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Histoires grotesques et sérieuses

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[1] A propos du veau à la Sainte-Menehould, de la sauce veloutée, de la vieille cour, etc., il ne faut pas oublier que l'auteur est Américain, et que, comme tous les auteurs anglais et américains, il a la manie d'employer des termes français et de faire parade d'idées françaises,—termes et idées d'un répertoire un peu suranné.—C. B.

[2] Air populaire américain.—Le lecteur, amateur de la vérité locale, peut y substituer mentalement l'air de la Carmagnole, ou tout autre air français.—C. B.


LE DOMAINE D'ARNHEIM

Le jardin était taillé comme une belle dame,
Étendue et sommeillant voluptueusement,
Et fermant ses paupières aux cieux ouverts.
Les champs d'azur du ciel étaient rassemblés correctement
Dans un vaste cercle orné des fleurs de la lumière.
Les iris et les rondes étincelles de rosée,
Qui pendaient à leurs feuilles azurées, apparaissaient
Comme des étoiles clignotantes qui pétillent dans le bleu
du soir.
GILES FLETCHER.


Depuis son berceau jusqu'à son tombeau, mon ami Ellison fut toujours poussé par une brise de prospérité. Et je ne me sers pas ici du mot prospérité dans son sens purement mondain. Je l'emploie comme synonyme de bonheur. La personne dont je parle semblait avoir été créée pour symboliser les doctrines de Turgot, de Price, de Priestley et de Condorcet,—pour fournir un exemple individuel de ce que l'on a appellé la chimère des perfectionnistes. Dans la brève existence d'Ellison, il me semble que je vois une réfutation du dogme qui prétend que dans la nature même de l'homme gît un principe mystérieux, ennemi du bonheur. Un examen minutieux de sa carrière m'a fait comprendre que la misère de l'espèce humaine naît, en général, de la violation de quelques simples lois d'humanité;—que nous avons en notre possession, en tant qu'espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre,—et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et l'état délirant de la pensée humaine sur la grande question des conditions sociales, il ne serait pas impossible que l'homme, en tant qu'individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites.

Mon jeune ami était, lui aussi, fortement pénétré des mêmes opinions; et il n'est pas inutile d'observer que le bonheur non interrompu, qui a caractérisé toute sa vie, a été, en grande partie, le résultat d'un système préconçu. Il est positivement évident que, avec moins de cette philosophie instinctive qui, en maint cas, tient si bien lieu d'expérience, M. Ellison se serait vu précipité, par le très-extraordinaire succès de sa vie, dans le tourbillon commun de malheur qui s'ouvre devant tous les hommes merveilleusement dotés par le sort. Mais mon but n'est pas du tout d'écrire un essai sur le bonheur. Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots. Il n'admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre conditions élémentaires de félicité. Celle qu'il considérait comme la principale était (chose étrange à dire!) la simple condition, purement physique, du libre exercice en plein air. «La santé,—disait-il,-qu'on peut obtenir par d'autres moyens est à peine digne de ce nom.» Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu'espèce, pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres. La seconde condition était l'amour de la femme. La troisième, la plus difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième était l'objet d'une poursuite incessante; et il affirmait que, les autres choses étant égales, l'étendue du bonheur auquel on peut atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.

Ellison fut un homme remarquable par la profusion continue avec laquelle la fortune l'accabla de ses dons. En grâce et en beauté personnelles, il surpassait tous les hommes. Son intelligence était de celles pour qui l'acquisition des connaissances est moins un travail qu'une intuition et une nécessité. Sa famille était une des plus illustres de l'État. Sa femme était la plus délicieuse et la plus dévouée des femmes. Ses biens avaient toujours été considérables; mais, à l'échéance de sa majorité, il se trouva que la destinée avait, en sa faveur, fait un de ces tours bizarres qui stupéfient le milieu social dans lequel ils éclatent, et qui ne manquent guère d'altérer radicalement la constitution morale de ceux qui en sont les objets privilégiés.

Il paraît que cent ans, à peu près, avant la majorité de M. Ellison, était mort, dans une province éloignée, un certain M. Seabright Ellison. Ce gentleman avait amassé une fortune princière, et, n'ayant pas de parents immédiats, il avait conçu la fantaisie de laisser sa fortune s'accumuler durant un siècle après sa mort. Ayant indiqué lui-même, minutieusement et avec la plus grande sagacité, les différents modes de placement, il légua la masse totale à la personne la plus rapprochée par le sang, portant le nom d'Ellison, qui serait vivante à l'expiration de la centième année. Plusieurs tentatives avaient été faites pour obtenir l'annulation de ce singulier legs; mais, entachées d'un caractère rétroactif, elles avaient avorté; cependant l'attention d'un gouvernement soupçonneux avait été éveillée, et finalement un décret avait été rendu, qui défendait à l'avenir toutes accumulations semblables de capitaux. Toutefois ce décret ne put pas empêcher le jeune Ellison d'entrer en possession au vingt et unième anniversaire de sa naissance, et comme héritier de son ancêtre Seabright, d'une fortune de quatre cent cinquante millions de dollars[1]. Quand le chiffre prodigieux de l'héritage fut connu, on fit naturellement une foule de réflexions sur la manière d'en disposer. L'énormité de la somme et son applicabilité immédiate éblouissaient tous ceux qui rêvaient a la question. S'il se fût agi du possesseur d'une somme quelconque appréciable, on aurait pu se le figurer accomplissant l'un ou l'autre entre mille projets. Doué d'une fortune surpassant celles de tous les autres citoyens, on aurait pu aisément le supposer se jetant à l'excès dans l'extravagance de la fashion du moment,—ou bien se livrant aux intrigues politiques,—ou aspirant à la puissance ministérielle,—ou achetant un rang plus élevé dans la noblesse,—ou ramassant de vastes collections artistiques,—ou jouant le rôle magnifique de Mécène des lettres, des sciences et des arts,—ou dotant de grandes institutions de charité et y attachant son nom. Mais, relativement à l'inconcevable richesse dont l'héritier se trouvait maintenant investi, ces objets et tous les objets ordinaires de dépense semblaient n'offrir qu'un champ trop limité. On vérifia que, même à trois pour cent, le revenu annuel de l'héritage ne montait pas à moins de treize millions cinq cent mille dollars; ce qui faisait un million cent vingt-cinq mille dollars par mois; ou trente-six mille neuf cent quatre-vingt-six dollars par jour; ou mille cinq cent quarante et un dollars par heure; ou vingt-six dollars par chaque minute. Ainsi le sentier battu des suppositions se trouvait absolument coupé. Les hommes ne savaient plus qu'imaginer. Quelques-uns allaient jusqu'à supposer que M. Ellison se dépouillerait lui-même au moins d'une moitié de sa fortune, comme représentant une opulence absolument superflue, et qu'il enrichirait toute la multitude de ses parents par le partage de cette surabondance. En effet, Ellison abandonna à ses plus proches la fortune plus qu'ordinaire dont il jouissait déjà avant ce monstrueux héritage.

Cependant je ne fus pas surpris de voir qu'il avait depuis longtemps des idées arrêtées sur le sujet qui causait parmi ses amis une si grande discussion, et la nature de sa décision ne m'inspira pas non plus un grand étonnement. Relativement aux charités individuelles, il avait satisfait sa conscience. Quant à la possibilité d'un perfectionnement quelconque, proprement dit, effectué par l'homme lui-même dans la condition générale de l'humanité, il n'y accordait qu'une foi médiocre, je le confesse avec chagrin. En somme, pour son bonheur ou pour son malheur, il se repliait généralement sur lui-même.

C'était un poëte dans le sens le plus noble et le plus large. Il comprenait, d'ailleurs, le vrai caractère, le but auguste, la nécessité suprême et la dignité du sentiment poétique. Son instinct lui disait que la plus parfaite sinon la seule satisfaction, propre à ce sentiment, consistait dans la création de formes nouvelles de beauté. Quelques particularités, soit dans son éducation première, soit dans la nature de son intelligence, avaient donné à ses spéculations éthiques une nuance de ce qu'on appelle matérialisme; et ce fut peut-être ce tour d'esprit qui le conduisit à croire que le champ le plus avantageux, sinon le seul légitime, pour l'exercice de la faculté poétique consiste dans la création de nouveaux modes de beauté purement physique. C'est ce qui fut cause qu'il ne devint ni musicien ni poëte,—si nous employons ce dernier mot dans son acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir l'un ou l'autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à savoir que c'est dans le mépris de l'ambition que doit se trouver l'un des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment impossible de concevoir que, si un génie d'un ordre élevé doit être nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé encore qui est au-dessus de ce qu'on appelle ambition? Et ainsi ne pouvons-nous pas supposer qu'il a existé bien des génies beaucoup plus grands que Milton, qui sont restés volontairement «muets et inglorieux?» Je crois que le monde n'a jamais vu et que, sauf le cas où une série d'accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble et le contraindrait aux efforts répugnants de l'application pratique, le monde ne verra jamais la perfection triomphante d'exécution dont la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus riches de l'art.

Ellison ne devint donc ni musicien ni poète; quoique jamais aucun autre homme n'ait existé, plus profondément énamouré de musique et de poésie. Dans d'autres circonstances que celles qui l'enveloppaient, il n'eût pas été impossible qu'il fût devenu peintre. La sculpture, quoique rigoureusement poétique par sa nature, est un art dont le domaine et les effets sont trop limités pour avoir jamais occupé longtemps son attention. Je viens d'énumérer tous les départements dans lesquels, selon l'assentiment des connaisseurs, l'esprit poétique peut se donner carrière. Mais Ellison affirmait que le domaine le plus riche, le plus vrai et le plus naturel de l'art, sinon absolument le plus vaste, avait été inexplicablement négligé. Aucune définition n'avait été faite du jardinier-paysagiste, comme du poëte; et cependant il semblait à mon ami que la création du jardin-paysage offrait à une Muse particulière la plus magnifique des opportunités. Là, en vérité, s'ouvrait le plus beau champ pour le déploiement d'une imagination appliquée à l'infinie combinaison des formes nouvelles de beauté; les éléments à combiner étant d'un rang supérieur et les plus admirables que la terre puisse offrir. Dans la multiplicité de formes et de couleurs des fleurs et des arbres, il reconnaissait les efforts les plus directs et les plus énergiques de la Nature vers la beauté physique. Et c'est dans la direction ou concentration de cet effort, ou plutôt dans son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat sur cette terre, qu'il se sentait appelé à employer les meilleurs moyens, à travailler le plus fructueusement,—pour l'accomplissement, non-seulement de sa propre destinée comme poëte, mais aussi des augustes desseins en vue desquels la Divinité a implanté dans l'homme le sentiment poétique.

«Son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat sur cette terre.» Par l'explication qu'il donnait de cette phrase, M. Ellison résolvait presque ce qui avait toujours été pour moi une énigme;—je veux parler de ce fait, incontestable pour tous, excepté pour l'ignorant, qu'il n'existe dans la nature aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie la pourrait produire. On ne trouve pas dans la réalité des paradis semblables à ceux qui éclatent sur les toiles de Claude Lorrain. Dans le plus enchanteur des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès, mille excès et mille défauts. Quand même les parties constitutives pourraient défier, chacune individuellement, l'habileté d'un artiste consommé, l'arrangement de ces parties sera toujours susceptible de perfectionnement. Bref, il n'existe pas un lieu sur la vaste surface de la terre naturelle, où l'œil d'un contemplateur attentif ne se sente choqué par quelque défaut dans ce qu'on appelle la composition du paysage. Et cependant, combien ceci est inintelligible! En toute autre matière, on nous a justement appris à vénérer la nature comme parfaite. Quant aux détails, nous frémirions d'oser rivaliser avec elle. Qui aura la présomption d'imiter les couleurs de la tulipe, ou de perfectionner les proportions du lis de la vallée? La critique qui dit, à propos de sculpture ou de peinture, que la nature doit être ennoblie ou idéalisée, est dans l'erreur. Aucune combinaison d'éléments de beauté humaine, en peinture ou en sculpture, ne peut faire plus que d'approcher de la beauté vivante et respirante. Dans le paysage seul, le principe de la critique devient vrai; elle l'a senti vrai en ce point, et c'est l'esprit enragé de généralisation qui l'a poussée à conclure qu'il était vrai dans tous les domaines de l'art. Elle l'a senti vrai en ce point, dis-je; car le sentiment n'est ni affectation ni chimère. Les mathématiques ne fournissent pas de démonstrations plus absolues que celles que l'artiste tire du sentiment de son art. Non-seulement il croit, mais il sait positivement que tels et tels arrangements de matière, arbitraires en apparence, constituent seuls la vraie beauté. Ses raisons toutefois n'ont pas encore été mûries jusqu'à la formule. Reste un travail, réservé à l'analyse,—une analyse d'une profondeur jusqu'à présent inconnue au monde;—ce sera de rechercher ces raisons et de les formuler complètement. Néanmoins l'artiste est confirmé dans ses opinions instinctives par la voix de tous ses frères. Supposons une composition défectueuse; supposons qu'une correction soit opérée simplement dans la combinaison de la forme, et que cette correction soit soumise au jugement de tous les artistes du monde. La nécessité de la correction sera admise par chacun. Mieux encore! pour remédier au défaut de ladite composition, chaque membre de la confrérie aurait suggéré une correction identique.

Je répète que, seulement dans la composition du paysage, la nature physique est susceptible d'ennoblissement, et que cette susceptibilité de perfectionnement dans cette partie unique était un mystère que je n'avais jamais pu résoudre. Toutes mes réflexions sur ce sujet reposaient sur cette idée, que l'intention primitive de la nature devait avoir disposé la surface de la terre de manière à satisfaire en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le sublime ou le pittoresque; mais que cette intention primitive avait été déjouée par les perturbations géologiques connues,—perturbations qui avaient été ressenties par les formes et les couleurs, dans la correction et le mélange desquelles gît l'âme de l'art. Mais la force de cette idée se trouvait très-affaiblie par la nécessité conséquente de considérer ces perturbations comme anormales et destituées de toute espèce de but. Ce fut Ellison qui me suggéra qu'elles étaient des pronostics de mort. Il expliquait la chose ainsi: «Admettons que l'immortalité terrestre de l'homme ait été l'intention première. Nous concevons dès lors un arrangement primitif de la surface de la terre approprié à cet état bienheureux de l'homme, état qui n'a pas été réalisé, mais qui a été préconçu. Les perturbations n'ont été que des préparatifs pour sa condition mortelle, conçue postérieurement.

«Or,—ajoutait mon ami,—ce que nous regardons comme un ennoblissement du paysage peut bien être un ennoblissement réel, mais seulement au point de vue moral ou humain. Toute altération du décor naturel produirait peut-être un défaut dans le tableau, si nous supposons le tableau vu en grand, en masse, de quelque point éloigné de la surface de la terre, quoique non au delà des limites de son atmosphère. On comprend aisément que le perfectionnement d'un détail, examiné de très-près, pourrait en même temps gâter un effet général, un effet saisissable à une grande distance. Il se peut qu'il existe une classe d'êtres, appartenant autrefois à l'humanité, invisibles maintenant pour elle, aux yeux desquels, dans leur région lointaine, notre désordre apparaisse comme un ordre, notre non pittoresque comme pittoresque; en un mot, les anges terrestres, doués d'un sentiment du beau raffiné par la mort, et pour les regards desquels, plus spécialement que pour les nôtres, Dieu a peut-être voulu déployer les immenses jardins-paysages des hémisphères.»

Dans le cours de la discussion, mon ami citait quelques passages d'un écrivain qui a traité la question du jardin-paysage, et que l'on considère comme faisant autorité:

«Il n'y a proprement que deux styles de jardin-paysage, le naturel et l'artificiel. L'un cherche à rappeler la beauté originale de la campagne, en appropriant ses moyens au décor environnant; en cultivant des arbres qui soient en harmonie avec les collines ou la plaine de toute la terre voisine; en découvrant et en mettant en pratique ces rapports délicats de grosseur, de proportion et de couleur, qui, voilés pour l'œil de l'observateur vulgaire, se révèlent partout à l'élève expérimenté de la nature. Le résultat du style naturel en fait de jardins se manifeste dans l'absence de tout défaut et de toute incongruité, dans la prédominance de l'ordre et d'une saine harmonie, plutôt que dans la création de miracles et de merveilles spéciales. Le style artificiel comprend autant de variétés qu'il y a de goûts différents à satisfaire. Il implique un certain rapport général avec les différents styles d'architecture. Il y a les majestueuses avenues et les retraites de Versailles; il y a les terrasses italiennes; et puis un vieux style anglais, mixte et divers, qui a quelque rapport avec l'architecture gothique domestique et celle du siècle d'Elisabeth. Malgré tout ce qu'on peut dire contre les abus du jardin-paysage artificiel, l'introduction de l'art pur dans un décor rustique y ajoute une très-grande beauté. C'est une beauté qui est, en partie, morale, et en partie faite pour plaire à l'œil par le déploiement de l'ordre et de l'intention rendue visible. Une terrasse, avec une vieille balustrade couverte de mousse, évoque immédiatement pour l'œil les belles créatures qui y ont passé dans d'autres temps. Le plus léger indice d'art est un témoignage de sollicitude et d'intérêt humains.»

«D'après mes observations précédentes,—dit Ellison,—vous comprenez déjà que je repousse l'idée, exprimée par l'auteur, de rappeler la beauté originale de la campagne. Cette beauté originale n'est jamais aussi grande que celle que l'homme y peut introduire. Naturellement, tout dépend du choix d'un lieu offrant un champ suffisant. Ce qui est relatif à l'art de découvrir et de mettre en pratique les rapports délicats de grosseur, de proportion et de couleur, n'est qu'une de ces façons vagues de parler qui servent à couvrir l'insuffisance de la pensée. La phrase en question signifie peut-être quelque chose, ne signifie peut-être rien, et ne peut guider en rien. Que le résultat du style naturel, en matière de jardins, se manifeste dans l'absence de tout défaut et de toute incongruité plutôt que dans la création de miracles et de merveilles spéciales, c'est là une de ces propositions mieux accommodées à l'intelligence rampante du vulgaire qu'aux rêves ardents de l'homme de génie. Le mérite négatif en question relève de cette critique boiteuse qui, dans l'ordre littéraire, élèverait Addison jusqu'à l'apothéose. Pour dire la vérité, cette vertu qui consiste purement à éviter le vice fait appel directement à l'intelligence, et peut être, conséquemment, circonscrite par la règle; mais la vertu plus haute qui flamboie en créations ne peut être appréciée que dans ses résultats. La règle ne s'applique qu'aux mérites négatifs,—aux qualités qui conseillent l'abstention. Au delà de cette règle, l'art du critique ne peut que suggérer. On peut nous enseigner à construire un Caton, mais on ne nous apprendra jamais à concevoir un Parthénon ou un Enfer. Et cependant, la chose faite, le miracle accompli, la faculté de le comprendre devient universelle. Les sophistes de l'école négative, qui, à cause de leur incapacité à créer, bafouent la création, en sont maintenant les plus bruyants applaudisseurs. Ce qui, dans sa condition embryonnaire de principe, offensait leur magistrale raison, ne manque jamais, dans la maturité de l'exécution, d'arracher l'admiration à leur instinct naturel de beauté.

«Les observations de l'auteur sur le style artificiel,—continuait Ellison,—sont moins répréhensibles. L'introduction de l'art pur dans le décor rustique y ajoute une grande beauté. C'est juste; juste aussi, l'observation relative au sentiment de l'intérêt humain. Le principe tel qu'il est exprimé est incontestable; mais peut-être y a-t-il au delà quelque chose à trouver. Peut-être existe-t-il un effet, en accord avec le principe, un effet hors de la portée des moyens dont disposent ordinairement les individus, et qui, s'il était atteint, introduirait dans le jardin-paysage un charme dépassant de beaucoup celui que peut lui donner le sentiment de l'intérêt purement humain. Un poëte, disposant de ressources pécuniaires extraordinaires, pourrait, tout en conservant l'idée nécessaire d'art, de culture ou, selon l'expression de l'auteur, d'intérêt, si bien imbiber ses plans de beauté nouvelle et d'immensité dans la beauté, qu'ils suggérassent forcément au spectateur le sentiment d'une intervention spirituelle. On conçoit que pour la création d'un pareil résultat, il faut que le poëte garde tous les bénéfices de l'intérêt humain ou du plan, et qu'en même temps il débarrasse son œuvre de la roideur et de la technicité de l'art vulgaire. Dans le plus âpre des déserts, dans le plus sauvage des décors de la pure nature, se manifeste l'art d'un créateur; cependant cet art n'est apparent que pour un esprit réfléchi; il n'a en aucune façon la force irrésistible d'un sentiment. Or, supposons que cette expression du dessein du Tout-Puissant soit abaissée d'un degré, soit mise en harmonie, soit appropriée avec le sentiment de l'art humain de manière à former une espèce d'intermédiaire entre les deux;—imaginons, par exemple, un paysage où la vastitude et la délimitation habilement combinées, où la réunion de la beauté, de la magnificence et de l'étrangeté, suggéreront l'idée de soins, de culture et de surintendance de la part d'êtres supérieurs mais cependant alliés à l'humanité; alors le sentiment de l'intérêt se trouvera préservé, et l'art nouveau, dont l'œuvre sera pénétrée, lui donnera l'air d'une nature intermédiaire ou secondaire,—une nature qui n'est pas Dieu ni une émanation de Dieu, mais qui est la nature telle qu'elle serait si elle sortait des mains des anges qui planent entre l'homme et Dieu.»

Ce fut en consacrant son énorme fortune à l'incorporation d'une telle vision,—ce fut dans le libre exercice physique en plein air, nécessité par la surveillance personnelle de ses plans;—ce fut dans l'objet permanent vers lequel tendaient tous ces plans,—dans la haute spiritualité de cet objet,—dans ce mépris de toute ambition, qu'il tira d'une ambition plus éthérée,—dans les sources perpétuelles que ce but ouvrait à sa soif de beauté, cette passion dominante de son âme, qui n'en restait pas moins insatiable;—ce fut, par-dessus tout, dans la sympathie, vraiment féminine, d'une femme, dont la beauté et l'amour enveloppaient son existence d'une atmosphère empourprée de paradis, qu'Ellison crut pouvoir trouver et trouva réellement l'affranchissement des soucis ordinaires de l'humanité, ainsi qu'une somme de bonheur positif bien supérieure à tout ce qui a pu rayonner dans les entraînantes songeries de madame de Staël.

Je désespère de donner au lecteur une idée distincte des merveilles que mon ami parvint à exécuter. Je voudrais les décrire, mais je suis découragé parla difficulté de la description, et j'hésite entre le détail et les généralités. Peut-être bien, le meilleur parti serait-il de réunir les deux dans leurs extrêmes.

Le premier point, pour M. Ellison, concernait évidemment le choix d'une localité; et, sitôt qu'il commença à méditer sur ce sujet, la nature luxuriante des îles Pacifiques arrêta son attention. En effet, il avait d'abord résolu dans son esprit un voyage vers les mers du Sud, mais une nuit de réflexion lui suffit pour chasser cette idée. «Si j'étais un misanthrope,—disait-il,—un pareil lieu me conviendrait. L'isolement complet, la réclusion absolue et la difficulté d'entrer et de sortir seraient dans ce cas-là le charme des charmes; mais je ne suis pas encore un Timon. J'aspire au calme, mais non à l'écrasement de la solitude. Je veux me réserver une certaine autorité relativement à l'étendue et à la durée de mon repos. Il y aura fréquemment des heures où j'aurai besoin de la sympathie des esprits poétiques pour l'œuvre que j'aurai accomplie. Laissez-moi donc chercher un lieu qui ne soit pas trop loin d'une cité populeuse,—dont le voisinage, d'ailleurs, facilitera l'exécution de mes plans.»

Ellison, à la recherche du lieu et de la situation désirés, voyagea plusieurs années, et il me fut accordé de l'accompagner. Mille endroits qui me ravissaient furent rejetés par lui sans hésitation, pour des raisons qui me prouvèrent, finalement, qu'il était dans le vrai. Nous trouvâmes, à la longue, un plateau élevé, d'une beauté et d'une fertilité surprenantes, qui donnait une perspective panoramique d'une étendue presque aussi grande que celle qu'on découvre du haut de l'Etna, et dépassant de beaucoup, par tous les vrais éléments du pittoresque, cette vue cependant si renommée, au jugement d'Ellison comme au mien.

«Je n'ignore pas,—me dit le voyageur tout en poussant un soupir de volupté profonde, arraché par la contemplation du tableau, et après une heure environ d'extase,—je sais qu'ici, dans les circonstances qui me sont personnelles, les neuf dixièmes des hommes les plus délicats se tiendraient pour satisfaits. Ce panorama est vraiment splendide, et je m'y délecterais, rien que pour l'excès de sa splendeur. Le goût de tous les architectes qu'il m'a été donné de connaître les pousse, pour l'amour du point de vue, à placer leurs bâtiments sur des sommets de montagne. Il y a là une erreur évidente. La grandeur, dans tous ses modes, mais particulièrement dans celui de l'étendue, éveille, excite, il est vrai,—mais ensuite fatigue et accable. Pour un paysage d'occasion, rien de mieux;—pour une vue constante, rien de pire. Et dans une vue constante, l'expression la plus répréhensible de grandeur est l'étendue; la pire forme de l'étendue est l'espace. Cela est en contradiction avec le sentiment et le besoin de la réclusion,—sentiment et besoin que nous cherchons à satisfaire en nous retirant à la campagne. Si nous regardons du haut d'une montagne, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir hors du monde, étrangers au monde. Celui qui a la mort dans le cœur évite les perspectives lointaines comme une peste.»

Ce ne fut que vers la fin de la quatrième année de notre recherche que nous trouvâmes un lieu dont Ellison lui-même se déclara satisfait. Il est superflu sans doute de dire était située cette localité. La mort récente de mon ami, en ouvrant l'entrée de son domaine à certaines classes de visiteurs, a donné à Arnheim une espèce de célébrité secrète et privée, sinon solennelle, ressemblant en quelque sorte, bien qu'elle soit d'un degré infiniment supérieur, à celle qui s'est attachée si longtemps à Fonthill.

D'ordinaire, on se rendait à Arnheim par la rivière. Le visiteur quittait la ville de grand matin. Pendant l'avant-midi, il passait entre des rives d'une beauté tranquille et domestique, sur lesquelles paissaient d'innombrables moutons dont les toisons mouchetaient de blanc le gazon brillant des prairies ondulées. Par degrés, l'impression de culture s'affaissait dans celle d'une vie purement pastorale. Lentement, celle-ci se noyait dans une sensation d'isolement, qui à son tour se transformait en une parfaite conscience de solitude. A mesure que le soir approchait, le canal devenait plus étroit; les berges s'escarpaient de plus en plus et se revêtaient d'un feuillage plus riche, plus abondant, plus sombre. La transparence de l'eau augmentait. Le ruisseau faisait mille détours, de sorte qu'on ne pouvait jamais en apercevoir la brillante surface qu'à une distance d'un huitième de mille. A chaque instant le navire semblait emprisonné dans un cercle enchanté, formé de murs de feuillage, infranchissables et impénétrables, avec un plafond de satin d'outre-mer, et sans plan inférieur,—la quille oscillant, avec une admirable symétrie, sur celle d'une barque fantastique qui, s'étant retournée de haut en bas, aurait flotté de conserve avec la vraie barque, comme pour la soutenir. Le canal devenait alors une gorge; je me sers de ce terme, bien qu'il ne soit pas exactement applicable ici, parce que la langue ne me fournit pas un mot qui représente mieux le trait le plus frappant et le plus distinctif du paysage. Ce caractère de gorge ne se manifestait que par la hauteur et le parallélisme des rives; car il disparaissait dans tous leurs autres traits principaux. Les parois de la ravine, entre lesquelles l'eau coulait toujours claire et paisible, montaient à une hauteur de cent et quelquefois de cent cinquante pieds, et s'inclinaient tellement l'une vers l'autre qu'elles fermaient presque l'entrée à la lumière du jour; les longues et épaisses mousses, qui pendaient, comme des panaches renversés, des arbrisseaux entrelacés par le haut, donnaient à tout l'abîme un air de mélancolie funèbre. Les détours devenaient de plus en plus fréquents et compliqués et semblaient souvent revenir sur eux-mêmes, en sorte que le voyageur avait depuis longtemps perdu toute idée d'orientation. De plus, il était enveloppé d'un sentiment exquis d'étrangeté. L'idée de la nature subsistait encore, mais altérée déjà et subissant dans son caractère une curieuse modification; c'était une symétrie mystérieuse et solennelle, une uniformité émouvante, une correction magique dans ces ouvrages nouveaux. Pas une branche morte, pas une feuille desséchée ne se laissait apercevoir; pas un caillou égaré, pas une motte de terre brune. L'eau cristalline glissait sur le granit lisse ou sur la mousse immaculée avec une acuité de ligne qui effarait l'œil et le ravissait en même temps.

Pendant quelques heures, on filait à travers les méandres de ce canal, l'obscurité augmentant d'instant en instant, quand tout à coup la barque, subissant un brusque détour, se trouvait jetée, comme si elle tombait du ciel, dans un bassin circulaire d'une étendue très-considérable, comparée à la largeur de la gorge. Ce bassin avait environ deux cents yards de diamètre, et était entouré de tous les côtés, excepté celui faisant face au navire au moment du débouché, de collines généralement égales en hauteur aux murs de l'abîme, mais d'un caractère entièrement différent. Leurs flancs s'élevaient en talus du bord de l'eau, suivant un angle de quarante-cinq degrés, et elles étaient revêtues de la base jusqu'au sommet, sans lacune perceptible, d'une draperie faite de bouquets de fleurs les plus magnifiques; à peine une feuille verte se laissait-elle voir, çà et là, dans cette mer de couleurs, odorante et ondoyante. Ce bassin était d'une grande profondeur; mais l'eau en était si transparente, que le fond, qui semblait consister en un masse épaisse de petits cailloux ronds d'albâtre, devenait distinctement visible par éclairs,—c'est-à-dire chaque fois que l'œil parvenait à ne pas voir, tout au fond du ciel renversé, la floraison répercutée des collines. Sur ces dernières, il n'y avait pas d'arbres, pas même d'arbustes d'une grosseur quelconque. Les impressions produites sur l'observateur étaient celles de richesse, de chaleur, de couleur, de quiétude, d'uniformité, de douceur, de délicatesse, d'élégance, de volupté et d'une miraculeuse extravagance de culture, faisant rêver d'une race nouvelle de fées, laborieuses, douées d'un goût parfait, magnifiques et minutieuses; mais, quand le regard remontait le long du talus omnicolore, depuis sa fine ligne de jonction avec l'eau jusqu'à son extrémité vaguement estompée par les plis des nuages surplombants, il était vraiment difficile de ne pas se figurer une cataracte panoramique de rubis, de saphirs, d'opales et de chrysolithes, se précipitant silencieusement du ciel.

Le visiteur, tombant tout à coup dans cette baie, au sortir des ténèbres de la ravine, est ravi et stupéfait à la fois par le large globe du soleil couchant, qu'il supposait déjà tombé au-dessous de l'horizon, mais qui maintenant se présente en face de lui et forme la seule barrière d'une perspective immense qui s'ouvre à travers une autre fente prodigieuse séparant les collines.

Le voyageur quitte alors le navire qui l'a amené jusque-là, et descend dans un léger canot d'ivoire, agrémenté de dessins arabesques d'une ardente écarlate, en dedans comme en dehors. La poupe et la proue de ce bateau sont très-élevées au-dessus de l'eau, et se terminent par une pointe aiguë, ce qui lui donne la forme générale d'un croissant irrégulier. Il repose sur la surface de la baie avec la grâce superbe d'un cygne. Le fond, recouvert d'hermine, supporte une aube articulée en bois de férole; mais on ne voit ni domestique ni rameur. L'hôte est invité à ne pas perdre courage;—les Parques auront soin de lui. La grande barque disparaît, et on le laisse seul dans le canot qui repose sans mouvement apparent au milieu du lac. Mais, pendant qu'il songe à la route qu'il doit suivre, il s'aperçoit d'un mouvement très-doux dans la barque magique. Elle tourne lentement sur elle-même jusqu'à ce que sa proue soit dirigée vers le soleil. Elle avance avec une vélocité moelleuse mais graduellement accélérée, pendant que les légers bouillonnements qu'elle fait naître semblent dégager autour des flancs d'ivoire une mélodie surnaturelle,—semblent offrir la seule explication possible de cette musique caressante et mélancolique dont le voyageur charmé cherche vainement autour de lui l'origine invisible.

Le canot marche résolument et se rapproche de la barrière rocheuse de l'avenue liquide, de sorte que l'œil en peut mieux mesurer les profondeurs. A droite s'élève une chaîne de hautes collines couvertes de bois d'une luxuriance sauvage. Cependant on observe que la caractéristique de merveilleuse propreté, à l'endroit où la berge plonge dans l'eau, domine toujours. On n'aperçoit pas une seule trace du charriage des rivières ordinaires. A gauche, le caractère du paysage est plus doux et plus visiblement artificiel. Là, le banc émerge du courant en talus, et s'élève par une haute pente très-douce, formant une large pelouse de gazon, qui ressemble parfaitement à un tissu de velours, et d'un vert si brillant, qu'il pourrait soutenir la comparaison avec celui de la plus pure émeraude. Ce plateau varie en largeur de dix à trois cents yards et s'arrête à un mur haut de cinquante pieds, qui s'allonge, en décrivant une infinité de courbes, mais en suivant toujours le cours général de la rivière, jusqu'à ce qu'il se perde dans l'espace vers l'ouest. Ce mur est fait d'un roc continu; on l'a formé en tranchant perpendiculairement la paroi du précipice, primitivement hérissée d'inégalités, qui formait la rive méridionale de la rivière; mais on n'a laissé subsister aucune trace de ce travail. La pierre taillée au ciseau porte la couleur des siècles et est abondamment recouverte et ombragée de lierre, de chèvrefeuille, d'églantine et de clématite. L'uniformité des deux lignes du mur, du sommet et de la base, est amplement tempérée à l'occasion par des arbres d'une hauteur gigantesque, s'élevant isolément ou par petits groupes, placés tantôt le long de la pelouse, tantôt dans le domaine derrière le mur, mais toujours très-près de ce dernier, de sorte que de vastes branches (particulièrement de noyer), passent par-dessus et trempent leurs extrémités dans l'eau. Le regard ne peut pas aller au delà, et la vue du domaine est rigoureusement empêchée par un impénétrable paravent de feuillage.

C'est pendant que le canot se rapproche graduellement de ce que j'ai appelé la barrière de l'avenue qu'on observe à loisir toutes ces circonstances. Cependant, en arrivant auprès, son caractère d'abîme s'évanouit; une autre voie d'écoulement de la baie se laisse voir à gauche, et le mur continue aussi à courir dans cette direction, longeant toujours le cours du ruisseau. A travers cette nouvelle ouverture, l'œil ne peut pas pénétrer bien loin; car le ruisseau, toujours accompagné par le mur, se courbe de plus en plus vers la gauche et l'un et l'autre sont bientôt engloutis dans le feuillage.

Le bateau, néanmoins, glisse magiquement dans le canal sinueux; et, là, la rive opposée au mur se trouve être semblable à celle qui faisait face au mur dans l'avenue en ligne droite déjà parcourue. Des collines élevées, prenant quelquefois des proportions de montagnes, et couvertes d'une végétation sauvage et luxuriante, ferment toujours le paysage.

Le voyageur, naviguant doucement mais avec une vélocité légèrement croissante, trouve, après maints brusques détours, sa route en apparence barrée par une gigantesque barrière ou plutôt une porte d'or bruni, curieusement ouvragée et sculptée, et réfléchissant les rayons directs du soleil qui maintenant s'abaisse rapidement et couronne de ses dernières flammes toute la forêt environnante. Cette porte est insérée dans le grand mur, qui semble ici traverser la rivière à angle droit. Mais, au bout de quelques instants, on s'aperçoit que le cours d'eau principal fuit toujours vers la gauche en suivant une longue courbe très-douce, encore accompagné du mur, pendant qu'un ruisseau d'un volume considérable, se séparant du premier, se fraye une voie sous la porte avec un léger bouillonnement, et se soustrait ainsi à la vue. Le canot tombe dans le petit canal et s'avance vers la porte, dont les lourds battants s'ouvrent lentement et musicalement. Le bateau glisse entre eux, et commence à descendre rapidement dans un vaste amphithéâtre complètement fermé de montagnes empourprées, dont la base est lavée par une rivière brillante dans toute l'étendue de leur circuit. En même temps, tout le paradis d'Arnheim éclate à la vue. On entend sourdre une mélodie ravissante; on est oppressé par une sensation de parfums exquis et étranges; on aperçoit, comme un vaste rêve, tout un monde végétal où se mêlent les grands arbres sveltes de l'Orient, les arbustes bocagers, les bandes d'oiseaux dorés et incarnats, les lacs frangés de lis, les prairies de violettes, de tulipes, de pavots, de jacinthes et de tubéreuses, les longs filets d'eau entrelaçant leurs rubans d'argent, et, surgissant confusément au milieu de tout cela, une masse d'architecture moitié gothique, moitié sarrasine, qui a l'air de se soutenir dans les airs comme par miracle,—faisant étinceler sous la rouge clarté du soleil ses fenêtres encorbellées, ses miradores, ses minarets et ses tourelles,—et semble l'œuvre fantastique des Sylphes, des Fées, des Génies et des Gnomes réunis.


[1] Un incident, à peu près semblable à celui supposé dans ce récit, s'est présenté, il n'y a pas très-longtemps, en Angleterre. Le nom de l'heureux héritier était Thelluson. J'ai trouvé, pour la première fois, une mention d'un cas de ce genre dans le Voyage du prince Puckler-Muskau, qui attribue à l'héritage en question le chiffre de quatre-vingt-dix millions de livres, et fait justement observer que «dans la contemplation d'une si vaste somme et des buts auxquels elle peut être appliquée, il y a quelque chose qui ressemble au sublime.» Pour servir les intentions du présent article, je me suis conformé au chiffre du prince, bien qu'il soit monstrueusement exagéré. Le germe, et même l'ébauche positive de ce travail, ont été publiés, il y a plusieurs années, bien avant le premier numéro de l'admirable Juif errant, d'Eugène Sue, qui en a peut-être tiré l'idée du récit de Muskau.—E. A. P.


LE COTTAGE LANDOR

POUR FAIRE PENDANT AU DOMAINE D'ARNHEIM

Pendant un voyage à pied que je fis l'été dernier, à travers un ou deux des comtés riverains de New-York, je me trouvai, à la tombée du jour, passablement intrigué relativement à la route que je suivais. Le sol était singulièrement ondulé; et, depuis une heure, le chemin, comme s'il voulait se maintenir à l'intérieur des vallées, décrivait des sinuosités si compliquées, qu'il m'était actuellement impossible de deviner dans quelle direction était situé le joli village de B..., où j'avais décidé dépasser la nuit. Le soleil avait à peine brillé, strictement parlant, pendant la journée, qui pourtant avait été cruellement chaude. Un brouillard fumeux, ressemblant à celui de l'été indien, enveloppait toutes choses et ajoutait naturellement à mon incertitude. A vrai dire, je ne m'inquiétais pas beaucoup de la question. Si je ne tombais pas sur le village avant le coucher du soleil, ou même avant la nuit, il était plus que possible qu'une petite ferme hollandaise, ou quelque bâtiment du même genre, se montrerait bientôt à mes yeux, quoique, dans toute la contrée avoisinante, en raison peut-être de son caractère plus pittoresque que fertile, les habitations fussent, en somme, très-clairsemées. A tout hasard, la nécessité de bivaquer en plein air, avec mon sac pour oreiller et mon chien pour sentinelle, était un accident qui ne pouvait que m'amuser. Ayant confié mon fusil à Ponto, je continuai donc à errer tout à mon aise, jusqu'à ce que enfin, comme je commençais à examiner si les nombreuses petites percées qui s'ouvraient çà et là étaient réellement des chemins, je fusse conduit par la plus invitante de toutes dans une incontestable route carrossable. Il n'y avait pas à s'y méprendre. Des traces de roues légères étaient évidentes; et, quoique les hauts arbustes et les broussailles excessivement accrues se rejoignissent par le haut, il n'y avait en bas aucune espèce d'obstacle, même pour le passage d'un chariot des montagnes de la Virginie, le véhicule le plus orgueilleux de son espèce que je connaisse. Cependant la route, sauf par ce fait qu'elle traversait le bois (si le mot bois n'est pas trop important pour peindre un tel assemblage d'arbustes), et qu'elle gardait des traces évidentes de roues, ne ressemblait à aucune route que j'eusse connue jusqu'alors. Les traces dont je parle n'étaient que faiblement visibles, ayant été imprimées sur une surface solide, mais doucement humectée et qui ressemblait particulièrement à du velours vert de Gênes. C'était évidemment du gazon, mais du gazon comme nous n'en voyons guère qu'en Angleterre, aussi court, aussi épais, aussi uni et aussi brillant de couleur. Pas un seul empêchement ne se laissait voir dans le sillon de la roue: pas un fragment de bois, pas un brin de branche morte. Les pierres qui autrefois obstruaient la voie avaient été soigneusement placées, non pas jetées, le long des deux côtés du chemin, de manière à en marquer le lit avec une sorte de précision négligée tout à fait pittoresque. Des bouquets de fleurs sauvages s'élançaient partout, dans les intervalles, avec exubérance.

Que conclure de tout cela, je n'en savais naturellement rien. Indubitablement, il y avait là de l'art; ce n'était pas ce qui me surprenait; toutes les routes, dans le sens ordinaire, sont des ouvrages d'art; et je ne peux pas dire non plus qu'il y eût beaucoup lieu de s'étonner de l'excès d'art manifesté; tout ce qui semblait avoir été fait ici pouvait avoir été fait avec les ressources naturelles (comme disent les livres qui traitent du jardin-paysage), avec très-peu de peine et de dépense. Non; ce n'était pas la quantité, mais le caractère de cet art, qui m'arrêta et me poussa à m'asseoir sur une de ces pierres fleuries, pour contempler en tout sens cette avenue féerique, pendant une demi-heure au moins, avec ravissement. Il y avait une chose qui, à mesure que je regardais, devenait de plus en plus évidente, c'est qu'un artiste, doué de l'œil le plus délicat à l'endroit de la forme, avait présidé à tous ces arrangements. On avait pris le plus grand soin pour conserver un juste milieu entre l'élégance et la grâce, d'un côté, et de l'autre, le pittoresque, entendu dans le vrai sens italien. On n'y voyait que peu de lignes droites, et encore étaient-elles fréquemment interrompues. En général, un même effet quelconque, de ligne ou de couleur, à quelque point de vue qu'on se plaçât, n'apparaissait pas plus de deux fois de suite. Partout la variété dans l'uniformité. C'était une œuvre composée, dans laquelle le goût du critique le plus rigoureux aurait difficilement trouvé quelque chose à reprendre.

En entrant dans cette route, j'avais tourné à droite; quand je me relevai, je continuai dans la même direction. Le chemin était tellement sinueux, qu'en aucun moment je n'en pouvais deviner le parcours pour plus de deux ou trois pas en avant. Quant au caractère, il ne subissait aucun changement matériel.

En ce moment, un murmure d'eau frappa doucement mon oreille, et, quelques secondes après, comme je tournais avec la route, un peu plus brusquement qu'auparavant, j'aperçus une espèce de bâtiment situé au pied d'une pente très-douce, juste devant moi. Je ne pouvais rien voir distinctement à cause du brouillard qui remplissait toute la petite vallée inférieure. Une légère brise s'éleva cependant, comme le soleil allait descendre; et, pendant que je restais debout sur le sommet de la pente, le brouillard se fondit en ondulations et se mit à flotter au-dessus du paysage.

Pendant que la scène se révélait à ma vue, graduellement, comme je la décris,—morceau par morceau, ici un arbre, là un miroitement d'eaux, et puis là un bout de cheminée,—je ne pouvais m'empêcher d'imaginer que le tout n'était qu'une de ces ingénieuses illusions exhibées quelquefois chez nous sous le nom de tableaux fondants.

Toutefois, pendant le temps que le brouillard avait mis à disparaître, le soleil était descendu derrière les coteaux, et de là, comme s'il avait fait un léger chassé vers le sud, il était revenu se montrer en plein, brillant d'un éclat de pourpre, à travers une brèche qui s'ouvrait dans la vallée du côté de l'ouest. Ainsi, comme par une puissance magique, la vallée, avec tout ce qu'elle contenait, se trouva brillamment illuminée.

Le premier coup d'œil, quand le soleil glissa dans la position que j'ai indiquée, me causa une impression presque semblable à celle que j'éprouvais quand, étant enfant, j'assistais à la scène finale de quelque mélodrame ou de quelque spectacle théâtral bien combiné. Rien n'y manquait, pas même la monstruosité de la couleur; car la lumière du soleil jaillissait de l'ouverture, toute teintée de pourpre et d'orangé; et le vert éclatant du gazon de la vallée était réfléchi, plus ou moins, sur tous les objets par ce rideau de vapeur, qui restait toujours suspendu dans les airs, comme s'il lui répugnait de s'éloigner d'un spectacle si miraculeusement beau.

Le petit vallon, dans lequel mon œil plongeait alors, de dessous ce pavillon de brume, n'avait pas plus de quatre cents yards de long; sa largeur variait de cinquante à cent cinquante, peut-être à deux cents. Il était plus étroit à son extrémité nord et s'élargissait en s'avançant vers le sud, mais sans beaucoup de précision ni de régularité. La partie la plus large était à peu près de quatre-vingts yards à l'extrémité sud. Les pentes qui délimitaient la vallée n'auraient pas pu être gratifiées du nom de collines, excepté du côté du nord. Là, un rebord escarpé de granit s'élevait à une hauteur d'environ quatre-vingt-dix pieds; et, comme je l'ai déjà fait observer, la vallée, en cet endroit, n'avait pas plus de cinquante pieds de large; mais, à mesure que le visiteur descendait de ces rochers vers le sud, il trouvait, à sa droite et à sa gauche, des déclivités moins hautes, moins abruptes, moins rocheuses. Tout, en un mot, allait s'abaissant et s'adoucissant vers le sud; et cependant tout le vallon était entouré d'une ceinture d'éminences, plus ou moins hautes, excepté sur deux points. J'ai déjà mentionné l'un de ces points. Il se trouvait placé vers le nord-ouest, là où le soleil couchant, comme je l'ai expliqué, se frayait une voie dans l'amphithéâtre, par une brusque tranchée ouverte dans le rempart de granit; cette fissure pouvait avoir dix yards de large dans sa plus grande largeur, aussi loin du moins que l'œil y pouvait pénétrer. Elle semblait monter comme une avenue naturelle vers les retraites des montagnes et des forêts inexplorées. L'autre ouverture était située directement à l'extrémité sud de la vallée. Là, les collines n'étaient plus en général que de molles inclinaisons, s'étendant de l'est à l'ouest sur un espace de cent cinquante yards environ. A la moitié de cette étendue, il y avait une dépression qui descendait jusqu'au niveau du sol de la vallée. En ce qui concernait la végétation, aussi bien que dans tout le reste, le paysage allait s'abaissant et s'adoucissant vers le sud. Au nord, au-dessus du précipice rocheux, à quelques pas du bord, s'élançaient les magnifiques troncs des nombreux hickories, des noyers, des châtaigniers, entremêlés de quelques chênes; et les grosses branches latérales, projetées principalement par les noyers, se déployaient par-dessus l'arête du rocher. En s'avançant vers le sud, l'explorateur rencontrait d'abord la même classe d'arbres; mais ceux-ci étaient de moins en moins élevés et s'éloignaient de plus en plus des types favoris de Salvator; puis il apercevait l'orme, plus aimable, auquel succédaient le sassafras et le caroubier; ensuite se montraient des espèces d'un caractère plus doux, le tilleul, le redbud, le catalpa et le sycomore, suivis à leur tour de variétés de plus en plus gracieuses et modestes. Toute la surface de la pente sud était simplement recouverte d'arbustes sauvages, à l'exception, par-ci par-là, d'un saule gris ou d'un peuplier blanc. Au fond de la vallée (car on doit se rappeler que la végétation dont il a été question jusqu'à présent ne recouvrait que les rochers ou les collines), on n'apercevait que trois arbres isolés. L'un était un orme de belle taille et d'une forme admirable; il faisait sentinelle à la porte sud de la vallée. Le second était un hickory, beaucoup plus gros que l'orme, en somme un beaucoup plus bel arbre, quoique tous les deux fussent excessivement beaux. Il semblait avoir charge de surveiller l'entrée du nord-ouest. Il s'élançait d'un groupe de roches dans l'intérieur même de la ravine et projetait au loin son corps gracieux dans la lumière de l'amphithéâtre, suivant un angle de quarante-cinq degrés environ. Mais à trente yards, à peu près, à l'est de cet arbre se dressait la gloire de la vallée, l'arbre le plus magnifique, sans aucun doute, que j'aie vu de ma vie, excepté, peut-être, parmi les cyprès de l'Itchiatuckanee. C'était un tulipier à triple tronc, liriodendron tulipiferum, de l'ordre des magnolias. Ses trois tiges se séparaient de la tige mère à trois pieds environ du sol, et, divergeant lentement et graduellement, n'étaient pas espacées de plus de quatre pieds au point où la plus grosse s'épanouissait en feuillage, c'est-à-dire à une élévation d'environ quatre-vingts pieds. La hauteur totale de la tige principale était de cent vingt pieds. Il n'est rien qui puisse dépasser en beauté la forme et la couleur verte, éclatante, luisante, des feuilles du tulipier. Dans le cas en question, ces feuilles avaient bien huit bons pouces de large; mais leur gloire elle-même était éclipsée parla splendeur fastueuse d'une extravagante floraison. Figurez-vous, étroitement condensé, un million de tulipes, des plus vastes et des plus resplendissantes! C'est, pour le lecteur, le seul moyen de se faire une idée du tableau que je voudrais lui peindre. Ajoutez la grâce imposante des tiges, en forme de colonnes, nettes, pures, finement granulées, la plus grosse ayant quatre pieds de diamètre à vingt pieds du sol. Les innombrables fleurs, s'unissant à celles d'autres arbres à peine moins beaux, quoique infiniment moins majestueux, remplissaient la vallée de parfums plus exquis que les parfums d'Arabie. « Le sol général de l'amphithéâtre était revêtu d'un gazon semblable à celui que j'avais trouvé sur la route; plus délicieusement doux peut-être, plus épais, plus velouté et plus miraculeusement vert. Il était difficile de comprendre comment on avait pu atteindre un tel degré de beauté.

J'ai déjà parlé des deux ouvertures dans la vallée. De celle placée au nord-ouest jaillissait un petit ruisseau qui descendait le long de la ravine, avec un doux murmure et une légère écume, jusqu'à ce qu'il se brisât contre le groupe de roches d'où s'élançait l'hickory isolé. Là, après avoir contourné l'arbre, il inclinait un peu vers le nord-est, laissant le tulipier à vingt pas environ vers le sud, et ne faisant plus de déviation sensible dans son cours, jusqu'à ce qu'il arrivât au point intermédiaire entre les frontières est et ouest de la vallée. A partir de ce point, après une série de courbes, il tournait court à angle droit, et tendait généralement vers le sud, serpentant à l'occasion, et tombant enfin dans un petit lac de forme irrégulière, quoique grossièrement ovale, qui miroitait à l'extrémité inférieure du vallon. Ce petit lac avait peut-être cent yards de diamètre dans sa plus grande largeur. Aucun cristal n'aurait pu rivaliser en clarté avec ses eaux. Le fond, qu'on apercevait distinctement, consistait uniquement en cailloux d'une blancheur éclatante. Les bords, revêtus de ce gazon d'émeraude déjà décrit, arrondis en courbe, plutôt que coupés en talus, s'enfonçaient dans le ciel clair placé au-dessous; et ce ciel était si clair et réfléchissait parfois si nettement tous les objets qui le dominaient, qu'il était vraiment difficile de déterminer le point où la vraie rive finissait et où commençait la rive réfléchie. Les truites et quelques autres variétés de poissons, dont cet étang semblait, pour ainsi dire, foisonner, avaient l'aspect exact de véritables poissons volants. Il était presque impossible de se figurer qu'ils ne fussent pas suspendus dans les airs. Une légère pirogue de bouleau, qui reposait tranquillement sur l'eau, y réfléchissait ses plus petites fibres avec une fidélité que n'aurait pas surpassée le miroir le plus parfaitement poli. Une petite île, aimable et souriante, avec ses fleurs en plein épanouissement,—tout juste assez grande pour contenir une petite construction pittoresque, ressemblant à une cabane destinée aux oiseaux,—s'élevait au-dessus du lac, non loin de la rive nord, à laquelle elle s'unissait par un pont qui, bien que d'une nature très-primitive, avait l'air incroyablement léger. Il était formé d'une seule planche de tulipier, large et épaisse. Celle-ci avait quarante pieds de long, et enjambait tout l'espace d'une rive à l'autre, appuyée sur une seule arche, très-mince mais très-visible, destinée à prévenir toute oscillation. De l'extrémité sud du lac s'épanchait une continuation du ruisseau, qui, après avoir serpenté pendant trente yards à peu près, passait décidément à travers cette dépression, déjà décrite, placée au milieu des collines du sud, et, tombant brusquement au bas d'un précipice d'une centaine de pieds, se frayait un cours vagabond et inaperçu vers l'Hudson.

Le lac avait, en quelques points, une profondeur de trente pieds; mais la profondeur du ruisseau dépassait rarement trois pieds, et sa plus grande largeur était de huit environ. Le fond et les bords étaient semblables à ceux de l'étang; s'il y avait quelque défaut à leur reprocher au point de vue du pittoresque, c'était leur excessive propreté.

L'étendue du gazon était relevée, çà et là, de quelque brillant arbuste, tel que l'hortensia, la boule-de-neige commune, ou le seringat aromatique; ou, plus fréquemment encore, d'un groupe de géraniums, d'espèces variées, magnifiquement fleuris. Ces derniers croissaient dans des pots soigneusement enfouis dans le sol, de manière à leur donner l'apparence de plantes indigènes. En outre, le velours de la pelouse était délicieusement tacheté d'une foule de moutons qui erraient dans la vallée, en compagnie de trois daims apprivoisés et d'un grand nombre de canards d'un plumage brillant. Un très-gros dogue semblait avoir commission de veiller attentivement sur tous ces animaux, sans exception.

Le long des collines de l'est et de l'ouest, vers la partie supérieure de l'amphithéâtre, là où les limites de la vallée étaient plus ou moins escarpées, le lierre croissait à profusion, de sorte que l'œil pouvait à peine entrevoir çà et là un morceau de la roche nue. De même, le précipice du nord était presque entièrement revêtu de vignes d'une remarquable richesse, quelques-uns des plants jaillissant du sol ou de la base du rocher, et d'autres suspendus aux saillies de la paroi.

La légère élévation, qui formait la frontière inférieure de ce petit domaine, était couronnée par un mur de pierre uni, d'une hauteur suffisante pour empêcher les daims de s'évader. Aucune espèce de barrière ne se faisait voir ailleurs; car nulle part, excepté là, il n'était besoin d'une clôture artificielle; si quelque mouton, par exemple, s'écartant, avait tenté de sortir de la vallée par la ravine, il aurait trouvé, au bout de quelques yards, sa marche arrêtée par la saillie escarpée du roc, d'où tombait la cascade qui avait attiré tout d'abord mon attention quand je m'étais approché du domaine. Bref, il n'y avait d'autre entrée ni d'autre issue qu'une grille, occupant une passe rocheuse sur la route, à quelques pas au-dessous du point où je m'étais arrêté pour reconnaître le paysage.

J'ai dit que le ruisseau serpentait très-irrégulièrement dans tout son parcours. Ses deux directions principales, comme je l'ai fait observer, étaient, d'abord de l'ouest à l'est et ensuite du nord au sud. A l'endroit du coude, il fuyait en arrière et décrivait une sorte de bride, presque circulaire, de manière à former une presqu'île, imitant une île autant qu'il est possible, et enfermant environ le seizième d'un acre de terre. C'était sur cette presqu'île que s'élevait la maison d'habitation,—et en disant que cette maison, comme la terrasse infernale aperçue par Vathek, était d'une architecture inconnue dans les annales de la terre[1], je veux faire entendre simplement que son ensemble me frappa par le sentiment le plus fin de poésie combiné avec celui d'appropriation,—en un seul mot, de poésie,—(car il me serait difficile d'employer d'autres termes pour donner une définition abstraite, plus rigoureuse, de la poésie), et je ne veux pas dire qu'en aucun point cette construction se distinguât par un pur caractère d'outrance.

En réalité, rien de plus simple, rien de moins prétentieux que ce cottage. Son merveilleux effet consistait uniquement dans son arrangement artistique, analogue à celui d'un tableau. J'aurais pu m'imaginer, pendant que je l'examinais, que quelque paysagiste de premier ordre l'avait bâti avec sa brosse. Le point de vue, d'où j'avais d'abord contemplé la vallée, n'était pas absolument, quoiqu'il s'en rapprochât beaucoup, le meilleur point de vue pour juger la maison. Je la décrirai donc telle que je la vis plus tard, en prenant position sur le mur de pierre à l'extrémité méridionale de l'amphithéâtre.

Le bâtiment principal avait environ vingt-quatre pieds de long et seize de large,—pas davantage à coup sûr. Sa hauteur totale, depuis le sol jusqu'au sommet du toit, n'excédait pas dix-huit pieds. A l'extrémité ouest de cette construction une autre se rattachait, plus petite d'un tiers environ, dans toutes ses proportions;—sa façade faisant un retrait de deux yards à peu près en arrière de la façade du corps principal, et le toit se trouvant naturellement placé beaucoup plus bas que le toit voisin. Faisant angle droit avec ces bâtiments, et, en arrière du principal, mais non exactement au milieu, s'élevait un troisième compartiment, très-petit, et, en général, d'un tiers moins grand que l'aile de l'ouest. Les toits des deux plus grands étaient très-escarpés, décrivant à partir de la ligne de faîtage, une longue courbe concave, et dépassant de quatre pieds au moins les murs de la façade, de manière à faire toiture pour deux portiques. Ces derniers toits, naturellement, n'avaient aucun besoin de supports; mais, comme ils avaient l'air d'en avoir besoin, des piliers fort légers et parfaitement polis y avaient été adaptés, seulement dans les coins. La toiture de l'aile du nord était simplement la prolongation d'une partie de la toiture principale. Entre le plus grand bâtiment et l'aile de l'ouest s'élevait une très-haute et très-svelte cheminée carrée, faite de briques hollandaises durcies, alternativement noires et rouges, et couronnée d'une légère corniche de briques faisant saillie. Au-dessus des pignons, les toits se projetaient aussi très en dehors; dans le bâtiment principal, cette saillie était environ de quatre pieds vers l'est et de deux pieds vers l'ouest. La porte principale n'était pas symétriquement placée dans le corps principal de logis, car elle était un peu à l'est, et les deux fenêtres à l'ouest. Ces dernières ne descendaient pas jusqu'au sol, mais étaient plus longues et plus étroites que de coutume; elles avaient un volet simple, semblable à une porte, et des carreaux en forme de losanges très-allongés; la porte était vitrée dans sa partie supérieure, faite aussi de carreaux losanges, avec un volet mobile qui la protégeait pendant la nuit. L'aile de l'ouest avait sa porte placée sous le pignon, et une unique fenêtre regardant le sud. L'aile du nord n'avait pas de porte extérieure, et et une fenêtre unique, là aussi, s'ouvrait sur l'est.

Le mur soutenant le pignon oriental était flanqué d'un escalier qui le traversait en diagonale, la montée regardant le sud. Sous l'abri formé par le rebord très-avancé du toit, ces degrés aboutissaient à une porte qui conduisait aux mansardes, ou plutôt au grenier; car cette partie n'était éclairée que par une seule fenêtre donnant sur le nord, et semblait avoir été destinée à servir de magasin.

Les piazzas du corps principal et de l'aile de l'ouest n'étaient pas planchéiées selon l'usage; mais devant les portes et les fenêtres de larges dalles de granit, plates et irrégulières de forme, étaient enchâssées dans le merveilleux gazon, et fournissaient en toute saison un confortable chemin pour les pieds. De commodes trottoirs, faits de même matière, non pas rigoureusement ajustés, mais laissant entre les pierres de fréquents intervalles par où jaillissait le velours du tapis naturel, conduisaient, soit de la maison vers une source de cristal, à cinq pas environ plus loin, soit vers la route, soit vers un ou deux pavillons situés au nord, au delà du ruisseau, et complètement cachés par quelques caroubiers et catalpas.

A six pas tout au plus de la porte principale se dressait le tronc mort d'un fantastique poirier, si bien habillé, de la tête aux pieds, de magnifiques fleurs de bignonia, qu'il était difficile de deviner quel singulier et charmant objet ce pouvait être. Aux divers bras de cet arbre étaient suspendues des cages pour des oiseaux divers. Dans l'une, vaste cylindre d'osier avec un anneau au sommet, s'ébattait un oiseau-moqueur; dans une autre, un loriot; dans une troisième, l'impudent passereau des rizières; et trois ou quatre prisons plus élégantes retentissaient du chant des canaris.

Les piliers de la piazza étaient enguirlandés de jasmin et de chèvrefeuille, et de l'angle formé par le corps principal de logis et l'aile de l'ouest s'élançait une vigne d'une richesse sans exemple; Défiant toute contrainte, elle avait d'abord grimpé jusqu'au toit inférieur, puis s'était élancée sur le supérieur, et, là, rampant et se contorsionnant le long du faîtage, elle jetait ses vrilles à droite et à gauche, jusqu'à ce qu'elle atteignît le pignon de l'est, d'où elle se laissait retomber et traînait sur l'escalier.

Toute la maison, ainsi que les ailes, était construite en bardeaux, à la vieille mode hollandaise, larges et non arrondis par les coins. Ce mode a cela de particulier qu'il fait paraître les maisons ainsi bâties plus larges de la base que du sommet, à la manière des architectures égyptiennes; et, dans le cas actuel, cet effet excessivement pittoresque était augmenté par de nombreux pots de fleurs magnifiques qui circonscrivaient presque entièrement la base des bâtiments.

Les bardeaux étaient peints en gris sombre; et tout artiste comprendera tout de suite combien cette teinte neutre se fondait heureusement dans le vert éclatant des feuilles de tulipier qui ombrageaient en partie le cottage.

C'était en se plaçant près du mur de pierre, dont j'ai déjà parlé, qu'on trouvait la position la plus favorable pour examiner les bâtiments;—car, l'angle du sud-est se projetant en avant, l'œil pouvait à la fois embrasser la totalité des deux façades, avec le pittoresque pignon de l'est, et prendre un aperçu suffisant de l'aile du nord, ainsi que d'une partie de la jolie toiture de la serre, et presque de la moitié d'un léger pont qui enjambait le ruisseau tout près des bâtiments principaux.

Je ne restai pas très-longtemps sur le sommet de la colline, mais assez toutefois pour étudier complètement le paysage placé sous mes pieds. Il était évident que je m'étais écarté de la route du village, et j'avais ainsi une excellente excuse de voyageur pour ouvrir la porte et pour demander mon chemin, à tout hasard; ainsi, sans plus de cérémonies, j'avançai.

La porte passée, la route semblait se continuer sur un rebord naturel qui descendait en pente douce le long de la paroi des rochers du nord-est. Elle me conduisit au pied du précipice du nord, de là sur le pont, et, en contournant le pignon de l'est, à la porte de la façade. Chemin faisant, j'observai qu'il était impossible d'apercevoir les pavillons.

Comme je tournais au coin du pignon, le dogue bondit vers moi, menaçant et silencieux, avec l'œil et la physionomie d'un tigre. Je lui tendis cependant la main, en témoignage d'amitié, et je n'ai jamais connu de chien qui fût à l'épreuve de cet appel fait à sa courtoisie. Celui-ci, non-seulement ferma sa gueule et remua sa queue, mais m'offrit positivement sa patte, et même étendit ses civilités jusqu'à Ponto.

Comme je n'apercevais pas de cloche, je frappai avec ma canne contre la porte, qui était à moitié ouverte. Immédiatement une personne s'avança vers le seuil,—une jeune femme de vingt-huit ans environ,—élancée ou plutôt légère, et d'une taille un peu au-dessus de la moyenne. Comme elle s'approchait, avec une démarche à la fois modeste et décidée, absolument indescriptible, je me dis en moi-même: «J'ai sûrement trouvé ici la perfection de la grâce naturelle, en antithèse avec l'artificielle.» La seconde impression qu'elle produisit sur moi, et qui fut de beaucoup la plus vive des deux, fut une impression d'enthousiasme. Jamais expression d'un romanesque aussi intense, oserai-je dire, ou d'une étrangeté si extra-mondaine, telle que celle qui s'échappait de ses yeux profondément enchâssés, n'avait jusqu'alors pénétré le fond de mon cœur. Je ne sais comment cela se fait, mais cette expression particulière de l'œil, qui quelquefois même s'inscrit jusque dans les lèvres, est le charme le plus puissant, sinon l'unique, qui enchaîne mon attention à une femme. Romanesque! pourvu que mes lecteurs comprennent pleinement tout ce que je voudrais enfermer dans ce mot!—romanesque et féminin me paraissent deux termes réciproquement convertibles; et après tout, ce que l'homme aime vraiment dans la femme, c'est sa féminéité. Les yeux d'Annie (j'entendis quelqu'un qui de l'intérieur appelait sa «chère Annie») était d'un gris céleste; sa chevelure, d'un blond châtain; ce fut tout ce que j'eus le temps d'observer en elle.

Sur sa très-courtoise invitation, j'entrai,—et je passai d'abord dans un vestibule suffisamment spacieux. Étant venu surtout pour observer, je notai qu'à ma droite, en entrant, il y avait une fenêtre, semblable à celles de la façade; à ma gauche, une porte conduisant dans la pièce principale; pendant qu'en face de moi, une porte ouverte me permit de voir une petite chambre, de la même dimension que le vestibule, arrangée en manière de cabinet de travail, et ayant une large fenêtre cintrée regardant le nord.

Je passai dans le parloir, et je m'y trouvai avec M. Landor,—car tel était le nom du maître du lieu, comme je l'appris plus tard. Il avait des manières polies et même cordiales; mais en ce moment mon attention était beaucoup plus occupée des arrangements de la maison qui m'avait tant intéressé que de la physionomie personnelle du propriétaire.

L'aile du nord, je le vis alors, était une chambre à coucher, dont la porte ouvrait sur le parloir. A l'ouest de cette porte était une fenêtre simple, regardant le ruisseau. A l'extrémité ouest du parloir, il y avait une cheminée, puis une porte conduisant dans l'aile de l'ouest,—qui probablement servait de cuisine.

Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus rigoureusement simple que l'ameublement du parloir. Le parquet était recouvert d'un tapis de laine teinte, d'un excellent tissu, à fond blanc avec un semis de petits dessins verts circulaires. Les rideaux des fenêtres étaient en mousseline de jaconas d'une blancheur de neige; passablement amples, et descendant en plis fins, parallèles, d'une symétrie rigoureuse, juste au ras du tapis. Les murs étaient revêtus d'un papier français d'une grande finesse, à fond argenté, avec une cordelette d'un vert pâle courant en zigzag. Toute la tenture était simplement relevée par trois exquises lithographies de Julien, aux trois crayons, suspendues aux murs, mais sans cadres. L'un de ces dessins représentait un tableau de richesse ou plutôt de volupté orientale; un autre, une scène de carnaval, d'une verve incomparable; le troisième était une tête de femme grecque; jamais visage si divinement beau, jamais expression d'un vague si provoquant, n'avaient jusqu'alors arrêté mon attention.

La partie solide de l'ameublement consistait en une table ronde, quelques sièges (parmi lesquels un fauteuil à bascule) et un sofa ou plutôt un canapé, dont le bois était de l'érable uni, peint en blanc crémeux, avec de légers filets verts, et le fond en canne tressée. Sièges et table étaient assortis pour aller ensemble; mais les formes avaient été évidemment inventées par le même esprit qui avait tracé le plan des jardins; il était impossible de concevoir quelque chose de plus gracieux.

Sur la table traînaient quelques livres; un flacon de cristal, vaste et carré, contenant quelque parfum nouveau; une simple lampe astrale, de verre poli (non pas une lampe solaire), avec un abat-jour à l'italienne, et un large vase plein de fleurs splendidement épanouies. En somme, les fleurs de couleurs magnifiques et d'un parfum délicat, formaient la seule vraie décoration de la chambre. Le foyer de la cheminée était presque entièrement rempli par un pot de brillants géraniums. Sur une tablette triangulaire, placée dans chaque coin de la pièce, était posé un vase semblable, ne se distinguant des autres que par son gracieux contenu. Un ou deux bouquets semblables ornaient le manteau de la cheminée, et des violettes récemment cueillies étaient groupées sur le rebord des fenêtres ouvertes.

Je m'arrête, ce travail n'ayant pas d'autre but que de donner une peinture détaillée de la résidence de M. Landor,—telle que je l'ai trouvée.


[1] Dans l'original, ces mots sont imprimés en français.—C. B.


PHILOSOPHIE DE L'AMEUBLEMENT

Dans la décoration intérieure, si ce n'est dans l'architecture extérieure de leurs résidences, les Anglais excellent. Les Italiens n'ont qu'un faible sentiment en dehors des marbres et des couleurs. En France, meliora probant, deteriora sequuntur; les Français sont une race trop coureuse pour entretenir ces talents domestiques dont ils ont d'ailleurs la très-délicate intelligence, ou du moins le sens élémentaire et juste. Les Chinois et la plupart des peuples orientaux ont une imagination chaude mais mal appropriée. Les Écossais sont de trop pauvres décorateurs. Les Hollandais ont peut-être l'idée vague qu'on ne fait pas un rideau avec de la gratte[1]. En Espagne, ils sont tout rideaux,—une nation qui raffole de pendaisons[2]. Les Russes ne se meublent pas. Les Hottentots et les Kickapoos sont bien dans leur voie naturelle. Seuls, les Yankees vont à rebours du bon sens.

Comment cela se fait, il n'est pas difficile de le comprendre. Nous n'avons pas d'aristocratie de naissance, et conséquemment ayant—chose naturelle et inévitable—fabriqué à notre usage une aristocratie de dollars, l'étalage de la richesse a dû prendre ici la place et remplir l'office du luxe nobiliaire dans les pays monarchiques. Par une transition facile à saisir et également facile à prévoir, nous avons été amenés à noyer dans la pure ostentation toutes les notions de goût que nous pouvions posséder.

Parlons d'une façon moins abstraite. En Angleterre, par exemple, un pur étalage de mobilier coûteux serait beaucoup moins propre que chez nous à créer une idée de beauté relativement au mobilier, ou dégoût naturel dans le propriétaire;—et cela, d'abord pour cette raison que la richesse, ne constituant pas la noblesse, n'est pas en Angleterre l'objet le plus élevé de l'ambition; en second lieu, parce que, là, la vraie noblesse de naissance, se restreignant aux strictes limites du goût légitime, évite plutôt qu'elle n'affecte cette pure somptuosité à laquelle une jalousie de parvenu peut quelquefois atteindre avec succès. Le peuple imitera les nobles, et le résultat est une diffusion générale du sentiment juste. Mais, en Amérique, la monnaie courante étant le seul blason de l'aristocratie, l'étalage de cette monnaie peut être généralement considéré comme le seul moyen de distinction aristocratique; et la populace, qui cherche toujours ses modèles en haut, est insensiblement amenée à confondre les deux idées, entièrement distinctes, de somptuosité et de beauté. Bref, le coût d'un article d'ameublement est devenu, à la fin, pour nous, le seul critérium de son mérite au point de vue décoratif; et ce critérium, une fois adopté, a ouvert la route vers une foule d'erreurs analogues dont on peut suivre facilement l'origine jusqu'à la principale sottise primordiale.

Il ne peut rien exister de plus directement choquant pour l'œil d'un artiste que l'arrangement intérieur de ce qu'on appelle aux États-Unis,—c'est-à-dire en Appallachie,—un appartement bien meublé. Son défaut le plus ordinaire est un manque d'harmonie. Nous parlons de l'harmonie d'une chambre comme nous parlerions de l'harmonie d'un tableau; car tous les deux, la chambre et le tableau, sont également soumis à ces principes indéfectibles, qui gouvernent toutes les variétés de l'art; et l'on peut dire qu'à très-peu de chose près, les lois par lesquelles nous jugeons les qualités principales d'un tableau suffisent pour apprécier l'arrangement d'une chambre.

Il y a quelquefois lieu d'observer un manque d'harmonie dans le caractère des diverses pièces de l'ameublement, mais plus généralement dans leurs couleurs ou dans leurs modes d'adaptation à leur usage naturel. Très-souvent l'œil est offensé parleur arrangement anti-artistique. Les lignes droites sont trop visiblement prédominantes, trop continuées sans interruption, ou rompues trop rudement par des angles droits. Si les lignes courbes interviennent, elles se répètent avec une uniformité déplaisante. Par une précision outrée, tout l'aspect d'une belle chambre se trouve complètement gâté.

Les rideaux sont rarement bien disposés ou bien choisis, relativement aux autres décorations. Avec un ameublement complet et rationel, les rideaux sont hors de place, et un vaste volume de draperies, de quelque nature qu'elles soient, dans n'importe quelles circonstances, est inconciliable avec le bon goût,—la quantité convenable ainsi que l'ajustement convenable dépendant du caractère de l'effet général.

La question des tapis est mieux comprise depuis ces derniers temps que dans les anciens jours; mais nous commettons souvent des erreurs dans le choix de leurs dessins et de leurs couleurs. Le tapis, c'est l'âme de l'appartement. C'est du tapis que doivent être déduites non-seulement les couleurs, mais aussi les formes de tous les objets qui reposent dessus. Il est permis à un juge en droit coutumier d'être un homme ordinaire; un bon juge en tapis doit être un homme de génie. Cependant nous avons entendu discuter de tapis, avec l'air d'un mouton qui rêve[3], maint gaillard absolument incapable d'arranger lui-même ses favoris. Chacun sait qu'un grand tapis peut être revêtu de grands dessins, et qu'un petit doit être couvert de petits;—mais ce n'est pas là, bien entendu, le fin fond de la doctrine. En ce qui regarde le tissu, le tapis de Saxe est le seul admissible. Le tapis de Bruxelles est le passé-plus-que-parfait du style et celui de Turquie est le goût dans sa définitive agonie. Relativement aux dessins, un tapis ne doit pas être barbouillé, enjolivé comme un Indien Riccaree,—tout en craie rouge, ocre jaune et plumes de coq. Pour être bref, des fonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires ou cycloïdes, mais sans aucune signification, sont, dans le cas en question, des lois inviolables. L'abomination des fleurs ou des images d'objets familiers de toute sorte devrait être exclue des limites de la chrétienté. En somme, qu'il s'agisse de tapis, de rideaux, de tapisserie ou d'étoffes pour divans, tout article de ce genre doit être orné d'une manière strictement arabesque. Quant à ces anciens tapis qu'on trouve encore de temps à autre dans les habitations du vulgaire, ces tapis où s'étalent et rayonnent d'énormes dessins, séparés par des bandes et brillant de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, à travers lesquelles il est impossible de distinguer un fond quelconque, ils ne sont qu'une méchante invention d'une race de complaisants du siècle et d'amoureux passionnés de l'argent, enfants de Baal et adorateurs de Mammon,—espèces de Benthams, qui, pour épargner la pensée et économiser l'imagination, ont d'abord inventé le barbare kaléidoscope, et puis ont établi des compagnies à fonds communs pour le faire tourner à la vapeur.

L'éclat est la principale hérésie de la philosophie américaine de l'ameublement, hérésie qui naît, comme il est facile de le reconnaître, de cette perversion du goût dont nous parlions tout à l'heure. Nous sommes violemment affolés de gaz et de verre. Le gaz, dans la maison, est complètement inadmissible. Sa lumière, vibrante et dure, est offensante. Quiconque a une cervelle et des yeux refusera d'en faire usage. Une lumière douce, ce que les artistes appellent un jour froid, donnant naturellement des ombres chaudes, fera merveille, même dans une chambre imparfaitement meublée. Il n'y eut jamais d'invention plus charmante que celle de la lampe astrale. Nous parlons, bien entendu, de la lampe astrale proprement dite, de la lampe d'Argand, avec son abat-jour primitif de verre poli et uni, et sa lumière de clair de lune, uniforme et tempérée. L'abat-jour de verre taillé est une triste invention du démon. L'empressement avec lequel nous l'avons adopté, d'abord à cause de son étincellement, mais surtout parce qu'il est plus coûteux, est un bon commentaire de la proposition que nous avons émise en commençant. Nous pouvons affirmer que celui qui emploie délibérément l'abat-jour de verre taillé est radicalement privé de goût, ou qu'il est un aveugle serviteur des caprices de la mode. La lumière qui jaillit d'une de ces vaniteuses abominations est inégale, brisée et douloureuse. Elle suffit pour gâter une masse de bons effets dans un ameublement soumis à sa détestable influence. Elle est un mauvais œil qui détruit spécialement plus de la moitié du charme de la beauté des femmes. En matière de verre, nous partons généralement de faux principes. Le caractère principal du verre, c'est l'éclat,—et quel monde de choses détestables ce seul mot suffit à exprimer! Les lumières trémoussantes, inquiètes, peuvent être quelquefois agréables (elles le sont toujours pour les enfants et les idiots); mais, dans la décoration d'une chambre, elles doivent être scrupuleusement évitées. Je dirai plus: les lumières constantes, si elles sont trop énergiques, sont elles-mêmes inadmissibles. Ces énormes et insensés lustres de verre taillés à facettes, éclairés au gaz, et sans abat-jour, qui sont suspendus dans nos salons les plus à la mode, peuvent être cités comme la quintessence du faux goût et le superlatif de la folie.

La passion de l'éclat,—cette idée s'étant confondue, comme nous l'avons déjà observé, avec celle de magnificence générale,—nous a conduits aussi à l'emploi exagéré des miroirs. Nous recouvrons les murs de nos appartements de grandes glaces anglaises, et nous nous imaginons avoir fait là quelque chose de fort beau. Or, la plus légère réflexion suffirait pour convaincre quiconque a un œil du détestable effet produit par de nombreux miroirs, spécialement par les plus grands. En faisant abstraction de sa puissance réflective, le miroir présente une surface continue, plane, incolore, monotone,—une chose toujours et évidemment déplaisante. Considéré comme réflecteur, il contribue fortement à produire une monstrueuse et odieuse uniformité, et le mal est ici aggravé, non pas seulement en proportion directe du moyen, mais dans une raison constamment croissante. De fait, une chambre avec quatre ou cinq glaces, distribuées à tort et à travers, est, au point de vue artistique, une chambre sans aucune forme. Si à ce défaut nous ajoutons la répercussion du miroitement, nous obtenons un parfait chaos d'effets discordants et désagréables. Le rustre le plus naïf, en entrant dans une chambre ainsi enjolivée, sentira immédiatement qu'il y a là quelque chose d'absurde, bien qu'il lui soit absolument impossible d'assigner une cause à son malaise. Supposons le même individu conduit dans une chambre meublée avec goût: il laissera éclater une exclamation de plaisir et de surprise.

Un malheur qui naît de nos institutions républicaines, c'est qu'ici un homme possédant une grosse bourse n'a généralement qu'une très-petite âme à mettre dedans. La corruption du goût fait partie et pendant de l'industrie des dollars. A mesure que nous devenons riches, nos idées se rouillent. Donc, ce n'est pas parmi notre aristocratie (encore moins en Appallachie) que nous chercherons la haute spiritualité du boudoir anglais. Mais nous avons vu dans la mouvance d'Américains de fortune moderne des appartements qui, au moins par leur mérite négatif, pourraient rivaliser avec les cabinets raffinés de nos amis d'outre-mer. En ce moment même, nous avons présente à l'œil de notre esprit une petite chambre sans prétentions, dans la décoration de laquelle il n'y a rien à reprendre. Le propriétaire est assoupi sur un sofa; le temps est frais; il est près de minuit; nous ferons un croquis de la chambre pendant qu'il sommeille.

La forme en est oblongue;—trente pieds de long environ, et vingt-cinq de large;—c'est une forme qui donne les commodités ordinaires les plus grandes pour l'arrangement d'un mobilier. Elle n'a qu'une porte, qui n'est rien moins que large, placée à l'un des bouts du parallélogramme, et que deux fenêtres, placées à l'autre bout. Ces dernières sont larges et descendent jusqu'au plancher, profondément enfoncées d'ailleurs, et ouvrant sur une véranda italienne. Leurs carreaux sont de verre pourpre, encadrés dans un châssis de bois de palissandre, plus massif que d'ordinaire. Elles sont garnies, à l'intérieur du renfoncement, de rideaux d'un épais tissu d'argent adapté à la forme de la fenêtre et tombant librement à petits plis. En dehors de la niche sont des rideaux de soie cramoisie, excessivement riche, frangés d'un large réseau d'or et doublés du même tissu d'argent dont est fait également le store extérieur. Il n'y a pas de corniches; mais tous les plis de l'étoffe (qui sont plutôt fins que massifs et ont ainsi un air de légèreté) sortent de dessous un entablement doré, d'un riche travail, qui fait tout le tour de la chambre à la ligne de jonction du plafond et des murs. La draperie s'ouvre ou se ferme au moyen d'une épaisse corde d'or qui l'enveloppe négligemment et qui se résout facilement en un nœud; on ne voit ni patères ni aucun mécanisme. Les couleurs des rideaux et de leurs franges, le cramoisi et l'or, se montrent partout avec profusion et déterminent le caractère de la chambre. Le tapis, un tissu de Saxe, a un pouce et demi d'épaisseur, et son fond, également cramoisi, est simplement relevé par une ganse d'or, analogue à la corde qui enserre les rideaux, faisant légèrement saillie sur le fond, et se promenant à travers, de manière à former une série de courbes brusques et irrégulières, l'une passant de temps en temps par-dessus l'autre. Les murs sont revêtus d'un papier satiné d'une couleur argentée, tigré de petits dessins arabesques de la même couleur cramoisie dominante, mais un peu affaiblie. Plusieurs peintures coupent çà et là l'étendue du papier. Ce sont principalement des paysages d'un style imaginatif, tels les Grottes des Fées, de Stanfield, ou l'Étang lugubre, de Chapman. Il y a néanmoins trois ou quatre têtes de femmes, d'une beauté éthéréenne,—des portraits dans la manière de Sully. Chacune de ces peintures est d'un ton chaud mais sombre. Elles ne contiennent pas ce qu'on appelle de brillants effets. De toutes émane un sentiment de repos. Aucune n'est de petite dimension. Les trop petits tableaux donnent à une chambre cet aspect moucheté, qui est le vice de plus d'un bel ouvrage d'art fastidieusement retouché. Les cadres sont larges, mais peu profonds, richement sculptés, mais ils ne sont ni mats ni travaillés à jour. Ils ont, tous, tout l'éclat de l'or bruni. Ils reposent à plat sur les murs et ne sont pas suspendus par des cordes, de manière à pencher. Il est vrai que les tableaux gagnent souvent beaucoup dans cette position, mais l'aspect général d'une pièce s'en trouve gâté. On n'aperçoit qu'une seule glace, qui d'ailleurs n'est pas très-grande. Sa forme est presque circulaire, et elle est suspendue de telle façon que le propriétaire ne peut y voir son image reflétée d'aucun des principaux sièges de la chambre. Deux larges sofas, très-bas, en bois de palissandre et en soie cramoisie brochée d'or, forment les seuls sièges, à l'exception de deux causeuses, également en palissandre. Il y a un piano (en palissandre), sans housse, et tout ouvert. Une table octogone, faite uniquement du plus beau marbre incrusté d'or, est placée près d'un des sofas. Cette table n'a pas non plus de tapis; en fait de draperies, les rideaux ont été jugés suffisants. Quatre vastes et magnifiques vases de Sèvres, dans lesquels s'épanouit une profusion de fleurs aussi odorantes qu'éclatantes, occupent les autres angles légèrement arrondis de la chambre. Un haut candélabre, soutenant une petite lampe antique pleine d'une huile fortement parfumée, s'élève près de la tête de mon ami assoupi. Quelques tablettes, légères et gracieuses, dorées sur leurs tranches, et suspendues par des cordelettes de soie cramoisie à glands d'or, supportent deux ou trois cents volumes magnifiquement reliés. En dehors de cela, il n'y a pas d'autres meubles, excepté une lampe d'Argand, avec un simple globe de verre poli d'une couleur pourpre, qui par une unique et mince chaîne d'or est suspendue au plafond, lequel est creusé en voûte et fort élevé, et répand sur toutes choses une lumière à la fois tranquille et magique.


[1] Il y a ici un jeu de mots. Cabbage veut dire à la fois chou et rognure d'étoffe, retaille gardée par le tailleur.—C. B.

[2] Autre jeu de mots: hang veut dire pendre et tapisser; hangman, bourreau.—C. B.

[3] Dans l'original, ces mots sont imprimés en français.—C. B.


LA GENÈSE D'UN POËME

La poétique est faite, nous disait-on, et modelée d'après les poëmes. Voici un poëte qui prétend que son poëme a été composé d'après sa poétique. Il avait certes un grand génie et plus d'inspiration que qui que ce soit, si par inspiration on entend l'énergie, l'enthousiasme intellectuel, et la faculté de tenir ses facultés en éveil. Mais il aimait aussi le travail plus qu'aucun autre; il répétait volontiers, lui, un original achevé, que l'originalité est chose d'apprentissage, ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être transmise par l'enseignement. Le hasard et l'incompréhensible étaient ses deux grands ennemis. S'est-il fait, par une vanité étrange et amusante, beaucoup moins inspiré qu'il ne l'était naturellement? A-t-il diminué la faculté gratuite qui était en lui pour faire la part plus belle à la volonté? Je serais assez porté à le croire; quoique cependant il faille ne pas oublier que son génie, si ardent et si agile qu'il fût, était passionnément épris d'analyse, de combinaisons et de calculs. Un de ses axiomes favoris était encore celui-ci: «Tout, dans un poëme comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénoûment. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première.» Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît, à n'importe quelle partie. Les amateurs du délire seront peut-être révoltés par ces cyniques maximes; mais chacun en peut prendre ce qu'il voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l'art peut tirer de la délibération, et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe qu'on nomme Poésie.

Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permis au génie, et même ne lui messied pas. C'est, comme le fard sur les pommettes d'une femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour l'esprit.

Poëme singulier entre tous. Il roule sur un mot mystérieux et profond, terrible comme l'infini, que des milliers de bouches crispées ont répété depuis le commencement des âges, et que par une triviale habitude de désespoir plus d'un rêveur a écrit sur le coin de sa table pour essayer sa plume: Jamais plus! De cette idée, l'immensité, fécondée par la destruction, est remplie du haut en bas, et l'Humanité, non abrutie, accepte volontiers l'Enfer, pour échapper au désespoir irrémédiable contenu dans cette parole.

Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement une affreuse imperfection; mais le mal serait encore plus grand dans une singerie rimée. Le lecteur comprendra qu'il m'est impossible de lui donner une idée exacte de la sonorité profonde et lugubre, de la puissante monotonie de ces vers, dont les rimes larges et triplées sonnent comme un glas de mélancolie. C'est bien là le poëme de l'insomnie du désespoir; rien n'y manque: ni la fièvre des idées, ni la violence des couleurs, ni le raisonnement maladif, ni la terreur radoteuse, ni même cette gaieté bizarre de la douleur qui la rend plus terrible. Écoutez chanter dans votre mémoire les strophes les plus plaintives de Lamartine, les rhythmes les plus magnifiques et les plus compliqués de Victor Hugo; mêlez-y le souvenir des tercets les plus subtils et les plus compréhensifs de Théophile Gautier,—de Ténèbres, par exemple, ce chapelet de redoutables concetti sur la mort et le néant, où la rime triplée s'adapte si bien à la mélancolie obsédante,—et vous obtiendrez peut-être une idée approximative des talents de Poe en tant que versificateur; je dis: en tant que versificateur, car il est superflu, je pense, de parler de son imagination.

Mais j'entends le lecteur qui murmure comme Alceste: «Nous verrons bien!»—Voici donc le poëme[1]:

LE CORBEAU

«Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. «C'est quelque visiteur,—murmurai-je,—qui frappe à la porte de ma chambre; ce n'est que cela, et rien de plus.»

Ah! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin; en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore,—et qu'ici on ne nommera jamais plus.

Et le soyeux, triste, et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastisques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour; si bien qu'enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant: «C'est quelque visiteur qui sollicite l'entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre;—c'est cela même, et rien de plus.»

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc pas plus longtemps:

«Monsieur,—dis-je,—ou madame, en vérité j'implore votre pardon; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu'à peine étais-je certain de vous avoir entendu.» Et alors j'ouvris la porte toute grande;—les ténèbres, et rien de plus!

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver; mais le silence ne fut pas troublé, et l'immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté: «Lénore!»—C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot: «Lénore!»—Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. «Sûrement,—dis-je,—sûrement, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre; voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur se calmer un instant, et explorons ce mystère;—c'est le vent, et rien de plus.»

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute: mais, avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre;—il se percha, s'installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire: «Bien que ta tête,—lui dis-je,—soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d'un grand secours; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d'un nom tel que Jamais plus!

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus; il ne remua pas une plume,—jusqu'à ce que je me prisse à murmurer faiblement: «D'autres amis se sont déjà envolés loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées.» L'oiseau dit alors: «Jamais plus!»

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d'à-propos: «Sans doute,—dis-je,—ce qu'il prononce est tout son bagage de savoir, qu'il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses chansons n'eussent plus qu'un seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain: Jamais, jamais plus!

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins on face de l'oiseau et du buste et de la porte; alors, m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus!

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adressant plus une syllabe à l'oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond du cœur; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus,—ah! jamais plus!

Alors il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. «Infortuné!—m'écriai-je,—ton Dieu t'a donné par ses anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore! Bois, oh! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

«Prophète!—dis-je,—être de malheur! oiseau ou démon, mais toujours prophète! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté,—dis-moi sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée? Dis, dis, je t'en supplie!» Le corbeau dit: «Jamais plus!».

«Prophète!—dis-je,—être de malheur! oiseau ou démon! toujours prophète! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore.» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

«Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon!—hurlai-je en me redressant.—Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré; laisse ma solitude inviolée; quitte ce buste au-dessus de ma porte; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever,—jamais plus!


Maintenant, voyons la coulisse, l'atelier, le laboratoire, le mécanisme intérieur, selon qu'il vous plaira de qualifier la Méthode de composition[2].

MÉTHODE DE COMPOSITION

Charles Dickens, dans une note que j'ai actuellement sous les yeux, parlant d'une analyse que j'avais faite du mécanisme de Barnaby Rudge, dit:

«Savez-vous, soit dit en passant, que Godwin a écrit son Caleb Williams à rebours? Il a commencé par envelopper son héros dans un tissu de difficultés, qui forment la matière du deuxième volume, et ensuite, pour composer le premier, il s'est mis à rêver aux moyens de légitimer tout ce qu'il avait fait.»

Il m'est impossible de croire que tel a été précisément le mode de composition de Godwin, et d'ailleurs ce qu'il en avoue lui-même n'est pas absolument conforme à l'idée de M. Dickens; mais l'auteur de Caleb Williams était un trop parfait artiste pour ne pas apercevoir le bénéfice qu'on peut tirer de quelque procédé de ce genre. S'il est une chose évidente, c'est qu'un plan quelconque, digne du nom de plan, doit avoir été soigneusement élaboré en vue du dénoûment, avant que la plume attaque le papier. Ce n'est qu'en ayant sans cesse la pensée du dénoûment devant les yeux que nous pouvons donner à un plan son indispensable physionomie de logique et de causalité,—en faisant que tous les incidents, et particulièrement le ton général; tendent vers le développement de l'intention.

Il y a, je crois, une erreur radicale dans la méthode généralement usitée pour construire un conte. Tantôt l'histoire nous fournit une thèse; tantôt l'écrivain se trouve inspiré par un incident contemporain; ou bien, mettant les choses au mieux, il s'ingénie à combiner des événements surprenants, qui doivent former simplement la base de son récit, se promettant généralement d'introduire les descriptions, le dialogue ou son commentaire personnel, partout où une crevasse dans le tissu de l'action lui en fournit l'opportunité.

Pour moi, la première de toutes les considérations, c'est celle d'un effet à produire. Ayant toujours en vue l'originalité (car il est traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d'un moyen d'intérêt aussi évident et aussi facile), je me dis, avant tout: parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l'intelligence ou, pour parler plus généralement, l'âme est susceptible de recevoir, quel est l'unique effet que je dois choisir dans le cas présent? Ayant donc fait choix d'un sujet de roman et ensuite d'un vigoureux effet à produire, je cherche s'il vaut mieux le mettre en lumière par les incidents ou par le ton,—ou par des incidents vulgaires et un ton particulier,—ou par des incidents singuliers et un ton ordinaire,—ou par une égale singularité de ton et d'incidents;—et puis, je cherche autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d'événements ou de tons qui peuvent être les plus propres à créer l'effet en question.

Bien souvent j'ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c'est-à-dire qui pourrait raconter, pas à pas, la marche progressive qu'a suivie une quelconque de ses compositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n'a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l'expliquer; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu'aucune autre cause. Beaucoup d'écrivains, particulièrement les poëtes, aiment mieux laisser entendre qu'ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile, ou d'intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson s'il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d'œil derrière la scène, et à contempler les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l'idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d'une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations,—en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes,—les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l'apanage et le naturel de l'histrion littéraire.

Je sais, d'autre part, que le cas n'est pas commun où un auteur se trouve dans une bonne condition pour reprendre le chemin par lequel il est arrivé à son dénoûment. En général, les idées, ayant surgi pêle-mêle, ont été poursuivies et oubliées de la même manière.

Pour ma part, je ne partage pas la répugnance dont je parlais tout à l'heure, et je ne trouve pas la moindre difficulté à me rappeler la marche progressive de toutes mes compositions; et puisque l'intérêt d'une telle analyse ou reconstruction, que j'ai considérée comme un desideratum en littérature, est tout à fait indépendant de tout intérêt réel supposé dans la chose analysée, on ne m'accusera pas de manquer aux convenances, si je dévoile le modus operandi grâce auquel j'ai pu construire l'un de mes propres ouvrages. Je choisis le Corbeau comme très-généralement connu. Mon dessein est de démontrer qu'aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l'intuition, et que l'ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d'un problème mathématique.

Laissons de côté, comme ne relevant pas directement de la question poétique, la circonstance ou, si vous voulez, la nécessité d'où est née l'intention de composer un poëme qui satisfit à la fois le goût populaire et le goût critique.

C'est donc à partir de cette intention que commence mon analyse. La considération primordiale fut celle de la dimension. Si un ouvrage littéraire est trop long pour se laisser lire en une seule séance, il faut nous résigner à nous priver de l'effet prodigieusement important qui résulte de l'unité d'impression; car, si deux séances sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent, et tout ce que nous appelons l'ensemble, totalité, se trouve détruit du coup. Mais, puisque, cæteris paribus, aucun poëte ne peut se priver de tout ce qui concourra à servir son dessein, il ne reste plus qu'à examiner si, dans l'étendue, nous trouverons un avantage quelconque compensant cette perte de l'unité qui en résulte. Et tout d'abord je dis: Non. Ce que nous appelons un long poème n'est, en réalité, qu'une succession de poëmes courts, c'est-à-dire d'effets poétiques brefs. Il est inutile de dire qu'un poëme n'est un poëme qu'en tant qu'il élève l'âme et lui procure une excitation intense; et; par une nécessité psychique, toutes les excitations intenses sont de courte durée. C'est pourquoi la moitié au moins du Paradis perdu n'est que pure prose, n'est qu'une série d'excitations poétiques parsemées inévitablement de dépressions correspondantes, tout l'ouvrage étant privé, à cause de son excessive longueur, de cet élément artistique si singulièrement important: totalité ou unité d'effet.

Il est donc évident qu'il y a, en ce qui concerne la dimension, une limite positive pour tous les ouvrages littéraires,—c'est la limite d'une seule séance;—et, quoique, en de certains ordres de compositions en prose, telles que Robinson Crusoé, qui ne réclament pas l'unité, cette limite puisse être avantageusement dépassée, il n'y aura jamais profit à la dépasser dans un poëme. Dans cette limite même, l'étendue d'un poëme doit se trouver en rapport mathématique avec le mérite dudit poëme, c'est-à-dire avec l'élévation ou l'excitation qu'il comporte, en d'autres termes encore, avec la quantité de véritable effet poétique dont il peut frapper les âmes; il n'y a à cette règle qu'une seule condition restrictive, c'est qu'une certaine quantité de durée est absolument indispensable pour la production d'un effet quelconque.

Gardant bien ces considérations présentes à mon esprit, ainsi que ce degré d'excitation que je ne plaçais pas au-dessus du goût populaire non plus qu'au-dessous du critique, je conçus tout d'abord l'idée de la longueur convenable de mon poëme projeté, une longueur de cent vers environ. Or, il n'en a, en réalité, que cent huit.

Ma pensée ensuite s'appliqua au choix d'une impression ou d'un effet à produire; et ici je crois qu'il est bon de faire observer que, à travers ce labeur de construction, je gardai toujours présent à mes yeux le dessein de rendre l'œuvre universellement appréciable. Je serais emporté beaucoup trop loin de mon sujet immédiat, si je m'appliquais à démontrer un point sur lequel j'ai insisté nombre de fois, à savoir, que le Beau est le seul domaine légitime de la poésie. Je dirai cependant quelques mots pour l'élucidation de ma véritable pensée, que quelques-uns de mes amis se sont montrés trop prompts à travestir. Le plaisir qui est à la fois le plus intense, le plus élevé et le plus pur, ce plaisir-là ne se trouve, je crois, que dans la contemplation du Beau. Quand les hommes parlent de Beauté, ils entendent, non pas précisément une qualité, comme on le suppose, mais une impression; bref, ils ont justement en vue cette violente et pure élévation de l'âme,—non pas de l'intellect, non plus que du cœur,—que j'ai déjà décrite, et qui est le résultat de la contemplation du Beau. Or, je désigne la Beauté comme le domaine de la poésie, parce que c'est une règle évidente de l'Art que les effets doivent nécessairement naître de causes directes, que les objets doivent être conquis par les moyens qui sont le mieux appropriés à la conquête desdits objets,—aucun homme ne s'étant encore montré assez sot pour nier que l'élévation singulière dont je parle soit plus facilement à la portée de la Poésie. Or, l'objet Vérité, ou satisfaction de l'intellect, et l'objet Passion, ou excitation du cœur, sont,—quoiqu'ils soient aussi, dans une certaine mesure, à la portée de la poésie,—beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. En somme, la Vérité réclame une précision, et la Passion une familiarité (les hommes vraiment passionnés me comprendront), absolument contraires à cette Beauté qui n'est autre chose, je le répète, que l'excitation ou le délicieux enlèvement de l'âme. De tout ce qui a été dit jusqu'ici, il ne suit nullement que la passion, ou même la vérité, ne puisse être introduite, et même avec profit, dans un poëme; car elles peuvent servir à élucider ou à augmenter l'effet général, comme les dissonances en musique, par contraste; mais le véritable artiste s'efforcera toujours, d'abord de les réduire à un rôle favorable au but principal poursuivi, et ensuite de les envelopper, autant qu'il le pourra, dans ce nuage de beauté qui est l'atmosphère et l'essence de la poésie.

Regardant conséquemment le Beau comme ma province, quel est, me dis-je alors, le ton de sa plus haute manifestation; tel fut l'objet de ma délibération suivante. Or, toute l'expérience humaine confesse que ce ton est celui de la tristesse. Une beauté de n'importe quelle famille, dans son développement suprême, pousse inévitablement aux larmes une âme sensible. La mélancolie est donc le plus légitime de tous les tons poétiques.

La dimension, le domaine et le ton étant ainsi déterminés, je me mis a la recherche, par la voie de l'induction ordinaire, de quelque curiosité artistique et piquante, qui me pût servir comme de clef dans la construction du poëme,—de quelque pivot sur lequel put tourner toute la machine. Méditant soigneusement sur tous les effets d'art connus, ou plus proprement sur tous les moyens d'effet, le mot étant entendu dans le sens scénique, je ne pouvais m'empêcher de voir immédiatement qu'aucun n'avait été plus généralement employé que celui du refrain. L'universalité de son emploi suffisait pour me convaincre de sa valeur intrinsèque et m'épargnait la nécessité de le soumettre à l'analyse. Je ne le considérai toutefois qu'en tant que susceptible de perfectionnement, et je vis bientôt qu'il était encore dans un état primitif. Tel qu'on en use communément, le refrain non-seulement est limité aux vers lyriques, mais encore la vigueur de l'impression qu'il doit produire dépend de la puissance de la monotonie dans le son et dans la pensée. Le plaisir est tiré uniquement de la sensation d'identité, de répétition. Je résolus de varier l'effet, pour l'augmenter, en restant généralement fidèle â la monotonie du son, pendant que j'altérerais continuellement celle de la pensée; c'est-à-dire que je me promis de produire une série continue d'effets nouveaux par une série d'applications variées du refrain, le refrain en lui-même restant presque toujours semblable.

Ces points établis, je m'inquiétai ensuite de la nature de mon refrain. Puisque l'application en devait être fréquemment variée, il est clair que ce refrain devait lui-même être bref; car il y aurait eu une insurmontable difficulté à varier fréquemment les applications d'une phrase un peu longue. La facilité de variation serait naturellement en proportion de la brièveté de la phrase. Cela me conduisit tout de suite à prendre un mot unique comme le meilleur refrain.

Alors s'agita la question relative au caractère de ce mot. Ayant arrêté dans mon esprit qu'il y aurait un refrain, la division du poëme en stances apparaissait comme un corollaire nécessaire, le refrain formant la conclusion de chaque stance. Que cette conclusion, cette chute, pour avoir de la force, dût nécessairement être sonore et susceptible d'une emphase prolongée, cela n'admettait pas le doute, et ces considérations me menèrent inévitablement à l'o long, comme étant la voyelle la plus sonore, associé à l'r, comme étant la consonne la plus vigoureuse.

Le son du refrain étant bien déterminé, il devenait nécessaire de choisir un mot qui renfermât ce son, et qui, en même temps, fût dans le plus complet accord possible avec cette mélancolie que j'avais adoptée comme ton général du poëme. Dans une pareille enquête, il eût été absolument impossible de ne pas tomber sur le mot nevermore,—jamais plus. En réalité, il fut le premier qui se présenta à mon esprit.

Le desideratum suivant fut: Quel sera le prétexte pour l'usage continu du mot unique jamais plus? Observant la difficulté que j'éprouvais à trouver une raison plausible et suffisante pour cette répétition continue, je ne manquai pas d'apercevoir que cette difficulté surgissait uniquement de l'idée préconçue que ce mot, si opiniâtrement et monotonément répété, devait être proféré par un être humain; qu'en somme la difficulté consistait à concilier cette monotonie avec l'exercice de la raison dans la créature chargée de répéter le mot. Alors se dressa tout de suite l'idée d'une créature non raisonnable et cependant douée de parole, et très-naturellement un perroquet se présenta d'abord; mais il fut immédiatement dépossédé par un corbeau, celui-ci étant également doué de parole et infiniment plus en accord avec le ton voulu.

J'étais donc enfin arrivé à la conception d'un corbeau,—le corbeau, oiseau de mauvais augure!—répétant opiniâtrement le mot Jamais plus à la fin de chaque stance dans un poëme d'un ton mélancolique et d'une longueur d'environ cent vers. Alors, ne perdant jamais de vue le superlatif ou la perfection dans tous les points, je me demandai: De tous les sujets mélancoliques, quel est le plus mélancolique selon l'intelligence universelle de l'humanité?—La Mort, réponse inévitable.—Et quand, me dis-je, ce sujet, le plus mélancolique de tous, est-il le plus poétique?—D'après ce que j'ai déjà expliqué assez amplement, on peut facilement deviner la réponse:—C'est quand il s'allie intimement à la Beauté. Donc, la mort d'une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde, et il est également hors de doute que la bouche la mieux choisie pour développer un pareil thème est celle d'un amant privé de son trésor.

J'avais dès lors à combiner ces deux idées: un amant pleurant sa maîtresse défunte, et un corbeau répétant continuellement le mot Jamais plus. Il fallait les combiner, et avoir toujours présent à mon esprit le dessein de varier à chaque fois l'application du mot répété; mais le seul moyen possible pour une pareille combinaison était d'imaginer un corbeau se servant du mot dont il s'agit pour répondre aux questions de l'amant. Et ce fut alors que je vis tout de suite toute la facilité qui m'était offerte pour l'effet auquel mon poëme était suspendu, c'est-à-dire l'effet à produire par la variété dans l'application du refrain. Je vis que je pouvais faire prononcer la première question par l'amant,—la première à laquelle le corbeau devait répondre: Jamais plus,—que je pouvais faire de la première question une espèce de lieu commun,—de la seconde quelque chose de moins commun,—de la troisième quelque chose de moins commun encore, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'amant, à la longue tiré de sa nonchalance par le caractère mélancolique du mot, par sa fréquente répétition, et par le souvenir de la réputation sinistre de l'oiseau qui le prononce, se trouvât agité par une excitation superstitieuse et lançât follement des questions d'un caractère tout différent, des questions passionnément intéressantes pour son cœur;—questions, faites moitié dans un sentiment de superstition, et moitié dans ce désespoir singulier qui puise une volupté dans sa torture;—non pas seulement parce que l'amant croit au caractère prophétique ou démoniaque de l'oiseau (qui, la raison le lui démontre, ne fait que répéter une leçon apprise par routine), mais parce qu'il éprouve une volupté frénétique à formuler ainsi ses questions et à recevoir du Jamais plus toujours attendu une blessure répétée d'autant plus délicieuse qu'elle est plus insupportable. Voyant donc cette facilité qui m'était offerte, ou, pour mieux dire, qui s'imposait à moi dans le progrès de ma construction, j'arrêtai d'abord la question finale, la question suprême à laquelle le Jamais plus devait, en dernier lieu, servir de réponse,—cette question à laquelle le Jamais plus fait la réplique la plus désespérée, la plus pleine de douleur et d'horreur qui se puisse concevoir.

Ici donc je puis dire que mon poëme avait trouvé son commencement,—par la fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d'art;—car ce fut alors, juste à ce point de mes considérations préparatoires, que, pour la première fois, je posai la plume sur le papier pour composer la stance suivante:

«Prophète!—dis-je,—être de malheur! oiseau ou démon! toujours prophète! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore.» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

Ce fut alors seulement que je composai cette stance, d'abord pour établir le degré suprême et pouvoir ainsi, plus à mon aise, varier et graduer, selon leur sérieux et leur importance, les questions précédentes de l'amant, et, en second lieu, pour arrêter définitivement le rhythme, le mètre, la longueur et l'arrangement général de la stance, ainsi que graduer les stances qui devaient précéder, de façon qu'aucune ne pût surpasser cette dernière par son effet rhythmique. Si j'avais été assez imprudent, dans le travail de composition qui devait suivre, pour construire des stances plus vigoureuses, je me serais appliqué, délibérément et sans scrupule, à les affaiblir, de manière à ne pas contrarier l'effet du crescendo.

Je pourrais aussi bien placer ici quelques mots sur la versification. Mon premier but était (comme toujours) l'originalité. Jusqu'à quel point la question de l'originalité en versification a été négligée, c'est une des choses du monde les plus inexplicables. En admettant qu'il y ait peu de variété possible dans le rhythme pur, toujours est-il évident que les variétés possibles de mètre et de stance sont absolument infinies,—et toutefois, pendant des siècles, aucun homme n'a jamais fait, en versification, ou même n'a jamais paru vouloir faire quoi que ce soit d'original. Le fait est que l'originalité (excepté dans des esprits d'une force tout à fait insolite) n'est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d'instinct ou d'intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu'elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c'est moins l'esprit d'invention que l'esprit de négation qui nous fournit les moyens de l'atteindre.

Il va sans dire que je ne prétends à aucune originalité dans le rhythme ou dans le mètre du Corbeau. Le premier est trochaïque; le second se compose d'un vers octomètre acatalectique, alternant avec un heptamètre catalectique,—qui, répété, devient refrain au cinquième vers,—et se termine par un tétramètre catalectique. Pour parler sans pédanterie, les pieds employés, qui sont des trochées, consistent en une syllabe longue suivie d'une brève: le premier vers de la stance est fait de huit pieds de cette nature; le second de sept et demi; le troisième, de huit; le quatrième, de sept et demi; le cinquième, de sept et demi, également; le sixième, de trois et demi. Or, chacun de ces vers, pris isolément, a déjà été employé, et toute l'originalité du Corbeau consiste à les avoir combinés dans la même stance; rien de ce qui peut ressembler, même de loin, à cette combinaison, n'a été tenté jusqu'à présent. L'effet de cette combinaison originale est augmenté par quelques autres effets inusités et absolument nouveaux, tirés d'une application plus étendue de la rime et de l'allitération.

Le point suivant à considérer était le moyen de mettre en communication l'amant et le corbeau, et le premier degré de cette question était naturellement le lieu. Il semblerait que l'idée qui doit, en ce cas, se présenter d'elle-même, est une forêt ou une plaine; mais il m'a toujours paru qu'un espace étroit et resserré est absolument nécessaire pour l'effet d'un incident isolé; il lui donne l'énergie qu'un cadre ajoute à une peinture. Il a cet avantage moral incontestable de concentrer l'attention dans un petit espace, et cet avantage, cela va sans dire, ne doit pas être confondu avec celui qu'on peut tirer de la simple unité de lieu.

Je résolus donc de placer l'amant dans sa chambre,—dans une chambre sanctifiée pour lui par les souvenirs de celle qui y a vécu. La chambre est représentée comme richement meublée,—et cela est en vue de satisfaire aux idées que j'ai déjà expliquées au sujet de la Beauté, comme étant la seule véritable thèse de la Poésie.

Le lieu ainsi déterminé, il fallait maintenant introduire l'oiseau, et l'idée de le faire entrer par la fenêtre était inévitable. Que l'amant suppose, d'abord, que le battement des ailes de l'oiseau contre le volet est un coup frappé à sa porte, c'est une idée qui est née de mon désir d'accroître, en la faisant attendre, la curiosité du lecteur, et aussi de placer l'effet incidentel de la porte ouverte toute grande par l'amant, qui ne trouve que ténèbres, et qui dès lors peut adopter, en partie, l'idée fantastique que c'est l'esprit de sa maîtresse qui est venu frapper à sa porte.

J'ai fait la nuit tempêtueuse, d'abord pour expliquer ce corbeau cherchant l'hospitalité, ensuite pour créer l'effet du contraste avec la tranquillité matérielle de la chambre.

De même j'ai fait aborder l'oiseau sur le buste de Pallas pour créer le contraste entre le marbre et le plumage; on devine que l'idée du buste a été suggérée uniquement par l'oiseau; le buste de Pallas a été choisi d'abord à cause de son rapport intime avec l'érudition de l'amant, et ensuite à cause de la sonorité même du mot Pallas.

Vers le milieu du poëme, j'ai également profité de la force du contraste dans le but de creuser l'impression finale. Ainsi j'ai donné à l'entrée du corbeau une allure fantastique, approchant même du comique, autant du moins que le sujet le pouvait admettre. Il entre avec un tumultueux battement d'ailes.

«Il ne fit pas la moindre révérence; il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute; mais, avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre...»

Dans les deux stances qui suivent, le dessein devient même plus manifeste:

«Alors cet oiseau d'ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire: «Bien que ta tête,—lui dis-je,—soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la Nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

«Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendit si facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d'un grand secours; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre se nommant d'un nom tel que Jamais plus

Ayant ainsi préparé l'effet du dénoûment, j'abandonne immédiatement le ton fantastique pour celui du sérieux le plus profond: ce changement de ton commence avec le premier vers de la stance qui suit la dernière citée:

«Mais le Corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra, etc.»

A partir de cet instant, l'amant ne plaisante plus; il ne voit même plus rien de fantastique dans la conduite de l'oiseau. Il parle de lui comme d'un triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours, et il sent les yeux ardents qui le brûlent jusqu'au fond du cœur. Cette évolution de pensée, cette imagination dans l'amant, a pour but d'en préparer une analogue dans le lecteur, d'amener l'esprit dans une situation favorable pour le dénoûment, qui maintenant va venir aussi rapidement et aussi directement que possible.

Avec le dénoûment proprement dit, exprimé par le Jamais plus du corbeau, réponse lancée à la question finale de l'amant,—s'il retrouvera sa maîtresse dans un autre monde?—le poëme, dans sa phase la plus claire, la plus naturelle, celle d'un simple récit, peut être considéré comme fini. Jusqu'à présent, chaque chose est restée dans les limites de l'explicable, du réel. Un corbeau a appris par routine le seul mot Jamais plus, et, ayant échappé à la surveillance de son propriétaire, est réduit, à minuit, par la violence de la tempête, à demander un refuge à une fenêtre où brille encore une lumière, la fenêtre d'un étudiant plongé à moitié dans ses livres, à moitié dans les souvenirs d'une bien-aimée défunte. La fenêtre étant ouverte au battement des ailes de l'oiseau, celui-ci va se percher sur l'endroit le plus convenable hors de la portée immédiate de l'étudiant, qui, s'amusant de l'incident et de la bizarre conduite du visiteur, lui demande son nom en manière de plaisanterie et sans s'attendre à une réponse. Le corbeau, interrogé, répond par son mot habituel Jamais plus,—mot qui trouve immédiatement un écho mélancolique dans le cœur de l'étudiant; et celui-ci, exprimant tout haut les pensées qui lui sont suggérées par la circonstance, est frappé de nouveau par la répétition du Jamais plus. L'étudiant se livre aux conjectures que lui inspire le cas présent; mais il est poussé bientôt par l'ardeur du cœur humain à se torturer soi-même, et aussi, par une sorte de superstition, à proposer à l'oiseau des questions choisies de telle sorte, que la réponse attendue, l'intolérable Jamais plus, doit lui apporter, à lui, l'amant solitaire, la plus affreuse moisson de douleurs. C'est dans cet amour du cœur pour sa torture, poussé à la dernière limite, que le récit, dans ce que j'ai appelé sa première phase, sa phase naturelle, trouve sa conclusion naturelle, et jusqu'ici rien ne s'est montré qui dépasse les limites de la réalité.

Mais, dans des sujets manœuvrés de cette façon, avec quelque habileté qu'ils le soient, avec quelque luxe d'incidents qu'on le suppose, il y a toujours une certaine âpreté, une nudité qui choque un œil d'artiste. Deux choses sont éternellement requises: l'une, une certaine somme de complexité, ou, plus proprement, de combinaison; l'autre, une certaine quantité d'esprit suggestif, quelque chose comme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini. C'est cette dernière qualité qui donne à un ouvrage d'art cet air opulent, cette apparence cossue (pour tirer de la conversation journalière un terme efficace), que nous avons trop souvent la sottise de confondre avec l'idéal. C'est l'excès dans l'expression du sens qui ne doit être qu'insinué, c'est la manie de faire, du courant souterrain d'une œuvre, le courant visible et supérieur, qui change en prose, et en prose de la plus plate espèce, la prétendue poésie des soi-disant transcendantalistes.

Fort de ces opinions, j'ajoutai les deux stances qui ferment le poème, leur qualité suggestive étant destinée à pénétrer tout le récit qui les précède. Le courant souterrain de la pensée se laisse voir pour la première fois dans ces vers:

«Arrache ton bec de mon cœur, et précipite ton spectre loin de ma porte!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»

On remarquera que les mots de mon cœur renferment la première expression métaphorique du poëme. Ces mots, avec la réponse Jamais plus, disposent l'esprit à chercher un sens moral dans tout le récit développé antérieurement. Le lecteur commence dès lors à considérer le Corbeau comme emblématique;—mais ce n'est que juste au dernier vers de la dernière stance qu'il lui est permis de voir distinctement l'intention de faire du Corbeau le symbole du Souvenir funèbre et éternel:

«Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever,—jamais plus!»


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