Histoires insolites
Va devant toi! Et, si la terre que tu cherches n'est pas créée encore, Dieu fera jaillir pour toi des mondes du néant, afin de justifier ton audace.
Paroles d'Isabelle la Catholique à Christophe Colomb.
C'était un soir d'hiver, voici de cela quelque trente années. Un étranger de passage, un jeune artiste,—affamé, comme de raison,—sans ressources, abandonné «même de son chien», se trouvait perdu, dans Paris, en un taudis glacé de la rue Saint-Roch.
L'inexorable détresse harcelait, depuis de longs mois, ce bohème inconnu—jusqu'à le contraindre de prodiguer, par pluie ou verglas, à raison de deux francs l'heure, de réconfortantes leçons de solfège, la plupart du temps non payées. Il en était parvenu, même, à commettre, en vue de trois écus possibles, des «ouvertures ou préludes» pour folies-vaudevilles, que des impresarii de banlieue laissaient parfois grincer à leurs doubles quatuors devant des tréteaux quelconques. Le reste du temps, il goûtait la joie de s'entendre gratifier du titre de FOL par les passants éclairés qui l'approchaient:—d'aucuns, même, poussaient la condescendance jusqu'à lui donner du «ma vieille» et du «mon petit!»long comme le bras: ceux-là, c'étaient des gens équilibrés, c'est-à-dire doués de cette stérilité de bon goût qui, rehaussée d'une indurée suffisance, caractérise les personnes un peu trop exclusivement raisonnables.
Donc, cet attristé, que tant d'oisifs eussent déclaré mûr pour le suicide, était assis, ce soir-là, devant certain notable commerçant—qui, jambes croisées en face de lui, l'observait, avec une pitié sincère, aux lueurs d'une morne chandelle, en lui souriant d'un air familier.
Cet interlocuteur de hasard n'était autre (la destinée offre de ces contrastes) que l'un de nos Épiciers les plus en vue,—le plus sympathique, le plus éminent peut-être,—celui, enfin, dont le nom seul fait battre, aujourd'hui, d'une émulation légitime, tant de cœurs, en France. L'excellent homme avait, en effet, supplié longtemps son «ami» d'accepter (oh! sans phrases!) ces quelques menus liards qui, une fois reçus, confèrent—de l'assentiment de nous tous—au bon prêteur le droit d'en user sans façons avec celui qu'il ne rêvait d'obliger qu'à cette fin. Il s'agissait, pour le trop libéral millionnaire, en cette aventure, de cinquante-quatre beaux francs, avancés, sans garantie, en cinq fois, de peur de gaspillage artistique. Aussi, regardait-il désormais en camarade son débiteur, lequel, depuis lors, était devenu, aux yeux du Bienfaiteur, simplement un «drôle de corps!», pour me servir d'une heureuse expression bourgeoise.
Soudain, voici que, relevant la tête, l'Inconnu, fixant sur son «ami» de calmes prunelles, se prit à lui notifier, avec le plus grand sang-froid, les absurdités suivantes:
—Ô cinq fois sensible et serviable ami, qui suis-je, hélas! pour mériter ainsi, de ton cœur, l'évidente sympathie dont tu me combles? Un musicien! un crin-crin! le dernier des vivants! l'opprobre de la race humaine. Eh bien, en retour, laisse-moi t'offrir une franche confidence. Si tu daignes distraitement l'écouter, le sens de ce que je vais t'annoncer t'échappera fort probablement;—car nul n'entend, ici-bas, que ce qu'il peut RECONNAÎTRE,—et comme, en tant qu'intelligence, tu es un désert où le son même du tonnerre s'éteindrait dans la stérilité de l'espace, j'ai lieu de redouter, pour toi, du temps perdu. N'importe, je parlerai.
—Quels ingrats, tous ces artistes!... murmura, comme à part soi, le sévère industriel.
—Voici donc, ce nonobstant, reprit l'Ingrat, ce que je me propose d'accomplir d'ici peu d'années,—étant de ceux qui vivent jusqu'à l'Heure Divine...
(Ces deux derniers mots firent tressaillir, malgré lui, le négociant hors ligne: une vive inquiétude—hélas! elle ne devait point tarder à s'accroître—se peignit dans le coup d'œil méfiant dont il enveloppa, dès lors, son croque-notes favori.)
—Tu n'es pas sans ignorer, n'est-ce pas? continua l'Étranger, que des hommes ont paru, DANS MA PARTIE, qui s'appelaient Orphée, Tyrtée, Gluck, Beethoven, Weber, Sébastien Bach, Mozart, Pergolèse, Palestrina, Rossini, Hændel, Berlioz,—d'autres encore. Ces hommes, figure-toi, sont les révélateurs de la mystérieuse Harmonie à l'espèce humaine, qui, sans eux, privée même du million de vils singes dont la lucrative parodie les démarqua, en serait encore au gloussement.—Eh bien, mon «âme», à moi (ne te scandalise pas trop, cher frère, de cette expression démodée), mon «âme», disons-nous, rationnel camarade, est toute vibrante d'accents d'une magie NOUVELLE,—pressentie, seulement, par ces hommes,—et dont il se trouve que, seul, je puis proférer les musicales merveilles.
C'est pourquoi, tôt ou tard, l'Humanité fera pour moi—que l'on traite, à cette heure, d'insensé—ce qu'elle n'a jamais fait, en vérité, pour aucun de ces précurseurs.
Oui, les plus grands, les plus augustes, les plus puissants de notre race,—en plein siècle de lumières, pour me servir de ta suggestive expression, mon éternel ami,—seront fiers de réaliser, d'après mon désir, le rêve que je forme et que voici... (Efforce-toi, s'il se peut, de ne pas mettre le comble à tes libéralités en me prodiguant encore celle de ton inattention, et ton Ingrat va, selon son devoir, te distraire... presque pour ton argent. Je dis presque, attendu, je le sais, que ma vie même, sacrifiée pour la moindre de tes fantaisies, ne saurait m'acquitter, à tes yeux, de tous tes bienfaits.)
L'heure viendra, d'abord, où les rois, les empereurs victorieux de l'Occident, les princes et les ducs militaires, oublieront, au fort de leurs victoires, les vieux chants de guerre de leurs pays, pour ne célébrer ces mêmes victoires immenses et terribles (et ceci dans le cri fulgural de toutes les fanfares de leurs armées!...) QU'AVEC LES CRINCRINS DE MON INSANITÉ!... Toutes ces musiques n'exécuteront pas d'autres chants de gloire que mes ÉLUCUBRATIONS, à l'heure du triomphe! Ce premier «succès» obtenu, je prierai, quelques années après, ces princes, rois, ducs et vieux empereurs tout-puissants, de vouloir bien se déranger pour venir écouter l'une de mes plus nébuleuses PRODUCTIONS. Ils n'hésiteront pas à délaisser les soucis politiques du monde, à des heures solennelles, pour accourir, et au jour fixé, à mon rendez-vous. Et je les tasserai, par quarante degrés de chaleur, autour du parterre d'un Théâtre que j'aurai fait construire à ma guise, aussi bien à leurs frais qu'à ceux de mes amis et ennemis. Ces compassés exterminateurs écouteront, au dédain de toutes autres préoccupations, avec recueillement, pendant des trentaines d'heures,—quoi?... MA MUSIQUE.—Pour solder les constructeurs de l'édifice, je manderai des confins de la terre, du Japon et de l'Orient, de toutes les Russies et des deux Amériques, divers milliers d'auditeurs,—amis, ennemis, qu'importe!—Ils accourront, également, quittant, sans regrets, familles, foyers, patries, intérêts financiers—(FI-NAN-CIERS! entends-tu, digne, ineffable ami?),—bravant naufrages, dangers et distances, enfin, pour entendre aussi, pendant des centaines d'heures consécutives, au prix de quatre ou cinq cents francs leur stalle,—quoi?... MA MU-SIQUE.
Mon Théâtre, exclusif, s'élèvera, en Europe, sur quelque montagne dominant telle cité que mon caprice, tout en l'enrichissant à jamais, immortalisera!—Là, disons-nous, mes invités arriveront, au bruit des canons, des tambours furieux, aux triomphales sonneries des clairons, aux bondissements des cloches, aux flottements radieux des longues bannières. Et, à pied, en essuyant la sueur de leurs fronts, pêle-mêle, avec lesdites Altesses et Majestés, tous graviront fraternellement ma montagne.
Alors, comme j'aurai lieu de redouter que la furie de leur enthousiasme—qui sera sans exemple dans les fastes de notre espèce—ne nuise à l'intensité de l'impression qu'avant tout doit laisser MA MU-SIQUE, je pousserai l'impudence jusqu'à DÉFENDRE D'APPLAUDIR.
Et tous, par déférence pour CETTE musique, ne laisseront éclater qu'à la fin de l'Œuvre toute la plénitude de leur exaltation.—Bon nombre d'entre eux accepteront même d'être, au milieu de ma patrie, les représentants d'une nation vaincue par la mienne et saignante encore, et, au nom de l'Esprit humain, sourds aux toasts environnants portés contre leur pays, auront la magnanimité de m'acclamer! Les plus parfaits chanteurs, les plus grands exécutants,—si intéressés d'habitude, et pour cause,—oublieront, cette fois, tous engagements, lucres, feux et bénéfices, pour le seul honneur d'exprimer, gratuitement, quoi?—MA MU-SIQUE.
Et, chaque année, je recommencerai le miracle de cette fête étrange, qui se perpétuera même après ma mort comme une sorte de religieux pèlerinage. Et, chaque fois, après des centaines d'heures passées à mon théâtre, chacun s'en retournera dans son pays, l'âme agrandie et fortifiée par la seule audition de quoi?... de MA MU-SIQUE! Et, tous, au moment des adieux, ne projetteront QUE DE REVENIR L'ANNÉE SUIVANTE.
Et le plus mystérieux, c'est que, devant ces faits accomplis, personne, parmi les tiens, ne trouvera rien d'extraordinaire à tout cela.
Et enfin, lorsque ceux-là mêmes qui, de par le monde entier, haïront, de naissance, MA MUSIQUE, seront acculés jusqu'à se voir contraints de l'applaudir quand même, à peine de passer pour de simples niais malfaisants, c'est-à-dire d'être reconnus, je te dis et jure que MA MUSIQUE résistera même à leur fictive et déshonorante admiration: et qu'alors leur secrète rage, affolée, finira par élever cette musique à la hauteur d'un CAS DE GUERRE!! Car il faut que certains peuples ne puissent l'entendre.
Oui, mon cher consolateur, voilà le rêve que je réaliserai sous peu d'années, quand la seule exploitation de mon œuvre intellectuelle nourrira, physiquement, sur le globe, des milliers et des milliers d'individus.
Et, pour te dédommager d'avoir eu la complaisance d'en écouter—vainement, d'ailleurs—le prophétique projet, je vais te signer, sur-le-champ, pour peu que tu le souhaites, une excellente stalle que tu revendras cher, l'heure venue.
À ces incohérentes paroles, le trop sensible Industriel, qui avait écouté, jusque-là, bouche bée, se leva silencieusement, les yeux pleins de larmes. Car est-il rien de plus triste, même au regard froid du trafiquant, que le spectacle d'une intelligence «amie» sombrant dans la démence? Le généreux Mécène souffrait sincèrement—et c'est à peine si le sentiment de cette indiscutable suprématie qu'exercera toujours, espérons-le, le Sens commun riche sur la Pensée pauvre, calmait un peu, tout au fond de son être, l'amertume de sa consternation. Entre deux hoquets douloureux donc, il supplia son bohème de se mettre au lit. Voyant que sa suggestion n'était accueillie que par un doux sourire, il bondit, selon son devoir, hors de la chambre (le cœur gros) et courut, à toutes jambes, requérir divers médecins aliénistes pour fourrer à Bicêtre, le soir même, vu l'urgence, son malheureux protégé.
Lorsqu'il reparut deux heures après, suivi de trois docteurs qu'accompagnaient des gardiens munis de cordes—(car, on doit le constater à sa louange, quand il s'agit de rendre ces sortes de services aux intelligences artistiques à force de misère troublées, le Bourgeois sait se dévouer,—outre mesure, même;—et ne regarde alors ni à son temps ni à la dépense!)—lorsque, disons-nous, le noble cœur revint avec son escorte, le désolant fol avait disparu.
Des policiers, mal informés sans nul doute—(nous ne mentionnons leur témoignage que pour mémoire)—ont prétendu, au cours de l'enquête, que l'exalté s'était dirigé, tranquillement,—quelques instants après la fugue de son «ami»,—vers la gare de Strasbourg et qu'il avait pris, sans trop se faire remarquer, le train de 9 h. 40 pour l'Allemagne.
Depuis, naturellement, on n'a plus entendu parler de lui.
Aujourd'hui, son Bienfaiteur parisien (qui, le suivant semestre, reçut un mandat de deux cents francs d'un débiteur anonyme) se demande encore, parfois, non sans un soupir et un attristé sourire, en quel cabanon d'aliénés les «gens sérieux» de là-bas ont dû renfermer, dès l'arrivée, son pauvre monomane «qui, souvent, l'avait amusé, après tout!—et dont il a oublié le nom».—Il ne regrette pas, ajoute-t-il même, de l'avoir nourri, non plus que la bagatelle... peuh! d'un ou de... deux milliers de francs?—peut-être?.. dont il l'obligea de la main à la main.
—«Baste! Article profits et pertes!» conclut-il avec cette insouciance enjouée qui décèle, malgré lui, la trop spontanée libéralité de sa nature et lui concilie, chaque jour, à bon droit, tant de sympathies congénères.
LE NAVIGATEUR SAUVAGE
À MONSIEUR ÉMILE BERGERAT
L (latitude) égale H (hauteur), moins δ (première différenciation), cosinus P (pôle), moins δ2, sinus carré de P (pôle), tangente H2 (hauteur).
Formule des peuples civilisés, à l'aide de laquelle,—étant donnés une étoile et un sextant,—chacun peut préciser sur une carte le point exact du globe où il se trouve.
Au sud-est de la Terre de Feu, l'on a relevé, ces temps derniers, en plein océan, la présence d'une île très éloignée de toutes autres et qui, jusqu'à nos jours, avait échappé aux lunettes, cependant exercées, des navigateurs.
En cette île, depuis des siècles, florissait une race de Nègres volontairement médiocres et qui, pour sauvegarder à tout jamais ce précieux don de la nature, avait adopté cette loi fondamentale—(qu'un de leurs plus sages monarques avait jadis édictée)—de «serrer, dès la naissance, entre des ais, le crâne de leurs enfants, afin de les empêcher de pouvoir jamais songer à des choses TROP élevées».
L'opération leur était devenue aussi familière que l'est, pour nous, celle de couper le sifflet;—et, stérilisant quelques rudimentaires notions de lecture purement phonétique et d'écriture presque indistincte, une douce animalité progressait en leur exemplaire peuplade.
Par quel mystérieux décret du Sort, Tomolo Ké ké, le noir orphelin, l'exception confirmant la règle, avait-il été dédaigné de la loi commune jusqu'à posséder un crâne indignement naturel?... On ne sait. Toujours est-il que, parvenu à l'âge viril et à force de s'isoler de ses «semblables» en promenades taciturnes sous les baobabs, il avait fini par se persuader, à tort ou à raison, de cette idée originale que la terre ne devait pas finir à son île.
Fortement travaillé par cette conception bizarre, voici qu'une circonstance fortuite— comme il en arrive toujours à ces sortes de gens—vint servir ses ambitieux projets.
Au centre d'une crique sauvage, un singulier remous ayant attiré son attention, l'inventif insulaire trouva le moyen d'en explorer les profondeurs et découvrit bientôt que ce remous provenait, tout bonnement, de deux éperdus courants sous-marins, dont l'un des foyers d'ellipse (leur point de rencontre) était cette crique même!.. Une grosse branche, toute ronde, jetée dans le courant qui s'enfuyait, disparut comme l'éclair pour un inconnu voyage! Trois jours après, Tomolo Ké Ké (qui en épiait, avec anxiété, le retour par l'autre courant) fut assez heureux pour le constater et la recueillir. Elle n'était pas sensiblement endommagée: le courant, longeant les sinuosités des écueils, l'avait gouvernée mieux qu'un pilote, et ce fut avec une grande joie que l'observateur constata, sur l'un des bouts, la présence, incrustée, de sédiments terreux dont elle était dénuée au départ... Houh! ses pressentiments ne l'avaient pas trompé!
En moins d'un semestre, une épaisse pirogue, aux extrémités coniques, en cœur de manglier, pouvant se clore hermétiquement (grâce à un enduit graisseux qui, sitôt fermée, en imperméabilisait les rentrants), fut construite dans le silence de sa hutte solitaire par l'étonnant Ké Ké. Ses expériences réitérées lui apprirent bientôt qu'à égalité de force inverse dans les courants, sa grosse branche mettait environ trente-six heures à toucher l'autre foyer de l'ellipse; et, par des calculs hypergéniaux (ces sauvages n'en font jamais d'autres!), il avait trouvé le poids exact de lest qu'il fallait à sa pirogue—(celle-ci étant remplie de sa personne et de deux seconds de son poids)—pour se maintenir, sans monter ni enfoncer, dans la ligne sous-marine du courant. Tomolo Ké Ké donc, grâce à l'éloquence des hommes à idée fixe, persuada bientôt deux des crânes les moins triangulaires de ses compatriotes de l'accompagner en son voyage de découverte; ceux-ci, transportés par sa faconde, acceptèrent, non sans une danse d'enthousiasme.
Étant donné l'insensibilisant breuvage, aussi connu de certaines tribus indigènes qu'il l'est, par exemple, des Yoghis de l'Inde,—breuvage grâce auquel, selon la dose, on peut demeurer en léthargie, sans manger ni respirer, durant le temps que l'on veut,—les trois aventuriers en absorberaient chacun pour trente-cinq heures. Le premier réveillé couperait, d'un coup de tomahawk, la tresse qui, nouée à l'intérieur de la pirogue, retiendrait le lest; il enfoncerait le bouchon en feuilles de caoutchouc dans l'ouverture, et l'on remonterait, en trois secondes, à la surface de la mer où, le couvercle étant soulevé d'une énergique poussée, l'on respirerait d'abord, et l'on découvrirait ensuite la terre nouvelle. Cela fait, et après un séjour plus ou moins prolongé chez les sympathiques peuplades de ces parages, les trois nautoniers, à l'aide de la seconde dose emportée à leurs ceintures, réintégreraient la pirogue, la réimmergeraient en plein courant de retour—et, une fois revenus en leur île natale, raconteraient les choses dans une assemblée solennelle présidée par le roi.
Comme on le voit, c'était excessivement simple.
Un beau matin donc, les noirs aventuriers, ayant ingurgité le nécessaire, s'étendirent dans leur embarcation, et, dès les premiers symptômes léthargiques, ayant rabattu le couvercle, se laissèrent, d'une commune secousse, rouler dans le courant—qui les emporta comme une flèche.
Trente-cinq heures après, sur les sept heures et demie du soir, Tomolo Ké Ré, s'étant réveillé le premier, grâce à sa nature nerveuse, trancha l'amarre du lest, et, en quelques secondes, l'insubmersible pirogue s'épanouissait à découvert, sur les flots, au lever de constellations ignorées de ce trio d'explorateurs. Tout un rivage étrange, et, autour d'eux, d'énormes monstruosités qui se balançaient sur la mer, et mille et une merveilles inconcevables apparurent soudain aux yeux, agrandis par la stupeur, des trois naturels, et en immobilisèrent les fronts couronnés de hautes plumes versicolores. Ce qu'ils entrevoyaient, aucune parole ne pourrait le traduire. Toutefois, avec le calme qui sied aux chefs d'expéditions mémorables, Tomolo Ké Ké, leur ayant bien indiqué le point présumable,—certain, même, à son estime,—du courant de retour, et laissant la pirogue (cachée entre deux rocs au-dessus de ce courant), à la garde de ses deux seconds,—s'aventura, seul et intrépide, au milieu des enchantements du rivage.
Tomolo Ké Ké venait de découvrir la Cannebière.
Comme, rêvant déjà de la coloniser, il en prenait naturellement possession, avec une mimique sacramentelle, au nom du roi de son île, une demi-douzaine de matelots, s'échappant, avec des hurlements sauvages, d'un cabaret d'alentour,—sous les ombrages duquel ils venaient de prendre leur repas du soir en fêtant la dive bouteille,—l'aperçurent, et, le prenant pour le Diable, se ruèrent sur lui. L'infortuné navigateur, ayant voulu se défendre, fut assommé sur place par ces superstitieux mathurins, sous les regards perçants et terrifiés de ses deux séides.
Ceux-ci, en promenant autour d'eux des prunelles effarées, remarquèrent, sur le sable, auprès d'eux, un long et vieux cordage abandonné. S'en saisir, y lier un morceau de roche—d'un tiers moins gros que celui du précédent lest—fut, pour eux, l'affaire d'une demi-minute.
Ayant transporté la pirogue sur le bord avancé des rocs, au-dessus du courant sauveur indiqué par le défunt, ils avalèrent, à la hâte, l'autre moitié de leur fameux topique, se coulèrent dans la pirogue, rabattirent sur eux le couvercle hermétique et, d'un vigoureux balancement intérieur, s'envoyèrent en plongeon dans la mer, entraînant la corde et son lest central.
Trente-cinq heures après, l'embarcation heurtant, à coups redoublés, les roches de leur île, réveilla les dormeurs en sursaut: la pirogue s'étant brisée, ils prirent un bain peut-être involontaire, mais revivifiant, et remontèrent chez leurs semblables—où, les larmes aux yeux et troublés à jamais de ce qu'ils avaient entrevu là-bas—ils narrèrent l'aventure.
Cette fois, le roi décréta la peine de mort contre tout père de famille qui oublierait, à l'avenir, de «cônifier le crâne de ses enfants».
En sorte que—quand (il y a déjà plusieurs années) le capitaine Coupdevent des Bois, ayant découvert cette île, s'aventura, suivi d'une forte escorte, au milieu de cette peuplade polie en sa médiocrité sagace, il aperçut, en la capitale de cette île, au centre même de la grande place des Huttes, une sorte de monument grossier, construit en bois et en pierres, et bariolé d'une inscription.
Lorsque l'interprète put enfin se faire comprendre, l'état-major et même les marins de l'équipage (auxquels fut contée l'histoire) tombèrent, durant quelques instants, dans un étonnement rêveur, en apprenant que l'inscription signifiait: À la mémoire de Tomolo Ké Ké, massacré par les sauvages.
AUX CHRÉTIENS LES LIONS!
À MONSIEUR TEODOR DE WYZEWA
Je veux m'acquitter, sans délai ni transition,—et comme, seul, je m'imagine capable de le faire,—d'un mandat des plus urgents dont je n'ai pas cru devoir décliner la responsabilité.
En qualité d'interprète nommé d'office par un comité de personnes sensibles, je viens saisir la Société protectrice des animaux d'une plainte formée entre mes mains par quelques lions.
On se souvient que, l'an dernier, durant nombre de soirs, dans Paris, sur la scène des Folies-Pastorales,—l'une des plus littéraires, d'ailleurs, de la métropole,—devant un public dont la juste susceptibilité pourrait s'éveiller si je le qualifiais d'élite, un personnage en veston de velours noir, savoir le docteur T***, faisait brusquement irruption, une tringle ardente au poing droit, à l'intérieur d'une cage fréquentée par un quatuor de lions des deux sexes.
Là, mû par les soifs combinées de l'or et de la gloire, il s'ingéniait à toucher, malignement, de cette pointe en ignition, les endroits les plus sensibles de ces nobles animaux, agrémentant même la séance d'une demi-douzaine de coups de revolver qu'il leur déchargeait, entre temps, dans les fosses nasales.
En un mot, rien d'Orphée,—bien que l'orchestre, en son inconsciente ironie, s'évertuât, durant le cours de la performance, à massacrer, à toute volée, dans son antre, la marche du Songe d'une nuit d'été.
Éperdus, les fauves bondissaient autour de l'importun, de la conduite duquel ils ne pouvaient s'expliquer les mobiles.
Maintenus dans un espace restreint par une grille à l'épreuve, les augustes quadrupèdes s'agitaient en vain. Et, préservé par la profonde surprise de ses hôtes, notre héros les torturait alors tout à son aise, aux applaudissements d'un hémicycle de gens distraits,—de femmes qui semblaient préoccupées.
Toutefois, un certain jour de Vénus (oui, si fidèle est ma mémoire), l'une des lionnes, Nina la Taciturne, indignée et n'en pouvant supporter davantage, crut devoir, d'une patte sévère, avertir l'élégant gêneur de l'imminence du moment psychologique. Simple remarque,—dont l'effet immédiat fut de rendre impotent le belluaire, au moins pour quelques soirées.
Celui-ci donc se «retira», sur-le-champ, dans la gloire d'une ovation que, si l'on veut bien l'espérer, la lionne dut prendre pour elle.
Dès lors, les fauves jouirent de quelque répit. Ce fut un jubilé dans la cage. Les tringles refroidirent. Une trêve de Dieu sembla tacitement conclue.
La police, dit-on, s'entremit même, dans l'intérêt du dompteur, et suspendit toute reprise publique des hostilités.
Ce nonobstant, voici qu'aujourd'hui l'on nous mande (et triples mailloches aux poings!) que, par une innovation géniale ou tout comme, le bien-avisé directeur du théâtre de la Porte-Saint-M*** se propose d'intercaler,—en sa reprise (vraiment inespérée!) d'une féerie, la Biche aux abois,—quoi? je vous le donne en mille!...—quatre lions!
—C'est une idée, cela?... N'est-ce pas!—Au théâtre, une idée s'appelle un clou.
Donc, au nom de la liberté des théâtres, tel hasardeux entrepreneur d'une scène, hier sortable, de Paris, va, disons-nous, contraindre, à nouveau, le triste cheptel de ses habitués, de ruminer encore cette immortelle féerie, en la pimentant, sans vergogne, de cette tragique pincée de braves lions,—à la femelle du moindre desquels le plus téméraire des spectateurs n'oserait certes pas tendre la main, crainte d'un refus.
Un moment:
1o Sont-ce les mêmes lions? Les lions élevés au fer rouge?
2o D'après diverses confidences, j'inclinerais à le penser.
3o L'illicébrant bestiaire compte-t-il procéder avec les mêmes caresses?
4o Et quand ce ne serait pas les mêmes lions, qu'importe alors!
Dans la seule hypothèse d'une torture quelconque, et ne sachant jusqu'à quel point le veto de M. le Préfet de police pourrait suffire (corroborant même les avis antérieurs de sa judicature), je viens, tout bonnement, moi, passant obscur, placer les susdits lions sous l'égide, plus efficace encore, de la Loi;—dont ils sont, d'ailleurs, l'emblème (surtout en cage).
Plaise à M. le président de la Société protectrice des animaux de vouloir bien prendre en commisération les rugissements légitimes de Nina la Taciturne, de Djemmy la Cruelle, d'Octave le Superbe et d'Aly le Débonnaire, lions en rupture de forêts, actuellement détenus dans une cage oblongue, auprès du calorifère du théâtre de la Porte-Saint-M***!...
Et voici mes motifs:
Qu'un Claude Bernard exerce ses rigueurs (la science l'exigeant) sur des mammifères domestiques ou féroces (et, même, les rende préalablement aphones—pour que leurs cris, arrachés par les recherches expérimentales, ne troublent pas, aux alentours, le paisible sommeil des citadins), c'est là, sans doute, une criminelle nécessité; toutefois, elle peut exciper d'une vague excuse. Un intérêt majeur primant ici toute pitié, n'est-il pas vrai? s'élever contre serait pur enfantillage.
Mais qu'une barbarie compassée, et que ne justifie aucun but humanitaire, soit mise en œuvre, chaque soir, contre d'innocents lions coupables seulement de captivité, c'est là, ce nous semble, un fait qui, dans une ville d'exemple où prédominent enfin des idées libérales, ne saurait être toléré désormais.
Exterminer des lions par douzaines, comme le faisait naguère le pauvre Gérard, quoi de mieux? de plus licite?—C'est un passe-temps que l'on doit même encourager. Mais les capturer pour rénover à leur égard les plus ingénieuses traditions de l'ancienne jurisprudence, à seule fin de distraire une cohue d'assez méphitiques spectateurs, je dis que c'est un acte digne de répression pénale.
Les enfants que l'on va traîner à cette féerie doivent-ils, pour toute morale, y puiser l'exemple de torturer, pour vivre, les derniers lions?
Et ces lions, après tout, n'est-il pas sot de payer pour encourir leur mépris légitime?
Oh! qu'ils puissent désormais, en leurs songeries de prisonniers surpris par traîtrise, se rappeler en paix les hautes herbées et les larges feuilles des grands arbres renversés qui, jadis, voilaient, au profond d'une gorge de l'Afrique du Nord, l'entrée de leur caverne établie au milieu des ruines de thermes romains! Là, le soir, les deux pattes de devant sur quelque fût de colonne, ils regardaient fixement le lever d'une étoile, en humant, à travers la brise,—et se fouettant les flancs,—les émanations des excellents taureaux parqués dans les goums lointains! Qu'ils puissent rêver, disons-nous, à leurs belles nuits d'Orient, sans être troublés, en ces inoffensives réminiscences, par l'intempestive application d'une gaule de fer rouge sur l'extrémité de la queue!
Est-ce donc pour accompagner de tels abus que Mendelssohn écrivit le Songe d'une nuit d'été?
La torture est abolie en France pour les hommes: ne l'appliquons pas aux lions.
Par ces motifs:
Après réflexion mûre (et, surtout, vu l'occasion solennelle d'hier, 4 septembre!) je requiers, de monsieur le président, leur pure et simple mise en liberté.
L'AGRÉMENT INATTENDU
À MONSIEUR STÉPHANE MALLARMÉ
«Je dirai: j'étais là; telle chose m'advint; Vous y croirez être vous-même!»
La Fontaine: les Deux pigeons.
Sur cette route méridionale aux poudroiements embrasés, sous le pesant soleil des canicules, je marchais, en complet blanc, sous un vaste chapeau de paille, ayant à l'épaule ce bâton du touriste auquel se nouait un petit sac de linge. Depuis trois heures de fatigue, pas une hôtellerie, pas un voyageur, pas une silhouette humaine. Tourmenté par la soif, pas une source, sous les bouquets de lentisques courts et secs des fossés vicinaux—et la plus prochaine ville, où je comptais m'arrêter un couple de jours, se trouvait distante de plus de quatre heures encore!—Au moment donc où j'allais, en vérité, concevoir quelque inquiétude sur l'heureuse issue de mon étape, voici qu'au coude sinueux du grand chemin, j'entrevis, à quelque cent mètres, une maison blanche, isolée, aux contrevents fermés: une touffe de houx, appendue en travers au-dessus de la porte, m'indiquait une auberge.
À l'aspect de cette oasis, je pressai le pas; vite, j'arrivai; je montai les deux pierres du seuil et fis jouer le loquet. J'entrai; la porte se referma seule, derrière moi.
Ébloui par les miroitements de la route, je ne distinguai rien, tout d'abord, dans la demi-obscurité; mais j'éprouvai, d'autour de moi, la sensation d'une fraîcheur délicieuse que parfumaient des senteurs d'herbes odoriférantes.
Après deux ou trois clins de paupières, je me reconnus en une vaste salle, où m'apparurent des tables désertes, avec leurs bancs. À droite, et bien au fond, dans l'angle, assis à une manière de comptoir, l'hôtelier, face farouche, au poil roux,—l'encolure d'un taureau,—me regardait. Je jetai mon bâton sur une table, posai mon chapeau sur le paquet, puis m'assis et m'accoudai, me tamponnant le front de mon mouchoir.
—De votre vieux cru et de l'eau fraîche! demandai-je.
Et je me remis à songer, en considérant d'assez beaux lauriers-roses, plantés en de gros vases peinturlurés, aux encoignures des fenêtres.
—Voici! me dit bientôt l'hôtelier en venant placer auprès de moi la bouteille, la carafe et le verre.
Comme je buvais:
—Monsieur est artiste? murmura-t-il en m'examinant et d'une voix qu'il essayait en vain d'adoucir.
J'inclinai vaguement la tête pour lui complaire et briser là; mais il reprit:
—Et, sans doute, alors, monsieur voyage dans le Midi... pour voir les curiosités?
Nouveau mouvement de tête affirmatif, de ma part, mais, cette fois, en envisageant mon homme.
—Ah?... dit-il.—Eh bien! je puis vous en montrer une, de curiosité, moi, monsieur, si vous voulez... et pas loin d'ici! Et qui vaut la peine d'être vue! Quant au salaire, ce que monsieur voudra.
Je l'avoue, j'étais pris par mon faible.
—Une curiosité?... Soit: voyons! lui dis-je.
En un bond de plantigrade, et d'un air sournois, il s'en alla donner un tour de clef à la porte, s'en fut à son comptoir allumer une lanterne sourde, puis, taciturne, revint à moi, sa lueur à la main, me regardant.—Soudain il se baissa brusquement, saisit, presque sous mes pieds, l'anneau d'une trappe de cave, souleva la planche et, m'indiquant de terreuses marches apparues:
—Descendons! décréta-t-il: c'est là-dessous: ne me demandez pas ce que c'est, monsieur! c'est une surprise.
Comme on le pense bien, je ne me le fis pas dire deux fois.—Une «curiosité»!... Chose trop rare, en vérité, pour se refuser à la rencontrer—peut-être!... Et puis, là-dessous?...—Que diable pouvait-il y avoir?
La tentation, l'on en conviendra, n'était pas banale. Je me levai donc, très intrigué.
Une brève observation de mon guide me fit comprendre que je devais descendre le premier,—la lumière placée, à bout de bras, au-dessus et en avant de ma tête, éclairerait, par ainsi, beaucoup mieux la descente,—«qui ne présentait, d'ailleurs, aucune difficulté», ajouta-t-il.
Silencieusement, nous nous enfonçâmes donc sous terre, lui m'éclairant, de la sorte, à travers d'interminables tournantes marches, moi, tâtant des deux mains les parois des murs. À la quarante-deuxième marche, comme j'allais demander combien il en restait encore à descendre avant la «surprise», une forte main s'abattit sur mon épaule. En même temps s'allongeait le bras tenant la lanterne au-devant de mon front, et j'entendis mon guide me dire, à l'oreille, en un murmure assez analogue au rauquement d'un ours:
—Hein?... Regardez-moi ça, m'sieur?
Ô subit panorama, tenant du rêve! Je voyais se prolonger,—presque à perte de vue,—au-devant de moi, de très hautes voûtes souterraines, aux stalactites scintillantes, aux profondeurs qui renvoyaient, avec mille réfractions de diamants, en des jeux merveilleux, les lueurs, devenues d'or, de la lanterne sourde: et, s'étendant à mes pieds, sous ces voûtes, une sorte de lac immense d'un bleu très sombre, où ces mêmes lueurs tremblaient, illusions d'étoiles!—une eau claire, polie, dormante, à reflets d'acier, où se réfléchissaient, démesurées, nos deux ombres. C'était superbe et inattendu.
Je demeurai comme charmé, durant près d'une demi-minute, à contempler ce féerique spectacle... Me sentant bien asséché de la route, j'éprouvai, malgré moi,—je l'avoue,—une attirance vers le ténébreux enchantement de cette onde! Sans mot dire, je me dévêtis, posai mes vêtements à côté de moi, presque au niveau de l'étang, et, ma foi,—m'y aventurant à corps perdu,—j'y pris un bain délicieux,—éclairé par la complaisance de l'hôtelier, qui me considérait d'un air de stupeur soucieuse, concentrée même... car, vraiment, à présent que j'y songe, il avait des expressions de figure incompréhensibles, ce brave homme.
Une fois rhabillé, nous remontâmes tranquillement. Je le précédais encore. La pente des degrés étant assez rude, je dus faire halte plusieurs fois,—ne tarissant pas en louanges enthousiastes sur cette «curiosité.»
De retour dans la salle, je lui remis une pièce de cinq francs; et, après un bon merci, un bon frappement de ma main sur son épaule,—accompagné d'un coup d'œil appuyé... mais, là, ce qui s'appelle dans le blanc des yeux,—je courus me réchauffer, derechef, au soleil brûlant de la route. Et, pour conclure, j'accomplis mon étape d'un pied raffermi et joyeux, l'agrément imprévu de ce bain m'ayant inespérément pénétré de nouvelles forces.
UNE ENTREVUE À SOLESMES
À M. LE DOCTEUR ALBERT ROBIN.
Il y a quelques années, je dus me rendre, en vue de recherches archéologiques, à l'abbaye des bénédictins de Solesmes.
Donc, par un jour d'automne,—au reçu d'une lettre d'introduction près de l'illustre Abbé de ce cloître, dom Guéranger,—je quittai Paris. Le lendemain matin, j'étais à Sablé, d'où l'abbaye n'est distante que d'une heure de marche.
Je descendis, pour mettre ordre à ma toilette, en cet hôtel de la grand'place dont l'enseigne étonnante me fit rêver: Hôtel de Notre-Dame et du Commerce.
Puis, comme il faisait beau soleil, je me mis en route, mon sac de voyage à la main, pour le monastère,—où j'arrivai midi sonnant.
L'un des frères du portail s'offrit pour remettre à l'Abbé dom Guéranger la lettre qui me présentait à lui. J'entrai sous les arceaux; j'y rencontrai d'autres pèlerins. Je pris rang, sur l'invitation de l'un des Pères. C'était l'heure du déjeuner. L'on traversa les cloîtres.
L'Abbé de Solesmes se tenait debout, une aiguière et un plateau à la main, au seuil du réfectoire. À ses côtés, le prieur, dom Couturier, et l'économe, dom Fontanes, debout aussi, me considéraient, les bras croisés en leurs longues manches noires.
Dom Guéranger me versa de l'eau sur les doigts, en signe d'hospitalité: l'un des frères me tendit une serviette; je m'essuyai. L'on me montra la table des hôtes, située au milieu de la salle—et entourée de celle des religieux—un peu au-dessous de l'estrade où l'Abbé, le prieur et l'économe, seuls, prenaient leurs repas.
Après une prière pour les morts et un Pater noster (dont les deux premiers mots seulement furent prononcés, chacun le devant achever en soi-même), l'on prit place. L'un des Pères monta dans une chaire élevée auprès d'une fenêtre, ouvrit un tome des Bollandistes et se mit à lire, à haute voix, l'existence de sainte Lidwine.
Le repas des bénédictins était plus qu'austère. Un plat de légumes, du pain et de l'eau. Le nôtre me sembla plus recherché. Mais je regardais plutôt mes hôtes que le repas.
Entre les deux autres Pères, dom Guéranger apparaissait comme le pilier d'une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante années d'épreuves, de luttes et de pénitence. Pauvre, à vingt-deux ans, il avait fondé l'abbaye. Son front était haut, plein et pensif. Ses yeux, d'un bleu très pâle, étaient deux lueurs vivantes.
Tout dégageait, en sa personne, l'invincible Foi; sa croix abbatiale brillait sur sa poitrine comme de la lumière. Il n'était point de haute taille, mais quelque chose de mystérieux le grandissait, je m'en souviens, quand il parlait de Notre-Seigneur. Plus tard, lorsqu'il m'honora d'une amitié que la mort n'a pas effacée entre nos âmes, j'ai souvent constaté, dans ses entretiens, un accent de voyance révélant un élu.
Les deux religieux, à sa droite et à sa gauche, possédaient aussi des fronts extraordinaires et des prunelles pénétrées d'un rayonnement intérieur tel, que, depuis, je n'en ai jamais rencontré l'équivalent. Leur regard attestait la permanence du cœur et de l'esprit en l'unique pensée de Dieu.
Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table que je n'avais pas encore remarqué. Un passant comme moi, sans doute?—Il me parut, dès le premier coup d'œil, doué d'un sourire sympathique en un visage cependant presque vulgaire. Ses mains d'homme de lettres, aux manières affables, attirèrent mon attention; elles indiquaient une intelligence.
Donc, à titre de plus nouvel arrivé au couvent, je lui demandai s'il connaissait le nom du religieux qui, revêtu, sur son froc, d'un long tablier de serge, s'empressait et nous servait en silence.
—Oui, me répondit-il très simplement. C'est l'un des plus érudits hellénistes de l'Europe, l'un des plus savants Pères de l'Abbaye. Récemment, il a refusé, par humilité, le chapeau de cardinal, offert par le Souverain Pontife. Il a préféré ce tablier, comme vous le voyez:—il a choisi de servir les pécheurs que Dieu conduit à Solesmes. C'est dom Pitra.
—Je porte envie à ce serviteur, lui dis-je.
—Moi aussi, répondit-il.
Après un moment, je repris:
—Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d'ascète me rappelle celle du saint François d'Assises, au musée de Madrid,—et qui a cependant l'air plus joyeux que les autres Pères?
—Celui-là, nous l'appelons familièrement le Capitaine, me répondit-il en souriant. C'est dom Gardereau,—vieux militaire, et grand mathématicien.—Quant à la joie recueillie qui transparaît sur ses traits, c'est qu'il a été condamné, ces jours-ci, par le médecin du monastère: il sait, en un mot, qu'il doit mourir sous très peu de temps.
Après une station à la chapelle cinq fois séculaire de Solesmes et dont l'abbé dom Guéranger avait relevé les ruines, je descendis au jardin. J'y aperçus mon voisin de table au milieu d'un groupe de bénédictins que présidait l'Abbé lui-même.
L'on était assis sur des chaises, en cercle, dans une grande allée.
Mon interlocuteur du déjeuner avait revêtu, sur sa redingote, un tablier de serge pareil à celui de dom Pitra. Il écossait tout bonnement des pois, avec son entourage—qui se livrait à ce même labeur.
Je m'adressai à l'un des Pères qui, une bêche à la main, retournait la terre:
—On fait l'honneur à ce pèlerin, là-bas, de le traiter en frère convers? lui dis-je.
—C'est que ce monsieur, c'est Louis Veuillot, me répondit-il.
Quelques moments après, l'Abbé de Solesmes nous présentait l'un à l'autre.
—Je ne m'étonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis-je; je les ai trouvées simples et fortes comme vos écrits.
Ce disant, je pris place dans le cercle où l'on écossait des pois. J'en avisai moi-même quelques-uns, dans mon zèle,—voulant me rendre utile—et surtout ne point demeurer oisif devant l'exemple.
—Lorsque vous êtes survenu, monsieur, me répondit Louis Veuillot, le révérend père Abbé me reprochait justement la rudesse de mes écrits.
Ah! c'est que je m'adresse à de prétendus athées qui, en flétrissant leurs âmes, sont jaloux de détruire la foi des esprits mal assurés qui les entendent. Un exemple: nous savons qu'il est plus facile, aux professeurs d'incrédulité, de périr sur une barricade que de faire maigre le vendredi. (Les autres jours, passe encore! mais l'Église, sachant ce qu'elle proscrit et rien n'étant plus difficile que de lui obéir, il se trouve qu'il est très dur aux «gens sérieux» de faire maigre juste ce jour-là.)
Bien. Si ces ventres se taisaient, en faisant gras... peut-être n'aurais-je rien à dire. Mais c'est qu'ils parlent, ces ventres! C'est qu'ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis, perdu pour une pomme! Et qu'ils en font rire les incertains.—Certes, s'ils essayaient de se priver, d'abord, en esprit d'Espérance, d'un morceau de viande le jour en question, peut-être pourraient-ils s'apercevoir que la «légende» n'est pas aussi absurde qu'ils l'affirmaient la veille. Or non seulement, vous dis-je, ils n'essayent rien, sous prétexte que ce serait «trop facile», mais ils prêchent, verre en main, leurs «convictions» aux esprits tièdes qui, bientôt, les imitent;—ce qui conduit ces messieurs et leurs prosélytes à paraître, tour à tour, devant Dieu, sans un fétu dans leur bagage, sinon leur scandale. Encore une fois, je n'aurais pas à les juger, n'était leur propagande! C'est là ce qui me donne le droit et me fait un devoir, à moi, chrétien, d'en être le préservatif dans la mesure de mes forces. Ce n'est pas contre leur conduite privée,—contre leur lâcheté devant leurs instincts,—mais contre leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission d'en paralyser, comme je le puis, l'action dangereuse.
Beau crime, de dégonfler ces ballons en les piquant d'une plume! J'ai la haine sainte que redoutent ces Jocrisses; je l'utilise. Pourquoi pas?
—Vous les prenez à parti avec une violence parfois blessante, mon cher enfant! dit l'Abbé de Solesmes. Avoir beaucoup de charité, cela vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi.
—J'enrage, s'écria Louis Veuillot, j'enrage, mon père, lorsque j'entends mes supérieurs en Dieu me recommander la suavité envers ces empoisonneurs d'âmes!—Vous ne les connaissez pas! Toute arme est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si je ne l'étais pas, me comprendraient-ils?... Est-ce que Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s'est pas écrié, en face du Saint-Sacrement, et parlant à l'élite des intelligences catholiques de France: «Quoi! voici qu'ils enseignent à vos enfants, ces libres-penseurs nouveaux, que l'Homme «n'est qu'un tube percé aux deux bouts», et je n'aurais pas le droit, moi, confesseur de Jésus-Christ, d'écraser sous mes pieds cette canaille de doctrine?»
Il me semble qu'il ne faisait point là de fleurs de rhétorique non plus, le bon père Lacordaire. Et Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour? Il fut glaçant. Eh bien, c'est le ton qu'il faut prendre avec eux, à tels exemples. Ils savent bien qui ils sont, d'où ils viennent, ce qu'ils font et où ils se plongent. Et j'ajoute qu'ils rôtiront bientôt, selon la promesse même du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers ces hommes? Voulez-vous que je dise à Renan, par exemple, à ce vil rat d'église qui vient, la nuit, manger le pain bénit: «—Mon cher Judas, vous avez peut-être avancé, dans vos livres, des choses un peu trop «proditoires?». ..» Allons donc! N'est-ce pas à coups de fouet que Jésus-Christ chassa du Temple ces vendeurs!—Comment les appelait-il?... «Race de vipères!»
Le paysan ne se gante pas pour se saisir d'une trique devant les voleurs. Mon père, je ne suis qu'un paysan, comme le Grand-Ferré, qui tua beaucoup d'Anglais pour la patrie. Laissez-moi, de grâce, continuer ma besogne.
—Saint Benoît nous prescrit la douceur, dit l'Abbé. Vous feriez un bénédictin rebelle.
—Mais un bon dominicain, je crois!... hasardai-je en souriant.
Une cloche, sonnant la prière, interrompit cette causerie,—dont je me suis souvenu, par un radieux midi de printemps, voici, déjà, trois années!—en face du cercueil de ce grand soldat de la foi chrétienne.
LES DÉLICES D'UNE BONNE ŒUVRE
À MONSIEUR HENRY ROUJON
Certes, s'il est malaisé d'accomplir le moindre bien, il est encore (l'ayant essayé) plus difficile de se soustraire soi-même au triste ridicule de s'en magnifier quelque peu, bon gré malgré soi, tout au fond de son esprit.
Un heureux destin nous jette, en passant, la chance de donner une petite aumône, oh! si misérable, comparée à ce que nous gaspillons sans motif!—de remplir une millième partie de notre plus strict devoir, alors que cela ne nous coûte aucune privation positive ou appréciable;—cet honneur, immérité, de faire la plus petite aumône, enfin, nous est octroyé,—nous y condescendons presque toujours avec un effort, (si léger qu'il soit)! Et, même alors que notre vanité s'humilie de l'exiguïté de notre don, nous trouvons moyen de nous travestir, en l'offrant, jusqu'à prendre on ne sait quel air compoinct, on ne sait quelle mine apitoyée vraiment à mourir de rire,—et de nous en faire, obscurément, accroire sur notre «mérite»! Et, ceci, alors que—si nous eussions même accompli tout notre devoir—ce serait à nous, au contraire, de remercier le pauvre de nous avoir fourni l'occasion de nous acquitter envers lui!
Bref, nous ne pouvons durant au moins quelques secondes d'attendrissement vague sur nous-mêmes OUBLIER notre don,—et menteur qui le nie! Nous sommes, presque tous, foncièrement, assez frivoles et assez vains pour que la première arrière-pensée qui s'éveille alors en nous, à notre insu, soit de nous dire: «Voici que j'ai donné une monnaie, dix sous, cinq francs,—à ce famélique, à ce mal vêtu (sous-entendu: qui est, par conséquent, mon inférieur!!), hé bien! tout le monde n'est pas aussi GÉNÉREUX que moi.»—Quelle burlesque hypocrisie! quelle honte!—La seule aumône méritant ce grand nom est celle que l'on effectue joyeusement, très vite, sans y songer;—ou, si l'on ne peut s'exempter d'y songer, en demandant humblement pardon à Dieu, le rouge au front, de n'avoir offert qu'un aussi faible acompte.
Car si l'aumône est commise avec ce mondain sentiment qui en extrait, pour nous, une sorte de piédestal où, Stylites anodins, nous nous juchons, en secret, non sans complaisance,—et que, grâce à telle circonstance ambiante, cette aumône tourne brusquement, en—par exemple—quelque farce macabre, il apparaîtra que cette aumône est, en réalité, si peu de chose qu'elle et la farce qui l'aura continuée sembleront, dans l'impression qui ressortira de leur ensemble, le tout naturel revers l'une de l'autre.
À Ville-d'Avray, par un clair soleil d'hiver, sur les quatre heures et demie d'une récente relevée, un brun mendiant, assez bien pris, même, en ses haillons, se tenait debout,—au coin de la grille ouvragée, grande ouverte,—à l'entrée d'une maison de plaisance aux persiennes fermées, dont il semblait l'inconscient factionnaire. La voûte prolongée du porche, derrière lui, aboutissait à des jardins: c'était en l'une des rues—à peu près désertes, à cette heure-là surtout;—les villas étant closes depuis septembre.
La tête, fatiguée de jeûnes, pâlie et profondément triste de ce nécessiteux prenait donc on ne sait quelles inflexions d'inespérance; parfois, avec un soupir dont le souffle lui gonflait les narines comme des voiles, il élevait de grands regards, presque mystiques, vers les nuées du soir,—vers les mouvantes cuivreries solaires que déjà bleutait vaguement le crépuscule.
Autour de lui, par les frigidités aériennes, flottaient de lointaines odeurs de fleurs sèches, émanées des environs de cette localité champêtre,—et aussi de saines senteurs de paille et d'herbées, provenues, celles-ci, d'une assez épaisse litière de frais fourrages nouveaux, entassée au long du mur, près de lui, sous l'entrée même de la riante habitation.
Soudain, là-bas, au détour d'une buissonneuse venelle, apparut, s'engageant, à petits pas pressés, sur le terreau de la rue,—enfin, se hâtant, la voilette sur le minois et tout en fourrures sur velours, avec de menus frissons et les mains au manchonnet,—une jolie passante.
Une très jeune femme... tout simplement Mlle Diane L...,—si ressemblante à notre célèbre Mme T***, que, s'il faut en croire les dires, plusieurs d'entre les enthousiastes de la diva se seraient consolés, aux pieds mignons de ce féminin sosie, des rebelles austérités de l'étoile: en un mot, sa doublure d'amour, artiste aussi.—Pourquoi cette présence, là, ce soir?—Oh! de retour, sans doute, de quelque visite brève à sa villégiature quittée,—au sujet, peut-être, de tel objet oublié... d'une futilité dont l'absence l'avait rendue nerveuse, là-bas, et qu'elle était venue, de Paris même, reprendre... ou telle autre chose de ce genre; il n'importe.
En peu d'instants elle se trouva proche de l'indigent, qu'elle entrevit à peine,—assez, toutefois, pour qu'en une mélancolie elle tirât, d'un repli de soie perle du manchon, son porte-monnaie, car son petit cœur est aumônieux et compatissant. Du bout de sa main, gantée d'un très foncé violet, elle tendit une pièce de deux francs, en disant d'une voix polie, glacée et musicale:
—Voulez-vous accepter, s'il vous plaît, monsieur?
À ces ingénues paroles, et tout ébloui de la salubre offrande, le candide pauvre balbutia:
—Madame... c'est que... ce n'est pas deux sous, c'est deux francs!
—Oui, je sais bien! répondit en souriant, et se disposant à s'éloigner, la charmante bienfaitrice.
—Alors, madame, oh! soyez bénie, oh! du fond de mon cœur! s'écria tout à coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis avant-hier, ma femme, hélas! ma pauvre chère femme et mes enfants n'ont rien mangé! Ce que vous nous donnez, c'est la vie! Oh! que vous êtes bonne, madame!
L'accent, l'élan de gratitude qui faisait haleter cette voix étaient si sincères, si poignants, que la jeune artiste se sentit remuée aussi et qu'une larme lui vint au bout des cils! Elle pensait: «Comme, avec peu de chose, on fait du bien!»
—Tenez, reprit-elle tout émue,—puisque c'est comme ça, je vais vous donner encore cinq francs.
Sept francs! À la fois! À la campagne!... Un véritable spasme d'allégresse ferma les yeux du mendiant qui savoura, sans vaine parole, en soi-même, l'inattendu de cette aubaine. Inclinant le front, avec un délicat respect, sur le bout des doigts de Mlle L..:
—Nous ne méritons pas... Ah! si toutes étaient comme vous! Ah! vénérable jeune dame!
Attendrie en présence de cette détresse heureuse que son aumône avait calmée, l'exquise enfant laissa baiser humblement le bout de son gant parfumé; puis, se dégageant doucement la main, elle rouvrit sa petite bourse.
—Ma foi, dit-elle, je n'ai qu'une pièce de dix francs: tant mieux, prenez-la.
Cette fois, le gloussement d'un merci des plus inarticulés s'éteignit, à force d'émoi, dans la gorge du vagabond: il regardait la pièce d'or d'un air hébété! Douze francs, d'un seul bloc, d'une seule rencontre! Il était devenu grave. À l'idée évidente de sa femme et de ses enfants sauvés, sans doute, pour une quinzaine des horreurs du dénuement, l'honnête pauvre frémissait d'un si intense besoin d'actions de grâces qu'il ne savait plus comment les formuler ni comment les taire. La délicieuse artiste, se sentant devenue pour lui l'image même de la Charité, jouissait, intimement, de l'embarras presque sacré du malheureux et, les yeux au ciel, elle goûtait les secrètes ivresses de l'apothéose. Pour exalter encore, s'il se pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura:
—Et j'enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami!
Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir à sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien à dire!! Son bonheur, d'une part,—et, d'autre part, son impuissance à prouver, à témoigner, par quelque acte héroïque, fût-ce au prix de ses jours, la sincérité de son effrénée reconnaissance, l'oppressaient jusqu'à la suffocation. En un transport dont il ne fut pas maître, il prit naïvement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce mouvement irréfléchi ne pouvait froisser, puisqu'elle s'y sentait pure et devenue la vision d'un ange. En l'oubli de toute convenance, il l'embrassa maintes fois, éperdument, avec des cris de «Ma femme! mes enfants!» qui inspirèrent à la jeune artiste la conviction qu'elle pouvait doubler la Providence comme elle doublait Mme T***. Si bien que ni l'un ni l'autre, au fort du quiproquo de cette extase réflexe, ne se rendit compte que, par des transitions d'une brièveté vertigineuse, la belle Diane se trouvait à demi posée, à son insu, sur la litière agreste et que, maintenant, elle subissait—avec une stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui était plus permis)—la possessive étreinte de son trop expansif obligé, lequel, sous une rafale de baisers (oh! bien sincères!) étouffait, sans même y prendre garde, toute exclamation d'appel, et ne cessait de lui entrecouper à l'oreille, en des sanglots célestes, ces mots pénétrés de ravissements:
—Oh! merci pour ma pauvre femme!! Oh! que vous êtes bonne!.. Oh! merci pour mes pauvres enfants!
Quelques minutes après, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors et s'approchant dans la rue jusque-là solitaire, ayant rendu, comme en sursaut, l'irresponsable Lovelace au sentiment de la réalité, la jeune artiste put se dégager d'un bond, s'échapper—et, déconcertée, défrisée, les joues roses, le sourcil froncé, se rajustant de son mieux, à la hâte,—reprendre le chemin de sa voisine villa, pour s'y remettre. En marchant, elle se jurait qu'à l'avenir—non seulement les dons offerts par sa main droite resteraient ignorés de sa main gauche et qu'elle ne jouerait plus les séraphins à douze francs la personne,—mais qu'elle saurait couper court aux premiers remerciements de ses chers besogneux.
Les voiles du soir s'épaississaient. À l'angle de sa route elle se retourna, tout effarée encore de cette aventure: un réverbère, en s'allumant, éclaira, près de la grille, la face brune, aux dents blanches, du mendiant... qui souriait dans l'ombre—et la suivait d'un long regard chargé d'une reconnaissance infinie!
L'INQUIÉTEUR
À MONSIEUR RENÉ D'HUBERT
Et j'ai reconnu que tout n'est qu'une vanité des vanités, et que cette parole, même, est encore une vanité.
Au printemps de l'année 1887, une véritable épidémie de sensibilité s'abattit sur la capitale et la désola jusqu'aux canicules. Une sorte de courant de nervosisme-élégiaque pénétrait les tempéraments les plus épais, sévissant, avec une intensité plus spéciale, chez les fiancés, les amants, les époux, même, que disjoignait un subit trépas. D'affolées scènes d'un «désespoir» absolument indigne de gens modernes, se produisaient, chaque jour, au cours de maintes et maintes funérailles—et, dans les cimetières, en arrivaient, parfois, à déconcerter les fossoyeurs au point d'entraver leurs agissements. Des corps-à-corps avaient eu lieu entre ceux-ci et bon nombre de nos inconsolables. Les journaux ne parlaient que d'amants, que d'époux, même, annihilés par l'émotion jusqu'à se laisser choir dans la fosse de leurs chères défuntes, refusant d'en sortir, étreignant le cercueil et réclamant une inhumation commune. Ces crises, ces tragiques arias, dont gémissaient, tout bas, le bon ordre et les convenances, étaient devenus d'une fréquence telle que les croque-morts ne savaient littéralement plus où donner de la tête, ce qui entraînait des retards, des encombrements, des substitutions, etc.
Cependant, comment interdire ou punir des accès qui, pour déréglés qu'ils fussent, étaient aussi involontaires que respectables?
Pour obvier, s'il se pouvait, à ces inconvénients étranges, l'on avait fini par s'adresser à la fameuse «Académie libre des Innovateurs à outrance».
Son président-fondateur, le jeune et austère ingénieur-possibiliste, M. Juste Romain,—(cet esprit progressiste, rectiligne et sans préjugés, dont l'éloge n'est plus à faire) avait répondu, en toute hâte, que l'on aviserait.
Mais les imaginations de ces messieurs se montrant, ici, singulièrement tardigrades, bréhaignes et sans cesse atermoyantes, l'on avait pris, d'urgence, (la Parque n'attendant pas) des mesures quelconques, faute de meilleures.
Ainsi l'on avait mis en œuvre ces engins dont le seul aspect semble vraiment fait pour calmer et refroidir les trop lyriques expansions de regrets chez les cœurs en retard:—par exemple, ces ingénieuses machines, dites funiculaires, (en activité aujourd'hui dans nos cimetières principaux) et grâce auxquelles on nous enterre, présentement, à la mécanique—ce qui est beaucoup plus expéditif (et même plus propre) que d'être enterré à la main, plus moderne aussi. En trois tours de cric, une grue à cordages vous dépose, vous et votre bière, dans le trou, comme un simple colis.—Crac! un tombereau de gravats boueux s'incline: brrroum! c'est fait. Vous voilà disparu. Puis, cela roule vers l'ouverture voisine: à un autre! et même jeu. Sans cette rapidité, il saute aux yeux que l'administration surmènerait en vain ses noirs employés: vu l'affluence, et les chiffres, toujours croissants, de la population, le sinistre personnel des Pompes-Funèbres n'y pourrait suffire et le service en souffrirait.
Toutefois, ce vague remède physique s'était vu d'une impuissance appréciable dans l'espèce: et divers accidents en ayant rendu l'usage inopportun (du moins en ces circonstances exceptionnelles) on avait cherché «autre chose»—et le bruit courait, à présent, qu'un inconnu de génie avait trouvé l'expédient.
Or, à quelque temps de ces entrefaites, par un frais matin soleillé d'or, entre le long vis-à-vis des talus en verdures, plantés de peupliers, passait, sur un char tiré au pas de deux sombres chevaux, un amoncellement de violettes, de bruyères blanches, de roses-thé en couronnes—et de ne m'oubliez pas!—C'était sur la route du champ d'asile d'une de nos banlieues.
Les franges des draperies mortuaires scintillaient, givres d'argent, à l'entour de cette ambulante moisson florale qui transfigurait en un bouquet monstre le char morose,—derrière lequel, isolé de trois pas de la longue suite des piétons et des voitures, marchait, tête nue et le mouchoir appuyé au visage, qui? M. Juste Romain, lui-même! Il venait d'être éprouvé à son tour: en moins de vingt-quatre heures, sa femme, sa tendre femme, avait succombé...
Aux yeux du monde, suivre, soi-même, le convoi d'une épouse plus qu'aimée est un acte d'inconvenance. Mais M. Juste Romain se souciait bien du monde, en ce moment!... Au bout de cinq mois, à peine, de délices conjugales, avoir vu s'éteindre son unique, sa meilleure moitié, sa trop passionnée conjointe, hélas! Ah! la vie, ne lui offrant, désormais plus, aucune saveur, n'était-ce pas—vraiment—à s'y soustraire?... Le chagrin l'égarait au point que ses fonctions sociales elles-mêmes ne lui semblaient plus mériter qu'un ricanement amer! Que lui importait, à présent, ponts et chaussées!... Nature nerveuse, il ressentait maints lancinants transports, causés par mille souvenirs de joies à jamais perdues. Et ses regrets s'avivaient, s'augmentaient, s'enflaient encore de la solennité ambiante,—de la préséance, même, qu'il avait l'honneur d'occuper, à l'écart de ses semblables, immédiatement derrière ce corbillard somptueux, d'une classe de choix, et d'où quelque chose de la majesté de la Mort semblait rejaillir sur lui et sa douleur, les «poétisant».—Mais l'intime simplicité de sa tristesse, n'étant que falsifiée par ce sentiment théâtral, s'en envenimait, à chaque pas, jusqu'à devenir intolérable. Une contrariante sensation de ridicule finissait par se dégager, autour de lui, du guindé de sa désolation vaniteuse.
Il tenait bon, cependant: et, bien que l'émotion lui fît vaciller les jambes, il avait, à différentes reprises, pendant le trajet, refusé d'un: «Non! laissez-moi!» presque impatient, le secours affectueux, venu s'offrir.—Or, à présent, l'on approchait... et, en l'observant, les invités de l'avant-garde commençaient à redouter que certains détails suprêmes, tout à l'heure,—par exemple, le bruissement particulier de la première pelletée de terre et de pierres tombant sur le bois du cercueil,—ne l'impressionnassent d'une manière dangereuse. Déjà l'on apercevait, là-bas, de longues formes de caveaux, des silhouettes... On était dans l'inquiétude.
Tout à coup sortit de son rang processionnel un adolescent d'une vingtaine d'années. Vêtu d'un deuil élégant, il s'avança, tenant un bouquet de roses-feu, cerclé d'immortelles. Ses cheveux dorés, sa figure gracieuse, ses yeux en larmes prévenaient en sa faveur. Dépassant le président honoraire des Innovateurs-à-outrance, il s'avança, n'étant sans doute plus maître de sa douleur, jusqu'auprès du char fleuri. Son bouquet une fois inséré parmi les autres,—mais juste au chevet présumable de la trépassée,—il saisit le brancard d'une main, s'y appuyant, tandis qu'un sanglot lui secouait la poitrine.
La stupeur de voir l'intensité de sa propre peine partagée par un inconnu, dont la belle mine, d'ailleurs, (il ne sut pourquoi!) le froissa tout d'abord au lieu d'éveiller sa sympathie, fit que l'ingénieur, se raffermissant soudain sur ses pieds et haussant les sourcils, essuya ses paupières—devenues brusquement moins humides.
—Sans doute, quelque parent, dont Victurnienne aura oublié de me parler! pensa-t-il.
Au bout de quelques pas, et comme les gémissements du jeune «parent» ne discontinuaient point, à l'encontre de ceux du mari qui s'étaient calmés comme par enchantement:
—N'importe! Il est singulier que je ne l'aie jamais vu chez nous!... murmura celui-ci, les dents un peu serrées.
Et, s'approchant du bel inconnu:
—Monsieur n'est-il pas un cousin de... de la défunte? demanda-t-il tout bas.
—Hélas! monsieur,—plus qu'un frère! balbutia l'adolescent, dont les grands yeux bleus étaient fixes.
Nous nous aimions tant! Quel charme! Quel abandon! Quelle grâce! Et quel cœur fidèle!... Ah! sans ce triste mariage de raison, qui nous a...—Mais que dis-je! Mes idées sont tellement troublées...
—Le mari, c'est moi, monsieur; qui êtes-vous? articula, sans cesser d'assourdir sa voix, mais devenu graduellement blême, M. Romain.
Ces simples mots parurent produire un effet voltaïque sur le blond survenu. Il se redressa, très vite, froid et surpris. Aucun des deux ne pleurait plus.
—Quoi? Comment, vous êtes... c'est vous qui... Ah! recevez tous mes regrets, monsieur: je vous croyais chez vous, selon l'usage... et, plus tard, ce soir, sans doute, je vous expliquerai... je—mille pardons! mais...
Un cabriolet passait: le jeune imprudent y bondit, en jetant à l'oreille du cocher: «Continuez! Au galop! Tout droit! Dix francs de pourboire!»
Abasourdi, ne pouvant quitter son poste lugubre, ni poursuivre le déjà lointain Don Juan sentimental, le grand Innovateur Juste Romain, toutefois, grâce à l'acuité de coup d'œil propre aux époux ombrageux, avait remarqué et retenu le numéro de la voiture.
Une fois au champ du Repos, la foule, autour de la fosse fleurie, admira la tenue ferme et calme—que ses amis même n'avaient pas osé espérer—avec laquelle il expédia les dernières, les plus sinistres formalités. Chacun fut frappé de l'empire sur soi-même qu'il témoignait; la considération dont il jouissait comme homme sérieux s'en accrut, même, au point que plusieurs, séance tenante, résolurent de lui confier, à l'avenir, leurs intérêts,—et que l'éternel «gaffeur» de toutes les assemblées, ému du courage de M. Romain, lui en adressa étourdiment une félicitation pour le moins intempestive.
Il va sans dire qu'aussitôt que possible, l'ingénieur prit congé à l'anglaise de son entourage, courut à l'entrée funèbre, sauta dans l'une des voitures, donna son adresse à la hâte, et, s'étant renfermé derrière les vitres relevées, croisa et décroisa vingt fois, au moins, ses jambes, durant le chemin.
De retour chez lui, la première chose que ses regards errants aperçurent, ce fut, sur la table du salon, une vaste enveloppe carrée sur laquelle il put lire en gros caractères: «Communication urgente.»
L'ouvrir fut l'affaire d'une seconde. En voici le contenu:
ADMINISTRATION
des
POMPES FUNÈBRES
CABINET DU DIRECTEUR
Paris, ce 1er avril 1887.
Monsieur,
En vertu de l'arrêté ministériel, en date du 31 février 1887, nous nous faisons un devoir de vous aviser que,—pour l'exercice de l'année courante,—l'administration s'est adjoint un corps, dit d'inquiéteurs ou pleureurs, destinés à fonctionner au cours des inhumations dont nous est confié le cérémonial. Cette mesure, essentiellement moderne, s'imposait, à titre d'innovation tout humanitaire: elle a été prise sur les conclusions de la Faculté de physiologie, ratifiée par les praticiens légistes de Paris, et à nous signifiée en même date.
Au constat de l'endémique Névrose, en ascendance vers l'Hystérie, qui sévit actuellement sur nos populations,—dans le but, aussi, d'éviter chez, par exemple, les jeunes veufs notoirement atteints de regrets trop aigus envers leur décédée, et qui, contre les usages, se risquent à braver, de leur présence, les sévères péripéties de la mise en fosse,—il a été statué que, sur l'appréciation d'un docteur expert, attaché, d'office, aux obsèques, s'il juge que le conjoint demeuré sur cette terre a trop présumé de ses forces, et pour lui épargner les crises de nerfs, heurts cérébraux, syncopes, convulsions et comas éventuels; bref, toutes manifestations inutilement dramatiques et pouvant entraîner maints désordres de nature même à troubler la bonne effectuation de ladite mise en fosse,—l'un de nos nouveaux employés, dits Inquiéteurs, lui serait dépêché à l'effet d'opérer en lui, selon son tempérament, telle diversion morale (analogue aux révulsifs et moxas dans l'ordre physique). Cette diversion, frappant, en effet, l'imagination du survivant et y suscitant des sentiments inattendus, lui permet de faire froidement et distraitement face, en homme de cœur, aux tristes nécessités de la situation.
Monsieur, le jeune blond de ce matin n'est donc qu'un de ces employés; inutile d'attester qu'il n'a jamais vu ni connu celle... que vous pouvez pleurer, dorénavant, chez vous, en toute liberté, sans inconvénients désormais pour l'ordre public.
Nos clients ne nous sont redevables d'aucune taxe supplémentaire, les honoraires de l'Inquiéteur se trouvant compris, sur notre facture, dans les frais généraux.
Recevez, etc.
Sans hésiter, au sortir de l'évanouissement que lui causa cette circulaire, l'austère possibiliste Juste Romain,—sans prendre garde aux dates spécifiées en icelle, adressa, par lettre recommandée, à la Société des Innovateurs à outrance, sa démission de président-fondateur.—Il voulait ensuite aller provoquer, en un duel à mort, M. le ministre de l'intérieur, ainsi que M. le directeur des Pompes-Funèbres, après avoir, préalablement, étranglé leur jeune suppôt...
Mais le temps et la réflexion n'arrangent-ils pas toutes choses?
CONTE DE FIN D'ÉTÉ
À MONSIEUR RENÉ BASCHET
—Comment la chaîne des êtres créés se briserait-elle à l'Homme?
Les Platoniciens du XIIe siècle.
En province, au tomber du crépuscule sur les petites villes,—vers les six heures, par exemple, aux approches de l'automne,—il semble que les citadins cherchent de leur mieux à s'isoler de l'imminente gravité du soir: chacun rentre en son coquillage au pressentiment de tout ce danger d'étoiles qui pourrait induire à «penser».—Aussi, le singulier silence, qui se produit alors, paraît-il émaner, en partie, de l'atonie compassée des figures sur les seuils. C'est l'heure où l'écrasis criard des charrettes va s'éteignant du côté des routes.—À présent, aux promenades,—«cours des Belles-Manières»—bruit, plus distinctement, par les airs, sur l'isolement des quinconces, le frisson triste des hautes feuillées. Au long des rues s'échangent, entre ombres, des saluts rapides, comme si le retour à de banals foyers compensait les lourds moments (si vainement lucratifs!) de la journée vécue. Et, des reflets ternes de la brune sur les pierres et les vitres, de l'impression nulle et morne dont l'espace est pénétré—se dégage une si poignante sensation de vide, que l'on se croirait chez des défunts.
Or, chaque jour, à cette heure vespérale, en l'une de ces petites villes, et dans la plus déserte allée du mail, se rencontrent, d'habitude, deux promeneurs,—habitants assez anciens déjà de la localité. Tous deux certes, doivent avoir franchi la cinquantaine: leur mise recherchée, leur fin linge à dentelles, le suranné de leurs longs vêtements, le brillant de leurs chapeaux large-bord, leur tenue encore fringante, leurs allures, enfin, parfois étrangement conquérantes, tout, jusqu'aux boucles de leurs trop élégants souliers, décèle on ne sait quels verts-galants endurcis.
À quoi riment ces airs vainqueurs, au milieu d'un agrégat d'êtres négatifs, d'une bisexualité quelconque, en le mental desquels l'interjection, «Que faire!...» ne saurait surgir?
Le jonc à pomme d'or aux doigts, le premier advenu s'engage sous les arbres solitaires où bientôt survient son ami. Chacun, à tour de rôle, sur de mystérieuses pointes de pieds, s'approche: puis, se penchant à l'oreille de l'autre, et protégeant d'une main le chuchotement de ses paroles, murmure de fort surprenantes phrases analogues, par exemple, à celle-ci (aux noms près):
—Ah! mon cher! la Pompadour a été charmante, hier au soir!
—Dois-je vous féliciter? réplique, non sans un sourire assez infatué, l'interlocuteur.
—Peuh!... S'il faut tout dire, je lui préfère encore cette délicieuse du Deffant.—Quant à Ninon...
(Le reste s'achève à voix basse et le bras passé sous celui du confident.)
—Soit! reprend alors celui-ci, les yeux au ciel; mais Sévigné, mon cher!... ah! cette Sévigné!...
(On marche ensemble, sous les vieux ombrages; la nuit va bleuir et s'allumer.)
—Aujourd'hui même, je dois l'attendre, sur les neuf heures, ainsi que la Parabère, bien que ce diable de régent...
—Tous mes compliments, mon bien cher. Oui, ne sortons plus du grand siècle. Je ne compte, sur mes tablettes, que trois adorées du très ancien temps, moi: premièrement, Héloïse...
—Chut!
—Ensuite, Marguerite de Bourgogne.
—Brrr!
—Enfin, Marie Stuart.
—Hélas!
—Eh bien, j'ai reconnu que le charme de ces dames de jadis le cédait à celui des dames de naguère.
Ce disant, l'étonnant blasé pirouette sur un talon—qu'empourpre, ou rubéfie, parfois, au travers des branchages plaintifs, quelque dernier rayon du soir.
—Restons, désormais, dans les Watteau! conclut-on d'un air entendu, connaisseur et péremptoire.
—Ou les Boucher,—qui lui est supérieur.
Continuant d'une plus discrète voix, l'on s'enfonce dans les allées latérales. Du côté des maisons, là-bas, les rideaux blancs des croisées, ça et là, de lueurs claires et vives s'inondent: et, dans l'obscurité des rues, de soudains réverbères palpitent. Derrière nos causeurs s'allongent leurs propres ombres, qui semblent renforcées de toutes celles dont ils devisent. Bientôt, après un cérémonieux et cordial serrement de main, le duo de ces plus qu'étranges céladons se sépare, chacun d'eux se dirigeant vers son logis.
—Qui sont-ce?
Oh! simplement deux ex-viveurs des plus aimables, d'assez bonne compagnie même, l'un veuf, l'autre célibataire. La destinée les a conduits et internés, presque en même temps, en cette petite ville.
Leurs moyens d'exister? À peine quelques inaliénables rentes, échappées au naufrage: rien de superflu. Ici, tout d'abord, ils ont essayé de «voir le monde»: mais, dès les premières visites, ils se sont retirés, pleins d'effroi, dans leurs modestes demeures. N'y recevant plus que leur quotidienne ménagère, ils se sont reclus en une parfaite solitude.—Tout! plutôt que de fréquenter les si Honorables vivants de l'endroit!
Pour échapper au momifiant ennui que distille l'atmosphère, ils ont essayé de lire. Puis, écœurés par les livres de hasard pris à l'affreux cabinet de lecture—au moment, enfin, d'y renoncer et de borner leurs espoirs à de peu variées causeries (coupées, même, d'éperdues parties de cartes) entre eux seuls—voici que de fantasmatiques ouvrages, traitant des phénomènes dits de spiritisme, leur sont tombés entre les mains. Par manière de tuer le temps, et, mus aussi par une certaine curiosité sceptique,—ils se sont risqués en de falotes et gouailleuses expériences. On s'évertuait, s'excluant du «monde», à se créer des relations de «l'autre monde». Remède héroïque! soit: mais, à tout prendre, jouer aux petits papiers avec de belles défuntes (s'il se pouvait) leur semblait beaucoup moins insipide que d'écouter les propos des gens du lieu.
Donc, en leurs soyeux petits salons, l'un mauve, l'autre bleu pâle, sortes de boudoirs, meublés avec un goût tendrement suggestif, qu'éclairait à peine la lueur—tamisée par le riche abat-jour à rubans—de la lampe baissée, ils se sont livrés à de d'abord anodines et gauches évocations.—Ah! quelle source d'agréables soirées, pourtant, s'il leur était tôt ou tard donné de discerner de ravissants mânes,—d'exquises ombres, assises sur ces coussins aux nuances éteintes, qu'ils disposèrent à cet effet!... Aussi, lorsqu'après diverses tentatives passablement dérisoires leurs guéridons respectifs se mirent—là, tout à coup, sous leurs prunelles à la longue hypnotisées—à remuer, tourner et parler, ce fut, en tout leur être, une liesse profonde. Un filon d'or apparaissait à ces délicieux porions perdus en une mine d'insignifiance.
Leur nostalgie devait se prêter bien vite, et volontiers, à tout un ensemble de concessions que, d'ailleurs, certains effets réels sont de nature à suggérer. Y prendre goût, jusqu'à s'illusionner en des émois semi-factices, aider le sortilège de quelque bonne volonté, afin de voir, quand même, à tout prix, se tramer, sur la transparence et les pâlissements de l'ambiante pénombre, des formes de belles évanouies, acquérir, à force de patience, une sorte de paradoxale crédulité dont il leur était doux de se duper mélancoliquement les sens,—ils n'y résistèrent pas. En sorte que, bientôt, leurs soirées se passèrent en de subtiles et ténébreuses causeries, qui, parfois, devenaient vaguement visionnaires. Et, l'habitude s'invétérant, des sensations de présences merveilleuses, flottantes comme autour d'eux, leur sont devenues familières.
Maintenant, ils offrent le thé, tous les soirs, à ces visiteuses. Ils s'empressent,—et leurs robes de chambre pou-de-soie, l'une couleur carmélite, l'autre nuance gris minime, aux agréments tabac d'Espagne, puent légèrement le musc, par une prévenance d'outre-tombe dont il leur est su gré peut-être. Au milieu de colloques idéals, ils ressentent le parfum d'approches charmantes, d'une ténuité fugitive, il est vrai, mais dont se contente la souriante mélancolie de leur pimpante sénilité. En cette petite ville, dont ils ont su annuler le voisinage, leur arrière-saison s'écoule ainsi, de préférence, en mille vagues bonnes fortunes, aux faveurs rétrospectives, dont ils effeuillent les posthumes roses: et ce sont, le lendemain, de mutuelles confidences, sous l'assombrissement des hautes ramures que froissent les souffles du crépuscule, sur le «cours des Belles-Manières».
Dans le trouble des débuts, ils ont un peu laissé toutes ces dames de l'Histoire défiler en leurs inquiétants petits salons; mais ils ne flirtent plus, à présent, qu'avec les piquants fantômes du dix-huitième siècle! Leurs guéridons, aux marqueteries qu'ils parsèment de fleurs du temps, oscillent sous leurs mains galantes, et, comme sous le poids d'ombres gracieuses, se balancent en des allures qui rappellent souvent telles enguirlandées escarpolettes de Fragonard.
(Oh! l'on se retire vers les dix heures et demie—à moins que des reines ou des impératrices, par hasard, soient venues; l'on veille, alors, jusqu'à onze heures, par déférence.)
Certes, avec des roquentins vulgaires, un tel passe-temps pourrait entraîner des dangers graves—et de bien des genres:—heureusement, tout au fond de leurs pensées, nos fins et doux personnages ne sont pas dupes!... Comment seraient-ils assez sots pour oublier que la Mort est chose décisive et impénétrable?...—Seulement, à la vue des gavottes alphabétiques esquissées par leurs guéridons, ces «médianimisés»—d'un christianisme un peu somnolent sans doute, mais inviolable en ses intimes réserves—ont fini par se persuader qu'il est, peut-être, à l'intérieur des airs, des lutins joueurs, des esprits gracieux, doués d'espièglerie, qui, s'ennuyant aussi, tout comme les passants humains, acceptent, pour tuer le temps, de se prêter, sous le voile des fluides (et surtout avec des vivants aimables) à cet innocent jeu de l'Illusion,—comme des enfants qui endossent quelque vieille robe à fleurs d'autrefois, et se poudrent avec de charmants rires!...—et... que ces esprits et ces vivants peuvent, alors, se chercher à tâtons, s'apparaître par aventure, en s'aidant d'un soupçon de mutuelle crédulité,—s'effleurer, se prendre, même, très soudainement, la main... puis s'effacer, de côté et d'autre, dans l'immense cache-cache de l'univers.
L'ETNA CHEZ SOI
AUX MAUVAIS RICHES
Le récent exemple de ce cerveau brûlé, qui, tout à coup, lors des derniers incidents financiers, se prit à brandir, au dessus d'un gros d'agents de change, une présumable bouteille d'Hunyadi Janos, en s'imaginant, déjà, qu'il allait transformer en cratère la corbeille de la Bourse—et qui s'étonna si douloureusement lorsque le bris de son engin ne produisit qu'une simple flatuosité de pétard,—oui, cet exemple a porté ses fruits.
S'il faut ajouter créance, en effet, à divers rapports dont la Préfecture s'est émue, les principaux comités ultra-radicaux auraient, enfin, reconnu que, si l'Anarchie elle-même tenait à s'éviter, l'heure venue, de ces dérisoires mécomptes, elle devait exiger, dorénavant, quelque ombre, sinon de savoir, au moins de savoir-faire chez ceux qu'elle chargeait de conditionner les grands explosifs de ses rêves.
Bref, étant bien démontré, depuis 1871, le rococo puéril de toutes barricades, ainsi que, depuis Charleroi, l'inanité des grèves,—étant constaté, de même, tout l'anodin, tout le surfait de la dynamite employée à l'air libre... et dont, en résumé, les dégâts se sont réduits, toujours, à si peu de vitres, de moellons et de passants (des adhérents, peut-être!) endommagés,—ces messieurs de l'Avenir sont demeurés, un assez long temps, soucieux.
Durant leur inquiétant silence, l'on a consulté ceux de nos ingénieurs d'État les plus versés en pyrotechnie,—ceux qui, par exemple, avec la gomme du syndicat Nobel, rompent les isthmes les plus rocheux, ceux qui, avec la paléine du colonel Lanfrey, précipitent, en quelques coups de mine, dans l'Océan, les promontoires qui gênent la navigation, ceux qui, avec la forcite-gélatine du capitaine suédois Lewin, font couler à pic, en trois minutes et d'un seul choc de torpille, des monitors de vingt millions, ceux qui, avec la lithoclastite au toluène de M. Turpin, forent des montagnes de granit presque aussi aisément que s'ils s'attaquaient à pains de margarine,—ceux qui, avec la douce mélinite, disséminent, comme à La Fère par exemple, tout un pan de FORTERESSE d'une seule percussion d'obus.
Or, à cette question qui leur fut posée:
—Les mécontents, résolus à ne désormais frapper qu'à la tête, menacent de faire «exploder» divers quartiers de Paris?
Nos ingénieurs, souriants, ont répondu:
—Rassurez-vous. Les très rares fulminates qui seuls pourraient «produire des déblais» ne se laissent pas manier par des clercs. Les extra-brisants nécessitent une installation très coûteuse et sont d'un transport presque impossible,—à moins d'être additionnés de corps qui en atténuent l'extrême violence.—Vos malveillants, donc, si leur maladresse ne les exécute eux-mêmes en un ridicule vacarme, n'arriveraient guère qu'à se faire assommer, ou mettre en pièces, pour excès de tapage nocturne; à rien de plus, nous l'attestons.
Nous citons ici, textuellement, les appréciations des premiers experts du Génie civil, notamment celles de M. Paul Chalon, l'auteur du Traité des explosifs modernes[1], représentant de la Compagnie «La Forcite».
Exaspérés par le dédain de ces réponses qui furent portées à leur connaissance, nos forcenés perturbateurs sentirent s'allumer en leurs cervelles mille projets indigestes et monstrueux.—Terrifier à tout prix! faire trémuer et trémoler le bourgeois, devint leur idée fixe, leur hantise,—et la mélodie célèbre: «Dynamitons, dynamitons!» publiée par toutes nos feuilles, devint leur sifflotement favori.
Et, dans les réunions secrètes, certains des leurs, les plus éclairés, se faisaient part des «idées» que leurs jeunes savants des écoles laïques et obligatoires leur suggéraient, le soir, sous la lampe de famille, en exultant sur les genoux paternels. Les soirées, en effet, dans leurs logis, s'écoulaient, paisibles et patriarcales, en des dialogues variés sur les thèmes suivants; (et il faut voir comme ils s'expriment avec lucidité, les jeunes élèves! Ah! mais! c'est que nous ne sommes plus au temps de l'Obscurantisme!):
—Papa! tu ne sais pas?... En laissant couler, comme par mégarde, par quelque nuit sans lune, sur une berge, aux abords des réservoirs des Eaux de Paris, par exemple, une de ces petites tonnes de nitro-glycérine—que, sans sortir de chez l'épicier, je pourrais te confectionner, en deux heures, pour 90 francs,—cette substance, insoluble dans l'eau, se diluerait, comme une pluie, sous le refoulage, en des centaines de milliers de gouttes huileuses, à travers les tuyaux des pompes. Le matin suivant, dans une multitude de cuisines parisiennes, au premier tour de robinet... comprends-tu? cinq ou six gouttes, lancées, avec force, par le jet, sur les éviers, détonneraient en faisant éclater la pierre: et l'eau, vaporisée à l'instant par la température de ces gouttes de foudre—(des milliers de calories!)—en renforcerait sensiblement la déflagration. Hein! comme ce serait amusant, alors, la «frousse» du bourgeois!
—Oui, grommelait, après réflexions, l'anarchiste en embrassant le charmant petit être,—oui, cela ressemble à ces haricots explosifs auxquels vous jouerez pendant huit jours, dès qu'ils seront distribués au bas âge comme petits Noëls. Ton invention pourrait, au moins, éborgner, écloper même, je l'accorde, quelques centaines de cordons-bleus: soit!—mais... après?
—Papa! mon petit papa!... je viens d'apprendre, à la récréation, que,—portée par l'air et le vent,—une seule inhalation de certain alcaloïde, inventé d'hier, est mortelle à la minute même. Cela s'extrait, figure-toi, des vieilles pommes de terre, coûte dix sous (c'est un précipité des plus faciles à obtenir), et cela vous décompose le sang comme une piqûre au cyanhydrique. L'on pourrait en laisser tomber, négligemment, un flacon, par inadvertance, au cours d'une fête, l'hiver prochain, dans les salons de tel ministère, hein,—pour ne rien dire de plus?
—Chère tête blonde, répondait, avec attendrissement, le prolétaire,—le résultat, vois-tu, serait aussi douteux qu'avec les arsénieux, le muriatique, les phosphures et le reste des infectants connus. La concentration se dissipe, hélas! si vite. Vingt cavaliers et leurs dames, pris d'étourdissements,—succombant, même, si tu y tiens!—soit! Et après? Va, ce serait d'une aussi impratique folie que le projet d'inflamber les tuyaux de gaz ou de miner les catacombes. Tu es dans l'âge des illusions...
—Papa! papa! figure-toi qu'en passant au lavage alcalin (cela coûte quarante centimes) deux mètres cubes de simple sciure de bois, celle-ci, une fois bien séchée, peut être transportée, en sac, dans une mansarde. Là, traitée en quelques minutes par un azoteux (cela s'obtient avec cent sous d'eau-forte de chez l'épicier), puis laissée en contact avec une mèche lente que l'on a soin d'allumer avant de s'en aller, tranquillement, la clef dans sa poche... brrroum! c'est la maison et ses deux voisines s'éboulant sur au moins quatre-vingts bourgeois, tu sais! et avec le fracas de trois pièces de canon!
—Peuh! répliquait l'anarchiste en hochant la tête,—et après, mon amour? On payerait cher, très cher, ce trop de bruit pour peu de chose. Vois-tu, ce n'est pas quatre-vingts bourgeois, c'est TOUS LES BOURGEOIS qu'il s'agirait de trouver le moyen d'exterminer.
—Mais, papa, gros comme une aubergine (600 grammes) de gélatine de Lewin, cela vous envoie un quartier de grès du poids de sept quintaux (3,500 livres) rouler comme une balle de ouate à plus de cent mètres. Cette aubergine-là ne coûte, à Anvers, qu'un franc cinquante! Rien, même! puisque, partout, les carriers et les porions, qui en ont les poches farcies, se comptent par vingtaines de milliers! Il en passe, par jour, et rien qu'en Belgique, de 30,000 à 40,000 tonnes, sur les fleuves. Quant aux amorces, nos frères des grandes capsuleries des mines, où cela circule par boîtes, nous en feraient bien cadeau. D'ailleurs, le fulminate de mercure, n'éclatant jamais dans du bois, pourrait être expédié, soit pur, soit camphré ou nitraté...
—Ta! ta! ta! répondait, avec émotion l'anarchiste: tu oublies, enfant, dans ton innocence naïve, qu'en deux heures, des lois d'exception seraient votées, qu'on se trouverait traqués par l'état de siège, écrasés, à mille mètres, par des feux de batteries et de bataillons, exterminés, comme des rats, par les tribunaux sommaires! Sans compter que, ces troubles refroidissant toujours le commerce, ceux qui survivent crèvent encore davantage de faim la semaine suivante. Endors-toi. Toutes ces choses et cent autres sont archi-connues, et je serais hué si je venais les offrir à nos comités supérieurs. Revenus du cercle des fantaisies, ils sont bien décidés à n'admettre, cette fois, qu'un engin... qui contiendrait, à volonté, le Tremblement de terre.
Ainsi les soirées, ces derniers temps, s'écoulaient, en entretiens paisibles, chez quelques milliers de ménages peu fortunés, en notre capitale.
Si bien qu'une cotisation de vingt-cinq centimes par tête (je cite les termes d'un rapport officiel) fut votée, il y a plus de six semaines, en un comité de mécontents, pour qu'une rente de vingt-cinq à trente francs par jour, allouée à trois ou quatre élus,—triés parmi les plus diserts,—permît à ces derniers, toutes autres occupations quittées, de se consacrer, sans trêve, à «découvrir, fabriquer, apprendre à manier, enfin, les plus destructifs, les plus brisants et les moins coûteux d'entre les mélanges explosifs le plus à la portée de tous».
Environ cinq semaines après,—voici, à peine, huit jours,—une conception, cette fois presque sérieuse et même assez grave, chuchotée d'abord entre groupes et avec stupeur, puis faisant traînée de poudre ici et au loin, fut notifiée à qui de droit. Aujourd'hui les anarchistes ne se cachent même plus pour en parler.—Cette triste découverte est due à l'imbécillité de plusieurs journaux, qui ont ébruité, en termes scientifiques, il y a trois ans déjà, la presque totalité de ce secret meurtrier. À présent, l'engin, qui mérite attention, est divulgué, c'est-à-dire mis à la discrétion de la foule.—Voici, en résumé, ce que dit l'ennemi:
«Pour la modique somme de deux francs cinquante, tout individu, ayant acquis deux ingrédients débités chez l'épicier, peut, désormais, à l'aide d'un engin spécial des plus simples, et qui ne fait pas de bruit, envoyer ces deux ingrédients se mêler, à quatre-vingts mètres, sur tel point visé.—Or, châteaux, pâtés de maisons, casernes et palais, sous le choc de ce mélange subit, sont écrasés, avec leurs habitants, d'un seul coup, à peu près en un huitième de seconde.—Cet engin peut être confectionné en deux heures, partout, et il est invisible dans l'air. On ne saurait constater par aucune preuve qui peut l'avoir lancé. C'est la Torpille aérienne.»
Nous allons démontrer qu'il entre, au moins, six ou sept dixièmes d'exagération dans la prétendue puissance du fléau international.
II
CE QUE PEUVENT UN LITRE D'EAU-FORTE,
UNE LIVRE DE LIMAILLE DE CUIVRE
ROUGE
ET UN LITRE D'ESSENCE MINÉRALE.
En ce temps-là, les hommes, aussi, plantaient et bâtissaient, allaient et venaient, épousaient des femmes et en donnaient en mariage; ils vendaient et achetaient,—et le Déluge est venu.
Évangiles.
Voyons. Examinons.
Il ne s'agit pas, ici, de rénover la fable ressassée de l'autruche qui, fermant les yeux obstinément pour ne pas voir le danger, s'imagine, dit-on, que, grâce à cette ingénieuse mesure, le danger ne la voit pas non plus.
Voici, d'abord, en substance, le projet de complot qui a réuni le plus de suffrages:
«Trente (c'est le chiffre fixé) de ces douteux artisans sans métier précis, aptes à toutes besognes, sont secrètement nommés, après enquête et entre des milliers d'autres, par les chefs de l'Internationale, à Paris. Se connaissent-ils? Non. Savent-ils ce que l'on attend d'eux? Non, certes. À peine en auront-ils conscience dix minutes avant l'instant décisif. Par ainsi, nul risque, chez eux, après boire, de telle inquiétante allusion,—d'un mot trouble et menaçant, divulgué par une fille,—nulle traîtrise possible. Bref, ils ignorent, et on les a sous la main.
«Ils se trouvent même toujours à leur poste, sans le savoir; car les voici bientôt logés, aux frais de la caisse commune, en trente de ces hautes mansardes, distantes chacune,—comme par hasard,—d'environ soixante-dix à quatre-vingts mètres des principaux édifices, foyers administratifs de l'autorité légale: par exemple, la Préfecture de police, l'Élysée, les ministères de l'Intérieur, des Postes et Télégraphes, et de la Guerre; l'Usine centrale du gaz, les poudrières, la Banque de France, les palais du Sénat et du Corps-Législatif, la Poste, la Bourse, l'Hôtel de Ville, etc.»
(L'on verra, bientôt, de quel acte de subtile mais heureusement inexécutable scélératesse l'École militaire et les cinq grandes casernes de l'armée de Paris seraient menacées.)
«Durant les jours d'attente, ils est indirectement procuré à chacun de ces trente préférés un petit travail qui les occupe et leur crée, autour d'eux, un vague renom d'assez braves gens. Un lit, une commode, un placard, une table, deux chaises, un seau d'étain et quelques ustensiles, voilà leur installation.
«Le matin du dies illa, chacun d'eux, étant seul, reçoit en main l'avis suivant, lesté d'une pièce d'or, de la part des Grands-Amis:
«Frère, au reçu de cette lettre (sur laquelle sois muet pour tous, dans les hasards de toutes rencontres), prends ton panier à provisions, descends et va, comme d'habitude, acheter le nécessaire de tes deux repas. En revenant, tu te muniras, chez un épicier, d'un litre d'eau-forte du commerce «pour nettoyer» et, chez un autre, d'un litre de pétrole léger «pour ta lampe». Cela fait, rentre—et qu'un quart d'heure après tu aies déjeuné, sobrement. À telle heure de l'après-midi, tu reçois la visite de l'un des nôtres: il a demandé le nom de quelqu'un de tes voisins. Il connaît ta porte—et te remet une longue et très légère caisse de bois blanc, de forme ronde et enveloppée d'une serge.
«Elle contient:
«1o 120 petites billes creuses, en verre, rangées, par trentaines, en quatre carrés bien clos, dûment ouatés et cartonnés, en leurs 120 petites cases. Ces billes sont percées, toutes, comme au poinçon, d'une minuscule ouverture qui permet de les emplir d'un liquide, à l'aide de deux minces compte-gouttes qui les avoisinent.
«2o Un flacon de pâte forte,—sorte d'enduit de cire, de sable et de gomme, se séchant à l'instant dans l'eau,—pour les boucher, une fois remplies.
«3o Un sachet, contenant des copeaux et de la limaille de cuivre rouge.
«4o Un de ces petits tubes de verre, ayant forme d'un carré dont la quatrième ligne serait coupée.
«5o Deux grandes carafes et leurs larges bouchons de liège, forés, à leur centre, d'un trou mesuré juste pour enserrer, chacun, l'un des deux bouts du précédent tube de verre.
«6o Six cannes de verre trempé, creuses, à bouts l'un plein, l'autre ouvert, de 1m,25 de longueur: leur diamètre, excédant de 2 millimètres celui des billes, chacune de celles-ci pourrait y être glissée à l'aise. Ces cannes sont fixées, en des anneaux de cuir, contre une paroi de la caisse.—Tous les autres objets sont aussi fixés ou emballés de manière à ce qu'un heurt ne puisse les briser facilement, ni les choquer les uns contre les autres.
«Te voici bien seul chez toi. Tu t'enfermes; tu ôtes la clef et tu voiles le trou de la serrure. À présent, tu n'ouvriras plus qu'aux sept coups d'ongle de notre envoyé,—qui t'arrivera vers neuf heures et demie. Et passe tes chaussons de laine pour marcher sans bruit.»
Ici, nous prenons sur nous d'interrompre.
Rien qu'à cet énoncé, l'on peut deviner qu'il doit être ici question d'une simple panclastite[2] à l'hypoazotide. Si, en effet, nous traduisons en langue exacte ce menaçant verbiage, il ne signifiera pas autre chose que ceci:
L'eau-forte «de chez l'épicier» n'est qu'une ironie: l'eau-forte s'appelant, en réalité, de l'acide nitrique—ou azotique.
En se combinant, le cuivre et l'acide produisent des vapeurs qui, recueillies et à peu près solubles dans l'eau, transmuent cette eau en peroxyde d'azote, autrement dit en acide hypoazotique.
Or, la propriété de l'acide hypoazotique mis en relation, par un choc subit et inflammant, avec le pétrole léger ou telle autre essence de pétrole, est de se comporter comme les poudres brisantes les plus violentes, de se décomposer, en un mot, avec une détonation très forte;—et de projeter puissamment les obstacles qui s'opposent à l'expansion totale des énormes volumes de gaz qu'engendre son explosion.
L'on peut même ajouter que cette panclastite,—qui est, ce nous semble, quelque chose comme celle inventée par M. Turpin,—serait supérieure en puissance, et de beaucoup même, à la nitroglycérine pure.
En effet, voici la formule de décomposition de la nitroglycérine pure—au moment, enfin, de son explosion[3]:
| C6H2(Az O5HO)3 | = | 6CO2 | + | 2HO | + | 3HO | + | 3Az | + | 0 | ||
| En poids, 227 | = | 132 | + | 18 | + | 27 | + | 42 | + | 8 | = | 227 |
| En volumes, | 12v | + | 4v | + | 6v | + | 6v | + | 1v | = | 29 vol. | |
| En chaleur, 6×6 + 8000 + 2×1×34.500 | + | 0 | + | 0 | + | M | ||||||
M désignant la chaleur latente de décomposition de la nitroglycérine, chaleur que nous estimerons égale à 60,000 calories par équivalent,—bien que ce chiffre nous paraisse trop fort,—v désignant l'unité de volume et représentant 5 litres 58 (volume ramené, bien entendu, à 0° et à la pression atmosphérique si le gramme est adopté pour unité de poids)[4],—100 parties de nitroglycérine pure donneront, par conséquent:
Volumes: 12,77 à 0° et 760mm de pression;
Calories: 184,000, environ.
Or, théoriquement, une panclastite, produite par le peroxyde d'azote et un benzol (ou, à peu près, toute essence minérale), mais calculée de façon à brûler le carbone en oxyde, donnerait:
| 2C4H8 | + | 11 AzO4 | = | 28 CO | + | 16HO | + | 11 Az | |||
| En poids: | 184 | + | 506 | = | 392 | + | 144 | + | 154 | = | 690 |
| En volumes | 56 | + | 32 | + | 22 | = | 110 | ||||
| En calories | 28×6×5,600 + 16×1×34,500 | + | 00 | = | 1.492,800 | ||||||
100 parties de cette panclastite donneraient donc:
Volumes: 15,94, soit 26 0/0 en plus que la nitroglycérine
Calories: 216,000, soit 17 0/0 en plus que la nitroglycérine
C'est donc bien cela que signifient les ironies de «chez l'épicier»:—pas autre chose. Eh bien, ne discutons pas. En admettant qu'avec les éléments dont il est question dans la menace, on puisse obtenir des expressions à peu près analogues, d'après de certains dosages, voyons comment toute cette verroterie pourra projeter, sans péril pour celui qui l'expédie, un explosif de cette nature[5].
III
LE CHARGEMENT DES BOULES DE VERRE
«Car il n'y a rien de caché qui ne se découvre, ni rien de secret qui ne se révèle: aussi ce que vous avez dit dans les ténèbres sera répété au grand jour.»
Évangile selon saint Luc, XII, 2 et 8.
Voici (condensé dans le moins obscur français qu'il nous est possible d'écrire) le texte des instructions précisées par les ingénieurs anarchistes, dans les Cours d'explosifs qui se tiennent, en ce moment, à Paris et ailleurs.
Nous supposons, logiquement, que ces instructions continuent cette même circulaire que nous avons interrompue.
«Remplis d'eau l'une des carafes;—jette dans l'autre toute la cuivrerie du sachet et verse dessus le litre d'eau-forte.
«Les ayant posées, l'une contre l'autre, sur la table, et bouchées, enfonce doucement, par les angles—et bien d'ensemble—dans le trou central de chaque bouchon, les deux bouts du tube de verre, jusqu'à ce qu'ils plongent chacun d'eux en son liquide.
«Bientôt des vapeurs brun rouge circulent à l'intérieur de la triple ligne transparente du tube; elles viennent pénétrer et foncer l'eau de la première carafe: en moins d'une heure cette eau, saturée de ces vapeurs, est devenue couleur d'ocre.
«Alors tu enlèves bouchons et tube, et les déposes, ainsi que la carafe d'eau-forte, au fond de ton seau d'étain.
«Là, tu les immerges d'eau fraîche; puis, ayant bien ajusté le couvercle sur le seau, tu le relègues dans un coin.
«L'autre carafe, pleine de l'eau brunie, est demeurée sur la table.
«Il s'agit, maintenant, de remplir de ce liquide soixante (c'est-à-dire la moitié) de tes boules de verre.
«Écoute le seul parfait moyen d'y arriver vite, pour le mieux et sans l'ombre d'un danger: mais dis-toi bien qu'il te suffirait d'en omettre ou transposer un détail pour encourir une catastrophe dont tu ne saurais te faire MÊME UNE IDÉE,—et dont la terrible durée n'excéderait cependant pas celle d'un clin d'œil.
«Tout d'abord: qu'au moment où, pour procéder à l'opération susdite, tu t'assois devant la table, les objets suivants—que tu as chez toi—s'y trouvent disposés dans l'ordre que voici:
«1o Devant toi, une assiette creuse et un verre;—auprès du verre la carafe d'eau brunie.
«2o À ta droite, à côté de l'assiette, l'un des compte-gouttes, puis l'une des boîtes de pâte-forte.
«3o À ta gauche, les deux premiers carrés de carton contenant chacun trente boules.
«4o Sur une chaise, à côté de la tienne, aussi à gauche, tu as placé tout bonnement ta cuvette à moitié pleine d'eau.
«Tu t'assois donc. Tu commences par verser de l'eau brunie dans le verre jusqu'aux trois quarts. Cela fait, tu saisis une première boule entre deux doigts de ta main gauche et la tiens au-dessus de l'assiette.
«Tu prends, de la main droite, le compte-gouttes et en trempes la pointe dans le verre. Elle y aspire (d'une pression de ton pouce sur la capuce de caoutchouc du compte-gouttes) juste la quantité de liquide nécessaire pour remplir la bille. Tu introduis donc la fine extrémité de cet instrument dans le trou capillaire de la bille,—et voici que, d'une seconde pression, graduée à cause de l'air qui se trouve dans cette bille, celle-ci s'est remplie.
«Tu reposes le compte-gouttes à sa place, et prends le couteau: du bout de la lame tu enlèves une très petite parcelle de pâte-forte, dont tu enduis et bouches l'ouverture de la bille. Cela fait, tu plonges celle-ci dans la cuvette, auprès de toi, ce qui durcit, à l'instant même, l'enduit. Vérifie le bon bouchage avant que soit ainsi lavé l'extérieur de la bille, au cas où quelque goutte aurait débordé.
«Ainsi de suite, jusqu'à la trentième.
«Alors tu retires, l'une après l'autre, de l'eau, les trente petites boules pleines, et tu les poses, au fur et à mesure, chacune en un casier de son carré, dont la ouate suffit à les sécher assez vite.
«Puis, tu attaques le second carré de billes vides,—les trente autres—et tu recommences.—Celui-ci, rempli à son tour, tu te lèves et vas déposer, sur une planche libre de ton placard, ces deux boîtes de boules brunes.
«Il s'agit, à présent, de faire disparaître d'autour de toi toute trace d'eau-forte.
«Tu regardes, sur ton palier, s'il ne circule personne:—tu jettes toute ta verrerie, pêle-mêle, dans le seau—et, l'ayant porté sous la fontaine, tu laisses couler le jet, bien à toute force, là-dessus durant cinq minutes,—Au bout de ce temps, le tout est redevenu clair. Tu rentres, tu essuies, tu places tout cela dans ton panier à provisions et le poses n'importe où.
«Attention!... La table une fois bien essuyée, et aussi tes mains, il te reste, pour toute besogne, à remplir les soixante dernières boules de verre, mais, cette fois, avec ton litre de pétrole léger. Pour cela, tu procèdes exactement comme tu viens de le faire, mais en n'employant, pour cette seconde opération, AUCUN des objets qui ont servi pour la première: c'est pourquoi tu en as le double.
«Cette fois, tu ne dois remplir les boules qu'aux deux tiers à peu près.
«Là: c'est fait.—Va placer tes deux nouveaux carrés de billes blondes dans l'endroit le plus éloigné des brunes. Étends, dans le panier, sur les deux essuie-mains, le reste des objets qui t'ont servi, moins l'une des boîtes de pâte: et repose-le dans son coin.
«Le soir est venu. Tu peux allumer ta lampe—et dîner paisiblement.
«Après le repas, et pour charmer tes loisirs, ôte, doucement, les six cannes de verre de leurs annelets de cuir et dispose-les, avec précaution, l'une contre l'autre, sur ton lit resté défait. Tu peux, à présent, briser le frêle bois blanc de la longue boîte ouatée et la brûler par petites flambées.
«La voilà disparue. Bien. Neuf heures sonnent. Éteins le feu: c'est utile. Ouvre, tout grand, le vasistas de ta mansarde: il faut qu'il fasse froid chez toi.—Quelle brume, quel brouillard, au dehors! Les journaux d'hier l'avaient prédit, à l'article Température probable. Cependant, tu entends, au loin, sur la place de l'Hôtel de Ville, en face de ta maison, des voitures, des murmures de foule,—car c'est une nuit de bal et de fête!
«Mais neuf heures et demie sonnent: on gratte sept fois à la porte. Tu ouvres. C'est notre envoyé.»
IV
L'ENGIN
Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, si vous ne faites de bien qu'à ceux qui vous en font, si vous ne prêtez qu'à ceux qui peuvent vous rendre, si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous là de particulier? Les méchants et les païens ne font-ils pas la même chose?
Aimez vos ennemis! Faites du bien à qui vous fait du mal et prêtez sans en rien espérer. C'est ainsi que votre récompense sera grande et que vous deviendrez les enfants du Très-Haut, car, lui aussi est bon pour ceux qui sont injustes et méchants. Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux.
Évangile.
La circulaire doit évidemment s'arrêter ici. Mais, d'après ce qui précède, chacun, en vérité, peut, au gré de son imagination, conjecturer—et deviner, à peu près,—le reste!... Voici, selon la nôtre, aidée de renseignements connus, la pâle esquisse des discours, faits et gestes qui, sauf de négligeables variantes, suivraient l'entrée en scène du nouveau personnage.
(Mise convenable, extérieur des moins dramatiques, air bourgeois, le visiteur tient d'une main un petit sac—et de l'autre une grosse canne, de couleur neutre.)
Le dialogue suivant s'engage à voix basse:
—Les boules sont prêtes?—Oui.—Bien. Donnez-moi ce panier.
Ayant entre-bâillé la porte, l'envoyé passe le panier à quelqu'un que l'on entend redescendre à l'instant même.—La porte une fois refermée:
—J'ai demandé le locataire d'un autre étage, chez qui votre concierge me croit monté.
Ce disant, l'émissaire a dévissé, très vite, la pomme et le bout de sa canne. Celle-ci s'ouvre en compas, emboîtant ses deux moitiés dans un écrou central que vient renforcer, en glissant, une rondelle d'acier: la canne est devenue, ainsi, une longue tige d'acier pur, très droite, d'environ six pieds. Ajustant à l'un des bouts recourbés le nœud coulant d'une forte et vibrante corde gommée, puis s'arc-boutant et faisant plier toute la tige, il ajuste l'autre nœud à l'autre bout de la canne, transfigurant ainsi le prétendu jonc en un arc d'un acier bien trempé et d'une très évidente puissance.
—Cet arc revient à quinze francs, par commande de cent cinquante, dit-il. Nous pouvons voir, dans les musées de vieilleries, bien des flèches rouillées qui, avec leurs lourdes pointes de fer, pèsent encore plus d'une livre: les archers d'autrefois les envoyaient tomber à cent quarante mètres et plus. Cet arc-ci envoie donc, facilement, tomber à quatre-vingts mètres une flèche du poids de sept cents grammes—et d'une livre et demie, à soixante-dix mètres.
L'envoyé s'est assis devant la table, sur laquelle il a posé son sac ouvert.
—Les boules, maintenant! dit-il: les brunes à ma droite, les blondes à ma gauche. Doucement!... et ne laissons rien choir.—Bien. À présent, passez-moi l'un de ces longs et creux bâtons de verre.—Bien.
Ici, l'envoyé regarde fixement son acolyte: puis, froidement, et à voix basse:
—Notre flèche, à nous, et flamboyante! la voici... Voyez: le bout plein est muni d'une encoche pour bien mordre la corde de cet arc;—en ces trois entailles, dont une centrale et deux latérales (que j'enduis de cette pâte forte, tout à l'heure séchée), j'ajuste ces trois pennes de parchemin qui permettent à ce trait, à cet oiseau de tonnerre, de filer droit vers le but visé.—Voyez ce quadrillé, creusé dans le verre, un peu au-dessus de l'encoche; c'est pour donner au pouce une prise plus ferme, et que, dans la traction de la corde, la flèche ne s'échappe pas avant la tension voulue.
«Je place donc cette flèche, tout au long, sur la table—et l'incline d'un degré à peine,—juste ce qu'il faut pour que cette boule brune, que j'y glisse, arrive doucement jusqu'au fond, où se trouve un léger ressort très flexible, qui amortit le heurt de cette arrivée.—À présent, une blonde! et nous alternons ainsi jusqu'à vingt billes par flèche. Il y a place, au bout de ce javelot, pour les deux tiers de ce court piston de bois, que j'enfonce, avec mille précautions et pour cause. Le bout qui en pénètre jusqu'à la première boule se termine aussi par un très frêle ressort d'acier, pareil à celui du fond de la canne, et destiné à maintenir, entre celui du fond et lui, l'adhérence entre les billes, au moment du jet même de l'arc,—pour qu'elles ne se brisent pas en s'entrechoquant. L'autre bout du piston dépasse la flèche: s'il rencontre un obstacle, le piston rentre tout entier, écrasant la première boule et, par suite, au même instant, toutes les autres (grâce à une loi de physique bien connue) puisqu'elles se tiennent de surface entre elles. Alors les liquides se mêleront, brusquement, par proportions désirables. Quant à l'effet que produit la soudaineté de ce mélange en un choc inflammant, vous l'apprécierez tout à l'heure. Cette flèche-ci étant chargée, je la dépose sur le lit, où les cinq autres, également prêtes, seront ses voisines d'ici vingt minutes.
«Là!—c'est fini.»
L'envoyé se lève et tire sa montre:—«Dix heures et demie,» dit-il.
V
L'EXÉCUTION DE PARIS
Nisi Deus custodierit civitatem, in vanum laborant qui custodiunt eam.
Psaumes.
Étant donné ce début de causerie et d'actes, le reste s'imagine encore plus facilement, à quelques variantes près; ainsi le moderne archer reprend en ces termes:
«Portons, sans bruit, la table contre le mur, sous le châssis de votre fenêtre.»
L'instant d'après, l'inconnu, debout sur la table, ouvre, regarde au dehors—et renverse, doucement, le châssis derrière sa tête sur la toiture.
«Quel brouillard! on ne distingue les vastes croisées de notre Hôtel national,—tout flambant neuf,—que grâce à ces points de lumière électrique... et vos voisins ne me verraient pas.
«Les journaux ont bien raison de nous prévenir la veille de la température presque certaine du lendemain! Nous savons en profiter. Entendez-vous d'ici les musiques? Cela fait rêver, je trouve. Mais il me semble que l'orchestre manque d'un instrument; nous allons y suppléer.—Ah! voici trois spéciaux coups de sifflet qui m'annoncent que nos gouvernants, en grande partie, honorent, en ce moment, de leurs présences, la solennité. Fort bien. Les salons tout en lumières, les buffets, les vestibules et couloirs doivent être pleins à étouffer! C'est ce qu'il faut.—Onze heures et quart!... En cet instant précis,—grâce à nos affiliés volontaires, dans l'armée, à Paris,—partent, sous les lits des dortoirs, dans les grandes casernes, de puissants jets irrigants, de longues lignées de certains acides qui, une fois respirés ne pardonnent point: j'estime à vingt mille, environ, le nombre de ceux que la diane trouvera immobiles, à l'aube prochaine[6].—En ce moment encore, une douzaine de flèches, quatre fois grosses[7] comme celle-ci (car elles ne doivent porter qu'à seize mètres), sont braquées sur la Préfecture: je crois à un véritable éboulement de tout ce pâté de masures sur ses habitants, d'ici à bien peu de minutes...—Allons! l'on n'attend plus que nous. À votre tour de monter à cette tribune, mon cher collègue!»
Ce disant il est descendu, et, lorsque son acolyte l'a remplacé:
«Placez-vous de biais. Glissez la tête et le bras au dehors, sur le toit. Bien. Voici l'arc: passez-le,—de biais, toujours,—au dehors: puis, le tenant, par le centre, de la main gauche, posez-le à plat sur le toit.—Là!... Voici, maintenant, la flèche.
«Du calme, ici. En la prenant de votre main droite, en la passant au dehors, en la couchant sur l'arc, il s'agit d'éviter qu'elle se heurte à quoi que ce soit, le piston de bois contenant quelque chose de sensible... Là! Bien.—Vous retenez, sous votre index gauche, le milieu de cette flèche sur le centre de l'arc, en ajustant, de votre main droite, sur la corde, l'encoche de verre. Serrant fortement, du pouce, le quadrillé, vous vous penchez au dehors et vous tendez l'arc, de toutes vos forces, jusqu'à ce que la naissance du piston touche le centre de l'arc.—Visez l'un des points lumineux, là-bas: elle arrivera toujours dans les environs, ce qui suffit! Là! Vous tenez la nuit; penchez-vous largement sur elle, au dehors: ne craignez pas de tomber, j'entoure vos jambes de mes bras et je m'y suspends!... L'heure sonne!—Envoyez.»
Oui, tel serait le discours que tiendrait sans doute le mécréant,—et, si la prétendue toute-puissance de ce brûlot n'était pas exagérée à plaisir, si cette panclastite pouvait être conditionnée à l'hydrogène, par exemple—(ce qui est radicalement IMPOSSIBLE dans l'état actuel de nos connaissances, puisque l'hydrogène, à haute température, réduit l'acide carbonique),—il ne serait pas inconséquent d'affirmer que de grands désastres pourraient être produits par ce calamiteux engin. Qu'on se figure, en effet, le tableau suivant:
Sitôt la flèche envoyée, un bref coup de tonnerre sonne du côté de l'endroit visé. Ce coup, vingt-neuf autres lui font écho, dans Paris, aux lointains. Et voici que les vociférations d'une multitude hurlante, des milliers d'appels affolés d'hommes et de femmes s'étouffant en une panique vertigineuse,—rappelant (et avec quels grandissements) par exemple les effroyables sinistres des théâtres de Nice, d'Exeter et de notre Opéra-Comique,—voici que toutes ces explosions et que tous ces cris de carnage, enfin, parviennent jusqu'aux deux tueurs.
La brume s'est comme rougie, là-bas! Et, dans la même minute, les cinq autres flèches sont envoyées. Et les réponses environnantes se renouvellent, mêlées à des bruits d'écroulements, au fracas des poudrières, aux lueurs pourpres qui brûlent au loin. La capitale, dominant de son innombrable clameur, le roulis des voitures et les sifflets des trains en partance, est devenue, en un quart d'heure, presque pareille à Sodome sous le feu du Ciel. De subits charniers s'entassent. Puis, brusquement, plus rien: nul bruit, excepté celui des cris poussés par des milliers de victimes, celles qui survivent.
«—Nous recommencerons indéfiniment, ne voulant pas plus d'oppresseurs que de défenseurs désormais! murmure alors l'envoyé de l'Internationale, tout en vissant la pomme et le bout de sa «canne» refermée. Il ne reste aucune trace, ici, de la besogne.—Voici un peu d'or: au revoir, et—à bientôt. Vite, couchez-vous.»
Les deux complices, en échangeant, sans doute, deux graves regards, se serrent la main.
L'inconnu descend en grande hâte l'escalier. S'il rencontre quelqu'un devant le portail ou dans les environs, il ne manque pas de s'écrier, de l'air d'un passant effaré qui regagne son logis:
—Ah çà! qu'est-ce donc? On entend des bruits épouvantables, ce soir!... Qu'est-ce qu'il y a?
Puis, comme les gens qui s'enfuient de tous côtés ne trouvent même pas le courage de lui jeter la simple notification de leur ignorance terrifiée,—il s'éloigne, et disparaît dans le brouillard[8].
TABLE
- Pages
- Les Plagiaires de la foudre 1
- La Céleste Aventure 15
- Un singulier chelem 31
- Le jeu des grâces 41
- Le Secret de la belle Ardiane 51
- L'Héroïsme du docteur Hallidonhill 67
- Les Phantasmes de M. Redoux 79
- Ce Mahoin! 99
- La Maison du bonheur 109
- Les Amants de Tolède 133
- Le Sadisme anglais 143
- La Légende moderne 163
- Le Navigateur sauvage 179
- Aux Chrétiens les lions 191
- L'Agrément inattendu 201
- Une entrevue a Solesmes 211
- Les Délices d'une bonne œuvre 225
- L'Inquiéteur 239
- Conte de fin d'été 255
- L'Etna chez soi 269