'en Pierrot.
—Où est-il? disait-il à Tristemplète. Dis-le-moi, toi qui es sorcier.
—Je n'ai pas besoin d'être sorcier pour le deviner, répondit Tristemplète avec un affreux sourire. En quittant la cour du roi votre père, il est allé délivrer sa fiancée.
—Eh bien, envoie sur-le-champ un exprès pour le rappeler et lui dire que je remets tout en ses mains, et que s'il n'arrive à l'instant, je suis perdu, l'armée est perdue, toute la Chine est perdue.
Aussitôt le magicien siffla aux quatre vents de l'horizon.
Quatre esprits infernaux accoururent à ce signal.
—Qu'on me transporte à la cour du roi Vantripan, dit-il.
Une seconde après, il était au pied du grand escalier. En entrant dans la salle, il aperçut Vantripan assis sur son trône, la couronne en tête, les yeux rayonnant de bonheur et de fierté. Il donnait audience aux envoyés du schah de Perse.
—Oui, messieurs, disait-il en se rengorgeant, la terreur de mon nom et la valeur du prince Horribilis ont mis en fuite tous ces Tartares. Mon fils m'écrit qu'il marche sur leur capitale, Kraktaktah, et qu'il n'en fera qu'une bouchée.
—Majesté, dit l'envoyé du schah, nous vous félicitons de ce succès et des exploits du prince Horribilis. Il paraît qu'il a été vaillamment secondé par tous ses officiers, et surtout par le grand connétable.
—Qui? Pierrot? interrompit dédaigneusement le roi. Vous aurez lu cela dans les gazettes. Ces gazettes, voyez-vous, c'est un tas de mensonges. Tromper, mentir, prêcher le faux pour savoir le vrai, c'est le métier de ces gens-là, c'est de cela qu'ils vivent. Horribilis secondé par Pierrot! Ah! ah! ah!
Et il se renversa sur son fauteuil en riant aux éclats.
—Majesté, dit le chef des huissiers, voici un courrier du prince Horribilis.
—Fais entrer. Tenez, messieurs, ajouta-t-il, je ne m'y attendais guère, puisque j'ai reçu de ses nouvelles hier. Pierrot a quitté l'armée depuis six jours. Ce n'est donc pas à lui qu'on pourra attribuer le mérite des nouvelles que je vais recevoir.
Tristemplète s'avança d'un air modeste.
—Eh bien! dit Vantripan, où sont tes dépêches?
—Sire, j'ai ordre du prince Horribilis de ne parler qu'à vous seul.
—A moi seul? Pourquoi tant de mystère? Parle devant tous. Il n'y a personne de trop ici.
—Sire, dit Tristemplète, puisque vous le voulez, je parlerai. Après le départ du grand connétable, le prince Horribilis a poursuivi l'ennemi jusqu'aux portes de Kraktaktah.
—Qu'est-ce que je vous disais, messieurs? interrompit le gros Vantripan.
—Tout à coup, continua Tristemplète, Kabardantès et ses soldats ont tourné bride et se sont précipités sur nous avec fureur en apprenant le départ du grand connétable.
—Diable! diable! dit Vantripan pensif. Et vous les avez étrillés, j'imagine?
—Sire, c'est ce qui n'aurait pas manqué d'arriver, si les ordres du prince Horribilis avaient été mieux compris et mieux exécutés.
—Quels ordres?
—A la vue de Kabardantès et de ses Tartares qui se précipitaient sur nous au galop, le prince a crié: «En avant!» Malheureusement, comme, je ne sais pour quelle raison, il était tourné du côté de la Chine au moment où il a donné cet ordre, on a cru qu'il voulait dire: «En avant! retournons en Chine.» Tout le monde s'est précipité de ce côté-là, et le prince, entraîné et poussé par le courant, est arrivé le premier à la grande muraille, où il attend vos ordres souverains.
—Mes ordres souverains, dit le gros Vantripan, sont qu'il aille se faire pendre. Combien d'hommes a-t-il perdus?
—Sire, cent mille le premier jour, cent cinquante mille le second, et deux cent mille le troisième.
—En tout, quatre cent cinquante mille hommes. Voilà trois jours bien employés! Quelle activité! C'était bien la peine de faire destituer ce pauvre Pierrot. Nous allons chanter la chanson:
Mardi, mercredi, jeudi,
Sont trois jours de la semaine.
Je m'assemblai le mardi,
Mercredi je fus en plaine;
Je fus battu le jeudi.
Ah! mon Dieu! comment faire? Maudit Horribilis! qu'allait-il faire chez les Tartares?
—Majesté, il ne pouvait prévoir ce qui est arrivé.
—Horribilis est un sot.
—Sire, le respect ne me permet pas de vous contredire.
—Il s'agit bien de respect. Donne-moi un conseil. Vous tous qui êtes ici la bouche ouverte comme des carpes hors de l'eau, donnez-moi des conseils.
—Sire, c'est bien facile, dit un courtisan: mettez-vous à la tête de l'armée. Votre présence électrisera les Chinois, et....
—Va te faire électriser toi-même, interrompit le bon roi.
—Sire, dit un autre, faites faire un recensement général de tous les hommes en état de porter les armes.
—Oui, et pendant qu'on les recensera, nous serons dans la poêle à frire. Imbécile, va!
—Sire, dit un troisième, faites semer des chausse-trapes sur toutes les routes pour arrêter la cavalerie tartare.
—Bon! et elle passera à travers champs, et nos chevaux se prendront dans les chausse-trapes. Triple butor!
—Majesté, dit un quatrième, si l'on substituait des piéges à loups aux chausse-trapes?
—Grand innocent! dit le roi.
—Sire, dit un cinquième, si l'on empoisonnait toutes les fontaines?
—Qu'est-ce que nous boirons? dit Vantripan. Il serait plus court, je crois, de leur couper franchement le cou.
Chacun proposa son moyen.
—Vous êtes tous des ânes, dit enfin Vantripan. Et toi, ajouta-t-il, s'adressant à Tristemplète, qu'est-ce que tu proposes?
—Sire, rappelez Pierrot.
—Ah! voilà un véritable ami et une personne de bon sens, dit Vantripan. Mais où est Pierrot?
—Sire, il est parti.
—Bon! nouveau malheur! Que le diable vous emporte tous!
—Sire, dit modestement Tristemplète, si Votre Majesté veut me donner ses pleins pouvoirs, je me fais fort de vous le ramener.
—Tu les as, dit Vantripan.
Le lendemain matin, Tristemplète arriva au château de Belzébuth fort à propos pour notre pauvre ami, que les flammes environnaient de toutes parts avec sa fiancée.
La pauvre Rosine et sa mère se croyaient à leur dernier jour et recommandaient leurs âmes à Dieu. Pierrot lui-même, inaccessible à la crainte, mais désespérant de les sauver, voulait périr avec elles. Les diables criaient et applaudissaient en entretenant le feu avec toutes sortes de matières inflammables prises dans les magasins de l'enfer. Sur ces entrefaites, Tristemplète entra dans la cour.
—Où est Belzébuth? dit-il en descendant de cheval.
—Me voilà! dit Belzébuth encore tout froissé de sa chute. Que me veut-on?
A la vue de Tristemplète, il se jeta dans ses bras.
—Eh! bonjour, ami, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu! dit-il.
—Oui, mes affaires....
—C'est bon, c'est bon, je les connais, tes affaires. Quand viendras-tu définitivement parmi nous?
—Le plus tard possible, dit Tristemplète en faisant la grimace.
—Tu fais le dégoûté? dit Belzébuth. Franchement tu as tort: l'enfer n'est pas ce que tu crois; il y a de bons diables parmi nous, et nous menons joyeuse vie. Quand veux-tu que j'aille te chercher?
—Nous parlerons de cela plus tard, dit Tristemplète. Je viens ici pour affaire sérieuse. Où est Pierrot?
—Regarde! il va griller. Tu vois comme nous avons exécuté tes ordres!
—Malheureux! s'écria Tristemplète, fais éteindre le feu à l'instant!
—Ah bah! et pourquoi?
—Éteins le feu, te dis-je, l'explication viendra plus tard.
—Je ne veux pas, dit fièrement Belzébuth: il m'a rossé, il a tué ou blessé plus de soixante de mes soldats; je n'ai dû la vie qu'à mon casque, dont la trempe est au-dessus de toutes les trempes connues. Il périra.
—Il vivra, dit Tristemplète.
—Il périra!
—Il vivra!!
—Il périra!!!
A ces mots, les deux amis allaient se précipiter l'un sur l'autre.
—Au nom d'Éblis, le roi des esprits infernaux et le rival de Salomon; au nom de la puissance que tu auras sur moi après ma mort; au nom de cet anneau magique qui peut redoubler dans tes os le feu de l'éternelle destruction, obéis, Belzébuth; éteins ces flammes.
Belzébuth, vaincu, souffla en grognant sur la flamme et se retira à l'écart comme un chien à qui l'on vient d'enlever un os.
—Et toi, cria Tristemplète à Pierrot, descends et ne crains rien.
—Puis-je me fier à lui? dit Pierrot à la fée Aurore.
—Tu le peux, dit-elle, il a besoin de toi.
—Je ne descendrai pas seul, dit Pierrot, j'emmènerai avec moi ma fiancée et sa mère.
—Emmène-les si tu veux, dit Tristemplète.
Pierrot descendit triomphant en leur donnant la main; mais il ne voulut sortir du château que le dernier, de peur que, par une perfidie nouvelle, on fermât la porte sur elles. Il traversa les rangs des diables la tête haute, le regard ferme et assuré. Ses ennemis, rangés sur deux lignes, ne purent s'empêcher d'admirer son courage. Rosine disait dans son coeur: Que je suis heureuse d'être aimée d'un pareil homme! Et la fée Aurore elle-même, qui fermait la marche, sourit en montrant à Belzébuth son filleul:
—Tu n'as pu ni le vaincre ni l'effrayer, dit-elle.
Le farouche Belzébuth grinçait des dents en voyant sa proie lui échapper. Un pouvoir plus fort que le sien le forçait à l'obéissance; car vous savez, mes amis, que si le démon peut tenter l'homme et le conduire à sa perte, l'homme, à son tour, par un privilége divin, peut enchaîner et dompter le démon. C'est toute la science des anciens magiciens, science aujourd'hui presque oubliée, négligée du moins, à cause des inconvénients qu'elle aurait pour le repos public et pour la sûreté des États, mais réelle et que cultivent encore dans la solitude quelques sages ignorés. Un jour, peut-être, il me sera permis de vous en dévoiler les arcanes; aujourd'hui, tirons le rideau. Ces mystères ne sont pas faits pour être entendus par toutes les oreilles, ni répétés par toutes les bouches. Sachez seulement que cette science s'étend et pousse ses racines jusque dans les entrailles de la terre, et qu'il n'y a pas un arbre, un oiseau, un rocher, un serpent, une étoile qui ne parle à l'esprit du philosophe et qui ne lui dévoile un des secrets de la nature.
I
Lorsque Pierrot et ses compagnons furent sortis du château de Belzébuth, le premier soin de Pierrot fut de demander à Tristemplète, qui les avait suivis, où il voulait le conduire.
—A la cour du roi, dit Tristemplète; et il lui apprit ce que vous savez déjà, et le besoin qu'on avait de ses services.
—Cela m'est fort égal, dit Pierrot. J'ai mieux à faire que de me battre pour un roi ingrat et pour son scélérat de fils. Horribilis a voulu prendre ma place, qu'il la garde, et, s'il doit périr, qu'il périsse; ce ne sera qu'un méchant homme de moins.
—Pierrot, dit la fée Aurore, n'as-tu pas d'autre raison?
—Ma vraie raison, dit Pierrot embarrassé, c'est que je ne veux plus me séparer de Rosine. J'ai trop souffert de son éloignement et de ses dangers. Je veux que désormais tout soit commun entre nous.
—Voilà une raison raisonnable, dit la fée; mais rassure-toi, je me charge de veiller sur elle et sur sa mère. Toi, va où l'honneur t'appelle.
—Mais... dit Pierrot.
—Partez, mon ami, lui dit Rosine avec un doux regard. Il faut sauver ces pauvres Chinois d'abord. Plus tard nous penserons à être heureux.
—Allons, puisqu'il le faut, dit en soupirant le pauvre Pierrot.
Et, prenant congé de sa fiancée, il partit avec le magicien. Quelques secondes plus tard, il était auprès de Vantripan.
Le pauvre roi était bien triste et bien malheureux. Sa fille dédaignée, son fils déshonoré par sa lâcheté, son armée taillée en pièces et son royaume envahi lui avaient ôté l'appétit. Quand Pierrot parut, il fut saisi de joie et de tendresse, et lui sauta au cou en pleurant. Pierrot, qui avait le coeur tendre, fut si ému de cet accueil qu'il se sentait lui-même envie de pleurer. Tous les courtisans, voyant le roi pleurer, se mirent à sangloter d'une façon pitoyable. La reine mit son mouchoir sur ses yeux, et la pauvre Bandoline, blessée au coeur par les dédains de Pierrot, saisit avec empressement une si belle occasion de fondre en larmes.
—Ah! mon pauvre ami, dit enfin Vantripan, qui sanglotait comme un veau qui a perdu sa mère, quelle joie de te revoir! Quand tu n'y es pas, tout va de travers. Tu sais ce qui est arrivé?
—Je le sais, dit Pierrot.
—Hélas! c'est ma faute, dit Vantripan. Avais-je besoin de donner le commandement à un benêt qui poursuit l'ennemi quand l'ennemi se sauve, et qui se sauve quand l'ennemi le poursuit? Enfin, te voilà, tout est réparé. Tu vas partir, tu reprendras le commandement, tu mettras en fuite les Tartares, tu couperas le cou à Kabardantès, tu feras la conquête de Kraktaktah et de l'empire des îles Inconnues, et....
—Y a-t-il encore quelque chose à faire? dit Pierrot, souriant de cette confiance que Vantripan avait dans son courage et dans son habileté.
—Non, voilà tout, pour le moment.
—Partons, dit alors Pierrot, et il prit congé de Sa Majesté.
Comme il traversait un corridor pour sortir, une femme de chambre de la princesse Bandoline lui toucha le bras et fit signe de la suivre.
Ce message embarrassa fort Pierrot. Il n'aimait plus la princesse, et même, suivant l'usage en pareille occasion, il se souvenait à peine de l'avoir aimée; mais il était trop poli et trop délicat pour lui dire une pareille chose en face. Cela ne se dit pas à une simple paysanne, à plus forte raison à une grande princesse, dont le principal défaut était d'être assez vaine, ce qui est pardonnable à une fille de roi, et de ne pas plaire à Pierrot. Il suivit donc la femme de chambre à contre-coeur et arriva dans l'appartement de Bandoline.
Elle l'attendait, à demi couchée sur un canapé, et lui fit signe de s'asseoir à côté d'elle. Il hésitait un peu, pressé comme il l'était de partir et d'échapper à une corvée assez désagréable.
—Asseyez-vous, lui dit-elle tristement; ce que j'ai à vous dire ne vous retiendra pas longtemps.
Il obéit.
—Pierrot, reprit-elle, d'où vient que vous ne m'aimez plus? Suis-je moins belle qu'autrefois?
—Vous êtes toujours la reine de Beauté, répondit Pierrot en détournant les yeux.
—Vous ai-je fait du tort?
—Aucun, dit Pierrot.
—Ou parce que je suis fille de roi?
—Non, dit Pierrot.
—Est-ce parce que j'ai refusé autrefois de vous épouser?
Le pauvre Pierrot était à la torture.
—On aime quand on peut, dit-il, et non pas quand on veut.
Grande et triste vérité! La pauvre Bandoline rougit et pâlit. Enfin, elle se leva et lui dit:
—Vous aimez une autre femme?
—Oui, dit Pierrot, que cet aveu embarrassait moins que tout le reste.
—Elle est bien heureuse! dit Bandoline en soupirant. Qu'elle le soit, ajouta-t-elle, puisque le destin le veut. Et vous, Pierrot, souvenez-vous que vous avez en moi une amie sincère.
A ces mots elle lui tendit la main, que Pierrot baisa avec respect, et se détourna pour lui cacher ses larmes. Pierrot sortit tout troublé, et alla rejoindre son nouvel ami Tristemplète. En un instant ils furent à cheval, et, dans le temps qu'une religieuse mettrait à dire: Jesu, Maria, ils se trouvèrent au camp des Chinois. Tristemplète ne voyageait jamais autrement.
Dès son arrivée, Pierrot entendit des cris affreux et comprit que le combat était engagé. Il y courut plein d'ardeur. Il était temps.
Toutes ces choses que je viens de vous conter si longuement, je veux dire le combat de Pierrot contre les diables dans le château de Belzébuth; sa délivrance par Tristemplète; l'audience de Vantripan; l'entrevue avec Bandoline et le voyage au camp des Chinois, s'étaient, grâce aux moyens de transport de Tristemplète, passées en moins de deux heures. Nous parlons beaucoup de nos chemins de fer, et nous sommes très-fiers de faire dix ou douze lieues à l'heure, tandis que nos pères se transportaient en un clin d'oeil d'un bout de la Chine à l'autre, et vous saurez qu'entre ces deux bouts il n'y a pas moins de sept cents lieues. Nous sommes des enfants qui ont mis le pied dans les bottes de leur père, et qui, pour cela, se croient déjà des hommes. Que de progrès nous avons à faire avant de retrouver seulement la moitié des sciences qui étaient vulgaires au temps d'Abraham et des mages de l'antique Chaldée!
Nous avons laissé Horribilis et les Chinois fort en peine derrière leur grande muraille. Ils ne furent sauvés d'une destruction complète que par la lassitude des Tartares, qui demandèrent un peu de repos à Kabardantès. Celui-ci, sûr du lendemain, l'accorda volontiers. Le matin, vers onze heures, après un bon déjeuner, il sortit de sa tente, et, sans s'amuser à faire un long discours à ses soldats, il leur montra la muraille:
—C'est là, dit-il, qu'il faut aller. Marchons avec confiance, Pierrot n'y est pas.
A ces mots, il partit le premier, et, donnant l'exemple à tous, dressa contre la muraille une immense échelle. Tous les Tartares le suivirent, et en quelques minutes parurent sur le parapet.
Horribilis, au lieu de s'occuper du salut de l'armée, n'avait pensé qu'au sien propre. Il faisait préparer des relais de chevaux frais pour lui et sa suite. Les généraux, laissés sans ordres et incapables de se tirer d'affaire eux-mêmes, songeaient aussi à la retraite ou plutôt à la fuite; et le gros de l'armée, saisi d'une terreur panique, n'attendait que l'apparition du premier soldat tartare pour s'enfuir.
Lorsque Kabardantès, debout sur la muraille, poussa son cri de guerre et fondit sur eux, ce fut à qui tournerait le dos le premier. Ses Tartares se jetèrent sur les fuyards le sabre en main, en taillèrent, percèrent et en prirent plusieurs milliers. Le reste, tout en fuyant, poussait des cris affreux. C'est à ce moment que Pierrot arriva sur le champ de bataille.
Je ne sais si vous avez lu, mais, à coup sûr, vous lirez un jour l'Iliade. Vous verrez comment l'invincible Achille, seul et sans armes, en poussant son cri de guerre, arrêta, aux portes du camp des Grecs, les Troyens victorieux. Le son de cette voix terrible porta l'épouvante dans l'âme d'Hector lui-même. Pierrot, qui dans son genre valait bien Achille et peut-être Roland, ne s'y prit pas autrement que ce fameux héros pour faire reculer les Tartares victorieux.
—En avant! cria-t-il d'une voix qui fut entendue des deux armées.
A cette voix si connue, les Chinois s'arrêtèrent sur-le-champ, et, voyant Pierrot, firent face à l'ennemi.
—En avant! cria une seconde fois Pierrot.
A ce second cri, les Chinois se jetèrent sur les Tartares, qui soutinrent le choc de pied ferme.
—En avant! cria une troisième fois Pierrot, et il se précipita dans les rangs des Tartares.
A cette vue, à ce cri, tous s'enfuirent. Kabardantès lui-même n'osa attendre son adversaire. Ils se précipitèrent du haut des murs dans les fossés, ils rompirent les échelles sous leur poids, et ne se crurent en sûreté (ceux du moins qui ne s'étaient en sautant rompu ni bras ni jambe) que lorsqu'ils eurent mis la grande muraille entre eux et Pierrot.
Celui-ci ne s'arrêta point à massacrer quelques traînards qui n'avaient pu rejoindre assez vite le gros de l'armée. Il rangea sur-le-champ les Chinois en bataille, et, poursuivant son succès, il fit ouvrir toutes les portes des tours et se précipita avec les plus braves de l'armée dans le camp des Tartares.
Ici le combat devint vraiment terrible. Les Tartares, un peu remis de leur frayeur panique, se défendirent avec courage. Kabardantès, entouré de ses gardes, faisait de temps en temps une sortie, et, du poids de sa masse d'armes, écrasait, renversait, mutilait tout ce qui s'opposait à lui; mais, à la vue de Pierrot, il rentra dans les rangs de sa garde, qui se serrait autour de lui. Enfin, Pierrot s'élança au milieu des Tartares, abattit à droite et à gauche une centaine de têtes, comme un moissonneur avec sa faucille coupe les épis mûrs, et se trouva face à face avec Kabardantès.
L'empereur des îles Inconnues était brave. Sa force était colossale, et personne encore n'avait osé lui résister; mais à la vue de Pierrot, il pâlit, et se sentit en présence de son maître. Ce n'est pas que Pierrot fût à beaucoup près aussi robuste que lui: Kabardantès l'emportait par la taille et la force; mais il y avait dans le coeur de Pierrot un courage si indomptable, et qui prenait sa source dans une âme si ferme et si sûre d'elle-même, que ses yeux mêmes jetaient des éclairs dans la bataille. Pas un homme n'en pouvait soutenir la vue. Il regarda Kabardantès, qui se précipita sur lui tête baissée.
Pierrot l'attendit de pied ferme. La massue de Kabardantès allait tomber sur sa tête; d'un coup de sabre il la coupa en deux morceaux. Le tronçon seul resta dans la main du géant. A son tour, Pierrot frappa sur la tête de son ennemi un coup si terrible que le casque de Kabardantès fut coupé en deux parts qui tombèrent à terre. Il redoubla, mais le crâne du géant était invulnérable; seulement, il fut étourdi de ces deux coups si violents et étendit les bras en avant comme un homme qui va tomber.
A cette vue, les deux armées s'arrêtèrent d'elles-mêmes, attendant la fin du combat pour obéir au vainqueur. O mes enfants, Dieu vous préserve d'assister à un pareil spectacle! Qu'il est imposant, mais qu'il est terrible! La vie de deux hommes et le destin de deux grands empires dépendaient en ce moment d'un coup de sabre. Pierrot, ayant affaire à un ennemi invulnérable, avait un grand désavantage; il le savait, et ne se découragea point. Celui qui avait combattu, sans pâlir, Belzébuth et toute la troupe des démons, ne pouvait pas reculer devant un homme. Quand il vit que son sabre ne pouvait rien contre la peau de Kabardantès, plus impénétrable que douze écailles d'un crocodile, il chercha quelque arme nouvelle.
Si le géant eût été moins fort, Pierrot l'aurait étouffé dans ses bras, mais il n'y fallait pas songer. Il fit trois pas en arrière, et saisissant à deux mains un rocher énorme, il voulut le lancer sur Kabardantès pour l'écraser en détail, puisqu'il ne pouvait le blesser.
Au même moment, celui-ci revenait de son étourdissement; il comprit le dessein de Pierrot, et, tirant son cimeterre, il s'élança sur lui. Ce cimeterre lui avait été donné par sa mère, la sorcière Vautrika, et sa lame, forgée par les esprits infernaux, était d'une trempe si fine que rien ne pouvait lui résister. Il en asséna un coup furieux sur Pierrot; celui-ci, agile comme une hirondelle, évita le cimeterre qui retomba sur le tronc d'un chêne gigantesque. Le chêne fut coupé en deux avec la même précision qu'un poil de barbe par le rasoir d'un barbier. Il tomba avec un grand bruit et écrasa, dans sa chute, plus de cinquante soldats des deux armées.
A cette vue, tout le monde s'écarta pour faire place aux deux combattants.
Pierrot sentit que si le combat se prolongeait, son adversaire, plus robuste, mieux armé et invulnérable, finirait par le vaincre.
Il prit alors à deux mains le rocher dont nous avons parlé, et le jeta de toute sa force dans la poitrine du géant. Celui-ci chancela sur sa base et vomit des flots de sang. En même temps, Pierrot remarqua une chose singulière, c'est que le sang coulait non-seulement de ses lèvres, mais de sa poitrine.
Il en conclut qu'à cet endroit Kabardantès n'était pas invulnérable, et prit son parti sur-le-champ.
Il arracha des mains d'un Tartare stupéfait, une longue lance, et l'enfonça dans le creux de la poitrine du géant. La lance pénétra jusqu'au coeur, et Kabardantès tomba mort.
Tous les spectateurs, qui jusque-là, dans les deux armées, avaient tressailli de crainte et d'espérance, commencèrent à respirer: quel que fût le vainqueur, on sentait bien que sa victoire décidait de tout. Je n'oserais dire si la mort de Kabardantès excita de grands regrets chez les Tartares; ce qui est certain, c'est que les Chinois poussèrent un long cri de joie en voyant leur ennemi à terre.
—Victoire et longue vie à Pierrot! s'écrièrent-ils de toutes parts.
Le général tartare Trautmanchkof prit le commandement de ses compatriotes et demanda une trêve pour ensevelir l'empereur défunt. Pierrot l'accorda sur-le-champ, fit l'éloge de son courage, et ajouta gracieusement qu'il ne dépendait que des Tartares de changer cette courte trêve en une longue et solide paix.
Aussitôt les deux armées se séparèrent, et chacune regagna son camp. Les Chinois, ivres de joie, ne savaient comment témoigner leur tendresse au bon Pierrot. Chacun d'eux croyait avoir retrouvé en lui un protecteur, un père, un frère, un ami. Quand il demanda ce qu'était devenu Horribilis, on lui répondit en riant qu'il avait pris le chemin de Pékin, et qu'au train dont il était parti, il devait déjà être arrivé.
L'autre armée était fort divisée. Après la mort de Kabardantès et de Pantafilando, il n'y avait plus d'héritier du trône, la dynastie était éteinte: perte médiocre, car il y a toujours plus de rois sans royaumes que de royaumes sans rois. Au reste, rien n'était plus facile que de faire un roi: on n'avait que l'embarras du choix. Comme les chefs des principales familles étaient au camp, chacun d'eux s'offrit pour candidat et fit valoir sa naissance, sa fortune et son courage. La discussion fut très-vive: chacun des orateurs avait le sabre au poing, et paraissait disposé à soutenir son droit de toutes les manières. Enfin l'un des plus âgés, qui, par hasard, n'avait aucune prétention au trône, ouvrit un avis qui fut bientôt approuvé de tous.
—Il nous faut, dit-il, pour empereur le plus brave des hommes, afin qu'il soit digne de commander aux Tartares, qui sont, après les Français, le plus brave peuple de l'univers. Il faut qu'il n'ait point de famille ni de liaison dans le pays, afin qu'il ne favorise aucun parti au détriment des autres. Il n'y a qu'un homme ici qui remplisse ces deux conditions.
—Qui donc? cria-t-on tout d'une voix.
—C'est Pierrot.
Cette proposition, par un hasard singulier, réunit toutes les voix: on offrit le trône à Pierrot, qui le refusa.
—Je n'en suis pas digne, répondit-il modestement.
La vérité est que Pierrot, devenu sage par l'expérience, et connaissant la difficulté de gouverner les hommes, ne voulut pas s'engager dans une affaire si épineuse.
—Que ceux qui se sentent la vocation, disait-il, essayent de le faire; pour moi, je veux vivre tranquille, et dans un repos complet avec ma famille. Je veux bien combattre pour ma patrie quand elle aura besoin de moi, mais je ne veux pas régner. Dans ce métier-là, le plus habile fait chaque jour cent sottises irréparables; que ferai-je, moi qui ne suis qu'un ignorant? J'aime mieux travailler en paix, élever mes enfants, cultiver la terre, donner le bon exemple autour de moi, et quelquefois, mais rarement, de bons conseils à ceux qui me les demanderont avec un coeur sincère: la Providence se chargera du reste.
Peut-être trouverez-vous, mes amis, que notre ami Pierrot était un peu égoïste. Le vieil Alcofribas le trouve très-sage et l'approuve en tout point. Pour moi, je ne sais qu'en dire.
L'égoïsme de Pierrot est d'une espèce si rare, qu'il touche à la vertu la plus pure et au désintéressement le plus extraordinaire il y touche de si près, qu'en vérité j'aurais de la peine à l'en distinguer.
Toutefois, sur ce sujet comme en toutes choses, les opinions sont libres.
Les Tartares ne se laissèrent point décourager par un premier refus; au contraire, aiguillonnés comme la plupart des hommes par cette obstacle, ils revinrent à la charge et demandèrent enfin à Pierrot de leur choisir un roi de sa façon.
—Car, dit l'orateur, nous n'en trouvons point parmi nous qui réunisse toutes les voix, et ce choix sera une source de guerres civiles.
—Eh bien, dit Pierrot, proclamez la république.
A ces mots, tout le monde prit à la fois la parole et voulut donner son avis.
Le fracas devint étourdissant.
L'un dit que la république était l'anarchie; l'autre, que c'était le gouvernement des grands hommes et des hommes de bien; un autre, que c'était le moins ennuyeux des gouvernements, à cause du changement perpétuel des gouvernants et des systèmes; un quatrième dit que cela convenait aux gens d'Europe, parce qu'ils ont le nez aquilin, et non aux Tartares, parce qu'ils ont le nez camus. Pierrot, assourdi, alla faire un tour de promenade.
Quand il revint, on avait opté pour la monarchie: Trautmanchkof avait été nommé empereur.
Il fit sur-le-champ la paix avec Pierrot, lui rendit les prisonniers chinois, et partit pour Kraktaktah, afin de se faire reconnaître.
Pierrot, ayant accompli sa tâche, fit réparer la grande muraille, laissa le commandement de l'armée chinoise à des officiers aguerris, et alla retrouver Vantripan.
Le bruit de ses exploits l'avait précédé.
Le roi vint le recevoir au pied du grand escalier dans la cour d'honneur, l'embrassa tendrement, le fit asseoir à sa droite pendant le dîner, et but à sa santé plus de six bouteilles, en le proclamant le vainqueur des Tartares, le sauveur de la Chine, et le digne objet de l'admiration du monde.
Ce gros Vantripan était un bon homme au fond, et il sentait bien tout ce qu'il devait à Pierrot. Quant à celui-ci, toujours modeste, il ne pensait qu'à rejoindre sa chère Rosine et à goûter un repos qu'il avait si bien gagné.
Enfin arriva ce jour si longtemps désiré.
Pierrot partit seul, monté sur Fendlair qui piaffait, caracolait et galopait comme s'il avait compris la joie de son maître.
Il arriva à la porte de la ferme.
Rosine ne l'attendait que quelques jours plus tard, parce qu'il n'avait pas voulu lui annoncer son arrivée; aussi était-elle en négligé du matin; mais ce négligé, mes chers amis, eût été envié des plus grandes et des plus belles princesses, si elles avaient pu en comprendre toute la coquette simplicité.
Écoutez la description qu'en donne le sage Alcofribas.
«Elle était vêtue, dit-il, d'une robe blanche d'étoffe simple et unie. Cette robe, qu'elle avait taillée elle-même, se drapait naturellement autour de son corps comme les étoffes qui couvrent les statues des impératrices de Rome; mais vous concevez assez la supériorité que devait avoir la nature vivante et animée, disposant de l'une des plus belles créatures qui depuis Ève aient enchanté les regards des hommes, sur l'artiste qui sculpte un marbre inanimé et qui cherche, à force de génie, à reproduire quelque faible image de l'éternelle beauté. Sa taille souple et sans corset donnait à sa démarche une grâce incomparable et pleine de naturel. Un ruban rouge noué autour de son cou relevait l'éclat de son teint qui était blanc, rosé et presque transparent. Ses cheveux, négligemment attachés, comme ceux de Diane chasseresse, retombaient sur ses épaules dans un désordre charmant...»
Peut-être trouverez-vous qu'Alcofribas ne donne qu'une faible idée de la beauté qu'il veut peindre, et que ses comparaisons, tirées de la sculpture et de l'antiquité, sont un peu obscures pour qui n'a jamais visité le musée du Louvre.
Mes enfants, vous avez raison; mais aucun homme n'est parfait et complet en toutes choses.
Le vieil Alcofribas avait passé sa vie entière dans l'étude des sciences, et il avait un peu négligé les lettres.
Le binôme de Newton lui était plus familier que l'éloquence, et les découvertes paléontologiques de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire ne sont pas la millième partie des choses que ce vieux magicien avait inventées et publiées dans des livres mystérieux qui furent autrefois brûlés par les ordres du sauvage Gengis-Khan, et dont le dernier exemplaire a été découvert il y a six mois, dans les ruines de Samarcande, par un de mes amis, qui est allé visiter les bords de l'Oxus.
Oh! si vous saviez les grandes, belles, profondes et mystérieuses conceptions que contient cet ouvrage admirable, unique jusqu'à présent dans l'histoire du monde, vous prendriez sur-le-champ le chemin de fer jusqu'à Strasbourg; de Strasbourg vous iriez à Vienne, en chemin de fer; de Vienne vous iriez à Constantinople moitié en chemin de fer, moitié par terre; de Constantinople à Scutari par mer; de Scutari à Damas avec la caravane des pèlerins de la Mecque; de Damas à Bassorah par chameaux, à travers les déserts de la Mésopotamie; de Bassorah, qui est sur le Tigre, à Hérat, à pied, à cheval, en voiture ou en ballon, suivant l'occasion; de Hérat aux Portes de fer qui gardent l'entrée du Khoraçan; des Portes de fer à l'Oxus et à Samarcande, capitale du pays de Sogd.
Quand vous aurez fait ce voyage, vous entrerez dans le grand caravansérail, en prenant bien garde de vous annoncer comme des savants venus d'Europe, ce qui éveillerait la curiosité et le soupçon.
Vous traverserez le caravansérail dans toute sa longueur, deux fois; vous le retraverserez deux fois dans sa largeur; vous suivrez une ligne diagonale entre les deux extrémités les plus éloignées du bâtiment, car il est de forme irrégulière.
Vous aurez soin, en marchant, de prononcer tous les neuf pas ces deux mots: kara, brankara, qui sont, comme je vous l'ai dit, une formule magique consacrée; puis vous sortirez du caravansérail, vous suivrez la première rue à gauche, qui est la rue Râhkhr (Râhkhr, en tartare, signifie mendiant), vous y trouverez douze vieillards à barbe blanche qui sont rangés en cercle et assis à terre, les jambes croisées.
Ils cherchent sur la tête et dans les cheveux les uns des autres ce petit animal qui tourmente si cruellement les mendiants napolitains; quand ils le tiennent, ils font un geste de satisfaction et l'écrasent entre les pouces. Ne cherchez pas à leur parler ni à les aider, ce serait inutile; suivez la seconde rue à droite, la première à gauche, la troisième à droite, la seconde à gauche, la quatrième à gauche et à droite.
Là, vous prendrez la première à gauche, et vous vous arrêterez devant une maison que rien ne distingue de toutes les autres.
N'allez pas plus loin, c'est là.
Vous entrerez dans une allée sombre, vous monterez un étage, vous enfilerez un long corridor, vous monterez un autre étage, vous entrerez dans une antichambre qui donne sur un escalier; vous descendrez six marches, vous frapperez au mur, et vous descendrez encore six marches; vous en remonterez neuf et vous vous trouverez en face d'une porte secrète dont vous n'aurez pas la clef.
Ce n'est pas la peine d'aller chercher le portier, il n'y a pas de serrure.
Vous direz: Ce n'est pas ce que je demande; vous remonterez encore trois marches, et vous serez dans l'antichambre.
Là, pas un laquais ne viendra recevoir votre chapeau et vos gants, mais vous verrez une main qui, seule en l'air et détachée de tout corps visible, vous fera signe avec le doigt de la suivre.
Cette main est noueuse et ridée: on voit qu'elle a beaucoup souffert; c'est celle du vieil Alcofribas.
Elle vous fera signe d'entrer dans un cabinet poudreux, que le domestique du vieux magicien vient balayer tous les six cents ans par ordre de son maître.
Ne vous arrêtez pas à regarder les globes et les cartes astronomiques, ni la position relative des soleils, chose que vous verrez dessinée sur le mur; allez droit à la table où la main vous conduit, poussez le ressort d'une boîte en bois de cèdre.
La boîte s'ouvrira, et vous verrez le fameux manuscrit écrit dans la langue des anciens Sogdiens, que personne ne parle depuis le règne de Cyrus.
Vous ferez signe que vous ne comprenez pas.
La main fera signe que vous êtes des imbéciles, vous prendra par le bras et vous jettera à la porte.
Quand vous serez dans la rue, vous pourrez reprendre la route de Paris, si bon vous semble, à moins que vous ne préfériez déchiffrer les inscriptions laissées par le roi Gustasp, il y a trois mille ans, sur les murs de son palais dont on voit les ruines à Samarcande.
Ici vous me demanderez peut-être à quoi sert un si long voyage, puisque, après tout, vous ne comprenez pas la langue du vieil Alcofribas.
Mes enfants, vous êtes trop aimables pour que je ne vous dise pas la vérité tout entière.
A quoi servent toutes les choses de ce monde? A passer, ou, si vous voulez, à tuer le temps, jusqu'à ce que nous allions tous ensemble en paradis.
Il y a des gens qui ont fait sept ou huit fois le tour du monde, et qui n'avaient pas d'autre but que de voir plus tôt le terme des soixante ans de vie dont le ciel leur avait fait présent.
Croyez-vous que ce ne soit rien que d'avoir vu Strasbourg, Vienne, Constantinople, Damas, Bassorah, les Portes de fer, Samarcande et la main du vieil Alcofribas?
Ce voyage ne peut pas durer, aller et retour, moins d'une année.
C'est toujours une année pendant laquelle vous avez eu un désir violent, une vraie passion, c'est-à-dire ce qui fait vivre et soutient les hommes; car, faibles créatures que nous sommes, nous n'avons en nous-mêmes aucun principe de vie.
Tout nous vient du dehors, et Dieu l'a voulu ainsi, pour que nous eussions sans cesse recours à lui.
Il est temps de laisser ce sujet. Je commence à prêcher, je crois, et vous, enfants, à bâiller.
Écoutez plutôt l'histoire de notre ami Pierrot.
Elle touche à sa fin, car le vieil Alcofribas dit très-bien:
«Il n'y a rien de plus fade et de plus ennuyeux que la peinture du bonheur.»
Et Pierrot avait enfin mérité d'être heureux.
Je ne vous ferai pas le récit de sa conversation avec la belle Rosine; vous sentez bien qu'elle dut être très-intéressante, car tous les deux avaient autant d'esprit que les anges, et les sujets de conversation ne leur manquaient pas.
Qu'il vous suffise de savoir que la mère de Rosine fut obligée de venir les chercher elle-même et de leur rappeler que le déjeuner était servi depuis plus d'une heure.
Deux jours après, le roi Vantripan arriva, suivi de sa fille, qui avait voulu assister au mariage de Pierrot, et lui témoigner par là une amitié sincère.
De son côté, Pierrot dit qu'il ne désirait qu'une occasion de lui prouver son dévouement, et cette occasion ne tarda guère à se présenter, comme nous le dirons en son lieu.
Le lendemain, on signa le contrat.
Le père et la mère de Pierrot arrivaient justement des Ardennes par le chemin des airs, où ils avaient suivi la fée Aurore.
Je laisse à deviner la joie et les embrassements de cette heureuse famille.
Le mariage se fit dans la maison de la mère de Rosine.
Il y avait pêle-mêle des rois, des princesses du sang, des bourgeois, des paysans, des soldats, et un évêque, monseigneur de Bangkok, dans le royaume de Siam, qui donna lui-même la bénédiction nuptiale aux deux époux.
La fée Aurore présidait toute l'assemblée, et après le repas, grâce à ses soins, l'orchestre des génies, conduit par le propre chef de musique du roi Salomon, donna un bal magnifique.
Ainsi finissent les aventures de Pierrot.
«Puissent-elles, dit le vieil Alcofribas, ne pas vous avoir paru trop longues!»
Je ne vous parlerai pas du reste de la vie de Pierrot, qui fut extrêmement paisible.
Un seul accident en troubla quelques moments le cours, mais cet accident n'eut pas de suites fâcheuses.
Le prince Horribilis, impatient de monter sur le trône, fit révolter contre son père une partie de l'armée.
Vantripan, effrayé, alla se réfugier chez Pierrot, qui le reçut à bras ouverts, et, sans lui donner le temps de s'expliquer, monta à cheval et courut au-devant des révoltés.
A sa vue, ceux-ci posèrent les armes et demandèrent grâce. Pierrot leur pardonna et se fit livrer Horribilis.
Vantripan voulait le faire empaler; mais Pierrot, qui abhorrait les supplices, et dont le caractère, naturellement généreux, s'était encore adouci au contact de celui de Rosine, obtint sa grâce et se contenta de le faire exiler.
Horribilis, à quelques jours de là, fut pris par les Tartares et pendu à un arbre avec son ami Tristemplète.
Cet événement ne fit de peine à personne.
Deux ans après, Vantripan mourut, laissant le trône à sa fille, qui voulut confier le gouvernement à Pierrot; mais celui-ci la remercia et refusa de sortir de sa retraite.
Toutefois, elle venait souvent lui demander conseil, et Trautmanchkof, l'empereur des Tartares, ayant voulu violer la paix, se retira jusqu'au fond de ses déserts, sur le seul bruit de la nomination de Pierrot au commandement de l'armée chinoise.
Ainsi, quoiqu'il ne fût qu'un simple particulier, et qu'il ne voulût pas être autre chose, il gouvernait en réalité l'empire par ses vertus, son expérience et son courage.
Il vécut fort longtemps, employant sa fortune, que les libéralités de Vantripan avaient rendue immense, à fonder des écoles et des bibliothèques, à construire des canaux, à réparer les grandes routes et à faire des expériences agricoles dont il publiait le résultat, afin que tout le monde pût en profiter.
C'est lui qui inventa le drainage, que les Anglais ont retrouvé, il y a vingt ans, et dont ils se sont attribué le mérite. Il inventa encore beaucoup d'autres choses qu'on réinventera plus tard sans aucun doute, et que je ferai connaître au public dès que j'aurai terminé la traduction du fameux manuscrit d'Alcofribas, qui est caché dans une vieille maison de Samarcande.
Vous verrez alors, mes enfants, quel homme c'était que Pierrot, et comme il avait bien profité des leçons de la fée Aurore.
Son nom est resté fort célèbre à la Chine et dans le vaste empire des îles Inconnues; de là il fut porté en Europe par Plancarpin, qui en entendit parler, aux environs de Karakorum, et beaucoup de fables se mêlèrent à l'histoire véridique que je viens de vous conter.
«Ainsi, ne croyez pas, dit le vieil Alcofribas, que Pierrot ait jamais été glouton, ni poltron, ni menteur, ni pendu, comme le représentent souvent des bouffons et des farceurs qui n'ont d'autre objet que de vous faire rire.
«On l'aura confondu sans doute avec de faux Pierrots, indignes de porter ce nom respectable.
«Pour moi, qui ne cherche que le vrai, je vous assure et vous garantis que Pierrot a vécu comme un bon citoyen, et qu'il est mort comme un saint.»
Je vous souhaite, mes amis, de faire la même chose!