Histoires insolites
The Project Gutenberg eBook of Histoires insolites
Title: Histoires insolites
Author: comte de Auguste Villiers de L'Isle-Adam
Release date: April 24, 2015 [eBook #48781]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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Histoires Insolites
COMTE DE VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
HISTOIRES
INSOLITES
Les grandes routes sont stériles.
PARIS
LIBRAIRIE MODERNE
MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT.
1888
Tous droits réservés.
Cet ouvrage a été déposé au ministère de l'intérieur
en mars 1888
LES
PLAGIAIRES DE LA FOUDRE
À MONSIEUR LÉON DIERX
LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE
PROLOGUE
«Divers animaux australiens, entre autres le singe rouge et certains grands aras, imitent, d'une manière des plus surprenantes, le bruit du tonnerre.»
(Bulletins scientifiques de septembre 1887.)
En ces temps-là s'étendait magnifiquement, au sein d'idéals océans, une Île d'aspect enchanté. C'était une prodigieuse forêt fleurie qu'un Pacifique éventait de ses salines et vivifiantes brises,—et, dominant la clairière centrale, sur des couches rocheuses aux puissants échos, s'y dressait un colossal eucalyptus. Depuis près d'un siècle, entre ses ombrages superposés, se multipliait une race de perroquets énormes et versicolores: le grand arbre en rutilait dans les nuées.
Naturellement attentifs aux bruits et aux voix que leur propre est d'imiter, ces perroquets, se trouvant, par hasard, si haut placés qu'ils n'entendaient guère que les orages, en avaient étudié, au fond d'un spécial silence, les vibrations profondes. Si bien qu'aujourd'hui, tous, avec un ensemble,—que le terroir sonore et l'irradiation plongeante des sons rendaient inquiétant,—contrefaisaient, à s'y méprendre, le fracas de l'électricité dans l'étendue, la plainte des longues rafales, les ruissellements de l'averse au travers des feuillées.
Au grondement de cet interminable orage qui, dès l'aurore, commençait à rouler au-dessus de leurs têtes, les infortunés animaux qui peuplaient l'Île se retiraient, courbés, dolents et pleins d'effroi, chacun dans sa retraite,—en se secouant, même, s'imaginant être pénétrés jusqu'aux os par les pluies torrentielles que, positivement, ils entendaient.
Quant à la vertu même de l'orage, à ce qui en anime la réalité,—quant à l'éclair, enfin,—les perroquets, par dédain sans doute, ne le reproduisaient pas. Ce détail leur paraissait une sorte de superfétation, dont leur art, plus sobre que son modèle, ne devait en rien se préoccuper. Oiseux leur semblait l'éclair, bien qu'ils n'eussent pas, au fond, d'opinion très précise à son égard: ils s'en passaient, voilà tout. Histoire de simplifier.—Bref, de la tempête ils ne daignaient démarquer que le vacarme et, satisfaits de leur tourmente postiche, ils eussent, à la rigueur, pu prétendre qu'ils égalaient les réelles, puisque, obtenant des «effets» pour ainsi dire analogues, leur tapage avait sur l'autre l'étourdissante supériorité de la permanence.
Tels, donc, ils florissaient, tempêtueux, tonitruants et prospères.
Qu'importait le marasme où leur bon plaisir plongeait l'Île! N'étaient-ils pas LIBRES, après tout, de dire, eux aussi... ce qui leur démangeait la langue? En bonne justice, nul, au nom d'aucune loi dûment égalitaire, n'eût su le leur contester. De sorte que tout le reste des bêtes naïves de ce séjour dépérissait. Réduites, en effet, à ne sortir que de nuit pour vaquer à leur nourriture, pendant le sommeil des despotiques oiseaux, elles devenaient d'une anémie croissante: car manger tard ne profite guère, et rien n'est mauvais comme de faire de la nuit le jour.
Au résumé, toutefois, les perroquets,—dont on ne doit pas oublier la relative inconscience foncière,—n'étaient que fort peu coupables des résultats moroses que causait, autour d'eux, leur passe-temps favori. Car, ce n'était pas exprès qu'ils avaient choisi ce bruit-là! L'apogée où des circonstances les avaient portés—et qu'ils occupaient pour ainsi dire mordicus,—les rendait maubénins... d'emblée!—Involontaires porphyrogénètes, ils répétaient, gravement, d'une voix forte, ce que leur position élevée leur conférait d'entendre. Encore étaient-ils plutôt juchés qu'élevés. Placés à hauteur convenable et selon l'éparpillement normal, ne sont-ce pas de fort intéressants volatiles, dont le plumage, surtout, par ses chatoiements, est fait pour séduire?... Par un chaotique hasard, ceux-ci n'étaient pas, comme on dit, à leur place, voilà tout. Et, comme il entre en toute nature déplacée de devenir désagréable, parfois même criminelle, ils étaient devenus, naturellement, désagréables, et quelque peu criminels,—par simple ricochet:—ce dont ils se lavaient indifféremment les pattes, les jours de pluie et autres, en leur liberté impunie, en leur maligne irresponsabilité. De plus, le genre de bruit qu'ils proféraient ayant fini par les aguerrir, ils se piquaient, de temps en temps, entre les plumes, les uns les autres, comme si des lions ou des aigles se fussent vaguement rappelés en eux.
—Pour conclure, changeant, à la longue, leur natal éden en un lieu d'ennui, d'horreur et de tristesse pour les autres, ils avaient fini par rendre l'Île inhabitable, sous le très spécieux prétexte qu'ils avaient «DU TALENT».
À ce céleste charivari se limitaient, d'ailleurs, les ressources de leur savoir-faire.—Une fois, en effet, un grand aigle avait effleuré, de son aile terrible, le sommet de leur habitacle: incident qui les avait comblés d'une telle épouvante qu'ils en gardèrent le silence durant deux heures.
L'aigle, familier des rumeurs fulgurales, s'était approché, surpris des insolites éclats de leur tempête; puis, les ayant entrevus, avait poussé un cri dédaigneux et s'était enfoncé dans l'espace.
Or, ce cri, les perroquets l'avaient remarqué, l'avaient médité! Il n'était pas tombé en des oreilles de sourds!... Et, quelque temps après, ils avaient essayé, à leur tour, de pousser de terrifiants cris d'aigles planant sur des proies.
—Ah! ce fut un beau jour, celui-là, pour les hôtes de cette Île singulière! Quel jubilé! Une trêve sembla conclue avec le ciel jusqu'alors inclément. C'est que, si les animaux peuvent être assez facilement abusés sur les bruits de la nature, en revanche ils discernent à merveille, entre eux, l'en-dedans de leurs voix, en reconnaissent le timbre intime: comment donc, cette fois, eussent-ils été dupes une seconde? En la candeur de leur instinct, ils s'étaient dit, tout bonnement, en langue obscure:
—Tiens, les perroquets sont dehors: il fera beau, cejourd'hui!
Aussi, toute la journée, pendant que nos emplumés sycophantes s'épuisaient à contrefaire les clameurs d'imminents aigles aux serres ouvertes se précipitant, farouches, sur toutes les têtes, l'on s'était,—sans même s'apercevoir du sujet de ces exercices,—enivré de soleil, d'herbées, de rosée et de fleurs.
Une autre fois, les perroquets avaient voulu se faire les échos du rugissement, monté jusqu'à leur olympe, d'un sauvage lion des lointains, qui gourmandait sans doute le tonnerre de gronder de si saugrenue façon.
Notre aréopage, hélas! avait constaté, en cette nouvelle tentative, un insuccès égal, pour le moins, au précédent. Les affamés et féroces rugissements que les gosiers des plus hargneux kakatoës et des plus monstrueux aras s'efforçaient de produire, rassuraient, au contraire, délicieusement, comme simples pronostics de beau fixe, les plus pusillanimes d'entre les autres animaux. Il eût fallu voir ceux-ci s'ébattre encore, paisiblement, sous les ramures, en cette heureuse matinée,—mêlant leurs jeux et leurs amours! L'on paissait à loisir; la vie semblait charmante; c'était une résurrection.
Les perroquets, donc, en étaient revenus bien vite à leur orage, dont ils étaient plus sûrs et qu'ils falsifiaient en virtuoses, ayant eu le temps de le mieux étudier que le cri de l'aigle et le rugissement du lion, lesquels,—après tout,—n'intéressaient personne. L'on s'en tint là!... De temps à autre, l'on risquait bien quelque petit ressouvenir,—mais de si brève durée que les bêtes n'en ressentaient qu'en sursauts déçus les effets bienfaisants.
L'Île fut donc replongée dans la désolation. Il semblait que le ciel ne décolérât pas. On gémissait des imaginaires intempéries que suggéraient sans trêve les talentueux jacquots, plagiaires et travestisseurs-jurés de la foudre. Une morne résignation pesait sur les organismes. Les perroquets, en étant même arrivés à ce degré de perfection de se démarquer les uns les autres, l'effet d'ensemble, dans l'imitation générale, était littéralement sans défaut. C'était l'Égalité même. De plus, leur stagnance empestait la région. L'Île n'était plus tenable. Plusieurs d'entre les plus jeunes des bêtes se réfugiaient dans le suicide, ce qui ne s'était jamais vu.
Mais, à la longue, cette déité aux yeux distraits et sagaces, qu'on nomme la Force des choses, résolut, au fond des hasards de sa vague pensée, de confronter les perroquets avec leur bruit quand même sacrilège, en les y ensevelissant. Elle trouva, comme toujours, son moment, pour purger ce lieu de lumière de leur écœurant fléau.
Par un soir de feu, de trombe et de ténèbres, un soudain cyclone enserra l'Île. Flamboyant, sous ses ailes pluvieuses, il la fit d'abord sonner à coups de tonnerre; puis, se ruant à travers la forêt, qu'effondrèrent ses rafales, la franchit, accrochant, de toutes parts, aux branches fracassées, mille crins de sa chevelure d'éclairs. Vu l'imprudente hauteur de l'arbre, un entre-croisement de foudres se concentra sur l'eucalyptus.
Le lendemain, dès l'aube brillante,—dont le vaste de l'azur lavé s'éblouissait,—les animaux, rassérénés par l'accalmie, se répandirent, comme naguère, sous les frondaisons lourdes encore de la nuit diluviale,—et quelques-uns, en passant au pied du tronc foudroyé qui fumait dans la clairière, aperçurent de tous côtés, gisantes sur les gazons, plusieurs centaines de pattes carbonisées, vestiges tôt disparus des terrorisants rabat-joie. L'enveloppement d'un même trépas avait donc été, pour ceux-ci, l'unique témoignage qu'ils se fussent jamais donné de leur Fraternité,—encore que sans le vouloir et à leur insu. Cette fois, l'éclair ne leur avait même pas laissé le temps de le mépriser. Le tonnerre avait grondé pour de vrai.
À dater de ce jour, ce fut un ravissement de vivre, une délivrance, un éden récupéré, dans ce désirable endroit. Les perroquets ultérieurs qui vinrent au jour dans l'Île, se trouvant moins dangereusement placés, pour eux et pour le prochain, que leurs honorables prédécesseurs, furent des plus aimables, ne gênèrent plus personne,—et, ne traduisant plus que de raisonnables murmures, furent écoutés avec plaisir,—avec le plus grand plaisir.
Pour couper court à tout souvenir des ci-devant narrés tyrans de perchoir, désormais légendaires, que servirait, d'ores en avant, de reconnaître de quel mésentendu l'on fut victime?—Leur nullité sereine, qui, si longtemps, de son néfaste et maléfique ramage, consterna, ne frappe-t-elle pas de tant d'insignifiance leur mémoire... QUE CELLE-CI NE VAUT PAS MIEUX D'ÊTRE MAUDITE QUE PARDONNÉE?
LA CÉLESTE AVENTURE
À MONSIEUR GUSTAVE DE MALHERBE
«Jette le filet, tu prendras un gros poisson: dans sa gueule, tu trouveras une pièce d'argent; elle payera l'impôt de César.»
Maintenant que sœur Euphrasie, cette enfant divine, s'est enfuie dans la Lumière, pourquoi garder encore le mot terrestre du «miracle» dont elle fut l'éblouie? Certes, la noble sainte—qui vient de s'endormir, à vingt-huit ans, supérieure d'un ordre de Petites-Sœurs des pauvres, fondé par elle, en Provence—n'eût pas été scandalisée d'apprendre le secret physique de sa soudaine vocation: la voyance de son humilité n'en eût pas été troublée un seul instant;—toutefois, il sera mieux que je n'aie parlé qu'aujourd'hui.
À près d'un kilomètre d'Avignon s'élevait, en 1860, non loin d'atterrages verdoyants, en amont du Rhône, une bicoque isolée, d'aspect sordide; ajourée, à son unique étage, d'une seule fenêtre à contrevents ferrés, elle s'accusait, bien en vue d'une protectrice caserne de gendarmerie—sise aux confins des faubourgs, sur la route.
Là, vivait depuis longtemps un vieil israélite qu'on nommait le père Mosé. Ce n'était pas un méchant juif, malgré sa face éteinte et son front d'orfraie dont un bonnet collant, d'étoffe et de couleur désormais imprécises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et nerveux, d'ailleurs, il eût bien été capable de talonner d'assez près Ahasvérus, en quelques marches forcées. Mais il ne sortait guère et ne recevait qu'avec des précautions extrêmes. La nuit, tout un système de chausse-trapes et de pièges à loups le protégeait derrière sa porte mal fermée. Serviable,—surtout envers ses coreligionnaires,—aumônieux toutefois envers tous, il ne poursuivait que les riches, auxquels, seulement, il prêtait, préférant thésauriser.—De cet homme pratique et craignant Dieu, les sceptiques idées du siècle n'altéraient en rien la foi sauvage, et Mosé priait entre deux usures aussi bien qu'entre deux aumônes. N'étant pas sans un certain cœur étrange, il tenait à rétribuer les moindres services. Peut-être même eût-il été sensible au frais paysage qui s'étendait devant sa fenêtre, alors qu'il explorait, de ses yeux gris clair, les alentours... Mais une chose lointaine, établie sur une petite éminence et qui dominait les prés riverains en aval du fleuve, lui gâtait l'horizon. Cette chose, il en détournait la vue avec une sorte de gêne, d'ailleurs assez concevable,—une insurmontable aversion.
C'était un très ancien «calvaire», toléré, à titre de curiosité archéologique, par les édiles actuels. Il fallait gravir vingt et une marches pour arriver à la grosse croix centrale—qui supportait un Christ gothique, presque effacé par les siècles, entre les deux plus petites croix des larrons Diphas et Gesmas.
Une nuit, le père Mosé, les pieds sur une escabelle, penché, besicles au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table couverte de diamants, d'or, de perles et de papiers précieux, devant sa fenêtre ouverte à l'espace, venait d'apurer des comptes sur un poudreux registre.
Il s'était fort attardé! Toutes les facultés de son être s'étaient si bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux vains bruits de la nature, étaient demeurées inattentives, durant des heures, à... certains cris lointains, nombreux, disséminés, effrayants, qui, toute la soirée, avaient troué le silence et les ténèbres.—À présent, une énorme lune claire descendait les bleues étendues et l'on n'entendait plus aucunes rumeurs.
—Trois millions!... s'écria le père Mosé, en posant un dernier chiffre au bas des totaux.
Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son cœur qu'emplissait l'idéal réalisé, s'acheva en un frisson. Car—à n'en pas douter une seconde!—une glaciale sensation lui étreignait subitement les pieds: si bien que, repoussant l'escabeau, il se releva très vite.
Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre était envahie, baignait ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors, par la fenêtre, aperçurent, en se dilatant, l'immense environnement du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c'était l'inondation! le débordement soudain, grossissant et terrible du Rhône.
—Dieu d'Abraham! balbutia-t-il.
Sans perdre un instant, malgré sa profonde terreur, il jeta ses vêtements, sauf le pantalon rapiécé, se déchaussa, fourra, pêle-mêle, en une petite sacoche de cuir (qu'il se suspendit au cou), le plus précieux de la table, diamants et papiers,—songeant que, sous les ruines de sa masure, après l'événement, il saurait bien retrouver son or enfoui!—Flac! flac! il arpentait la pièce, afin de saisir, sur un vieux coffre, une liasse de billets de banque déjà collés et trempés. Puis il monta sur l'appui de la fenêtre, prononça trois fois le mot hébreu kodosch, qui signifie «saint», et se précipita, se sachant bon nageur, à la grâce de son Dieu.
La bicoque s'écroula derrière lui, sans bruit, sous les eaux.
Au loin, nulle barque!—Où fuir? Il s'orientait vers Avignon; mais l'eau reculait maintenant la distance—et c'était loin, pour lui! Où se reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, là-bas, sur la hauteur, c'était... ce calvaire,—dont les marches déjà disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses.
—Demander asile à cette image? Non! Jamais.
Le vieux juif était grave en ses croyances, et, bien que le danger pressât, bien que les idées modernes et les compromis qu'elles inspirent fussent loin d'être ignorés du morne chercheur d'Arche, il lui répugnait de devoir—ne fût-ce que le salut terrestre à... ce qui était là.
Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux où tremblaient des reflets d'étoiles, eût fait songer au déluge. Il nageait au hasard. Soudain une réflexion sinistre et ingénieuse lui traversa l'esprit:
—J'oubliais, se dit-il en soufflant (et l'eau découlait des deux pointes de sa barbe), j'oubliais qu'après tout il y a là ce pauvre de «mauvais larron!...» Ma foi, je ne vois aucun inconvénient à chercher refuge auprès de cet excellent Gesmas, en attendant qu'on vienne me délivrer!
Il se dirigea donc, tous scrupules apaisés, et en d'énergiques brassées, à travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau clair de lune, vers les Trois-croix.
Celles-ci, au bout d'un quart d'heure, lui apparurent, colossales, à une centaine de mètres de ses membres à demi congelés et ankylosés. Elles se dressaient, à présent, sans support visible, sur les vastes eaux.
Comme il les considérait, haletant, cherchant à discerner, à gauche, le gibet de ses préférences, voici que les deux croix latérales, plus frêles que celle du milieu, craquèrent, pressées par le cours du Rhône, et que le bois vermoulu céda, et qu'en une sorte d'épouvantée, de noire salutation, toutes deux s'abattirent en arrière, dans l'écume, silencieusement.
Mosé demeura sans s'avancer, et hagard, devant ce spectacle: il faillit enfoncer et cracha deux gorgées.
Maintenant, la grande Croix seule, spes unica, découpait son signe suprême sur le fond mystérieux du firmamental espace; elle proférait son pâle Couronné d'épines, cloué, les bras étendus, les yeux fermés.
Le vieillard, suffoqué, presque défaillant, n'ayant plus que le seul instinct des êtres qui se noient, se décida, désespérément, à nager, quand même, vers l'emblème sublime, son or à sauver triplant ses dernières forces et le justifiant à ses yeux qu'une imminente agonie rendait troubles!—Arrivé au pied de la Croix,—oh! ce fut de mauvaise grâce (hâtons-nous de le dire à sa louange) et en éloignant sa tête le plus possible, qu'il se résigna, l'échappé des eaux, à saisir et entourer de ses bras l'arbre de l'Abîme, celui qui, écrasant de sa base toute raison humaine, partage, en quatre inévitables chemins l'Infini.
Le pauvre riche prit pied; l'eau montait, le soulevant à mi-corps: autour de lui la diluviale étendue muette...—Oh! là-bas! une voile! une embarcation!
Il cria.
L'on vira de bord: on l'avait aperçu.
À cet instant même, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant dans l'ombre) l'enleva, d'une grosse envaguée, jusqu'à la Plaie du côté. Ce fut si terrible et si subit qu'il eut à peine le temps d'étreindre, corps à corps et face à face, l'image de l'Expiateur! et de s'y suspendre, le front renversé en arrière, les sourcils contractant leurs touffes sur ses regards perçants et obliques, tandis que remuaient en avant, toutes frémissantes, les deux pointes en fourche de sa barbe grise. Le vieil Israélite, entrelacé, à califourchon, à Celui qui pardonne, et ne pouvant lâcher prise, regardait de travers son «sauveur».
—Tenez ferme! Nous arrivons! crièrent des voix déjà distinctes.
—Enfin!.., grommela le père Mosé, que ses muscles horrifiés allaient trahir; mais... voici un service rendu par quelqu'un... dont je n'en attendais pas! Ne voulant rien devoir à personne, il est juste que je le rétribue... comme je rétribuerais un vivant. Donnons-lui donc ce que je donnerais... à un homme.
Et, pendant que la barque s'approchait, Mosé, dans son organique zèle de faire ce qu'il pouvait pour s'acquitter, fouilla sa poche, en retira une pièce d'or—qu'il enfonça gravement et de son mieux entre les deux doigts repliés sur le clou de la main droite.
—Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque évanoui, entre les bras des mariniers.
La peur bien légitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu'à l'atterrage d'Avignon. Le lit chauffé d'une auberge l'y réconforta. Ce fut en cette ville qu'il s'établit un mois après, ayant recouvré son or sous les décombres de son ancien logis, et ce fut là qu'il s'éteignit en sa centième année.
Or, en décembre de l'année qui suivit cet incident insolite, il arriva qu'une jeune fille du pays, une très pauvre orpheline d'un charmant visage, Euphrasie ***, ayant été remarquée par de riches bourgeois de la Vaucluse, ceux-ci, déconcertés par ses refus inexplicables, résolurent, dans son intérêt, de la prendre par la famine. Elle fut donc bientôt congédiée, par leurs soins, de l'ouvroir où elle gagnait le franc quotidien de sa subsistance et de sa bonne humeur, en échange de onze heures, seulement, de travail (l'ouvroir étant tenu par une famille des plus recommandables de la ville). Elle se vit également renvoyée, le jour même, du réduit où elle remerciait Dieu matin et soir; car, il faut être juste, l'hôtelier, qui avait des enfants à établir, ne devait pas, ne pouvait pas, en sérieuse conscience, s'exposer à perdre les six beaux francs mensuels du cellulaire galetas qu'elle occupait chez lui. «Si honnête qu'elle fût,» lui dit-il, «ce n'est pas avec du sentiment qu'on paye les contributions»; et d'ailleurs, peut-être était-ce «pour son bien, à elle», ajouta-t-il en clignant de l'œil, «qu'il devait se montrer rigoureux.» En sorte que, par un crépuscule d'hiver où le tintement clair des Angelus passait dans le vent, la tremblante enfant infortunée marchait à travers les rues de neige et, ne sachant où aller, se dirigea vers le calvaire.
Là, poussée très probablement par les anges, dont les ailes soulevèrent ses pas sur les blancs degrés, elle s'affaissa au pied de la Croix profonde, heurtant de son corps le bois éternel, en murmurant ces ingénues paroles:—«Mon Dieu, secourez-moi d'une petite aumône, ou je vais mourir ici.»
Et, chose à stupéfier l'entendement, voici que, de la main droite du vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s'étaient levés, une pièce d'or tomba sur la robe de l'enfant,—et que ce choc, avec la sensation douce et jamais troublante d'un miracle, la ranima.
C'était une pièce déjà séculaire, à l'effigie du roi Louis XVI, et dont l'or jauni luisait sur la jupe noire de l'élue. Sans doute, aussi, quelque chose de Dieu, tombant, en même temps, dans l'âme virginale de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l'or, sans même s'étonner, se leva, baisa, souriante, les pieds sacrés—et s'enfuit vers la ville. Ayant remis à l'aubergiste raisonnable les six francs en question, elle attendit le jour, là-haut, dans sa couchette glacée, mangeant son pain sec dans la nuit, l'extase dans le cœur, le Ciel dans les yeux, la simplicité dans l'âme. Dès le jour suivant, pénétrée de la force et de la clarté vivantes, elle commença son œuvre sainte à travers les refus, les portes fermées, les malignes paroles, les menaces et les sourires.
Et son œuvre de lumière fut fondée.
Aujourd'hui, la jeune bienheureuse vient de s'envoler en sa réalité, victorieuse des ricanantes saletés de la terre, toute radieuse du «miracle» que CRÉA sa foi, de concert avec Celui qui permet à toutes choses d'apparaître.
UN SINGULIER CHELEM!
À MONSIEUR HENRI LAVEDAN.
Svelte, en des atours surannés, d'un visage amaigri, aux traits fins et fiers sous ses cheveux blancs partagés à l'autrefois, la duchesse douairière de Kerléanor habitait, depuis de longues années de veuvage, son austère manoir breton.
L'imposante bâtisse, dominant une des grèves armoricaines, s'élevait, non loin du bourg de Carléeu, à moins d'un kilomètre des lisières de l'interminable forêt appelée «Coët-an-die, Coët-an-nôs» (bois du jour, bois de la nuit). Retirée en cet exil, la châtelaine y achevait en pieuses pratiques une vie rigide, à l'abri de toutes approches des «idées modernes». Confondus, les vents du large et des bois, par les crépusculaires et froids corridors, se plaignaient en toute saison, soit gémissant à travers les ais rouillés de quelque armure, soit hurlant entre les cadres effacés des ancêtres et la nudité des murailles: mais ces rumeurs du Passé ne déplaisaient pas à la grave habitante du lieu. C'était pour elle comme des voix; elle y distinguait peut-être des paroles.—Quant aux visites, elle n'en recevait guère que des religieuses et de ses paysans, tant le manoir était oublié en sa solitude.
Cependant, presque chaque soir, depuis des années, deux amis familiers, le digne abbé Lebon, recteur de Carléeu, dont le presbytère était proche,—ainsi que l'excellent hobereau, le pauvre et long chevalier d'Aiglelent, sanglé, comme de raison, en l'habit bleu-barbeau à boutons d'or,—et qui habitait une modeste pigeonnière, à moins d'un quart de lieue du château,—venaient, sur les huit heures, rendre à la duchesse douairière de Kerléanor leurs affectueux devoirs.
Presque toujours, après quelques doléances naturelles sur «la Babylone moderne», après maints soupirs et nombre de regards tristement levés au ciel, l'on s'asseyait autour d'une table de jeu et l'on faisait le whist jusqu'à dix heures. Sur ces dix heures, l'on se séparait et, selon la coutume bretonne, chacun des deux hôtes, précédé d'une servante dont le fanal éclairait le chemin, rentrait paisiblement au logis. Alors, en route, la soutane du recteur était souvent bien malmenée par le vent de mer, et les basques de l'habit bleu-barbeau du chevalier s'éployaient éperdument au souffle des bois.
Ainsi s'écoulaient les soirées de ces trois êtres nobles et simples, rares survivants d'une société disparue et qui demeuraient, quand même, des gens de jadis.
C'était grâce à la fortuite circonstance de deux colporteurs venus des villes,—et qui, naguère, perdus en ces parages, avaient vendu au vieil intendant de Kerléanor la provision de jeux (dames, cartes, échecs et tric-trac) recelée en leur balle,—que cette paisible distraction du soir était venue rompre la monotonie des heures. Ceux-ci, avec des airs indéfinissables, après quelques mots échangés entre eux, à voix basse, avaient cédé le tout, en bloc, heureux de l'aubaine, en se hâtant de disparaître.
Les enjeux, naturellement, se limitaient à un petit sou la fiche.
Or, un soir, comme un bon feu d'automne brûlait ses sarments dans la haute cheminée du salon d'apparat, l'inconstante Fortune avait paru sourire plus particulièrement au chevalier: les rayons d'or de la roue mystérieuse s'étaient comme fixés sur ses cartes!—si bien que, de rubber en rubber, il arriva—grâce à une impardonnable «absence» de l'abbé,—que le mort, tenu par d'Aiglelent, présenta tout à coup les symptômes victorieux du chelem.
C'était, on en conviendra, couronner dignement les succès déjà brillants du chevalier!—La duchesse ayant rendu naïvement à l'abbé, son partenaire, l'inconséquente invite de celui-ci, d'Aiglelent se défit d'un singleton, puis coupa. Et atout, et atout! Deux tours encore et le chelem y était! Une surcoupe heureuse le décida. Brandissant donc un dix de trèfle maître, et s'oubliant un peu dans le feu du triomphe, il projeta la carte avec une telle violence que, dépassant le bord de la table, elle glissa, malgré les efforts de l'abbé Lebon pour la saisir, et tomba.
Le vénérable ecclésiastique, avec l'indulgence inhérente à son caractère, saisit un des flambeaux d'argent et, s'étant baissé, la lumière éclaira sur le parquet le fameux dix de trèfle, que d'Aiglelent, un peu confus, s'empressait de ramasser. Soudain, comme l'obligeant vieillard se relevait en même temps que le chevalier, un reflet de la bougie frappa, de revers, la carte malencontreuse.
Sans doute, quelque chose d'anormal dut alors s'accuser en cette carte aux yeux du trop vif gentilhomme, car l'excuse qu'il balbutiait s'arrêta, inachevée: il demeura bouche bée, considérant l'objet avec une attention insolite: puis, sans mot dire, il releva l'un de ses tris et se mit à regarder les cartes en les approchant des lumières.
Étonnés de l'action du chevalier, le digne recteur et la douairière de Kerléanor se prirent, à l'exemple de leur vieil ami, à scruter aussi... Et, autour d'eux, sur les murailles, les physionomies familiales des portraits subitement éclairés, par ainsi, en pleines figures, semblaient encore se renfrogner à ce spectacle. Mais les trois visages vivants, au surgir de ce qu'ils entrevoyaient dans la transparence des cartes, semblaient médusés par une stupeur complexe. Sur le triple échange d'un coup d'œil hagard, l'abbé Lebon trouva seul la force de bougonner, d'une voix tremblante, cette réprobatrice réflexion:
—Et dire que nous jouons avec cela depuis tant d'années!
Mais, d'un geste indifférent, Mme de Kerléanor atteignit une torsade, et sonna.
À cet appel, une simple fille de Bretagne, aux yeux clairs, au regard d'enfant, vision de jeunesse et de grâce, apparut au seuil glacé de la salle.
—Annette, dit avec simplicité la châtelaine et comme si rien ne se fût passé, jetez ces cartes au feu.
Puis, se tournant vers ses hôtes, et en souriant, elle appuya les adieux quotidiens de ces mots tranquilles:
—Nos compliments, chevalier: vous nous avez fait un beau chelem, ce soir!
LE JEU DES GRÂCES
À MONSIEUR VICTOR WILDER
Les feux d'or du soir, au travers de moutonneuses nuées mauves, poudraient d'impalpables pierreries les feuilles d'assez vieux arbres, ainsi que d'automnales roses, à l'entour d'une pelouse encore mouillée d'orage: le jardin s'enfonçait entre les murs tendus de lierre des deux maisons voisines; une grille aux pointes dorées le séparait de la rue, en ce quartier tranquille de Paris. Les rares passants pouvaient donc entrevoir, au fond de ce jardin, la façade avenante de la demeure, et, dans une pénombre, le perron, surélevé de trois marches, sous sa marquise.
Or, perdues en les lueurs de cette vesprée, sur le gazon, jouaient, au Jeu des Grâces, trois enfants blondes,—oh! quatorze, douze et dix ans à peine, innocence!—Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin, quelque peu folâtres en leurs petites robes d'orléans noire. Riant de plaisir, en ce deuil,—n'était-ce pas de leur âge?—elles se renvoyaient, du bout de leurs bâtonnets d'acajou, de courts cerceaux de velours rouge festonnés de liserons d'or.
Elle avait aimé feu son époux,—ayant conquis, d'ailleurs, à ses côtés, dans le commerce des bronzes d'art, une aisance,—la belle madame Rousselin! Séduisante, économe et tendre, perle bourgeoise, elle s'était retirée avec ses filles, en cette habitation, depuis les dix mois et demi d'où datait son sévère veuvage, qu'elle présumait éternel.
Jamais, en effet, son mari ne lui avait semblé plus «sérieux» que depuis qu'il était mort. Cet accident l'avait solennisé, pour ainsi dire, aux yeux en larmes de l'aimable veuve. Aussi, avec quelle tendresse triste se plaisait-elle à venir, toutes les quinzaines environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que, par prévoyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces couronnes se lisaient, en majuscules ponctuées de pleurs d'argent, des À mon petit papa chéri! des À mon époux bien-aimé!—Lorsqu'à de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au champ du Repos, c'était avec un air indéfinissable et presque demi-souriant que, nouvelle Artémise, munie ce jour-là d'une couronne spéciale, à son usage, elle accrochait celle-ci à des clous isolés: sur les immortelles, semées alors de myosotis, on pouvait lire, en caractères tortillés et suggestifs, ces deux mots du cœur: «Souviens-toi!» Car, même avec les défunts, les femmes ont de ces exquises délicatesses où l'imagination plus grossière de l'homme perd complètement pied,—mais auxquelles il serait à parier, quand même, que les trépassés ne sont pas insensibles.
Toutefois, comme c'était une femme d'ordre, chez qui le sentiment n'excluait pas le très légitime calcul d'une ménagère, la belle Mme Rousselin, dès le premier trimestre, avait remarqué le prix auquel revenaient, achetées au détail, ces pâles couronnes, si vite fanées par les intempéries; et, séduite par diverses annonces des journaux qui mentionnaient la découverte de nouvelles couronnes funèbres, inoxydables, obtenues par le procédé galvanoplastique, résistantes même à l'oubli,—couronnes modernes par excellence!—elle en avait acheté, en gros, une provision, quelques douzaines, qu'elle conservait, au frais, dans la cave, et qui défrayaient, depuis, les visites bimensuelles au cher décédé.
Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies en repentirs, sautillaient sur les noirs corsages, cessèrent de s'ébattre sur l'herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant la porte vitrée, venait d'apparaître l'épouse, la grave maman toute en deuil, blonde aussi et déjà pâlie de son abandon. Elle tenait, justement, à la main, trois de ces couronnes légères et solides, nouveau système, qu'elle laissa tomber, auprès de la rampe, sur la table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les paroles suivantes:
—Et que l'on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de récréation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite à... celui qui n'est plus?
Sûre d'être obéie (car, au point de vue du cœur, ses jeunes anges avaient, elle ne l'ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme Rousselin rentra, sans doute afin de soupirer plus à l'aise en la solitude retirée de sa chambre.
À ces mots et aussitôt seules, Eulalie, Bertrande et Cécile Rousselin,—dont les rires s'étaient envolés plus loin que les oiseaux du ciel,—vinrent, à pas lents, méditatives, s'asseoir et s'accouder autour de la table.
Après un silence:
—C'est pourtant vrai! pauvre père! dit à voix basse Eulalie, la jolie aînée, déjà rêveuse.
Et, prenant un À mon époux bien-aimé, elle en considéra, distraitement, l'inscription.
—Nous l'aimions tant! gémit Bertrande, aux yeux bleus—où brillaient des larmes.
Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses doigts, et le regard fixe, un À mon petit papa chéri.
—Pour sûr qu'on l'aimait bien! s'écria la pétulante cadette Cécile qui, follement énervée encore du jeu quitté et comme pour accentuer, à sa manière, la sincérité naïve de son effusion, fit étourdiment sauter en l'air le Souviens-toi! qui restait.
Par bonheur, l'aînée, qui tenait encore ses baguettes, y reçut, et à temps, la plaintive couronne, laquelle s'y encercla d'abord,—puis, grâce à un mouvement d'inadvertance provenu de l'entraînante vitesse acquise, le Souviens-toi! s'échappant des bâtonnets, fut recueilli de même par Bertrande, après s'être croisé en l'air avec l'À mon petit papa chéri!—et l'À mon époux bien-aimé! que Cécile, bien malgré elle, n'avait pu se défendre de lancer vers ses sœurs.
De sorte que, l'instant d'après—et peut-être en symbole des illusions de la vie,—les trois ingénues, peu à peu de retour sur la pelouse, substituaient à leurs cerceaux dorés ce nouveau Jeu des Grâces, et, inconscientes déjà, se renvoyaient, mélancoliquement, aux derniers rayons du soleil, ces inaltérables attributs de la sentimentalité moderne.
LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE
À MONSIEUR PAUL GINISTY
La maisonnette neuve du jeune garde-chef des Eaux-et-forêts, Pier Albrun, dominait, sur un versant, le village d'Ypinx-les-Trembles, sis à deux lieues de Perpignan,—non loin d'un val des Pyrénées-Orientales, ouvert sur cette plaine de Ruyssors que bornent, à l'horizon, vers l'Espagne, de grandes sapinières.
En pente, au-dessus d'un gave dont l'écume bouillonnait entre des roches, le jardin, d'où s'élançaient, ombrageant mille fleurs mi-sauvages, des touffes de lauriers-roses et de caroubiers, encensait, d'une vapeur de cassolettes, la riante bastide, et de hauts prussiers, s'étageant derrière elle, disséminaient, au frôler des brises pyrénéennes, ces aromales senteurs de baume sur le village.—Un paradis, cette pauvre et jolie demeure! qu'habitait, avec sa jeune femme, ce beau gars de vingt-huit ans, à peau blanche, aux yeux de brave.
Sa chère Ardiane, dite la belle Basquaise, à cause des siens, était née à Ypinx-les-Trembles. D'abord enfant glaneuse,—fleur de sillons,—puis faneuse, puis, comme les orphelines du lieu, cordière-tisserande, elle avait grandi chez une vieille marraine qui, jadis, l'avait recueillie en sa masure et qu'en retour la jeune fille avait nourrie de son travail, ainsi que soignée à l'heure de la mort.—Et la sage Ardiane Inféral s'était distinguée, toujours, malgré son enfiévrante beauté, par une conduite sans reproches. De sorte que Pier Albrun,—ex-fourrier aux chasseurs d'Afrique, puis, de retour, sergent instructeur du corps des pompiers de la ville, puis exempté du service pour blessures gagnées dans les incendies, et nommé enfin, pour actes de mérite, à la charge du précédent garde-chef,—avait épousé Ardiane, après six mois, environ, de baisers et de fiançailles.
Or, ce soir-là, près de la croisée grande ouverte sur un ciel d'étoiles, la belle Ardiane, assise, des grains de corail au cou, ses bandeaux noirs au long de ses joues pâles, svelte, en un blanc peignoir, dans le fauteuil de paille tressée, et son bel enfant, de huit mois déjà, lui épuisant le sein, regardait, de ses noirs yeux un peu fixes, le village endormi, la campagne lointaine—et, tout là-bas, les remuantes verdures des sapins. Aux souffles de la nuit, saturés d'effluves de fleurs, ses narines, arquées, voluptueusement frémissaient; la bouche montrait ses irisées dents très blanches entre le pur dessin de ses lèvres couleur de sang;—la main droite, une alliance d'or au second doigt, jouait, distraite, entre les cheveux friselés de son «homme», lequel, à ses pieds, appuyait sur les genoux de la jeune femme sa tête franche et joyeuse, et qui riait à son petit.
Autour d'eux, éclairée par la lampe sur une table, leur chambre nuptiale aux murs tendus de gros papier bleu pâle où se détachait le luisant d'une carabine; près du large lit blanc,—défait, un berceau sous un crucifix; sur la cheminée, un miroir, et, près d'un réveil, entre des flambeaux de cristal, une touffe de genévriers rosés dans une urne d'argile peinte, devant les deux portraits-cartes encadrés de sparterie.
Certes, un paradis, cette demeure! Ce soir-là surtout! Car, dans la matinée de ce beau jour envolé, les joyeux aboiements des deux chiens du jeune garde-chef des Eaux-et-forêts avaient annoncé un visiteur.—C'était une ordonnance, envoyée par le préfet de la ville, et qui avait remis à Pier Albrun le large tube de fer-blanc, contenant—ô joie profonde!—la croix d'honneur, ainsi que le brevet et la lettre ministérielle spécifiant les titres et motifs qui avaient décidé la nomination. Ah! comme il les avait lus, à haute voix, au soleil, dans le jardin, les mains tremblantes d'un plaisir fier, à sa chère Ardiane! «Pour actes de bravoure, en divers engagements, durant son service aux tirailleurs algériens, en Afrique;—pour sa conduite intrépide, comme sergent instructeur aux pompiers du chef-lieu, pendant les incendies successifs qui, en 1883, avaient éprouvé la commune d'Ypinx-les-Trembles, les nombreux sauvetages qu'il y avait accomplis ainsi que les deux blessures qui, entraînant son exemption de service, lui avaient déjà valu sa place forestière, etc., etc.»—C'est pourquoi, ce soir-là, Pier Albrun et sa femme s'attardaient, près de la croisée, au souvenir de toute cette journée de fête; il serrait encore dans le creux de sa main,—ne pouvant se lasser de la regarder de temps à autre,—la croix au ruban de moire rouge!
Un voile de bonheur et d'amour semblait les envelopper tous les deux, aux lueurs silencieuses du firmament.
Cependant la belle Ardiane considérait, toujours songeuse, au loin, certains intervalles de murs noircis et ruinés entre les maisons et les chaumières blanches du village. On les avait laissés à l'abandon, sans rebâtir. L'an précédent, en effet, en moins d'un semestre, Ypinx-les-Trembles s'était vu, tout à coup, sept fois illuminé, en des nuits sans lune, par de soudains sinistres, au milieu desquels des victimes de tout âge avaient péri.—C'était, d'après une rumeur, l'œuvre de vindicatifs contrebandiers, qui, mal accueillis dans le village, y étaient revenus, chaque fois, allumer ces brûlis: puis, disparus là-bas, dans les sapinières, cachés dans les fourrés de myrtes et de trembles, échappant à la gendarmerie qui ne pouvait les y poursuivre, ils avaient su gagner la frontière—et les sierras. Depuis, les scélérats ayant été pris, sans doute, à l'étranger, pour autres crimes, les sinistres avaient cessé.
—À quoi penses-tu, mon Ardiane? murmura Pier, en baisant les doigts de la pâle main distraite qui venait de lui caresser les cheveux et le front.
—À ces murs noirs, d'où sort notre bonheur! répondit lentement la Basquaise, sans détourner la tête.—Tiens! (et elle indiqua du doigt, là-bas, une des ruines)—c'est au feu de cette ferme-là que je te revis!
—Je croyais que ce fut là notre première fois? répondit-il.
—Non, la seconde! reprit Ardiane. Je t'avais vu, d'abord, à la fête de Prades, dix jours avant,—et, méchant, tu ne m'avais pas remarquée. Moi, le cœur, pour la première fois, m'avait battu: je sentis follement que tu étais mon seul homme!... Va, ce fut de cet instant que je résolus d'être ta femme—et, tu sais, ce que je veux, je le veux.
Ayant relevé la tête, Pier Albrun considérait aussi les ruines entre les maisons toutes blanches du clair de lune.
—Ah! cacheuse, tu ne me l'avais pas dit! reprit-il en souriant. Mais ce fut à l'incendie de cette grosse chaumière-là, derrière l'église, que,—voulant, en vain, sauver le vieux couple dont les os n'ont même pas été retrouvés dans les décombres,—une poutre en feu m'ayant blessé, tu me fis venir chez ta vieille marraine, la mère Inféral, et tu m'y soignas si bien, en me réconfortant de ce bon vin chaud... tout prêt déjà, qu'on eût dit!...—C'est égal, ces pauvres vieux, tout de même! Ça serre le cœur d'y songer!
—Tu sais, murmura la Basquaise, je les regrette moins, moi: je les connus que j'étais enfant; ils me payaient mal mes écrus, mes fines cordes: trois sous, cinq sous,—et ils rechignaient;—la vieille ricanait de me voir belle... et puis, ce qu'elle essayait de me calomnier, de son vilain coin de bouche! Et jamais rien aux pauvres!—Aussi, puisqu'on est tous mortels... À quoi qu'ils servaient, ces vieux avaricieux-là? Nous eussions brûlé, nous, qu'ils eussent dit c'est bien fait! Et... de même, à peu près, des autres!—N'y pense donc plus!—Tiens, voici la chaumine Desjoncherêts: celle-là flambait dur, est-ce pas? Ce fut à celle-là que tu m'as embrassée après, chez nous, pour la première fois. Tu avais sauvé le petit; tu t'en étais donné, de la peine! Ah! je t'admirais! Tu étais très beau, je te dis, sous ton casque aux reflets tout rouges!... Ce baiser-là, vois-tu,—si tu savais!
Elle étendit encore sa main tranquille au dehors: l'alliance brilla sous un rais d'astre:—elle reprit:
—Puis, à celle-là, tiens, nous nous fiançâmes;—puis, à celle-là, je fus à toi, dans la grange; et ce fut à celle-ci que tu gagnas, enfin, ta rude et chère blessure, mon Pier!... Aussi, j'aime à regarder ces trous sombres: nous leur devons notre joie, ta bonne place de garde-chef, notre mariage, et cette maisonnette... où est né notre enfant!
—Oui, murmura Pier Albrun devenu pensif: cela prouve que Dieu tire le bien du mal... Mais, va, si je tenais, tout de même, au bout de ma carabine, le trio de scélérats...
Elle se détourna, les yeux graves; ses sourcils contractés se touchèrent, formant une ligne noire.
—Tais-toi, Pier, dit-elle. Est-ce donc à nous de maudire les mains qui ont mis le feu! Nous leur devons, te dis-je, jusqu'à cette croix que tu serres en ton poing. Réfléchis donc un peu, mon cher Pier: la ville seule, tu le sais bien, a une caserne pour ses incendies, pour ceux des faubourgs et des trois villages: Prades et Céret sont trop loin. Toi, pauvre sergent des pompiers, toujours sur le qui-vive, interné, sans congé possible, dans la caserne, devant tenir, constamment, prêts à toute alarme, tes hommes, tu ne pouvais sortir de cette prison que pour ton service! Une seule absence pouvait t'enlever ta paye et ton grade!—Il vous fallait une heure, rien que pour venir ici, quand ça brûlait!... Moi, je tressais mon chanvre, à cinq sous par jour, à Ypinx, avec la tremblante vieille sur les bras... et, l'hiver, c'était dur! Comment aller vivre à la ville sans m'y vendre un peu, comme les autres?—et tu comprends, toi, mon seul homme! que ça ne se pouvait pas!—Donc, sans tous ces beaux sinistres, je tordrais encore mes cordes, dans les ruelles, au village, et toi, tu trimerais encore dans le feu:—nous ne nous serions jamais revus, ni parlé, ni assortis. Or, je trouve qu'il fait meilleur ici, ensemble. Crois moi, ça vaut bien ce qui est arrivé à tous ces... indifférents-là!
—Cruelle, tu as du sang de volcan dans les veines! répondit Albrun.
—D'ailleurs, les contrebandiers,—reprit-elle avec un si étrange sourire qu'il en tressaillit,—ils ont bien autres choses à faire que de revenir s'acharner pour rien: laisse donc! c'est bon pour les simples d'ici... de croire que c'est eux!
Le garde-chef, sans se rendre compte de ce qu'il éprouvait, la regarda, soucieux, en silence; puis:
—Qui serait-ce, alors? dit-il: ici, tout le monde s'aime; on se connaît; pas de voleurs,—ni de malfaiteurs, jamais! Personne, que ces tueurs de gabelous, n'avait intérêt... Quelle main... par vengeance... aurait osé...
—Peut-être fut-ce par amour! dit la Basquaise:—tiens, moi, tu sais, une fois aimante... ciel et terre périssent plutôt!—Quelle main, dis-tu? Voyons, mon Pier!... Et—si c'était celle que tu tiens là, sous tes lèvres?
Albrun, qui connaissait sa femme, laissa tomber, en un saisissement, la main qu'il baisait: il ressentit comme froid plein le cœur.
—Tu veux rire, Ardiane? dit-il.
Mais la sauvage créature parfumée, la belle fauve, d'un enivrant mouvement d'amour, l'attira par le cou—et, d'une voix entrecoupée, dont l'haleine brûla l'oreille du jeune homme, lui chuchota, très bas, sous les cheveux:
—Pier!... Puisque je t'adorais! Pier, puisque nous étions enfermés dans l'indigence, et que bouter le feu à ces taudions était le SEUL moyen de nous voir! et d'être l'un à l'autre! et d'avoir notre enfant!
À ces affreuses paroles, Pier Albrun, l'ex-bon soldat, s'était dressé, les pensers en désarroi, le vertige dans les prunelles.—Hagard, il chancelait! Soudain, sans mot répondre, le garde-chef lança par la croisée, dans les ombres basses, vers le torrent, la croix d'honneur—et d'un jet si violent que l'une des arêtes d'argent de ce joyau, éraflant une roche dans sa chute, en fit jaillir une étincelle avant de s'engouffrer dans l'écume. Puis il fit un geste vers l'arme suspendue au mur; mais ses regards ayant rencontré les yeux endormis de son enfant, il s'arrêta, livide, fermant les paupières.
—Que cet enfant soit prêtre, pour qu'il puisse t'absoudre! dit-il, après un grand silence.
Mais la Basquaise était si ardemment belle que, vers les cinq heures du matin,—de trop persuadeurs désirs aveuglant, peu à peu, la conscience du jeune homme,—sa terrible compagne finit par lui sembler douée d'un cœur héroïque. Bref, Pier Albrun, dans les délices d'Ardiane Inféral, faiblit—et pardonna.
Et, s'il faut parler franc,—après tout, pourquoi n'eût-il point pardonne?
Tel autre, criant un adieu rauque, se fut enfui? Trois mois après, les gazettes eussent relaté sa mort «glorieuse» en Chine ou chez les Hovas; l'enfant, laissé en détresse, fût rentré dans les limbes; et la Basquaise, entretenue dans quelque ville, eût, sans doute, levé les épaules à cette nouvelle lointaine qu'elle était veuve,—et, tout bas, eût traité le défunt d'imbécile.
Tels eussent été les résultats d'une austérité trop rigide.
Aujourd'hui, Pier et son Ardiane s'adorent, et,—moins l'ombre du secret qu'ils gardent et qui les unit à jamais,—certes, ils paraissent des heureux!... Il a su repêcher sa croix, qu'il a bien gagnée d'ailleurs, et qu'il porte.
Enfin, si l'on songe à ce que l'Humanité admire, estime ou approuve, ce dénouement-là, pour tout esprit sérieux et sincère, n'est-il pas le plus... PLAUSIBLE?
L'HÉROÏSME DU DOCTEUR HALLIDONHILL
À MONSIEUR LOUIS-HENRY MAY
L'insolite cause du docteur Hallidonhill va venir prochainement aux assises de Londres. Voici les faits:
Le 20 mai dernier, les deux vastes antichambres de l'illustre spécialiste, du curateur quand même de toutes les affections de la poitrine, regorgeaient de clients, comme d'habitude, leurs tickets d'ordre à la main.
À l'entrée se tenait, en longue redingote noire, l'essayeur de monnaies: il recevait de chacun les deux guinées de rigueur, les éprouvait, d'un seul coup de marteau, sur une enclume de luxe, criant All right! automatiquement.
Dans le cabinet vitré,—borduré, tout alentour, de grands arbustes des tropiques en leurs vastes pots du Japon,—venait de s'asseoir, devant sa table, le rigide petit docteur Hallidonhill. À ses côtés, auprès d'un guéridon, son secrétaire sténographiait de brèves ordonnances. Au montant d'une porte veloutée de rouge, à clous d'or, un valet de monstrueuse encolure se dressait, ayant pour office de transporter, l'un après l'autre, les chancelants pulmonaires sur le palier de sortie,—d'où les descendait, en fauteuils spéciaux, l'ascenseur (ceci dès que le sacramentel «À un autre!» était prononcé).
Les consultants entraient, l'œil vitreux et voilé, le torse nu, les vêtements sur le bras; ils recevaient, à l'instant, au dos et sur la poitrine, l'application du plessimètre et du tube:
—Tik! tik! plaff! Respirez!... Plaff!... Bien.
Suivait une médication dictée en quelques secondes,—puis le fameux «À un autre!»
Et, depuis trois années, chaque matin, la procession défilait ainsi, banale, de neuf heures à midi précis.
Soudain, ce jour-là, 20 mai, neuf heures sonnant, voici qu'une sorte de long squelette, aux prunelles évoluantes, aux creux des joues se touchant sous le palais, le torse nu, pareil à une cage entortillée de parchemin flasque, soulevée par l'anhélation d'une toux cassée,—bref, un douteux vivant, une fourrure de renard bleu ployée sur l'un de ses décharnés avant-bras, allongea le compas de ses fémurs dans le cabinet doctoral, en se retenant de tomber aux longues feuilles des arbustes.
—Tik! tik! plaff! Au diable! Rien à faire! grommela le docteur Hallidonhill: suis-je un coroner bon à constater les décès?... Vous expumerez, sous huit jours, le suprême champignon de ce poumon gauche: et le droit est une écumoire!...—À un autre!
Le valet allait «enlever le client», lorsque l'éminent thérapeute, se frappant le front, ajouta brusquement, avec un sourire complexe:
—Ar-chi-mil-lionnaire! râla, tout larmoyant, l'infortuné personnage qu'Hallidonhill venait de congédier si succinctement de la planète.
—Alors, que votre carrosse-lit vous dépose à Victoria station! Express de onze heures pour Douvres! Puis le paquebot! Puis, de Calais à Marseille, sleeping-car avec poêle! Et à Nice!—Là, six mois de cresson, jour et nuit, sans pain, ni vins, ni fruits, ni viandes. Une cuiller d'eau de pluie bien iodée tous les deux jours. Et cresson, cresson, cresson! pilé, broyé, en son jus:—seule chance... et encore! Ce prétendu curatif, dont on me rebat les oreilles, me paraissant plus qu'absurde, je l'offre à un désespéré, mais sans y croire une seconde.
Enfin, tout est possible...—À un autre!
Le crésus phtisique une fois posé délicatement dans le retrait capitonné de l'ascenseur, la procession normale des pulmonaires, scorbutiques et bronchiteux, commença.
Six mois après, le 3 novembre, neuf heures sonnant, une espèce de géant à voix formidable et joyeuse—dont le timbre fit vibrer le vitrage du cabinet de consultations et frémir les feuilles des plantes tropicales, un joufflu colosse, en riches fourrures, s'étant rué, bombe humaine, à travers les rangs lamentables de la clientèle du docteur Hallidonhill, pénétra, sans ticket, jusque dans le sanctum du prince de la Science, lequel, froid, en son habit noir, venait, comme toujours, de s'asseoir devant sa table. Le saisissant à bras le corps, il l'enleva comme une plume et, baignant, en silence, de pleurs attendris les deux joues blêmes et glabres du praticien, les baisa et rebaisa d'une façon sonore, en manière de paradoxale nourrice normande; puis le reposa comateux et presque étouffé en son fauteuil vert.
—Deux millions? Les voulez-vous? En voulez-vous trois? vociférait le géant, réclame terrible et vivante.—Je vous dois le souffle, le soleil, les bons repas, les effrénées passions, la vie, tout! Réclamez donc de moi des honoraires inouïs: j'ai soif de reconnaissance!
—Ah çà, quel est ce fou? Qu'on l'expulse!... articula faiblement le docteur après un moment de prostration.
—Mais non, mais non! gronda le géant avec un coup d'œil de boxeur qui fit reculer le valet. Au fait, je comprends que vous, mon sauveur même, vous ne me reconnaissiez pas. Je suis l'homme au cresson! le squelette fini, perdu! Nice! le cresson, cresson, cresson! J'ai fait mon semestre, et voilà votre œuvre. Tenez, écoutez ceci!
Et il se tambourinait le thorax avec des poings capables de briser le crâne aux plus primés des taureaux du Middlessex.
—Hein! fit le docteur en bondissant sur ses pieds,—vous êtes... Quoi! c'est là le moribond qui...
—Oui, mille fois oui, c'est moi! hurlait le géant:—Dès hier au soir, à peine débarqué, j'ai commandé votre statue en bronze, et je saurai vous faire décerner un terrain funèbre à Westminster!
Se laissant tomber sur un vaste sopha dont les ressorts craquèrent et gémirent:
—Ah! que c'est bon, la vie! soupira-t-il avec le béat sourire d'une placide extase.
Sur deux mots rapides, prononcés à voix basse par le docteur, le secrétaire et le valet se retirèrent. Une fois seul avec son ressuscité, Hallidonhill, compassé, blafard et glacial, l'œil nerveux, regarda le géant, durant quelques instants, en silence:—puis, tout à coup:
—Permettez, d'abord, murmura-t-il d'un ton bizarre, que je vous ôte cette mouche de la tempe!
Et, se précipitant vers lui, le docteur, sortant de sa poche un court revolver bull-dog, le lui déchargea deux fois, très vite, sur l'artère temporale gauche.
Le géant tomba, la boîte osseuse fracassée, éclaboussant de sa cervelle reconnaissante le tapis de la pièce, qu'il battit de ses paumes une minute.
En dix coups de ciseau, witchûra, vêtements et linge, au hasard tranchés, laissèrent à nu la poitrine,—que le grave opérateur, d'un seul coup de son large bistouri chirurgical, fendit, incontinent, de bas en haut.
Un quart d'heure après, lorsque le constable entra dans le cabinet pour prier le docteur Hallidonhill de vouloir bien le suivre, celui-ci, calme, assis devant sa table, une forte loupe en main, scrutait une paire d'énormes poumons, géminés, à plat, sur son sanguinolent pupitre. Le génie de la Science essayait, en cet homme, de se rendre compte de l'archi-miraculeuse action cressonnière, à la fois lubréfiante et recréatrice.
—Monsieur le constable, a-t-il dit en se levant, j'ai jugé opportun d'immoler cet homme, son autopsie immédiate pouvant me révéler un secret salutaire pour le dégénérescent arbre aérien de l'espèce humaine: c'est pourquoi je n'ai pas hésité, je l'avoue, À SACRIFIER, ICI, MA CONSCIENCE... À MON DEVOIR.
Inutile d'ajouter que l'illustre docteur a été relaxé sous caution purement formelle, sa liberté nous étant plus utile que sa détention. Cette étrange affaire va maintenant venir aux assises britanniques. Ah! quelles merveilleuses plaidoiries l'Europe va lire!
Tout porte à espérer que ce sublime attentat ne vaudra pas à son héros la potence de Newgate, les Anglais étant gens à comprendre, tout comme nous, que l'amour exclusif de l'Humanité future au parfait mépris de l'Individu présent, est, de nos Jours, l'unique mobile qui doive innocenter, quand même, les magnanimes outranciers de la Science.
LES PHANTASMES DE M. REDOUX
À MONSIEUR RODOLPHE DARZENS
Par un soir d'avril de ces dernières années, l'un des plus justement estimés citadins de Paris, M. Antoine Redoux,—ancien maire d'une localité du centre,—se trouvait à Londres, dans Baker-street.
Cinquantenaire jovial, doué d'embonpoint, nature «en dehors»,—mais esprit pratique en affaires,—ce digne chef de famille, véritable exemple social, n'échappait cependant pas plus que d'autres, lorsqu'il était seul et s'absorbait en soi-même, à la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des plus pondérés industriels. Ces cervelles, au dire des aliénistes, une fois hors des affaires sont des mondes mystérieux, souvent même assez effrayants. Si donc il arrivait à M. Redoux, retiré en son cabinet, d'attarder son esprit en quelqu'une de ces songeries troubles,—dont il ne sonnait mot à personne,—la «lubie» parfois étrange, qu'il s'y laissait aller à choyer, devenait bientôt despotique et tenace au point de le sommer de la réaliser. Maître de lui, toutefois, il savait la dissiper (avec un profond soupir!), lorsque la moindre incidence de la vie réelle venait, de son heurt, le réveiller;—en sorte que ces morbides attaques ne tiraient guère à conséquence;—néanmoins, depuis longtemps, en homme circonspect, se méfiant d'un pareil «faible», il avait dû s'astreindre au régime le plus sobre, évitant les émotions qui pouvaient susciter en son cerveau le surgir d'un dada quelconque. Il buvait peu, surtout! crainte d'être emporté, par l'ébriété, jusqu'à RÉALISER, en effet, alors, telle de ces turlutaines subites dont il rougissait, en secret, le lendemain.
Or, en cette soirée, M. Redoux ayant, sans y prendre garde, dîné fort bien, chez le négociant (avec lequel il avait conclu, au dessert, l'avantageuse affaire, objet de son voyage d'outre-Manche), ne s'aperçut pas que les insidieuses fumées du porto, du sherry, de l'ale et du champagne altéraient, maintenant, quelque peu, la lucidité susceptible de ses esprits. Bien qu'il fût encore d'assez bonne heure, il revenait à l'hôtel, en son instinctive prudence, lorsqu'il se sentit, soudainement, assailli par une brumeuse ondée. Et il advint que le portail sous lequel il courut se réfugier, se trouvant être celui du fameux musée Tussaud,—ma foi, pour s'éviter un rhume, en un abri confortable, ainsi que par curiosité, pour tuer le temps, l'ancien maire de la localité du centre, ayant jeté son cigare, monta l'escalier du salon de cire.
Au seuil même de la longue salle où se tenait, dans une équivoque immobilité, cette étrange assemblée de personnages fictifs, aux costumes disparates et chatoyants, la plupart couronne en tête, sortes de massives gravures de mode des siècles, Redoux tressaillit. Un objet lui était apparu, tout au fond, sur l'estrade de la Chambre des Horreurs et dominant toute la salle. C'était le vieil instrument qui, d'après des documents à l'appui assez sérieux, avait servi, en France, jadis, pour l'exécution du roi Louis XVI: ce soir-là, seulement, la Direction l'avait extrait de la réserve comme nécessitant diverses réparations: ses assises, par exemple, se faisant vermoulues.
À cette vue et mis au fait, par le programme, de la provenance de l'appareil, l'excellent actualiste-libéral se sentit disposé, pour le roi-martyr, à quelque générosité morale,—grâce à la bonne journée qu'il avait faite.—Oui, toutes opinions de côté, prêt à blâmer tous les excès, il sentit son cœur s'émouvoir en faveur de l'auguste victime évoquée par ce grave spécimen des choses de l'Histoire. Et comme en cette nature intelligente, carrée, mais trop impressionnable, les émotions s'approfondissaient vite, ce fut à peine s'il honora d'un coup d'œil vague et circulaire la foule bigarrée d'or, de soie, de pourpre et de perles, des personnages de cire. Frappé par l'impression majeure de cette guillotine, songeant au grand drame passé, il avisa, naturellement, le socle où se dressait, dans une allée latérale, l'approximative reproduction de Shakespeare, et s'assit, tout auprès, en confrère, sur un banc.
Toute émotion rend expansives les natures exubérantes: l'ancien maire de la localité du centre, s'apercevant donc qu'un de ses voisins (français, à son estime, et selon toute apparence), paraissait aussi se recueillir, se tourna vers ce probable compatriote et, d'un ton dolent, laissa tomber,—pour tâter, comme on dit, le terrain,—quelques idées ternes touchant «l'impression PRESQUE triste que causait cette sinistre machine, à quelque opinion que l'on appartînt.»
Mais, ayant regardé avec attention son interlocuteur, l'excellent homme s'arrêta court, un peu vexé: il venait de constater qu'il parlait, depuis deux minutes, à l'un de ces passants trompe-l'œil, si difficiles à distinguer des autres, et que MM. les directeurs des musées de cire se permettent, par malice, d'asseoir sur les banquettes destinées aux vivants.
À ce moment, l'on prévenait, à haute voix, de la fermeture. Les lustres rapidement s'éteignaient et de derniers curieux, en se retirant comme à regret, jetaient des regards sommaires sur leur fantasmagorique entourage, s'efforçant d'en résumer ainsi l'aspect général.
Toutefois, son expansion rentrée, mêlée d'excitation morbide, avait transformé, de son choc intime, la première impression, déjà malsaine, en une «lubie» d'une intensité insolite,—une sorte de très sombre marotte, qui agita ses grelots, tout à coup, sous son crâne et à laquelle il n'eut même pas l'idée de résister.
«Oh! songeait-il, se jouer à soi-même (sans danger, bien entendu!) les sensations terribles,—terribles! qu'avait dû éprouver, devant cette planche fatale, le bon roi Louis XVI!... Se figurer l'être! Réentendre, en imagination, le roulement de tambours et la phrase de l'abbé Egdeworth de Firmont! Puis, épancher son besoin de générosité morale en se donnant le luxe de plaindre—(mais, là, sincèrement!... toutes opinions à part!)—ce digne père de famille, cet homme trop bon, trop généreux, cet homme, enfin, si bien doué de toutes les qualités que lui, Redoux, se reconnaissait avoir! Quelles nobles minutes à passer! Quelles douces larmes à répandre!...—Oui, mais, pour cela, il s'agissait de pouvoir être seul, devant cette guillotine!... Alors, en secret, sans être vu de personne, on se livrerait, en toute liberté, à ce soliloque si flatteusement émouvant!—Comment faire?... comment faire?...»
Tel était l'étrange dada qu'enfourchait, troublé par les fumées des vins de France et d'Espagne, l'esprit, un peu fiévreux déjà, de l'honorable M. Redoux. Il considérait l'extrémité des montants, recouverte, ce soir-là, d'une petite housse qui dérobait la vue du couteau,—sans doute pour ne point choquer les personnes trop sensibles qui n'eussent pas tenu à le voir. Et, comme la lubie, cette fois, voulait être réalisée, une ruse lumineuse, surgie de la difficulté à vaincre, éclaira soudain l'entendement de M. Redoux:
—Bravo! c'est cela!... murmura-t-il.—Ensuite, d'un appel, en allant cogner à la porte, je saurai bien me faire ouvrir. J'ai mes allumettes; un bec de gaz, lueur tragique! me suivra... Je dirai que je me suis endormi. Je donnerai une demi-guinée au garçon: ça vaudra bien ça.
La salle était déjà crépusculaire: un fanal d'ouvriers brillait seul, sur l'estrade, là-bas,—ceux-ci devant arriver au petit jour. Des paillons, des cristaux, des soieries jetaient des lueurs... Plus personne, sinon le garçon de fermeture qui s'avançait dans l'allée du Shakespeare. Se tournant donc vers son voisin, M. Redoux prit, subitement, une pose immobile; son geste offrait une prise; son chapeau, de bords larges, ses mains rougeaudes, sa figure enluminée, ses yeux mi-clos et fixes, les plis de sa longue redingote, toute sa personne roidie, ne respirant plus, sembla, elle aussi, et à s'y méprendre, celle d'un faux-passant. Si bien que, dans la presque totale obscurité, le garçon du musée, en passant près de M. Redoux, soit sans le remarquer, soit songeant à quelque acquisition nouvelle dont la Direction ne l'avait pas encore prévenu, lui donna, comme au voisin taciturne, un léger coup de plumeau, puis s'éloigna. L'instant d'après, les portes se refermèrent. M. Redoux, triomphant, pouvant, enfin, réaliser un de ses phantasmes, se trouvait seul dans les azurées ténèbres, semées d'étincellements, du salon de cire.
Se frayant passage, sur la pointe du pied, à travers tous ces vagues rois et reines, jusqu'à l'estrade, il en monta lentement les degrés vers la lugubre machine: le carcan de bois faisait face à toute la salle. Redoux ferma les yeux pour mieux se remémorer la scène de jadis,—et de grosses larmes ne tardèrent pas à rouler sur ses joues!—Il songeait à celles qui furent toute la plaidoirie du vieux Malesherbes, lequel, chargé de la défense de son roi, ne put absolument que fondre en pleurs devant la «Convention nationale».
—Infortuné monarque, s'écria Redoux en sanglotant, oh! comme je te comprends! comme tu dus souffrir!—Mais on t'avait, dès l'enfance, égaré! Tu fus la victime d'une nécessité des temps. Comme je te plains, du fond du cœur! Un père de famille... en comprend un autre!... Ton forfait ne fut que d'être roi... Mais, après tout, moi, je fus bien MAIRE! (Et le trop compatissant bourgeois, un peu hagard, ajoutait d'une voix hoquetante et avec le geste de soutenir quelqu'un):—Allons, sire, du courage!... Nous sommes tous mortels... Que Votre Majesté daigne...
Puis, regardant la planche et la faisant basculer:
—Dire qu'il s'est allongé là-dessus!... murmurait l'excellent homme.—Oui, nous étions, à peu près, de même taille, paraît-il:—et il avait mon embonpoint.
«C'est encore solide, c'est bien établi. Oh! quelles furent, quelles durent être, veux-je dire, ses suprêmes pensées, une fois couché sur cette planche!... En trois secondes, il a dû réfléchir à... des siècles!
«Voyons! M. Sanson n'est pas là: si je m'étendais—rien qu'un peu—pour savoir... pour tâcher d'éprouver... moralement...
Ce disant, le digne M. Redoux, prenant une expression résignée, quasi-sublime, s'inclina, doucement d'abord, puis, peu à peu, se coucha sur la bascule invitante: si bien qu'il pouvait contempler l'orbe distendu des deux croissants concaves, largement entrebâillés, du carcan.
—Là! restons là! dit-il, et méditons. Quelles angoisses il dut ressentir!
Et il s'épongeait les yeux, de son mouchoir.
La planche formait rallonge, sur un plan incliné vers les montants. Redoux, pour s'y installer plus commodément, fit un léger haut-le-corps qui amena, glissante, cette planche, jusqu'au bord du carcan. De telle sorte que, ce hasard le favorisant encore, l'ancien maire se trouva, tout doucement, le col appuyé sur la demi-lune inférieure.
—Oui! pauvre roi! je te comprends et je gémis! grommelait le bon M. Redoux. Et il m'est consolant de songer qu'une fois ici tu ne souffris plus longtemps!
À ce mot, et comme il faisait un mouvement pour se relever, il entendit, à son oreille droite, un bruit sec et léger. Crrrick! C'était la demi-lune supérieure qui, secouée par l'agitation du contribuable, était venue, glissante aussi, s'emboîter sans doute en son ressort, emprisonnant, par ainsi, la tête de l'ex-fonctionnaire.
L'honorable M. Redoux, à cette sensation, se mut, à tort et à travers; mais en vain: la chose avait fait souricière. Ses mains tâtaient les montants,—mais, où trouver le secret pour se libérer?
Chose singulière, ce petit incident le dégrisa, tout à coup. Puis, sans transition, sa face devint couleur de plâtre et son sang parcourut ses artères avec une horrible rapidité; ses yeux, à la fois éperdus et ternes, roulaient, comme sous l'action d'un vertige et d'une horreur folle; agité d'un tremblement, son corps glacé se raidissait; les dents claquaient. En effet, troublé par sa lourde attaque de phantasmomanie, il s'était persuadé que, M. Sanson n'étant pas là, nul danger n'était à craindre. Et voici qu'il venait de songer qu'à sept pieds au-dessus de son faux-col et enchâssé en un poids de cent livres était suspendu le couteau; que le bois était rongé des vers, que les ressorts étaient rouillés, et qu'en palpant ainsi, au hasard, il s'exposait à toucher le bouton qui fait tomber la chose!
Alors—sa tête s'en irait rouler aux pieds de cire de tous les fantômes qui, maintenant, lui semblaient une sorte d'assistance approbatrice; car les reflets du fanal, en vacillant sur toutes ces figures, en vitalisaient l'impassibilité. On l'observait! Cette foule aux yeux fixes paraissait attendre.—«À moi!» râla-t-il;—et il n'osa recommencer, se disant, dans l'excès de ses affres, que la seule vibration de sa voix pouvait suffire pour... Et cette idée fixe ravinait son front livide, tirait ses bonnes bajoues généreuses; des fourmillements lui couraient sur le crâne, car, en ce noir silence et devant la hideuse absurdité d'une tel décès, ses cheveux et sa barbe commençaient graduellement à blanchir (les condamnés, durant l'agonie de la toilette, ont offert, maintes fois, ce phénomène). Les minutes le vieillissaient comme des jours. À un craquement subit du bois, il s'évanouit. Au bout de deux heures, comme il revenait à lui, le froid sentiment de sa situation lui fit savourer un nouveau genre d'intime torture, jusqu'au moment où le soudain grattement d'une souris lui causa une syncope définitive.
Au rouvrir des yeux, il se trouva, demi-nu, en un fauteuil du musée, entouré de garçons et d'ouvriers qui le frottaient de linges chauds, lui faisaient respirer de l'alcali, du vinaigre, lui frappaient dans les mains.
—Oh!... balbutia-t-il, d'un air égaré, à la vue de la guillotine sur l'estrade.
Une fois un peu remis, il murmura:
—Quel rêve! oh! la nuit—sous... l'épouvantable couteau!
Puis, en quelques paroles, il ébaucha une histoire: «Mû par la curiosité, il avait voulu voir: la planche avait glissé, le carcan l'avait saisi—et... il s'était trouvé mal.»
—Mais, monsieur, lui répondit le garçon du musée,—(le même qui l'avait épousseté la veille),—vous vous êtes alarmé sans motif.
—Sans motif!!.. articula péniblement Redoux, la gorge encore serrée.
—Oui: le carcan n'a pas de ressorts et ce sont les coins, en se touchant, qui ont produit le bruit; en vous y prenant bien, vous pouviez le soulever—et, quant au couteau...
Ici le garçon, montant sur l'estrade, enleva du bout d'une perche, la housse vide:
—Il y a deux jours qu'on l'a porté à revisser.
À ces paroles, M. Redoux, se redressant sur ses jambes, et s'affermissant, regarda, bouche béante.
Puis, s'apercevant dans une glace, lui, vieilli de dix années,—il donna, en silence, avec des larmes cette fois sincères, trois guinées à ses libérateurs.
Cela fait, il prit son chapeau et quitta le musée.
Une fois dans la rue, il se dirigea vers l'hôtel, y prit sa valise.—Le soir même, à Paris, il courut se faire teindre, rentra chez lui—et ne souffla jamais un mot de son aventure.
Aujourd'hui, dans la haute position qu'il occupe à l'une des Chambres, il ne se permet plus un seul écart du régime qu'il suit contre sa tendance au phantasme.
Mais l'honorable leader n'a pas oublié sa nuit lamentable.
Il y a quatre ans, environ, comme il se trouvait dans un salon neutre, au milieu d'un groupe où l'on commentait les doléances de certains journaux sur le décès d'un royal exilé, l'un des membres de l'extrême-droite prononça tout à coup les excessives paroles suivantes—car tout se sait!—en regardant au blanc des yeux l'ex-maire de la localité du centre:
—«Messieurs, croyez-moi; les rois, même défunts, ont une manière... parfois bien dédaigneuse... de châtier les farceurs qui osent s'octroyer l'hypocrite jouissance de les plaindre!»
À ces mots, l'honorable M. Redoux, en homme éclairé, sourit—et changea la conversation.
CE MAHOIN!
À MONSIEUR LOUIS WELDEN HAWKINS
Ah! ce Mahoin! l'hybride et fangeux brigand! Le tragique et retors malvat! Un rôdeur de routes, une face de crime, à reflets ternes, couleur de couteau sale: l'air d'un gros mauvais prêtre, moins la défroque: et gare à ce qu'il rencontrait!—Échanger une parole avec son grouïnement de ragot féroce portait malheur aux campagnards;—c'était, à leur estime, un fauteur de sécheresses, d'épizooties, de brûlis. Son horrible vigueur musculaire faisait qu'on lui souriait, sur les chemins, dans la campagne belge des environs d'Ixelles; cependant—(et il le savait, d'instinct!)—les plus débonnaires des maîtres d'école, les plus bénins des médecins de villages, souhaitaient, à sa rencontre, en deçà de leurs sourires, que les vieux tortionnaires inoubliés de l'occupation espagnole sortissent une fois de leur séculaire et poudroyant repos pour épuiser, sur son ignoble individu, les ressources de leur art.—La nomenclature des forfaits de ce Mahoin défrayait les veillées et, comme la plupart des gendarmes belges renonçaient à le surprendre hors de ses repaires inconnus, le scélérat, terreur du pauvre et du riche, faisait trembler, à vingt lieues à la ronde, chaumières, couvents, maisons de plaisance et châteaux.—De très jeunes filles, bourgeoises et villageoises, en crise de puberté, le désiraient,—entre autres envies morbides,—quitte à s'étonner, une fois muées, de tout ce nauséeux amas d'appétits dont elles s'étaient senties tourmentées. Seulement, le monstre avait conscience exacte de ces crises, qu'il guettait. Et, donc, il s'était diverti, depuis dix ans, dans les fossés, dans les bois, dans les luzernes, avec une trentaine, à peu près, de ces infortunées. L'on comptait, également, à son acquit, une forte douzaine de meurtres, commis avec des circonstances de barbarie surprenantes, d'une hideur inouïe; des effractions d'une audace hors ligne, d'innombrables larcins—des viols de différents genres, d'une luxure à ce point révoltante que le huis-clos même en eut peut-être refusé les révélations (bien qu'il soit de notoriété que, par tous les pays, la magistrature est friande, en général, de récits égrillards); enfin,—et c'est ce qui fit déborder la coupe de la fureur publique,—des détournements continuels de vases sacrés, opérés avec bris de tabernacles, strangulation des bedeaux,—suivie de profanations exercées sur leurs cadavres;—etc.
Cet état de choses ne pouvait durer: nous l'avons dit, la mesure était comble: il fallait en finir. Une battue sérieuse, avec accompagnement de dogues, de fourches et de carabines, fut organisée et,—de concert avec la gendarmerie,—l'on fut assez heureux pour capturer, dans la grange d'une ferme incendiée, entre deux cultivateurs carbonisés, l'affreux Mahoin: ceci au moment même où il se disposait à consommer, au milieu de fenaisons, sur la personne d'une enfant de trois ans et demi à peine, le plus odieux des attentats.
Il fallut six des plus vigoureux gendarmes du pays pour maintenir et ligotter la grondante bête puante, puis la jeter dans une charrette et la porter ensuite au fond d'un cachot de la prison d'Ixelles.
L'instruction ne fut pas longue:—les assises le furent moins encore: ce Mahoin, comme bien on le pense, fut condamné au dernier supplice,—haut la main, presque sommairement!—et le recours en grâce dûment jeté au panier par Qui de droit: tout cela va sans dire.
Jusqu'ici, j'en conviens, rien de bien extraordinaire:—mais il se passa, le jour de l'exécution capitale, un incident dont la bizarrerie, peu commune, mérite mention.
Aux termes de l'arrêt, la guillotine, sur son grand échafaud, devait être dressée sur la place foraine d'Ixelles.
Or, grâce à la courtoisie du parquet flamand, le jour précis de l'exécution fut connu bien à l'avance: on en finirait vers les sept heures du matin.
En sorte que, le renom du scélérat s'étant répandu dès longtemps à travers la contrée, il se trouva que, de toutes parts, les routes furent encombrées d'une énorme affluence de curieux, de paysans, de bourgeois, de commerçants des deux sexes, suivis de leurs enfants: l'on marcha toute la nuit aux environs d'Ixelles—comme si l'on se fût rendu à une sorte de fête nationale. On voulait voir comment il se tiendrait, le front qu'il aurait.—Et puis, l'on respirerait plus à l'aise de l'avoir vu périr. Rien ne coûte à la vindicte de la foule une fois parvenue à cette effervescence: aussi tous les propriétaires des maisons environnant la place firent d'excellentes affaires cette nuit-là. Comme il pleuvait un peu (c'était, je crois, en octobre), tous les greniers, toutes les mansardes, sous ces grands toits charpentés et ardoisés en pente raide, furent loués tant la place à des milliers d'individus qui s'y tassèrent, debout, et demeurèrent ainsi jusqu'au matin, dans l'obscurité, en causant, coude à coude,—pressés, osons le dire, comme de véritables harengs,—sous les poutres des toits.
Dehors, sur la grand'place, c'était un niveau remuant d'environ quinze mille têtes;—à grand'peine une triple haie de troupes protégeait le libre parcours de la charrette jusqu'au pied de l'échafaud.
Les heures passèrent: le petit jour parut, blanchit les murs, puis le brumeux soleil se leva. Toutes les fenêtres étaient garnies de figures au point que, derrière celles-ci, les gens ayant étagé des chaises, d'autres figures montaient jusqu'aux cintres et que des mains s'accrochaient aux grosses tringles des rideaux enlevés, aux corniches des murs, ceci du haut en bas des maisons.
Enfin, sept heures sonnèrent: et le cri: le voilà! le voilà! retentit: une grommelante rumeur de houle s'éleva de toute la place.
C'était lui, en effet, sur le banc de la charrette, à côté du prêtre qu'il n'écoutait pas.
Solidement ficelé de garcettes, les bras au dos, tête rase, cou nu, blafard, il regardait.
Devant et derrière le véhicule, un piquet de gendarmes faisait escorte.
Deux aides l'attendaient, au pied de l'échafaud, pour l'aider à gravir les douze marches;—l'exécuteur était debout devant la planche, bras croisés.
Mahoin considéra d'un œil d'abord hébété l'ensemble de la place; puis il éclata d'un rire presque inquiétant, qui s'entendit au loin, dans le silence, et vibra, faisant tressaillir les nerfs de la foule. Mais le rire s'arrêta brusquement! Le condamné venait, en relevant les yeux, d'apercevoir un spectacle qui l'étonnait lui-même—et qu'il ne pouvait, sans doute, s'expliquer en ce moment trouble.
Sur les pentes presque perpendiculaires des toitures, criblant la longueur totale de leurs dimensions, l'ardoiserie venait d'être soulevée et arrachée. Et, à travers les milliers de trous superposés, voici que des milliers de têtes de décapités parlants apparaissaient, roulant leurs yeux vers la place et rendant son regard au bandit—sans qu'il fût, tout d'abord, possible de comprendre où pouvaient bien être les corps appartenant à ces têtes.
C'était,—le lecteur l'a déjà deviné,—la multitude des curieux qui avaient passé la nuit dans les mansardes et les greniers. Aussitôt que, par les lucarnes, leur fut parvenue la clameur d'en bas, tous, d'un commun accord, avaient levé les poings et fait sauter les ardoises—puis, s'agrippant et se suspendant aux poutres qui en craquèrent, ils avaient passé leurs têtes au dehors, afin de voir! afin de voir!...
Or, devant cette quantité de têtes, qu'éclairait le brouillard en feu et qui guettaient le tomber de la sienne, les yeux du patient s'agrandirent:—en un grave silence, affolé peut-être, il considéra, dans les airs d'alentour, en frissonnant, cette mouvante assemblée incorporelle de faces sinistres,—avec une stupeur telle... qu'il fut décapité bouche béante.
Ce Mahoin!
LA MAISON DU BONHEUR
Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté!
(Charles Baudelaire. L'Invitation au voyage.)
Deux beaux êtres humains se sont rencontrés à cette heure des années qui précède le tomber merveilleux de l'automne; à cette heure où,—telle que, sur de riches forêts, après une ondée d'orage, l'étoile du soir,—la Mélancolie se lève, illuminant de mille teintes magiques toutes les âmes bien nées.
Autrefois,—ô souvenances déjà lointaines!—ces deux âmes, dès les premières aurores, apparurent natalement blanches et douées, à l'état nostalgique, d'une sorte de languide passion pour les seules choses du Ciel.—On eût dit d'éternels enfants, destinés à mourir comme les oiseaux s'envolent et que le lis du matin serait la seule fleur oubliable sur leurs chastes tombes.
Mais ils étaient prédestinés à vivre,—et l'Humanité est venue avec ses luttes et ses stupeurs.
Elle et lui, l'un de l'autre isolés par le hasard des villes et des contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer jamais.
Au cours de l'existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc à subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d'emprunt, aux préoccupations oiseuses, aux riens compassés, aux cœurs uniquement lascifs, aux politiques visées, aux calomnieux éloges,—et dont les présences, très distinguées, dégagent une odeur de bois mort.
Ah! c'est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d'établir, enfin, sur la terre, le règne «régulier» de la Justice, vont, se dénuant, à plaisir, de ces instincts de l'en-Haut—qui, seuls, constituent l'Homme réel,—et préfèrent s'aventurer librement, désormais, au gré d'une Raison désespérée, à travers les hasards et les phénomènes, en payant chaque «découverte» d'un endurcissement plus sourd du cœur.
Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage, humainement,—aux yeux, du moins, des gens du «monde»,—ne serait-ce pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n'acceptant des années que les sensualités intellectuelles ou physiques, et sans autres passions que celle du plus commode éclectisme?
Cependant, Paule de Luçanges, ainsi que le duc Valleran de la Villethéars, dès leur juvénilité, commencèrent à ressentir beaucoup d'étonnement de faire partie d'une espèce où le dépérissement de toute foi, de tous désintéressés enthousiasmes, de tout amour noble ou sacré, menaçait de devenir endémique.
Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l'humiliant déplaisir qu'ils en éprouvèrent, encore presque enfants, sans, toutefois, le laisser transparaître, à cause d'une sorte de charité très douce dont ils étaient essentiellement pénétrés. Paule, svelte, en sa beauté d'Hypatie chrétienne, était de la race de ces mondaines aux cœurs de vestales qui, préservées mieux que les Sand, les Sapho, les Sévigné, même, ou les Staël, de la vanité d'écrire, gardent, très pure, la lueur virginale de leur inspiration pour un seul élu. Lui ne se distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie que,—parfois,—par un certain coup d'œil bref, très pénétrant, un peu fixe et dont l'indéfinissable impression dissolvait ou inquiétait autour de lui les plus banales insouciances.
Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irréprochables dehors qu'imposent les convenances aux êtres bien élevés, les géniales facultés de méditation dont leur Créateur avait doté leurs esprits solitaires. Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,—autant que les despotiques devoirs d'un rang dont ils s'honoraient le leur pouvaient permettre,—s'éloignaient de ces mille distractions si chères, d'habitude, à la jeunesse élégante.
Ne perdaient-ils pas les heures dorées de leur printemps en de trop songeuses et sans doute stériles réflexions touchant... par exemple, ces nébuleux problèmes,—réputés insignifiants, ennuyeux ou insolubles—et auxquels, cependant, une bizarre particularité de conscience les contraignait de s'intéresser?...
—Peut-être.
—Mais il leur apparaissait qu'autour d'eux, par exemple, l'Esprit de nos temps en travail,—qui s'efforce d'enfanter, pour la gloire d'un prestigieux Avenir, le monstre d'une chimérique Humanité décapitée de Dieu—les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait l'humain de leurs êtres, d'opter, au plus secret de leurs pensées, entre leurs ataviques aspirations... et Lui.
Le récent idéal—(ce progressif Bien-être, toujours proportionnel aux nécessités des pays et des âges et dont chaque degré, suscitant des soifs nouvelles, atteste l'Illusoire indéfini... par conséquent la fatale démence d'y confiner notre But suprême...)—ne sut éveiller en leurs intelligences qu'une indifférence vraiment absolue. L'orgueilleux bagne d'une telle finalité ne pouvait, en effet, séduire ou troubler, même un instant, ces deux consciences qui, tout éperdues de Lumière et d'humilité, se souvenaient de leur origine. Et ces réalités de bâtons flottants—en qui se résolvent, d'ordinaire, les fascinants mirages à l'aide desquels le vieil opium de la Science dessèche les yeux des actuels vivants,—ces «conquêtes de l'Homme moderne», enfin, leur semblaient infiniment moins utiles que mortellement inquiétantes,—étant remarqués, surtout, le quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu'elles coûtent... et l'espèce d'ossification de l'âme qu'elles entraînent. Imbus d'un atavisme QUI, EN RÉALITÉ, COMMENÇAIT À DIEU, ils se fussent (oh! même affamés!) refusés, d'instinct, certes! à céder, malgré l'exemple, les droits sacrés de leur aînesse consciente contre toutes les pâtées de lentilles vénéneuses dont un périssable Actualisme eût tenté de séduire leur inanition. Quant à cet Avenir, dont une église de rhéteurs têtus prophétisait la perdurable et sublime rutilance, ces deux jeunes gens hésitaient à s'infatuer au point de par trop oublier, aussi, qu'en fin de compte, (—ne fût-ce qu'au témoignage criard de ces vingt-six changements à vue dont ne cesse de nous assourdir, sous nos pieds, la menaçante géologie,—et en passant même sous silence les fort troublantes révélations de l'astronomie moderne,—) l'univers attesta, maintes fois, inopinément, être une salle trop peu sûre pour que l'on dût caresser une minute l'idée de jamais pouvoir s'y installer définitivement.
En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes les boîtes de jouets dont se paye l'âge mûr de l'Humanité, tous les bondissements désespérés des impersuasives métaphysiques, tout l'hypnotisme d'un Progrès—si magnifiquement naturel, éclairé par la providence d'un Dieu révélé et, sans lui d'une vanité si poignante,—non, tout cela ne leur paraissait pas aussi sérieux, ni aussi utile, en substance, que le tout simple et natal regard de l'Homme vers le Ciel.
Socialement, toutefois, il leur était difficile, en eux-mêmes, de condamner, à l'étourdie, l'évidence de cet effort de tous vers la grande Justice,—vers une équité meilleure, enfin, que celle dont se lamente le Passé. Mais les résultats très précis, obtenus en appliquant ces théories humanitaires,—empruntées, d'ailleurs, à l'éternel Christianisme,—semblaient jusqu'à présent,—il fallait bien se l'avouer,—singulièrement en désaccord avec les admirables intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconnaître, en effet, que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Liberté, parmi les peuples, sont ceux-là même qui, les longs fouets ensanglantés aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le mieux leurs pauvres et, entre les forfaits à commettre, ne préfèrent, jamais que les plus vils?
Comment éviter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes lupercales où les majorités—au patriotisme si lucratif, aux éloquences foraines,—exultent si gravement, et dont la sereine servilité,—giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons écœurantes philosophiquement situées au-dessous de toute pénalité comme de tout dédain,—affirme outre mesure en quelle désespérante inanité s'aplatissent les révolutions? Et, pour conclure, comment ne pas comprendre, sans effort, qu'étant donnée la loi de l'innée disproportion des intelligences, en leur diversité d'aptitudes, le prétendu règne d'une Justice purement humaine ne saurait être jamais que la tyrannie du Médiocre, s'autorisant, gaiement, de quoi? du nombre! pour imposer l'abaissement à ceux dont le génie, constituant, seul, l'entité même de l'Esprit-Humain, a, seul, de droit divin, qualité pour en déterminer et diriger les légitimes tendances!
—Mais, sans daigner juger la mode actuelle des idées septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse, détournant les yeux, autant qu'ils le pouvaient, de l'énigmatique performance terrestre, résumaient toujours leurs méditations en cet ensemble de pensées:
—Qu'importe à la Foi réelle le vain scandale de ces poignées d'ombres, demain disparues pour faire place à d'équivalents fantômes?
Qu'importe qu'elles détiennent aujourd'hui, comme hier, comme demain, l'écorce matérielle d'un Pouvoir dont l'essence leur est inaccessible? Nul ne peut posséder d'une chose que ce qu'il en éprouve. Si cette chose est belle, noble,—enfin, divine d'origine, et qu'il soit, lui, d'essence vile,—c'est-à-dire d'une prudence d'instincts nécessairement abaissante,—la beauté, la noblesse, la divinité de cette chose, s'évanouissant immédiatement au seul contact du violateur, il n'en possédera que son intentionnelle profanation,—bref, il n'y retrouvera, comme en toutes choses, que la vilainie même de son être, que l'écœurante, éclairée et bestiale médiocrité de son être: rien de plus.—Donc il n'y a pas lieu de s'en irriter.
Tels, s'attristant, peut-être, quelque peu, de ces fatalités de leur époque,—mais sans oublier qu'il fut des siècle pires,—et se recueillant, chaque jour, en ces visions que l'Art le plus élevé sait offrir aux cœurs chastes et solitaires, ces deux promis de l'Espérance, au défi des années, s'attendaient.
Cette disparité de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de nos régions, ils ne l'avaient pas constatée au début de la vie. Non. Ces êtres d'au-delà s'étaient refusés longtemps à se rendre—même aux évidences les plus affreuses, ou, les considérant comme passagères, les avaient pardonnées avec une indulgence jamais lassée. Les regards encore éblouis de reflets antérieurs à leurs yeux charnels, comment eussent-ils démêlé, à première vue, de quel enfer foncier se constitue la banalité sociale! C'est pourquoi leur sensibilité crédule, toute imbue d'angéliques larmes, fut incessamment surprise, alors, et partagea mille mensongères—ou si médiocres «douleurs», que celles-ci étaient indignes d'un tel nom. Longtemps il suffit, autour d'eux, de sembler dans une affliction pour que ces cœurs inextinguibles devinssent réchauffants,—et prodigues! et consolateurs!... Ah! se dévouer, s'oublier! quelle joie d'anges penchés sur ceux que l'on abandonne! Qu'importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se souvenir des «anges» que pour en critiquer, toujours un peu tard, l'humiliante irréalité!
Ainsi rayonna leur charité, ce passe-temps divin des justes,—même sur ces assoiffés d'amusements dont le propre est de témoigner une sorte de rabique aversion au seul ressentir, même obscur, de toutes approches d'âmes souveraines, tant l'idée seule que celles-ci puissent encore exister leur semble insupportable, fatigante et révoltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de toujours se tenir éloignés de ce genre de personnes, pour leur épargner l'ennui de cette sensation toute naturelle.
Mademoiselle de Luçanges et le duc de la Villethéars subirent donc, chacun de leur côté, cette existence, jusqu'au jour mortel où, tous deux, presque en même temps, s'aperçurent que les suffocantes bouffées—émanant des lourds ébats de cette Médiocrité universelle—avaient répandu la contagion jusque sur leurs proches, leurs frères, leurs «égaux,»—la plupart de leurs princes et de leurs prêtres!...
Alors un froissement terrible d'âme les glaça, leur causa cette sorte de lassitude sévère qu'un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le reniement de son disciple. Humiliés de se sentir quand même solidaires de cet envahissement si près d'eux monté, une tentation d'inespérance les prit, troubla leurs cœurs sacrés et peu s'en fallut qu'elle n'assombrît même, au plus secret de leurs croyances, jusqu'au sentiment de Dieu.
Elle ni lui n'étaient, en effet, du nombre de ces esprits-créateurs, trempés de manière à tenir tête fût-ce au scandale de toute l'Humanité et dont le fulgurant souffle d'infini refoulerait les plus rugissantes rafales: ce n'étaient que deux exquises intelligences, merveilleusement douées,—que cette qualité d'épreuve fit fléchir, comme deux fleurs sous la pluie.
Ils ne se plaignirent pas.—Seulement, ce devinrent, bientôt, deux âmes en deuil, désenchantées même du sacrifice et dont aucune fête ne pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer.
Maintenant ils n'ont plus soif que d'exils.—«Plaindre? Comment juger! Que sert, d'ailleurs? Instants perdus.»
Un besoin d'adieux les étouffe, et voilà tout. Ils pensent avoir gagné le droit d'oublier. À peine s'ils daignent voiler parfois, sous la pâleur d'un sourire, leur indifférence morose. Devenus d'une clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant plus se laisser décevoir, entre eux et la foule sociale la misérable comédie est terminée.
Aussi, dès l'instant conjugal où le Destin les a mis en présence, ils se sont reconnus, d'un regard, et se sont aimés, sans paroles, de cet irrésistible amour, trésor de la vie.—Oh! s'exiler en quelque nuptiale demeure, pour sauver du désastre de leurs jours au moins un automne, une délicieuse échappée de bonheur aux teintes adorablement fanées, une mélancolique embellie!—Jaloux de leur secret, sûrs de leurs pensées, ils se sont écrit. Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent,—devant se retrouver, non dans un de leurs lourds châteaux, où des visiteurs, encore...—mais en cette retraite bien inconnue qu'ils ont choisie et noblement ornée, au goût de leurs âmes, pour y cacher leur saison de paradis.
La maison du Bonheur domine une falaise, là-bas, au nord de France, puisqu'enfin c'est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants d'un grand jardin, formé d'une pelouse, tout en fleurs, au centre de laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin de marbre, l'élancée fusée de neige d'un jet d'eau.
Deux latérales allées de très hauts arbres obscurs se prolongent solitairement. La solennité, le silence de cette habitation sont doux et inquiétants comme le crépuscule. Là, c'est un tel isolement des choses!—Un rayon de l'Occident, sur les fenêtres—empourprées tout à coup—de la blanche façade,—la chute d'une feuille qui, de la voûte d'une allée, tombe, en tournoyant, sur le sable,—ou quelque refrain de pêcheur, au loin,—ou telle fuite plus rapide des nuages de mer,—ou la senteur, soudain plus subtile, d'une touffe de roses mouillées qu'effleure un oiseau perdu,—mille autres incidences, ailleurs imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout à fait étranges de la brièveté des jours.
Et, lorsqu'ils en sont témoins, en leurs promenades, les deux exilés! alors qu'une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d'un mutuel abandon, voici qu'ils tressaillent, ils ne savent pourquoi! Pensifs, ils s'arrêtent: le ton joyeux de leurs paroles s'est dissipé!... Qu'ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l'un à l'autre, la main, comme troublés d'une sensation mortelle! Et le visage de la bien-aimée s'appuie, languissamment, sur l'épaule de son ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues pâlissantes.
Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans l'une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison.
—Mais la bien-aimée,—les femmes sont ainsi,—se plaît à s'attarder, par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle déjà presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble.
—Oh! ce parfum d'ébène, de fleurs mortes et d'ambre faible, qu'exhale, dès le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complu à l'embellir, jusqu'à l'avoir rendue un véritable reflet de leurs rêves!
Auprès des tentures qui en séparent les pièces, des marbres aux pures lignes blanches, des peintures de forêts, et, suspendus aux tapisseries anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils à des amies défuntes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux aux tons de pierres précieuses, des verreries de Venise aussi, aux couleurs éteintes. Çà et là, cloués en des étoffes d'Orient, luisent, en éclairs livides, incrustés d'un très vieil or, des trophées d'armes surannées.—Dans les angles, de grands arbustes des Îles. Là, le piano d'ébène, dont les cordes ne résonnent, comme les pensées, que sous des harmonies belles et divines; puis, sur des étagères, ou laissés ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes et berceuses, qu'ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs esprits vers d'autres mondes.
Et, comme nul ne possède, en effet, que ce qu'il éprouve, et qu'ils le savent,—et que ce sont deux chercheurs d'impressions inoubliables, il vivent là des soirées dont le charme oppresse leurs âmes d'une sensation intime et pénétrante de leur propre éternité. Souvent, en regardant l'ombre des objets sur les tentures séculaires, ils détournent les yeux, sans cause intelligible. Et les sculptures sombres, à l'entour de quelque grand miroir,—dont l'eau bleuâtre reflète le scintillement, tout à coup, d'un astre, à travers les vitres,—et l'inquiétude du vent, froissant, au dehors, dans l'obscurité, les feuilles du jardin,—et les solennelles, les indéfinissables anxiétés qu'éveille en eux, lorsque l'heure sonne distincte et sonore, le mystère de la nuit,—tout leur parle, autour d'eux, cette langue immémoriale du vieux songe de la vie, qu'ils entendent sans peine, grâce à leur recueillement sacré. Tels, ne laissant point la dignité de leurs êtres se distraire de cette pensée qu'ils habitent ce qui n'a ni commencement ni fin, ils savent grandir, de toute la beauté de l'Occulte et du Surnaturel,—dont ils acceptent le sentiment,—l'intensité de leur amour.
Ainsi, prolongeant les heures, délicieusement, en causeries exquises et profondes, en étreintes où leurs corps ne seront plus que celui d'un Ange, en suggestives lectures, en chants mystérieux, en joies délicieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude—qu'un si petit nombre de leurs «semblables» se soucierait de jalouser. Incarnant, enfin, toute la poésie de leurs intelligences dans sa plus haute réalisation, leurs aurores, et leurs jours—et leurs soirs, et leurs nuits seront des évocations de merveilles. Leurs cœurs, passionnés d'idéal autant que d'éperdus désirs, s'épanouiront comme deux mystiques roses d'Idumée, satisfaites d'embaumer les hauteurs natales à quelque vague distance même, hélas! des Jérusalem,—en Terre-Sainte, pourtant.
De même que, libres, ils ont distribué, simplement et de la manière la plus discrète, la presque totalité de leurs vastes et austères fortunes à de ces deshérités—qu'en véritables originaux ils se sont donné la peine de chercher avec un choix patient,—de même, hostiles à toutes emphases, ils n'ont éprouvé nullement, le besoin de se «jurer» qu'ils ne se survivraient pas l'un à l'autre. Non.—Seulement, ils savent très bien à quoi s'en tenir là-dessus.
Au parfait dédain de tout ce qui les a déçus, loin du désenchantement brillant de leur monde d'autrefois, ils ont jeté, d'un regard, à leur ex-entourage, oublié déjà, l'adieu glacé, suprême, claustral, que la mélancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui ne s'intéressent plus. Ayant compris, une fois pour toutes, de quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles chétives fictions se repaît la sagesse purement terre à terre, de quels bruissements de hochets se puérilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel ennui désespéré se constitue la frivole vanité du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait vœu de se contenter de leur bonheur solitaire.
Oui, ces augustes êtres (exceptionnels!), s'estimant avoir gagné la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement. Persuadés, non sans d'inébranlables motifs, que l'unique raison d'être, (en laquelle cherchent, fatalement, à réaliser leurs semblances), de ceux-là qui, errants et froids, ne peuvent être heureux, consiste à troubler, d'instinct, s'il leur est possible, le bonheur de ceux-là qui savent être heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicité de leur automnale tendresse, se sont résolus à l'égoïsme d'un seuil strictement ignoré, strictement fermé.—Inhospitaliers, plutôt, jamais ils ne profaneront le rayonnement intérieur de leur logis, ni les présences,—qui sait!—des familiers Esprits émus de leur souverain amour, en admettant «chez eux», ne fût-ce que par quelque hasardeux soir d'ouragan, tel banal, voire illustre, étranger. Ils ne risqueront, sous aucun prétexte du Destin, le calme de leur indicible,—à jamais imprécis—et, par conséquent, immuable ravissement. Plus sages que leurs aïeux de l'Eden, ils n'essayeront jamais de savoir pourquoi ils sont heureux, n'ayant pas oublié ce que coûtent ces sortes de tentatives. Au reste, ne désirant d'autrui que cette indifférence dont ils espèrent s'être rendus dignes, il se trouve qu'un assentiment inconscient du monde la leur accorde volontiers.
Bref, sous leur toit d'élection, ayant, paraît-il, mérité d'en-haut ce privilège, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir quand même dans l'Immortel, ces deux élus,—magnifiques, bien qu'un peu pâles,—sauront défendre attentivement,—c'est-à-dire en connaissance de cause,—contre toutes atteintes «sociales», leur tardive félicité.
LES AMANTS DE TOLÈDE
À MONSIEUR ÉMILE PIERRE
«Il eût donc été juste que Dieu condamnât l'Homme au Bonheur?
Une des réponses de la Théologie romaine à l'objection contre la Tache-originelle.
Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures, au fronton de l'Official, à Tolède—et, entre toutes, le Chien-qui-porte-une-torche-enflammée-dans-sa-gueule, armoiries du Saint-Office.
Deux figuiers épais ombrageaient le portail de bronze: au delà du seuil, de quadri-latérales marches de pierre exsurgeaient des entrailles du palais,—enchevêtrement de profondeurs calculées sur de subtiles déviations du sens de la montée et de la descente.—Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secrète, les cent soixante-deux cachots, le verger même et le dortoir des familiers;—les autres, en de longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits...—des réfectoires, la bibliothèque.
En l'une de ces chambres,—dont le riche ameublement, les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleillés, les tableaux, tranchaient sur la nudité des autres séjours,—se tenait debout, cette aurore-là, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d'un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre vieillard, de taille géante, vêtu de la simarre blanche à croix rouge, le long manteau noir aux épaules, la barrette noire sur le crâne, le chapelet de fer à la ceinture. Il paraissait avoir passé quatre-vingts ans. Blafard, brisé de macérations, saignant, sans doute, sous le cilice invisible qu'il ne quittait jamais, il considérait une alcôve où se trouvait, drapé et festonné de guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada.
Autour de lui, dans l'immense palais, un effrayant silence tombait des voûtes, silence formé des mille souffles sonores de l'air que les pierres ne cessent de glacer.
Soudain le Grand-Inquisiteur d'Espagne tira l'anneau d'un timbre que l'on n'entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna dans l'épaisse muraille. Trois familiers, cagoules baissées, apparurent—sautant hors d'un étroit escalier creusé dans la nuit,—et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un éclair! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu'une lueur rouge, réfractée par quelque souterraine salle, éclairât la chambre! et qu'une terrible, une confuse rafale de cris si déchirants, si aigus, si affreux,—qu'on ne pouvait distinguer ni pressentir l'âge ou le sexe des voix qui les hurlaient,—passât dans l'entrebâillement de cette porte, comme une lointaine bouffée d'enfer.
Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors, les angles de soleil sur les dalles solitaires qu'à peine heurtait, par intervalles, le claquement d'une sandale d'inquisiteur.
Torquemada prononça quelques mots à voix basse.
L'un des familiers sortit, et, peu d'instants après, entrèrent, devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune homme et une jeune fille,—dix-huit ans, seize ans, sans doute. La distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute race, et leurs habits—de la plus noble élégance, éteinte et somptueuse—indiquaient le rang élevé qu'occupaient leurs maisons. L'on eût dit le couple de Vérone transporté à Tolède: Roméo et Juliette!... Avec leur sourire d'innocence étonnée,—et un peu roses de se trouver ensemble, déjà,—tous deux regardaient le saint vieillard.
—«Doux et chers enfants», dit, en leur imposant les mains, Tomas de Torquemada,—«vous vous aimiez depuis près d'une année (ce qui est longtemps à votre âge), et d'un amour si chaste, si profond, que tremblants, l'un devant l'autre, et les yeux baissés à l'église, vous n'osiez vous le dire. C'est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles sont prévenues que vous êtes deux époux et le palais où vous êtes attendus est préparé pour le festin de vos noces. Vous y serez bientôt, et vous irez vivre, à votre rang, entourés plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chrétienté.
«Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes cœurs d'élection! Moi aussi, je connais l'amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxiétés, ses tremblements célestes! C'est d'amour que mon cœur se consume, car l'amour, c'est la loi de la vie! c'est le sceau de la sainteté. Si donc j'ai pris sur moi de vous unir, c'est afin que l'essence même de l'amour, qui est le bon Dieu seul, ne fût pas troublée, en vous, par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, hélas! que de trop longs retards dans la légitime possession l'un de l'autre entre les fiancés peuvent allumer en leurs sens. Vos prières allaient en devenir distraites! La fixité de vos songeries allait obscurcir votre pureté natale! Vous êtes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est RÉEL en votre amour, aviez soif, déjà, de l'apaiser, de l'émousser, d'en épuiser les délices!
Ainsi soit-il!—Vous êtes ici dans la Chambre du Bonheur: vous y passerez seulement vos premières heures conjugales, puis me bénissant, je l'espère, de vous avoir ainsi rendus à vous-mêmes, c'est-à-dire à Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang que Dieu vous assigna.»
Sur un coup d'œil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement, dévêtirent le couple charmant, dont la stupeur—un peu ravie—n'opposait aucune résistance. Les ayant placés vis-à-vis l'un de l'autre, comme deux juvéniles statues, ils les enveloppèrent très vite l'un contre l'autre de larges rubans de cuir parfumé qu'ils serrèrent doucement, puis les transportèrent, étendus, appliqués cœur auprès du cœur et lèvres sur lèvres,—bien assujettis ainsi,—sur la couche nuptiale, en cette étreinte qu'immobilisaient subtilement leurs entraves. L'instant d'après, ils étaient laissés seuls, à leur intense joie—qui ne tarda pas à dominer leur trouble—et si grandes furent alors les délices qu'ils goûtèrent, qu'entre d'éperdus baisers ils se disaient tout bas:
—Oh! si cela pouvait durer l'éternité!...
Mais rien ici-bas, n'est éternel,—et leur douce étreinte, hélas! ne dura que quarante-huit heures.
Alors des familiers entrèrent, ouvrirent toutes larges les fenêtres sur l'air pur des jardins: les liens des deux amants furent enlevés,—un bain, qui leur était indispensable, les ranima, chacun dans une cellule voisine.—Une fois rhabillés, comme ils chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l'austère vieillard, en leur donnant une suprême accolade, leur dit à l'oreille:
—Maintenant, mes enfants, que vous avez passé par la dure épreuve du Bonheur, je vous rends à la vie et à votre amour, car je crois que vos prières au bon Dieu seront désormais moins distraites que par le passé.
Une escorte les reconduisit donc à leur palais tout en fête: on les attendait; ce furent des rumeurs de joie!...
Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives remarquèrent, non sans étonnement, entre les deux époux, une sorte de gêne guindée, d'assez brèves paroles, des regards qui se détournaient, et de froids sourires.
Ils vécurent, presque séparés, dans leurs appartements personnels et moururent sans postérité,—car, s'il faut tout dire, ils ne s'embrassèrent jamais plus—de peur... DE PEUR QUE CELA NE RECOMMENÇAT!
LE SADISME ANGLAIS
À MONSIEUR JORIS KARL HUYSMANS
Diverses correspondances de l'étranger, publiées récemment dans les journaux parisiens, donnent à entendre que les enfants vendus en Angleterre pour y subir toutes flétrissures finissent, de rebuts en rebuts, par se perdre en des spirales d'infamie et de misère si sombres que l'œil ne saurait se résoudre à les y suivre.
Or, si l'on en croit des bruits qui circulent à Londres, il paraîtrait que tel n'est MÊME pas le sort de plusieurs de ces pauvres petits êtres et que, sous peu de temps (si des influences marquantes n'étouffent pas un tardif cri de justice), certains rapports inattendus menacent d'éclairer d'une lueur d'horreur toute nouvelle l'ensemble des faits acquis à la vérité déjà par les cinq attestations du Comité supérieur d'enquête. Peut-être allons-nous apprendre, cette fois, jusqu'à quel degré d'atrocité compassée peuvent se porter, dénaturés par les excès, non seulement un grand nombre d'hystériques vieillards, mais une partie de la jeunesse actuelle d'outre-Manche.
La Pall Mall Gazette se réserve, sans doute, après de très secrètes recherches, les révélations PRÉCISES dont nous ne pouvons encore prendre l'initiative. Nous nous décidons cependant à publier aujourd'hui—afin de laisser simplement pressentir au public l'esprit de ces révélations plus ou moins prochaines—un certain entretien que nous eûmes, vers la fin du printemps de cette année même (c'est-à-dire quelques semaines avant le bruit provoqué par les scandales de Londres) avec deux jeunes et célèbres littérateurs anglais, alors qu'un soir, aux Champs-Élysées, nous eûmes l'agrément de les rencontrer.
Les nommer serait une inconvenance qu'il ne faudrait pas trop nous défier, toutefois, de commettre.
La coïncidence, entre ce qu'ils nous déclarèrent ce soir-là, sur le ton de causerie le plus naturel du monde, avec les récits, avérés aujourd'hui, de la Pall Mall Gazette, nous fait un devoir de porter à la connaissance du lecteur le tout spécial excédent d'affirmations inquiétantes qu'ils émirent en cette conversation.
Comme l'un et l'autre se répandaient en doléances bizarres sur la «frivolité» des vices de notre décadence:
—Oh! répondis-je, on sait que les étrangers ont coutume d'affecter, en France, une austérité de mœurs qui leur permet de traiter Paris de Babylone, de Gomorrhe et de Capoue, en profitant, tout bas, de cette même licence qu'ils condamnent si haut.
—C'est la qualité de votre libertinage que dédaignent quelques étrangers! répliqua l'un de ces gentlemen; et ce n'est que par curiosité qu'un Anglais sérieux effleure, en passant, vos trop futiles plaisirs. Les nôtres, chez nous, sont, vraiment, d'un confort supérieur.—Tenez:
Et, à grands traits, ils se mirent l'un après l'autre à nous esquisser cette organisation, si connue aujourd'hui, de la Traite des vierges: cette exportation, par jour, d'une moyenne de trente à cinquante enfants de huit à treize ans, cette mise en coupe réglée de toute virginité, de toute pudeur humaine. Ils s'étendirent en savantes variations sur le viol et sur les moyens dont on se sert, là-bas, pour l'accomplir commodément, soit en certaines demeures de Londres, soit en certains vieux châteaux anglais perdus dans les brumes. Chambres matelassées, oubliettes perfectionnées, anesthésiques et voitures de sûreté défilèrent sur leurs langues avec une verve sinistre qui eût confondu Ann Radcliffe. C'était par milliers et par milliers qu'ils évoquaient les victimes de l'hypocrite lubricité de leurs compatriotes, et, chose étrange! ce n'était que cette hypocrisie qui paraissait les indigner.
—Bah! répondis-je, un peu surpris,—voilà bien les poètes! Ces abus se passent à Londres comme à Pétersbourg, à New-York, à Vienne, ici même, et dans toutes les grandes villes. C'est le droit du seigneur, demeurant toujours le même et se monnayant, à présent, en droit du patron sur «ses petites ouvrières», du propriétaire sur ses bonnes, du passant sur les affamées. C'est le Progrès. La faim, l'isolement, les mauvais traitements de la famille, la paresse, le pavé, les guenilles, l'exemple, l'idée d'un bien-être, d'une sorte d'âcre vengeance sont partout des moyens qui dispensent les libertins d'employer la force.
Ceci est éternel, et les chiffres fournis par les statistiques européennes sont tels qu'il sera difficile d'y remédier de longtemps. Paris, je vous assure, n'a que faire de chambres matelassées et personne, même, ne trouve nécessaire de prier un orgue de Barbarie de jouer sous les fenêtres, comme dans Fualdès, pendant l'instant psychologique, attendu que les Parisiennes ne jettent pas les hauts cris pour si peu. Elles s'en vont, leur salaire en poche, en chantonnant Il bacio, les Cerises ou Tant pis pour elle! et tout est dit.—Je ne vois donc pas pourquoi vous reprochez à Paris les facilités qu'il offre, au contraire, à vos assouvissements.
L'un de mes interlocuteurs, avec un sourire pâle et fatigué, secoua la tête:
—À Paris, les jeunes filles, les enfants ne crient pas, dites-vous?... Eh! c'est là, justement, ce que plusieurs connaisseurs, et nous, entre autres, nous leur reprochons!... Voilà bien les Français avec leurs sens d'oiseaux! Pour quelques innocentes privautés, quelques jeux d'enfants, quelques faveurs banales, les voilà se croyant des princes de la Débauche! En vérité, nous sommes plus... sérieux.
—Ah? répondis-je.
Après un moment de silence:
—Au fond,—continua tranquillement celui des deux promeneurs qui venait de parler,—pour connaître et comprendre les préférences passionnelles d'un peuple, la nature, enfin, des sens dont son organisme, en général, est pénétré, je dis qu'il n'est pas inutile de méditer, d'approfondir les impressions dominantes que laissent dans l'esprit, à cet égard, les œuvres de son exprimeur favori, de son Poète national. Ce que «chante», en effet, celui-ci, les autres l'accomplissent—ou rêvent de l'accomplir.
Voyons: en France, vous avez votre Victor Hugo, par exemple, dont les œuvres crèvent de santé, de morale convenue et de solennelles vieilleries: tous le lisent. Donc, la dominante des préférences sensuelles de la majorité des Français est exprimée en ses ouvrages, et la simplicité, toute primitive, de vos joies libertines en fait foi.
Nous... c'est autre chose. Notre poète vraiment national est Algernon Charles Swinburne, dont le génie ou le talent sont également hors ligne: les éditions de ses œuvres se succèdent et s'épuisent, tous les ans, par vingt et trente mille volumes. Il est, on peut le dire, sous tous les yeux, en Angleterre. Donc, la dominante de ce qu'il exprime, en ses rêves sensuels, correspond le mieux à celle des sens de la majorité des Anglais.
Mon raisonnement, croyez-le bien, est fort solide; et pour vous mieux laisser comprendre de quelle nature peuvent être, entre les voluptés défendues, celles que nous rêvons et préférons,—de quel genre sont les sens, enfin, de la majeure partie des tempéraments anglais,—je ne vois rien de mieux que de vous citer—en les prenant, au hasard, dans son œuvre (et entre cent mille, tous de la même nature d'impression)—que de vous citer, dis-je, tels ou tels passages d'entre les poèmes de Swinburne. Vous comprendrez, alors, à l'instant même, ce que nous regrettons de ne point trouver à Paris.
Voici donc un fragment pris, au hasard, encore une fois, de l'un de ses derniers poèmes, Anactoria. Celle qui parle est une jeune fille amoureuse; elle s'adresse à son amie, autre jeune fille de la même île.
Et mon interlocuteur me récita, d'une voix féline et caressante, le passage suivant, du grand poète anglais.
Traduction littérale:
«Je voudrais que mon amour te tuât: rassasiée de ta vie j'aspire à ta mort. Oh! trouver des moyens douloureux pour te tuer! des moyens intenses, des superflus de douleurs! te torturer amoureusement, laisser souffrir ta vie vacillante sur tes lèvres, extraire ton âme en des tortures trop douces pour tuer!
«Oh! que ne puis-je, mêlée à ton sang et fondue en toi, mourir de ta peine et de mon plaisir! Ne te châtierais-je pas d'une agonie raffinée? Ne saurais-je pas te faire souffrir dans la perfection, affecter de torturer tes pores sensibles, faire étinceler tes yeux de pleurs de sang et d'un éclat d'angoisse! frapper la douleur de la douleur comme on frappe la note de la note, saisir le médium du sanglot dans ta gorge, prendre tes membres vivants et en repétrir une lyre d'innombrables et impeccables agonies! Ne saurais-je pas te repaître de fièvre, de famine, de soif, convulser de spasmes de torture parfaits ta bouche parfaite, faire frissonner en toi la vie, l'y faire brûler à nouveau et arracher ton âme même à travers ta chair!
«Cruelle, dis-tu? Mais l'amour rend ceux qui l'aiment aussi savants que le Ciel et plus cruels que l'Enfer! Et moi, l'amour m'a rendue plus cruelle à ton égard que la mort à l'égard de l'homme. Fussé-je celui qui a créé toutes choses pour les détruire une à une, et si mes pas foulaient les étoiles et le soleil et les âmes des hommes comme ses pas les ont toujours foulées, Dieu sait que je pourrais être plus cruelle que Dieu.
«—Ah! plût aux dieux que mes lèvres, inharmonieuses, ne fussent que des lèvres collées aux charmes meurtris de ta blanche poitrine flagellée! qu'au lieu d'être nourries du lait céleste, elles le fussent du doux sang de tes douces petites blessures! Que ne puis-je les sentir avec ma langue, ces blessures! et goûter, depuis ton sein jusqu'à ta ceinture, leurs faibles gouttelettes! Que ne puis-je boire tes veines comme du vin et manger tes seins comme du miel!... Que ta chair n'est-elle ensevelie dans ma chair!»
—Ainsi, conclut-il, l'énorme, l'immense succès de ces vers dans toutes les classes de la société anglaise prouve—comprenez-le, de grâce!—que ces images sont les PRÉFÉRÉES de nos sens, de notre imagination, de notre tempérament national: en d'autres termes, c'est ainsi que nous... aimons, que nous comprenons principalement les plaisirs de l'amour, et par conséquent c'est ainsi que nous les RÉALISONS, quand notre fortune nous le permet.
—Hein? m'écriai-je.
—Mais, sans doute! acheva paisiblement le jeune gentleman: pourquoi pas? Ces milliers d'enfants et de toutes jeunes filles enlevés, achetés et exportés chez nous, servent, je vous l'atteste, à nous procurer le genre de délices voluptueuses dont parle notre poète national; nous épuisons, parfois, sur leurs personnes, la série des plus douloureux raffinements, faisant succéder aux tortures des tortures plus subtiles. Et si la mort survient, nous savons faire disparaître ces restes inconnus.
L'enivrant spectacle de leurs souffrances et de leur beauté nous procure des ravissements qui vous sont lettre close, et, lorsqu'on les a goûtés une fois, on ne se soucie plus de ces autres transports qui vous sont suffisants.
Si vous croyez que je plaisante, rapprochez, en esprit, de tous les vœux exprimés dans les vers nationaux de Swinburne, ces précautions que je viens de vous spécifier, ces chambres matelassées des châteaux perdus et des maisons un peu sombres de l'Angleterre (de celles où l'on ne pénètre pas sans de longs détours) et vous concevrez sans effort que ce n'est point, comme à Paris, pour étouffer des marivaudages, des enfantillages, des viols et des minauderies, que quelques-uns de nos vieux et blasés industriels ont fait ces frais de tapissiers. Ils mettent leur Swinburne en action, car ils sont pratiques et ils partagent de tout point l'avis du poète Carlyle, qui déclare «préférer désormais au poème écrit le poème agi».
—Le fait est, répondis-je après un moment de stupéfaction,—le fait est que vos compatriotes ne pourraient se procurer que bien difficilement à Paris et en France des joies de cet acabit: notre décadence en ferait bien vite une question de cour d'assises, et je ne trouve pas, s'il faut tout dire, qu'il y ait lieu de nous blâmer de notre infériorité à cet égard. D'ailleurs, l'Angleterre n'a pas le monopole de ce genre—d'amour. Aux yeux de quiconque a voyagé sur notre planète, ayant quelques notions d'Histoire ancienne, ces sortes d'excès sont de tradition à l'ordre du jour chez bien des peuples. En Perse, dans l'Inde, en Turquie d'Asie, en Russie, dans tout l'Orient et de nombreux parages de l'Amérique, ces tristes horreurs sont banales, sont dans les mœurs, au point que tel civilisé qui s'en choquerait ne se ferait même pas comprendre. Elles sont DANS LA NATURE HUMAINE, paraît-il, et, même ici, bon nombre de moralistes qui jetteraient, à ce sujet, feu et flammes laisseraient percer, à leur insu, dans leur style, on ne sait quelle jalousie de n'en avoir point tâté eux-mêmes quelque peu, faute de ressources suffisantes. Regrets qui formeraient le plus clair de leur indignation contre vos richards.
Mais une réflexion console de ces turpitudes maladives et révoltantes: c'est qu'au dire de la Science, qui le prouve, elles réussissent assez mal aux tempéraments de ceux qui s'y adonnent. Vos bons vieux millionnaires qui, pour quelques livres, s'offrent ainsi des plaisirs de césars, de radjahs et de sultans, se réveillent vite paralysés, épileptiques, ataxiques ou gâteux. Les griffes de la méningite les guettent et ils finissent, pour la plupart, à quatre pattes. Laissez-moi penser qu'ils sont en fort petit nombre et que chez vous comme ici, les gens riches se contentent de séduire les enfants sans les martyriser.
—Croyez-le... si cela vous est agréable, répliqua l'autre gentleman; mais ces voluptés ne nous semblent pas aussi révoltantes qu'elles vous le paraissent et je maintiens que Paris est en retard sur ce point. La seule chose qui m'irrite, chez les miens, à Londres, ce que je voudrais démasquer si j'en avais le loisir, c'est seulement, je vous le répète, la puritaine hypocrisie de ceux qui, là-bas, hurlent des shoking! pour un beau vers païen, puis s'en vont, à la sourdine, apaiser, en de très sombres et très étouffées retraites, leurs passions renouvelées de votre maréchal de Retz. Oui, ce n'est que leur manque de franchise qui me semble shoking! à moi; mes vers sont là pour le prouver. Bref, et pour conclure, ce que nous condamnons, ce n'est pas précisément le fond, mais la forme.
—Ah! par exemple, vous êtes surprenants ici, messieurs! m'écriai-je. Ne voyez-vous pas que toute sincérité mettrait ces monstres hors d'état de parvenir à leurs fins et que, par suite, leur hypocrisie est obligatoire? Ne voudriez-vous point qu'ils prissent leurs salaces ébats coram populo?... Il m'est doux de penser qu'alors ils seraient assommés comme des chiens peu dignes de ce nom.
—Tiens, c'est assez juste, en effet! me fut-il répondu.
—Messieurs, si réellement de tels cas d'hystérie odieuse se produisent, chez vous, avec la fréquence que vous dites, j'incline à déclarer qu'il faut les signaler à la vindicte des gens tolérables de l'Europe, et qu'alors la loi—si noblement présentée, pour la protection de l'enfance, par lord Salisbury—passera au Parlement, avec toute la rigueur des châtiments dont elle peut être sanctionnée.
Mes interlocuteurs se mirent à rire.
—Aucune loi ne changerait grand'chose au marché de chair humaine en question: celles qui se vendent ne savent pas ce qui les attend, ceux qu'on enlève ou que l'on achète l'ignorent également. Nos entremetteurs sont nombreux et rusés, les matrones sont fines... la loi serait tournée par mille précautions...
—Laissez donc! répondis-je tranquillement; on allègue ces choses-là par insouciance, la veille: mais le lendemain l'on s'aperçoit d'un changement... sensible.
Certes, rien n'est absolu sur la terre et les faux monnayeurs biaisent aussi, mais beaucoup moins, en vérité, qu'ils ne le feraient sans la loi qui les condamne, ferme, à perpétuité. Tenez! je vous affirme, moi, qu'un bon millier de caresses, distribuées par votre chat à neuf queues sur les reins de deux à trois cents des exécrables tourmenteurs d'enfants dont vous parlez,—accompagnés, pour leurs subalternes, de quelque dix années de labor pedestris (vous savez?)—dégoûteraient du métier bien vite les bourreaux des deux sexes qui vivent impunément, en Angleterre, de cette abjecte industrie—et que bon nombre de vos compatriotes hésiteraient, à l'avenir, à se choisir cette carrière.—J'ajouterai qu'à leur exception personne ne s'en porterait plus mal: au contraire.
Sur quoi, nous nous séparâmes.
Jusqu'à présent, j'avais traité, en mon for intérieur, d'exagérations ces confidences étranges; mais depuis le retentissement des scandales de Londres, renforcé des bruits récents touchant les atrocités occultes que la lubricité, s'affolant elle-même, exerce, paraît-il, en Angleterre, sur tant d'innocents et d'innocentes, j'avoue qu'en me rappelant cette courte causerie d'il y a six mois, je suis devenu un peu pensif.
LA LÉGENDE MODERNE
À MONSIEUR CHARLES LAMOUREUX