Ivanhoe (1/4): Le retour du croisé
The Project Gutenberg eBook of Ivanhoe (1/4)
Title: Ivanhoe (1/4)
Author: Walter Scott
Translator: Albert Montémont
Release date: August 1, 2010 [eBook #33315]
Most recently updated: March 17, 2012
Language: French
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nationale de France (BnF/Gallica)
IVANHOE
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ
Par Walter Scott.
TRADUCTION NOUVELLE
PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.
Toujours de son départ il faisait les apprêts,
Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
(Trad. de Prior.)
TOME PREMIER.
PARIS.
RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.1829.
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
EN FORME
D'ÉPITRE DÉDICATOIRE
ADRESSÉE
AU DOCTEUR DRYASDUST,
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES,
DEMEURANT A CASTLE-GATE, YORK.
Mon estimable et cher Monsieur,
Il est presque inutile de mentionner les différens motifs qui me décident à inscrire votre nom en tête de l'oeuvre qu'on va lire. Cependant les imperfections de mon travail pourraient réfuter le principal de ces motifs. Si j'avais espéré le rendre digne de votre patronage, le public aurait vu dès ce moment qu'un ouvrage destiné à faire connaître les antiquités de l'Angleterre sous nos ancêtres saxons, ne pouvait être mieux dédié qu'à l'auteur illustre des Essais sur la coupe du roi Ulphus et sur les terres par lui concédées au patrimoine de saint Pierre. Je crains malheureusement que le cadre futile, incomplet et vulgaire, dont j'ai enveloppé le résultat de mes recherches, n'attire à mon ouvrage une exclusion auprès de cette classe orgueilleuse qui a pris pour devise detur digniori. D'un autre côté, je redoute aussi d'être accusé de présomption en plaçant le nom du docteur Jones Dryasdust à la tête d'une publication que les graves antiquaires relégueront peut-être parmi les inutiles romans et contes du jour. J'ai à coeur de me justifier à l'avance d'une telle accusation; car, bien que je dusse me reposer sur votre amitié du soin de mon apologie à vos propres yeux, je ne voudrais pas cependant, à ceux du public, demeurer convaincu d'un crime aussi grave que celui dont j'appréhende le faix par anticipation.
Je dois donc vous rappeler que, lors de l'entretien que nous eûmes ensemble pour la première fois sur cette nature de productions, dans une desquelles les affaires privées de notre sage et docte ami d'Écosse, M. Oldbuck de Monkbarns 1, ont été si inconsidérément publiées, il s'éleva entre nous une discussion sur la cause de la vogue dont jouissent dans ce siècle frivole ces livres qui, nonobstant leur mérite intrinsèque, doivent être regardés comme écrits à la hâte et en violation de toutes les règles de l'épopée. Il vous parut alors que le charme venait entièrement de l'art avec lequel l'auteur, comme un autre Macpherson 2, avait mis à profit les trésors épars de l'antiquité, suppléant à sa paresse ou à son indigence d'invention par les incidens qui avaient marqué dans l'histoire nationale à une époque peu éloignée, et introduisant des personnages réels, sans même avoir eu soin de changer les noms. Il n'y a pas soixante-dix ans, me fîtes-vous observer, que tout le nord de l'Écosse vivait sous un gouvernement aussi simple et aussi patriarcal que ceux de nos bons alliés les Mohawks et les Iroquois 3. En admettant que l'auteur ne puisse être supposé d'avoir été le témoin de ces temps-là, il doit avoir vécu, observiez-vous, au milieu des personnes qui y ont joué un rôle; et même, depuis les trente années qui viennent de s'écouler, les moeurs écossaises ont éprouvé de tels changemens, que nous ne trouvons pas plus étranges les habitudes sociales de nos ancêtres que celles du règne de la reine Anne. Ayant ainsi des matériaux de toute sorte épars autour de lui, l'auteur n'avait plus guère, ajoutiez-vous, que l'embarras du choix: de là cette conclusion naturelle, que, possesseur d'une mine aussi féconde, ses ouvrages lui avaient nécessairement rapporté plus de profit et de gloire que n'en méritait la facilité de ses travaux.
En adoptant, comme je le devais, la vérité générale de ces remarques, je ne puis m'empêcher de trouver étonnant qu'aucune tentative n'eût encore été faite pour exciter en faveur des traditions et des moeurs de la vieille Angleterre un intérêt pareil à celui qu'ont éveillé nos voisins, plus pauvres et moins célèbres. Le drap vert de Kendal 4, quoique d'une date plus reculée, doit bien nous être aussi précieux que les tartans bariolés du nord. Le nom de Robin Hood 5, habilement évoqué, susciterait une ombre aussi vite que celui de Rob-Roy; et les patriotes d'Angleterre ne méritent pas moins de renommée, dans nos cercles modernes, que les Bruce et les Wallace de la Calédonie. Si les paysages du midi de la Grande-Bretagne sont moins romantiques et moins sublimes que ceux des montagnes du nord, on doit reconnaître qu'ils réunissent dans la même proportion plus de douceur et de beauté. Somme toute, nous avons le droit de nous écrier avec le Syrien ami de son pays: «Le Pharphar et l'Abanas, fleuves de Damas, ne sont-ils pas préférables à tous les fleuves d'Israël?»
Vos objections relativement à ce projet, mon cher docteur, étaient, vous vous le rappelez, de deux sortes. Vous insistiez sur les avantages qu'offrait à l'auteur écossais la récente existence de cet état de société qui forme le sujet de ses tableaux. Bon nombre de personnes vivantes, remarquiez-vous, se souviennent d'avoir entendu dire à leurs pères qu'ils avaient non seulement vu le célèbre Roy Mac-Grégor, mais qu'ils avaient pris part encore à des festins ou à des combats avec lui. Tous ces détails minutieux de la vie privée et du caractère domestique, tout ce qui imprime de la vraisemblance à un récit et à l'individualité d'un personnage, se trouvent encore dans la mémoire des Écossais, tandis qu'en Angleterre la civilisation remonte si haut, que les idées que nous pouvons avoir de nos ancêtres ne sont plus que le fruit de la lecture de vieilles chroniques, dont les auteurs semblent avoir méchamment conspiré à supprimer dans leurs récits toutes les particularités intéressantes, pour les remplacer par des fleurs d'éloquence monacale ou de triviales réflexions sur les moeurs. Marcher l'égal d'un auteur écossais dans la tâche de ressusciter les traditions du temps passé, serait pour un Anglais, disiez-vous, une prétention absurde et téméraire. Le Calédonien avait, selon vous, comme la magicienne de Lucain, la faculté de parcourir le théâtre d'une bataille récente, et de choisir, pour ses miracles de résurrection, un cadavre dont les membres semblaient encore tout palpitans, et dont la bouche venait d'exhaler son dernier soupir. Tel était le sujet auquel la puissante Érictho elle-même était forcée de recourir, comme pouvant seul être ranimé par ses enchantemens:
......gelidas letho serutata medullas,
Pulmonis rigidi stantes sine vulnere fibras
Invenit, et vocem defuncto in corpore quærit 6.
L'auteur anglais, d'un autre côté, disiez-vous, en le supposant tout aussi habile que l'enchanteur du nord, n'est libre de prendre ses sujets qu'au milieu de la poussière des âges, où il ne trouve que des ossemens desséchés, vermoulus et désunis comme ceux qui remplissaient la vallée de Josaphat. Vous m'exprimâtes aussi la crainte que les préjugés anti-nationaux de mes compatriotes ne leur permissent pas d'accueillir favorablement une production comme celle dont j'essayais de vous démontrer la réussite probable. Et cela, reprîtes-vous, n'est pas entièrement dû, en général, à de meilleures dispositions pour ce qui est étranger, il faut encore avoir égard aux improbabilités résultantes des circonstances où le lecteur anglais se trouve placé. Si vous lui tracez un tableau de moeurs sauvages et un état de société primitive existant au milieu des montagnes d'Écosse, il est naturellement porté à croire à la réalité de la peinture que vous lui faites: en voici la raison. S'il est de la classe ordinaire des lecteurs, il n'a jamais vu ces pays éloignés, ou il a seulement parcouru pendant une excursion d'été ces régions déshéritées par la nature, n'y prenant que de mauvais dîners, dormant sur des lits à roulettes, errant de déserts en déserts, et tout plein de crédulité sur les choses les plus étranges qu'on veut lui dire d'un peuple assez barbare et assez extravagant pour paraître attaché à un séjour aussi extraordinaire. Mais le même homme estimable, placé dans sa propre demeure, hermétiquement fermée, et entouré de tout ce qui rend si confortable le coin du feu anglais, est moitié moins disposé à croire que ses ancêtres menaient une vie bien différente de la sienne; que la tour en ruine qui ne sert plus aujourd'hui qu'à former un point de vue fut jadis habitée par un baron qui l'aurait pendu à sa porte sans autre forme de procès; que les paysans par qui sa petite ferme est tenue auraient été esclaves il y a trois siècles; et qu'enfin la complète influence de la tyrannie féodale s'étendait alors sur le village voisin, où le procureur est aujourd'hui un personnage plus important que le lord de l'ancien manoir.
Tout en reconnaissant la force de ces objections, je dois avouer en même temps qu'elles ne me semblent pas entièrement insurmontables. La pénurie de matériaux est en effet une grande difficulté; mais, pour ceux qui ont des connaissances en antiquités, il existe, et le docteur Dryasdust le sait mieux que personne, sur la vie privée de nos bons aïeux, des aperçus épars dans nos divers historiens, qui sont peu de chose, il est vrai, en comparaison des autres matières qu'ils traitent; mais tous ces aperçus réunis suffiraient pour jeter quelque jour sur les habitudes domestiques de nos pères. Si j'échoue dans mon entreprise, je n'en garde pas moins la conviction qu'avec un peu plus de travail et d'art pour mettre en oeuvre ces matériaux, une main plus habile serait aussi plus heureuse dans leur emploi, grâce aux éclaircissemens du docteur Henry 7, de M. Strutt, et surtout de M. Sharon Turner. Je proteste donc par avance contre tout argument qui serait fondé sur l'insuccès de ma tentative.
D'un autre coté, j'ai déjà dit que, si une peinture fidèle des anciennes moeurs anglaises était offerte à mes compatriotes, je leur suppose trop de bon sens et des dispositions trop favorables, pour douter qu'elle ne reçût un accueil bienveillant. Leur indulgence et leur bon goût en sont d'irrécusables garans.
Ayant ainsi répondu de mon mieux à la première classe de vos objections, ou du moins ayant manifesté la résolution de franchir les barrières qu'avait élevées votre prudence, je serai court sur ce qui m'est particulier. Vous parûtes être d'opinion que la position d'un antiquaire adonné à des recherches sérieuses, et de plus, comme le vulgaire le dira quelquefois, minutieuses et fatigantes, serait regardée comme un motif d'incapacité pour composer avec succès une histoire de ce genre. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher docteur, que cette objection est plus spécieuse que solide. Il est vrai que ces compositions futiles ne pourraient convenir au génie plus sérieux de notre ami M. Oldbuck. Cependant Horace Walpole écrivit un conte de revenant qui a remué bien des entrailles, et Georges Ellis 8 sut transporter tout le charme de son humeur enjouée, aussi aimable que peu commune, dans son Abrégé des anciens romans poétiques; de manière que, si je dois avoir sujet quelque jour de regretter mon audace, j'ai du moins en ma faveur ces honorables précédens.
Néanmoins, l'antiquaire, plus sévère, peut penser qu'en mêlant ainsi la fiction à la vérité, je corromps la source de l'histoire par de modernes inventions, et que je donne à la génération nouvelle de fausses idées sur le siècle que je décris. Je ne puis qu'avouer en un sens la force de cet argument, mais j'espère l'écarter par les considérations suivantes.
Sans doute je ne saurais ni ne veux prétendre à une observation exacte, même en ce qui touche le costume extérieur, et encore moins pour la langue et les moeurs; mais le même motif qui m'empêche d'écrire les dialogues de mon drame en anglo-saxon ou en normand-français, comme aussi de publier cet essai avec les caractères d'imprimerie de Caxton ou de Wynken de Worde 9, me défend également de me restreindre dans les bornes de la période où je fixe mon histoire. Pour exciter un intérêt quelconque, il est indispensable que le sujet choisi se traduise, pour ainsi dire, dans les moeurs et l'idiome du siècle où nous vivons. Jamais la littérature orientale n'a fait une illusion pareille à celle que produisit la première traduction, par M. Galland, des Mille et une Nuits, dans lesquelles, en conservant d'un côté la splendeur du costume, et de l'autre la bizarrerie des fictions de l'Orient, il mêla des expressions et des sentimens si naturels, qu'il les rendit intelligibles et intéressantes, en même temps qu'il abrégeait les longs récits, changeait les réflexions monotones, et rejetait les répétitions sans fin de l'original arabe. Aussi ces contes, bien que moins purement orientaux que dans leur source primitive, s'assortirent beaucoup mieux au goût européen, et obtinrent un degré de faveur populaire qu'ils n'eussent jamais atteint si les moeurs et le style n'avaient en quelque sorte été appropriés aux idées et aux habitudes des lecteurs d'Occident.
En faveur de ceux qui, en grand nombre, vont, j'aime à le croire, lire cet ouvrage avec avidité, j'ai tellement expliqué les moeurs anciennes dans un langage moderne, j'ai détaillé avec un si grand soin les caractères et les sentimens de mes héros, que personne ne se trouvera, j'espère, arrêté par la sécheresse accablante de l'antiquité; et je crois n'avoir point en ceci excédé la licence accordée à l'auteur d'une compilation romanesque. Feu M. Strutt, dans son roman de Queen-Hoo-Hall, a agi d'après un autre principe; et, en voulant distinguer l'ancien du moderne, cet antiquaire habile a oublié, selon moi, qu'il y a dans les moeurs et les sentimens modernes certains rapports communs à nos ancêtres, qui nous sont parvenus sans altération, ou qui, tirant leur origine d'une même nature, doivent avoir également existé dans toutes les phases sociales. Cet homme de talent, cet antiquaire si érudit, a limité de la sorte le succès de son livre, en excluant tout ce qui n'était pas assez suranné pour être en même temps oublié et inintelligible. La licence que je voudrais essayer de justifier, dans cette occurrence, est si nécessaire à l'exécution de mon plan, que je sollicite de votre patience la permission d'expliquer encore mieux mon argument, s'il m'est possible.
Celui qui, pour la première fois, ouvre Chaucer ou tout autre poète du moyen âge, est si frappé de l'orthographe surannée, de la multiplicité des consonnes, et de la forme antique du langage, qu'il veut jeter le livre de désespoir, comme trop empreint de la rouille des âges pour lui permettre de juger son mérite ou de sentir les beautés qu'il renferme. Mais, si quelque ami plus savant lui découvre que les difficultés qui l'effraient sont plus apparentes que réelles; si, en lui lisant à haute voix ou en réduisant les mots ordinaires à l'orthographe moderne, il lui prouve qu'il n'y a guère qu'un dixième des expressions qui soit tombé de fait en désuétude, le novice peut être aisément persuadé qu'il se rapproche de l'anglais vierge encore 10, et que dès lors un peu de patience le mettra à même de goûter les compositions tour à tour plaisantes et pathétiques par lesquelles le bon Geoffrey 11 émerveillait le siècle de Crécy et de Poitiers.
Poursuivons cette comparaison un peu plus loin: Si notre néophyte, plein d'un nouvel amour de l'antiquité, entreprenait d'imiter ce que l'on vient de lui apprendre à admirer, s'il allait choisir dans le glossaire les vieux mots qu'il renferme, pour s'en servir à l'exclusion des autres, il faut convenir qu'il agirait bien à rebours. Ce fut l'erreur de l'infortuné Chatterton 12. Pour donner à son style une couleur antique, il rejeta toute expression moderne, et enfanta un dialecte différent de tous ceux qu'on eût jamais parlés dans la Grande-Bretagne. Celui qui voudra imiter l'ancien idiome avec succès s'attachera plutôt à son caractère grammatical, à ses tours de phrase, qu'à un choix laborieux de termes extraordinaires et surannés, qui, comme je l'ai déjà dit, ne sont, eu égard aux expressions encore en usage, que dans la proportion de un à dix, quoique peut-être un peu différens par le sens et par l'orthographe.
Ce que j'ai dit du langage s'applique bien plus encore aux sentimens et aux coutumes. Les passions, d'où les sentimens et les usages découlent avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les pays et tous les siècles, et il s'ensuit naturellement que les opinions, les habitudes d'idées et les actions, bien que dominées par l'état particulier de la société, doivent en définitive présenter une ressemblance entre elles. Nos ancêtres n'étaient certainement pas plus différens de nous que les juifs ne le sont des chrétiens: ils avaient «des yeux, des mains, des organes, des sens, des affections, des passions, comme nous; ils étaient nourris des mêmes alimens, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes maladies, réchauffés par le même été et refroidis par le même hiver 13.» Leurs affections et leurs sentimens ont dû, par conséquent, se rapprocher des nôtres.
Ainsi, dans les matériaux que l'on peut faire entrer dans un ouvrage d'imagination tel que celui que j'ai essayé, l'auteur verra qu'une grande partie du langage et des moeurs serait aussi bien applicable au temps présent qu'à celui où se trouve le lieu des événemens qu'il raconte: la liberté du choix est donc plus grande pour lui, et la difficulté de sa tâche bien moindre qu'il ne le semblait d'abord. Pour emprunter une comparaison à un autre art, on peut dire des détails d'antiquités, qu'ils offrent les traits particuliers d'un paysage tracé par le pinceau. La tour féodale doit apparaître majestueusement; les figures mises en scène doivent se montrer avec le costume et le caractère de leur siècle; le tableau doit offrir les aspects particuliers du site avec ses rocs élevés ou la descente rapide de ses eaux en cascades. Le coloris général doit être aussi copié d'après la nature, le ciel être serein ou nébuleux, suivant le climat, et les nuances représenter celles qui dominent dans un paysage réel. Voilà les principales obligations que l'art impose au peintre; mais il n'est pas obligé de s'astreindre à copier servilement toutes les nuances peu importantes de la nature, ni de représenter avec une exactitude absolue les plantes, les fleurs et les arbres qui la décorent. Ces derniers objets, comme les teintes plus minutieuses de la lumière et de l'ombre, sont des attributs inhérens à toute perspective en général, analogues à chaque site, et mis à la disposition de l'artiste, qui ne suivra que son goût ou son caprice.
Il est vrai qu'en l'un et l'autre cas cette licence est resserrée dans de raisonnables limites. Le peintre ne doit introduire aucun ornement étranger à la contrée, au climat où il a mis son paysage. Il ne faut pas qu'il plante des cyprès sur l'Inch-Mervin 14, ni des sapins d'Écosse parmi les ruines de Persépolis. L'auteur se trouve assujéti à des lois identiques. Bien qu'il lui soit facultatif de peindre les passions et les sentimens avec plus de détail qu'il n'en existe dans les anciennes compositions qu'il imite, il faut qu'il n'introduise rien d'étranger aux moeurs du siècle; ses chevaliers, ses écuyers, ses varlets, ses hommes d'armes, peuvent être plus largement dessinés que dans les sèches et dures esquisses d'un ancien manuscrit enluminé; mais les costumes et les caractères doivent demeurer inviolables. Il faut que les figures soient les mêmes, mais tracées par un meilleur pinceau, ou, pour parler avec plus de modestie, exécutées dans un siècle où les principes de l'art sont mieux compris. Son langage ne doit pas être exclusivement suranné et inintelligible; mais on ne doit admettre, s'il est possible, aucun mot, aucune tournure de phrase qui trahirait une origine purement moderne. C'est une chose que d'employer l'idiome et les sentimens qui nous sont communs à nous et à nos ancêtres, et c'en est une autre de leur affecter des sentimens et un dialecte exclusivement propres à leurs descendans.
Voilà, mon cher ami, la partie la plus difficile de ma tâche; et, à vous parler franchement, je n'ose espérer de satisfaire votre jugement moins partial et votre science plus étendue, puisque j'ai eu de la peine à me contenter moi-même. Je sens d'ailleurs qu'on me trouvera encore plus défectueux touchant les moeurs et les costumes; ceux qui seront disposés à examiner rigoureusement mon histoire sous ce rapport voudront du moins, peut-être, me juger de la sorte. Il se pourra que j'aie introduit peu de choses qu'on eût droit d'appeler positivement modernes; mais, d'un autre côté, il est très probable que j'aurai confondu les usages de deux ou trois siècles, et introduit pendant le règne de Richard II des circonstances appropriées à une période plus ancienne ou plus voisine de nous. Ce qui me rassure, c'est que des erreurs de cette nature échapperont à la classe la plus nombreuse de mes lecteurs, et que je partagerai la gloire si peu méritée de ces architectes qui, dans leurs constructions gothico-modernes, ne balancent pas à introduire, sans règle ni méthode, les ornemens de différens styles et de différentes époques. Ceux à qui de plus vastes recherches ont donné les moyens d'être plus sévères seront sans doute plus indulgens, en proportion de la connaissance qu'ils auront des difficultés de ma tentative audacieuse. Mon digne ami Ingulphe, trop négligé, m'a fourni plus d'une indication utile; mais la lumière que nous offrent le moine de Croydon et Geoffroy de Vinsauff 15 est obscurcie par une telle masse de matériaux informes, que nous cherchons volontiers un refuge dans les intéressantes pages du brave Froissard 16, quoiqu'il ait fleuri à une époque bien plus éloignée de la date de notre histoire. Si donc, mon digne ami, vous êtes assez généreux pour excuser ma présomption d'avoir voulu me faire une couronne de ménestrel, en partie avec les perles de la pure antiquité, et en partie avec les pierres et la pâte de Bristol, au moyen desquelles on les imite, je nourris l'espérance que la difficulté de l'entreprise vous engagera, mon cher docteur, à en tolérer l'imperfection.
J'ai peu de chose à dire de mes matériaux: on peut les retrouver presque en entier dans le curieux manuscrit anglo-normand que sir Arthur Wardour conserve avec un soin si jaloux dans le troisième tiroir de son bureau de chêne, permettant à peine qu'on y regarde, et étant lui-même incapable de lire une syllabe de son contenu. Il ne m'eût jamais accordé la permission de consulter pendant quelques heures ces pages précieuses, dans mon voyage d'Écosse, si je n'avais promis de le désigner par quelque mode emphatique de caractère, comme, par exemple, le Manuscrit de Wardour, pour lui donner une individualité aussi importante que celle du Manuscrit de Bannatyne, du Manuscrit Auchinleck 17, ou de tout autre monument de la patience des tabellions gothiques. Je vous ai envoyé pour votre étude privée le sommaire des chapitres de cette pièce singulière, et je le joindrai peut-être, avec votre consentement, au deuxième volume de mon histoire, si le compositeur s'impatiente pour recevoir de la copie, lorsque tout mon manuscrit sera composé.
Adieu, mon cher ami; j'en ai dit assez, sinon pour justifier, du moins pour expliquer l'essai que j'ai entrepris, et qu'en dépit de vos doutes et de mon incapacité je persiste à ne pas croire inutile.
J'espère que vous êtes entièrement rétabli de votre accès de goutte, et je serais heureux que votre savant médecin vous recommandât un voyage dans notre province. On a trouvé dernièrement plusieurs curiosités dans les fouilles pratiquées à l'ancien Habitancum 18. À propos d'Habitancum, je pense que vous avez appris qu'un misérable paysan a détruit la vieille statue ou plutôt le bas-relief appelé vulgairement Robin de Redesdale. Il paraît que la renommée de Robin attirait plus de pèlerins qu'il n'en fallait pour laisser croître la fougère d'une lande dont l'acre vaut à peine un schilling. Malgré votre titre de révérend, échauffez une bonne fois votre bile, prenez une fois un peu de rancune, et souhaitez avec moi que ce rustre ait un accès de gravelle aussi fort que s'il avait tous les fragmens de la statue du pauvre Robin dans le viscère où la maladie établit son siége. Ne parlez pas de cela à Gath, de peur que les Écossais ne se réjouissent d'avoir enfin trouvé chez leurs voisins un exemple de la barbarie qui se signala par la démolition du four d'Arthur. Mais il n'y aurait aucun terme à nos lamentations si nous nous arrêtions sur de pareils sujets. Daignez offrir mes respectueux complimens à miss Dryasdust; je me suis de mon mieux acquitté de la commission qu'elle m'avait donnée pour ses lunettes, dans mon dernier voyage à Londres; j'espère qu'elle les a reçues en bon état, et qu'elle les a trouvées de son goût. Je vous expédie mon paquet par le voiturier aveugle; peut-être alors qu'il restera long-temps en route 19. Les dernières nouvelles que je reçois d'Édimbourg m'apprennent que le savant qui remplit les fonctions de secrétaire dans la Société des Antiquaires est le premier amateur en dessin de la Grande-Bretagne, et qu'on attend beaucoup de son zèle et de son talent pour dessiner ces spécimens d'antiquité nationale qui s'écroulent, minés lentement par le temps, ou balayés par le goût moderne avec le même balai de destruction que John Knox employait au siècle de la réforme. Adieu derechef: Vale tandem, non immemor mei. Croyez-moi toujours, mon révérend et très cher monsieur, votre très humble serviteur, Laurence Templeton. 20
17 novembre 1817.
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ
CHAPITRE PREMIER.
«C'est ainsi qu'ils parlaient, tandis qu'ils
forçaient à rentrer le soir dans l'étable leurs
troupeaux bien repus, qui témoignaient par
un bruyant grognement leur regret de renoncer
à la pâture.»
Odyssée.
Dans cet heureux vallon de la riche Angleterre, baigné par le Don aux flots purs, s'étendait jadis une forêt vaste, qui couvrait la plus grande partie des belles montagnes et des vallées qu'on aperçoit entre Sheffield et la riante ville de Doncaster 21. On voit encore des restes de cette forêt dans les magnifiques domaines de Wentworth, de Warncliffe-Park, et dans les environs de Rotherham. C'est là que le fabuleux dragon de Wantley exerçait ses ravages; là se livrèrent la plupart des sanglantes batailles qu'amenèrent les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche; là encore se montrèrent ces bandes de valeureux proscrits 22 dont les exploits sont devenus si populaires dans les ballades anglaises.
Tel est le lieu principal de la scène de notre histoire, dont la date remonte à la fin du règne de Richard Ier, époque où le retour du prince était l'objet des voeux plutôt que des espérances de ses sujets désolés, assujétis à tous les maux que leur infligeaient des tyrans subalternes. Les nobles, dont le pouvoir était devenu exorbitant sous le règne d'Étienne, et que la prudence de Henri II eut tant de peine de réduire à une sorte de soumission à la couronne, avaient repris leur vieille licence dans toute son étendue. Ils méprisaient la faible intervention du conseil d'état d'Angleterre, fortifiaient leurs châteaux, augmentaient le nombre de leurs serfs, assimilaient tout ce qui les environnait à un état de vasselage, et cherchaient, par tous les moyens possibles, à se mettre à la tête de forces suffisantes pour figurer dans les troubles qui menaçaient le pays.
La situation de la noblesse inférieure, ou de cette classe qu'on nommait les franklins 23, et qui, d'après la loi et la constitution de l'Angleterre, avait le droit de se regarder comme indépendante de la tyrannie féodale, devint alors singulièrement précaire. Si, comme cela se pratiquait assez généralement, ils se mettaient sous la protection de quelqu'un des petits rois de leur voisinage, s'ils acceptaient quelque charge féodale dans sa maison, ou s'ils s'obligeaient par un traité d'alliance à l'aider dans toutes ses entreprises, ils pouvaient, il est vrai, acheter une tranquillité temporaire; mais c'était toujours au prix de cette indépendance si précieuse à des coeurs anglais, et au risque de se voir obligés de s'associer aux tentatives les plus imprudentes que l'ambition de leur protecteur pouvait lui suggérer. D'une autre part, les grands barons possédaient tant de moyens de vexation et d'oppression, qu'ils trouvaient sans cesse un prétexte, et la volonté leur manquait rarement de tourmenter, poursuivre et ruiner ceux de leurs voisins moins puissans qui voulaient se soustraire à leur autorité, et qui croyaient qu'une conduite paisible et les lois du pays devaient être pour eux une protection suffisante contre les dangers des temps.
Une circonstance qui vint contribuer à augmenter la tyrannie de la haute noblesse et les souffrances des classes inférieures, fut la conquête de l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Quatre générations n'avaient pu encore mêler entièrement le sang ennemi des Normands avec celui des Anglo-Saxons, ni réunir par un même langage et par des intérêts communs deux races rivales, dont l'une avait conservé tout l'orgueil du triomphe, tandis que l'autre gémissait sous la honte de tous les résultats de la défaite. L'issue de la bataille d'Hastings avait mis la puissance entre les mains de la noblesse normande, qui, comme nos historiens l'assurent, n'en avait pas usé avec modération. Sauf un petit nombre de cas, toute la race des princes et des nobles saxons avait été anéantie ou dépouillée, et il ne s'en trouvait que très peu qui, sur le sol natal de leurs aïeux, conservassent encore des domaines de seconde ou même de troisième classe. La politique de Guillaume et de ses successeurs avait été d'affaiblir, par tous les moyens, cette partie de la population, regardée avec raison comme nourrissant l'antipathie la plus profonde contre les vainqueurs. Tous les rois de la race normande avaient manifesté une prédilection très marquée pour leurs sujets normands. Les lois sur la chasse, et beaucoup d'autres inconnues à l'esprit plus doux et plus libéral du code saxon, avaient été imposées à l'Angleterre, comme pour ajouter un nouveau poids aux chaînes féodales qui accablaient les vaincus. À la cour, et dans les châteaux de la haute noblesse où l'on imitait la magnificence royale, on ne parlait que français: c'était dans cette langue qu'on plaidait devant les tribunaux, et que les jugemens étaient rendus; en un mot, le français était la langue de l'honneur, de la chevalerie et de la justice, tandis que l'anglo-saxon, plus mâle et plus expressif, était laissé aux campagnards et au bas peuple, qui ne connaissaient pas d'autre idiome. Cependant le besoin des communications entre les seigneurs du sol et les classes inférieures qui le cultivaient avait peu à peu donné naissance à un nouveau dialecte tenant le milieu entre le français et l'anglo-saxon, et qui leur facilitait les moyens de s'entendre; et cette nécessité de communication forma peu à peu la langue anglaise actuelle; celle des vainqueurs et celle des vaincus s'y fondirent par un heureux mélange, et par degrés elle s'enrichit des emprunts qu'elle fit aux langues classiques et à celles que parlent les nations de l'Europe méridionale.
Voilà quel était à cette époque l'état des choses; j'ai cru devoir le retracer à l'esprit de mes lecteurs, parce qu'ils auraient pu oublier que nul grand événement, tel qu'une guerre ou une insurrection, ne marque l'existence des Anglo-Saxons, comme nation isolée, postérieurement au règne de Guillaume II, dit le Roux. Toutefois les grandes distinctions nationales entre les vaincus et les vainqueurs, le souvenir de ce que les premiers avaient été, comparé à ce qu'ils étaient alors, se perpétuèrent jusqu'au règne d'Édouard III, laissèrent ouvertes les blessures que la conquête avait creusées, et continuèrent une ligne de séparation entre les descendans des Normands vainqueurs et ceux des Saxons vaincus.
Les derniers feux du jour descendaient sur une belle et verte clairière de la forêt dont il a été question au commencement de ce chapitre; des centaines de gros vieux chênes au tronc peu élevé, mais qui avaient peut-être vu la marche triomphale des armées romaines, déployaient leurs rameaux noueux et touffus sur une pelouse gracieuse; en quelques endroits, ils étaient mêlés de bouleaux, de houx, et de bois taillis de différentes espèces, dont les branches s'entrelaçaient de manière à intercepter entièrement les rayons du soleil couchant. Ailleurs, ces arbres, isolés les uns des autres, formaient de longues avenues, dans les détours desquelles la vue se plaît à s'égarer, tandis que l'imagination les considère comme des sentiers conduisant à des sites encore plus sauvages et plus solitaires. Ici les feux pourprés du jour lançaient des rayons plus ternes, qui s'inclinaient sur les rameaux brisés et sur les troncs moisis des arbres; là, ils éclairaient d'un vif éclat les clairières à travers lesquelles il leur était permis de se frayer un passage. Un grand espace ouvert au milieu d'elles semblait avoir été jadis consacré aux rites du culte des druides; car sur le sommet d'une petite colline, si régulière qu'elle paraissait l'ouvrage de l'art, se voyaient les restes d'un cercle de pierres énormes, brutes et non taillées 24. Sept demeuraient debout; les autres avaient été déplacées vraisemblablement par le zèle de quelques uns des premiers convertis au christianisme; les unes étaient peu loin du lieu où elles gisaient d'abord; d'autres étaient renversées sur le penchant de la colline; une seule des plus larges, précipitée jusqu'au bas, et suspendant le cours d'un petit ruisseau qui s'écoulait au pied de l'éminence, occasionnait par son obstacle, un doux murmure à cette onde auparavant silencieuse.
Deux figures humaines, qui complétaient ce paysage, offraient dans leur extérieur et leurs vêtemens ce caractère sauvage et rustique auquel on reconnaissait, dans ces temps reculés, les habitans de la partie boisée du West-Riding de l'Yorkshire 25. Le plus âgé avait un aspect dur, farouche et grossier; son habillement, qui était de la forme la plus commune et la plus simple, consistait en une sorte de jaquette serrée à manches, faite de la peau tannée de quelque animal, à laquelle on avait primitivement laissé le poil, alors usé en tant d'endroits, qu'il eût été difficile de juger à quel quadrupède il avait appartenu. Ce vêtement descendait du cou aux genoux, et tenait lieu de tous ceux qui sont destinés à envelopper le corps; il n'avait qu'une seule ouverture par le haut, suffisante pour y passer la tête, et il était évident qu'on le mettait de la même manière qu'on passe aujourd'hui une chemise, ou plus anciennement un haubert. Des sandales, attachées avec des courroies de cuir de sanglier, protégeaient ses pieds; deux bandes d'un cuir plus mince entrelaçaient chacune de ses jambes jusqu'au genou, qui demeurait à nu, comme dans le costume des montagnards écossais. Pour fixer cette jaquette plus étroitement autour du corps, une ceinture de cuir la serrait par le moyen d'une boucle de cuivre. À cette ceinture étaient suspendus d'un côté une sorte de petit sac, de l'autre une corne de bélier dont on avait fait un instrument à vent armé d'un bec; on y voyait fixé de même un de ces longs couteaux de chasse, à lame large, pointue, et à deux tranchans, garnie d'une poignée de corne; instrument que l'on fabriquait alors dans le voisinage, et qu'on appelait couteau de Sheffield 26. Cet homme avait la tête découverte et les cheveux arrangés en tresses fortement serrées: le soleil les avait rendus d'un roux foncé, couleur de rouille, qui contrastait avec sa barbe d'une nuance jaunâtre comme l'ambre. Il ne me reste plus à citer qu'une seule partie de son ajustement, et elle était trop remarquable pour que je puisse l'omettre: c'était un collier de cuivre qui entourait son cou, pareil à celui d'un chien, mais sans aucune ouverture, fixé à demeure, assez lâche pour permettre de respirer et d'agir, et qu'on ne pouvait enlever sans recourir à la lime. Sur ce collier bizarre était gravée l'inscription suivante, en caractères saxons: «Gurth, fils de Beowulph, est l'esclave-né 27 de Cedric de Rothervood.»
Près de ce gardien des pourceaux, car telle était l'occupation de Gurth, on voyait assis sur une des pierres druidiques un homme qui paraissait plus jeune d'environ dix ans, et dont l'habillement, quoique de même nature que celui de son compagnon, était plus riche et d'une apparence plus fantastique. Sur le fond de sa jaquette, d'un pourpre brillant, on avait essayé de peindre des ornemens grotesques en différentes couleurs. Il portait aussi un manteau court, qui à peine lui descendait jusqu'à mi-cuisse. Ce manteau, d'étoffe cramoisie, couvert de plus d'une tache, bordé d'une bande d'un jaune vif et qu'il pouvait porter à volonté sur l'une ou l'autre épaule, ou dont il pouvait s'envelopper tout entier, contrastant par sa petite longueur, formait une draperie d'un genre bizarre. Ses bras portaient de minces bracelets d'argent, et son cou était entouré d'un collier de même métal, sur lequel étaient gravés ces mots: «Wamba, fils de Witless, est l'esclave de Cedric de Rotherwood.» Ce personnage avait des sandales pareilles à celles de Gurth; mais ses jambes, au lieu d'être couvertes de deux bandes de cuir entrelacées, montraient des espèces de guêtres, dont l'une était rouge et l'autre jaune. Il avait sur la tête un bonnet garni de clochettes, comme celles que l'on attache au cou des faucons, et elles sonnaient à chaque mouvement qu'il faisait, c'est-à-dire continuellement, car sans cesse il changeait de posture. Ce bonnet, bordé d'un bandeau de cuir découpé en guise de cornet, se terminait en pointe, et retombait sur l'épaule, comme nos anciens bonnets de nuit, ou comme le bonnet de police d'un hussard: c'est à cette pointe du bonnet que les clochettes étaient fixées. Une telle particularité, la forme du bonnet même, et l'expression moitié folle et moitié satyrique de la physionomie de Wamba prouvaient assez qu'il appartenait à cette race de clowns ou bouffons domestiques autrefois entretenus chez les grands, afin de tromper les heures si lentes qu'ils étaient, obligés de passer dans leurs châteaux. Il avait, comme son compagnon, un sac attaché à sa ceinture, mais on ne lui voyait ni corne ni couteau de chasse, étant probablement regardé comme appartenant à une classe d'hommes à laquelle on eût craint de confier des armes. Un sabre de bois, semblable à celui avec lequel Arlequin opère ses prodiges sur nos théâtres modernes, remplaçait le couteau.
L'air et la contenance de ces deux hommes formaient un contraste non moins étonnant que leur costume. Le front de Gurth ou de l'esclave était chargé d'ennuis; sa tête était baissée, avec une apparence d'abattement qu'on eût pris pour de l'apathie, si le feu qui de temps à autre étincelait dans ses regards, quand il levait les yeux, n'eût prouvé qu'il cachait sous cet air de tristesse et de découragement la haine de l'oppression et une forte envie de s'y soustraire. La physionomie de Wamba ne décelait qu'une curiosité vague, une sorte de besoin de changer d'attitude à chaque instant, et la satisfaction touchant sa position et la mine qu'il faisait. Leur conversation avait lieu en anglo-saxon, idiome qui, comme nous l'avons dit, était la langue universelle des classes inférieures, à l'exception des soldats normands et des personnes attachées au service personnel de la noblesse féodale. Mais un échantillon de leurs discours dans leur propre langue n'intéresserait guère un lecteur moderne; bornons-nous à une traduction.
«Que la malédiction de saint Withold 28 tombe sur ces misérables pourceaux!» dit Gurth après avoir sonné plusieurs fois de sa corne pour les réunir, tandis que, tout en répondant à ce signal par des grognemens aussi mélodieux, ils ne se pressaient pas de quitter le copieux banquet de glands et de faines qui les engraissaient, ni les rives bourbeuses d'un ruisseau où plusieurs, à demi plongés dans la fange, s'étendaient à leur aise, sans écouter la voix de leur gardien. «Que la malédiction de saint Withold tombe sur eux et sur moi! Si le loup ne m'en attrape pas quelques uns ce soir, je ne suis pas un homme. Ici, Fangs, ici!» cria-t-il à un chien d'une grande taille, au poil rude, moitié mâtin, moitié lévrier, qui courait çà et là, comme pour aider son maître à réunir son troupeau récalcitrant, mais qui, dans le fait, soit qu'il fût mal dressé, soit qu'il ne comprît pas les ordres de son maître, soit qu'il n'écoutât qu'une ardeur aveugle, chassait les pourceaux devant lui de divers cotés, et augmentait ainsi le désordre au lieu d'y remédier. «Que le diable lui fasse sauter les dents! s'écria Gurth, et que le père de tout mal confonde le garde-chasse qui enlève les griffes de devant à nos chiens, et les rend par là incapables de faire leur devoir. Wamba, debout: si tu es un homme, aide-moi un peu. Tourne derrière la montagne afin de prendre le vent sur mes bêtes, et alors tu les chasseras devant toi comme de timides agneaux.»
«Vraiment! répondit Wamba immobile: j'ai consulté là dessus mes jambes, et toutes deux pensent qu'exposer mes somptueux habits dans ces trous pleins de boue serait un acte de déloyauté contre ma personne souveraine et ma garde-robe royale. Je te conseille de rappeler Fangs, et d'abandonner tes pourceaux à leur destinée; et, soit qu'ils rencontrent une troupe de soldats, une bande d'outlaws, ou une compagnie de pèlerins, les animaux confiés à tes soins ne peuvent manquer d'être changés demain matin en Normands, ce qui pour toi ne sera pas un médiocre soulagement.»
«Mes pourceaux changés en Normands! dit Gurth. Expliquez-moi cela, Wamba: je n'ai ni le cerveau assez subtil ni le coeur assez joyeux pour deviner des énigmes.»--«Comment appelez-vous ces animaux à quatre pieds qui courent en grognant?»--«Des pourceaux, imbécille, des pourceaux; il n'y a pas de fou qui ne sache cela.»--«Et pourceau est de bon saxon, repartit le plaisant; mais quand le pourceau est égorgé, écorché, coupé par quartiers, et pendu par les talons à un croc comme un traître, comment l'appelles-tu en saxon?»--«Du porc», répondit le porcher. «Je suis charmé, dit Wamba, qu'il n'y ait pas de fou qui ne sache cela; et porc, je crois, est du véritable franco-normand; et, tant que la bête est vivante et confiée à la garde d'un esclave saxon, elle garde son nom saxon; mais elle devient normande et s'appelle porc, dès qu'on la porte à la salle à manger du château pour y servir aux festins des nobles. Que penses-tu de cela, mon ami Gurth? Eh! Allons, réponds-moi vite: qu'en penses-tu?»--«C'est la vérité toute pure, ami Wamba, quoiqu'elle ait passé par ta caboche de fou.»
«Eh bien, je n'ai pas tout dit, reprit Wamba sur le même ton: il y a encore le vieux boeuf alderman, qui retient son nom saxon Ox tant qu'il est conduit au pâturage par des serfs et des esclaves comme toi, mais qui devient Beef, un vif et brave Français, dès qu'il s'offre aux nobles mâchoires destinées à le dévorer. Le veau, Mynheer Calve, devient de la même façon Monsieur de Veau 29; il est saxon tant qu'il a besoin des soins du vacher, et obtient un nom normand dès qu'il devient matière à bombance.»
«Par saint Dunstan! répondit Gurth, tu me contes là de tristes vérités. À peine nous reste-t-il l'air que nous respirons, et je crois que les Normands ne nous l'ont laissé qu'après avoir bien hésité, et uniquement pour nous mettre en état de supporter les fardeaux dont ils écrasent nos épaules. Les meilleures viandes sont pour leur table, les plus belles filles pour leur couche, et nos plus braves jeunes gens vont, loin du sol natal, reformer leurs armées et blanchir de leurs os les terres étrangères. Il ne reste ici personne qui puisse ou veuille protéger le malheureux Saxon. Que le ciel bénisse notre maître Cedric! il s'est conduit en brave, en restant sur la brèche. Mais voilà Reginald Front-de-Boeuf qui arrive dans le pays en personne, et nous verrons tout à l'heure combien peu servira à Cedric la peine qu'il s'est donnée. Ici, ici! cria-t-il à son chien. Bien! Fangs, bien! mon garçon, tu as fait ton devoir. Voilà enfin tout le troupeau réuni, et tu les mènes comme il faut, mon garçon!»
«Gurth, répliqua le bouffon, je vois que tu me crois un fou, sans quoi tu ne serais pas assez imprudent pour me mettre ta tête dans la gueule. Si je rapportais à Reginald Front-de-Boeuf ou à Philippe de Malvoisin un seul mot de ce que tu viens de dire, tu aurais parlé en traître contre les Normands, tu ne serais plus qu'un porcher réprouvé, et ton corps balancerait pendu à un de ces arbres, comme un épouvantail à quiconque oserait mal parler des nobles étrangers.»--«Chien que tu es, s'écria Gurth, est-ce que tu serais homme à me trahir après m'avoir si vivement excité à parler ainsi à mon détriment?»
--«Te trahir! non; ce serait le trait d'un homme sensé: un fou ne sait pas se rendre de si bons services. Mais un instant: quelle est donc la compagnie qui nous arrive?» ajouta-t-il en prêtant l'oreille à un bruit lointain de chevaux et de cavaliers--«Je m'en inquiète peu,» dit Gurth qui avait rassemblé son troupeau, et qui, avec l'aide de Fangs, le faisait entrer dans une des longues avenues que nous avons essayé tout à l'heure de décrire. «Je veux voir qui sont ces cavaliers, dit Wamba; ils viennent peut-être du pays des fées, chargés d'un message du roi Oberon, de ce roi fameux par tant de prodiges inouïs.»--«Que la fièvre te gagne! s'écria Gurth: peux-tu parler de pareilles choses quand nous sommes menacés d'un orage terrible? N'entends-tu pas rouler le tonnerre à quelques milles de nous? N'as-tu pas aperçu cet éclair? Une pluie d'été commence, je n'en ai jamais vu tomber d'aussi grosses gouttes. Malgré le calme de l'air, les branches de ces grands chênes font un bruit qui annonce une tempête. Tu peux jouer le raisonnable, si tu le veux; crois-moi une fois, et hâtons-nous de rentrer avant le fort de l'orage, car cette nuit même sera terrible.»
Wamba parut sentir la force de ce raisonnement, et accompagna son camarade, qui se mit en route après avoir ramassé un long bâton à deux bouts qu'il trouva sur son chemin; et ce nouvel Eumée marchait à grands pas dans l'avenue, chassant devant lui, à l'aide de Fangs, son discordant troupeau gorgé de fange et de glands.
CHAPITRE II.
«C'était un moine accompli en moinerie,
un cavalier aimant la chasse et le gibier,
un maître-homme bien fait pour être abbé;
il tenait de superbes chevaux dans son
écurie; et lorsqu'il chevauchait, toute la
sonnerie de sa monture résonnait en plein
air aussi haut que la cloche du couvent
dont il était le supérieur, qualité en vertu
de laquelle il gardait seul les clefs de la
cave.»
Trad. de Chaucer.
Nonobstant les exhortations et les gronderies de son compagnon, le bruit du pas des chevaux continuant à approcher, Wamba ne pouvait s'empêcher de ralentir occasionnellement sa marche, en saisissant tous les prétextes que la route lui offrait. Tantôt c'était pour cueillir dans le taillis quelques noisettes à demi mûres, tantôt pour parler à quelque jeune fille de campagne qu'ils rencontraient. La cavalcade ne tarda donc pas à les rejoindre.
Elle était composée de dix personnes; les deux qui marchaient à leur tête semblaient des hommes de haut parage; les autres composaient leur suite. Il n'était pas difficile de reconnaître l'état et la condition de l'un de ces deux personnages. C'était évidemment un ecclésiastique d'un rang élevé; il portait l'habit de l'ordre de Cîteaux, mais d'une étoffe beaucoup plus fine que ne le permettait la règle de l'ordre; son manteau et son capuchon étaient du plus beau drap de Flandre, et formaient une draperie large et gracieuse autour de lui, malgré l'excès de son embonpoint. Il avait un extérieur agréable, qui n'annonçait pas plus le jeûne et les mortifications que ses vêtemens n'attestaient le mépris du luxe et de l'opulence mondaine. Ses traits pouvaient passer pour réguliers; mais de ses paupières baissées jaillissait fréquemment l'éclat d'un oeil épicurien qui trahissait un amateur de la bonne chère et des festins. Du reste, sa profession et son rang lui avaient appris à maîtriser l'expression d'une physionomie naturellement enjouée, à laquelle il savait donner à volonté un air de gravité solennelle. Malgré les règles de son couvent, les bulles du pape et les canons des conciles, les manches de ce dignitaire de l'Église étaient garnies de riches fourrures, son manteau était fixé autour de son cou par une agrafe d'or, et l'habit de son ordre décelait la même recherche qu'on remarque aujourd'hui dans le costume d'une séduisante quakeresse, qui, sans s'écarter de la mise ordinaire de sa secte, donne à sa simplicité, par le choix des étoffes et par la manière de les employer, une sorte de coquetterie fort analogue aux vanités du monde.
Ce digne homme d'église montait une mule fringante, dont l'amble était le pas habituel; on l'avait magnifiquement harnachée, et sa bride était ornée de petites sonnettes d'argent, suivant la mode du jour. Sur sa magnifique selle, il n'avait rien de la gaucherie du cloître; il déployait l'aisance et les grâces d'un cavalier adroit et exercé. Il paraissait n'avoir pris que momentanément et pour la route une monture trop vulgaire pour lui, malgré son allure douce, car un frère lai, faisant partie de sa suite, conduisait par la bride un des plus beaux coursiers que l'Andalousie eût jamais vus naître, et que les marchands faisaient alors venir à grands frais et non sans quelques dangers, pour les vendre aux personnes riches et distinguées. La selle et la housse de ce superbe palefroi étaient couvertes d'un drap tombant presque jusqu'à terre, sur lequel on avait brodé des mitres, des crosses et d'autres emblèmes sacerdotaux. Un autre frère lai conduisait une mule chargée de bagages appartenant probablement à son supérieur, et deux moines de son ordre étaient à l'arrière-garde, riant, causant ensemble, et sans faire beaucoup d'attention aux autres membres de la cavalcade.
Le compagnon du dignitaire ecclésiastique semblait un homme âgé de plus de quarante ans. Il était grand, sec, vigoureux, avec des formes athlétiques; mais les fatigues et les travaux qu'il avait endurés et qu'il semblait prêt à braver encore, l'avaient réduit à une maigreur extrême; ce qui rendait étonnamment saillantes les parties osseuses de son corps. Sa tête était parée d'une toque écarlate garnie de fourrures, pareille à celle que les Français appellent mortier, à cause de son analogie avec un mortier renversé. Rien n'empêchait donc de voir son visage, dont l'expression était calculée pour imprimer le respect, sinon la crainte, à des étrangers. Ses traits, fortement prononcés, avaient pris sous le soleil des tropiques une couleur basanée et presque aussi noire que le teint d'un nègre; on eût dit, lorsqu'il était calme, qu'ils sommeillaient après l'orage de sa passion; mais les veines gonflées de son front, la promptitude avec laquelle sa lèvre supérieure, couverte d'une moustache noire et épaisse, grimaçait à la moindre émotion, prouvaient assez qu'on pouvait aisément réveiller dans son coeur cet orage assoupi. Un seul regard de ses yeux noirs et perçans faisait deviner combien il avait surmonté d'obstacles et bravé de périls; il semblait même demander qu'on opposât quelque digue à ses volontés, pour le plaisir de la briser par de nouvelles démonstrations de force et de courage. Une profonde cicatrice au front prêtait à sa physionomie un air dur et farouche, et une expression sinistre à ses yeux, dont les rayons visuels, d'ailleurs très pénétrans, étaient légèrement obliques.
L'habillement de dessus de ce personnage ressemblait à celui de son compagnon. C'était un long manteau de bénédictin, mais dont la couleur écarlate indiquait que celui qui le portait ne faisait partie d'aucun des quatre ordres réguliers. Sur l'épaule droite était taillée en drap blanc une croix d'une forme particulière. Ce premier vêtement cachait, ce qui d'abord paraissait peu en harmonie avec sa forme, une cotte de mailles avec des manches et des gantelets de même métal, aussi flexibles que s'ils eussent été travaillés au métier. Le devant de ses cuisses, où les plis de son manteau permettaient de les apercevoir, était protégé de la même manière; et de petites plaques d'acier, s'avançant l'une sur l'autre comme les écailles d'un reptile, couvraient ses genoux et ses jambes jusqu'aux chevilles pour compléter son armure défensive. Un long poignard à double tranchant, fixé à sa ceinture, était la seule arme offensive qu'il portât.
Il montait une haquenée, afin de ménager son beau cheval de combat, qu'un écuyer conduisait par la bride, et qui était harnaché comme pour un jour de bataille, la tête protégée par un fronteau d'acier terminé en fer de pique. À un côté de la selle pendait une hache de guerre richement damasquinée, et à l'autre un casque orné de plumes, et une longue épée comme les chevaliers en avaient à cette époque. Un second écuyer portait la lance de son maître, à l'extrémité de laquelle se trouvait fixée une petite banderolle où était peinte une croix semblable à celle qui décorait le manteau. Il portait aussi un petit bouclier de forme triangulaire, assez large du haut pour défendre la poitrine, et diminuant graduellement des deux côtés pour former une pointe par le bas. Ce bouclier était couvert d'un drap écarlate, ce qui empêchait qu'on en pût lire la devise.
Ces deux écuyers étaient suivis de deux autres. À leur peau basanée, à leurs turbans blancs, et à la forme orientale de leurs vêtemens, on devinait qu'ils étaient nés dans quelque région lointaine d'Asie. Tout l'extérieur du guerrier et de son escorte avait quelque chose d'exotique et d'étrange. Le costume des écuyers était également assez recherché, et les deux Orientaux avaient des bracelets, des colliers d'argent et des cercles du même métal autour des jambes, qui étaient nues depuis la cheville jusqu'au mollet, de même que leurs bras étaient découverts jusqu'au coude. Leurs habits de soie surchargés de broderies annonçaient la richesse et l'importance de leur maître, tout en formant un singulier contraste avec la simplicité de son costume guerrier. Leurs sabres à lame recourbée, à poignée damasquinée en or, pendaient à des baudriers aussi brodés en or, et garnis de poignards turcs d'un travail encore plus merveilleux. Chacun d'eux portait à l'arçon de sa selle un faisceau de javelines à pointe acérée, d'environ quatre pieds de longueur, arme alors en usage parmi les Sarrasins, et qu'on emploie encore dans l'Orient pour l'exercice martial connu sous le nom d'El-Djerid 30.
Les chevaux de ces deux écuyers semblaient de race étrangère comme eux. Ils étaient sarrasins d'origine, conséquemment arabes. Leurs membres fins et délicats, leurs petits fanons, leur crinière déliée, et l'aisance de leurs mouvemens, contrastaient avec les chevaux puissans dont on soignait la race en Flandre et en Normandie, pour les hommes d'armes, dans le temps où ils se couvraient de la tête aux pieds d'une pesante armure en fer; ces coursiers orientaux près des coursiers normands pouvaient s'appeler une personnification du corps et de son ombre.
Le singulier aspect d'une pareille cavalcade éveilla la curiosité non seulement de Wamba, mais de son compagnon, pourtant bien moins frivole. Il reconnut le moine pour le prieur de l'abbaye de Jorvaulx, fameux à plusieurs milles à la ronde comme aimant la chasse, la table, et, si la renommée n'exagérait point, d'autres plaisirs mondains bien plus incompatibles encore avec les voeux du cloître.
Cependant les idées que l'on nourrissait sur la conduite du clergé, tant séculier que régulier, à cette époque, étaient si relâchées, que le prieur Aymer conservait une assez bonne réputation dans les environs de son abbaye. Son caractère franc et jovial, l'indulgence qu'il montrait pour tout ce que les grands appelaient des peccadilles, le faisaient accueillir près des nobles, grands et petits, et à plusieurs desquels il se trouvait allié, étant lui-même d'une famille distinguée d'origine normande. Les dames surtout n'étaient pas disposées à éplucher trop sévèrement la conduite d'un des plus chauds admirateurs de leurs charmes, et si habile à dissiper l'ennui qui ne réussissait que trop à s'introduire dans les salons et les bocages d'un château féodal. Aucun chasseur ne suivait le gibier plus vivement que le prieur, et il était connu pour avoir les faucons les mieux dressés et les lévriers les plus agiles de tout le North-Riding 31; avantage qui contribuait à faire rechercher sa société par la jeune noblesse. Il avait un autre rôle à jouer auprès des vieillards, et il s'en acquittait à merveille dans l'occasion. Ses connaissances très superficielles en littérature lui suffisaient pour imprimer à l'ignorance un profond respect; sa science prétendue, la gravité de son air et de ses discours, le ton imposant qu'il prenait en parlant de l'autorité de l'Église et du sacerdoce, donnaient presque lieu de croire à sa sainteté. Même le bas peuple, qui souvent critique le plus sévèrement la conduite de ses supérieurs, couvrait du voile de l'indulgence les faiblesses du prieur Aymer. Il était charitable, et la charité rachète une foule de péchés, dans un autre sens que ne le dit l'Écriture. Les revenus de l'abbaye, dont une grande partie se trouvait à sa disposition, en lui donnant les moyens de fournir à ses dépenses personnelles, qui étaient considérables, lui permettaient encore de faire participer à ses largesses les paysans, et de soulager quelquefois la détresse du pauvre. Si le prieur Aymer restait le dernier à table, et passait plus de temps à la chasse qu'à l'église; si on le voyait rentrer dans l'abbaye à la pointe du jour, par une porte de derrière, après avoir passé la nuit à quelque rendez-vous galant, on se contentait de hausser les épaules, et l'on s'habituait à ses désordres en songeant que la plupart de ses confrères en faisaient davantage, sans avoir les mêmes droits à l'indulgence du peuple. La personne et le caractère du prieur Aymer étaient donc choses très familières pour nos deux serfs saxons, qui le saluèrent avec respect, et qui reçurent en retour son «Benedicite, mes filz.»
L'air étrange de son compagnon et de sa suite redoublait la surprise de Gurth et de Wamba; et à peine firent-ils attention à ce que disait le prieur de l'abbaye de Jorvaulx, quand il demanda s'il y avait dans le voisinage quelque maison où ils pussent trouver un asile, tant ils étaient frappés de la tournure moitié militaire, moitié monastique, de l'étranger basané, et de l'accoutrement de ses deux écuyers orientaux, ainsi que des armes qu'ils portaient. Il est probable aussi que la langue dans laquelle la bénédiction fut donnée sonna mal aux oreilles saxonnes, quoique sans doute elle ne leur parût pas entièrement intelligible. «Je vous demande, mes enfans, dit le prieur en élevant la voix et en employant la langue française ou l'idiome composé de normand et de saxon; je vous demande s'il y a dans les environs quelque brave homme qui, par amour pour Dieu et par dévotion pour notre sainte mère l'Église, voudra donner ce soir l'hospitalité et des rafraîchissemens à deux de leurs plus humbles serviteurs.» Il s'exprimait ici d'un ton qui ne s'accordait guère avec les expressions modestes dont il avait jugé à propos de se servir.
«Deux des plus humbles serviteurs de la mère l'Église!» répéta Wamba en lui-même; car, tout fou qu'il était, il eut soin de ne pas faire cette réflexion assez haut pour être entendu. «Je voudrais bien savoir comment sont faits leurs principaux conseillers, leurs sénéchaux, leurs sommeliers!» Après ce commentaire d'intuition, en quelque sorte, sur la demande du prieur, il leva les yeux vers lui, et répondit ainsi à sa question: «Si les révérends désirent bonne chère et bon gîte, ils trouveront à quelques milles d'ici le prieuré de Brinxworth, où leur qualité ne peut que leur assurer la meilleure réception; s'ils préfèrent consacrer une partie de la soirée à la pénitence, ils n'ont qu'à prendre ce sentier, qui mène à l'ermitage de Copmanhurst, où un pieux anachorète leur accordera sans doute un abri dans sa grotte et le secours de ses prières.»--«Mon brave ami, dit le prieur en secouant la tête à ces deux indications, si le bruit continuel des clochettes qui garnissent ton bonnet ne t'avait troublé l'esprit, tu saurais que clericus clericum non decimat, c'est-à-dire que les gens d'église n'invoquent pas l'hospitalité les uns des autres, et préfèrent la demander aux laïques, pour leur fournir l'occasion de servir Dieu en honorant et secourant ses humbles serviteurs.»
«Il est vrai, dit Wamba, que, tout âne que je sois, je n'ai pas moins l'honneur de porter des clochettes comme la mule de votre Révérence. Cependant, si je ne me trompe, la charité de notre mère la sainte Église et de ses serviteurs pourrait fort bien, comme toute autre charité, commencer par s'exercer sur elle-même.»
«Trêve à ton insolence, coquin! dit le compagnon du prieur en l'interrompant d'une voix haute et fière; et dis-nous quel chemin nous devons prendre pour aller chez..... Comment appelez-vous votre franklin, prieur Aymer?»--«Cedric le Saxon, répondit le prieur. Dis-moi, mon ami, sommes-nous près de sa demeure? peux-tu nous en montrer la route?»--«La route n'en est pas facile à trouver, répondit Gurth, rompant le silence pour la première fois; et la famille de Cedric se couche de très bonne heure.»
«Belle raison! dit le second voyageur: elle sera trop honorée de se lever pour des voyageurs tels que nous, qui ne nous abaissons pas à réclamer une hospitalité que nous aurions droit d'exiger.»--«Je ne sais, répondit Gurth d'un ton d'humeur, si te devrais indiquer le chemin du château de mon maître à des gens qui exigent comme un droit d'asile ce que tant d'autres veulent bien demander comme une faveur.»--«Oses-tu disputer avec moi, vilain serf,» s'écria le chevalier; et, donnant à son cheval un coup d'éperon, il lui fit faire volte-face, et s'avança vers Gurth en levant la baguette qui lui servait de fouet pour le châtier. Gurth, sans reculer d'un pas, osa le regarder d'un air farouche et courroucé, et porta la main sur son couteau de chasse; mais le prieur empêcha la querelle en poussant vite sa mule entre son compagnon et le gardien des pourceaux de Cedric.
«De par sainte Marie! frère Brian, il ne faut pas vous imaginer que vous soyez ici en Palestine, au milieu des Turcs et des Sarrasins, des païens et des infidèles. Nous autres insulaires, nous n'aimons pas les coups, excepté ceux de la sainte Église, qui châtie ceux qu'elle aime. Allons, mon brave, dit-il en s'adressant à Wamba, et en appuyant l'éloquence de ses discours d'une pièce de monnaie, dis-moi le chemin de la demeure de Cedric le Saxon: tu ne peux l'ignorer, et c'est un devoir de guider le voyageur égaré, quand même il serait d'un rang moins respectable que le nôtre.»--«Sans mentir, mon vénérable père, la tête sarrasine de votre très révérend compagnon a tellement effrayé la mienne, qu'elle m'a fait oublier ce chemin. Je doute que je puisse moi-même y arriver ce soir.»--«Allons, allons, dit le prieur, tu peux nous le dire si tu le veux. Ce digne frère a passé toute sa vie à combattre les Sarrasins pour recouvrer le saint Sépulcre: il est de Tordre des chevaliers du Temple, dont tu peux avoir entendu parler, et moitié moine, moitié soldat 32.»
«S'il n'est qu'à moitié moine, dit le bouffon, il ne devrait pas être entièrement déraisonnable envers ceux qui se trouvent sur son chemin, quand même ils ne se presseraient pas de répondre à des questions qui ne les concernent point.»--«Je te pardonne ta saillie, répliqua le prieur, mais à la condition que tu m'indiqueras le chemin de la maison de Cedric.»--«Eh bien donc, répondit Wamba, suivez cette avenue jusqu'à un endroit qu'on appelle la Croix-Renversée; vous la verrez par terre, il n'y a plus que le piédestal qui soit debout. Alors prenez la route à votre gauche, car il y en a quatre qui se croisent à la Croix-Renversée. J'espère que vos Révérences y arriveront avant l'orage qui nous menace.» Le prieur les remercia, et les cavaliers, piquant des deux, partirent avec l'empressement de tous voyageurs qui veulent gagner leur gîte avant la nuit qui annonce mauvais temps.
«En suivant le chemin que tu leur as sagement indiqué, dit Gurth à son compagnon dès que le bruit des chevaux cessa de se faire entendre, les révérends pères auront bien du bonheur s'ils arrivent cette nuit à Rotherwood.»--«Il est vrai, dit le bouffon; mais ils peuvent arriver à Sheffield, et cet endroit en vaut un autre. Je suis trop bon chasseur pour montrer au chien la retraite du lièvre quand je ne veux pas qu'il l'attrape.»--«Tu as raison, je serais fâché que ce prieur vît Rowena; et il serait possible que Cedric se prît de querelle avec ce moine-soldat, ce qui serait encore bien plus désagréable. Mais, en bons serviteurs, nous devons tout voir, tout entendre, et ne rien dire.»
Revenons à nos voyageurs, qui eurent bientôt laissé loin derrière eux les deux serfs, et qui maintenant causaient ensemble en français-normand, langue dont se servaient ordinairement les classes supérieures, à l'exception d'un petit nombre d'individus encore fiers de leur origine saxonne. «Que signifie l'insolence de ces drôles, dit le templier, et pourquoi m'avez-vous empêché de la punir?»--«L'un d'eux est un paillasse, frère Brian, répondit le prieur: comment voulez-vous exiger d'un fou des réponses sensées? L'autre est de cette race fière, sauvage et intraitable, de Saxons, dont le suprême plaisir est de montrer par tous les moyens la haine qu'ils gardent à leurs vainqueurs.»--«Je lui aurais bien vite appris la courtoisie à force de coups, s'écria Brian. Je suis accoutumé à de pareils caractères. Nos captifs turcs sont aussi fiers, aussi indomptables qu'Odin lui-même pourrait l'être; mais il leur suffit de deux mois passés dans ma maison, sous la discipline du gouverneur de mes esclaves, pour devenir humbles, soumis, dociles et obéissans. Corbleu! sire prieur, il faut prendre garde au poison et au poignard, car ils y ont recours dès que vous leur en laissez l'occasion.»--«Oui, reprit le prieur, mais chaque pays a ses moeurs et ses usages; et battre cet homme eût été un mauvais moyen de le forcer à nous indiquer le chemin qui conduit à la demeure de son maître; et quand même nous y serions parvenus, c'en eût été assez pour irriter contre vous Cedric. Je vous l'ai dit, ce franklin est dur et superbe, d'un caractère altier et susceptible. Ennemi de la noblesse, il l'est même de ses voisins, Reginald Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin, qui ne sont nullement des bambins au combat. Il défend avec tant de fermeté les priviléges de sa race, il est si fier de descendre directement d'Hereward, fameux champion de l'Heptarchie, qu'on l'appelle généralement Cedric-le-Saxon; et il se glorifie de devoir son origine à un peuple d'où beaucoup d'autres s'efforcent de cacher qu'ils viennent, de peur d'éprouver les effets du væ victis! malheur aux vaincus!»
«Prieur Aymer, dit le templier, vous êtes un homme à bonnes fortunes, connaisseur en beauté, et tout aussi expert qu'un troubadour en matière de galanterie; mais il faudra que cette Rowena célèbre ait des attraits bien séduisans, si vous voulez que je prenne assez d'empire sur moi-même, et m'arme d'assez de patience pour obtenir les bonnes grâces de son père, ce rustre séditieux tel que vous me le dépeignez.»--«Cedric n'est pas son père, reprit le prieur; les aïeux de Rowena sont plus illustres que ceux même dont il prétend venir; et si elle lui est unie par les liens du sang, c'est à un degré très éloigné. Il est son tuteur, et c'est lui-même, je crois, qui s'est arrogé ce titre; mais sa pupille lui est aussi chère que si elle était sa propre fille. Quant à la beauté de Rowena, vous pourrez bientôt en juger par vous-même; et, si les grâces de sa personne, si l'expression douce et majestueuse de son regard ne vous font pas oublier les jeunes filles aux cheveux noirs de la Palestine et les houris du paradis de Mahomet, je suis un infidèle, et non un véritable enfant de l'Église.»--«Si les attraits de votre belle, dit le templier, ne répondent pas à l'idée que vous en donnez, vous vous rappelez notre gageure.»--«Mon collier d'or est à vous, je le sais; mais dans le cas contraire je reçois dix bottes de vin de Chio, et je suis aussi certain de les tenir que si elles étaient déjà dans les caves du couvent, sous les clefs du vieux Denis le cellerier.»
«N'allez pas oublier que vous m'avez fait juge de notre débat, et que, pour perdre, il faut que j'avoue que depuis la Pentecôte de l'an passé je n'ai pas vu de beauté aussi parfaite. Ce sont là nos conditions, n'est-ce pas? Mon cher prieur, votre collier d'or court de grands risques, je vous assure, et je le porterai autour du cou dans la lice qui va s'ouvrir à Ashby-de-la-Zouche.»
«Gagnez tout comme il vous plaira, dit le prieur; j'espère seulement que vous répondrez en chevalier et en chrétien. Mais, mon frère, en attendant, suivez mon avis; prenez, croyez-moi, un ton un peu plus civil que ne vous y ont accoutumé vos habitudes de commandement sur les captifs et les esclaves de l'Orient. Cedric le Saxon, s'il était offensé, et il s'offense très aisément, est un homme qui, malgré votre titre de chevalier, la gravité de mes fonctions et la sainteté de notre ministère, nous éconduirait de sa maison à l'instant même, et nous enverrait coucher à la belle étoile quand même il serait minuit. Faites attention aussi à la manière dont vous regarderez la belle Rowena, qu'il surveille avec le soin le plus jaloux. S'il concevait la moindre alarme de ce côté, nous sommes perdus. On dit qu'il a banni de chez lui son fils unique pour avoir levé un regard affectueux sur cette beauté, qu'on peut, dit-on, adorer de loin, mais dont il ne faut approcher qu'avec les mêmes sentimens qui nous amènent devant l'image de la sainte Vierge.»
«À merveille! vous en avez dit assez, répondit le templier, je veux toute une soirée me conduire avec autant de réserve et de modestie qu'une jeune fille; mais elle est futile, la crainte dont vous êtes travaillé que Cedric ne nous chasse de chez lui. Mes écuyers et moi, avec Hamet et Abdalla, nous saurons bien vous épargner cette humiliation. Ne doutez pas que nous ne soyons assez forts pour nous maintenir dans notre logement.»--«N'amenons pas les choses à ce point, dit le prieur. Mais voici la croix renversée dont ce fou nous parlait; et la nuit est si obscure, que nous pouvons à peine voir quelle route il nous faut suivre. Il nous a dit, je crois, de tourner à gauche.»--«Non, à droite, dit Brian; je m'en souviens parfaitement.»
--«Pardon, c'était à gauche; il nous montra la direction de la route avec le bout de son épée de bois.»--«Oui, répondit le templier; mais il tenait son épée de la main gauche, et il en dirigea la pointe de ce côté, en indiquant la droite.»
Et l'un et l'autre soutenait son opinion avec un égal entêtement, comme c'est l'usage en pareil cas. On consulta les gens de la suite; mais aucun n'avait été assez près pour entendre Wamba. À la fin, Brian s'écria, étonné de ne l'avoir pas remarqué plus tôt: «Eh mais! ne vois-je pas quelqu'un endormi ou peut-être étendu mort au pied de cette croix? Hugo, remue donc un peu ce corps avec le bout de ta lance?» Hugo n'eut pas plutôt obéi qu'un homme se leva, et s'écria en bon français: «Qui que tu sois, comment peux-tu être assez discourtois pour venir troubler ainsi mes pensées?»--«Nous voulions seulement, répondit le prieur, vous demander la route qui conduit à Rotherwood, où demeure Cedric le Saxon.»--«J'y vais moi-même, reprit l'étranger; et si j'avais un cheval je vous servirais de guide; car il faut prendre beaucoup de détours, et le chemin n'est pas aisé à tenir, quoiqu'il me soit parfaitement connu.»--«Vous obtiendrez tout à la fois et nos remercîmens et une bonne récompense, mon ami, dit le prieur, si vous voulez nous conduire en sûreté à la maison de Cedric.» Et il ordonna à l'un des gens de sa suite de monter son cheval de main, et de donner le sien à l'étranger qui devait leur servir de guide.
Celui-ci prit une route opposée à celle que Wamba leur avait indiquée pour les égarer. Le sentier s'enfonça de plus en plus dans la forêt; il était traversé par de larges ruisseaux d'un accès dangereux, à cause des marécages qui les entouraient. Mais l'étranger savait comme par instinct les passages les plus sûrs et les plus directs; les voyageurs gagnèrent bientôt une avenue plus grande qu'aucune de celles qu'ils eussent encore suivies, et au bout de laquelle s'élevait un bâtiment vaste et irrégulier; l'étranger le montra au prieur, en disant: «Voilà Rotherwood, la demeure de Cedric le Saxon.»
Cela fut une nouvelle bien agréable pour Aymer, qui n'était pas encore très aguerri, et qui sur la route, en traversant des marais dangereux, avait éprouvé tant d'agitation et d'alarmes, qu'il n'avait pas encore eu la curiosité d'adresser à son guide une seule question. Se trouvant alors plus à son aise, et ne voyant plus qu'une belle avenue a franchir, il se mit à l'interroger, en lui demandant d'abord qui il était. «Je suis un pèlerin, et j'arrive de la Terre-Sainte.»--«Vous auriez mieux fait d'y rester et d'y combattre pour la délivrance du saint Sépulcre, dit le templier.»--«Il est vrai, noble chevalier, répondit le pèlerin, à qui le templier ne semblait pas inconnu; mais lorsque ceux qui se sont engagés par serment à délivrer la Cité sainte voyagent loin du lieu où les appelle leur devoir, y a-t-il de quoi s'étonner qu'un humble paysan comme moi, ami de la paix, suive leur exemple?»
Le templier allait lui faire une aigre réponse; mais il en fut empêché par le prieur, qui exprima de nouveau son étonnement que leur guide, après une si longue absence, connût si bien tous les détours de la foret. «Je naquis dans ces lieux», répondit celui-ci; et, comme il disait ces mots, ils arrivèrent devant la demeure de Cedric. C'était un bâtiment informe, avec plusieurs grandes cours, occupant une partie considérable de terrain, et qui, tout en laissant croire que celui qui l'habitait était un homme riche, ne ressemblait en rien à ces châteaux flanqués de tours, dans lesquels se tenait la noblesse normande, châteaux devenus le type universel d'architecture en Angleterre.
Cependant Rotherwood n'était pas sans quelques fortifications; dans ces temps de trouble et de désordre, aucune maison n'aurait pu l'être sans courir le risque d'être pillée et brûlée en moins d'un jour. Un fossé profond qu'une source voisine remplissait d'eau entourait l'édifice; une double palissade, composée de pieux pointus tirés de la forêt voisine, en défendait les bords. Du coté de l'ouest, il existait une ouverture dans la palissade et un pont-levis sur le fossé; c'était une des entrées, que prolongeaient des angles saillans, d'où, en cas de besoin, des archers et des frondeurs pouvaient défendre le passage. Le templier s'arrêta devant la porte, et sonna fortement du cor; car la pluie, qui menaçait depuis long-temps nos voyageurs fatigués, commençait alors à tomber par torrens.
CHAPITRE III.
«Alors (triste consolation!) de cette côte
aride et froide qui entend mugir la mer
du Nord, vint le Saxon robuste, au teint
vermeil, aux cheveux blonds et aux yeux
bleus.»
Trad. de Thompson.
Dans une salle dont le plafond très bas était en grande disproportion avec sa largeur et sa longueur extrêmes, on avait disposé, pour le repas du soir de Cedric le Saxon, une longue table faite de planches fournies par les gros chênes de la forêt, et qui avaient à peine reçu un premier poli. Le toit, formé par des poutres et des solives, ne mettait à l'abri des intempéries de l'air qu'au moyen des lattes et du chaume qui en composaient la couverture. A chaque bout de cet appartement était une grande cheminée si grossièrement construite qu'il s'échappait au moins autant de fumée dans la chambre qu'il en sortait par le tuyau. Cette vapeur continuelle avait donné une espèce de vernis aux poutres et aux solives en les incrustant d'une couche noire de suie. Des instrumens de guerre et de chasse pendaient le long des murs. De grandes portes placées à chaque angle conduisaient dans les autres pièces de ce vaste bâtiment.
Toutes ces pièces à l'envi participaient de la grossière simplicité des temps saxons, et Cedric était fier de la perpétuer. Le plancher était un mélange de terre et de chaux, bien battu et endurci, comme est encore assez souvent celui des granges de nos campagnes. Dans le quart de la longueur de cette salle, il était plus élevé d'environ six pouces, et cet espace, qu'on appelait le dais, était réservé aux principaux membres de la famille et aux visiteurs de distinction. Une table richement couverte d'un drap d'écarlate était dans ce dessein placée transversalement sur cette estrade ou plate-forme; et du milieu de cette table en partait une plus longue, plus étroite et moins somptueusement couverte, où se plaçaient, pour prendre leur repas, les inférieurs et les domestiques de la maison. La réunion de ces deux tables avait la forme de la lettre T, ou de ces anciennes tables à dîner que l'on voit encore dans les anciens colléges d'Oxford et de Cambridge. Des chaises et des fauteuils massifs, en bois de chêne sculpté, étaient placés autour du dais, qui était couvert d'un poêle de drap destiné à mettre les dignitaires à l'abri de la pluie, qui pénétrait quelquefois à travers le toit mal construit. Les murailles de cette partie de la salle, c'est-à-dire aussi loin que le dais s'étendait, étaient garnies de tapisseries, et sur le plancher se développait un tapis sur lequel on remarquait des essais de broderie dont le principal mérite était le brillant des couleurs. Les murs de la partie inférieure étaient nus, la table n'était pas décorée, le toit n'existait pas, rien n'empêchait la pluie de tomber sur la tête des convives; et des bancs lourds et grossiers tenaient lieu de chaises.
Au centre de la table d'honneur étaient placés deux fauteuils plus élevés que les autres, pour le maître et la maîtresse de la maison, qui présidaient au banquet hospitalier, et qui, à ce titre, se nommaient en Saxon les distributeurs du pain. À chacun de ces fauteuils était attaché un marche-pied curieusement sculpté et orné de marqueterie en ivoire. Les autres siéges n'avaient pas cette marque distinctive. Cedric le Saxon occupait déjà sa place ordinaire; et, bien qu'il n'eût que le rang de thane ou de franklin, comme l'appelaient les Normands, ce simple noble était aussi impatient de ne pas voir arriver son souper, que pourrait l'être un alderman des anciens temps ou des siècles modernes.
Il suffisait de voir la physionomie du maître du château pour le juger d'un caractère franc, mais vif et impétueux. Il était de moyenne taille; il avait néanmoins les épaules larges, les bras longs, les membres vigoureux, et tout en lui annonçait un homme accoutumé aux fatigues de la guerre ou de la chasse. Sur sa figure ouverte éclataient de grands yeux bleus, de belles dents, et ses traits annonçaient une sorte de bonne humeur qui accompagne souvent la vivacité et la brusquerie. Ses regards exprimaient l'orgueil et la méfiance, car il avait passé sa vie à défendre des droits toujours menacés, et son caractère fier, vif et résolu avait sans cesse été sur le qui-vive, par suite des circonstances où il s'était trouvé. Ses longs cheveux blonds, partagés sur le milieu de sa tête, descendaient des deux côtés sur ses épaules; ils grisonnaient à peine, quoiqu'il fût près de sa soixantième année.
Il était couvert d'une tunique verte dont le collet et les manches étaient garnis d'une espèce de fourrure grise d'une qualité au dessous de l'hermine, et qui était, à ce que l'on croit, la peau de l'écureuil blanc. Ce vêtement couvrait un justaucorps non boutonné, de drap écarlate, et il avait un haut-de-chausses de même étoffe, mais qui ne descendait que jusqu'au bas des cuisses, laissant le genou à découvert. Il portait des sandales comme celles des paysans, quoique de matériaux plus précieux, et attachées par devant avec des agrafes d'or. Des bracelets et un collier de même métal ornaient ses bras et son cou. Un ceinturon enrichi de pierres précieuses soutenait une courte épée pointue et a deux tranchans, suspendue perpendiculairement à son côté. Au dos de son fauteuil était fixé un manteau de drap écarlate bordé de fourrure, et une toque semblable complétait le costume du thane quand il voulait sortir. Derrière le même fauteuil était appuyée une courte javeline garnie d'une pomme d'acier brillant, et qui lui servait d'arme ou de canne au besoin.
Plusieurs valets, dont les vêtemens tenaient le milieu entre l'opulence de leur maître et la simplicité de Gurth, le gardien des pourceaux, épiaient le moindre geste du dignitaire saxon, et étaient toujours prêts à exécuter ses ordres. Deux ou trois d'entre eux, plus élevés en fonction que les autres, se tenaient derrière Cedric, sous le dais; le reste occupait la partie inférieure de la salle. On y remarquait aussi d'autres commensaux d'une espèce différente: deux ou trois grands lévriers, qu'on employait alors pour chasser le cerf et le loup; autant de chiens d'arrêt, à gros cou, à grosse tête, à longues oreilles, et deux chiens de plus petite espèce, nommés bassets. Tous attendaient avec impatience l'arrivée du souper; mais, avec ce tact particulier à la race canine, ils se gardaient bien d'interrompre le grave silence de leur maître, qui d'ailleurs les tenait en respect par une baguette blanche placée à côté de son assiette, et qui servait à repousser les avances de la gent quadrupède quand elle devenait un peu trop familière. Un vieux chien-loup seulement, prenant les libertés d'un serviteur favori, était couché près du fauteuil de son maître, et appelait de temps en temps son attention, en plaçant la tête sur ses genoux ou le museau sur sa main. Mais il n'obtenait que ces mots pour réponse: «À bas, Balder, à bas! je ne suis pas en humeur de jouer.»
Effectivement, Cedric ne se trouvait pas dans une situation d'esprit fort tranquille. Lady Rowena, qui avait été entendre l'office du soir dans une église assez éloignée, venait seulement de rentrer, et changeait ses vêtemens trempés de pluie. On n'avait pas encore de nouvelles de Gurth et de ses pourceaux, qui, depuis long-temps, auraient dû être de retour de la foret, et les propriétés étaient alors si peu respectées, qu'il était possible d'attribuer ce retard aux déprédations des outlaws dont les bois environnans étaient remplis, ou à la violence de quelqu'un des barons du voisinage, dont la force ne respectait pas davantage le bien d'autrui. La chose était assez importante, car une grande partie de la richesse des propriétaires saxons consistait en pourceaux, surtout près des forêts, où les chênes fournissaient une nourriture copieuse.
Outre ces motifs d'inquiétude, le thane saxon était impatient de voir son fou Wamba, dont les facéties assaisonnaient ses repas avec les bonnes rasades qui venaient les fortifier. Ajoutez que Cedric n'avait rien mangé depuis midi, et que l'heure accoutumée de son souper était passée depuis long-temps: sujet de mécontentement très ordinaire aux gentilshommes campagnards, en ce temp-là comme de nos jours. Il n'exprimait pourtant son déplaisir que par quelques mots entrecoupés, que tantôt il se disait à demi-voix, et que tantôt il adressait aux serviteurs qui l'entouraient, particulièrement à son échanson, qui fréquemment lui présentait une coupe remplie de vin, en manière de potion calmante. «Pourquoi donc lady Rowena ne vient-elle point? s'écria-t-il.»--«Elle n'a plus qu'à changer de coiffure, répondit une suivante avec la même assurance qu'une femme de chambre moderne qui parle au maître de la maison. Voudriez-vous qu'elle vînt souper en cornette de nuit? Nulle dame dans tout le comté n'est plus expéditive à s'habiller que ma maîtresse.
Cet argument sans réplique amena une sorte d'acquiescement de la part du thane saxon, qui ajouta: «J'espère que sa dévotion lui fera choisir un plus beau temps la première fois qu'elle ira à l'église de Saint-Jean. Mais, de par tous les diables, reprit-il en se tournant vers son échanson, et en haussant la voix, comme s'il eût trouvé quelqu'un sur lequel il pût à son aise décharger sa bile, quel motif peut retenir Gurth si tard dans les champs? Je crains qu'il n'ait à nous rendre un mauvais compte de son troupeau. C'est pourtant un serviteur exact et fidèle, et je le destinais à quelque chose de mieux. J'en aurais peut-être fait un de mes gardes.»--«Il n'y a pas encore une heure qu'on a sonné le couvre-feu 33, répondit humblement l'échanson.» C'était bien mal s'y prendre pour excuser son camarade: aussi le maître n'en devint-il que plus courroucé.
Note 33: (retour) D'après une ordonnance de Guillaume-le-Conquérant, tous les soirs à huit heures une cloche sonnait le couvre-feu, et chacun était forcé d'éteindre alors son feu et ses lumières. Cet usage, que Guillaume avait importé du continent, fut pour les insulaires un nouveau genre de servitude. A. M.«Au diable soit le couvre-feu! s'écria-t-il; au diable le tyran bâtard qui l'a inventé, et l'esclave sans coeur dont la langue saxonne fait entendre ce mot aux oreilles d'un Saxon! Le couvre-feu! ajouta-t-il après une pause, le couvre-feu! qui oblige de braves gens à éteindre leur feu et leurs lumières, afin que les voleurs et les brigands puissent travailler plus à l'aise dans les ténèbres! Réginald Front-de-Boeuf et Philippe de Malvoisin savent profiter du couvre-feu, aussi bien que Guillaume le bâtard lui-même, ou qu'aucun des aventuriers normands qui prirent leur part de la bataille à Hastings. Je m'attends à apprendre que mes troupeaux ont été enlevés par quelques bandits normands qui n'ont d'autres ressources que le vol et le pillage, et qui auront tué mon fidèle esclave. Et Wamba? où est Wamba? quelqu'un ne m'a-t-il pas dit qu'il était parti avec Gurth?» Oswald répondit affirmativement.
«De mieux en mieux! on aura emmené le fou saxon pour lui donner un maître normand. En vérité, nous sommes tous des imbécilles de leur obéir, et nous méritons bien plus d'en être méprisés que si la nature ne nous avait réparti qu'une demi-dose de sens commun. Mais je me vengerai, ajouta-t-il en sautant de son fauteuil avec colère, et en saisissant sa javeline; je porterai ma plainte au grand-conseil. J'ai des amis, des vassaux; j'appellerai le Normand en défi, corps à corps. Qu'il vienne avec sa cotte de mailles, son casque de fer, et tout ce qui peut donner de la hardiesse à un lâche; cette javeline a percé des planches plus épaisses que trois de leurs boucliers. Ils me croient vieux, sans doute; mais, seul et sans enfans comme je le suis, ils verront que le sang d'Hereward coule encore dans les veines de Cedric. Ah! Wilfred, Wilfred, ajouta-t-il en baissant la voix, si tu avais pu vaincre ta passion imprudente, ton père n'aurait pas été abandonné, à son âge, comme le chêne solitaire qui présente ses rameaux isolés et sans appui à la fureur des ouragans.» Cette réflexion changea sa colère en tristesse. Remettant sa javeline à sa place, il se rassit dans son fauteuil, et parut se livrer à des pensées mélancoliques.
Soudain il fut tiré de sa rêverie par le son d'un cor, auquel répondirent aussitôt les aboiemens de tous les chiens qui étaient dans la salle ou dans les autres parties de la demeure saxonne. Il fallut la baguette blanche de Cedric, jointe aux efforts des domestiques, pour imposer silence à cette clameur canine. «Courez à la porte, valets, s'écria le Saxon dès que le tumulte lui permit de faire entendre sa voix, et qu'on sache quelles nouvelles nous arrivent. J'appréhende l'annonce de quelque pillage, de quelque brigandage commis sur mes terres.» Au bout de trois minutes, un de ses gardes vint lui apprendre qu'Aymer, prieur de Jorvaulx, et le chevalier Brian de Bois-Guilbert, commandeur de l'ordre vénérable des templiers, avec une suite peu nombreuse, lui demandaient l'hospitalité pour cette nuit, se rendant au tournoi qui devait avoir lieu le surlendemain à peu de distance d'Ashby-de-la-Zouche.
«Le prieur Aymer! Brian de Bois-Guilbert!» murmura Cedric, «Normands tous deux! Mais n'importe; Normands ou Saxons, jamais l'hospitalité ne sera déniée au manoir de Rotherwood. Du moment qu'ils l'ont choisi pour halte, ils sont les bien-venus. Ils eussent pourtant mieux fait de passer leur chemin. Ce n'est pas que je regrette de les nourrir et de les héberger pour une nuit; du reste, en leur qualité d'hôtes, même des Normands doivent abjurer leur insolence. Hundebert, dit-il à une espèce de majordome qui se tenait derrière lui une baguette blanche à la main, prenez six hommes avec vous, et introduisez les étrangers dans la partie du château destinée aux hôtes; faites mettre leurs chevaux et leurs mules dans mes écuries, et veillez à ce que leur suite ne manque de rien; qu'ils aient d'autres vêtemens, s'ils veulent en changer; du feu dans leurs appartemens, et de l'ale et du vin; dites aux cuisiniers d'ajouter au souper tout ce qu'il sera possible, et qu'on serve dès que ces étrangers seront prêts à se mettre à table. Ayez soin de dire également à ces nouveaux hôtes que Cedric aurait été leur déclarer lui-même qu'ils sont les bien-venus dans son château, s'il n'avait juré de ne jamais faire plus de trois pas au delà de son dais pour aller à la rencontre de quiconque n'est pas du sang royal saxon. Allez, n'oubliez rien, et qu'ils ne puissent pas dire dans leur orgueil que le rustaud de Saxon ne leur a offert que pauvreté et avarice.»
Le majordome partit avec quelques autres domestiques pour remplir les volontés de son maître. «Le prieur Aymer!» répéta Cedric en se tournant vers Oswald; «c'est, si je ne me trompe, le frère de Giles de Mauleverer, aujourd'hui lord de Middleham.» Oswald fit un signe affirmatif d'un air respectueux. «Son frère, ajouta le Saxon, occupe la place et usurpe le patrimoine d'une meilleure race, de celle d'Ulfgard de Middleham. Mais quel est le Normand qui ne fait pas de même? Ce prieur est, dit-on, un prêtre jovial, plus ami de la bouteille et du cor de chasse que des cloches et du bréviaire. Allons, qu'il vienne, il sera le bien-venu. Et le templier, comment l'appelez-vous?»--«Brian de Bois-Guilbert.» «Bois-Guilbert!» dit Cedric à voix basse, et sur le ton d'un homme qui, accoutumé à vivre parmi des inférieurs, semble plus volontiers s'adresser la parole à lui-même. «Bois-Guilbert! ce nom est connu au loin sous de bons et de mauvais rapports. Ce chevalier passe pour aussi vaillant que le plus brave de son ordre, mais il ne lui manque aucun des vices de ses confrères, orgueil, arrogance, cruauté, débauches; il a le coeur dur, ne craint ni ne respecte rien sur terre; voilà ce que disent le peu de guerriers revenus de la Palestine 34. Mais ce n'est que pour une nuit: il sera bien reçu également. Oswald, perce un tonneau de vin vieux, prépare le meilleur hydromel, le cidre le plus mousseux, le morat et le pigment 35 le plus exquis. Mets sur la table les plus grandes coupes; les templiers et les prieurs aiment le bon vin et la bonne mesure. Et vous, Elgitha, dites à Rowena de ne pas venir au banquet, à moins qu'elle ne le désire.
«Elle le désirera bien certainement, répondit Elgitha sans hésiter; car elle sera charmée d'entendre des nouvelles de la Palestine.» Cedric lança à l'espiègle suivante un regard de mécontentement; mais Rowena et tout ce qui lui appartenait jouissait du privilége d'être toujours à l'abri de sa colère. «Silence! dit-il seulement; apprenez, petite fille, la discrétion à votre langue. Portez mon message à votre maîtresse, et qu'elle fasse ce qui lui plaira. Dans ces murs, au moins, la descendante d'Alfred règne encore en souveraine.» Elgitha se retira sans répliquer. «La Palestine! la Palestine! répéta le Saxon. Combien d'oreilles s'ouvrent pour écouter les contes que nous font sur ce fatal pays des croisés dissolus, ou d'hypocrites pèlerins! Et moi aussi je pourrais demander..., m'informer..., écouter avec des battemens de coeur les fables que ces rusés vagabonds inventent pour nous extorquer l'hospitalité. Mais non, le fils qui m'a désobéi n'est plus mon fils; son destin m'est aussi égal que celui du plus méprisable de ces millions de soldats qui portant sur l'épaule les insignes de la croix, ont, en se ruant dans le meurtre et le sang, prétendu accomplir la volonté de Dieu.»
Cedric fronça le sourcil, et baissa les yeux vers la terre; mais en ce moment une des portes de la salle s'ouvrit, le majordome, sa baguette blanche à la main, précédé de quatre domestiques portant des torches, introduisit les deux étrangers dans l'appartement.
CHAPITRE IV.
«On immole les chèvres les plus grasses;
des hérauts viennent épancher l'eau sur
les mains; de jeunes esclaves remplissent
les cratères de vin; d'autres le présentent
dans des coupes. Quand les libations sont
achevées, Ulysse, tout entier à la trame
qu'il ourdit, prend ainsi la parole.»
Odyssée, liv. XXI.
Le prieur Aymer avait profité du moment pour quitter sa robe de voyage et en prendre une autre plus riche, sur laquelle il portait une chape élégamment brodée. Outre l'anneau d'or, marque de sa dignité, ses doigts, malgré les canons de l'Église, étaient chargés de bagues et de pierres précieuses; ses sandales étaient du plus beau cuir qu'on eût jamais importé d'Espagne, sa barbe était réduite à la plus petite dimension que pût permettre son ordre, et sa tonsure cachée par une toque écarlate où brillait la plus riche broderie.
Le chevalier du temple avait de même pris un autre costume, et, quoiqu'il fût moins chargé d'ornemens, il portait des vêtemens bien aussi somptueux, et avait l'air beaucoup plus imposant que son compagnon. Il avait remplacé sa cotte de mailles par une tunique de soie pourpre, garnie de fourrure, sur laquelle flottait sa longue robe à longs plis et d'une blancheur éblouissante; la croix à huit pointes de son ordre était taillée en velours noir à son manteau, sur l'épaule gauche. Il n'avait plus la toque qui descendait sur ses sourcils, et sa tête découverte montrait une épaisse chevelure bouclée naturellement et d'un noir de jais; ce qui s'alliait avec son teint extraordinairement basané. Rien de plus majestueux que son port et ses manières; mais on y remarquait cette hauteur acquise par l'habitude d'une autorité sans bornes.
Ces deux illustres personnages étaient suivis de leur cortége respectif, et de l'individu qui leur avait servi de guide. Celui-ci, placé à une distance plus humble, n'avait de remarquable que son costume de pèlerin. Le grand manteau de serge noire grossière qui l'enveloppait entièrement avait la forme de celui de nos hussards, ayant un collet rabattu tout-à-fait analogue pour couvrir les bras; et on l'appelait un sclaveyn ou slavonien. Des sandales attachées par une lanière sur ses pieds nus; un grand chapeau dont les larges bords étaient chargés de coquilles; enfin un long bâton, au bout inférieur garni en fer, et dont le haut était orné d'une branche de palmier, complétaient l'équipement du pèlerin. Il marchait avec modestie à la suite du cortége qui entrait dans la salle, et, voyant que la table inférieure était à peine assez grande pour les gens de Cedric et l'escorte des voyageurs, il se mit sur une escabelle, sous une des deux grandes cheminées, occupé à sécher ses vêtemens, en attendant que quelqu'un lui fît place à la table, ou que l'hospitalité de l'intendant de Cedric lui présentât quelques rafraîchissemens.
À l'aspect de ces hôtes, Cedric se leva d'un air de dignité, descendit de son dais, fit trois pas en avant, et les attendit. «Je suis fâché, révérend prieur, dit-il à Aymer, que mon voeu m'empêche d'avancer plus loin pour accueillir dans le foyer de mes ancêtres des hôtes comme vous et ce vaillant chevalier de la sainte milice du Temple. Mon intention a dû vous expliquer la cause de ce manque apparent de courtoisie. Excusez-moi également si je vous parle dans ma langue maternelle, et daignez l'employer vous-même pour me répondre, si vous la connaissez; autrement, je crois entendre assez le normand pour comprendre ce que vous aurez à me communiquer.»--«Digne franklin, répondit le prieur, ou plutôt permettez-moi de dire généreux thane, quoique ce titre soit un peu suranné, les voeux doivent s'accomplir; ce sont des liens qui nous attachent au ciel, et dont la victime garde le poids au pied des autels. Ils doivent être accomplis, à moins que notre sainte mère l'Église ne juge à propos de nous en relever. Pour l'idiome dont nous nous servirons, j'userai très volontiers de celui que parlait ma respectable aïeule, Hilda de Middleham, qui mourut en odeur de sainteté presque aussi bien que sa glorieuse patronne, la bienheureuse Hilda de Withby.»
Quand le prieur eut achevé ce qu'il considérait comme une harangue conciliatrice, son compagnon dit en peu de mots avec une certaine emphase: «Je parle toujours français, idiome du roi Richard et de sa noblesse; mais j'entends assez l'anglais pour communiquer avec les indigènes.» Cedric lui lança un de ces regards d'impatience et de colère que provoquait toujours en lui toute comparaison entre les deux nations rivales; mais, se rappelant les devoirs de l'hospitalité, il cacha son ressentiment, invita d'un geste ses hôtes à prendre place sur deux siéges placés à sa gauche, mais un peu plus bas que le sien, et donna ordre qu'on servît le souper.
Pendant que les domestiques se hâtaient d'obéir à leur maître, celui-ci aperçut à l'autre bout de la salle Gurth et Wamba, qui venaient d'arriver. «Qu'on fasse avancer ces deux valets fainéans,» dit le Saxon avec impatience. Les deux coupables s'étant approchés du dais: «Pourquoi êtes-vous rentrés si tard, vilains que vous êtes? Qu'est devenu le troupeau que je t'avais confié, misérable Gurth? l'as-tu laissé enlever par des outlaws et des maraudeurs?»--«Sauf votre bon plaisir, répondit Gurth, j'ai ramené le troupeau tout entier.»--«Mais il ne me plaît pas d'être deux heures à penser le contraire et à couver des plans de vengeance contre des voisins qui ne m'ont pas offensé. Je t'avertis que la première fois qu'il t'en arrivera autant les fers et la prison me vengeront de ta négligence.
Gurth, connaissant le caractère irritable de son maître, ne chercha point à s'excuser; mais le fou, que les priviléges de son titre rendaient plus sûr de l'indulgence de Cedric, se chargea de répondre. «En vérité, notre oncle, lui dit-il, vous n'êtes ce soir ni sage ni raisonnable.»--«Silence, Wamba! car si tu prends de telles licences, je t'enverrai, tout fou que tu es, faire pénitence et recevoir la discipline dans la loge du portier.»--«Que votre sagesse daigne me dire d'abord s'il est juste et raisonnable de punir quelqu'un pour le délit d'un autre?»--«Certainement non.»--«Pourquoi donc punir Gurth de la faute de son chien Fangs? Nous ne nous sommes pas amusés un seul instant en chemin, je vous l'assure; mais Fangs n'a pu réunir le troupeau que lorsque le dernier coup de cloche du soir s'est fait entendre.»--«Si c'est la faute de Fangs, dit Cedric en s'adressant à Gurth, il le faut pendre et avoir un autre chien.»--«Avec tout le respect que je vous dois, mon oncle, dit le fou, ce n'est point encore la justice complète. Ce n'a pas été non plus la faute de Fangs s'il est estropié et incapable de rassembler le troupeau; c'est la faute de celui qui lui a arraché les griffes de devant, opération à laquelle il n'aurait jamais consenti si on l'avait consulté.»--«Et qui a osé estropier le chien de mon esclave?» s'écria le Saxon transporté de fureur.--Le vieux Hubert, le garde-chasse de sir Philippe Malvoisin. Il a attrapé Fangs dans la foret; il a prétendu qu'il chassait le daim, en contravention aux droits de son maître.»
«Au diable Malvoisin et son garde! s'écria Cedric; je leur apprendrai qu'en vertu de la grande charte des bois 36, cette forêt n'est pas une forêt privilégiée. Mais c'en est assez, coquin; retourne à ta place. Toi, Gurth, prends un autre chien; et si le garde ose le toucher, je gâterai son arc, et je veux que toutes les malédictions données à un lâche tombent sur ma tête si je ne lui coupe pas l'index de la main droite, pour le mettre dans l'impossibilité de jamais lancer une flèche. Je vous demande pardon, mes dignes hôtes, mais je suis entouré, sire chevalier, de voisins aussi méchans que les infidèles contre qui vous avez combattu dans la Terre-Sainte. Le souper est servi, prenez-en votre part, et que le bon accueil fasse passer la mauvaise chère.»
Note 36 (retour) Guillaume-le-Conquérant avait rendu des ordonnances très sévères contre le droit de chasse, presque illimité dans le code saxon. Tout chien qu'on eût trouvé à dix milles d'une foret royale devait titre mutilé, sans quoi son maître était regardé comme traître au roi et à l'état.
A. M.Le repas, cependant, n'exigeait pas d'excuse de la part du maître de la maison. Le bas-bout de la table était couvert de porc bouilli, rôti et grillé; et l'on voyait sur la table d'honneur des volailles, du chevreau et du gibier de toute espèce, plusieurs sortes de poissons, des gâteaux et des tourtes au fruit et au miel. Les oiseaux nommés petits-pieds n'étaient pas servis sur des assiettes; les pages les présentaient, enfilés dans des brochettes, successivement à chaque convive, devant lequel, s'il était un personnage distingué, on plaçait un gobelet d'argent; car les autres buvaient dans de larges cornes.
Comme on allait commencer le repas, le majordome, levant tout à coup sa baguette, s'écria: «Place à lady Rowena!» Une porte latérale du côté du dais s'ouvrit, et Rowena fit son entrée, accompagnée de quatre suivantes. Cedric, bien surpris, et sans doute peu agréablement, de la voir paraître en une telle occasion, se hâta d'aller au devant d'elle, et la conduisit d'un air respectueux au fauteuil placé à sa droite et destiné à la maîtresse de la maison. Chacun se leva, et répondit par une inclinaison de tête à la révérence pleine de grâce qu'elle fit en arrivant. Elle prit sa place ordinaire à table; mais, avant qu'elle fût assise, le templier dit tout bas au prieur: «Je ne porterai pas votre collier d'or au tournoi, et mon vin de Chio est à vous.»--«Ne vous l'avais-je pas dit? répondit Aymer: mais modérez vos transports, le franklin vous observe.» Sans faire attention à cet avis, Bois-Guilbert, ne connaissant d'autres lois que sa volonté, eut les yeux continuellement fixés sur la belle Saxonne, dont son imagination était peut-être d'autant plus frappée qu'il remarquait en elle des charmes tous différens de ceux des odalisques de l'Orient.
Douée des plus belles proportions de son sexe, lady Rowena était d'une taille avantageuse, mais non d'une stature à exciter l'étonnement. Son teint était d'une blancheur éclatante, mais la noblesse de tous ses traits préservait sa physionomie de la fadeur qui en résulte quelquefois. Ses beaux yeux bleus, surmontés de sourcils bien arqués, semblaient formés pour enflammer comme pour attendrir, pour ordonner comme pour supplier. Si la douceur était l'expression naturelle de sa physionomie, l'habitude de commander et de recevoir des hommages semblait également lui avoir imprimé une fierté qui modifiait son caractère. Ses longs cheveux noirs, de même couleur que ses soucis, formaient de nombreuses boucles que l'art sans doute avait arrangées. Elles étaient ornées de pierres précieuses, et sa chevelure, portée dans toute sa longueur, annonçait une condition libre et une naissance illustre. Le cou de la jeune Saxonne était entouré d'une chaîne d'or, à laquelle pendait un petit reliquaire de même métal. Ses bras étaient nus et ornés de bracelets. Sa parure consistait en une robe de dessous et un jupon de soie d'un vert pâle, sur laquelle était une autre robe flottante à larges manches qui atteignaient à peine le coude. Cette seconde robe était cramoisie, et d'une laine des plus fines. Un tissu de soie mêlée d'or était attaché de façon à pouvoir lui couvrir le visage et le sein, à la manière espagnole, ou à former une sorte de draperie sur ses épaules.
Lorsqu'elle vit les regards du templier tournés sur elle avec une ardeur qui les faisait ressembler à deux charbons enflammés dans une sombre fournaise, elle abaissa avec dignité son voile sur son visage, comme pour lui faire sentir que cette liberté lui déplaisait. Cedric vit ce mouvement et en comprit la cause. «Sire templier, dit-il, les joues de nos jeunes filles saxonnes sont trop peu accoutumées au soleil pour supporter le regard fixe d'un croisé.»
«Si j'ai commis une faute, répondit Brian, je vous demande pardon, c'est-à-dire je demande pardon à lady Rowena, car mon humilité ne peut aller plus loin.»--Lady Rowena, dit le prieur, nous a punis tous en réprimant la hardiesse de mon ami. J'espère qu'elle sera moins cruelle au riche tournoi où nous la verrons.»--«Il est encore douteux que nous y allions, dit Cedric; je n'aime pas ces vanités, qui étaient inconnues à mes pères quand l'Angleterre était libre.»--«Permettez-nous d'espérer, reprit le prieur, que nous pourrons vous décider à y aller avec nous. Les routes ne sont pas sûres, et un chevalier tel que sir Brian de Bois-Guilbert n'est pas une escorte qui soit à dédaigner.»
«Sire prieur, répondit le Saxon, toutes les fois que j'ai voyagé dans ce pays, je n'ai eu besoin d'autre aide que de celle de mes domestiques et de mon épée. Si nous allons à Ashby-de-la-Zouche, ce sera avec notre noble voisin et compatriote Athelstane de Coningsburgh, et avec une suite suffisante pour nous moquer également des outlaws et des barons ennemis. A votre santé, sire prieur; je vous rends grâce de votre courtoisie. Goûtez ce vin, j'espère qu'il ne vous déplaira point. Si pourtant vous étiez assez rigide observateur des règles monastiques pour préférer votre lait acide, je ne veux pas vous obliger à pousser la courtoisie jusqu'à me faire raison.»--«Oh! dit le prieur en souriant, ce n'est que dans les murs du prieuré que nous nous bornons au lac dulce et acidum. Quand nous nous trouvons dehors, nous nous conformons aux usages du monde. Je répondrai donc à votre santé avec la même liqueur; pour l'autre breuvage dont vous me parlez, je l'abandonne à mes frères lais.
«Et moi, dit le templier en emplissant sa coupe, je porte la santé de la belle Rowena. Depuis que ce nom est connu en Angleterre, jamais pareil hommage ne fut mieux mérité. Je pardonnerais au malheureux Vortigern d'avoir perdu son honneur et son royaume, si l'ancienne Rowena avait eu la moitié des attraits de la moderne.»--«Je vous dispense de tant de courtoisie, sire chevalier, dit lady Rowena sans lever son voile; ou, pour mieux dire, je vais vous prier de nous en donner une preuve, en nous apprenant quelles sont les dernières nouvelles de la Palestine. Ce sujet sera plus agréable à des oreilles anglaises, que tous les complimens que votre éducation française vous apprend.»
«J'ai bien peu de chose à dire, répondit Bois-Guilbert, si ce n'est que le bruit d'une trêve avec Saladin paraît se confirmer.»
Il fut interrompu par Wamba, qui avait pris sa place ordinaire sur une chaise dont le dossier était décoré de deux oreilles d'âne; elle était à deux pas derrière celle de son maître, qui de temps en temps lui donnait quelque morceau qu'il prenait sur son assiette, faveur que le bouffon partageait avec des chiens favoris admis dans la salle. Wamba, ayant une petite table devant lui, les talons appuyés sur le bâton de sa chaise, les joues creuses et semblables à un casse-noisettes, tenait les yeux à demi fermés, et ne perdait pas une occasion de lancer ses quolibets. «Ces trêves avec les infidèles me vieillissent bien!» s'écria-t-il sans s'inquiéter s'il interrompait le fier templier.
«Que veux-tu dire, imbécille?» lui demanda son maître, dont les traits annonçaient qu'il ne se fâcherait point de ses plaisanteries.--«C'est que je m'en rappelle trois, répondit Wamba, dont chacune devait durer cinquante ans, de manière que, si je calcule bien, je dois avoir aujourd'hui cent cinquante ans.»--«N'importe, dit le templier, qui reconnut son ami de la foret, je me charge de vous empêcher de mourir de vieillesse, et de vous éviter toute espèce de mort lente; si jamais vous vous avisez encore de tromper des voyageurs égarés, comme vous l'avez fait ce soir à l'égard du prieur et de moi.»
«Comment, misérable, s'écria Cedric, tromper des voyageurs! vous méritez les verges, car c'est un trait de méchanceté plutôt que de folie.»--«Je vous en prie, mon oncle, veuillez faire grâce à la malice à cause de la folie; je n'ai fait qu'une légère erreur, en prenant ma main droite pour ma gauche; et sous ce rapport, je dois être excusé par celui qui a choisi pour guide et pour conseiller un véritable fou.»
La conversation fut interrompue par l'arrivée du domestique de la porte, qui annonça qu'un étranger demandait l'hospitalité. «Qu'on le fasse entrer, répondit Cedric, quel qu'il soit, n'importe; car, dans une nuit comme celle-ci, où la nature paraît entièrement bouleversée, les animaux eux-mêmes cherchent la protection de l'homme, leur ennemi mortel, plutôt que de succomber sous la fureur des élémens.» Oswald sortit immédiatement pour exécuter les ordres de son maître.
CHAPITRE V.
«Un juif n'a-t-il pas des yeux? n'a-t-il
pas des mains, des organes, des membres,
des sens, des affections, des passions?
Quelle différence y a-t-il entre lui et un
chrétien? Ne se nourrit-il pas des mêmes
alimens? n'est-il pas blessé par les mêmes
armes, sujet aux mêmes maladies, guéri
par les mêmes remèdes, échauffé par le
même été, et refroidi par le même hiver?»
Shakspeare, le Marchand de Venise,
act. III, sc. I.
Oswald rentré, s'approchant de son maître, lui dit à l'oreille: «C'est un juif qui se nomme Isaac d'Yorck; faut-il que je l'introduise dans la salle?»--«Que Gurth se charge de tes fonctions, Oswald, dit Wamba avec son effronterie accoutumée. Un gardien de pourceaux est un introducteur assez bon pour un juif.»
«Sainte Marie! dit le prieur en faisant un signe de croix, admettre en notre présence un juif mécréant!»--«Un chien de juif, dit le templier, approcherait d'un défenseur du saint Sépulcre!»--«Par ma foi, dit Wamba, il me semble que les templiers préfèrent l'argent des juifs à leur compagnie.»--«Paix! mes dignes hôtes, dit Cedric; mon hospitalité ne doit pas être limitée par vos antipathies. Si le ciel a supporté, pendant des siècles, une nation de mécréans aussi têtus, nous pouvons bien endurer quelques heures la présence d'un Israélite. Personne ne sera contraint de lui parler ni de manger avec lui; on lui donnera une table à part, ajouta-t-il en souriant, à moins que ces étrangers à turbans ne consentent à le recevoir dans leur société.»
«Sire franklin! dit le templier; mes esclaves sarrasins sont de bons musulmans, et leur mépris pour les juifs n'est pas moins profond que celui d'un chrétien.»--«Oh! ma foi, dit Wamba, je ne sais pas pourquoi les sectateurs de Mahomet et de Termagaut ont de pareils avantages sur ce peuple autrefois choisi de Dieu.»--«Il se placera près de toi, Wamba, dit Cedric, un fou et un juif doivent être bien ensemble.»--«Mais le fou, répondit Wamba, en s'emparant du reste d'un jambon, saura bien élever entre lui et le juif un boulevart salutaire.»--«Paix, dit Cedric, le voici.»
Introduit avec peu de cérémonie, s'avançant avec crainte et hésitation, et saluant profondément à plusieurs reprises, un vieillard maigre et de haute stature, mais à qui l'habitude de se courber avait fait perdre quelque chose de sa taille, s'approche du bout inférieur de la table; ses traits ouverts et réguliers, son nez aquilin, ses yeux noirs et perçans, son front élevé et sillonné de rides, sa longue barbe, ses cheveux gris, lui auraient donné un air respectable, si sa physionomie particulière n'eût annoncé en lui le descendant d'une race qui, durant ce siècle d'ignorance, était à la fois détestée par le peuple crédule, imbu de préjugés, et persécutée par la noblesse avide et rapace, et qui, peut-être, par l'effet de cette haine et de cette persécution, avait gardé un caractère national dont les principaux traits, pour n'en pas dire davantage, étaient la bassesse, l'avarice et la cupidité.
Les vêtemens de l'Israélite, mouillés par une pluie d'orage, consistaient en un grand manteau brun sur une tunique d'un pourpre foncé; il avait de grandes bottes garnies de fourrures; une ceinture qui soutenait un très petit couteau de chasse et une écritoire; un bonnet jaune carré, d'une forme particulière, prescrite aux juifs pour les distinguer des chrétiens, et qu'il ôta respectueusement à l'entrée de la salle.
L'accueil qu'il obtint dans le château de Cedric fut tel que l'ennemi le plus fanatique des tribus de Jacob en eût été flatté. Cedric lui-même, qu'il salua plusieurs fois avec la plus profonde humilité, ne lui répondi que par un geste hautain, pour lui signifier qu'il pouvait prendre place à la table inférieure, où cependant personne ne voulut le recevoir; au contraire, partout où il se présentait, en faisant le tour de la table en vrai suppliant, on éloignait les coudes de chaque côté du corps, on se serrait voisin contre voisin, et les domestiques saxons, livrés à leur souper comme de vrais affamés, ne s'inquiétaient nullement des besoins du nouvel arrivé. Les frères lais qui avaient escorté l'abbé faisaient des signes de croix en regardant l'intrus avec une sainte horreur; et les Sarrasins irrités, quand il arriva près d'eux, retroussèrent leurs moustaches, et mirent la main sur la garde de leurs sabres, comme dernier moyen d'éviter la souillure d'un juif.
Les mêmes motifs qui avaient déterminé Cedric à faire ouvrir sa maison à ce fils d'un peuple réprouvé, l'auraient porté à donner l'ordre à ses gens de le recevoir avec plus d'égards; mais il s'occupait alors d'une discussion que le prieur venait d'entamer sur les différentes races de chiens et sur les moyens de les croiser, et ce sujet ne pouvait être interrompu pour savoir si un juif irait se coucher sans souper.
Tandis qu'Isaac était ainsi traité en paria dans cette maison comme son peuple au milieu des nations de la terre, le pèlerin, assis sous la cheminée, et qui avait soupé sur une petite table, eut compassion du malheureux. Se levant tout à coup: «Vieillard, lui dit-il, viens occuper cette place, mes vêtemens sont secs, et les tiens sont mouillés; mon appétit est apaisé et le tien ne l'est pas.» En même temps il rapprocha les tisons dispersés dans l'immense cheminée, posa lui-même sur la petite table ce qui était nécessaire au souper du juif, et, sans attendre ses remercîmens, s'avança vers le bout de la table, pour éviter sans doute d'avoir plus de communication avec l'objet de sa pitié.
S'il avait existé un artiste capable de dessiner ce juif courbé devant le feu, étendant ses mains ridées et tremblantes, ç'aurait été une excellente personnification de l'hiver. Ayant un peu chassé le froid, le juif s'assit devant la petite table et mangea avec une hâte qui prouvait une longue abstinence. Cependant, le prieur et Cedric continuaient leur dissertation sur les chiens; Rowena causait avec une de ses suivantes; et l'orgueilleux templier, les regards attachés tour à tour sur le juif et sur la belle Saxonne, semblait méditer quelque projet qui l'intriguait singulièrement.
«Je m'étonne, Cedric, dit le prieur, que, nonobstant votre prédilection pour votre langue énergique, vous n'ayez pas admis dans vos bonnes graces le français-normand, au moins en ce qui regarde les termes de lois et de chasse. Nul idiome ne peut fournir à un chasseur des expressions aussi variées dans cet art joyeux.»--«Bon père Aymer, répondit Cedric, je ne me soucie aucunement de ces termes recherchés qui arrivent d'outre-mer; je goûte, sans cela, les plaisirs de la chasse au milieu de nos bois. Je n'ai que faire, pour sonner du cor, d'appeler mes fanfares une réveillée ou une mort. Je sais fort bien pousser ma meute sur le gibier et mettre une pièce en quartiers, quand elle est prisé, sans avoir recours au jargon de curée, de nombles 37, d'arbor, etc., et de tout le bavardage du fabuleux sir Tristrem 38.
«Le Français, dit le templier en haussant la voix d'un ton présomptueux, suivant ses habitudes, est non seulement l'idiome naturel de la chasse, mais encore celui de l'amour et de la guerre, celui qui doit gagner le coeur des belles et répandre la terreur parmi les ennemis.»--«Sire templier, dit Cedric, videz votre coupe et remplissez celle du prieur, tandis que je vais remonter à une trentaine d'années. Tel que j'étais à cette époque, mon franc saxon n'avait pas besoin d'ornemens français pour se rendre propice l'oreille d'une femme, et les champs de North-Alterton 39 pourraient dire si, à la journée du Saint-Étendard, le cri de guerre saxon ne fut pas entendu aussi loin dans les rangs de l'armée écossaise, que le cri de guerre normand: À la mémoire des braves qui combattirent dans cette journée! Faites-moi raison, mes chers hôtes;» et ayant vidé d'un trait son verre, il continua avec une chaleur toujours croissante: «Oui, ce fut une mémorable levée de boucliers, lorsque cent bannières se déployèrent sur les têtes des braves; que le sang coula autour de nous par torrens, et où la mort devint préférable à la fuite. Un barde saxon eût appelé cette journée la fête des épées, le rassemblement des aigles fondant sur leur proie, le heurt affreux des lances contre les boucliers, un bruit de guerre plus propre à chatouiller l'oreille que les airs joyeux d'un festin de noces! mais nos bardes ne sont plus; nos exploits se perdent dans ceux d'une autre race; notre langue, notre nom même, sont près de s'éteindre, et il ne reste qu'un vieillard isolé pour donner des larmes à tant de vicissitudes. Échanson paresseux, remplis les verres. Allons, sire templier, aux forts en armes! aux valeureux champions, quelles que soient leur nation et leur langue, qui aujourd'hui combattent avec le plus de persévérance parmi les défenseurs de la croix.»
«Il ne sied guère à celui qui porte cet emblème sacré de répondre, dit Bois-Guilbert en montrant la croix brodée sur son manteau; mais à qui pourrait-on décerner la palme, entre les défenseurs de la croix, si ce n'est aux champions mêmes du saint Sépulcre, aux vaillans chevaliers du temple?»--«Aux chevaliers hospitaliers, dit le prieur: j'ai un frère dans leur ordre.»--«Je respecte leur gloire, dit le templier; cependant....»--«Je crois, notre oncle, dit Wamba en l'interrompant, que, si Richard Coeur-de-Lion eût écouté les avis d'un fou, il fût resté chez lui avec ses braves Anglais, et eût laissé l'honneur de délivrer Jérusalem à ces chevaliers qui y étaient le plus intéressés.»--«L'armée anglaise en Palestine, demanda lady Rowena, n'avait-elle donc aucun guerrier dont le nom mérite de briller à côté des chevaliers du temple et de ceux de Saint-Jean?»--«Pardonnez-moi, belle étrangère, dit le templier; le monarque anglais avait amené avec lui une foule de braves champions, qui ne le cédaient qu'à ceux dont les glaives ont été le boulevart perpétuel de la Terre-Sainte.»--«Qui ne le céderaient à personne!» s'écria le pèlerin en s'approchant pour mieux entendre cette conversation qui commençait à l'impatienter. Tous les yeux se tournèrent sur-le-champ vers lui. «Je soutiens, dit-il d'une voix ferme et haute, que les chevaliers anglais de l'armée de Richard ne prétendaient céder la palme à aucun de ceux qui prirent les armes pour la défense de la Terre-Sainte; je soutiens, en outre, car je l'ai vu, qu'après la prise de Saint-Jean-d'Acre, le roi Richard eut un tournoi avec cinq de ses chevaliers contre tous venans; que chacun d'eux fournit trois courses dans cette journée, et fit vider les arçons à ses trois adversaires; enfin, qu'au nombre des assaillans se trouvaient sept chevaliers du temple. Sir Brian de Bois-Guilhert sait mieux que personne si je dis la vérité.»
Aucune langue ne pourrait exprimer la rage qui embrasa la sombre physionomie du templier après avoir entendu ces paroles. Dans l'excès de sa fureur, sa main tremblante se porta involontairement sur la garde de son épée; et, s'il ne la tira point, c'est qu'il sentit qu'il ne pouvait se permettre avec impunité dans ce lieu un pareil acte de violence. Cedric, dont le caractère décelait la droiture et la loyauté, et dont rarement la capacité saisissait plus d'une idée à la fois, était si triomphant de ce qu'il entendait à la louange de ses concitoyens, qu'il ne remarqua point la confusion et la colère de son hôte. «Pèlerin, s'écria-t-il, je te donnerais ce bracelet d'or, si tu pouvais me dire le nom des chevaliers qui soutinrent si dignement la gloire de l'heureuse Angleterre.»--«Je vous les nommerai très volontiers, dit le pèlerin, et cela sans guerdon 40, car j'ai fait voeu de ne point toucher de l'or pendant un certain laps de temps.»--«Je porterai le bracelet pour vous, si vous le voulez,» dit Wamba.--«Le premier en honneur, en rang, en courage, reprit le pèlerin, était le brave Richard, roi d'Angleterre.»--«Je lui pardonne, dit Cedric, je lui pardonne d'être issu de l'odieux tyran duc Guillaume.»--«Le second était le comte de Leicester; le troisième, sir Thomas Multon de Gilsland.»--«Au moins celui-ci est de famille saxonne, dit Cedric d'un air de triomphe.»--«Le quatrième, sir Foulk Doilly.»--«Encore de race saxonne, du moins du côté de sa mère,» interrompit Cedric, qui ne perdait pas un mot du récit, et à qui le triomphe de Richard et de ses compatriotes faisait oublier en partie sa haine contre les Normands. «Et le cinquième?»--«Le cinquième, sir Edwin Turneham.»--«Véritable Saxon, par l'ame d'Hengist!» s'écria Cedric tout joyeux. «Et le sixième, quel était son nom?»--«Le sixième,» répondit le pèlerin après une pause pendant laquelle il sembla réfléchir,» était un jeune chevalier moins renommé, qui fut admis dans cette honorable compagnie moins pour aider à l'entreprise que pour compléter le nombre de ceux qui allaient s'y dévouer.»
«Sire pèlerin, reprit Brian de Bois-Guilbert, après tant de choses, ce manque de mémoire est bien tardif. Mais je dirai le nom du chevalier qui triompha de l'ardeur de mon coursier et de ma lance. Ce fut le chevalier d'Ivanhoe 41, et nul entre les cinq autres n'acquit plus de gloire pour son âge. Néanmoins, je proclamerai à haute voix que, s'il était ici, et qu'il voulut joûter contre moi au tournoi qui va s'ouvrir, monté et armé comme je le suis actuellement, je lui donnerais le choix des armes sans conserver le moindre doute sur le résultat du combat.»--«S'il était près de vous, répondit le pèlerin, il n'hésiterait pas à accepter votre défi; mais ne troublons point la paix de ce château par des bravades sur un combat qui, vous le savez fort bien, ne saurait avoir lieu. Si jamais Ivanhoe revient de la Palestine, je suis certain qu'il se mesurera avec vous.»--«Bonne caution! s'écria le templier. Quel gage en donnez-vous?»--«Ce reliquaire, dit le pèlerin, en montrant une petite boîte d'ivoire d'un travail précieux; ce reliquaire contenant un morceau du bois de la vraie croix, que j'ai rapporté du monastère du Mont-Carmel.»
Le prieur de Jorvaulx fit un signe de croix que toute la compagnie ne manqua pas d'imiter, à l'exception du juif, des mahométans et du templier. Celui-ci, sans donner aucune marque de respect pour la sainteté de cette relique, détacha de son cou une chaîne d'or qu'il jeta sur la table en disant: «Que le prieur Aymer conserve mon gage avec celui de cet inconnu, comme une promesse que, lorsque le chevalier Ivanhoe arrivera en Angleterre, il aura à répondre au défi de Brian de Bois-Guilbert; et, s'il ne l'accepte pas, j'inscrirai son nom avec l'épithète de lâche sur les murs de toutes les commanderies du Temple en Europe.»--«Vous n'aurez pas un tel souci, répondit Rowena. Si nulle voix ne s'élève ici en faveur d'Ivanhoe absent, la mienne se fera entendre. J'affirme qu'il ne refusera jamais un cartel honorable; et, si ma faible garantie pouvait ajouter au gage inappréciable de ce pèlerin, je répondrais qu'Ivanhoe saura se mesurer avec ce fier chevalier comme il le souhaite.
Une multitude d'émotions opposées, qui se combattaient dans le coeur de Cedric, l'avaient réduit au silence pendant cette discussion. L'orgueil satisfait, le ressentiment, l'embarras, se peignaient tour à tour sur son front comme les nuages chassés par un vent orageux, tandis que tous ses serviteurs, sur qui le nom du sixième chevalier semblait avoir produit un effet électrique, demeuraient dans l'attente, les yeux fixés sur leur maître. Mais ce ne fut qu'après avoir entendu Rowena que Cedric tout à coup sentit qu'il devait rompre le silence.
«Lady Rowena, dit-il, ce langage est intempestif. S'il était besoin d'une autre garantie, moi-même, tout offensé que je suis, je répondrais sur mon honneur de celui d'Ivanhoe; mais il ne manque rien aux assurances du combat, même en suivant les règles de la chevalerie normande. N'est-il pas vrai, prieur Aymer?»--«Oui, oui, répondit celui-ci; la sainte relique et la superbe chaîne seront en sûreté, dans le trésor de notre couvent, jusqu'à l'époque de ce défi.»
À ces mots, faisant encore un signe de croix, il remit le reliquaire au frère Ambroise, un des moines de sa suite, et plaça la chaîne d'or, avec moins d'appareil, mais peut-être avec plus de satisfaction intérieure, dans une poche doublée de peau parfumée, qui s'ouvrait sous son bras gauche. «Noble Cedric, dit-il alors, votre vin est si bon, qu'il semble faire entendre à mes oreilles le carillon de toutes les cloches du couvent. Accordez-nous la permission de porter la santé de lady Rowena, et de songer ensuite aux douceurs du repos.»--«Par la croix de Bromholme, sire prieur, répondit le Saxon, vous démentez votre réputation. J'avais ouï dire que vous étiez homme à veiller le verre en main jusqu'aux matines, et je vois que, malgré mon âge, vous avez peine à me tenir tête. Sur ma foi, un enfant saxon de douze ans n'eût pas de mon temps quitté la table.»
Le prieur avait ses raisons pour ne pas déroger au prudent système de tempérance qu'il avait adopté. Non seulement il se croyait obligé par profession à maintenir la paix, mais il était par caractère ennemi de toute querelle. Était-ce charité pour son prochain, ou amour pour lui-même? C'était peut-être un effet de ces deux causes réunies. Il craignait que le naturel impétueux du Saxon, et le caractère altier et irascible du chevalier du Temple, ne finissent par amener une explosion désagréable. Il insinua donc adroitement que dans une lutte bachique personne ne pouvait raisonnablement risquer sa tête contre celle d'un saxon; il glissa quelques mots sur ce qu'il devait au caractère dont il était revêtu, et finit par insister pour qu'on allât goûter les bienfaits du sommeil. On servit à la ronde le coup de grâce; et les étrangers, ayant salué profondément Cedric et lady Rowena, suivirent les domestiques chargés de les conduire à leurs lits respectifs.
«Chien de mécréant, dit le templier au juif en passant près de lui, iras-tu au tournoi?»--«C'est mon dessein, n'en déplaise à votre vénérable valeur, répondit Isaac en le saluant avec humilité.»--«Sans doute afin de dévorer par ton usure les entrailles des nobles et ruiner les enfans et les femmes en leur vendant toute sorte de colifichets à la mode. Je parie que tu as sous ce grand manteau un sac rempli de shekels 42».--«Pas un seul, je vous jure; pas un seul,» s'écria le juif d'un air patelin, en rapprochant les mains et en s'inclinant; «pas même une pièce d'argent! J'en atteste le Dieu d'Abraham. Je vais à Asohy implorer le secours de quelques frères de ma tribu, pour m'aider à payer la taxe exigée par l'échiquier des juifs 43. Que Jacob me soit en aide! Je suis un malheureux, un homme ruiné! J'ai emprunté de Reuben de Tadcaster jusqu'au manteau dont je suis enveloppé.»
Le templier sourit, sardoniquement: «Que le ciel te maudisse, impudent menteur!» lui dit-il; et, s'éloignant comme s'il eût dédaigné de lui parler long-temps, il rejoignit ses esclaves sarrasins, auxquels il donna quelques ordres dans une langue inconnue à ceux qui étaient près de lui. Le pauvre Israélite était si interdit de ce que lui avait dit le templier, qu'on le voyait encore dans la posture la plus humble, quand Bois-Guilbert était déjà loin de lui; et lorsqu'il se releva, il avait l'air d'un homme aux pieds duquel la foudre vient de tomber, et encore étourdi du fracas qui avait déchiré ses oreilles.
L'intendant et l'échanson, précédés de deux domestiques portant des torches, et suivis de deux autres chargés de rafraîchissemens, conduisirent le prieur et le chevalier de Bois-Guilbert dans les appartemens qui les attendaient, et des valets d'un rang inférieur indiquèrent à leur suite et aux autres hôtes les chambres où ils devaient reposer jusqu'au jour.