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Histoires grotesques et sérieuses

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[2] Nassau-Street.

[3] Anderson.

[4] L'Hudson.

[5] Weehawken.

[6] Aux amateurs de la stricte vérité locale, je ferai observer, relativement à ce passage et à d'autres qui suivent, ainsi qu'à plusieurs de Double assassinat dans la rue Morgue, que l'auteur raconte les choses à l'américaine, et que l'aventure n'est que très-superficiellement déguisée; mais que des mœurs parisiennes imaginaires n'infirment pas la valeur de l'analyse, pas plus qu'un plan de Paris imaginaire.—C. B.

[7] Voir Double assassinat dans la rue Morgue et La Lettre volée. Il est évident que Poe a pensé à M. Gisquet, qui d'ailleurs ne se serait guère reconnu dans le personnage G.—C. B.

[8] Payne.

[9] Crommelin

[10] The New-York Mercury.

[11] The New-York Brother Jonathan, édité par H. Hastings Weld, Esquire.

[12] New-York, Journal of Commerce.

[13] Philadelphie, Saturday Evening Post, édité par C. T. Peterson, Esquire.

[14] Adam.

[15] Voir Double assassinat dans la rue Morgue.

[16] The New-York Commercial Advertiser, édité par Col. Stone.

[17] Une théorie basée sur les qualités d'un objet ne peut pas avoir le développement total demandé par tous les objets auxquels elle doit s'appliquer; et celui qui arrange des faits par rapport à leurs causes perd la faculté de les estimer selon leurs résultats. Ainsi la jurisprudence de toutes les nations montre que la Loi, quand elle devient une science et un système, cesse d'être la justice. Les erreurs, dans lesquelles une dévotion aveugle aux principes de classification a jeté le droit commun, sont faciles à vérifier si l'on veut observer combien de fois la puissance législative a été obligé d'intervenir pour rétablir l'esprit d'équité qui avait disparu de ses formules.—LANDOR.

[18] New-York Express

[19] New-York Herald

[20] New-York Courier and Inquirer.

[21] Mennais était un des individus primitivement soupçonnés et arrêtés; plus tard, il avait été relâché par suite du manque total de preuves.

[22] New-York Courier and Inquirer.

[23] New-York Evening Post.

[24] New-York Standard.

[25] Note des éditeurs du Magazine dans lequel fut primitivement publié Le Mystère de Marie Roget.


LE JOUEUR D'ÉCHECS DE MAELZEL

Aucune exhibition du même genre n'a jamais peut-être autant excité l'attention publique que le Joueur d'échecs de Maelzel. Partout où il s'est fait voir, il a été, pour toutes les personnes qui pensent, l'objet d'une intense curiosité. Toutefois la question du modus operandi n'est pas encore résolue. Rien n'a été écrit sur ce sujet qui puisse être considéré comme décisif. En effet, nous rencontrons partout des hommes doués du génie de la mécanique, doués d'une perspicacité générale fort grande et d'un rare discernement, qui n'hésitent pas à déclarer que l'automate en question est une pure machine, dont les mouvements n'ont aucun rapport avec l'action humaine, et qui est conséquemment, sans aucune comparaison, la plus étonnante de toutes les inventions humaines. Et cette conclusion, disons-le, serait irréfutable, si la supposition qui la précède était juste et plausible. Si nous adoptions leur hypothèse, il serait vraiment absurde de comparer au Joueur d'échecs tout autre individu analogue, soit des temps anciens, soit des temps modernes. Cependant il a existé bien des automates, et des plus surprenants. Dans les lettres de Brewster sur la Magie naturelle, nous en trouvons une liste des plus remarquables. Parmi ceux-là, on peut citer d'abord, comme ayant positivement existé, le carrosse inventé par M. Camus pour l'amusement de Louis XIV, alors enfant. Une table, ayant quatre pieds de carré environ, était placée dans la chambre destinée à l'expérience. Sur cette table était posé un carrosse long de six pouces, en bois, et traîné par deux chevaux faits de la même matière. Une glace étant abaissée, on apercevait une dame sur la banquette postérieure. Sur le siège un cocher tenait les rênes, et par derrière, un valet de pied et un page occupaient leurs places ordinaires. M. Camus touchait alors un ressort; immédiatement le cocher faisait claquer son fouet, et les chevaux marchaient naturellement le long du bord de la table, traînant le carrosse derrière eux. Étant allés aussi loin que possible dans ce premier sens, ils opéraient brusquement un tour sur la gauche, et le véhicule reprenait sa course à angle droit, toujours le long du bord extrême de la table. Le carrosse continuait ainsi jusqu'à ce qu'il fût arrivé en face du fauteuil occupé par le jeune prince. Là, il s'arrêtait; le page descendait et ouvrait la portière; la dame mettait pied à terre et présentait une pétition à son souverain, puis elle rentrait. Le page relevait le marchepied, fermait la portière et reprenait sa place; le cocher fouettait ses chevaux, et le carrosse retournait vers sa position première.

Le Magicien de M. Maillardet mérite également d'être noté. Nous copions le compte rendu suivant dans les Lettres déjà citées du docteur Brewster, qui a tiré ses principaux renseignements de l'Encyclopédie d'Édimbourg.

«Une des pièces mécaniques les plus populaires que nous ayons vues est le Magicien construit par M. Maillardet, dont la spécialité consiste à répondre à certaines questions données. Une figure habillée en magicien apparaît assise au pied d'un mur, tenant une baguette dans la main droite, et dans l'autre un livre. Des questions en un certain nombre, préparées à l'avance, sont inscrites dans des médaillons ovales; le spectateur ayant détaché celles de son choix, pour lesquelles il demande une réponse, et les ayant placées dans un tiroir destiné à les recevoir, le tiroir se ferme par un ressort jusqu'à ce que la réponse soit transmise. Le magicien se lève alors de son siège, incline la tête, décrit des cercles, et, consultant son livre, comme préoccupé par une profonde pensée, l'élève à la hauteur de son visage. Feignant ainsi de méditer sur la question posée, il lève sa baguette et en frappe le mur au-dessus de sa tête; les deux battants d'une porte s'ouvrent et laissent voir une réponse appropriée à la question. La porte se referme; le magicien reprend son attitude primitive, et le tiroir s'ouvre pour rendre le médaillon. Ces médaillons sont au nombre de vingt, contenant tous des questions différentes, auxquelles le magicien riposte par des réponses adaptées d'une façon étonnante. Les médaillons sont faits de minces planches de cuivre, de forme elliptique, se ressemblant toutes exactement. Quelques-uns des médaillons portent une question écrite de chaque côté, et dans ce cas le magicien répond successivement aux deux. Si le tiroir se referme sans qu'un médaillon y ait été déposé, le magicien se lève, consulte son livre, secoue la tête et se rassied; les deux battants de la porte restent fermés et le tiroir revient vide. Si deux médaillons sont mis ensemble dans le tiroir, on n'obtient de réponse que pour celui qui est placé en dessous. Quand la machine est montée, le mouvement peut durer une heure à peu près, et, pendant ce temps, l'automate peut répondre à environ cinquante questions. L'inventeur affirmait que les moyens par lesquels les divers médaillons agissaient sur la machine, pour produire les réponses convenables aux questions inscrites, étaient excessivement simples.»

Le canard de Vaucanson était encore plus remarquable. Il était de grosseur naturelle et imitait si parfaitement l'animal vivant, que tous les spectateurs subissaient l'illusion. Il exécutait, dit Brewster, toutes les attitudes et tous les gestes de la vie; mangeait et buvait avec avidité; accomplissait tous les mouvements de tête et de gosier qui sont le propre du canard, et, comme lui, troublait vivement l'eau, qu'il aspirait avec son bec. Il produisait aussi le cri nasillard de la bête avec une vérité complète de naturel. Dans la structure anatomique, l'artiste avait déployé la plus haute habileté. Chaque os du canard réel avait son correspondant dans l'automate, et les ailes étaient anatomiquement exactes. Chaque cavité, apophyse ou courbure était strictement imitée, et chaque os opérait son mouvement propre. Quand on jetait du grain devant lui, l'animal allongeait le cou pour le becqueter, l'avalait et le digérait[1].

Si ces machines révélaient du génie, que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage? Que penserons-nous d'une mécanique de bois et de métal qui non-seulement peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu'à n'importe quel point donné, mais encore confirmer la certitude mathématique de ses opérations par la faculté de corriger les erreurs possibles? Que penserons-nous d'une mécanique qui non-seulement peut accomplir tout cela, mais encore imprime matériellement les résultats de ses calculs compliqués, aussitôt qu'ils sont obtenus, et sans la plus légère intervention de l'intelligence humaine? On répondra peut-être qu'une machine telle que celle que nous décrivons est, sans aucune comparaison possible, bien au-dessus du Joueur d'échecs de Maelzel. En aucune façon; elle est au contraire bien inférieure; pourvu toutefois que nous ayons admis d'abord (ce qui ne saurait être raisonnablement admis un seul instant) que le Joueur d'échecs est une pure machine et accomplit ses opérations sans aucune intervention humaine immédiate. Les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s'ensuivent nécessairement et inévitablement. Ces résultats ne dépendent de rien et ne subissent d'influence de rien que des données primitivement acceptées. Et la question à résoudre marche, ou devrait marcher, vers la solution finale, par une série de points infaillibles qui ne sont passibles d'aucun changement et ne sont soumis à aucune modification. Ceci étant adopté, nous pouvons, sans difficulté, concevoir la possibilité de construire une pièce mécanique qui, prenant son point de départ dans les données de la question à résoudre, continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelque complexes qu'on les suppose, n'ont jamais pu être conçus que finis et déterminés. Mais dans le cas du Joueur d'échecs il y a une immense différence. Ici, il n'y a pas de marche déterminée. Aucun coup, dans le jeu des échecs, ne résulte nécessairement d'un autre coup quelconque. D'aucune disposition particulière des pièces, à un point quelconque de la partie, nous ne pouvons déduire leur disposition future à un autre point quelconque. Supposons le premier coup d'une partie d'échecs mis en regard des données d'un problème algébrique, et nous saisirons immédiatement l'énorme différence qui les distingue. Dans le cas des données algébriques, le second pas de la question, qui en dépend absolument, en résulte inévitablement. Il est créé par la donnée. Il faut qu'il soit ce qu'il est et non pas un autre. Mais le premier coup dans une partie d'échecs n'est pas nécessairement suivi d'un second coup déterminé. Pendant que le problème algébrique marche vers la solution, la certitude des opérations reste entièrement intacte. Le second pas n'étant que la conséquence des données, le troisième est également une conséquence du second, le quatrième du troisième, le cinquième du quatrième, et ainsi de suite, sans aucune alternative possible, jusqu'à la fin. Mais, dans les échecs, l'incertitude du coup suivant est en proportion de la marche de la partie. Quelques coups ont eu lieu, mais aucun pas certain n'a été fait. Différents spectateurs pourront conseiller différents coups. Tout dépend donc ici du jugement variable des joueurs. Or, même en accordant (ce qui ne peut pas être accordé) que les mouvements de l'Automate joueur d'échecs soient en eux-mêmes déterminés, ils seraient nécessairement interrompus et dérangés par la volonté non déterminée de son antagoniste. Il n'y a donc aucune analogie entre les opérations du Joueur d'échecs et celles de la machine à calculer de M. Babbage; et s'il nous plaît d'appeler le premier une pure machine, nous serons forcés d'admettre qu'il est, sans aucune comparaison possible, la plus extraordinaire invention de l'humanité. Cependant son premier introducteur, le baron Kempelen, ne se faisait pas scrupule de le déclarer «une pièce mécanique très-ordinaire,—une babiole dont les effets ne paraissaient si merveilleux que par l'audace de la conception et le choix heureux des moyens adoptés pour favoriser l'illusion.» Mais il est inutile de s'appesantir sur ce point. Il est tout à fait certain que les opérations de l'Automate sont réglées par l'esprit, et non par autre chose. On peut même dire que cette affirmation est susceptible d'une démonstration mathématique, à priori. La seule chose en question est donc la manière dont se produit l'intervention humaine. Avant d'entrer dans ce sujet, il serait sans doute convenable de donner l'histoire et la description très-brèves du Joueur d'échecs, pour la commodité de ceux de nos lecteurs qui n'ont jamais eu l'occasion d'assister à l'exhibition de M. Maelzel.

L'Automate joueur d'échecs fut inventé, en 1769, par le baron Kempelen, gentilhomme de Presbourg, en Hongrie, qui postérieurement le céda, avec le secret de ses opérations, à son propriétaire actuel[2]. Peu de temps après son achèvement, il fut exposé à Presbourg, à Paris, à Vienne, et dans d'autres villes du continent. En 1783 et 1784, il fut transporté à Londres par M. Maelzel. Dans ces dernières années, l'Automate a visité les principales villes des États-Unis. Partout où il s'est fait voir, il a excité la plus vive curiosité, et de nombreuses tentatives ont été faites, par des hommes de toutes classes, pour pénétrer le mystère de ses mouvements. La gravure qui précède donne une représentation passable de la figure que les citoyens de Richmond ont pu contempler, il y a quelques semaines. Le bras droit, toutefois, devrait s'étendre plus avant sur la caisse; un échiquier devrait aussi s'y faire voir; enfin le coussin ne devrait pas être aperçu tant que la main tient la pipe. Quelques altérations sans importance ont eu lieu dans le costume du Joueur d'échecs depuis qu'il est la propriété de M. Maelzel;—ainsi, dans le principe, il ne portait pas de plumet.

A l'heure marquée pour l'exhibition, un rideau est tiré, ou bien une porte à deux battants s'ouvre, et la machine est roulée à environ douze pieds du spectateur le plus rapproché, devant lequel une corde reste tendue. On aperçoit une figure, habillée à la turque, et assise, les jambes croisées, devant une vaste caisse qui semble faite de bois d'érable, et qui lui sert de table.

L'exhibiteur roulera, si on l'exige, la machine vers n'importe quel endroit de la salle, la laissera stationner sur n'importe quel point désigné, ou même la changera plusieurs fois de place pendant la durée de la partie. La base de la caisse est assez élevée au-dessus du plancher, au moyen de roulettes ou de petits cylindres de cuivre sur lesquels on la fait mouvoir, et les spectateurs peuvent ainsi apercevoir toute la portion d'espace comprise au-dessous de l'Automate. La chaise sur laquelle repose la figure est fixe et adhérente à la caisse. Sur le plan supérieur de cette caisse est un échiquier, également adhérent. Le bras droit du Joueur d'échecs est étendu tout du long devant lui, faisant angle droit avec son corps, et appuyé dans une pose indolente, au bord de l'échiquier. La main est tournée, le dos en dessus. L'échiquier a dix-huit pouces de carré. Le bras gauche de la figure est fléchi au coude, et la main gauche tient une pipe.

Une draperie verte cache le dos du Turc et recouvre en partie le devant des deux épaules. La caisse, si l'on en juge par son aspect extérieur, est divisée en cinq compartiments,—trois armoires d'égale dimension et deux tiroirs qui occupent la partie du coffre placée au dessous des armoires. Les observations précédentes ont trait à l'aspect de l'Automate, considéré au premier coup d'œil, quand il est introduit en présence des spectateurs.

M. Maelzel annonce alors à l'assemblée qu'il va exposer à ses yeux le mécanisme de l'Automate. Tirant de sa poche un trousseau de clefs, il ouvre avec l'une d'elles la porte marquée du chiffre 1 dans la gravure page 122, et livre ainsi tout l'intérieur de l'armoire à l'examen des personnes présentes. Tout cet espace est en apparence rempli de roues, de pignons, de leviers et d'autres engins mécaniques, entassés et serrés les uns contre les autres, de sorte que le regard ne peut pénétrer qu'à une petite distance à travers l'ensemble. Laissant cette porte ouverte toute grande, Maelzel passe alors derrière la caisse et, soulevant le manteau de la figure, ouvre une autre porte placée juste derrière la première déjà ouverte. Tenant une bougie allumée devant cette porte, et changeant en même temps la machine de place à plusieurs reprises, il fait ainsi pénétrer une vive lumière à travers toute l'armoire, qui alors apparaît pleine, absolument pleine d'engins mécaniques. Les assistants étant bien convaincus de ce fait, Maelzel repousse la porte de derrière, la referme, ôte la clef de la serrure, laisse retomber le manteau de la figure, et revient par devant. La porte marquée du chiffre 1 est restée ouverte, on s'en souvient. L'exhibiteur procède maintenant à l'ouverture du tiroir placé sous les armoires au bas de la caisse; car, bien qu'il y ait en apparence deux tiroirs, il n'y en a qu'un en réalité, les deux poignées et les deux trous de clef ne figurant que pour l'ornement. Ce tiroir ouvert dans toute son étendue, on aperçoit un petit coussin, avec une collection complète d'échecs, fixés dans un châssis de manière à s'y maintenir perpendiculairement. Laissant ce tiroir ouvert, ainsi que l'armoire numéro 1, Maelzel ouvre la porte numéro 2 et la porte numéro 3, qui ne sont, comme on le voit alors, que les deux battants d'une même porte, ouvrant sur un seul et même compartiment. Toutefois, à la droite de ce compartiment (c'est-à-dire à la droite du spectateur), il existe une petite partie séparée, large de six pouces, et occupée par des pièces mécaniques. Quant au principal compartiment (en parlant de cette partie de la caisse visible après l'ouverture des portes 2 et 3, nous l'appellerons toujours le principal compartiment), il est revêtu d'une étoffe sombre et ne contient pas d'autres engins mécaniques que deux pièces d'acier, en forme de quart de cercle, placées chacune à l'un des deux coins supérieurs de derrière du compartiment. Une petite éminence, de huit pouces de carré environ, également recouverte d'une étoffe sombre, s'élève de la base du compartiment près du coin le plus reculé, à la gauche du spectateur. Laissant ouvertes les portes 2 et 3, ainsi que le tiroir et la porte 1, l'exhibiteur se dirige derrière le principal compartiment, et, ouvrant là une autre porte, en éclaire parfaitement tout l'intérieur en y introduisant une bougie allumée. Toute la caisse ayant été ainsi exposée, en apparence, à l'examen de l'assemblée, Maelzel, laissant toujours les portes et le tiroir ouverts, retourne complètement l'Automate et expose le dos du Turc en soulevant la draperie. Une porte d'environ dix pouces de carré s'ouvre dans les reins de la figure, et une autre aussi, mais plus petite, dans la cuisse gauche. L'intérieur de la figure, vu ainsi à travers ces ouvertures, paraît occupé par des pièces mécaniques. En général, chaque spectateur est dès lors convaincu qu'il a vu et complètement examiné, simultanément, toutes les parties constitutives de l'Automate, et l'idée qu'une personne ait pu, pendant une exhibition si complète de l'intérieur, y rester cachée, est immédiatement rejetée par les esprits, comme excessivement absurde, si toutefois elle a été acceptée un instant.

M. Maelzel, replaçant la machine dans sa position première, informe maintenant la société que l'Automate jouera une partie d'échecs avec quiconque se présentera comme adversaire. Le défi étant accepté, une petite table est dressée pour l'antagoniste, et placée tout près de la corde, non pas en face, mais à un bout extrême, pour ne priver aucune personne de l'assemblée de la vue de l'Automate. D'un tiroir de cette table est tiré un jeu d'échecs, et généralement, mais pas toujours, Maelzel les range de sa propre main sur l'échiquier, qui consiste simplement en carrés peints sur la table, selon le nombre habituel. L'adversaire s'étant assis, l'exhibiteur se dirige vers le tiroir de la caisse, et en tire le coussin, qu'il place comme support, sous le bras gauche de l'Automate, après lui avoir retiré la pipe de la main. Prenant ensuite dans le même tiroir le jeu d'échecs de l'Automate, il dispose les pièces sur l'échiquier placé devant la figure. Puis il repousse les portes et les ferme, laissant le trousseau de clefs suspendu à la porte numéro 1. Il ferme également le tiroir, et enfin il monte la machine en introduisant une clef dans un trou placé à l'extrémité gauche de la machine (gauche du spectateur). La partie commence, l'Automate faisant le premier coup. La durée de la partie est généralement limitée à une demi-heure; mais, si elle n'est pas finie à l'expiration de cette période, et si l'adversaire prétend qu'il croit pouvoir battre l'Automate, M. Maelzel s'oppose rarement à la continuation de la partie. Ne pas fatiguer l'assemblée, tel est le motif ostensible, et sans doute réel, de cette limitation de temps. Naturellement on devine qu'à chaque coup joué par l'adversaire à sa propre table, M. Maelzel lui-même, agissant comme représentant de l'adversaire, exécute le coup correspondant sur la caisse de l'Automate. De même, quand le Turc joue, le coup correspondant est exécuté, à la table de l'adversaire, par M. Maelzel, agissant alors comme représentant de l'Automate. De cette façon, il est nécessaire que l'exhibiteur passe souvent d'une table vers l'autre. Souvent aussi il retourne vers la figure pour emporter les pièces qu'elle a prises et qu'il dépose au fur et à mesure, sur la caisse, à gauche de l'échiquier (à sa propre gauche). Quand l'Automate hésite relativement à un coup, on voit quelquefois l'exhibiteur se placer très-près de sa droite, et poser sa main de temps à autre, d'une façon négligente, sur la caisse. Il a aussi une certaine trépidation des pieds, propre à insinuer dans les esprits qui sont plus rusés que sagaces l'idée d'une connivence entre la machine et lui. Ces particularités sont sans doute de purs tics de M. Maelzel, ou, s'il en a conscience, il s'en sert dans le but de suggérer aux spectateurs cette fausse idée qu'il n'y a dans l'Automate qu'un pur mécanisme.

Le Turc joue de la main gauche. Tous les mouvements sont opérés à angle droit. Ainsi, la main (qui est gantée et pliée d'une façon naturelle) est portée directement au-dessus de la pièce qu'il faut mouvoir, puis finalement s'abaisse dessus, et dans beaucoup de cas les doigts s'en emparent sans difficulté. Quelquefois, cependant, quand la pièce n'est pas précisément et exactement sur la place qu'elle doit occuper, l'Automate échoue dans son effort pour la saisir. Quand cet accident se produit, il ne fait pas un second effort, mais le bras continue son mouvement dans le sens primitivement voulu, tout comme si les doigts s'étaient emparés de la pièce. Ayant ainsi désigné la place où le coup aurait dû être fait, le bras se retire vers le coussin, et Maelzel exécute le mouvement indiqué par l'Automate. A chaque mouvement de la figure, on entend remuer la mécanique. Pendant la marche de la partie, le Turc, de temps à autre, roule ses yeux comme s'il examinait l'échiquier, remue la tête, et prononce le mot échec, quand il y a lieu[3].

L'antagoniste a-t-il joué à faux, il tape vivement sur la caisse avec les doigts de sa main droite, secoue énergiquement la tête, et, remettant à sa place première la pièce déplacée à tort, prend pour lui le droit de jouer le coup suivant. Quand il a gagné la partie, il balance sa tête avec un air de triomphe, regarde complaisamment les spectateurs autour de lui, et, reculant son bras gauche plus loin que d'ordinaire, laisse ses doigts seulement reposer sur le coussin. En général, le Turc est victorieux;—une ou deux fois il a été battu. La partie finie, Maelzel exhibera de nouveau, si on le désire, le mécanisme de la caisse, de la même manière qu'au commencement. La machine est roulée en arrière, et un rideau qui se déploie la cache aux yeux des spectateurs.

Plusieurs tentatives ont été faites pour résoudre le mystère de l'Automate. L'opinion la plus générale, opinion trop souvent adoptée par des gens de qui l'intelligence promettait mieux, a été, comme nous l'avons déjà dit, que l'action humaine n'y entrait pour rien, que la machine était une pure machine, et rien de plus. Quelques-uns, toutefois, ont soutenu que l'exhibiteur lui-même réglait les mouvements de l'Automate par quelque moyen mécanique agissant à travers les pieds de la caisse. D'autres, à leur tour, ont parlé audacieusement d'un aimant. De la première de ces opinions, nous n'avons, pour le présent, rien à dire de plus que ce que nous en avons déjà dit. Relativement à la seconde, il suffira de répéter ce que nous avons déjà mentionné, à savoir que la machine roule sur des cylindres, et est, à la requête d'un spectateur quelconque, poussée dans n'importe quel endroit de la salle, même pendant toute la durée de la partie. La supposition d'un aimant est également insoutenable;—car, si un aimant servait d'agent, un autre aimant caché dans la poche d'un spectateur dérangerait tout le mécanisme. D'ailleurs, l'exhibiteur ne s'opposera pas à ce qu'on laisse sur la caisse une pierre aimantée, la plus puissante même, pendant toute la durée de l'exhibition.

Le premier essai d'explication écrit, le premier du moins dont nous ayons connaissance, s'est produit dans une grosse brochure imprimée à Paris en 1785. L'hypothèse de l'auteur se réduisait à ceci: qu'un nain faisait mouvoir la machine. Il était supposé que ce nain se cachait pendant qu'on ouvrait la caisse, en fourrant ses jambes dans deux cylindres creux (qu'on représentait comme faisant partie du mécanisme de l'armoire n°1, bien qu'ils n'y figurent pas), pendant que son corps restait entièrement hors de la caisse, recouvert par le manteau du Turc. Quand les portes étaient fermées, le nain trouvait le moyen de passer son corps dans la caisse, le bruit produit par quelque partie de la mécanique lui permettant de le faire sans être entendu, et aussi de fermer la porte par laquelle il était entré. L'intérieur de l'Automate étant ainsi exhibé, et aucune personne n'y étant vue, les spectateurs, dit l'auteur de la brochure, sont convaincus qu'il n'y a en effet personne dans aucune partie de la machine.—Toute l'hypothèse est trop visiblement absurde pour mériter un commentaire ou une réfutation, et aussi apprenons-nous qu'elle n'attira que fort médiocrement l'attention publique.

En 1789, un livre fut publié à Dresde par M. I.-F. Freyhere, dans lequel se trouvait un nouvel essai d'explication du mystère. Le livre de M. Freyhere était passablement gros et copieusement illustré de planches coloriées. Quant à lui, il supposait «qu'un grand garçon, fort instruit et juste assez mince pour pouvoir se cacher dans un tiroir placé immédiatement au-dessous de l'échiquier,» jouait la partie d'échecs et effectuait toutes les évolutions de l'Automate. Cette idée, quoique encore plus sotte que celle de l'auteur parisien, reçut toutefois un meilleur accueil, et fut, jusqu'à un certain point, adoptée comme la vraie solution du miracle, jusqu'au moment où l'inventeur mit fin à la discussion en autorisant un soigneux examen du couvercle de la caisse.

Ces bizarres essais d'explication furent suivis d'autres non moins bizarres. Dans ces dernières années, toutefois, un écrivain anonyme, tout en suivant une voie de raisonnement fort peu philosophique, est parvenu à tomber sur une solution plausible,—quoique nous ne puissions la considérer comme la seule absolument vraie. Son article fut publié primitivement dans un journal hebdomadaire de Baltimore, illustré de gravures, et portant pour titre: une Tentative d'analyse de l'Automate joueur d'échecs de M. Maelzel. Nous croyons que cet article est l'édition primitive de la brochure à laquelle sir Brewster fait allusion dans ses Lettres sur la magie naturelle, et qu'il n'hésite pas à déclarer une parfaite et satisfaisante explication. Les résultats de l'analyse sont, en somme, et sans aucun doute, justes; mais, pour que Brewster ait consenti à y voir une parfaite et satisfaisante explication, il faut supposer qu'il ne l'a lue que d'une manière distraite et précipitée. Dans le compendium de cet essai, présenté dans les Lettres sur la magie naturelle, il est absolument impossible d'arriver à une conclusion claire relativement à la perfection ou à l'imperfection de l'analyse, à cause du très-mauvais arrangement et de l'insuffisance des lettres de renvoi. Le même défaut se trouve dans la Tentative d'analyse, telle que nous l'avons lue sous sa première forme. La solution consiste dans une série d'explications minutieuses (accompagnées de gravures sur bois, le tout occupant un grand nombre de pages), dont le but est de montrer la possibilité de déplacer les compartiments de la caisse, de telle façon qu'un être humain, caché dans l'intérieur, puisse transporter des parties de son corps d'un lieu à l'autre de la caisse, pendant l'exhibition du mécanisme, et échapper ainsi à l'attention des spectateurs. Il n'y a pas lieu de douter, comme nous l'avons déjà fait observer et comme nous allons essayer de le prouver, que le principe, ou plutôt le résultat de cette explication, ne soit le seul vrai. Il y a une personne cachée dans la caisse pendant tout le temps employé à en montrer l'intérieur. Toutefois, nous repousserons toute la verbeuse description de la manière selon laquelle doivent se mouvoir les compartiments pour se prêter aux mouvements de la personne cachée. Nous la repoussons comme une pure théorie admise à priori, et à laquelle les circonstances devront ensuite s'adapter. Nous ne sommes amenés et nous ne pouvons être amenés à cette théorie par aucun raisonnement d'induction. La manière quelconque dont s'opère le déplacement est ce qui échappe à l'observation à chaque point de l'exhibition. Montrer qu'il n'est pas impossible que certains mouvements s'effectuent d'une certaine manière n'est pas du tout montrer qu'ils ont été positivement effectués de cette manière-là. Il peut exister une infinité d'autres méthodes par lesquelles les mêmes résultats peuvent être obtenus. La probabilité que la seule supposée se trouve être la seule juste est donc dans le rapport de l'unité à l'infini. Mais, en réalité, ce point particulier—la mobilité des compartiments—est sans aucune importance. Il est absolument inutile de consacrer sept ou huit pages à vouloir prouver ce qu'aucune personne de bon sens ne niera,—à savoir que le puissant génie mécanique du baron Kempelen a pu découvrir les moyens nécessaires pour fermer une porte ou faire glisser un panneau, avec un agent humain également à son service et en contact immédiat avec le panneau ou la porte, ainsi que toutes les opérations exécutées de manière à échapper entièrement à l'observation des spectateurs,—comme le montre l'auteur de l'Essai, et comme nous essayerons nous-mêmes de le montrer plus complètement.

Dans cette tentative d'explication de l'Automate, nous montrerons d'abord comment ses opérations s'effectuent, et ensuite nous décrirons, aussi brièvement que possible, la nature des observations d'où nous avons déduit notre résultat.

Il est nécessaire, pour bien faire comprendre la question, que nous répétions ici en peu de mots la routine adoptée par l'exhibiteur pour montrer l'intérieur de la caisse,—routine dont il ne s'écarte jamais en aucun point, ni en aucun détail. D'abord il ouvre la porte n°1. La laissant ouverte, il tourne derrière la caisse et ouvre une porte située précisément en face de la porte n°1. A cette porte de derrière il tient une bougie allumée. Il repousse alors la porte de derrière, la ferme, et, revenant par devant, ouvre le tiroir dans toute sa longueur. Ceci fait, il ouvre les portes n°2 et n°3 (les deux battants), et découvre l'intérieur du compartiment principal. Laissant ouverts ce principal compartiment, le tiroir et la porte de face de l'armoire n°1, il retourne encore par derrière et ouvre la porte de derrière du principal compartiment. Pour refermer la caisse, il n'observe aucun ordre particulier, sauf que la porte à battants est toujours fermée avant le tiroir.

Maintenant, supposons que, quand la machine est traînée en présence des spectateurs, un homme soit déjà caché dedans. Son corps est placé derrière le fouillis de mécaniques dans l'armoire n°1 (la partie postérieure de cet appareil mécanique étant disposée pour glisser en masse du principal compartiment dans l'armoire n°1, quand la circonstance l'exige), et ses jambes sont étendues dans le principal compartiment. Quand Maelzel ouvre la porte n°1, l'homme caché ne risque pas d'être découvert, car l'œil le plus exercé ne peut pas pénétrer au delà de deux pouces dans les ténèbres. Mais le cas est bien différent quand la porte de derrière de l'armoire n° 1 est ouverte. Une lumière brillante pénètre alors l'armoire, et le corps de l'homme serait découvert s'il y était resté. Mais il n'en est pas ainsi. La clef placée dans la serrure de la porte de derrière a été un signal au bruit duquel la personne cachée a ramené son corps en avant jusqu'à un angle aussi aigu que possible,—se fourrant entièrement, ou à peu près, dans le principal compartiment. Mais c'est là une position pénible, dans laquelle on ne peut pas longtemps se maintenir. Aussi voyons-nous que Maelzel ferme la porte de derrière. Ceci fait, rien n'empêche que le corps de l'homme ne reprenne sa position première,—car l'armoire est redevenue assez sombre pour défier l'examen. Le tiroir est alors ouvert, et les jambes de la personne cachée tombent, par derrière, dans l'espace qu'il occupait tout à l'heure[4].

Il n'y a donc plus aucune partie de l'homme dans le compartiment principal, son corps étant placé derrière le mécanisme de l'armoire n° 1, et ses jambes dans l'espace occupé naguère par le tiroir. L'exhibiteur est donc libre maintenant de montrer le compartiment principal. C'est ce qu'il fait,—ouvrant les deux portes, celle de face et celle de derrière;—et l'on n'y aperçoit personne. Les spectateurs sont maintenant convaincus que tout l'ensemble de la caisse est exposé à leurs regards, ainsi que toutes les parties, dans un seul et même instant. Mais évidemment il n'en est pas ainsi. Ils n'aperçoivent ni l'espace compris derrière le tiroir ouvert, ni l'intérieur de l'armoire n°1,—dont Maelzel a virtuellement fermé la porte de face quand il fermait la porte de derrière. Ayant fait alors tourner la machine sur elle-même, soulevé le manteau du Turc, ouvert les portes du dos et de la cuisse et montré le tronc de l'Automate plein de pièces mécaniques, il ramène le tout à sa position première et ferme les portes. L'homme est libre maintenant de se mouvoir. Il se hausse dans le corps du Turc juste assez pour que ses yeux se trouvent au niveau de l'échiquier. Il est très-probable qu'il s'assied sur le petit bloc carré, la petite éminence qu'on a aperçue dans un coin du compartiment principal, alors que les portes étaient ouvertes. Dans cette position, il voit l'échiquier à travers la poitrine du Turc, qui est en gaze. Ramenant son bras droit par devant sa poitrine, il fait mouvoir le petit mécanisme nécessaire pour diriger le bras gauche et les doigts de la figure. Ce mécanisme est placé juste au-dessous de l'épaule gauche du Turc et peut donc être facilement atteint par la main droite de l'homme caché, si nous supposons son bras droit ramené sur sa poitrine. Les mouvements de la tête, des yeux et du bras droit de la figure, ainsi que le bruit imitant le mot échec, sont produits par un autre mécanisme intérieur, et opérés à volonté par l'homme caché. Tout l'ensemble de ce mécanisme, c'est-à-dire tout le mécanisme essentiel à l'automate, est très-probablement contenu dans la petite armoire (large de six pouces environ) qui occupe la droite du principal compartiment (droite du spectateur).

Dans cette analyse des opérations de l'Automate, nous avons volontairement évité de parler de la manière dont se meuvent les compartiments, et l'on comprendra facilement que cette question est sans aucune importance, puisque l'habileté du charpentier le plus ordinaire fournit une infinité de moyens d'y satisfaire, et puisque nous avons montré que, quelle que soit la manière dont l'opération a lieu, elle a lieu hors de la vue du spectateur. Notre résultat est fondé sur les observations suivantes, relevées durant de fréquentes visites que nous avons faites à l'Automate de Maelzel[5].

I

Les coups joués par le Turc n'ont pas lieu à des intervalles de temps réguliers, mais se conforment aux intervalles des coups de l'adversaire,—bien que cette condition (la régularité), si importante dans toute espèce de combinaison mécanique, eut pu facilement être remplie en limitant le temps accordé pour les coups de l'adversaire. Si, par exemple, cette limite était de trois minutes, les coups de l'Automate pourraient avoir lieu à des intervalles quelconques plus longs que trois minutes. Donc, le fait de l'irrégularité, quand la régularité aurait pu être si facilement obtenue, sert à prouver que la régularité n'a pas d'importance dans l'action de l'Automate,—en d'autres termes, que l'Automate n'est pas une pure machine.

II

Quand l'Automate est au moment de remuer une pièce, un mouvement distinct peut être aperçu juste au-dessous de l'épaule gauche, lequel mouvement fait trembler très-légèrement la draperie qui recouvre le devant de l'épaule gauche. Ce tremblement précède invariablement de deux secondes à peu près le mouvement du bras lui-même, et le bras ne se meut jamais, dans aucun cas, sans ce mouvement précurseur de l'épaule. Or, supposons que l'adversaire pousse une pièce, et que le coup correspondant soit exécuté par Maelzel, selon son habitude, sur l'échiquier de l'Automate; supposons que l'adversaire surveille attentivement l'Automate jusqu'à ce qu'il découvre ce mouvement précurseur de l'épaule. Aussitôt qu'il a découvert ce mouvement et avant que le bras mécanique commence à se mouvoir, supposons qu'il retire sa pièce, comme s'il s'apercevait d'une erreur dans sa manœuvre; on verra alors que le mouvement du bras, qui, dans tous les autres cas, succède immédiatement au mouvement de l'épaule, est cette fois retenu,—n'a pas lieu,—quoique Maelzel n'ait pas encore exécuté sur l'échiquier de l'Automate le coup correspondant à la retraite de l'adversaire. Dans ce cas, il est évident que l'Automate allait jouer,—et que, s'il n'a pas joué, ça été un effet simplement produit par la retraite de l'adversaire, et sans aucune intervention de Maelzel.

Ce fait prouve nettement,—primo, que l'intervention de Maelzel, exécutant sur l'échiquier du Turc les coups de l'adversaire, n'est pas indispensable pour les mouvements du Turc,—secundo, que les mouvements de l'Automate sont réglés par l'esprit, par quelque personne pouvant apercevoir l'échiquier de l'adversaire,—tertio, que ses mouvements ne sont pas réglés par l'esprit de Maelzel, qui avait le dos tourné du côté de l'adversaire pendant que celui-ci opérait son mouvement de retraite.

III

L'Automate ne gagne pas invariablement. Si la machine était une pure machine, il n'en serait pas ainsi; elle devrait toujours gagner. Étant découvert le principe par lequel une machine peut jouer une partie d'échecs, l'extension du même principe la doit rendre capable de la gagner, et une extension plus grande, de gagner toutes les parties, c'est-à-dire de battre n'importe quel adversaire. Il suffira d'un peu de réflexion pour convaincre chacun qu'il n'est pas plus difficile, en ce qui regarde le principe des opérations nécessaires, de faire une machine gagnant toutes les parties que d'en faire une qui n'en gagne qu'une seule. Si donc nous regardons le Joueur d'échecs comme une machine, nous devons supposer (ce qui est singulièrement improbable) que l'inventeur a mieux aimé la laisser incomplète que la faire parfaite,—supposition qui apparaît encore plus absurde si nous réfléchissons qu'en la laissant incomplète, il fournissait un argument contre la possibilité supposée d'une pure machine;—c'est justement l'argument dont nous profitons ici.

IV

Quand la situation de la partie est difficile ou complexe, nous ne voyons jamais le Turc secouer la tête ou rouler ses yeux. C'est seulement quand son prochain coup est d'une nature évidente, ou quand la partie se présente de telle façon que pour l'homme placé dans l'Automate il n'y a pas nécessité de réfléchir. Or, ces mouvements particuliers de la tête et des yeux sont des mouvements propres aux personnes plongées dans une méditation, et l'ingénieux baron Kempelen aurait ajusté ces mouvements (si la machine était une pure machine) aux occasions qui leur serviraient de prétexte naturel,—c'est-à-dire aux occasions de complexité. Mais c'est l'inverse qui a lieu, et cet inverse s'accorde justement avec notre supposition d'un homme caché dans l'intérieur. Quand il est contraint de méditer son jeu, il n'a pas assez de loisir pour faire jouer la mécanique qui met en branle la tête et les yeux. Mais, quand le coup à jouer est évident, il a le temps de regarder autour de lui, et c'est pourquoi nous voyons alors le tête s'agiter et les yeux rouler.

V

Quand la machine est tournée pour permettre aux spectateurs d'examiner le dos du Turc, et quand la draperie est enlevée et les portes du tronc et de la cuisse ouvertes, l'intérieur du tronc paraît encombré de mécaniques. En examinant les mécaniques pendant que l'Automate était en mouvement, c'est-à-dire pendant que la machine roulait sur ses roulettes, il nous a semblé que certaines parties du mécanisme changeaient de forme et de position à un degré trop marqué pour être expliqué par les simples lois de la perspective; et plusieurs examens subséquents nous ont convaincu que ces altérations exagérées devaient être attribuées à des miroirs placés dans l'intérieur du tronc. L'introduction des miroirs dans le mécanisme ne peut pas avoir pour but d'agir, à un degré quelconque, sur le mécanisme même. Leur action, quelle que soit cette action, ne peut être dirigée que sur l'œil du spectateur. Nous conclûmes tout de suite que ces miroirs étaient disposés pour multiplier aux yeux du public les quelques pièces mécaniques du tronc de manière à faire croire qu'il en est rempli. De ceci nous inférons directement que la machine n'est pas une pure machine; car, si telle elle était, l'inventeur, bien loin de désirer que son mécanisme parût très-compliqué et d'user de supercherie pour lui donner cette apparence, aurait été particulièrement soigneux de convaincre les spectateurs de la simplicité des moyens par lesquels il obtenait de si miraculeux résultats.

VI

La physionomie extérieure, et particulièrement la gesticulation du Turc, ne sont, considérées comme imitations de la vie, que des imitations très-banales. La physionomie est une œuvre qui ne témoigne d'aucune ingéniosité, et elle est bien dépassée, dans la ressemblance humaine, par les plus vulgaires ouvrages en cire. Les yeux roulent dans la tête sans aucun naturel et sans mouvements correspondants des lèvres ou des sourcils. Le bras, surtout, accomplit ses opérations d'une manière excessivement roide, disgracieuse, convulsive et rectangulaire. Or, tout cela est le résultat de l'impuissance de Maelzel à faire mieux, ou d'une négligence volontaire,—la négligence accidentelle devant être mise hors de question, quand nous voyons que l'ingénieux propriétaire emploie tout son temps à perfectionner ses machines. Assurément, nous ne devons pas attribuer à l'incapacité cette apparence hors nature; car tous les autres automates de Maelzel prouvent sa miraculeuse habileté à copier exactement les mouvements et toutes les caractéristiques de la vie. Ses danseurs de corde, par exemple, sont inimitables. Quand le clown rit, ses lèvres, ses sourcils, ses paupières, tous les traits de sa physionomie enfin, sont pénétrés de leur expression naturelle. Chez lui et chez son compagnon, chaque geste est si parfaitement aisé, si bien délivré de toute trace d'artifice, que, si ce n'était l'exiguïté de leur taille et la faculté accordée aux spectateurs de se les faire passer de main en main avant l'exécution de la danse, il serait difficile de convaincre une assemblée que ces automates de bois ne sont pas des créatures vivantes. Nous ne pouvons donc pas douter des talents de M. Maelzel, et nous sommes contraints d'admettre qu'il a laissé volontairement à son Joueur d'échecs la même physionomie artificielle et barbare que le baron Kempelen lui avait donnée dès le principe, non pas évidemment sans dessein. Quel était son dessein, il n'est pas difficile de le deviner. Si l'Automate avait imité exactement la vie dans ses mouvements, le spectateur eût été plus porté à attribuer ses opérations à leur véritable cause, c'est-à-dire à l'action humaine cachée, qu'il ne l'est actuellement, les manœuvres gauches et rectangulaires de la poupée inspirant l'idée d'une pure mécanique livrée à elle-même.

VII

Quand, peu de temps avant le commencement de la partie, l'exhibiteur, selon son habitude, monte son Automate, une oreille un peu familiarisée avec les sons produits par le montage d'un système mécanique découvrira tout de suite que l'axe que la clef fait tourner dans la caisse du Joueur d'échecs ne peut être en rapport ni avec un poids, ni avec un levier, ni avec aucun engin mécanique quelconque. La conséquence que nous en lirons est la même que dans notre dernière observation. Le montage n'est pas essentiel aux opérations de l'Automate, et n'a lieu que dans le but de faire naître chez les spectateurs l'idée fausse d'un mécanisme.

VIII

Quand on pose très-explicitement cette question à Maelzel: «L'Automate est-il ou n'est-il pas une pure machine?» il fait invariablement la même réponse: «Je n'ai pas à m'expliquer là-dessus.» Or, la notoriété de l'Automate, et la grande curiosité qu'il a excitée partout, sont dues à cette opinion dominante qu'il est une pure machine, plus particulièrement qu'à toute autre circonstance. Naturellement, il est de l'intérêt du propriétaire de le présenter comme une chose telle. Et quel moyen plus simple, plus efficace peut-il y avoir, pour impressionner les spectateurs dans le sens désiré, qu'une déclaration positive et explicite à cet effet? D'autre part, quel moyen plus simple, plus efficace pour détruire la confiance du spectateur dans l'Automate pris comme pure machine, que de refuser cette déclaration explicite? Or, nous sommes naturellement portés à raisonner ainsi:—Il est de l'intérêt de Maelzel de présenter la chose comme une pure machine;—il se refuse à le faire, directement du moins, par la parole; mais il ne se fait pas scrupule et il est évidemment soigneux de le persuader indirectement par ses actions; si la chose était vraiment telle qu'il cherche à l'exprimer par ses actions, il se servirait très-volontiers du témoignage plus direct des paroles;—la conclusion, c'est que la conscience qu'il a que la chose n'est pas une pure machine est la raison de son silence;—ses actions ne peuvent pas le compromettre ni le convaincre d'une fausseté évidente;—ce que ses paroles pourraient faire.

IX

Quand Maelzel, dans l'exhibition de l'intérieur de la caisse, a ouvert la porte n°1, ainsi que la porte placée immédiatement derrière, il présente devant cette porte de derrière, comme nous l'avons dit, une bougie allumée, puis promène çà et là la machine entière pour convaincre l'assemblée que l'armoire n°1 est entièrement remplie par le mécanisme. Quand la machine est ainsi remuée, un observateur soigneux découvrira que, pendant que la partie du mécanisme placée près de la porte de devant n°1 reste parfaitement fixe et inébranlée, la partie postérieure oscille, presque imperceptiblement, avec les mouvements de la machine. Ce fut cette circonstance qui éveilla d'abord en nous le soupçon que la partie postérieure du mécanisme pouvait être disposée pour glisser aisément, en masse, et pour changer de place quand l'occasion l'exigeait. Nous avons déjà établi que cette occasion se présente quand l'homme caché ramène son corps dans une position droite après la fermeture de la porte de derrière.

X

Sir David Brewster affirme que la figure du Turc est de dimension naturelle; mais en réalité elle dépasse de beaucoup les dimensions ordinaires. Rien de plus facile que de se tromper dans les appréciations de grandeurs. Le corps de l'Automate est généralement isolé, et n'ayant pas de moyens de le comparer immédiatement avec une figure humaine, nous nous laissons aller à le considérer comme étant de dimension ordinaire. Toutefois on corrigera cette méprise en observant le Joueur d'échecs quand l'exhibiteur s'en rapproche, ainsi que cela arrive souvent. Sans doute, M. Maelzel n'est pas très-grand; mais, quand il s'approche de la machine, sa tête se trouve à dix-huit pouces au moins au-dessous de la tête du Turc, bien que celui-ci, on s'en souvient, soit dans la position d'un homme assis.

XI

La caisse derrière laquelle l'Automate est placé a juste trois pieds six pouces de longueur, deux pieds quatre pouces de profondeur et deux pieds six pouces de hauteur. Ces dimensions sont pleinement suffisantes pour loger un homme très au-dessus de la taille ordinaire, et le compartiment principal, à lui seul, peut contenir un homme ordinaire dans la position que nous avons attribuée à la personne cachée. Tels étant les faits (et quiconque en doute peut les vérifier lui-même par le calcul), il nous paraît inutile de nous appesantir dessus davantage. Nous ferons seulement observer que, bien que le couvercle de la caisse soit en apparence une planche de trois pouces d'épaisseur environ, le spectateur peut se convaincre, en se baissant pour l'examiner en dessous pendant que le principal compartiment est ouvert, qu'il est en réalité très-mince. La hauteur du tiroir peut aussi être mal appréciée par ceux qui l'examinent d'une manière insuffisante. Il y a un espace d'environ trois pouces entre le haut du tiroir tel qu'il paraît, vu de l'extérieur, et le bas de l'armoire,—espace qui doit être compris dans la hauteur du tiroir. Ces artifices, qui ont pour but de faire paraître l'espace compris dans la caisse moins grand qu'il n'est réellement, doivent être attribués au dessein de l'inventeur, qui est de frapper l'assemblée d'une idée fausse,—c'est-à-dire qu'un être humain ne pourrait pas se loger dans la caisse.

XII

L'intérieur du principal compartiment est partout recouvert d'étoffe. Nous présumons que cette étoffe doit avoir un double objet. Une partie de l'étoffe, bien tendue, sert peut-être à représenter les seules cloisons qu'il soit nécessaire de déplacer pendant que l'homme change de position, à savoir la cloison placée entre la paroi postérieure du principal compartiment et la paroi postérieure de l'armoire n°1, puis la cloison entre le principal compartiment et l'espace derrière le tiroir quand il est ouvert. Si nous supposons que tel soit le cas, la difficulté de déplacer les cloisons disparaît tout à fait, si toutefois on a jamais pu se figurer qu'il y eût là une réelle difficulté. La seconde utilité de l'étoffe est d'amortir et de rendre indistincts les bruits occasionnés par les mouvements de la personne enfermée.

XIII

Comme nous l'avons déjà fait observer, l'adversaire ne peut pas jouer sur l'échiquier de l'Automate, mais il est assis à quelque distance de la machine. Si nous demandions pourquoi, on nous donnerait sans doute, pour expliquer cette particularité, cette raison que, placé autrement, l'adversaire intercepterait pour le spectateur la vue de la machine. Mais on pourrait obvier facilement à cet inconvénient, soit en élevant les sièges de l'assemblée, soit en tournant vers elle l'un des bouts de la caisse pendant la durée de la partie. Le vrai motif de cette restriction est, peut-être, d'une nature bien différente. Si l'adversaire était assis en contact avec la caisse, le secret courrait quelque danger d'être découvert; une oreille exercée, par exemple, pourrait surprendre la respiration de l'homme caché.

XIV

Quoique M. Maelzel, en découvrant l'intérieur de la machine, dévie quelquefois légèrement de la routine que nous avons tracée, toutefois, il ne s'en départ jamais assez, en aucun cas, pour créer un obstacle à notre solution. Par exemple, on l'a vu, dans un temps, ouvrir le tiroir avant tout le reste; mais il n'ouvre jamais le principal compartiment sans fermer préalablement la porte de derrière de l'armoire n°1; il n'ouvre jamais le principal compartiment sans d'abord tirer le tiroir; il ne ferme jamais le tiroir sans avoir d'abord fermé le principal compartiment; il n'ouvre jamais la porte de derrière de l'armoire n°1 pendant que le principal compartiment est ouvert, et la partie d'échecs ne commence jamais avant que toute la machine soit close. Or, si on observe que jamais, pas même en un seul cas, M. Maelzel ne s'est départi de cette routine, dont nous avons tracé la marche comme nécessaire à notre solution, c'est déjà là un des plus forts arguments qui la puissent confirmer; mais l'argument se trouve infiniment renforcé si nous tenons justement compte de cette circonstance, qu'il s'en est quelquefois départi, mais jamais assez pour infirmer la solution.

XV

Pendant l'exhibition, il y a six bougies sur la table de l'Automate. Une question se présente naturellement: «Pourquoi employer tant de bougies, quand une seule ou deux, tout au plus, éclaireraient bien suffisamment l'échiquier pour les spectateurs, dans une salle, d'ailleurs, aussi bien illuminée que l'est toujours la salle de l'exhibition;—puisque, de plus, si nous supposons que l'Automate est une pure machine, il n'y a aucune nécessité de déployer tant de lumière, et même qu'il n'en est pas besoin du tout pour lui permettre d'accomplir ses opérations;—puisque, surtout, il n'y a qu'une seule bougie sur la table de l'adversaire?» La réponse qui, la première, se présente à l'esprit, est qu'il faut une lumière aussi intense pour fournir à l'homme le moyen d'y voir à travers la matière transparente, probablement de la gaze ou de la mousseline très-fine, dont est faite la poitrine du Turc. Mais, quand nous examinons l'arrangement des bougies, une autre raison s'offre immédiatement. Il y a, disons-nous, six bougies en tout. Il y en a trois de chaque côté de la figure. Les plus éloignées du spectateur sont les plus longues;—celles du milieu sont de deux pouces plus courtes,—et les plus rapprochées du public sont encore plus courtes de deux pouces environ;—enfin les bougies placées d'un côté diffèrent en hauteur des bougies placées à l'opposite dans une proportion de plus de deux pouces,—c'est-à-dire que la plus longue bougie d'un des côtés est environ de trois pouces plus courte que la plus longue placée de l'autre côté, et ainsi de suite. On voit qu'ainsi il n'y a pas deux bougies de la même hauteur, et que la difficulté de vérifier la matière dont est faite la poitrine de l'Automate se trouve considérablement augmentée par l'effet éblouissant des croisements compliqués de rayons,—croisements qui sont produits en plaçant les centres d'irradiation à différents niveaux.

XVI

Du temps que le Joueur d'échecs était la propriété du baron Kempelen, on a observé plus d'une fois, d'abord, qu'un Italien à la suite du baron ne se faisait jamais voir pendant que le Turc jouait une partie d'échecs; ensuite, que, l'Italien étant tombé sérieusement malade, l'exhibition fut interrompue jusqu'à sa guérison. Cet Italien professait une totale ignorance du jeu d'échecs, quoique toutes les autres personnes de la suite du baron jouassent passablement. Des observations analogues ont été faites depuis que Maelzel est entré en possession de l'Automate. Il y a un homme, Schlumberger, qui l'accompagne partout où il va, mais qui n'a pas d'autre occupation connue que de l'aider à emballer et à déballer l'Automate. Cet homme est à peu près de taille moyenne et a les épaules singulièrement voûtées. Se donne-t-il comme connaissant le jeu d'échecs ou comme n'y entendant rien? c'est ce que nous ignorons. Mais il est bien certain qu'il a toujours été invisible pendant l'exhibition du Joueur d'échecs, quoiqu'on le voie souvent avant et après le spectacle. De plus, il y a quelques années, Maelzel étant en tournée à Richmond avec ses automates, et les exhibant, à ce que nous croyons, dans la maison consacrée maintenant par M. Bossieux à une Académie de danse, Schlumberger tomba tout à coup malade, et durant sa maladie il n'y eut aucune exhibition du Joueur d'échecs. Ces faits sont bien connus de plusieurs de nos concitoyens. La raison explicative de la suspension des représentations du Joueur d'échecs, telle qu'elle fut offerte au public, ne fut pas la maladie de Schlumberger. Les conclusions à tirer de tout ceci, nous les livrons, sans autre commentaire, à notre lecteur.

XVII

Le Turc joue avec son bras gauche. Une circonstance si remarquable ne peut pas être accidentelle. Brewster n'y prend pas garde; il se contente, autant qu'il nous en souvient, de constater le fait. Les auteurs des Essais les plus récents sur l'Automate semblent n'avoir pas du tout remarqué ce point et n'y font pas allusion. L'auteur de la brochure citée par Brewster en fait mention, mais il reconnaît son impuissance à l'expliquer. Cependant, c'est évidemment de telles excentricités et incongruités que nous devons tirer (si toutefois la chose nous est possible) les déductions qui nous conduiront à la vérité.

Que l'Automate joue avec sa main gauche, c'est là une circonstance qui n'a pas de rapport avec la machine, considérée simplement comme machine. Toute combinaison mécanique qui obligerait un automate à remuer, d'une façon donnée quelconque, le bras gauche, pourrait, vice versâ, le contraindre à remuer le bras droit. Mais ce principe ne peut pas s'étendre jusqu'à l'organisation humaine, où nous trouvons une différence radicale et marquée dans la conformation, et, de toute manière, dans les facultés des deux bras, le droit et le gauche. En réfléchissant sur ce dernier fait, nous rapprochons naturellement cette excentricité de l'Automate de cette particularité propre à l'organisation humaine. Et nous sommes alors contraints de supposer une sorte de renversement, car l'Automate joue précisément comme un homme ne jouerait pas. Ces idées, une fois acceptées, suffisent par elles-mêmes pour suggérer la conception d'un homme caché à l'intérieur. Encore quelques pas, et nous touchons finalement au résultat. L'Automate joue avec son bras gauche parce que, dans les conditions actuelles, l'homme ne peut jouer qu'avec son bras droit;—c'est simplement faute de mieux. Supposons, par exemple, que l'Automate joue avec son bras droit. Pour atteindre le mécanisme qui fait mouvoir le bras, et que nous avons dit être juste au-dessous de l'épaule, il faudrait nécessairement que l'homme se servît de son bras droit dans une position excessivement pénible et embarrassée (c'est-à-dire en le soulevant tout contre son corps, strictement opprimé entre son corps et le flanc de l'Automate), ou bien qu'il se servît de son bras gauche en le ramenant sur sa poitrine. Dans aucun des deux cas il n'agirait avec la précision et l'aisance nécessaires. Au contraire, l'Automate jouant, comme il fait, avec son bras gauche, toutes les difficultés disparaissent: le bras droit de l'homme passe devant sa poitrine, et les doigts de sa main droite agissent, sans aucune gêne, sur le mécanisme de l'épaule de la figure.

Nous ne croyons pas qu'aucune objection raisonnable puisse être élevée contre cette explication de l'Automate joueur d'échecs.


[1] Sous le titre: Androïdes, on trouvera dans l'Encyclopédie d'Édimbourg une liste complète des principaux automates des temps anciens et modernes.

[2] Cet article était écrit en 1855, quand M. Maelzel, qui vient de mourir récemment, montrait le Joueur d'échecs dans les États de l'Union. L'Automate, à ce que nous croyons, est maintenant (1855) en la possession du professeur J.-K. Mitchell, de Philadelphie. (Note de l'éditeur.)

[3] Le mot échec prononcé par le Turc est un perfectionnement de M. Maelzel. Quand elle était la propriété du baron Kempelen, la figure signifiait échec en frappant sur la caisse avec sa main droite.

[4] Sir David Brewster suppose qu'il y a toujours un grand espace derrière le tiroir, même quand il est fermé,—en d'autres termes, que le tiroir est «un faux tiroir.» Mais cette idée est absolument insoutenable. Une supercherie aussi vulgaire serait immédiatement découverte; le tiroir, étant ouvert dans toute son étendue, fournirait ainsi l'occasion de comparer sa profondeur avec celle de la caisse.

[5] Plusieurs de ces observations ont simplement pour but de prouver que la machine est nécessairement réglée par la pensée, et il nous a paru que ce serait un travail superflu que de produire de nouveaux arguments à l'appui de ce qui a été déjà parfaitement admis. Mais notre dessein est de convaincre spécialement certains de nos amis, sur lesquels une méthode de raisonnement suggestive aura plus d'influence que la démonstration à priori la plus rigoureuse.


ÉLÉONORA[1]

Sub conservatione formæ specificæ salva anima.
RAYMOND LULLE.


Je suis issu d'une race qu'ont illustrée une imagination vigoureuse et des passions ardentes. Les hommes m'ont appelé fou; mais la Science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n'est pas le sublime de l'intelligence,—si presque tout ce qui est la gloire, si tout ce qui est la profondeur, ne vient pas d'une maladie de la pensée, d'un mode de l'esprit exalté aux dépens de l'intellect général. Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu'endormis. Dans leurs brumeuses visions, ils attrapent des échappées de l'éternité et frissonnent, en se réveillant, de voir qu'ils ont été un instant sur le bord du grand secret. Ils saisissent par lambeaux quelque chose de la connaissance du Bien, et plus encore de la science du Mal. Sans gouvernail et sans boussole, ils pénètrent dans le vaste océan de la lumière ineffable, et, comme pour imiter les aventuriers du géographe nubien, aggressi sunt Mare Tenebrarum, quid in eo esset exploraturi.

Nous dirons donc que je suis fou. Je reconnais du moins qu'il y a deux conditions distinctes dans mon existence spirituelle: la condition de raison incontestablement lucide, qui s'applique au souvenir des événements formant la première époque de ma vie, et une condition de doute et de ténèbres, qui se rapporte au présent et à la mémoire de ce qui constitue la seconde grande époque de mon existence. Donc, ce que je dirai de la première période, croyez-le; et ce que je puis relater du temps postérieur, n'y ajoutez foi qu'autant que cela vous semblera juste; doutez-en même tout à fait; ou, si vous n'en pouvez pas douter, sachez être l'Œdipe de cette énigme!

Celle que j'aimais dans ma jeunesse et dont aujourd'hui je trace, posément et distinctement, ce souvenir, était la fille unique de l'unique sœur de ma mère depuis longtemps défunte. Éléonora était le nom de ma cousine. Nous avions toujours habité ensemble, sous un soleil tropical, dans la Vallée du Gazon-Diapré. Jamais un pas sans guide n'avait pénétré jusqu'à ce vallon; car il s'étendait au loin à travers une chaîne de gigantesques montagnes qui se dressaient et surplombaient tout autour, fermant à la lumière du soleil ses plus délicieux replis. Aucune route frayée ne sillonnait le voisinage, et, pour atteindre notre heureuse retraite, il fallait repousser le feuillage de milliers d'arbres forestiers et anéantir la gloire de milliers de fleurs parfumées. C'est ainsi que nous vivions tout à fait solitaires, ne connaissant rien du monde que cette vallée,—moi, ma cousine et sa mère.

Du haut des régions obscures situées au delà des montagnes, à l'extrémité supérieure de notre domaine si bien fermé, se glissait une étroite et profonde rivière, plus brillante que tout ce qui n'était pas les yeux d'Éléonora; et serpentant çà et là en nombreux méandres, elle s'échappait à la fin par une gorge ténébreuse à travers des montagnes encore plus obscures que celles d'où elle était sortie. Nous la nommions la rivière du Silence; car il semblait qu'il y eût dans son cours une influence pacifiante. Aucun murmure ne s'élevait de son lit, et elle se promenait partout si doucement, que les grains de sable, semblable à des perles, que nous aimions à contempler dans la profondeur de son sein, ne bougeaient absolument pas, mais reposaient dans un bonheur immobile, chacun à son antique place primitive et brillant d'un éclat éternel.

Le bord de la rivière et de maints petits ruisseaux éblouissants qui, par différents chemins, se glissaient vers son lit; tout l'espace qui s'étendait depuis le bord jusqu'au fond de cailloux à travers les profondeurs transparentes; toutes ces parties, dis-je, ainsi que toute la surface de la vallée, depuis la rivière jusqu'aux montagnes qui l'entouraient, étaient tapissées d'un gazon vert-tendre, épais, court, parfaitement égal, et parfumé de vanille, mais si bien étoilé, dans toute son étendue, de renoncules jaunes, de pâquerettes blanches, de violettes pourprées et d'asphodèles d'un rouge de rubis, que sa merveilleuse beauté parlait à nos cœurs, en accents éclatants, de l'amour et de la gloire de Dieu.

Et puis, çà et là, parmi ce gazon, s'élançaient en bouquets, comme des explosions de rêves, des arbres fantastiques dont les troncs grands et minces ne se tenaient pas droits, mais se penchaient gracieusement vers la lumière qui visitait à midi le centre de la vallée. Leur écorce était mouchetée du vif éclat alterné de l'ébène et de l'argent, et plus polie que tout ce qui n'était pas les joues d'Éléonora; si bien que, sans le vert brillant des vastes feuilles qui s'épandaient de leurs sommets en longues lignes tremblantes et jouaient avec les Zéphirs, on aurait pu les prendre pour de monstrueux serpents de Syrie rendant hommage au Soleil, leur souverain.

Pendant quinze ans, Éléonora et moi, la main dans la main, nous errâmes à travers cette vallée avant que l'amour entrât dans nos cœurs. Ce fut un soir, à la fin du troisième lustre de sa vie et du quatrième de la mienne, comme nous étions assis, enchaînés dans un mutuel embrassement, sous les arbres serpentins, et que nous contemplions notre image dans les eaux de la rivière du Silence. Nous ne prononçâmes aucune parole durant la fin de cette délicieuse journée, et, même encore le matin, nos paroles étaient tremblantes et rares. Nous avions tiré le dieu Éros de cette onde, et nous sentions maintenant qu'il avait rallumé en nous les âmes ardentes de nos ancêtres. Les passions qui pendant des siècles avaient distingué notre race se précipitèrent en foule avec les fantaisies qui l'avaient également rendue célèbre, et toutes ensemble elles soufflèrent une béatitude délirante sur la Vallée du Gazon-Diapré. Un changement s'empara de toutes choses. Des fleurs étranges, brillantes, étoilées, s'élancèrent des arbres où aucune fleur ne s'était encore fait voir. Les nuances du vert tapis se firent plus intenses; une à une se retirèrent les blanches pâquerettes, et à la place de chacune jaillirent dix asphodèles d'un rouge de rubis. Et la vie éclata partout dans nos sentiers; car le grand flamant, que nous ne connaissions pas encore, avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes, étala son plumage écarlate devant nous; des poissons d'argent et d'or peuplèrent la rivière, du sein de laquelle sortit peu à peu un murmure qui s'enfla à la longue en une mélodie berçante, plus divine que celle de la harpe d'Éole, plus douce que tout ce qui n'était pas la voix d'Éléonora. Et alors aussi un volumineux nuage, que nous avions longtemps guetté dans les régions d'Hespérus, en émergea, tout ruisselant de rouge et d'or, et, s'installant paisiblement au-dessus de nous, il descendit, jour à jour, de plus en plus bas, jusqu'à ce que ses bords reposassent sur les pointes des montagnes, transformant leur obscurité en magnificence, et nous enfermant, comme pour l'éternité, dans une magique prison de splendeur et de gloire.

La beauté d'Éléonora était celle des Séraphins; c'était d'ailleurs une fille sans artifice, et innocente comme la courte vie qu'elle avait menée parmi les fleurs. Aucune ruse ne déguisait la ferveur de l'amour qui animait son cœur, et elle en scrutait avec moi les plus intimes replis, pendant que nous errions ensemble dans la Vallée du Gazon-Diapré, et que nous discourions des puissants changements qui s'y étaient récemment manifestés.

A la longue, m'ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus dès lors qu'à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens, de même que, dans les chansons du barde de Schiraz, les mêmes images se présentent opiniâtrement dans chaque variation importante de la phrase.

Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme l'éphémère, elle n'avait été parfaitement mûrie en beauté que pour mourir; mais pour elle les terreurs du tombeau étaient toutes contenues dans une pensée unique, qu'elle me révéla un soir, au crépuscule, sur les bords de la Rivière du Silence. Elle s'affligeait de penser qu'après l'avoir enterrée dans la Vallée du Gazon-Diapré, je quitterais pour toujours ces heureuses retraites, et que je transporterais mon amour, qui maintenant était si passionnément tout à elle, vers quelque fille du monde extérieur et vulgaire. Et, de temps à autre, je me jetais précipitamment aux pieds d'Éléonora, et je lui offrais de faire serment, à elle et au Ciel, que je ne contracterais jamais de mariage avec une fille de la Terre; que je ne me montrerais jamais, en aucune manière, infidèle à son cher souvenir, ni au souvenir de la fervente affection dont elle m'avait gratifié. Et j'invoquai le Tout-Puissant Régulateur de l'Univers comme témoin de la pieuse solennité de mon vœu. Et la malédiction dont je les suppliai de m'accabler, Lui et elle,—elle, une sainte dans le Paradis,—si je venais à me parjurer, impliquait un châtiment d'une si prodigieuse horreur, que je ne puis le confier au papier. Et, à mes paroles, les yeux brillants d'Éléonora brillèrent d'un éclat plus vif; et elle soupira comme si sa poitrine était déchargée d'un fardeau mortel; et elle trembla et pleura très-amèrement; mais elle accepta mon serment (car était-elle autre chose qu'une enfant?), et mon serment lui rendit plus doux son lit de mort. Et peu de jours après, mourant paisiblement, elle me disait qu'à cause de ce que j'avais fait pour le repos de son esprit, elle veillerait sur moi avec ce même esprit après sa mort; et que, si cela lui était permis, elle viendrait se rendre visible à moi durant les heures de la nuit; mais que, si une pareille chose dépassait les privilèges des âmes en Paradis, elle saurait au moins me donner de fréquents symptômes de sa présence, soupirant au-dessus de moi dans les brises du soir, ou remplissant l'air que je respirais du parfum pris dans l'encensoir des anges. Et, avec ces paroles sur les lèvres, elle rendit son innocente vie, marquant ainsi la fin de la première époque de la mienne.

Jusqu'ici, j'ai parlé fidèlement. Mais, quand je passe cette barrière dans la route du temps, formée par la mort de ma bien-aimée, et que je m'avance dans la seconde période de mon existence, je sens qu'une nuée s'amasse sur mon cerveau, et je mets moi-même en doute la parfaite santé de ma mémoire. Mais laissez-moi continuer.—Les années se traînèrent lourdement une à une, et je continuai d'habiter la Vallée du Gazon-Diapré. Mais un second changement était survenu en toutes choses. Les fleurs étoilées s'abîmèrent dans le tronc des arbres et ne reparurent plus. Les teintes du vert tapis s'affaiblirent; et un à un dépérirent les asphodèles d'un rouge de rubis, et à leur place jaillirent par dizaines les sombres violettes, semblables à des yeux qui se convulsaient péniblement et regorgeaient toujours de larmes de rosée. Et la Vie s'éloigna de nos sentiers; car le grand flamant n'étala plus son plumage écarlate devant nous, mais s'envola tristement de la vallée vers les montagnes avec tous les gais oiseaux aux couleurs brûlantes qui avaient accompagné sa venue. Et les poissons d'argent et d'or s'enfuirent en nageant à travers la gorge, vers l'extrémité inférieure de notre domaine, et n'embellirent plus jamais la délicieuse rivière. Et cette musique caressante, qui était plus douce que la harpe d'Éole et que tout ce qui n'était pas la voix d'Éléonora, mourut peu à peu en murmures qui allaient s'affaiblissant graduellement, jusqu'à ce que le ruisseau fût enfin revenu tout entier à la solennité de son silence originel. Et puis, finalement, le volumineux nuage s'éleva, et, abandonnant les crêtes des montagnes à leurs anciennes ténèbres, retomba dans les régions d'Hespérus, et emporta loin de la Vallée du Gazon-Diapré le spectacle infini de sa pourpre et de sa magnificence.

Cependant Éléonora n'avait pas oublié ses promesses; car j'entendais le balancement des encensoirs angéliques auprès de moi; et des effluves de parfum céleste flottaient toujours, toujours, à travers la vallée; et aux heures de solitude, quand mon cœur battait lourdement, les vents qui baignaient mon front m'arrivaient chargés de doux soupirs; et des murmures confus remplissaient souvent l'air de la nuit; et une fois,—oh! une fois seulement,—je fus éveillé de mon sommeil, semblable au sommeil de la mort, par des lèvres immatérielles appuyées sur les miennes.

Mais, malgré tout cela, le vide de mon cœur ne se trouvait pas comblé. Je souhaitais ardemment l'amour, qui l'avait déjà rempli jusqu'à déborder. A la longue, la vallée, pleine des souvenirs d'Éléonora, me fut une cause d'affliction, et je la quittai à jamais pour les vanités et les triomphes tumultueux du monde.


Je me trouvais dans une cité étrangère, où toutes choses étaient faites pour effacer de ma mémoire les doux rêves que j'avais rêvés si longtemps dans la Vallée du Gazon-Diapré. Les pompes et l'apparat d'une cour imposante, et le cliquetis délirant des armes, et la beauté rayonnante des femmes, tout éblouissait et enivrait mon cerveau. Mais jusqu'alors mon âme était restée fidèle à ses serments, et, durant les heures silencieuses de la nuit, Éléonora me donnait toujours des symptômes de sa présence. Subitement ces manifestations cessèrent; et le monde devint noir devant mes yeux; et je restai épouvanté des pensées brûlantes qui me possédaient, des tentations terribles qui m'assiégaient; car de loin, de très-loin, de quelque contrée inconnue, était venue, à la cour du roi que je servais, une fille dont la beauté conquit tout de suite mon cœur apostat,—devant l'autel de qui je me prosternai, sans la moindre résistance, avec la plus ardente et la plus abjecte idolâtrie d'amour. Qu'était, en vérité, ma passion pour la jeune fille de la vallée en comparaison de la ferveur, du délire et de l'extase enlevante d'adoration avec lesquels je répandais toute mon âme en larmes aux pieds de l'éthéréenne Ermengarde?—Oh! brillante était la séraphique Ermengarde! Et cette idée ne laissait en moi de place à aucune autre.—Oh! divine était l'angélique Ermengarde! Et quand je plongeais dans les profondeurs de ses yeux imprégnés de ressouvenance, je ne rêvais que d'eux—et d'elle.

Je l'épousai;—et je ne craignis pas la malédiction que j'avais invoquée, et je ne reçus pas la visitation de son amertume. Et une fois, une seule fois, dans le silence de la nuit, les doux soupirs qui m'avaient délaissé traversèrent encore les jalousies de ma fenêtre, et ils se modulèrent en une voix délicieuse et familière qui me disait:

«Dors en paix! car l'Esprit d'amour est le souverain qui gouverne et qui juge, et, en admettant dans ton cœur passionné celle qui a nom Ermengarde, tu es relevé, pour des motifs qui te seront révélés dans le ciel, de tes vœux envers Éléonora[2]


[1] Le lecteur qui a lu les Histoires extraordinaires reconnaîtra tout de suite dans Éléonora un ordre de sentiments et d'idées apparentés avec ceux qui règnent dans Ligeia, Morella et Metzengerstein.—C. B.

[2] Je ne veux pas attribuer trop de lumière aux lueurs qui font quelquefois l'ivresse des biographes. Cependant il ne me paraît pas inutile d'observer que Poe avait épousé la fille unique de la sœur de sa mère, et qu'après la mort de cette femme très-aimée, il songea pendant quelque temps à se remarier. Maint poëte a souvent poursuivi, dans diverses liaisons, l'image d'une femme unique. Cette supposition d'une âme permanente sous différents corps peut apparaître comme le plaidoyer d'une conscience qui craint de se trouver infidèle à une mémoire chère. La brusque rupture du nouveau mariage projeté et presque conclu servirait même à fortifier mon hypothèse. En supposant que la date de la composition d'Éléonora, que j'ignore, soit antérieure à ce projet de nouveau mariage, mon observation n'en garde pas moins une valeur morale considérable. Le poète, en ce cas, se serait cru d'abord autorisé par sa théorie favorite, puis l'aurait jugée insuffisante pour calmer ses scrupules.—C. B.


UN ÉVÉNEMENT A JÉRUSALEM

Intensos rigidam in frontem ascendere canos
Passus erat.
LUCAIN,—à propos de Caton.
Traduction: Un horripilant cauchemar[1]!


«Hâtons-nous d'aller aux remparts,—dit Abel-Phittim à Buzi-Ben-Lévi et à Siméon le Pharisien, le dixième jour du mois Thammuz, en l'an du monde trois mille neuf cent quarante et un;—hâtons-nous vers les remparts qui avoisinent la porte de Benjamin, qui est dans la cité de David, et qui dominent le camp des incirconcis; C'est la dernière heure de la quatrième veille, et voici le soleil levé; et les idolâtres, pour remplir la promesse de Pompée, doivent nous attendre avec les agneaux des sacrifices.»

Siméon, Abel-Phittim et Buzi-Ben-Lévi étaient les Gizbarim, ou sous-collecteurs de l'offrande, dans la cité sainte de Jérusalem.

«En vérité,—répliqua le Pharisien,—dépêchons-nous; car cette générosité dans les païens est chose rare, et l'infidélité a toujours été un attribut des adorateurs de Baal.

—Qu'ils soient infidèles et trompeurs, cela est aussi vrai que le Pentateuque,—dit Buzi-Ben-Lévi,—mais c'est seulement envers le peuple d'Adonaï. Quand a-t-on vu que les Ammonites fussent infidèles à leurs propres intérêts? Il me semble que ce n'est pas un trop grand trait de générosité de nous accorder des agneaux pour l'autel du Seigneur, en échange de trente sicles d'argent qu'ils reçoivent par tête d'animal!

—Tu oublies toutefois, Ben-Lévi,—répondit Abel-Phillim,—que le Romain Pompée, qui maintenant assiège comme un impie la cité du Très-Haut, n'a aucune preuve que nous n'employons pas les agneaux achetés pour l'autel à la nourriture du corps plutôt qu'à celle de l'esprit.

—Pour lors, par les cinq pointes de ma barbe!—s'écria le Pharisien, qui appartenait à la secte nommée les Cogneurs (petit groupe de saints dont la façon de se cogner et de se déchirer les pieds contre le pavé était depuis longtemps une épine et un reproche pour les dévots moins zélés, une pierre d'achoppement pour les marcheurs moins illuminés),—par les cinq pointes de cette barbe que, comme prêtre, il m'est interdit de raser, n'avons-nous vécu que pour voir le jour où le parvenu idolâtre et blasphémateur de Rome nous accuserait d'approprier aux appétits de la chair les éléments les plus saints et les plus consacrés? N'avons-nous vécu que pour voir le jour où...?

—Ne nous enquérons pas des motifs du Philistin,—interrompit Abel-Phittim,—car aujourd'hui nous profitons pour la première fois de son avarice ou de sa générosité; mais dépêchons-nous plutôt d'aller aux remparts, de peur que les offrandes ne nous manquent pour l'autel dont les pluies du ciel ne peuvent éteindre le feu et dont aucune tempête ne peut abattre les colonnes de fumée.»

La partie de la ville vers laquelle se hâtaient maintenant nos braves Gizbarim, et qui portait le nom de son constructeur, le roi David, était considérée comme le district le mieux fortifié de Jérusalem, et se trouvait située sur la haute et escarpée colline de Zion. Là, une tranchée large, profonde, circulaire, taillée dans le roc même, était défendue par un mur d'une grande solidité, élevé sur son bord intérieur. Ce mur était décoré, par intervalles réguliers, de tours carrées de marbre blanc, la plus basse comptant soixante, et la plus haute cent vingt coudées de hauteur. Mais, dans le voisinage de la porte de Benjamin, le mur cessait de régner au bord du fossé; en revanche, entre le niveau de la tranchée et la base du rempart montait perpendiculairement un rocher, haut de deux cent cinquante coudées, faisant partie de la montagne escarpée de Moriah. De sorte que, quand Siméon et ses collègues arrivèrent au sommet de la tour appelée Adoni-Bezek, la plus haute de toutes les tours qui formaient la ceinture de Jérusalem et qui était le lieu habituel des communications avec l'armée assiégeante, ils purent contempler, au-dessous d'eux, le camp de l'ennemi, d'une hauteur qui dépassait de beaucoup de pieds la pyramide de Chéops, et de quelques-uns le temple de Bélus.

«En vérité,—soupira le Pharisien, comme il regardait avec vertige dans le précipice,—les incirconcis sont comme les sables sur les rivages de la mer, comme les sauterelles dans le désert! La vallée du Roi est devenue la vallée d'Adommin.

—Et encore,—ajouta Ben-Lévi,—tu ne peux pas me montrer un Philistin, non, pas un seul, depuis Aleph jusqu'à Tau, depuis le désert jusqu'aux fortifications, qui semble plus gros que la lettre Jod!

—Descendez le panier avec les sicles d'argent,—cria alors un soldat romain, d'une voix rude et enrouée qui semblait sortir de l'empire de Pluton;—descendez le panier avec cette monnaie maudite dont le nom écorche la bouche d'un noble Romain! Est-ce ainsi que vous témoignez votre gratitude à notre maître Pompée, qui, dans son indulgence, a bien voulu tendre l'oreille à vos importunités d'idolâtres? Le dieu Phœbus, qui est un vrai dieu, est en route depuis une heure, et ne devriez-vous pas être sur les remparts au lever du soleil? Ædépol! pensez-vous que nous, les vainqueurs du monde, nous n'ayons rien de mieux à faire que de monter la garde à la porte de tous les chenils pour trafiquer avec les chiens de la terre? Descendez le panier, vous dis-je,—et ayez soin que votre drogue soit de bonne couleur et de bon poids!

—El Elohim!—s'écria le Pharisien, pendant que les rauques accents du centurion résonnaient le long des roches du précipice et venaient mourir contre le temple;—El Elohim! qui est le dieu Phœbus? qui donc invoque ce blasphémateur? Toi, Buzi-Ben-Lévi, qui es érudit dans les lois des Gentils et qui as séjourné parmi ceux qui se souillent avec les Téraphim, est-ce Nergal, dont parle l'idolâtre? ou Ashimah? ou Nibhaz? ou Tartak? ou Adramalech? ou Anamalech? ou Succoth-Bénith? ou Dagon? ou Bélial? ou Baal-Périth? ou Baal-Péor? ou Baal-Zébub?

—Non, en vérité, ce n'est rien de tout cela; mais prends garde; ne laisse pas glisser la corde trop rapidement entre tes doigts; car l'osier pourrait s'accrocher à cette saillie du roc, là-bas, et tu éparpillerais déplorablement les saintes choses du sanctuaire.»

A l'aide d'un mécanisme assez grossièrement façonné, le panier pesamment chargé était enfin descendu au milieu de la foule; et, de leur pinacle vertigineux, ils pouvaient voir les Romains se presser confusément autour; mais la hauteur prodigieuse, unie au brouillard, les empêchait de saisir distinctement leurs opérations.

Une demi-heure s'était déjà écoulée.

«Nous serons en retard,—soupira le Pharisien, regardant impatiemment dans l'abîme à l'expiration de ce terme;—nous serons en retard! nous serons expulsés de notre emploi par les Katholim.

—Jamais plus,—repartit Abel-Phittim,—jamais plus nous ne nous régalerons de la graisse de la terre; jamais plus nos barbes ne se parfumeront d'oliban; jamais plus nos reins ne se ceindront du fin lin du Temple!

—Raca!—jura Ben-Lévi,—Raca! ont-ils l'intention de nous voler l'argent du marché? ou, Saint Moïse! osent-ils donc peser les sicles du Tabernacle?

—Enfin ils ont donné le signal!—cria le Pharisien,—ils ont donné le signal! Tire, Abel-Phittim, et toi, Buzi-Ben-Lévi, tire aussi! car, en vérité, les Philistins retiennent encore le panier, ou bien le Seigneur a persuadé à leurs cœurs d'y mettre un animal d'un bon poids!»

Et les Gizbarim tiraient, et le fardeau se balançait lourdement et montait à travers la brume toujours croissante.


«Malédiction sur lui! malédiction sur lui! telle fut l'exclamation qui jaillit des lèvres de Ben-Lévi, quand au bout d'une heure un objet se dessina confusément à l'extrémité de la corde.

—Malédiction sur lui!—Fi! c'est un bélier qui vient des fourrés d'Engadi, et qui est aussi rugueux que la vallée de Jehosaphat!

—C'est un premier-né du troupeau,—dit Abel-Phittim,—je le reconnais au bêlement de ses lèvres et à la courbure enfantine de ses membres. Ses yeux sont plus beaux que les joyaux du Pectoral, et sa chair est semblable au miel d'Hébron.

—C'est un veau engraissé dans les pâturages de Bashan,—dit le Pharisien;—les païens se sont conduits admirablement avec nous! Élevons nos voix en un psaume! Rendons grâces avec la trompette et le psaltérion! avec la harpe et le buccin! avec le sistre et la saquebute!»

Ce fut seulement quand le panier fut arrivé à quelques pieds des Gizbarim, qu'un sourd grognement trahit à leurs sens un cochon de proportions peu communes.

«Pour lors, El Emanu!» s'écria le trio lentement et les yeux levés au ciel.

Et, comme ils lâchèrent prise, le porc, abandonné à lui-même, dégringola précipitamment au milieu des Philistins.

«El Emanu! que Dieu soit avec nous! C'est de la chair innommable!»

[1] Il y a là un calembour indiqué par le mot bore, qui, souligné dans le texte anglais, sert à insinuer boar, un cochon.—C. B.


L'ANGE DU BIZARRE

C'était une froide après-midi de novembre. Je venais justement d'expédier un dîner plus solide qu'à l'ordinaire, dont la truffe dyspeptique ne faisait pas l'article le moins important, et j'étais seul, assis dans la salle à manger, les pieds sur le garde-feu et mon coude sur une petite table que j'avais roulée devant le feu, avec quelques bouteilles de vins de diverses sortes et de liqueurs spiritueuses.

Dans la matinée, j'avais lu le Léonidas, de Glover; l'Épigoniade, de Wilkie; le Pèlerinage[1], de Lamartine; la Colombiade, de Barlow; la Sicile, de Tuckermann, et les Curiosités, de Griswold; aussi, l'avouerai-je volontiers, je me sentais légèrement stupide. Je m'efforçai de me réveiller avec force verres de laffitte, et, n'y pouvant réussir, de désespoir j'eus recours à un numéro de journal égaré près de moi. Ayant soigneusement lu la colonne des maisons à louer, et puis la colonne des chiens perdus, et puis les deux colonnes des femmes et apprenties en fuite, j'attaquai avec une vigoureuse résolution la partie éditoriale, et, l'ayant lue depuis le commencement jusqu'à la fin sans en comprendre une syllabe, il me vint à l'idée qu'elle pouvait bien être écrite en chinois; et je la relus alors, depuis la fin jusqu'au commencement, mais sans obtenir un résultat plus satisfaisant. De dégoût, j'étais au moment de jeter

Cet in-folio de quatre pages, heureux ouvrage
Que la critique elle-même ne critique pas,

quand je sentis mon attention tant soit peu éveillée par le paragraphe suivant:

«Les routes qui conduisent à la mort sont nombreuses et étranges. Un journal de Londres mentionne le décès d'un homme dû à une cause singulière. Il jouait au jeu de puff the dart, qui se joue avec une longue aiguille, emmaillottée de laine, qu'on souffle contre une cible à travers un tube d'étain. Il plaça l'aiguille du mauvais côté du tube, et, ramassant fortement toute sa respiration pour chasser l'aiguille avec plus de vigueur, il l'attira dans son gosier. Celle-ci pénétra dans les poumons et tua l'imprudent en peu de jours.»

En voyant cela, j'entrai dans une immense rage, sans savoir exactement pourquoi.

«Cet article, m'écriai-je, est une méprisable fausseté, un pauvre canard; c'est la lie de l'imagination de quelque pitoyable barbouilleur à un sou la ligne, de quelque misérable fabricant d'aventures au pays de Cocagne. Ces gaillards-là, connaissant la prodigieuse jobarderie du siècle, emploient tout leur esprit à imaginer des possibilités improbables, des accidents bizarres, comme ils les appellent; mais, pour un esprit réfléchi (comme le mien, ajoutai-je en manière de parenthèse, appuyant, sans m'en apercevoir, mon index sur le côté de mon nez), pour une intelligence contemplative semblable à celle que je possède, il est évident, à première vue, que la merveilleuse et récente multiplication de ces accidents bizarres est de beaucoup le plus bizarre de tous. Pour ma part, je suis décidé à ne rien croire désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier!

«Mein Gott! vaut-il hêtre pette bur tire zela!»—répondit une des plus remarquables voix que j'eusse jamais entendues.

D'abord, je la pris pour un bourdonnement dans mes oreilles, comme il en arrive quelquefois à un homme qui devient très-ivre; mais, en y réfléchissant, je considérai le bruit comme ressemblant plutôt à celui qui sort d'un baril vide quand on le frappe avec un gros bâton; et, en vérité, je m'en serais tenu à cette conclusion, si ce n'eût été l'articulation des syllabes et des mots. Par tempérament, je ne suis nullement nerveux, et les quelques verres de laffitte que j'avais sirotés ne servaient pas peu à me donner du courage, de sorte que je n'éprouvai aucune trépidation; mais je levai simplement les yeux à loisir, et je regardai soigneusement tout autour de la chambre pour découvrir l'intrus. Cependant, je ne vis absolument personne.

«Humph!—reprit la voix, comme je continuais mon examen,—il vaut gué phus zoyez zou gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand che zuis azis isi à godé te phus.»

A ce coup, je m'avisai de regarder directement devant mon nez; et, là, effectivement, m'affrontant presque, était installé près de la table un personnage, non encore décrit, quoique non absolument indescriptible. Son corps était une pipe de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque chose analogue, et avait une apparence véritablement falstaffienne. A son extrémité inférieure étaient ajustées deux caques qui semblaient remplir l'office de jambes. Au lieu de bras, pendillaient de la partie supérieure de la carcasse deux bouteilles passablement longues, dont les goulots figuraient les mains.

En fait de tête, tout ce que le monstre possédait était une de ces cantines de Hesse, qui ressemblent à de vastes tabatières, avec un trou dans le milieu du couvercle. Cette cantine (surmontée d'un entonnoir à son sommet, comme d'un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux) était posée de champ sur le tonneau, le trou étant tourné de mon côté; et, par ce trou qui semblait grimaçant et ridé comme la bouche d'une vieille fille très-cérémonieuse, la créature émettait de certains bruits sourds et grondants qu'elle donnait évidemment pour un langage intelligible.

«Che tis,—disait-elle,—gu'y vaut gue phus zoyez zou gomme ein borgue, bur hêtre azis là, et ne bas me phoir gand che zuis azis isi, et che tis ozi gu'il vaut gue phus zoyez eine pette blis grose gu'ine hoie bur ne bas groire se gui hait imbrimé tans l'imbrimé. C'est la phéridé, la phéridé, mot bur mot.

—Qui êtes-vous, je vous prie?—dis-je avec beaucoup de dignité, quoique un peu démonté;—comment êtes-vous entré ici? et qu'est-ce que vous débitez là?

—Gomment che zuis handré,—répliqua le monstre,—za ne phus recarte bas; et gand à ze gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pou te tépider; et gand à ze gue che zuis, che zuis chistement phenu bur gue phus le phoyiez bar phus-memme.

—Vous êtes un misérable ivrogne,—dis-je,—et je vais sonner et ordonner à mon valet de chambre de vous jeter à coups de pied dans la rue.

—Hi! hi! hi!—répondit le drôle,—hu! hu! hu! bur za, phus ne le buphez bas!

—Je ne puis pas!—dis-je;—que voulez-vous dire? Je ne puis pas quoi?

—Zauner la glauje,»—répliqua-t-il en essayant une grimace avec sa hideuse petite bouche.

—Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans le but de mettre ma menace à exécution; mais le brigand se pencha à travers la table, et, m'ajustant un coup sur le front avec le goulot d'une de ses longues bouteilles, me renvoya dans le fond du fauteuil, d'où je m'étais à moitié soulevé. J'étais absolument étourdi, et pendant un moment je ne sus quel parti prendre. Lui, cependant, continuait son discours:

«Phus phoyez,—dit-il,—gue le mié hait de phus dénir dranguile; et maindenant phus zaurez gui che zuis. Recartez-moà! che zuis l'Anche ti Pizarre.

—Assez bizarre, en effet,—me hasardai-je à répliquer;—mais je m'étais toujours figuré qu'un ange devait avoir des ailes.

—Tes elles!—s'écria-t-il grandement courroucé.—Gu'ai-che avaire t'elles? Me brenez-phus bur ein boulet?

—Non! oh! non!—répondis-je très-alarmé,—vous n'êtes pas un poulet; non certainement.

—A la ponne heire! Denez-phus tonc dranguile et gombordez-phus pien, hu che phus paderai engore affec mon boing. Z'est le boulet gui ha tes elles, et l'ipou gui ha tes elles, et le témon gui ha tes elles, et le cran tiaple gui ha tes elles. L'anche, il n'a bas t'elles, et che zuis l'Anche ti Pizarre.

—Et cette affaire pour laquelle vous venez, c'est... c'est...?

—Zette avaire!—s'écria l'horrible objet;—oh! guelle phile esbesse de vaguin mal ellefé haites-phus tongue, bur temanter à ein tchintlemane et à ine anche z'il vait tes avaires?»

Ce langage dépassait tout ce que je pouvais supporter, même de la part d'un ange; aussi, ramassant mon courage, je saisis une salière qui se trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de l'intrus. Mais il évita le coup, ou je visai mal; car je ne réussis qu'à démolir le verre qui protégeait le cadran de la pendule placée sur la cheminée. Quant à l'Ange, il comprit mon intention, et répondit à mon attaque par deux ou trois vigoureux coups qu'il m'assena consécutivement sur le front comme il avait déjà fait. Ce traitement me réduisit tout de suite à la soumission, et je suis presque honteux d'avouer que, soit douleur, soit humiliation, il me vint quelques larmes dans les yeux.

«Mein Gott!—dit l'Ange du Bizarre, en apparence très-radouci par le spectacle de ma détresse,—le boffre omme hait drès-iffre ou drès-avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za; il vaut medre te l'eau tans fodre phin. Denez, puffez-moi za; puffez za, gomme un carzon pien zache, et ne blérez blis maindenant, endentez-phus!»

Alors, l'Ange du Bizarre remplit mon verre (qui, jusqu'au tiers seulement, contenait du porto) d'un fluide incolore qu'il répandit d'un de ses bras. J'observai que les bouteilles qui lui servaient de bras avaient autour du col des étiquettes, et que ces étiquettes portaient l'inscription Kirschenwasser.

La bonté attentive de l'Ange m'apaisa considérablement, et, soulagé par l'eau avec laquelle il avait, à diverses reprises, coupé mon vin, je retrouvai enfin le calme suffisant pour écouter son très-extraordinaire discours. Je ne prétends pas relater tout ce qu'il me dit; mais ce que j'en retins en substance, c'est qu'il était le génie qui présidait aux contre-temps dans l'humanité, et que sa fonction était d'amener ces accidents bizarres, qui étonnent continuellement les sceptiques. Une ou deux fois, comme je me hasardais à exprimer ma totale incrédulité relativement à ses prétentions, il se fâcha tout rouge, si bien qu'à la fin je considérai comme la politique la plus sage de ne rien dire du tout et de le laisser aller son train.

Il parla donc tout à son aise pendant que je restais étendu dans mon fauteuil, les yeux fermés, et que je m'amusais à mâcher des raisins et à chiquenauder lesquelles à travers la chambre. Mais l'Ange, cependant, interpréta cette conduite de ma part comme un signe de mépris. Il se leva dans un effroyable courroux, rabattit complètement son entonnoir sur ses yeux, lâcha un vaste juron, articula une menace dont je ne saisis pas le caractère précis, et finalement me fit un profond salut d'adieu en me souhaitant, à la manière de l'archevêque de Gil Blas, beaucoup de bonheur et un peu plus de bon sens.

Son départ fut pour moi un bon débarras. Les quelques verres de laffitte, que j'avais bus à petits coups, avaient eu pour effet de m'assoupir, et je sentis l'envie de faire une sieste de quinze ou vingt minutes, comme c'est ma coutume après le dîner. J'avais à six heures un rendez-vous important, auquel je devais être absolument exact. Ma police d'assurance pour mon habitation était expirée depuis le jour précédent, et, une difficulté s'étant élevée, il avait été convenu qu'à six heures je me présenterais devant le conseil des directeurs de la compagnie pour arrêter les termes d'un renouvellement. Jetant un coup d'œil sur la pendule de la cheminée (car je me sentais trop assoupi pour tirer ma montre), j'eus le plaisir de voir que j'avais encore vingt minutes à moi.

Il était cinq heures et demie; je pouvais aisément me rendre au bureau d'assurances en cinq minutes, et ma sieste habituelle n'avait jamais dépassé vingt-cinq minutes. Je me sentis donc suffisamment rassuré, et je m'arrangeai tout de suite pour faire mon somme.

Quand j'eus fini, à ma grande satisfaction, et que je me réveillai, je regardai de nouveau l'horloge et je fus à moitié disposé à croire à la possibilité des accidents bizarres en voyant qu'au lieu de mes quinze ou vingt minutes habituelles, je n'en avait dormi que trois. Je repris donc ma sieste, et, enfin, m'éveillant une seconde fois, je vis avec un immense étonnement qu'il était toujours six heures moins vingt-sept minutes.

Je sautai sur mes pieds pour examiner la pendule, et je m'aperçus qu'elle s'était arrêtée. Ma montre m'informa qu'il était sept heures et demie; j'avais donc dormi deux heures, et mon rendez-vous était manqué.

«Rien n'est perdu,—me dis-je,—j'irai au bureau dans la matinée, et je m'excuserai. Cependant, que peut-il être arrivé à la pendule?»

En l'examinant, je découvris qu'une des queues de raisin que je lançais à travers la chambre, pendant que l'Ange du Bizarre me faisait son discours, avait passé à travers le verre brisé et s'était logée, assez singulièrement, dans le trou de la clef; se projetant en dehors par un bout, elle avait ainsi arrêté la révolution de la petite aiguille.

«Ah!—dis-je,—je vois ce que c'est; cela saute aux yeux. Accident naturel, comme il en doit arriver de temps à autre!»

Je ne m'occupai pas davantage de la chose; et à mon heure accoutumée, je me mis au lit. Ayant placé une bougie sur une tablette, au chevet de mon lit, je fis un effort pour lire quelques pages de l'Omniprésence de la Divinité, et je m'endormis malheureusement en moins de vingt secondes, laissant le flambeau allumé à la même place.

Mes rêves furent terriblement troublés par les apparitions de l'Ange du Bizarre. Il me sembla qu'il se tenait au pied de ma couche, qu'il tirait les rideaux, et qu'avec le son caverneux, abominable, d'un tonneau de rhum, il me menaçait de la plus amère vengeance pour le mépris que j'avais fait de lui. Il finit sa longue harangue en ôtant son chapeau-entonnoir, et, me fourrant le tuyau dans le gosier, il m'inonda d'un océan de kirschenwasser qu'il répandait à flots continus d'une de ces bouteilles à long col qui lui servaient de bras. A la longue, mon agonie devint intolérable, et je m'éveillai juste à temps pour m'apercevoir qu'un rat se sauvait avec la bougie allumée enlevée de sa tablette, mais pas assez tôt malheureusement pour l'empêcher de regagner son trou avec sa dangereuse proie. Bientôt je sentis mes narines assaillies par une odeur forte et suffocante; la maison, je m'en apercevais bien, était en feu.

En quelques minutes, l'incendie éclata avec violence, et dans un espace de temps incroyablement court, tout le bâtiment fut enveloppé de flammes. Toute issue de ma chambre, excepté la fenêtre, se trouvait coupée. La foule, cependant, se procura vivement une longue échelle, et la dressa. Grâce à ce moyen, je descendais rapidement, et je pouvais me croire sauvé, quand un énorme pourceau, dont la vaste panse et même toute la physionomie me rappelaient en quelque sorte l'Ange du Bizarre,—quand ce pourceau, dis-je, qui jusqu'alors avait paisiblement sommeillé dans la boue, se fourra dans la tête que son épaule gauche avait besoin d'être grattée et ne pouvait pas trouver de grattoir plus convenable que le pied de l'échelle. En un instant je fus précipité sur le pavé, et j'eus le malheur de me casser le bras.

Cet accident, joint à la perte de mon assurance et à la perte plus grave de mes cheveux, qui avaient été totalement flambés, disposa mon esprit aux impressions sérieuses, si bien que finalement je résolus de me marier.

Il y avait une riche veuve qui pleurait encore la perte de son septième mari, et j'offris à son âme ulcérée le baume de mes vœux. Elle accorda, non sans résistance, son consentement à mes prières. Je m'agenouillai à ses pieds, plein de gratitude et d'adoration. Elle rougit et inclina vers moi ses boucles luxuriantes jusqu'à les mettre en contact avec celles que l'art de Grandjean m'avait fournies pour suppléer temporairement ma chevelure absente. Je ne sais comment se fit l'accrochement, mais il eut lieu. Je me relevai sans perruque, avec un crâne brillant comme une boule; elle, pleine de mépris et de rage, à moitié ensevelie dans une chevelure étrangère. Ainsi prirent fin mes espérances relativement à la veuve, par un accident que certainement je ne pouvais pas prévoir, mais qui n'était que la conséquence naturelle des événements.

Sans désespérer, toutefois, j'entrepris le siège d'un cœur moins implacable. Cette fois encore, les destins me furent pendant quelque temps propices; cette fois encore, un accident trivial en interrompit le cours. Rencontrant ma fiancée dans une avenue où se pressait l'élite de la cité, je me hâtais pour la saluer d'un de mes saluts les plus respectueux, quand une molécule de je ne sais quelle matière étrangère, se logeant dans le coin de mon œil, me rendit, pour le moment, complètement aveugle. Avant que j'eusse pu recouvrer la vue, la dame de mon cœur avait disparu, irréparablement offensée de ce que j'étais passé à côté d'elle sans la saluer; ce qu'il lui plut de considérer comme une grossièreté préméditée. Pendant que je restais sur place, encore ébloui par la soudaineté de cet accident (qui aurait pu arriver à n'importe qui sous le soleil), et que ma cécité persistait, je fus accosté par l'Ange du Bizarre, qui m'offrit son secours avec une civilité a laquelle j'étais loin de m'attendre. Il examina mon œil malade avec beaucoup de douceur et d'adresse, m'informa que j'avais une goutte dans l'œil et (de quelque nature que fût cette goutte) l'enleva, me procurant ainsi un grand soulagement.

Je réfléchis alors qu'il était pour moi grandement temps de mourir, puisque la fortune avait juré de me persécuter, et je me dirigeai en conséquence vers la rivière la plus prochaine. Là, me débarrassant de mes habits (car aucune raison ne s'oppose à ce que nous mourions comme nous sommes nés), je me jetai la tête la première dans le courant. Le seul témoin de ma destinée était une corneille solitaire, qui, ayant été séduite par du grain mouillé d'eau-de-vie, s'était enivrée et avait abandonné le reste de la troupe.

A peine étais-je entré dans l'eau, que cet oiseau s'avisa de s'enfuir avec la partie la plus indispensable de mon costume. C'est pourquoi, remettant pour le moment mon projet de suicide, je glissai tant bien que mal mes membres inférieurs dans les manches de mon habit, et me mis à la poursuite de la coupable avec toute l'agilité que réclamait le cas et que me permettaient les circonstances.

Mais la mauvaise destinée m'accompagnait toujours. Comme je courais à grande vitesse, le nez en l'air, et ne m'occupant que du ravisseur de ma propriété, je m'aperçus subitement que mes pieds ne touchaient plus la terre ferme; le fait est que je m'étais jeté dans un précipice, et que j'aurais été infailliblement brisé en morceaux, si, pour mon bonheur, je n'avais saisi une corde suspendue à un ballon qui passait par là.

Aussitôt que j'eus suffisamment recouvré mes sens pour comprendre la terrible position dans laquelle j'étais situé (ou plutôt suspendu), je déployai toute la force de mes poumons pour faire connaître cette position à l'aéronaute placé au-dessus de moi. Mais pendant longtemps je m'époumonai en vain. Ou l'imbécile ne pouvait pas me voir, ou méchamment il ne le voulait pas. Cependant la machine s'élevait rapidement, pendant que mes forces s'épuisaient plus rapidement encore.

Je fus bientôt au moment de me résigner à mon destin et de me laisser tomber tranquillement dans la mer, quand tous mes esprits furent soudainement ravivés par le son d'une voix caverneuse qui partait d'en haut et qui semblait bourdonner nonchalamment un air d'opéra. Levant les yeux, j'aperçus l'Ange du Bizarre. Il s'appuyait, les bras croisés, sur le bord de la nacelle, avec une pipe à la bouche, dont il soufflait paisiblement les bouffées, et il semblait être dans les meilleurs termes avec lui-même et avec l'univers. J'étais trop épuisé pour parler, de sorte que je continuai à le regarder avec un air suppliant.

Pendant quelques instants, bien qu'il me regardât en plein visage, il ne dit pas un mot. Enfin, faisant passer soigneusement son écume de mer du coin droit de sa bouche vers le gauche, il consentit à parler.

«Gui haites-phus?—demanda-t-il,—et bar le tiaple, gue vaides-phus là?»

A ce trait suprême d'impudence, de cruauté et d'affectation, je pus à peine répondre par quelques cris:

«Au secours! servez-moi[2] dans ma détresse!

—Phus zerphir!—répondit le brigand;—bas moâ! phoisi la pudeye: zerphez-phus phus-memme, et gue le tiaple phus emborde!»

Et avec ces paroles il lâcha une grosse bouteille de kirschenwasser qui, tombant précisément sur le sommet de ma tête, me donna à croire que ma cervelle avait sauté en éclats. Frappé de cette idée, j'étais au moment de lâcher prise et de rendre l'âme de bonne grâce, quand je fus arrêté par le cri de l'Ange, qui me commandait de tenir bon.

«Denez pon!—disait-il,—ne phus braisez bas, endentez-phus? Phulez-phus brantre engore l'audre pudeye, ou pien haides phus tékrissé et reffenu à phus-memme?»

Je me dépêchai de secouer deux fois la tête, une fois dans le sens négatif, voulant dire que je préférais pour le moment ne pas prendre l'autre bouteille, et une fois dans le sens affirmatif, signifiant que je n'étais pas ivre et que j'étais positivement revenu à moi-même. Par ce moyen, je parvins un peu à adoucir l'Ange.

«Et maindenant,—demanda-t-il,—phus groyez envin? phus groyez à la bossipilidé ti pizarre?»

Je fis avec ma tête un nouveau signe d'assentiment.

«Et phus groyez en moâ l'Anche ti Bizarre?»

Nouveau Oui! avec ma tête.

«Et phus regonaizez que phus haites ine iphrogne apheukle et ine pette?»

Je fis encore: Oui!

«Médez tongue fodre main troide tans la bauge coge te fodre gulode, in démoignache te fodre barvède zumizion à l'Anche ti Pizarre.»

Cette condition, pour des raisons bien évidentes, me parut impossible à remplir. D'abord mon bras gauche ayant été cassé dans ma chute du haut de l'échelle, si j'avais lâché prise de ma main droite, j'aurais tout à fait dégringolé. En second lieu, je n'avais plus de culotte depuis que je courais après la corneille. Je fus donc obligé, à mon grand regret, de secouer ma tête dans le sens négatif, voulant par là faire entendre à l'Ange que je trouvais incommode, en ce moment précis, de satisfaire à sa demande, si raisonnable, qu'elle fût d'ailleurs! Cependant, à peine avais-je cessé de secouer la tête, que l'Ange du Bizarre se mit à rugir: «Hallez tongue au tiaple!»

En prononçant ces mots, avec un couteau bien affilé il coupa la corde à laquelle j'étais suspendu, et, comme il se trouva par hasard que nous passions juste au-dessus de ma maison (qui pendant mes pérégrinations avait été très-convenablement rebâtie), j'eus le bonheur de dégringoler la tête la première par la grande cheminée et de m'abattre dans le foyer de ma salle à manger.

En recouvrant mes sens (car la chute m'avait entièrement étourdi), je m'aperçus qu'il était environ quatre heures du matin. J'étais étendu à l'endroit même où le ballon m'avait laissé tomber. Ma tête traînait dans les cendres d'un feu mal éteint, pendant que mes pieds reposaient sur le naufrage d'une petite table renversée, parmi les débris d'un dessert varié, y compris un journal, quelques verres brisés, des bouteilles fracassées et une cruche vide de kirschenwasser et de schiedam. Ainsi s'était vengé l'Ange du Bizarre.

[1] Sans doute le Voyage en Orient.—C. B.

[2] J'ai été obligé d'allonger la phrase, pour obtenir à peu près le jeu de mots anglais, le même mot signifiant également au secours et servez-moi.—C. B.


LE SYSTÈME DU DOCTEUR GOUDRON

ET DU PROFESSEUR PLUME

Pendant l'automne de 18.., comme je visitais les provinces de l'extrême sud de la France, ma route me conduisit à quelques milles d'une certaine maison de santé, ou hospice particulier de fous, dont j'avais beaucoup entendu parler à Paris par des médecins, mes amis. Comme je n'avais jamais visité un lieu de cette espèce, je jugeai l'occasion trop bonne pour la négliger, et je proposai à mon compagnon de voyage (un gentleman dont j'avais fait, par hasard, la connaissance quelques jours auparavant) de nous détourner de notre route, pendant une heure à peu près, et d'examiner l'établissement. Mais il s'y refusa, se disant d'abord très-pressé et objectant ensuite l'horreur qu'inspire généralement la vue d'un aliéné. Il me pria cependant de ne pas sacrifier à un désir de courtoisie envers lui les satisfactions de ma curiosité, et me dit qu'il continuerait à chevaucher en avant, tout doucement, de sorte que je pusse le rattraper dans la journée, ou, à tout hasard, le jour suivant. Comme il me disait adieu, il me vint à l'esprit que j'éprouverais peut-être quelque difficulté à pénétrer dans le lieu en question, et je lui fis part de mes craintes à ce sujet. Il me répondit qu'en effet, à moins que je ne connusse personnellement M. Maillard, le directeur, ou que je ne possédasse quelque lettre d'introduction, il pourrait bien s'élever quelque difficulté, parce que les règlements de ces maisons particulières de fous étaient beaucoup plus sévères que ceux des hospices publics. Quant à lui, ajouta-t-il, il avait fait, quelques années auparavant, la connaissance de Maillard, et il pouvait me rendre du moins le service de m'accompagner jusqu'à la porte et de me présenter; mais sa répugnance, relativement à la folie, ne lui permettait pas d'entrer dans la maison.

Je le remerciai, et, nous détournant de la grande route, nous entrâmes dans un chemin de traverse gazonné, qui, au bout d'une demi-heure, se perdait presque dans un bois épais, recouvrant la base d'une montagne. Nous avions fait environ deux milles à travers ce bois humide et sombre quand enfin la maison de santé nous apparut. C'était un fantastique château, très-abîmé, et qui, à en juger par son air de vétusté et de délabrement, devait être à peine habitable. Son aspect me pénétra d'une véritable terreur, et, arrêtant mon cheval, je sentis presque l'envie de tourner bride. Cependant j'eus bientôt honte de ma faiblesse, et je continuai.

Comme nous nous dirigions vers la grande porte, je m'aperçus qu'elle était entre-baillée, et je vis une figure d'homme qui regardait à travers. Un instant après, cet homme s'avançait, accostait mon compagnon en l'appelant par son nom, lui serrait cordialement la main et le priait de mettre pied à terre. C'était M. Maillard lui-même, un véritable gentleman de la vieille école: belle mine; noble prestance, manières exquises, et un certain air de gravité, de dignité et d'autorité fait pour produire une vive impression.

Mon ami me présenta et expliqua mon désir de visiter l'établissement; M. Maillard lui ayant promis qu'il aurait pour moi toutes les attentions possibles, il prit congé de nous, et depuis lors je ne l'ai plus revu.

Quand il fut parti, le directeur m'introduisit dans un petit parloir excessivement soigné, contenant, entre autres indices d'un goût raffiné, force livres, des dessins, des vases de fleurs et des instruments de musique. Un bon feu flambait joyeusement dans la cheminée. Au piano, chantant un air de Bellini, était assise une jeune et très-belle femme, qui, à mon arrivée, s'interrompit et me reçut avec une gracieuse courtoisie. Elle parlait à voix basse, et il y avait dans toutes ses manières quelque chose de mortifié. Je crus voir aussi des traces de chagrin dans tout son visage, dont la pâleur excessive n'était pas, selon moi du moins, sans quelque agrément. Elle était en grand deuil d'ailleurs, et elle éveilla dans mon cœur un sentiment combiné de respect, d'intérêt et d'admiration.

J'avais entendu dire à Paris que l'établissement de M. Maillard était organisé d'après ce qu'on nomme vulgairement le système de la douceur; qu'on y évitait l'emploi de tous les châtiments; qu'on n'avait même recours à la réclusion que fort rarement; que les malades, surveillés secrètement, jouissaient, en apparence, d'une grande liberté et qu'ils pouvaient, pour la plupart, circuler à travers la maison et les jardins, dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur bon sens.

Tous ces détails restant présents à mon esprit, je prenais bien garde à tout ce que je pouvais dire devant la jeune dame; car rien ne m'assurait qu'elle eût toute sa raison; et, en effet, il y avait dans ses yeux un certain éclat inquiet qui m'induisait presque à croire qu'elle ne l'avait pas. Je restreignis donc mes observations à des sujets généraux, ou à ceux que je jugeais incapables de déplaire à une folle ou même de l'exciter. Elle répondit à tout ce que je dis d'une manière parfaitement sensée; et même ses observations personnelles étaient marquées du plus solide bon sens. Mais une longue étude de la physiologie de la folie m'avait appris à ne pas me fier même à de pareilles preuves de santé morale, et je continuai, pendant toute l'entrevue, à pratiquer la prudence dont j'avais usé au commencement.

En ce moment, un fort élégant domestique en livrée apporta un plateau chargé de fruits, de vins et d'autres rafraîchissements, dont je pris volontiers ma part; la dame, peu de temps après, quitta le parloir. Quand elle fut partie, je tournai les yeux vers mon hôte d'une manière interrogative.

«Non,—dit-il,—oh! non... c'est une personne de ma famille..., ma nièce, une femme accomplie d'ailleurs.

—Je vous demande mille pardons de mon soupçon,—répliquai-je,—mais vous saurez bien vous-même m'excuser. L'excellente administration de votre maison est bien connue à Paris, et je pensais qu'il serait possible, après tout... vous comprenez...

—Oui! oui! n'en parlez plus,—ou plutôt c'est moi qui devrais vous remercier pour la très-louable prudence, que vous avez montrée. Nous trouvons rarement autant de prévoyance chez les jeunes gens, et plus d'une fois nous avons vu se produire de déplorables accidents par l'étourderie de nos visiteurs. Lors de l'application de mon premier système, et quand mes malades avaient le privilège de se promener partout à leur volonté, ils étaient quelquefois jetés dans des crises dangereuses par des personnes irréfléchies, invitées à examiner notre établissement. J'ai donc été contraint d'imposer un rigoureux système d'exclusion, et désormais nul n'a pu obtenir accès chez nous, sur la discrétion de qui je ne pusse pas compter.

—Lors de l'application de votre premier système?—dis-je, répétant ses propres paroles.—Dois-je entendre par là que le système de douceur dont on m'a tant parlé a cessé d'être appliqué chez vous?

—Il y a maintenant quelques semaines,—répliqua-t-il,—que nous avons décidé de l'abandonner à tout jamais.

—En vérité! vous m'étonnez.

—Nous avons jugé absolument nécessaire,—dit-il avec un soupir,—de revenir aux vieux errements. Le système de douceur était un effrayant danger de tous les instants, et ses avantages ont été estimés à un trop haut prix. Je crois, monsieur, que, si jamais épreuve loyale a été faite, c'est dans cette maison même. Nous avons fait tout ce que pouvait raisonnablement suggérer l'humanité. Je suis fâché que vous ne nous ayez pas rendu visite à une époque antérieure. Vous auriez pu juger la question par vous-même. Mais je suppose que vous êtes bien au courant du traitement par la douceur dans tous ses détails.

—Pas absolument. Ce que j'en connais, je le tiens de troisième ou de quatrième main.

—Je définirai donc le système en termes généraux: un système où le malade était ménagé; un système de laisser faire. Nous ne contredisions aucune des fantaisies qui entraient dans la cervelle du malade. Au contraire, non-seulement nous nous y prêtions, mais encore nous l'encouragions; et c'est ainsi que nous avons pu opérer un grand nombre de cures radicales. Il n'y a pas de raisonnement qui touche autant la raison affaiblie d'un fou que la réduction à l'absurde. Nous avons eu des hommes, par exemple, qui se croyaient poulets. Le traitement consistait, en ce cas, à reconnaître, à accepter le cas comme fait positif,—à accuser le malade de stupidité en ce qu'il ne reconnaissait pas suffisamment son cas comme fait positif,—et dès lors à lui refuser, pendant une semaine, toute autre nourriture que celle qui appartient proprement à un poulet. Grâce à cette méthode, il suffisait d'un peu de grain et de gravier pour opérer des miracles.

—Mais cette espèce d'acquiescement de votre part à la monomanie, était-ce tout?

—Non pas. Nous avions grande foi aussi dans les amusements d'une nature simple, tels que la musique, la danse, les exercices gymnastiques en général, les cartes, certaines classes de livres, etc., etc. Nous faisions semblant de traiter chaque individu pour une affection physique ordinaire, et le mot folie n'était jamais prononcé. Un point de grande importance était de donner à chaque fou la charge de surveiller les actions de tous les autres. Mettre sa confiance dans l'intelligence ou la discrétion d'un fou, c'est le gagner corps et âme. Par ce moyen, nous pouvions nous passer de toute une classe fort dispendieuse de surveillants.

—Et vous n'aviez de punitions d'aucune sorte?

—D'aucune.

—Et vous n'enfermiez jamais vos malades?

—Très-rarement. De temps à autre, la maladie de quelque individu s'élevant jusqu'à une crise, ou tournant soudainement à la fureur, nous le transportions dans une cellule secrète, de peur que le désordre de son esprit n'infectât les autres, et nous le gardions ainsi jusqu'au moment où nous pouvions le renvoyer à ses parents ou à ses amis;—car nous n'avions rien à faire avec le fou furieux. D'ordinaire, il est transféré dans les hospices publics.

—Et maintenant vous avez changé tout cela; et vous croyez avoir fait pour le mieux?

—Décidément, oui. Le système avait ses inconvénients et même ses dangers. Actuellement, il est, Dieu merci! condamné dans toutes les maisons de santé de France.

—Je suis très-surpris,—dis-je,—de tout ce que vous m'apprenez; car je considérais comme certain qu'il n'existe pas d'autre méthode de traitement de la folie, actuellement en vigueur, dans toute l'étendue du pays.

—Vous êtes encore jeune, mon ami,—répliqua mon hôte,—mais le temps viendra où vous apprendrez à juger par vous-même tout ce qui se passe dans le monde, sans vous fier au bavardage d'autrui. Ne croyez rien de ce que vous entendez dire, et ne croyez que la moitié de ce que vous voyez. Or, relativement à nos maisons de santé, il est clair que quelque ignare s'est joué de vous. Après le dîner, cependant, quand vous serez suffisamment remis de la fatigue de votre voyage, je serai heureux de vous promener à travers la maison et de vous faire apprécier un système qui, dans mon opinion et dans celle de toutes les personnes qui ont pu en voir les résultats, est incomparablement le plus efficace de tous ceux imaginés jusqu'à présent.

—C'est votre propre système?—demandai-je,—un système de votre invention?

—Je suis fier,—répliqua-t-il,—d'avouer que c est bien le mien, au moins dans une certaine mesure.»

Je conversai ainsi avec M. Maillard une heure ou deux, pendant lesquelles il me montra les jardins et les cultures de l'établissement.

«Je ne puis pas,—dit-il,—vous laisser voir mes malades immédiatement. Pour un esprit sensitif, il y a toujours quelque chose de plus ou moins répugnant dans ces sortes d'exhibitions; et je ne veux pas vous priver de votre appétit pour le dîner. Car nous dînerons ensemble. Je puis vous offrir du veau à la Sainte-Menehould, des choux-fleurs à la sauce veloutée, après cela un verre de clos-vougeot; vos nerfs alors seront suffisamment raffermis.»

A six heures, on annonça le dîner, et mon hôte m'introduisit dans une vaste salle à manger, où était rassemblée une nombreuse compagnie, vingt-cinq ou trente personnes en tout. C'étaient, en apparence, des gens de bonne société, certainement de haute éducation, quoique leurs toilettes, à ce qu'il me sembla, fussent d'une richesse extravagante et participassent un peu trop du raffinement fastueux de la vieille cour[1]. J'observai aussi que les deux tiers au moins des convives étaient des dames, et que quelques-unes d'entre elles n'étaient nullement habillées selon la mode qu'un Parisien considère comme le bon goût du jour. Plusieurs femmes, par exemple, qui n'avaient pas moins de soixante et dix ans, étaient parées d'une profusion de bijouterie, bagues, bracelets et boucles d'oreilles, et montraient leurs seins et leurs bras outrageusement nus. Je notai également que très-peu de ces costumes étaient bien faits, ou du moins que la plupart étaient mal adaptés aux personnes qui les portaient. En regardant autour de moi, je découvris l'intéressante jeune fille à qui M. Maillard m'avait présenté dans le petit parloir; mais ma surprise fut grande de la voir accoutrée d'une vaste robe à paniers, avec des souliers à hauts talons et un bonnet crasseux de point de Bruxelles, beaucoup trop grand pour elle, si bien qu'il donnait à sa figure une apparence ridicule de petitesse. La première fois que je l'avais vue, elle était vêtue d'un grand deuil qui lui allait à merveille. Bref, il y avait un air de singularité dans la toilette de toute la société, qui me remit en tête mon idée primitive du système de douceur, et me donna à penser que M. Maillard avait voulu m'illusionner jusqu'à la fin du dîner, de peur que je n'éprouvasse des sensations désagréables pendant le repas, me sachant à table avec des lunatiques; mais je me souvins qu'on m'avait parlé, à Paris, des provinciaux du Midi comme de gens particulièrement excentriques et entichés d'une foule de vieilles idées; et, d'ailleurs, en causant avec quelques-uns des convives, je sentis bientôt mes appréhensions se dissiper complètement.

La salle à manger, elle-même, quoique ne manquant pas tout à fait de confortable, et de bonnes dimensions, n'avait pas toutes les élégances désirables. Ainsi, le parquet était sans tapis; il est vrai qu'en France on s'en passe souvent. Les fenêtres étaient privées de rideaux; les volets, quand ils étaient fermés, étaient solidement assujettis par des barres de fer, fixées en diagonale, à la manière ordinaire des fermetures des boutiques. J'observai que la salle formait, à elle seule, une des ailes du château, et que les fenêtres occupaient ainsi trois des côtés du parallélogramme, la porte se trouvant placée sur la quatrième. Il n'y avait pas moins de dix fenêtres en tout.

La table était splendidement servie. Elle était couverte de vaisselle plate et surchargée de toutes sortes de friandises. C'était une profusion absolument barbare. Il y avait en vérité assez de mets pour régaler les Anakim. Jamais, de mon vivant, je n'avais contemplé un si monstrueux étalage, un si extravagant gaspillage de toutes les bonnes choses de la vie;—peu de goût, il est vrai, dans l'arrangement du service;—et mes yeux, accoutumés à des lumières douces, se trouvaient cruellement offensés par le prodigieux éclat d'une multitude de bougies, dans des candélabres d'argent, qu'on avait posés sur la table et disséminés dans toute la salle, partout où on avait pu en trouver la place. Le service était fait par plusieurs domestiques très-actifs, et sur une grande table, tout au fond de la salle, étaient assises sept ou huit personnes avec des violons, des flûtes, des trombones et un tambour. Ces gaillards, à de certains intervalles, pendant le repas, me fatiguèrent beaucoup par une infinie variété de bruits, qui avaient la prétention d'être de la musique, et qui, à ce qu'il paraissait, causaient un vif plaisir à tous les assistants,—moi excepté, bien entendu.

En somme, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il y avait passablement de bizarrerie dans tout ce que je voyais; mais, après tout, le monde est fait de toutes sortes de gens, qui ont des manières de penser fort diverses et une foule d'usages tout à fait conventionnels. Et puis, j'avais trop voyagé pour n'être pas un parfait adepte du nil admirari; aussi je pris très-tranquillement place à la droite de mon amphitryon, et, doué d'un excellent appétit, je fis honneur à toute cette bonne chair.

La conversation, cependant, était animée et générale. Les dames, selon leur habitude, parlaient beaucoup. Je vis bientôt que la société était composée, presque entièrement, de gens bien élevés, et mon hôte était, à lui seul, un trésor de joyeuses anecdotes. Il semblait assez volontiers disposé à parler de sa position de directeur d'une maison de santé; et, à ma grande surprise, la folie elle-même devint le thème de causerie favori de tous les convives.

«Nous avions ici autrefois un gaillard,—dit un gros petit monsieur, assis à ma droite,—qui se croyait théière; et, soit dit en passant, n'est-ce pas chose remarquable que cette lubie particulière entre si souvent dans la cervelle des fous? Il n'y a peut-être pas en France un hospice d'aliénés qui ne puisse fournir une théière humaine. Notre monsieur était une théière de fabrique anglaise, et il avait soin de se polir lui-même tous les matins avec une peau de daim et du blanc d'Espagne.

—Et puis,—dit un grand homme, juste en face,—nous avons eu, il n'y a pas bien longtemps, un individu qui s'était fourré dans la tête qu'il était un âne,—ce qui, métaphoriquement parlant, direz-vous, était parfaitement vrai. C'était un malade très-fatigant, et nous avions beaucoup de peine à l'empêcher de dépasser toutes les bornes. Pendant un assez long temps, il ne voulut manger que des chardons; mais nous l'avons bientôt guéri de cette idée en insistant pour qu'il ne mangeât pas autre chose. Il était sans cesse occupé à ruer avec ses talons... comme ça, tenez... comme ça...

—Monsieur de Kock! je vous serais bien obligée, si vous pouviez vous contenir!—interrompit alors une vieille dame, assise à côte de l'orateur.—Gardez, s'il vous plaît, vos coups de pieds pour vous. Vous avez abîmé ma robe de brocart! Est-il indispensable, je vous prie, d'illustrer une observation d'une manière aussi matérielle? Notre ami, que voici, vous comprendra tout aussi bien sans cette démonstration physique. Sur ma parole, vous êtes presque un aussi grand âne que ce pauvre insensé croyait l'être lui-même. Votre jeu est tout à fait nature, aussi vrai que je vis!

—Mille pardons, mam'zelle!—répondit M. de Kock, ainsi interpellé,—mille pardons! je n'avais pas l'intention de vous offenser. Mam'zelle Laplace, M. de Kock sollicite l'honneur de prendre le vin avec vous.»

Alors, M. de Kock s'inclina, baisa cérémonieusement sa propre main, et prit le vin avec mam'zelle Laplace.

«Permettez-moi, mon ami,—dit M. Maillard en s'adressant à moi,—permettez-moi de vous envoyer un morceau de ce veau à la Sainte-Menehould; vous le trouverez particulièrement délicat.»

Trois vigoureux domestiques avaient réussi à déposer sans accident sur la table un énorme plat, ou plutôt un bateau, contenant ce que j'imaginais être le monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen ademptum. Un examen plus attentif me confirma toutefois que c'était seulement un petit veau rôti, tout entier, appuyé sur ses genoux, avec une pomme entre les dents, selon la mode usitée en Angleterre pour servir un lièvre.

«Non, je vous remercie,—répliquai-je;—pour dire la vérité, je n'ai pas un faible bien déterminé pour le veau à la Sainte... comment dites-vous? car je ne trouve pas généralement qu'il me réussisse. Je vous prierai de faire changer cette assiette et de me permettre d'essayer un peu du lapin.»

Il y avait sur la table quelques plats latéraux, contenant ce qui me semblait être du lapin ordinaire, à la française, un délicieux morceau, que je puis vous recommander.

«Pierre!—cria mon hôte,—changez l'assiette de monsieur, et donnez lui un morceau de ce lapin au chat.

—De ce... quoi?—dis-je.

—De ce lapin au chat.

—Eh bien, je vous remercie. Toutes réflexions faites, non. Je vais me servir moi-même un peu de jambon.»

En vérité, pensais-je, on ne sait pas ce qu'on mange à la table de ces gens de province. Je ne veux pas goûter de leur lapin au chat, pas plus, et pour la même raison, que je ne voudrais de leur chat au lapin.

«Et puis,—dit un personnage à figure cadavéreuse, placé au bas de la table, reprenant le fil de la conversation où il avait été brisé,—entre autres bizarreries, nous avons eu, à une certaine époque, un malade qui s'obstinait à se croire un fromage de Cordoue, et qui se promenait partout, un couteau à la main, invitant ses amis à couper, seulement pour y goûter, un petit morceau de sa cuisse.

—C'était sans doute un grand fou,—interrompit une autre personne;—mais il n'est pas à comparer à un certain individu que nous avons tous connu, à l'exception de ce gentleman étranger. Je veux parler de l'homme qui se prenait, pour une bouteille de champagne, et qui partait, toujours avec un pan... pan...! et un pschi... t... t... t...! de cette manière...»

Ici l'orateur, très-grossièrement, à mon sens, fourra son pouce droit sous la joue gauche, l'en retira brusquement avec un bruit ressemblant à la pétarade d'un bouchon qui saute, et puis, par un adroit mouvement de la langue sur les dents, produisit un sifflement aigu, qui dura quelques minutes, pour imiter la mousse du champagne. Cette conduite, je le vis bien, ne fut pas précisément du goût de M. Maillard; cependant, il ne dit rien, et la conversation fut reprise par un petit homme très-maigre, avec une grosse perruque.

«Il y avait aussi,—dit-il,—un imbécile qui se croyait une grenouille, animal auquel, pour le dire en passant, il ressemblait considérablement. Je voudrais que vous l'eussiez vu, monsieur,—c'était à moi qu'il s'adressait,—ça vous aurait fait du bien au cœur de voir les airs naturels qu'il prenait. Monsieur, si cet homme n'était pas une grenouille, je puis dire que c'est un grand malheur qu'il ne le fût pas. Son coassement était à peu près cela: O... o... o...gh...! o...o...o...gh!—C'était vraiment la plus belle note du monde,—un si bémol! et, quand il plaçait ses coudes sur la table de cette façon, après avoir pris un ou deux verres de vin, et qu'il distendait sa bouche ainsi, et qu'il roulait ses yeux comme ça, et puis qu'il les faisait clignoter avec une excessive rapidité,—comme ça, voyez-vous,—eh bien, monsieur, je puis vous affirmer de la manière la plus positive que vous seriez tombé en extase devant le génie de cet homme.

—Je n'en doute pas,—répondis-je.

—Il y avait aussi,—dit un autre,—il y avait aussi Petit-Gaillard, qui se croyait une pincée de tabac, et qui était désolé de ne pouvoir se prendre lui-même entre son index et son pouce.

—Nous avons eu aussi Jules Deshoulières, qui était vraiment un singulier génie, et qui devint fou de l'idée qu'il était une citrouille. Il persécutait sans cesse le cuisinier pour se faire mettre en pâtés, chose à laquelle le cuisinier se refusait avec indignation. Pour ma part, je n'affirmerai pas qu'une tourte à la Deshoulières ne pût être un mets des plus délicats, en vérité!

—Vous m'étonnez,—dis-je,—et je regardais M. Maillard d'un air interrogatif.

—Ha! ha!—fit celui-ci,—hé! hé! hi! hi! oh! oh! hu! hu!—Excellent, en vérité! Il ne faut pas vous étonner, mon ami; notre ami est un original, un farceur; il ne faut pas prendre à la lettre ce qu'il dit.

—Oh! mais,—dit une autre personne de la société,—nous avons connu aussi Buffon-Legrand, un autre personnage très-extraordinaire dans son genre. Il eut le cerveau dérangé par l'amour, et se figura qu'il était possesseur de deux têtes. Il affirmait que l'une d'elles était celle de Cicéron; quant à l'autre, il se la figurait composite, étant celle de Démosthènes depuis le haut du front jusqu'à la bouche, et celle de lord Brougham depuis la bouche jusqu'au bas du menton. Il ne serait pas impossible qu'il se trompât; mais il vous aurait convaincu qu'il avait raison; car c'était un homme d'une grande éloquence. Il avait une véritable passion pour l'art oratoire, et ne pouvait se retenir de la montrer. Par exemple, il avait l'habitude de sauter ainsi sur la table, et puis...»

En ce moment, un ami de l'orateur, assis à son côté, lui mit la main sur l'épaule et lui chuchota quelques mots à l'oreille; là-dessus, l'autre cessa soudainement de parler et se laissa retomber sur sa chaise.

«Et puis,—dit l'ami, celui qui avait parlé bas,—il y a eu Boulard aussi, le toton. Je l'appelle le toton parce qu'il fut pris, en réalité, de la manie, singulière peut-être, mais non absolument déraisonnable, de se croire métamorphosé en toton. Vous auriez crevé de rire à le voir tourner. Il pirouettait à l'heure sur un seul talon, de cette façon, voyez...»

Alors, l'ami qu'il avait interrompu, un instant auparavant, par un avis dit à l'oreille, lui rendit, à son tour, exactement le même office.

«Mais, alors,—cria une vieille dame d'une voix éclatante,—votre M. Boulard était un fou, et un fou très-bête, pour le moins. Car, permettez-moi de vous le demander, qui a jamais entendu parler d'un toton humain? La chose est absurde. Madame Joyeuse était une personne plus sensée, comme vous savez. Elle avait aussi sa lubie, mais une inspirée par le sens commun, et qui procurait du plaisir à tous ceux qui avaient l'honneur de la connaître. Elle avait découvert, après mûre réflexion, qu'elle avait été, par accident, changée en jeune coq; mais, en tant que coq, elle se conduisait normalement. Elle battait des ailes, comme ça, comme ça, avec un effort prodigieux; et, quant à son chant, il était délicieux! Co... o... o... o... queri... co... o... o... o...! Co... o... o... que... ri... co... co... co... o... o... o... o...!»

—Madame Joyeuse, je vous prie de vouloir bien vous contenir!—interrompit notre hôte avec colère.—Si vous ne voulez pas vous conduire décemment comme une dame doit le faire, vous pouvez quitter la table immédiatement. A votre choix!»

La dame (que je fus très-étonné d'entendre nommer madame Joyeuse, après la description de madame Joyeuse qu'elle-même venait de faire) rougit jusqu'aux sourcils, et sembla profondément humiliée de la réprimande. Elle baissa la tête et ne répondit pas une syllabe. Mais une autre dame plus jeune reprit le sujet de conversation en train. C'était ma belle jeune fille du parloir.

«Oh!—s'écria-t-elle,—madame Joyeuse était une folle! mais il y avait, en somme, beaucoup de sens dans l'opinion d'Eugénie Salsafette. C'était une très-belle jeune dame, d'un air contrit et modeste, qui jugeait la mode ordinaire de s'habiller très-indécente, et qui voulait toujours se vêtir en se mettant hors de ses habits au lieu de se mettre dedans. C'est une chose bien facile à faire, après tout. Vous n'avez qu'à faire comme ça... et puis comme ça... et puis ensuite..., et enfin...»

—Mon Dieu! mam'zelle Salsafette!—s'écrièrent une douzaine de voix ensemble,—que faites-vous?-Arrêtez!—c'est suffisant.—Nous voyons bien comment cela peut se faire!—Assez! assez!»

Et quelques personnes s'élançaient déjà de leur chaise pour empêcher mam'zelle Salsafette de se mettre sur le pied d'égalité avec la Vénus de Médicis, quand le résultat désirable fut soudainement et efficacement amené par une suite de grands cris ou de hurlements, provenant de quelque partie du corps principal du château. Mes nerfs furent, pour dire vrai, très-affectés par ces hurlements; mais, quant aux autres convives, ils me firent pitié. Jamais de ma vie je n'ai vu une compagnie de gens sensés aussi complètement effrayée. Ils devinrent tous pâles comme autant de cadavres; ils se ratatinaient sur leur chaise, frissonnaient et baragouinaient de terreur, et semblaient attendre d'une oreille anxieuse la répétition du même bruit. Il se répéta, en effet, plus haut et comme se rapprochant,—et puis une troisième fois, très-fort, très-fort,—enfin une quatrième, mais avec une vigueur évidemment décroissante. A cet apaisement apparent de la tempête, toute la compagnie reprit immédiatement ses esprits, et l'animation et les anecdotes recommencèrent de plus belle. Je me hasardai alors à demander quelle était la cause de ce trouble.

«Une pure bagatelle,—dit M. Maillard.—Nous sommes blasés là-dessus, et nous nous en inquiétons vraiment fort peu. Les fous, à des intervalles réguliers, se mettent à hurler de concert, l'un excitant l'autre, comme il arrive quelquefois, la nuit, dans une troupe de chiens. Il arrive aussi de temps en temps que ce concert de hurlements est suivi d'un effort simultané de tous pour s'évader; dans ce cas, il y a, naturellement, lieu à quelques appréhensions.

—Et combien en avez-vous maintenant d'emprisonnés?

—Pour le moment, nous n'en avons pas plus de dix en tout.

—Principalement des femmes, je suppose?

—Oh! non.—Tous des hommes, et de vigoureux gaillards, je puis vous l'affirmer.

—En vérité! j'avais toujours entendu dire que la majorité des fous appartenait au sexe aimable.

—En général, oui; mais pas toujours. Il y a quelque temps, nous avions ici environ vingt-sept malades, et, sur ce nombre, il n'y avait pas moins de dix-huit femmes; mais, depuis peu, les choses ont beaucoup changé, comme vous voyez.

—Oui..., ont beaucoup changé, comme vous voyez,—interrompit le monsieur qui avait brisé les tibias de mam'zelle Laplace.

—Oui..., ont beaucoup changé, comme vous voyez,—carillonna en chœur toute la société.

—Retenez vos langues, tous! entendez-vous!—cria mon amphitryon, dans un accès de colère. Là-dessus, toute l'assemblée observa, pendant une minute à peu près, un silence de mort. Il y eut une dame qui obéit à la lettre à M. Maillard, c'est-à-dire que, tirant sa langue, une langue d'ailleurs excessivement longue, elle la prit avec ses deux mains, et la tint ainsi avec beaucoup de résignation jusqu'à la fin du festin.

«Et cette dame,—dis-je à M. Maillard en me penchant vers lui, et lui parlant à voix basse,—cette excellente dame qui parlait tout à l'heure, et qui nous lançait son coquerico, elle est, je présume, inoffensive,—tout à fait inoffensive, hein?

—Inoffensive!—s'écria-t-il avec une surprise non feinte;—comment? que voulez-vous dire?

—Elle n'est que légèrement atteinte?—dis-je en me touchant le front.—Je suppose qu'elle n'est pas particulièrement,—dangereusement affectée, hein?

—Mon Dieu! qu'imaginez-vous là? Cette dame, ma vieille et particulière amie, madame Joyeuse a l'esprit aussi sain que moi-même. Elle a ses petites excentricités, sans doute; mais, vous savez, toutes les vieilles femmes, toutes les très-vieilles femmes sont plus ou moins excentriques!

—Sans doute,—dis-je,—sans doute!—Et le reste de ces dames et de ces messieurs...?

—Tous sont mes amis et mes gardiens,—interrompit M. Maillard en se redressant avec hauteur,—mes excellents amis et mes aides.

—Quoi! eux tous?—demandai-je,—et les femmes aussi, sans exception?

—Assurément,—dit-il.—Nous ne pourrions rien faire sans les femmes; ce sont les meilleurs infirmiers du monde pour les fous; elles ont une manière à elles, vous savez? leurs yeux produisent des effets merveilleux; quelque chose comme la fascination du serpent, vous savez?

—Certainement,—dis-je,—certainement!—Elles se conduisent d'une façon un peu bizarre, n'est-ce pas? Elles ont quelque chose d'original, hein? ne trouvez-vous pas?

—Bizarre! original!... Quoi! vraiment! vous pensez ainsi? A vrai dire, nous ne sommes pas bégeules dans le Midi; nous faisons assez volontiers tout ce qui nous plaît; nous jouissons de la vie;—et toutes ces habitudes-là, vous comprenez ...

—Parfaitement,—dis-je,—parfaitement.

—Et puis, ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous comprenez?—un peu chaud, n'est-ce pas?

—Certainement,—dis-je,—certainement. Par parenthèse, monsieur, ne vous ai-je pas entendu dire que le système adopté par vous, à la place du fameux système de douceur, était d'une rigoureuse sévérité?

—Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse; mais le traitement,—le traitement médical, veux-je dire,—est plutôt agréable pour les malades.

—Et le nouveau système est de votre invention?

—Pas absolument. Quelques parties du système doivent être attribuées au professeur Goudron, dont vous avez nécessairement entendu parler; et il y a dans mon plan des modifications que je suis heureux de reconnaître comme appartenant de droit au célèbre Plume, que vous avez eu l'honneur, si je ne me trompe, de connaître intimement.

—Je suis bien honteux d'avouer.—répliquai-je, que jusqu'ici je n'avais jamais entendu prononcer les noms de ces messieurs.

—Bonté divine!—s'écria mon hôte, retirant brusquement sa chaise et levant les mains au ciel. Il est probable que je vous ai mal compris! vous n'avez pas voulu dire, n'est-ce pas? que vous n'avez jamais ouï parler de l'érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume?

—Je suis forcé de reconnaître mon ignorance,—répondis-je;—mais la vérité doit être respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens on ne peut plus humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux hommes, sans aucun doute extraordinaires. Je vais m'occuper de chercher leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard, vous m'avez réellement,—je dois le confesser,—vous m'avez réellement fait rougir de moi-même!»

Et c'était la pure vérité.

«N'en parlons plus, mon jeune et excellent ami,—dit-il avec bonté, en me serrant la main;—prenons cordialement ensemble un verre de ce sauterne.»

Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer. Ils bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait ses rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de Phalaris,—et toute la scène, s'exaspérant de plus en plus à mesure que les vins augmentaient leur empire, devint, à la longue, une sorte de Pandémonium in petto. Cependant M. Maillard et moi, avec quelques bouteilles de sauterne et de clos-vougeot entre nous deux, nous continuions notre dialogue à tue-tête. Une parole prononcée sur le diapason ordinaire n'avait pas plus de chance d'être entendue que la voix d'un poisson au fond du Niagara.

«Monsieur—lui criai-je dans l'oreille,—vous me parliez avant le dîner du danger impliqué dans l'ancien système de douceur. Quel est-il?

—Oui,—répondit-il,—il y avait quelquefois un très-grand danger. Il n'est pas possible de se rendre compte des caprices des fous; et dans mon opinion, aussi bien que dans celle du docteur Goudron et celle du professeur Plume, il n'est jamais prudent de les laisser se promener librement et sans surveillants. Un fou peut être adouci, comme on dit, pour un temps, mais à la fin il est toujours capable de turbulence. De plus, sa ruse est proverbiale et vraiment très-grande. S'il a un projet en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse hypocrisie; et l'adresse avec laquelle il contrefait la sanité offre à l'étude du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques. Quand un fou paraît tout à fait raisonnable, il est grandement temps, croyez-moi, de lui mettre la camisole.

—Mais le danger, mon cher monsieur, le danger dont vous parliez? D'après votre propre expérience, depuis que cette maison est sous votre contrôle, avez-vous eu une raison, matérielle, positive, de considérer la liberté comme périlleuse, dans un cas de folie?

—Ici?—D'après ma propre expérience?—Certes, je peux répondre: oui! Par exemple, il n'y a pas très-longtemps de cela, une singulière circonstance s'est présentée dans cette maison même. Le système de douceur, vous le savez, était alors en usage, et les malades étaient en liberté. Ils se comportaient remarquablement bien, à ce point que toute personne de sens aurait pu tirer d'une si belle sagesse la preuve qu'il se brassait parmi ces gaillards quelque plan démoniaque. Et, en effet, un beau matin, les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés, et jetés dans les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.

—Oh! que me dites-vous là? Je n'ai jamais, de ma vie, entendu parler d'une telle absurdité!

—C'est un fait. Tout cela arriva, grâce à un sot animal, un fou, qui s'était, je ne sais comment, fourré dans la tête qu'il était inventeur du meilleur système de gouvernement dont on eût jamais ouï parler,—gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose, faire une épreuve de son invention,—et ainsi il persuada aux autres malades de se joindre à lui dans une conspiration pour renverser le pouvoir régnant.

—Et il a réellement réussi?

—Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à troquer leurs places respectives, avec cette différence importante toutefois, que les fous avaient été libres, mais que les gardiens furent immédiatement séquestrés dans des cabanons et traités, je suis fâché de l'avouer, d'une manière très-cavalière.

—Mais je présume qu'une contre-révolution a dû s'effectuer promptement. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Les campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir l'établissement auront donné sans doute l'alarme.

—Ici, vous êtes dans l'erreur. Le chef des rebelles était trop rusé pour que cela pût arriver. Il n'admit désormais aucun visiteur,—à l'exception, une seule fois, d'un jeune gentleman, d'une physionomie très-niaise et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui permit de visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété et pour s'amuser de lui. Aussitôt qu'il l'eut suffisamment fait poser, il le laissa sortir, et le renvoya à ses affaires.

—Et combien de temps a duré le règne des fous?

—Oh! fort longtemps, en vérité;—un mois certainement;—combien en plus, je ne saurais le préciser. Cependant les fous se donnaient du bon temps;—vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux habits râpés et en usèrent à leur aise avec la garde-robe de famille et les bijoux. Les caves du château étaient bien fournies de vin, et ces diables de fous sont des connaisseurs qui savent bien boire. Ils ont largement vécu, je puis vous l'affirmer!

—Et le traitement? Quelle était l'espèce particulière de traitement que le chef des rebelles avait mis en application?

—Ah! quant à cela, un fou n'est pas nécessairement un sot, comme je vous l'ai déjà fait observer, et c'est mon humble opinion que son traitement était un bien meilleur traitement que celui auquel il était substitué. C'était un traitement vraiment capital,—simple,—propre,—sans aucun embarras,—réellement délicieux,—c'était...»

Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées par une nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous avaient déjà déconcertés. Cette fois, cependant, ils semblaient provenir de gens qui se rapprochaient rapidement.

«Bonté divine!—m'écriai-je;—les fous se sont échappés, sans aucun doute.

—Je crains bien que vous n'ayez raison,» répondit M. Maillard, devenant alors excessivement pâle.

A peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des imprécations se firent entendre sous les fenêtres; et immédiatement après, il devint évident que quelques individus du dehors s'ingéniaient à entrer de force dans la salle. On battait la porte avec quelque chose qui devait être une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse violence.

Une scène de la plus horrible confusion s'ensuivit. M. Maillard, à mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J'aurais attendu de sa part plus de résolution. Les membres de l'orchestre, qui, depuis un quart d'heure, semblaient trop ivres pour accomplir leurs fonctions, sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments, et, escaladant leur table, attaquèrent d'un commun accord un Yankee Doodle[2], qu'ils exécutèrent, sinon avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine, pendant tout le temps que dura le désordre.

Cependant le monsieur qu'on avait empêché, à grand'peine, de sauter sur la table, y sauta cette fois au milieu des bouteilles et des verres. Aussitôt qu'il y fut commodément installé, il commença un discours qui, sans aucun doute, eût paru de premier ordre, si seulement on avait pu l'entendre. Au même instant, l'homme dont toutes les prédilections étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant angle droit avec son corps, si bien qu'il avait l'air d'un toton véritable, renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et puis, entendant d'incroyables pétarades et des sifflements inouïs de champagne, je découvris que cela provenait de l'individu qui pendant le dîner avait si bien joué le rôle de bouteille. En même temps, l'homme-grenouille coassait de toutes ses forces, comme si le salut de son âme dépendait de chaque note qu'il proférait. Au milieu de tout de cela s'élevait, dominant tous les bruits, le braiement non interrompu d'un âne. Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans une si horrible perplexité, que j'aurais pu pleurer sur la pauvre dame. Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée, et elle se contentait de chanter, à toutes volées, son «coquericooooo!...»

Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes de résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des assiégeants, les deux fenêtres furent très-rapidement et presque simultanément enfoncées. Mais je n'oublierai jamais mes sensations d'ébahissement et d'horreur, quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable armée hurlante de monstres, que je pris d'abord pour des chimpanzés, des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap de Bonne-Espérance.

Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me pelotonnai sous un canapé, où je me tins coi. Après être resté là quinze minutes environ, pendant lesquelles j'écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait dans la salle, j'obtins enfin, avec le dénoûment, une explication satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu'il me parut, en me contant l'histoire du fou qui avait excité ses camarades à la rébellion, n'avait fait que relater ses propres exploits. Ce monsieur avait été, en effet, deux ou trois ans auparavant, directeur de l'établissement; puis sa tête s'était dérangée, et il était passé au nombre des malades. Ce fait n'était pas connu du compagnon de voyage qui m'avait présenté à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient été soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils étaient restés emprisonnés ainsi plus d'un mois, et, pendant toute cette période, M. Maillard leur avait accordé généreusement non-seulement le goudron et les plumes (ce qui constituait son système), mais aussi un peu de pain et de l'eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait leur ration de douches. A la fin, l'un d'eux, s'étant échappé par un égout, rendit la liberté à tous les autres.

Le système de douceur, avec d'importantes modifications, a été repris au château; mais je ne puis m'empêcher de reconnaître, avec M. Maillard, que son traitement, à lui, était, dans son espèce, un traitement capital. Comme il le faisait justement observer, c'était un traitement simple,—propre et ne causant aucun embarras,—pas le moindre.

Je n'ai que quelques mots à ajouter. Bien que j'aie cherché dans toutes les bibliothèques de l'Europe les œuvres du docteur Goudron et du professeur Plume, je n'ai pas encore pu, jusqu'à ce jour, malgré tous mes efforts, m'en procurer un exemplaire.


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