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Ivanhoe (1/4): Le retour du croisé

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CHAPITRE VI.

«Pour acheter sa faveur je lui fais
ce plaisir. S'il accepte, fort bien; s'il
refuse, tant mieux; mais, je vous en
prie, ne me faites aucun mal.»

Shakspeare, le Marchand de Venise.







Tandis que le pèlerin, éclairé par un domestique armé d'une torche, traversait les sombres corridors de ce manoir vaste et irrégulier, l'échanson vint lui dire à l'oreille que, si un verre d'excellent hydromel ne l'effrayait pas, il n'avait qu'à le suivre dans son appartement, où il trouverait réunis la plupart des gens de Cedric, lesquels seraient ravis d'ouïr la relation de ses aventures en Palestine, et surtout d'avoir des nouvelles du chevalier d'Ivanhoe. Wamba, qui arriva en ce moment, appuya cette proposition, et dit qu'un coup d'hydromel après minuit en valait trois après le couvre-feu. Sans contester l'apropos d'une maxime prononcée par une personne aussi imposante, le pèlerin les remercia de leur politesse, et leur dit qu'il avait juré de ne jamais parler dans la cuisine des choses dont les maîtres ne voulaient pas qu'on s'occupât dans le salon. «Un pareil voeu, dit Wamba à l'échanson, ne conviendrait guère à un esclave.»

Oswald secoua l'épaule de dépit. «Je comptais le loger dans la chambre du grenier, dit-il à demi-voix à Wamba; mais puisqu'il est si peu honnête envers les chrétiens, je le mènerai à un galetas près de celui d'Isaac le juif. Anwold, dit-il au domestique qui portait la torche, conduisez le pèlerin au cabinet du sud. Bonne nuit, sire pèlerin; je vous fais de légers remercîmens pour votre avare courtoisie.»--«Bonne nuit, et que la sainte Vierge vous bénisse,» dit le pèlerin d'un air calme; et il suivit son guide après cette courte salutation.

En traversant une antichambre où aboutissaient plusieurs portes, et qu'éclairait une petite lampe de fer, il se vit accosté par la première suivante de lady Rowena; elle lui dit avec une certaine assurance que sa maîtresse désirait lui parler, et prit la torche des mains d'Anwold, en faisant signe au pèlerin de la suivre. Il ne jugea sans doute pas convenable de refuser cette invitation comme l'autre; car, quoique son premier mouvement eût peint l'étonnement, il obéit sans mot dire.

Un petit corridor suivi de sept marches, formées chacune par une grosse poutre de bois de chêne, le conduisit dans l'appartement de lady Rowena, dont la rustique magnificence répondait au respect que lui marquait le maître du château; les murs en étaient décorés de tapisseries brodées en or et en soie, et représentant des sujets de fauconnerie. Le lit était orné d'une tapisserie semblable, et garni de rideaux teints en pourpre; les siéges étaient couverts de riches coussins, et devant un fauteuil plus élevé que les autres était un marche-pied en ivoire d'un travail précieux. Quatre grandes bougies placées dans des candélabres d'argent éclairaient cet asile. Et cependant, que nos beautés modernes n'envient point le faste d'une princesse saxonne! Les murs de son appartement étaient si pleins de crevasses et si mal crépis, qu'on voyait les tapisseries remuer au moindre souffle, et que la flamme des torches, au lieu de monter perpendiculairement, se portait de côté et d'autre comme le plumet d'un chieftain 44. Ici tout paraissait magnifique et même recherché, mais ce qu'on appelle le confortable y manquait presque entièrement; et ce genre d'agrément étant inconnu, on ne l'enviait pas.

Note 44: (retour) Capitaine ou chef de clans ou paysans de la vieille Écosse. A. M.

Lady Rowena avait derrière elle trois suivantes, qui arrangeaient ses cheveux pour la nuit. Elle était assise sur l'espèce de trône dont j'ai déjà parlé, et semblait une reine qui va recevoir d'universels hommages. Le pèlerin lui rendit les siens en fléchissant le genou. «Levez-vous, pèlerin, lui dit-elle d'un air gracieux; celui qui prend la défense de l'absent a droit au bon accueil de quiconque chérit la vérité et honore le courage. Retirez-vous, excepté la seule Elgitha, dit-elle à ses suivantes; je veux entretenir ce pèlerin.» Sans quitter l'appartement, celles-ci se retirèrent à l'extrémité opposée, s'assirent sur un banc près du mur, et gardèrent le silence comme des statues, quoiqu'elles fussent assez loin de leur maîtresse pour s'entretenir à demi-voix sans craindre de l'interrompre.

«Pèlerin, dit lady Rowena, après un muet intervalle pendant lequel elle semblait incertaine sur la manière dont elle commencerait la conversation, vous avez ce soir prononcé un nom, le nom d'Ivanhoe, ajouta-t-elle avec une sorte d'insistance, dans un château où, d'après les lois de la nature, on devrait toujours être heureux de l'entendre, et où, par un concours de circonstances déplorables, il ne peut être proféré sans exciter dans plus d'un coeur des sensations douloureuses; et j'ose à peine vous demander le lieu et la situation où vous l'avez laissé. Nous avons su que, sa mauvaise santé l'ayant retenu en Palestine après le départ de l'armée anglaise, il avait été persécuté par la faction française, à laquelle les templiers sont si dévoués.»--«Je connais peu le chevalier d'Ivanhoe, répondit le pèlerin d'une voix émue; je voudrais le connaître davantage, noble dame, puisque vous vous intéressez à sa fortune: il a surmonté, je le présume, les persécutions de ses ennemis, et il était, au moment de revenir en Angleterre, où vous devez savoir mieux que moi s'il lui reste quelque chance de bonheur.»

Lady Rowena poussa un profond soupir, et lui demanda quand on pourrait revoir Ivanhoe dans sa patrie, et s'il ne serait pas exposé à de grands périls sur la route. Sur la première question, le pèlerin avoua son entière ignorance; et sur la seconde, il répondit que le retour pouvait avoir lieu sans danger par Venise, par Gênes, et ensuite par la France. «Ivanhoe, ajouta-t-il, connaît si bien la langue et les coutumes françaises, qu'il ne court aucun risque en traversant ce dernier pays.»

«Plût à Dieu, dit lady Rowena, qu'il fût déjà ici, et en état de porter les armes au tournoi qui va se tenir, et dans lequel tous les chevaliers de cette contrée déploieront leur adresse et leur courage. Si Athelstane de Coningsburgh y remportait le prix, Ivanhoe apprendrait sans doute de fâcheuses nouvelles à son arrivée en Angleterre. Comment se trouvait-il la dernière fois que vous le vîtes? la maladie avait-elle abattu ses forces et changé ses traits?»--«Il était plus maigre et plus basané qu'à son retour de Chypre à la suite de Richard Coeur-de-Lion, et les soucis semblaient gravés sur son visage; mais je n'en parle que par ouï-dire, je ne le connais pas.»--«Il ne trouvera dans son pays, je le crains, que bien peu de motifs pour bannir ces soucis. Je vous rends graces, bon pèlerin, des détails que vous m'avez donnés sur le compagnon de mon enfance. Approchez, dit-elle à ses suivantes, offrez la coupe du repos à cet homme sacré, que je ne veux pas retenir davantage.» L'une d'elles apporta à sa maîtresse une coupe d'argent remplie de vin assaisonné de miel et d'épices; Rowena y trempe ses lèvres, et la passe au pèlerin, qui en boit quelques gouttes.»--«Acceptez cette aumône,» lui dit-elle en lui donnant une pièce d'or, «comme une marque de mon respect pour les lieux saints que vous avez visités.» Le pèlerin reçut ce don en la saluant avec une humilité profonde, et suivit Edwina hors de l'appartement pour retourner dans l'antichambre. Il y retrouva le domestique Anwold, qui, prenant la torche des mains de la suivante, le conduisit avec plus de hâte que de cérémonie dans un galetas, où des espèces de cellules servaient au logement des domestiques du dernier ordre et aux étrangers d'une classe inférieure.

«Dans laquelle de ces chambres est le juif?» demanda le pèlerin.--«Le chien de mécréant, répondit Anwold, est niché dans celle qui est à main gauche de la vôtre. Par saint Dunstan! comme il faudra la râcler et la nettoyer avant qu'on y loge un chrétien!»--«Et où est la chambre de Gurth le porcher.»--«À main droite; vous servez de séparation entre le circoncis et le gardien de ce qui est en abomination parmi les douze tribus. Vous auriez eu un endroit plus commode, si vous n'aviez pas refusé l'invitation d'Oswald.»--«Je me trouve fort bien; le voisinage d'un juif ne peut souiller à travers une cloison de chênes».

En disant ces paroles il pénétra dans la cellule qui lui était destinée, prit la torche des mains du domestique, le remercia et lui souhaita une bonne nuit. Ayant poussé la porte, qui ne fermait comme toutes les autres que par un loquet, il mit la torche dans un candélabre de bois, et jeta les yeux sur le chétif ameublement de la chambre à coucher, qui consistait en une escabelle et en un lit formé de planches mal jointes, rempli de paille fraîche, et sur lequel étaient étendues quelques peaux de mouton en guise de couvertures. La torche éteinte, le pèlerin se jeta sur ce grabat sans ôter un seul de ses vêtemens, et dormit, ou du moins resta couché, jusqu'à ce que l'aurore eût envoyé ses blanchissans rayons dans sa chambre par la petite croisée grillée qui recevait l'air et le jour. Il se leva le lendemain matin après avoir dit sa prière, sortit de cette cellule, et entra sans bruit dans celle du juif en levant doucement le loquet.

L'Israélite était livré à un sommeil très agité, sur un grabat exactement pareil à celui qu'avait eu le pèlerin. La portion des vêtemens qu'il avait ôtée se trouvait sous sa tête, moins pour lui servir d'oreiller, que de peur qu'on ne les lui dérobât pendant le sommeil. Son front peignait l'inquiétude, et il remuait vivement les bras et les mains comme s'il eût eu alors à combattre le cauchemar. Il poussait des exclamations, tantôt en hébreu, tantôt dans la langue nouvelle, mélange d'anglais et de normand; le pèlerin distingua ces mots: «Au nom du dieu d'Abraham, épargnez un malheureux vieillard! Je n'ai pas un shekel au monde! Dussé-je être coupé en morceaux, je ne pourrais vous rien donner.»

Le Pèlerin, sans attendre l'issue de la vision du juif, le poussa avec son bourdon pour l'éveiller. Ce brusque réveil et la vue d'un homme près de son lit parut sans doute à Isaac la continuation de son rêve. Il se leva sur son séant, ses cheveux gris hérissés sur sa tête, sauta sur ses vêtemens, les serra entre ses bras comme un faucon tient sa proie dans ses serres, et fixa ses yeux noirs et perçans sur le pèlerin avec une expression mêlée de surprise et de terreur. «Calmez-vous, Isaac, lui dit celui-ci; je ne viens pas en ennemi.»--«Que le dieu d'Israël vous bénisse, reprit le juif soulagé: je rêvais; mais, Abraham en soit loué! ce n'est qu'un rêve. Et quelle affaire vous plairait-il d'avoir de si bonne heure avec un pauvre juif?»--«J'ai à vous annoncer que, si vous ne partez à l'instant et ne faites diligence, votre voyage ne sera pas sans péril.»--«Dieu de Moïse! et qui peut avoir intérêt à mettre en danger un réprouvé comme moi?»--«Vous devez savoir mieux que moi si quelqu'un peut y être intéressé; mais ce que je puis vous garantir, c'est que hier au soir le templier, en traversant la salle où nous étions, prononça quelques mots à ses esclaves musulmans en langue arabe, que je parle couramment, et leur donna ordre d'épier votre départ du château, de vous suivre, de s'emparer de vous, et de vous conduire prisonnier dans le château de sire Philippe de Malvoisin, ou dans celui de sire Réginald Front-de-Boeuf.»

On ne pourrait se figurer la terreur qui s'empara du juif en apprenant ce dessein; il en fut comme anéanti; une sueur froide couvrit son front; ses bras tombèrent sans mouvement; sa tête se pencha sur sa poitrine. Au bout de quelques minutes cependant il retrouva assez de force pour abandonner son lit; mais cet effort l'épuisa; ses genoux tremblèrent sous lui, ses nerfs et ses muscles semblaient avoir perdu leur élasticité, et il tomba aux pieds du pèlerin, non comme un suppliant, mais comme un épileptique, par l'effet d'une puissance invisible qui ne laisse aucun moyen d'en triompher.

«Dieu d'Abraham!» furent les premières paroles qu'il prononça en levant vers le ciel ses mains décharnées, pendant que sa tête grise était encore attachée sur le sol. «Ô saint Moïse! Ô bienheureux Aaron! dit-il ensuite, mon rêve n'est pas une chimère, ma vision n'a pas eu lieu en vain! Je sens leurs instrumens de torture déchirer, lacérer mes nerfs; je les sens passer sur mon corps comme les faux, les herses et les haches de fer sur les hommes de Rahab et les cités des enfans d'Ammon.»--«Levez-vous, Isaac, et écoutez-moi,» dit le pèlerin qui voyait sa détresse avec un mélange de compassion et de mépris. «Vous avez raison de craindre, en songeant à la manière dont les nobles et les princes ont traité vos frères pour en arracher leurs trésors; mais levez-vous, encore une fois, et je vous indiquerai le moyen de vous sauver. Quittez à l'instant ce château, pendant que les étrangers y sont encore plongés dans le sommeil. Je vous conduirai vers la forêt par des sentiers que je connais très bien, et je ne vous laisserai qu'après que vous aurez obtenu le sauf conduit de quelque chef ou de quelque baron se rendant au tournoi, et dont vous avez sans doute les moyens de vous assurer la protection.»

Pendant que l'oreille d'Isaac recueillait ainsi avec avidité les espérances d'évasion que lui insinuait le pèlerin, ce pauvre juif commençait à se lever peu à peu, et en quelque sorte pouce à pouce, jusqu'à ce qu'il se fût trouvé sur ses genoux. Il rejeta en arrière ses longs cheveux gris en fixant sur le pèlerin ses yeux noirs et craintifs. Aux dernières paroles, la peur lui revint dans toute son énergie, et il retomba la face contre terre. «Moi, posséder les moyens de m'assurer la protection de quelqu'un! s'écria-t-il. Hélas! il n'est pour un juif qu'un moyen d'arriver aux bonnes graces d'un chrétien: c'est l'argent. Et comment le trouver, moi, malheureux que les extorsions ont déjà réduit à la misère de Lazare?» Alors, comme si la méfiance eût imposé silence à tout autre sentiment: «Pour l'amour de Dieu, jeune homme, s'écria-t-il tout à coup, au nom du Père divin de tous les hommes, des juifs et des chrétiens, des enfans d'Israël et ce ceux d'Ismaël, ne me trahissez point! Je n'ai pas de quoi acheter la protection du plus pauvre des mendians chrétiens, voulût-il me l'accorder pour un sou.» À ces mots il se souleva une seconde fois, et saisit le manteau du pèlerin, en le regardant d'un air craintif et suppliant. Celui-ci recula de quelques pas, comme s'il eût craint d'être souillé par ce contact. «Quand tu serais porteur de toutes les richesses de ta tribu, lui dit le pèlerin avec mépris, quel intérêt aurais-je à te nuire? L'habit que je porte ne dit-il pas que j'ai fait voeu de pauvreté? Quand je te quitterai, il ne me faudra qu'un cheval et une cotte de mailles. Ne crois pas au surplus que je désire ta compagnie, ou que je veuille en retirer quelque profit. Demeure en ce château, si tel est ton plaisir. Cedric le Saxon peut t'accorder sa protection.»

«Hélas! dit le juif, il ne voudra même pas que je voyage à sa suite. Le Saxon et le Normand dédaignent également le pauvre Israélite; et traverser seul les domaines de Malvoisin et de Réginald Front-de-Boeuf, après ce que vous venez de me dire! Bon jeune homme, je m'en irai avec vous; hâtons-nous, ceignons nos reins, fuyons. Voilà votre bourdon: pourquoi hésitez-vous?»--«Je n'hésite pas, répondit le pèlerin; mais je songe à nous assurer les moyens de sortir du château. Suivez-moi.»

Il le mène dans la chambre de Gurth, qu'il s'était fait montrer la veille, avons-nous dit, et y étant entré: «Gurth! s'écria-t-il, lève-toi, ouvre la poterne du château, fais-moi sortir avec le Juif.» Gurth, dont les fonctions, quoique si méprisées aujourd'hui, lui assuraient alors en Angleterre autant d'importance qu'Eumée en eut jadis à Ithaque, fut blessé du ton impérieux et familier du pèlerin. «Quoi! dit-il en se levant sur le coude sans quitter son grabat, le juif veut partir sitôt de Rotherwood, et avec un pèlerin!»--«Je l'aurais aussi volontiers soupçonné, dit Wamba qui entrait au même instant, de partir en nous dérobant la moitié d'un jambon.»--«Quoi qu'il en soit, dit Gurth en replaçant sa tête sur la pièce de bois qui lui servait d'oreiller, le juif et le chrétien attendront qu'on ouvre la grande porte. Nous ne permettons pas que nos hôtes s'en aillent du château furtivement et de si bonne heure.»--«Mais, répéta le pèlerin d'un ton ferme, je vous dis que vous ne refuserez pas ce que je vous demande.» En même temps, se penchant sur le lit du gardien des pourceaux, il chuchota à son oreille quelques mots en saxon. Gurth tressaillit comme électrisé; et le pèlerin portant un doigt sur ses lèvres: «Gurth, lui dit-il, prends garde! tu as coutume d'être discret. Ouvre-nous la poterne, et tu en sauras davantage.»

Gurth obéit d'un air joyeux et empressé. Le juif et Wamba les suivaient, tous deux bien étonnés du changement soudain qui s'était opéré dans les dispositions du gardien des pourceaux. «Ma mule! ma mule! s'écria le juif en arrivant à la poterne. Je ne saurais partir sans ma mule.»--«Va lui chercher sa mule, dit le pèlerin à Gurth, et amènes-en une pour moi, afin que je le suive jusqu'à ce qu'il ait quitté ces environs. Je la laisserai à Ashby entre les mains de quelqu'un de la suite de Cedric. Et toi, écoute.» Il prononça le reste si bas, que Gurth fut le seul qui put l'entendre. «Très volontiers, répondit celui-ci, je n'y manquerai point.» Et il alla chercher les mules.

«Je voudrais bien, dit Wamba dès que son camarade eut le dos tourné, qu'on m'eût appris tout ce que vous autres pèlerins apprenez dans la Terre-Sainte?»--«On nous y enseigne à réciter nos prières, à nous repentir de nos péchés, à jeûner et à nous mortifier.»--«Il faut que vous y appreniez encore autre chose: «sont-ce vos prières et votre repentir qui ont décidé Gurth à vous ouvrir la poterne? Est-ce par des jeûnes et des mortifications que vous l'avez engagé à vous prêter une mule de son maître? Si vous n'aviez pas eu d'autre ressource, vous eussiez tout aussi bien fait de vous adresser à son pourceau favori.»--«Allons, dit le pèlerin, tu n'es qu'un fou saxon.»--«Vous dites bien, reprit le bouffon; si j'étais Normand, comme je crois que vous l'êtes, j'aurais eu la fortune pour moi et me trouverais à côté d'un sage.»

Gurth en ce moment parut de l'autre côté du fossé avec les deux mules. Les voyageurs passèrent sur une espèce de pont-levis formé de deux planches, largeur exacte de la poterne et d'un guichet pratiqué à la palissade extérieure, qui conduisait dans le bois. Dès que l'Israélite fut près de sa mule, il se hâta de placer sur la selle un sac de bougran bleu, qu'il avait soigneusement caché sous son manteau: «C'est de quoi changer de vêtemens, dit-il, pas autre chose.» Il monta en selle avec plus de vigueur et de légèreté que son âge ne l'eût fait présumer, et ne perdit pas un instant pour arranger son manteau de manière à cacher à tous les yeux le fardeau qu'il portait en croupe. Le pèlerin sauta sur sa mule avec moins de vivacité, mais plus de légèreté; et au moment de partir il présenta sa main à Gurth, qui la baisa d'un air respectueux. Il suivit des yeux les deux voyageurs jusqu'à ce que les arbres de la forêt en eussent caché la trace, et même alors il semblait encore les chercher, quand il fut distrait de sa rêverie par la voix de Wamba.

«Sais-tu bien, mon ami Gurth, que tout à l'heure tu as montré une courtoisie bien singulière? Je marcherais nu-pieds, comme ce pèlerin, pour être servi avec le même zèle. Certes, je ne me contenterais pas de te donner ma main à baiser.»--«Tu n'es pas trop fou, Wamba, quoique tu ne raisonnes que sur des apparences; au surplus, c'est tout ce que peut faire le plus sage de nous. Mais il est temps que je songe à mon troupeau.» À ces mots, il rentra dans le château avec son compagnon.

Cependant les deux voyageurs s'éloignaient avec une célérité qui attestait les craintes du juif; car il est peu ordinaire que les hommes de son âge aiment à voyager vite. Le pèlerin, qui paraissait connaître tous les détours de ces bois, le conduisait par des sentiers infréquentés, et plus d'une fois Isaac trembla que son dessein ne fût de le livrer à ses ennemis. Ses soupçons, après tout, étaient bien excusables. Si l'on excepte le poisson volant, qui trouve des ennemis dans deux élémens, il n'existait point d'êtres sur la terre qui fussent, comme les juifs de ces temps, l'objet d'une persécution aussi générale, aussi constante et aussi cruelle. Sous les prétextes les plus frivoles, et sur les accusations presque toujours les plus injustes et les plus absurdes, leurs personnes et leurs fortunes étaient livrées à la merci populaire. Normands et Saxons, Danois et Bretons, tous, quoique ennemis les uns des autres, luttaient d'acharnement contre peuple qu'on se faisait un devoir religieux de haïr, d'insulter, de voler et de livrer à la torture. Les rois de race normande et les nobles indépendans, qui suivaient leur exemple en se permettant des actes arbitraires, avaient de plus adopté contre cette malheureuse nation un système de persécution plus régulier et fondé sur les calculs de la cupidité la plus insatiable. On se rappelle le trait du roi Jean, qui, ayant enfermé dans un de ses châteaux un juif opulent, lui faisait arracher tous les matins une dent, jusqu'à ce que l'Israélite, voyant la moitié de sa mâchoire dégarnie, eût consenti à payer une somme considérable que le tyran voulait lui extorquer. Le peu de numéraire qui existât dans le pays se trouvait dans les mains de ce peuple persécuté; et la noblesse suivait l'exemple du monarque, et rançonnait les juifs en employant contre eux tous les genres de torture. Cependant la soif du gain donnait un courage passif aux enfans d'Israël, et les portait à affronter tous les périls et tous les maux pour obtenir les profits immenses qu'ils pouvaient faire dans un pays comme l'Angleterre, naturellement si riche par les miracles de son industrie. Malgré toutes les persécutions, et même l'établissement d'une cour spéciale qu'on avait nommée l'échiquier des juifs, et qui était chargée de leur imposer des taxes arbitraires pour mieux les dépouiller de leurs richesses, leur nombre se multipliait, et ils réalisaient de grandes fortunes, s'envoyaient de l'un à l'autre des sommes considérables par le moyen de lettres de change; car c'est à eux, dit-on, qu'est due cette invention, qui leur permettait de faire passer leur fortune d'un pays dans un autre; de façon que, s'ils étaient menacés d'une trop violente oppression dans un pays, ils sauvaient leurs trésors en les cachant dans une autre contrée. L'obstination et la cupidité des juifs, étant ainsi aux prises avec le fanatisme et la tyrannie des grands du pays, augmentaient comme les persécutions. Si les richesses qu'ils acquéraient par le commerce les exposaient quelquefois à de graves dangers, quelquefois aussi elles leur assuraient une certaine influence. Telle était leur existence générale, d'où résultait leur caractère timide, inquiet, soupçonneux, mais opiniâtre, et fertile en ressources pour se dérober aux périls dont ils étaient environnés.

Quand nos deux voyageurs eurent franchi rapidement plusieurs sentiers solitaires, le pèlerin rompit enfin le silence. «Tu vois, dit-il, ce grand chêne accablé sous le poids des années: là se terminent les domaines de Front-de-Boeuf. Depuis long-temps nous ne sommes plus sur ceux de Malvoisin: tu n'es plus en danger d'être poursuivi par tes ennemis.»--«Que les roues de leurs chariots soient brisées, dit le juif, comme celles de l'armée de Pharaon, afin qu'ils ne puissent plus m'atteindre! Mais, bon pèlerin, ne m'abandonnez pas; pensez à ce fier et sauvage templier et à ses esclaves sarrasins. Peu importe sur quelles terres ils me rencontreraient; ils ne respectent ni seigneur, ni manoir, ni territoire.»--«C'est ici que nous devons nous séparer. Il ne convient pas aux gens de ma sorte de voyager avec un juif plus long-temps que la nécessité ne l'exige; d'ailleurs, quelle assistance pourras-tu avoir de moi, pauvre pèlerin, contre deux païens en armes?»--«Oh! brave jeune homme, vous pouvez me défendre, et je suis sûr que vous le feriez. Tout misérable que je suis, je vous récompenserai, non pas avec de l'or, puisque je n'en ai point, j'en prends à témoin mon père Abraham; mais...»--«Je t'ai déjà déclaré que je ne voulais de toi ni argent, ni récompense; mais, soit, je t'accompagnerai, je te défendrai même si cela est nécessaire, car on ne saurait faire un reproche à un chrétien de protéger même un juif contre des Sarrasins. Nous ne sommes pas éloignés de Sheffield, je te guiderai jusqu'à cette ville: tu y trouveras probablement quelqu'un de tes frères qui te donnera un asile.»--«Que la bénédiction de Jacob s'étende sur vous, brave jeune homme! Je trouverai à Sheffield mon parent Zareth, et il me fournira les moyens de continuer ma route sans danger.»--«Je vais donc t'y accompagner; là nous nous quitterons: il ne nous reste guère qu'une demi-heure de chemin pour arriver en vue de cette ville.»

Cette demi-heure se passa dans un silence absolu. Le pèlerin dédaignait de parler au juif sans nécessité, et le juif à son tour n'osait adresser la parole à un homme à qui un pèlerinage dans les lieux saints donnait un caractère sacré. Ils s'arrêtèrent sur le haut d'une petite colline. «Voilà Sheffield, dit le pèlerin à Isaac en lui montrant les murs de cette ville; c'est ici que nous devons nous séparer.»--«Recevez auparavant les remercîmens du pauvre juif; je n'ose vous conjurer de m'accompagner chez mon parent Zareth, qui pourrait me fournir de quoi vous récompenser du service que vous m'avez rendu.»--«Je t'ai dit ne vouloir pas de récompense. Si néanmoins parmi tes débiteurs il y avait un chrétien auquel tu voulusses épargner les fers et la prison pour l'amour de moi, je me trouverais amplement dédommagé pour le service que je t'ai rendu ce matin.»

«Attendez, attendez, s'écria le juif en saisissant son manteau; je voudrais faire quelque chose de plus, quelque chose qui vous fût personnellement agréable. Dieu sait qu'Isaac est pauvre, un mendiant véritable dans sa tribu, et cependant... Me pardonnerez-vous si je devine ce que vous désirez le plus en ce moment?»--«Si tu le devinais, tu ne pourrais me le donner, quand tu serais aussi riche que tu dis être pauvre.»--«Que je le dis! répéta le juif; hélas! c'est bien la vérité: je suis un malheureux, volé, ruiné, endetté, le dernier des misérables; des mains cruelles m'ont enlevé mes marchandises, mon argent, mes navires, tout ce que je possédais; et cependant je puis vous dire ce dont vous avez besoin, et peut-être vous le procurer: c'est un cheval de bataille et une armure.»

Le pèlerin tressaillit, et se tournant vivement vers le juif: «Quel démon peut t'inspirer cette conjecture?» lui demanda-t-il.--«Qu'importe, reprit le juif en riant; soutiendrez-vous qu'elle n'est pas vraie?... Or, si j'ai deviné quels sont vos désirs, je puis les satisfaire.»--«Comment peux-tu penser qu'avec l'habit que je porte, mon caractère, mon voeu?...»--«Je connais les chrétiens; je sais que le plus généreux, par un esprit de religion superstitieuse, prend le bourdon et les sandales, et va nu-pieds visiter les tombeaux des morts.»--«Juif, s'écria le pèlerin d'un ton sévère, ne blasphème point!»--«Pardon, si j'ai parlé trop légèrement; mais vous avez laissé échapper, hier soir et ce matin, quelques mots qui ont été pour moi ce qu'est l'étincelle qui, en jaillissant du caillou, trahit le métal qu'il recèle. Je sais, en outre, que cette robe de pèlerin cache une chaîne d'or comme celle des chevaliers; je l'ai vue briller, il y a quelques heures, tandis que vous étiez penché sur mon grabat.»

Le pèlerin ne put éviter de sourire: «Si un oeil aussi curieux que le tien perçait sous tes vêtemens, lui dit-il, peut-être y ferait-il aussi des découvertes.»--«Ne parlez pas ainsi,» dit le juif pâlissant; et prenant son écritoire comme pour terminer la conversation, il en tira une plume et un feuillet de papier roulé, l'appuya sur sa toque jaune, et écrivit sans descendre de sa mule. Quand il eut fini, il donna ce billet, écrit en hébreu, au pèlerin, et lui dit: «Toute la ville de Leicester connaît le riche Israélite Kirgath Jaïram, de Lombardie. Portez-lui ce billet. Il a encore à vendre six armures de Milan dont la moindre siérait à une tête royale, et dix chevaux de guerre dont le moins beau serait digne d'un monarque allant livrer bataille pour la défense de sa couronne. Vous pourrez choisir l'armure et le cheval qui vous plairont le plus, et demander tout ce qui vous sera nécessaire pour le tournoi: il vous le donnera. Après le tournoi, vous lui rendrez le tout fidèlement, à moins que vous ne soyez alors en mesure d'en acquitter le prix.»--«Mais, Isaac, dit le pèlerin, ignores-tu que dans un tournoi les armes et le cheval du vaincu appartiennent au vainqueur? C'est la loi de ces sortes de combats. Or, je puis être malheureux et perdre ce que je ne pourrais ni rendre ni payer.» Le juif changea de couleur, et fut comme étourdi à l'idée d'une telle chance; mais rappelant tout son courage: «Non, non, certes! s'écria-t-il vivement; cela est impossible; je ne veux pas y penser; la bénédiction de notre père céleste sera sur vous; votre lance sera aussi formidable que la verge de Moïse.»

Cessant de parler, il tournait la tête de sa mule du côté de Sheffield; mais le pèlerin saisit à son tour son manteau: «Non, Isaac, lui dit-il, tu ne sais pas encore tous les périls du combat. L'armure peut être endommagée, le cheval peut être tué; car, si je vais au tournoi, je n'épargnerai ni armes ni coursier. D'ailleurs, les gens de ta tribu ne donnent rien pour rien, et je devrais payer quelque chose pour m'en être servi.» La figure de l'Israélite se tordit comme celle d'un homme tourmenté d'un accès de colique; mais les sentimens qui l'animaient en ce moment l'emportèrent sur ceux qui lui étaient habituels. «N'importe, lui dit-il, n'importe; laissez-moi partir. S'il y a quelques dommages, Kirgath Jaïram n'y fera pas attention, par l'amitié qu'il a pour son concitoyen Isaac. Adieu! Écoutez, ajouta-t-il en se retournant, ne vous exposez pas trop dans ces folles chances. Ayez soin de ménager, je ne dis pas votre armure et votre cheval, mais votre vie, brave jeune homme. Adieu.»--«Grand merci de ton avis plein de sollicitude; je profiterai de ta courtoisie, dit le pèlerin, et j'aurai du malheur si je ne puis en tenir compte.» Ils se quittèrent, et prirent chacun une route différente pour entrer à Sheffield.



CHAPITRE VII.

«Suivis de leurs nombreux écuyers, les chevaliers
s'avancent avec un magnifique appareil. L'un porte le
haubert, un autre tient la lance, un troisième vient
le bras armé du bouclier resplendissant. Le coursier
frappe la terre d'un pied impatient, et ronge son frein
d'or plein d'écume. Les forgerons et les armuriers se
présentent sur leurs palefrois, des limes en main et
des marteaux à leur ceinture, avec des clous pour
réparer les épieux brisés, et des courroies pour rattacher
les boucliers. Une milice à cheval borde les
rues; et la foule accourt, le bras chargé d'un pesant
gourdin.»

Dryden, Palémon et Arcite.














Le peuple anglais, dans ce temps-là, était fort malheureux. Le roi Richard était absent, détenu prisonnier par le perfide et cruel duc d'Autriche; on ignorait jusqu'au lieu de sa captivité, et son sort n'était même qu'imparfaitement connu de la très grande majorité de ses sujets, qu'opprimaient toute espèce de tyrans subalternes.

Le prince Jean, ligué avec Philippe de France, ennemi juré de Richard, usait de toute son influence auprès du duc d'Autriche pour prolonger la captivité de son frère, dont il avait reçu tant de bienfaits. Pendant le même temps, il fortifiait son parti dans le royaume, dont il se proposait, en cas de mort du roi, de disputer le trône à l'héritier légitime, Arthur, duc de Bretagne, fils de Geoffroy Plantagenet, frère aîné de Jean. Cette usurpation, comme on sait, il l'exécuta par la suite. Léger, licencieux et perfide, Jean n'eut pas de peine à s'attacher, non seulement ceux qui avaient à craindre que leur conduite en l'absence de Richard n'attirât sur eux son courroux, mais encore cette classe nombreuse de gens qui bravaient toutes les lois, et qui, de retour des croisades, avaient rapporté dans leur patrie tous les vices de l'Orient, un coeur endurci, le besoin de réparer les brèches de leur fortune, et qui plaçaient leurs espérances de butin dans une commotion intérieure et une guerre civile.

À ces causes de calamités publiques et d'inquiétudes, il faut ajouter la multitude de proscrits ou d'outlaws qui, poussés au désespoir par l'oppression des seigneurs féodaux, et par la sévérité avec laquelle on faisait exécuter la charte des forêts, s'étaient réunis en guérillas, vivaient dans les bois, et se riaient de la justice et des magistrats du pays. Les nobles eux-mêmes, fortifiés dans leurs châteaux, et comme de petits souverains sur leurs domaines, étaient des chefs de bandes non moins à craindre, et ne respectaient pas plus les lois que les déprédateurs avoués. Pour entretenir ces troupes qui composaient leurs forces, soutenir leur luxe et fournir à leurs extravagances, ils empruntaient aux juifs de l'argent à énorme intérêt; c'était le cancer qui dévorait leurs biens, et ils n'y connaissaient d'autre remède que les actes de violence qu'ils exerçaient contre leurs créanciers, chaque fois qu'ils en trouvaient l'occasion.

Sous le poids accablant d'un pareil état de choses, le peuple anglais souffrait pour le présent et n'avait pas moins à craindre pour l'avenir. Cet état malheureux fut encore empiré par une maladie contagieuse qui régnait dans le pays, et dont la malignité s'aggravait par la malpropreté des classes inférieures, leur logement malsain et leur mauvaise nourriture. Un grand nombre périssaient, et ceux qui survivaient leur enviaient un sort qui les arrachait aux maux prochains dont ils étaient menacés.

Cependant, malgré toutes ces causes réunies de détresse, le peuple, comme la noblesse, prenait au tournoi qui allait s'ouvrir, et qui formait le grand spectacle de ce siècle, le même intérêt que prend à un combat de taureaux le bourgeois affamé des rivages du Mançanarès, qui ne sait pas s'il trouvera le soir de quoi apaiser la faim de sa famille. Ni les devoirs, ni la faiblesse et les infirmités n'empêchaient les jeunes gens et les vieillards d'accourir de bien loin pour voir de telles fêtes. À la passe-d'armes qui allait s'ouvrir à Ashby, dans le comté de Leicester, les tenans devaient être des champions de la plus grande célébrité, et la nouvelle que le prince Jean lui-même devait l'honorer de sa présence avait fixé l'attention générale; un concours immense de personnes de tout âge et de toutes conditions s'étaient rendu, dans la matinée du jour indiqué, au lieu désigné pour le tournoi.

Ce lieu était singulièrement pittoresque. Sur la lisière d'un bois, à un mille de la ville d'Ashby, était une grande prairie couverte de la plus riche verdure, bornée d'un côté par une forêt, et de l'autre, par des chênes isolés, dont quelques uns avaient atteint une hauteur prodigieuse. Le terrain, qui semblait avoir été disposé exprès par la nature pour le spectacle martial dont il devait être le théâtre, de tous côtés s'élevait en pente douce et en guise d'amphithéâtre; enfin un large espace situé au milieu, uni et de niveau, avait été entouré de fortes palissades. La forme en était carrée, mais les angles en avaient été arrondis afin de laisser aux spectateurs la facilité de bien voir. Au nord et au sud on avait pratiqué dans les palissades, pour les combattans, deux entrées fermées par des portes de bois, suffisant au passage de deux cavaliers de front. À chacune de ces portes se trouvaient deux hérauts accompagnés de six trompettes, d'un nombre égal de poursuivans d'armes, et d'un fort détachement de troupes destinées à maintenir le bon ordre, et à recevoir les chevaliers qui se proposaient de prendre une part active au tournoi.

Sur une plate-forme élevée derrière l'entrée du sud, étaient cinq pavillons superbes ornés de pannonceaux bruns et noirs, couleurs choisies par les cinq chevaliers tenans du tournoi. Devant chaque pavillon était suspendu le bouclier du chevalier qui l'occupait, et à côté se tenait son écuyer déguisé en sauvage, ou revêtu de tout autre costume bizarre et étranger, d'après le goût de son maître, ou le rôle qu'il lui plaisait de jouer pendant toute la durée de la passe-d'armes. La tente du centre, comme place d'honneur, avait été réservée à Brian de Bois-Guilbert, que sa renommée dans tous les combats chevaleresques et sa liaison avec les chevaliers qui avaient imaginé cette joute avaient fait recevoir avec empressement dans la compagnie, des tenans dont il avait même été déclaré chef. À la gauche de sa tente étaient celles de Reginald Front-de-Boeuf et de Philippe de Malvoisin; à droite, on voyait le pavillon de Hugues de Grantmesnil, noble baron du voisinage, dont un des ancêtres avait été revêtu de la dignité de lord grand-maître de la maison du roi, sous les règnes de Guillaume-le-Conquérant et de son fils Guillaume-le-Roux; et le pavillon de Ralph de Vipont, chevalier de l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, possesseur d'anciens domaines à Heater, près d'Ashby-de-la-Zouche. Un passage de trente pieds de largeur menait, par une pente douce, de la porte de l'arène à la plate-forme sur laquelle étaient dressées les tentes. Une palissade le fermait des deux côtés, et une autre entourait pareillement l'esplanade située en face des tentes.

Un passage identique, de trente pieds de largeur, menait à la porte du côté du nord, et aboutissait de l'autre côté à un grand terrain enclos de la même manière, et destiné aux chevaliers à qui l'envie prendrait de figurer comme acteurs. Derrière étaient des tentes dont quelques unes renfermaient toutes sortes de rafraîchissemens. Les autres étaient réservées aux armuriers, aux maréchaux ferrans et aux autres artisans dont le secours pouvait devenir indispensable.

À l'extérieur de l'arène on avait élevé des galeries ornées de tapis, et garnies de siéges couverts de coussins, pour la noblesse des deux sexes désireuse d'assister au tournoi. Un espace était affecté aux yeomen 45 et aux spectateurs un peu au dessus du vulgaire; il était analogue au parterre de nos théâtres. La populace occupait le haut des tertres voisins, d'où, grâce à l'élévation naturelle du terrain, on pouvait voir la lice par dessus les galeries. Un grand nombre de curieux s'étaient perchés en outre sur les branches des arbres qui entouraient le préau, et l'on voyait des spectateurs jusque sur le clocher de l'église paroissiale située à quelque distance.

Note 45: (retour) Ce mot, dont le singulier est yeoman, désigne aujourd'hui la garde bourgeoise à cheval, composée des petits propriétaires fermiers. A. M.

Il ne reste plus, pour compléter la description de cet arrangement général, qu'à parler d'une galerie placée au centre du côté de l'orient. Elle était plus élevée que les autres, plus richement ornée, et couronnée par une espèce de trône et un dais sur lequel étaient brodées les armoiries d'Angleterre. Des écuyers, des varlets, des gardes, revêtus de costumes brillans, se tenaient autour de cette place d'honneur destinée au prince Jean et à sa suite. En face, du côté de l'occident, se voyait une autre galerie de même hauteur, décorée peut-être avec moins de luxe, mais avec plus d'élégance et de recherche que celle du prince. Des pages et de jeunes filles, les plus jolies de la contrée, avec des costumes de fantaisie roses et verts, environnaient le trône couvert des mêmes couleurs. Sur le dais même qui le décorait flottaient une multitude de pannonceaux et de banderolles où l'on avait peint des coeurs blessés, des coeurs enflammés, des flèches, des arcs, des carquois, et tous ces lieux communs emblématiques représentant les triomphes de Cupidon. Une inscription blasonnée prévenait que le trône devait être occupé par la royne de la beaulté et de l'amour. Mais à qui était réservé cet honneur? Tout le monde l'ignorait encore.

Cependant tous les spectateurs s'empressaient de s'asseoir à leurs places respectives; ce qui n'eut pas lieu sans bien des querelles pour déterminer celle que chacun devait prendre. La plupart de ces querelles furent jugées sans cérémonie par les hommes d'armes, qui employaient sans façon le manche de leurs hallebardes pour réprimer les réfractaires qui prétendaient en appeler de leur décision. Lorsqu'il était question de personnes qui méritaient plus de considération, les hérauts d'armes intervenaient, et quelquefois même les deux maréchaux du tournoi; c'étaient Guillaume de Wivil et Étienne de Martival, qui, armés de pied en cap, se promenaient à cheval dans l'intérieur de l'enceinte, afin de maintenir le bon ordre.

Peu à peu les galeries se remplirent de chevaliers et de nobles dans leur costume civil, ce qui formait un heureux contraste avec la parure élégante et diverse des femmes, accourues en plus grand nombre que les hommes, et jalouses d'être témoins d'un spectacle qu'on aurait cru trop dangereux et trop sanglant pour quelles y prissent quelque plaisir. L'espace intérieur et plus bas que le reste fut vite rempli par les plus riches d'entre les yeomen, les bourgeois, et même les nobles d'un rang inférieur, que la modestie, la gêne ou un titre douteux, empêchaient de prétendre à un banc plus digne. Ce fut parmi eux cependant qu'il s'éleva le plus de querelles sur la préséance.

«Chien de mécréant,» dit un vieillard dont la tunique usée trahissait l'indigence, comme son épée, sa dague et sa chaîne d'or révélaient ses prétentions à un rang élevé; «enfant d'une louve, oses-tu bien toucher un chrétien, un gentilhomme normand du sang de Montdidier?»

Celui qui était le sujet de cette apostrophe brutale n'était autre que le juif Isaac d'York. Vêtu avec un luxe inattendu, il voulait s'emparer de deux places sur le devant, sous les galeries, pour lui et pour sa fille, la belle Rébecca, qui, l'ayant rejoint à Ashby, lui tenait le bras et semblait fort intimidée du mécontentement général qu'excitait la présomption de son père. Mais si nous avons vu Isaac soumis et craintif dans une autre occurrence, il savait qu'en celle-ci il n'avait rien à redouter. Ce n'était pas dans un endroit public, où des égaux se trouvaient réunis, qu'un noble avide ou méchant pouvait l'injurier. En de telles conjonctures, les juifs étaient sous la sauve-garde de la loi générale; et, si ce n'était qu'une faible protection, il arrivait presque toujours que dans de pareils rassemblemens quelques barons, par des motifs d'intérêt, se montraient disposés à prendre leur défense. Isaac avait en ce moment un autre motif de se rassurer. Il savait que le prince Jean devait assister au tournoi, et il en était connu personnellement. Ce prince négociait alors avec les juifs d'York un gros emprunt qui devait être hypothéqué sur certaines terres et garanti par un dépôt de joyaux. Isaac devait fournir la plus forte partie de cet emprunt, et il était persuadé que l'envie du prince de conclure cette affaire suffisait pour lui garantir sa protection s'il en avait besoin. Ces considérations suffirent au juif pour persister, et coudoyer le chrétien normand, au mépris de son origine, de son rang et de sa religion. Les plaintes du vieux gentilhomme indignèrent ses voisins. Au nombre de ceux-ci, un yeoman robuste et bien vêtu en drap vert de Lincoln, portant douze flèches à sa ceinture, un baudrier enrichi d'une plaque en argent, et tenant en main un arc de six pieds de hauteur, se tourna tout à coup vers le juif, et son visage bruni par le soleil était rouge de colère. «Songe, lui dit-il, que tous les trésors entassés dans tes coffres, en pressurant de malheureuses victimes, n'ont fait que t'enfler comme une araignée qu'on oublie tant qu'elle se tient dans l'ombre, mais qu'on écrase dès qu'elle se montre au jour.»

Cette menace, prononcée d'une voix forte et menaçante en anglo-saxon, ébranla la confiance du juif: et il se serait sans doute éloigné d'un voisinage si dangereux, si l'attention générale ne se fût tournée en ce moment vers le prince Jean, qui entrait dans l'arène avec une escorte nombreuse, formée de chevaliers, de seigneurs de sa cour, et de quelques ecclésiastiques parés avec autant de recherche que les courtisans. On remarquait parmi eux le prieur de Jorvaulx, élégamment vêtu; l'or et les plus riches fourrures brillaient sur sa personne, et les pointes de ses bottes, outrant la mode de cette époque, remontaient si haut qu'il ne pouvait appuyer les pieds sur les étriers. Cet inconvénient n'en était pas un pour le galant prieur, qui peut-être même ne regrettait pas de trouver l'occasion de donner devant une brillante assemblée, et surtout devant les dames qui en faisaient partie, une preuve de sa dextérité dans l'art de l'équitation. Le reste de la suite du prince Jean se composait des principaux chefs de ses bandes soudoyées, de plusieurs barons pillards et débauchés, dont il faisait sa société ordinaire, et de quelques chevaliers du Temple ou de Saint-Jean-de-Jérusalem.

On peut remarquer ici que ces chevaliers étaient regardés comme ennemis du roi Richard, s'étant rangés du parti de Philippe de France dans les longues querelles qui avaient eu lieu en Palestine entre ce monarque et le roi d'Angleterre. Cette mésintelligence fut cause que les victoires réitérées de Richard demeurèrent sans fruit, qu'il échoua dans ses tentatives pour s'emparer de Jérusalem, et que toute la gloire dont il s'était couvert n'aboutit qu'à une trêve douteuse avec le sultan Saladin. D'après les mêmes principes politiques qui avaient dicté la conduite de leurs confrères dans la Palestine, les templiers et les hospitaliers d'Angleterre et de Normandie s'étaient unis à la faction du prince Jean, n'ayant guère de motifs pour désirer le retour de Richard ou l'avénement d'Arthur, son héritier légitime, au trône qui lui appartenait. Par un motif contraire, le prince Jean haïssait et méprisait le peu de familles saxonnes illustres qui existaient encore en Angleterre, et il ne manquait aucune occasion de les humilier, assuré qu'elles ne l'aimaient pas et qu'elles ne favoriseraient jamais ses prétentions. Il en était de même des hommes des communes, qui appréhendaient qu'un souverain comme le prince Jean, avec un penchant décidé à la licence et à la tyrannie, n'empiétât encore davantage sur leurs droits et leurs priviléges. Dans ce brillant appareil, vêtu d'un habit de soie cramoisie brodé en or, portant un faucon sur le poing, la tête couverte d'un riche bonnet en fourrure orné d'un diadème de pierres précieuses, d'où sortaient de longs cheveux bouclés qui descendaient sur ses épaules, le prince Jean faisait caracoler son beau palefroi gris dans l'arène, à la tête de son joyeux cortége, riant à haute voix, et examinant avec toute la liberté d'un roi les beautés qui développaient leurs charmes dans les galeries supérieures.

Ceux même qui remarquaient dans ce prince une audace effrénée jointe à une hauteur excessive et à un mépris total de l'opinion des autres, ne pouvaient lui refuser cette sorte d'agrément résultat d'une physionomie ouverte. Ses traits, naturellement réguliers, prenaient, à force d'art, un air de courtoisie, mais laissaient percer encore la contrainte imposée aux secrets penchans du coeur. Cette apparence trompeuse est souvent regardée comme une mâle franchise, tandis que, dans le fond, elle n'annonce que l'indifférence d'un effronté qui se repose sur la supériorité que lui donnent sa naissance, sa fortune et tous ses avantages extérieurs, sans se mettre en peine d'y ajouter aucun autre genre de mérite. Quant à ceux qui n'examinaient pas les choses de si près, et d'ordinaire le nombre en est de cent contre un, la riche palatine en fourrure du manteau dont le prince Jean était paré, ses bottes de maroquin, ses éperons d'or, la grâce avec laquelle il se tenait à cheval, suffisaient pour exciter leurs vives acclamations.

Dès son entrée dans l'enceinte, le prince avait remarqué la scène à laquelle avait donné lieu la prétention ambitieuse d'Isaac. Son oeil perçant reconnut le juif, mais s'arrêta plus volontiers sur la jolie Israélite, qui, effrayée du tumulte, se pressait contre son père, et était presque suspendue à son bras.

Même aux yeux d'un connaisseur aussi fin que le prince Jean, la beauté de Rébecca pouvait le disputer avec celle des jeunes Anglaises les plus séduisantes. Sa taille, divinement proportionnée, se montrait avec un double avantage, grâce à une espèce de costume oriental qu'elle portait suivant l'usage des femmes de sa nation. Un turban de soie jaune s'adaptait à merveille à son teint un peu brun; ses yeux étaient vifs et brillans, ses sourcils bien arqués, son nez aquilin et parfaitement moulé, ses dents blanches comme des perles; on admirait la profusion des boucles de ses cheveux noirs, qui tombaient négligemment en longs anneaux sur tout ce qu'une simarre de soie perse, au fond pourpre brodé de fleurs, laissait à découvert de son cou d'albâtre et de son sein blanc comme neige; tout en elle présentait une réunion d'attraits qui ne le cédaient en rien à ceux des plus superbes dames assises autour d'elle. Il est vrai qu'une excessive chaleur avait favorisé les regards avides des amateurs de la beauté, en obligeant Rébecca de laisser ouvertes les trois premières agrafes de sa tunique, lesquelles étaient d'or et enrichies de diamans. On en apercevait mieux un collier de perles et des boucles d'oreilles d'une valeur inappréciable. Une plume d'autruche flottait sur son turban; elle était fixée par une agrafe en brillans, et formait ainsi le dernier trait distinctif de la parure éblouissante de cette belle juive, qui par ce motif devint l'objet des sarcasmes des jalouses et orgueilleuses beautés anglaises placées dans la galerie au dessus; ce qui toutefois n'empêchait pas qu'au fond ses rivales ne portassent secrètement envie à ses charmes et à sa mise inspirée par les Graces.

«Par la tête chauve d'Abraham, dit le prince Jean, cette juive doit ressembler à cette beauté qui rendit fou le plus sage des rois. Qu'en pensez-vous, prieur Aymer? Par le Temple, que mon frère Richard, plus prudent que ce roi, n'a pas été à même de reconquérir, c'est la fiancée du Cantique des cantiques.»--«La rose de Sharon, le lis de la vallée, répondit le prieur d'un air goguenard; mais votre grâce doit se rappeler que ce n'est qu'une juive.»--«Oui, reprit le prince, et voilà le mammon d'iniquité, le marquis des marcs d'argent, le baron des besans, qui dispute une place à des chiens misérables qui n'ont pas dans leurs poches une pièce marquée à la croix, pour empêcher le diable d'y danser 46. Par le corps de saint Marc! mon prince des subsides et son aimable juive entreront dans la galerie. Quelle est cette nymphe, Isaac, lui demanda-t-il en avançant vers lui; est-ce ta fille ou ta femme? Quelle est cette houri orientale à qui tu donnes le bras?»--«C'est ma fille Rébecca, prince, répondit le juif sans paraître interdit d'une apostrophe où il entrait autant d'ironie que de politesse.»--Tu n'en es que plus sage,» dit Jean en éclatant de rire, ce que ses courtisans ne manquèrent pas d'imiter; «mais, fille ou femme, il faut qu'elle ait une place digne de sa rare beauté. Qui est dans cette galerie? dit-il en levant les yeux sur celle qui était au dessus. Des rustres Saxons; fort bien. Qu'ils se serrent pour faire place au prince des usuriers et à son aimable fille. Ces vilains partagent les premières places de la synagogue avec ceux à qui elles appartiennent plus en propre.»

Note 46: (retour) Allusion à un proverbe populaire anglais. A. M.

Ceux qui occupaient cette galerie, et à qui s'adressait ce discours injurieux, étaient Cedric le Saxon avec sa famille, et son ami, son allié, son voisin, Athelstane de Coningsburgh, personnage qui, descendu du dernier des rois saxons d'Angleterre, était le plus respecté de tous les Saxons du nord de ce royaume. Malgré cette origine royale, Athelstane, d'une figure prévenante, fortement constitué, à la fleur de son âge, avait des traits inanimés, des yeux sans expression, la démarche lente et pesante, et il était si long à se déterminer sur la moindre chose, qu'on lui avait appliqué le sobriquet donné à un de ses ancêtres, et qu'on le nommait Athelstane l'indolent. Ses amis, et il en avait beaucoup, qui, de même que Cedric, lui étaient entièrement dévoués, disaient que cette paresse naturelle ne venait ni de faiblesse d'esprit ni de manque de courage, mais que c'était la suite d'un caractère indécis. D'autres soutenaient que son défaut héréditaire d'ivrognerie avait absorbé toutes les facultés d'un esprit dont la vivacité ne fut jamais le caractère, et que son courage passif et sa bonhomie n'étaient plus que les qualités les moins heureuses d'un naturel généreux, dont on aurait tiré parti s'il ne s'était dégradé dans une longue suite de grossières débauches. Ce fut à ce personnage si cher à tous les Saxons que le prince impérieux commanda de faire place en faveur d'Isaac et de Rébecca. L'indolent Athelstane, confondu par un ordre que les moeurs et les opinions de ce temps rendaient extrêmement injurieux, ne se souciant pas d'obéir, sans savoir non plus comment résister, n'opposa qu'une force d'inertie à la volonté de Jean; et, sans faire un seul mouvement, ouvrit ses grands yeux gris et fixa le prince avec un air d'étonnement qui avait quelque chose de risible; mais le prince impétueux ne songea point à faire de même.

«Ce porcher saxon dort ou ne veut pas m'écouter; pousse-le avec ta lance, Bracy, dit-il à un chevalier rapproché de lui, et chef d'une compagnie franche, espèce de troupe de condottieri ou de sbires mercenaires, qui s'attachaient au service du premier prince qui les payait le plus. Cet ordre amena quelques murmures, même entre les gens du prince; mais Bracy, que sa profession mettait au dessus des scrupules, leva sa lance, la dirigea au dessus de l'espace qui séparait l'arène de la galerie, et il aurait touché Athelstane l'indolent avant que celui-ci eût retrouvé assez de sa présence d'esprit pour reculer et se mettre à l'abri, si Cedric, aussi prompt à agir que son ami était lent, n'eût tiré, avec la célérité de l'éclair, sa courte épée du fourreau, et, d'un coup vigoureusement appliqué, n'eût coupé le bois de la lance, dont le fer tomba aux pieds du séide. Le sang monta au visage du prince, il prononça un de ses plus terribles jurons, et il aurait donné de nouveaux ordres, plus rigoureux encore que le premier, s'il n'en eût été détourné à la fois par les prières des personnes de sa suite, qui le supplièrent de patienter, et par une acclamation générale du peuple, qui applaudissait à l'action de Cedric. Le prince roula autour de lui des regards indignés, comme s'il eût cherché quelque victime qu'il pût sacrifier plus facilement à sa colère, et ils s'arrêtèrent par hasard sur le même archer dont nous avons parlé, et qui, se moquant des signes d'irascibilité que manifestait le prince envers lui, continuait à applaudir à haute voix. «Pourquoi ces acclamations,» lui demanda Jean. «J'applaudis toujours, dit le yeoman, quand je vois un coup adroit ou bien visé.»--«À merveille! et ta flèche irait droit dans le blanc! je le présume.»--«Je l'espère, à distance convenable.»--«Il toucherait le but de Wattyrrel 47 à cent pas,» dit une autre voix derrière lui, voix qu'il fut impossible de distinguer.

Note 47: (retour) Un des courtisans de Guillaume-le-Roux, et qui à la chasse tua le prince par mégarde ou avec intention. A. M.

Cette allusion au destin de Guillaume-le-Roux son aïeul exaspéra, mais effraya en même temps le prince, et il se contenta d'ordonner à quatre hommes d'armes de ne pas perdre de vue ce fanfaron. «Par saint Grisel, dit-il, voyons ce qu'il sait faire, lui qui est si disposé à applaudir les autres.»--«Je ne crains pas l'épreuve,» répondit le yeoman avec un calme imperturbable. «Quant à vous autres Saxons, dit le prince, levez-vous; car, puisque je l'ai décidé, par le soleil qui nous éclaire, le juif aura place parmi vous.»--«Non, prince, non s'il plaît à votre grâce, il ne nous convient pas de nous asseoir auprès des puissans de la terre, dit le juif, dont l'ambition l'avait bien porté à désirer une place auprès du descendant ruiné de la famille de Montdidier, mais n'allait pas jusqu'à vouloir se quereller avec de riches Saxons. «Debout, chien d'infidèle, s'écria Jean, obéis, car, autrement, je te fais écorcher, et ta peau tannée sera convertie en une selle pour mon cheval.» Le juif troublé monta lentement, suivi de sa fille tremblante, les degrés qui menaient à la galerie. «Voyons qui osera l'arrêter, ajouta le prince, les yeux fixés sur Cedric, dont l'attitude semblait annoncer qu'il se disposait à le précipiter du haut de la galerie. Le fou Wamba prévint cette catastrophe en s'élançant entre son maître et le juif, s'écriant en réponse à l'exclamation menaçante du prince: «Par dieu! ce sera moi.» En même temps il tira de sa poche une grande tranche de jambon dont il s'était muni, de crainte que le tournoi ne durât plus long-temps que son envie de faire abstinence, il la mit sous la barbe du juif en brandissant sur sa tête un sabre de bois. Isaac menacé d'être souillé par l'objet que sa nation a le plus en horreur, fit quelques pas en arrière; le pied lui manqua, et il roula de degrés en degrés jusqu'à terre, aux bruyans éclats de rire de tous les spectateurs; et le prince Jean lui-même, déridé, ne rit pas moins que les autres.

«Cousin prince, dit Wamba, accordez-moi le prix du tournoi. J'ai vaincu mon antagoniste avec l'épée et le bouclier.» Et en même temps, il montrait d'une main la tranche de jambon et de l'autre son sabre de bois. «Qui es-tu? noble champion,» demanda le prince à Wamba, en riant encore. «Fou par droit de naissance,» répondit celui-ci. «Je me nomme Wamba, fils de Witless, fils de Weatherbrain 48, qui était le fils d'un alderman.»--«Place au juif dans la galerie d'en bas, dit le prince Jean, qui sans doute ne fut point fâché de saisir un prétexte pour révoquer ses premiers ordres. Il ne conviendrait pas de faire asseoir le vaincu près du vainqueur.»--«Il serait encore plus injuste de mettre un fripon à côté d'un fou, et un juif à côté d'un jambon,» dit Wamba. «Grand merci, brave garçon, s'écria le prince; tu m'as fait rire, il faut que je te récompense. Viens ici, frère Isaac, prête-moi une poignée de besans.»

Note 48: (retour) Ces deux mots witless, sans esprit, et weatherbrain, cerveau fêlé, ne sont que des jeux plaisans de l'imagination de l'écrivain britannique. A. M.

Le juif, étourdi de cette demande, n'osant s'y refuser, et ne pouvant se résoudre à obéir, prit en soupirant un sac de fourrure qui était suspendu à sa ceinture, et il calculait peut-être combien dans une poignée il entrerait de pièces, quand le prince, impatient de ce délai, lui arracha le sac des mains, lança quelques pièces d'or à Wamba, et continua sa ronde, en jetant le surplus à la foule, et en laissant le juif exposé à la risée de ceux qui l'entouraient, et qui applaudirent le prince, comme s'il eût fait une belle action.



CHAPITRE VIII.

«En ce moment l'agresseur, par un orgueilleux
défi, embouche la trompette; son
adversaire lui répond; les fanfares belliqueuses
retentissent dans la plaine et jusqu'aux
voûtes du ciel; les visières abaissées,
les lances en arrêt ou poussées sur le
casque ou le cimier, les combattans franchissent
la barrière, pressent leurs coursiers
de l'éperon, et dévorent l'espace.»

Dryden, Palémon et Arcite.











Encore au milieu de sa cavalcade, le prince Jean tout à coup s'arrête. «Par la sainte Vierge! sire prieur, dit-il à Aymer, nous avons oublié la principale affaire du jour. Nous n'avons pas nommé la reine de la beauté et de l'amour, dont la main blanche doit décerner le prix au vainqueur. Pour moi, je suis tolérant dans mes idées, et je ne me ferais aucun scrupule d'accorder mon suffrage aux yeux noirs de Rébecca.»--«Sainte mère de Dieu, s'écria le prieur consterné, une juive! nous mériterions d'être lapidés dans cette enceinte, et je ne suis pas encore assez vieux pour vouloir être martyr. D'ailleurs, je jure par mon saint patron qu'elle est mille fois moins belle que cette aimable Saxonne, lady Rowena.»--«Juive ou Saxonne, chienne ou truie, qu'importe? dit le prince, je veux nommer Rébecca, ne fût-ce que pour humilier ces rustres de Saxons.»

Un murmure presque universel s'éleva parmi ceux qui formaient son cortége. «Ceci devient trop sérieux, prince, dit Bracy; car, si une pareille injure est faite aux chevaliers, pas un ne voudra lever la lance.»--«C'est un raffinement d'outrage, dit Waldemar-de-Fitzurse, un des plus vieux courtisans du prince Jean; et si votre grâce persiste dans ce projet, c'est en vouloir la ruine.»--«Baron, répondit le prince avec hauteur, je vous ai pris pour me suivre et non pour me conseiller.»--«Ceux qui vous suivent dans le chemin où vous marchez, lui dit Waldemar en baissant la voix, ont acquis le droit de hasarder un avis; car votre honneur et votre vie n'y sont pas plus intéressés que la conservation de leur propre existence.»

Au ton qu'avait pris Fitzurse, Jean sentit qu'il valait mieux ne pas insister. «Je ne voulais que plaisanter, dit-il, et voilà que vous vous redressez tous contre moi comme des couleuvres: nommez qui vous voudrez, de par le diable! et je confirme d'avance votre choix.»--«Faites mieux, dit Bracy, laissez vacant le trône de notre belle souveraine, jusqu'à ce que le vainqueur soit proclamé, et que lui-même alors choisisse la dame à son triomphe et apprenne au beau sexe à aimer davantage les chevaliers qui l'élèvent à une telle distinction.»--«Si Brian de Bois-Guilbert obtient le prix, dit le prieur, je parie mon rosaire que je nomme la reine de l'amour et de la beauté.»--«Bois-Guilbert est bonne lance, dit Bracy, mais il y a ici d'autres chevaliers qui ne craindraient pas de le rencontrer.»--«Silence! dit Waldemar, il est temps que le prince tienne sa place; les chevaliers et les spectateurs s'impatientent, les heures s'écoulent, et il convient que le tournoi commence.»

Le prince Jean ne régnait pas encore, et cependant il trouvait dans Waldemar-Fitzurse tous les inconvéniens d'un ministre favori, qui, en voulant servir son maître, le fait toujours à sa propre manière. Il céda donc à sa remontrance, quoiqu'il fût un de ces caractères qui montrent d'autant plus d'opiniâtreté qu'il est question de plus frivoles bagatelles. Il monta sur son trône, entouré de son cortége, et ordonna aux hérauts d'armes de proclamer les règles du tournoi, qui consistaient dans les suivantes: 1° les cinq chevaliers tenans devaient accepter le combat de tous venans; 2° tout chevalier prêt de combattre pouvait choisir son adversaire parmi les tenans, en touchant son bouclier. S'il le touchait du bois de sa lance, le combat devait avoir lieu avec ce qu'on nommait les armes de courtoisie, c'est-à-dire avec des lances dont la pointe était garnie d'un morceau de bois aplati, de façon que l'on ne courait d'autres dangers que ceux qui pouvaient résulter d'une chute ou du choc des coursiers et des lances; mais, si l'assaillant touchait le bouclier avec le fer de sa lance, le combat devenait à outrance, c'est-à-dire à fer affilé, comme dans une bataille véritable; 3° quand les tenans auraient accompli leur voeu, en rompant chacun cinq lances, le prince devait proclamer le vainqueur du premier jour du tournoi, et celui-ci devait recevoir pour prix un cheval de bataille de la plus grande beauté et de la plus grande vigueur; il avait aussi le droit de nommer la reine de la beauté et de l'amour qui décernait le prix du jour suivant; 4° le second jour devait amener un tournoi général, auquel pourraient prendre part tous les chevaliers qui le voudraient, et qui, se divisant en deux troupes de nombre égal, combattraient jusqu'à ce que le prince Jean eût ordonné de cesser, en jetant dans l'arène son bâton de commandement. La reine de la beauté et de l'amour élue devait alors placer sur la tête du chevalier vainqueur du second jour une couronne d'or, en forme de feuilles de laurier. Cette journée terminait les jeux chevaleresques; mais le troisième jour devait être consacré à une joute à l'arc, à un combat de taureaux, et à d'autres amusemens réservés pour le peuple. Le prince Jean cherchait ainsi à s'assurer une popularité qu'il diminuait au contraire chaque jour davantage par les actes les plus arbitraires d'oppression.

La lice offrait alors le plus magnifique spectacle. Les galeries supérieures étaient remplies de tout ce que le nord et le centre de l'Angleterre possédaient de plus distingué en noblesse, en grandeur, en richesse, en beauté; le contraste des habillemens de cette première classe de spectateurs en rendait l'apparence aussi flatteuse qu'elle était imposante. Les galeries d'en bas, où se trouvaient la bourgeoisie et les yeomen de la vieille Angleterre, parés avec moins d'éclat, formaient comme une bordure simple et unie autour de ce cercle de broderies élégantes, pour en relever encore la pompe et l'éclat.

Les hérauts d'armes ayant terminé leur proclamation par le cri d'usage: «Largesse, largesse, vaillans chevaliers!» une pluie de pièces d'or et d'argent tomba sur eux du haut des galeries, car c'était un grand point de chevalerie, de montrer sa libéralité envers ceux que l'on considérait comme les secrétaires et les historiens de l'honneur. Après avoir reçu cette marque de générosité, les hérauts poussèrent les acclamations ordinaires: «Amour aux dames! mort des champions! honneur aux généraux! gloire aux braves!» Le peuple remplissait les airs des mêmes cris, et de nombreuses trompettes y joignaient leurs sons belliqueux. Les hérauts d'armes sortirent de la lice, où il ne resta que les deux maréchaux du tournoi, à cheval et armés de pied en cap, immobiles comme des statues, chacun à un bout de la lice. En même temps, l'espace laissé aux assaillans était rempli d'une foule de chevaliers qui venaient se mesurer contre les tenans. Du haut des galeries c'était l'image d'une mer agitée, sur laquelle on voyait flotter des panaches de plumes, des casques brillans et des fers de lances auxquelles étaient souvent attachés des pannonceaux qui, remués par le vent, de même que les plumes, ajoutaient au mouvement et à la variété de la scène.

Les barrières s'ouvrirent enfin, et cinq chevaliers élus par le sort s'avancèrent à pas lents dans l'arène. L'un d'eux marchait en tête; les quatre autres le suivaient deux à deux. Tous étaient magnifiquement armés, et le manuscrit saxon de Wardour, d'où j'extrais ces détails, rappelle exactement leurs couleurs, leurs devises et leurs armes, comme les harnais de leurs coursiers; mais il est inutile de nous appesantir sur ce sujet, car, pour emprunter quelques vers d'un poète notre contemporain qui en a trop peu composés,

The knights are dust,

And their good swords are rust,

Their souls are with the saints, we trust 49.

Depuis long-temps leurs écussons rouillés ont disparu des murs de leurs châteaux où ils étaient suspendus: leurs châteaux même ne sont plus que des tertres verts et des ruines dispersées: la place où ils étaient les ignore aujourd'hui; d'autres générations successives et nombreuses depuis lors ont disparu à leur tour des lieux où ils exerçaient despotiquement l'autorité de seigneurs féodeaux. Qu'importent donc au lecteur et leurs noms et les symboles éclipsés de leurs rangs belliqueux?

Note 49: (retour) Ces chevaliers ne sont plus que poussière; leurs fortes épées ne sont plus que de la rouille, et leurs âmes sans doute habitent avec les saints. A.M.

En ce moment toutefois ne prévoyant guère l'oubli qui devait un jour engloutir dans son onde leurs noms et leurs exploits, les cinq champions arrivaient dans l'arène, retenant leurs coursiers fougueux, et les forçant de garder le pas, pour montrer à la fois les mouvemens gracieux de leur allure et la dextérité des cavaliers. Tandis qu'ils entraient dans la lice, les sons d'une musique orientale partirent de derrière les tentes où se tenaient cachés les tenans du tournoi; ces sons étaient produits par des cymbales et d'autres instrumens que des chevaliers avaient rapportés de la Terre-Sainte. Leur harmonie barbare semblait en même tems défier les assaillans et les féliciter de leur arrivée, en présence d'un immense concours de spectateurs qui avaient les yeux fixés sur les cinq champions. Ceux-ci, montant sur la plate-forme où s'élevaient les tentes, et en se quittant, frappèrent légèrement, du bois de leur lance, le bouclier de l'adversaire avec lequel chacun d'eux voulait se mesurer. La multitude et quelques spectateurs des classes supérieures, même quelques dames, regrettèrent qu'ils eussent choisi les armes courtoises; car cette même classe de personnes qui applaudit aujourd'hui les tragédies les plus épouvantables prenait alors à un tournoi un intérêt proportionné au danger qu'y couraient les acteurs.

Après avoir intimé leurs intentions plus pacifiques, les assaillans se retirèrent à l'autre bout de la lice, où ils restèrent rangés en ligne, tandis que les tenans, sortant chacun de sa tente, montaient à cheval, et, ayant à leur tête Brian de Bois-Guilbert, descendaient de la plate-forme, pour en venir aux mains avec les chevaliers qui avaient touché leurs boucliers. Au bruit des clairons et des trompettes, ils s'élancèrent les uns contre les autres au grand galop; et telle fut l'adresse des tenans ou leur bonne fortune, que les antagonistes de Bois-Guilbert, de Malvoisin, et de Front-de-Boeuf roulèrent à l'instant sur le sol. L'adversaire de Grantmesnil, au lieu de diriger sa lance contre le casque et le bouclier de son ennemi, s'écarta tellement de la ligne droite, qu'il la lui brisa sur le corps, circonstance regardée comme plus honteuse que d'être démonté, parce qu'un simple accident pouvait être la cause de cette dernière disgrâce, tandis que la première ne pouvait provenir que de la maladresse et du défaut d'expérience dans le maniement des armes. Le cinquième assaillant fut le seul qui soutint dignement l'honneur de son parti: le chevalier de Saint-Jean et lui rompirent tous deux leurs lances et se séparèrent sans qu'aucun d'eux eût l'avantage.

Les cris de la multitude, les acclamations des hérauts et le son des trompettes, annoncèrent le triomphe des vainqueurs et la défaite des vaincus. Les premiers se retirèrent sous leurs tentes, et les autres, confus et humiliés, quittèrent la lice pour traiter avec leurs opposans du rachat de leurs armes et de leurs chevaux, qui, d'après les règlemens du tournoi, appartenaient aux vainqueurs. Le cinquième seul demeura dans l'amphithéâtre assez de temps pour être salué par les applaudissemens mérités des spectateurs, ce qui ajouta encore à la honte de ses compagnons désappointés.

Une seconde et troisième troupe d'assaillans revinrent successivement en lice; quelques uns d'entre eux eurent l'avantage; mais en général la victoire se déclara pour les tenans, dont pas un ne perdit selle, accident qui arriva dans chaque rencontre, à quelques uns de leurs adversaires. Ce succès permanent refroidit considérablement l'ardeur des chevaliers qui se proposaient de combattre; et à la quatrième entrée, trois seulement parurent dans l'arène, évitant de toucher les boucliers de deux tenans qui semblaient les plus redoutables, c'est-à-dire de Bois-Guilbert et de Front-de-Boeuf, et se bornant à défier les trois autres. Cette manoeuvre prudente ne leur réussit pas: deux furent désarçonnés, et le troisième manqua la passe, c'est-à-dire que sa lance, s'écartant de la ligne droite, ne toucha pas son adversaire.

Cette rencontre fut suivie d'une pause: aucun chevalier ne semblait disposé à renouveler l'attaque, et un murmure sourd annonçait le mécontentement de la majeure partie des spectateurs; car les tenans n'avaient pas pour eux la faveur publique. Bois-Guilbert et Front-de-Boeuf s'étaient rendus odieux par leur caractère altier et tyrannique; et l'on ne s'intéressait guère aux autres, parce qu'ils étaient étrangers, à l'exception de Grantmesnil. Mais cette désapprobation générale, nul ne la partagea plus vivement que Cedric le saxon, qui dans chaque avantage remporté par les Normands tenans du tournoi voyait une honte pour l'Angleterre. Avec les mêmes armes que celles de ses ancêtres, il avait en diverses rencontres fait éclater la bravoure d'un guerrier, mais il ne connaissait point la tactique des joutes chevaleresques, et il jetait de temps à autre un coup d'oeil d'envie sur Athelstane, qui s'était quelquefois distingué dans cette carrière, comme s'il eût désiré qu'il fît un effort pour arracher la victoire au templier et à ses compagnons. Néanmoins le descendant des rois saxons, sans manquer ni de courage, ni d'adresse et de vigueur, était trop indolent et avait trop peu d'amour-propre et d'ambition pour se déterminer si vite au trait de bravoure que Cedric en attendait.

«Cette journée est contre nous, digne lord, lui répéta Cedric, la fortune ne favorise pas l'Angleterre en ce moment. Ne comptez-vous pas lever la lance à votre tour?»--«Je crois que j'attendrai demain, lui répondit Athelstane; je combattrai dans la mêlée. Je me passerai aujourd'hui de mes armes.» Deux choses dans ce discours indisposèrent Cedric: le mot normand, mêlée, qu'Athelstane avait employé pour dire l'action générale, et l'indifférence que celui-ci montrait pour son pays; mais il vénérait trop les aïeux d'Athelstane, pour éplucher la conduite de ce dernier. D'ailleurs, il n'aurait pas eu le temps de faire la moindre observation; car à peine Athelstane avait-il fini de parler, que Wamba plaça son mot: «Sans doute, il est bien plus glorieux d'être le premier sur cent que le premier sur deux,» dit le fou. Athelstane prit cela pour un compliment; mais Cedric, ayant mieux saisi l'intention de Wamba, lui lança un regard sévère, et il est probable que le temps et le lieu le mirent seuls, malgré les priviléges de sa place, à l'abri de recevoir des témoignages plus sensibles du ressentiment de son maître.

La pause dans le tournoi s'observait strictement, excepté lorsque, de temps à autre, les hérauts d'armes criaient: «Amour aux dames! brisement de lances! allons, dignes chevaliers, entrez en lice; songez que de beaux yeux vous regardent et attendent vos exploits.» La musique des tenans faisait entendre par intervalles des airs de triomphe et de défi, tandis que la multitude chômait à regret un jour qui semblait s'écouler dans l'inaction; les vieux chevaliers et les nobles, parlant du temps passé, déploraient à demi-voix la décadence de l'esprit martial, mais convenaient aussi qu'on ne voyait pas maintenant, pour exciter les combattans, de dames aussi belles que celles qui jadis animaient les tournois. Le prince Jean commençait d'ordonner à sa suite d'aller préparer le banquet, et annonçait à ses courtisans qu'il allait adjuger le prix à sir Brian de Bois-Guilbert, qui, sans rompre une seule lance, avait démonté deux de ses adversaires et vaincu le troisième.

Enfin, comme la musique orientale des tenans venait d'exécuter une de ces fanfares qui exaltaient leur triomphe, une trompette fit entendre des sons de défi à la porte située vers le nord; tous les yeux se tournèrent de ce côté pour voir le nouveau champion qui allait se présenter, et dès que la barrière fut ouverte, il entra dans la lice. Autant que l'on pouvait juger d'un homme revêtu d'une armure, ce nouveau combattant n'excédait pas la taille moyenne, et paraissait avoir un corps plus élancé que robuste. Sa cuirasse était d'acier richement damasquiné en or; sur son bouclier se dessinait pour toute armoirie un jeune chêne déraciné, et sa devise était le mot espagnol, desdichado, c'est-à-dire déshérité. Il montait un superbe cheval noir, et, en traversant l'arène, il salua le prince et les dames avec grâce, en baissant le fer de sa lance. L'adresse avec laquelle il guidait son cheval, l'air de jeunesse et de courtoisie qu'il montrait lui valurent l'approbation des classes inférieures, qui la lui témoignèrent en criant: «Touchez le bouclier de Ralph de Vipont, du chevalier hospitalier! il est le moins ferme en selle, vous en aurez le meilleur marché!» Au milieu de ces acclamations, le nouveau champion monta sur la plate-forme, et, à la grande surprise de tous les spectateurs, alla droit au pavillon du centre, et frappa vigoureusement, du fer de sa lance, le bouclier de Brian de Bois-Guilbert; ce qui annonçait qu'il demandait le combat à outrance. Chacun fut étonné de sa présomption, mais l'orgueilleux templier, qui sortit aussitôt de sa tente, le fut bien davantage. «Vous êtes-vous confessé, mon frère, lui demanda-t-il avec un sourire amer; avez-vous entendu la messe ce matin, pour mettre ainsi votre vie en péril?»--«Je suis mieux préparé que toi à la mort,» répondit le chevalier déshérité, nom sous lequel il s'était fait inscrire parmi les assaillans.--«Allez donc prendre place dans la lice, et regardez le soleil pour la dernière fois, car vous dormirez ce soir au paradis.»--«Grand merci de ta courtoisie; pour t'en récompenser, je te conseille de prendre un cheval frais et une lance neuve, car, sur mon honneur, l'un et l'autre te seront nécessaires.» Après avoir parlé avec tant de confiance il fit descendre son cheval à reculons de la plate-forme, et le força à parcourir ainsi toute l'arène jusqu'à l'extrémité septentrionale où il demeura stationnaire en attendant que son antagoniste parût. Cette habileté d'équitation lui attira de nouveaux applaudissemens.

Tout irrité qu'il fût de l'audace avec laquelle son adversaire lui avait conseillé de prendre des précautions, Bois-Guilbert ne les négligea point. Son honneur était trop intéressé à triompher, pour oublier aucun des moyens qui pouvaient l'y aider. Il choisit un nouveau coursier plein de feu et d'ardeur, et s'arma d'une nouvelle lance, de peur que le bois de la première ne se fût affaibli par les coups dans les trois rencontres qu'il avait soutenues. Le bouclier dont il s'était servi jusqu'alors ayant été un peu endommagé, il en prit aussi un autre des mains de ses écuyers. Le premier n'avait pour toutes armoiries que celles de son ordre, c'est-à-dire, deux chevaliers montés sur le même cheval, symbole de l'humilité et de la pauvreté primitive des templiers, vertus depuis remplacées par l'arrogance et la richesse, qui finirent par amener leur suppression. 50 Le nouvel écu du templier, représentant un corbeau volant à tire d'ailes, qui tenait un crâne dans ses serres, portait pour devise: «Gare le corbeau!»

Note 50: (retour) On voit ici combien le romancier calédonien paie tribut aux passions. Il traite fort mal les templiers; il les juge d'après les calomnies des moines, leurs plus cruels ennemis. C'est de la même manière qu'il a jugé Napoléon, d'après les feuilles anglaises. Les templiers furent condamnés aux bûchers par deux tyrans ou deux monstres: l'un, temporel, qui voulait s'emparer de leurs richesses; l'autre, sacerdotal, qui redoutait la pureté de leur doctrine et le bien qu'elle ferait à l'humanité en répandant sur toute la terre les germes d'une instruction philosophique. A. M.

Lorsque les deux champions s'arrêtèrent en face l'un de l'autre, aux deux extrémités de la lice, l'impatience des spectateurs devint inexprimable; peu espéraient une chance heureuse pour le chevalier déshérité, quoiqu'ils augurassent bien de son courage et de son adresse. Dès que les trompettes eurent donné le signal, les deux combattans, plus rapides que l'éclair, s'élancèrent l'un contre l'autre, et le bruit de leur rencontre au milieu de l'arène fut semblable à celui du tonnerre. Leurs lances furent brisées en éclats, et on les crut un instant renversés tous deux, car la violence du choc avait fait plier leurs chevaux sur leurs jarrets de derrière, et leur chute ne fut prévenue que par l'adresse avec laquelle les deux cavaliers se servirent de la bride et de l'éperon. Les deux rivaux de gloire se regardèrent un instant avec des yeux qui vomissaient la flamme à travers leurs visières, et, se retirant aux deux extrémités de l'enceinte, ils reçurent une nouvelle lance des mains de leurs écuyers. Des acclamations unanimes et le balancement des écharpes annoncèrent l'intérêt que les spectateurs avaient pris à cette rencontre, la plus égale et la plus savante qu'ils eussent applaudie de toute la journée. Dès que les chevaliers eurent gagné chacun leur poste, un silence si profond succéda aux clameurs, qu'on eût dit que cet immense concours n'osait plus respirer.

On accorda aux combattans un répit de quelques minutes, afin qu'ils pussent reprendre haleine, ainsi que leurs chevaux. Le prince Jean, armé de son bâton de commandement, ayant alors donné un signal aux trompettes, elles sonnèrent la charge, et les deux champions partirent une seconde fois avec la même impétuosité, se heurtèrent avec la même adresse et la même vigueur, mais non plus avec la même fortune. Le templier dirigea sa lance vers le centre du bouclier de son adversaire, et le frappa si juste et avec tant de force, que le chevalier déshérité plia en arrière sur la croupe de son cheval, et chancela sur sa selle. De son côté, le champion inconnu avait, dès le commencement, menacé de sa lance le bouclier de son antagoniste, mais changeant de but au moment même du choc, il la dirigea contre son casque, endroit plus difficile à atteindre, mais qui, lorsqu'on l'atteignait, rendait le choc irrésistible. Malgré cet avantage, le templier soutint sa haute réputation, et si la sangle de son coursier ne se fût rompue, il n'aurait pas été désarçonné. Cependant la selle, le cheval et le cavalier roulèrent dans la poussière.

Bois-Guilbert, qui se dégagea des étriers en une seconde, outré de fureur de sa disgrace et des applaudissemens universels qu'on prodiguait à son vainqueur, tira son épée et fit signe au chevalier déshérité de se mettre en défense. Celui-ci descendit rapidement de cheval, et tira pareillement son épée; mais les maréchaux du tournoi, arrivant à toute bride, les séparèrent et leur dirent que ce genre de combat ne pouvait leur être permis en cette occasion. «Nous nous reverrons, j'espère, dit le templier à son vainqueur, en attachant sur lui des yeux où la rage était peinte, et dans un lieu où personne ne pourra nous séparer.»--«Si cela n'arrive point, ce ne sera pas ma faute, répondit le chevalier déshérité; à pied ou à cheval, à l'épée ou à la lance, je serai toujours prêt à me mesurer contre toi.» La querelle n'eût point fini à ce peu de mots, si les maréchaux, croisant leurs lances entre eux, ne les avaient forcés de s'éloigner, le chevalier déshérité à la porte du côté du nord, et Bois-Guilbert dans sa tente, où il passa le reste de la journée en proie à la rage et au désespoir.

Sans descendre de cheval, le vainqueur demanda du vin, et, ouvrant la partie inférieure de son casque, il annonça qu'il buvait à tous les coeurs vraiment anglais, et à la confusion des tyrans étrangers. Il ordonna alors à son trompette de sonner un défi aux tenans, et chargea un héraut d'armes de leur déclarer que son intention était de les combattre tour à tour et dans tel ordre qu'ils voudraient se présenter. Fier de sa taille gigantesque, Front-de-Boeuf descendit le premier dans l'arène. Son écu portait, sur un fond d'argent, une tête de taureau noir à demi effacée par les coups nombreux que ce bouclier avait déjà reçus. Sa devise était deux mots latins pleins d'arrogance: «Cave, adsum.» Prends-garde, me voici. Le chevalier déshérité n'obtint sur lui qu'un avantage léger, mais décisif. Les deux champions rompirent également leurs lances; mais Front-de-Boeuf, ayant perdu les étriers dans le choc, fut déclaré vaincu. En combattant contre sire Philippe de Malvoisin, l'inconnu resta encore vainqueur, parce qu'il frappa si fortement de sa lance le casque de son adversaire, que les courroies qui l'attachaient se rompirent et laissèrent sa tête à découvert.

Dans sa rencontre avec sire Hugues de Grantmesnil, le chevalier déshérité montra autant de courtoisie qu'il avait prouvé d'adresse et de vigueur dans les précédentes. Le cheval de Grantmesnil, étant jeune et fougueux, caracola et se cabra tellement dans sa course, que son cavalier ne put faire usage de sa lance. L'inconnu, bien loin de tirer avantage d'un pareil accident, leva sa lance en arrivant près de lui, et la fit passer au dessus de son casque, voulant montrer qu'il aurait pu le toucher s'il en eût eu le dessein. Faisant alors tourner son cheval, il alla reprendre poste près de la porte du côté du nord, et chargea un héraut d'armes d'aller demander à Grantmesnil s'il voulait commencer une seconde course; mais celui-ci répondit qu'il s'avouait vaincu. Ralph de Vipont compléta le triomphe de l'inconnu. Il fut renversé de son cheval avec une telle force, que le sang lui sortit par la bouche et par le nez; ses écuyers l'emportèrent privé de tout sentiment. Mille acclamations, long-temps prolongées, accueillirent la déclaration unanime du prince et des maréchaux, portant que l'honneur de cette journée appartenait au chevalier déshérité.



CHAPITRE IX.

«Au sein d'une multitude de séduisantes
beautés on en distinguait une qui, par sa
taille, sa grace et ses attraits, prouvait
qu'elle en était la souveraine, etc.»

Dryden, la Fleur et la Feuille.







Guillaume de Wyvil et Étienne de Martival, maréchaux du tournoi, furent des premiers à féliciter le vainqueur, en le priant de permettre qu'on détachât son casque ou du moins qu'on levât sa visière pour venir recevoir le prix du tournoi des mains du prince Jean. Le chevalier déshérité s'excusa avec une courtoisie chevaleresque, disant qu'il ne pouvait se faire connaître en ce moment, pour des motifs qu'il avait expliqués aux hérauts d'armes avant d'entrer dans la lice. Les maréchaux n'insistèrent pas, car, dans les voeux singuliers des chevaliers de ce temps-là, il n'en était point de plus ordinaire que celui de rester inconnu jusqu'à ce qu'ils eussent rempli tel emploi, ou achevé telle aventure. Les maréchaux ne pénétrèrent donc pas les secrets du chevalier vainqueur; et, en annonçant au prince le désir qu'il avait de conserver l'incognito, ils lui demandèrent la permission de le présenter à sa grace, afin qu'il pût recevoir le prix de sa valeur.

La curiosité de Jean se réveilla par le mystère dont l'étranger voulait s'envelopper, et, déjà mécontent de la fin du tournoi, dans lequel les tenans qu'il favorisait avaient été successivement défaits par un seul chevalier, il répondit avec hauteur aux maréchaux: «Par les yeux de Notre-Dame, ce chevalier a été déshérité de la courtoisie, comme de ses biens, du moment qu'il persiste à demeurer devant nous le visage couvert. Milords, ajoutat-il, en se tournant vers ses courtisans, quelqu'un de vous devinerait-il quel est cet inconnu, qui se conduit d'une manière si hautaine?»--«Ce ne sera par moi, dit Bracy, et je ne croyais pas que dans toute l'Angleterre il existât un champion capable de vaincre, à une même joute, ces cinq chevaliers. Je me rappellerai toute ma vie la vigueur du coup qui a terrassé de Vipont. Le pauvre hospitalier a été précipité de sa selle, comme une pierre lancée par une fronde.»--«Ne vous en vantez pas, répondit un chevalier de saint Jean, qui était présent, la chance de votre templier n'a pas été meilleure: j'ai vu Bois-Guilbert rouler trois fois sur lui-même dans l'arène, tordant chaque fois ses mains pleines de sable.»

De Bracy, étant lié aux templiers, allait répliquer; mais le prince Jean s'écria: «Silence, messieurs! que signifient des débats aussi peu opportuns?»--«Le vainqueur, dit de Wyvil, attend le bon plaisir de votre grace.»--«Mon bon plaisir, répondit Jean, est qu'il attende jusqu'à ce que nous sachions si personne au moins ne peut rien nous apprendre à l'égard de son nom et de sa qualité; quand il attendrait jusqu'à la nuit, il a bien assez travaillé pour se tenir chaud.»--«Votre grace n'aura pas pour le triomphateur les égards qu'il mérite, dit Waldemar Fitzurse si elle le fait attendre jusqu'à ce que nous disions des choses que nous ne pouvons savoir. Pour ma part, je ne puis former la moindre conjecture, à moins que ce ne soit une des bonnes lances qui ont suivi le roi Richard en Palestine, et qui maintenant se traînent vers leurs foyers.» «C'est peut-être le comte de Salisbury, dit de Bracy; il est de la même taille.»--«Ce serait plutôt sir Thomas Multon, chevalier de Gilsland, reprit Fitzurse; Salisbury a plus d'embonpoint.»--«Et si c'était le roi lui-même,» s'écria une voix, sans que l'on pût la distinguer, «Richard Coeur-de-Lion? que Dieu l'empêche! dit le prince Jean, se retournant involontairement, pâle comme la mort, et tremblant comme si la foudre venait de le frapper. «Waldemar, de Bracy, braves chevaliers, rappelez-vous vos promesses, et demeurez à mes côtés.»--«Il n'y a, dit Fitzurse, rien à craindre. Avez-vous assez oublié la taille gigantesque de votre frère pour croire qu'il pût se cacher sous cette armure? de Wyvil, Martival, hâtez-vous d'amener le vainqueur au pied du trône, afin de dissiper une erreur qui alarme le prince. Regardez le chevalier avec plus d'attention, continua-t-il, vous verrez qu'il s'en faut au moins de trois pouces qu'il ait la taille de Richard, qui a les épaules plus carrées du double; et le cheval qu'il monte n'aurait pu fournir une course sous Richard.»

Il continuait de parler, lorsque les maréchaux amenèrent le chevalier déshérité au pied des marches par lesquelles on montait de la lice au trône du prince. Encore terrifié par l'idée que ce pouvait être son frère qui reparaissait tout à coup dans ses états, ce frère qu'il avait si grièvement offensé, qu'il voulait dépouiller de sa couronne, et auquel cependant il avait tant d'obligations. Jean ne sentit pas dissiper ses craintes par les réflexions rassurantes de Fitzurse; et, tandis qu'en adressant à l'inconnu avec embarras quelques mots d'éloge sur sa valeur, il ordonnait qu'on lui présentât le beau coursier, récompense du combat, il tremblait de reconnaître, dans la réponse du vainqueur, la voix mâle et ferme de Richard Coeur-de-Lion; mais le chevalier déshérité ne répondit rien aux félicitations du prince, et se contenta de lui faire un salut respectueux.

Deux écuyers amenèrent dans l'arène le coursier richement harnaché, ce qui ajoutait peu de chose à sa valeur aux yeux de ceux qui pouvaient l'apprécier. Appuyant une main sur le pommeau de la selle, l'inconnu s'élança sur le bucéphale sans le secours de l'étrier; et, brandissant sa lance, il parcourut deux fois l'enceinte, en lui faisant faire avec une admirable dextérité toutes les évolutions familières dans l'équitation. Cette manoeuvre aurait pu s'attribuer à l'envie de briller en donnant une nouvelle preuve de son savoir-faire; mais on supposa qu'il avait voulu montrer combien lui était cher le gage de la munificence du prince, et de nouveau il fut couvert des applaudissemens de tous les spectateurs.

Cependant le rusé prieur de Jorvaulx dit quelques mots à l'oreille du prince, pour lui rappeler que le vainqueur, après avoir déployé son courage, devait prouver son jugement par le choix, entre les dames qui se trouvaient dans les galeries, de celle qui devait s'asseoir sur le trône de la reine de la beauté et de l'amour, et couronner le vainqueur le lendemain. Jean fit un signe au chevalier, qui passait devant lui pour la seconde fois, et celui-ci tournant brusquement son cheval, et s'arrêtant au même instant, la pointe de sa lance baissée vers la terre, demeura immobile devant le prince comme pour attendre ses ordres. La dextérité de ce mouvement et la promptitude avec laquelle il passa d'une vive agitation à l'immobilité excitèrent de nouvelles acclamations.

«Sire chevalier déshérité, dit le prince Jean, puisque ce nom est le seul sous lequel vous vouliez être connu pour le moment, une des prérogatives de votre triomphe est de choisir la dame qui, comme reine de la beauté et de l'amour, doit présider demain la fête. Si vous êtes étranger, et que vous désiriez être aidé dans le choix, je vous dirai qu'Alicie, fille de notre brave chevalier Waldemar Fitzurse, est regardée à ma cour comme la dame la plus distinguée par ses charmes et son rang. Au surplus, vous êtes le maître d'offrir à la dame qu'il vous plaira cette couronne qui, délivrée par vous-même à la beauté de votre choix, lui conservera le titre de reine de la beauté et de l'amour. Levez votre lance.» Le chevalier obéit, et le prince mit sur le fer de sa lance une couronne de satin, bordée d'un cercle d'or imitant des feuilles de laurier, et autour de laquelle s'élevaient des coeurs et des pointes de flèches, comme des boules et des feuilles de fraisier sur une couronne ducale.

Plus d'un motif avaient déterminé le prince Jean à parler ainsi de la fille de Waldemar, et chacun de ces motifs prenait sa source dans un coeur pétri d'insouciance et de présomption, d'astuce et de bassesse. D'abord il désirait effacer dans le souvenir de ses chevaliers la proposition inconvenante qu'il avait faite d'élire une juive pour reine du tournoi; proposition qu'il avait ensuite tournée en plaisanterie; il voulait encore s'attacher l'esprit de Waldemar Fitzurse qui lui en imposait jusqu'à un certain point, et qui, plusieurs fois dans cette journée, avait montré de l'humeur; enfin, il espérait s'en créer un mérite auprès de cette jeune dame elle-même, car les plaisirs licencieux avaient autant de pouvoir sur lui qu'une aveugle ambition née de l'ingratitude et de la perfidie: il voulait aussi exciter la haine de Waldemar contre le chevalier déshérité, car le triomphe qu'il avait remporté sur ses favoris le lui avait rendu odieux, et si le vainqueur faisait ailleurs son choix, comme on pouvait s'y attendre, il était probable que Fitzurse regarderait cette préférence comme un outrage à sa fille.

C'est ce qui arriva; car le chevalier déshérité, monté sur son beau coursier, fit à pas lents le tour des galeries, semblant exercer le droit qu'il avait d'examiner toutes les beautés qui en étaient l'ornement, avant de fixer son choix sur aucune d'elles. Il passa sous la galerie où la fière Alicie étalait le prestige de sa beauté et de ses brillans atours, et ne s'arrêta pas un seul instant. Il fallait voir les diverses manoeuvres des belles forcées de subir une telle épreuve: l'une rougissait, l'autre prenait un ton de hauteur et de dignité affecté; celle-ci montrait une certaine indifférence, feignant de ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait; celle-là tâchait de ne pas sourire à tant de minauderies; d'autres étalaient avec plus d'abandon leurs graces et leurs attraits, dans l'espoir de fixer les yeux et le choix du vainqueur: mais comme le manuscrit de Wardour dit que c'étaient des dames que l'on admirait depuis plus de dix ans, on peut supposer qu'ayant eu leur bonne part des vanités de ce monde, elles renonçaient d'elles-mêmes aux honneurs du triomphe, pour laisser aux beautés naissantes du siècle plus d'espoir de succès: enfin le héros s'arrêta sous la galerie où était Rowena, et dès ce moment l'anxiété des spectateurs fut à son comble.

Si le chevalier déshérité avait connu les voeux formés en sa faveur, certes l'endroit des galeries devant lequel il se trouvait méritait sa prédilection. Cedric le saxon avait vu avec des transports de joie la chute du templier et la mésaventure de ses méchans voisins, Front-de-Boeuf et Malvoisin. Le même Cedric, sortant de la galerie la moitié de son corps, avait suivi le vainqueur dans toutes ses courses, non seulement des yeux, mais du coeur. Lady Rowena avait vu avec le même plaisir les événemens de la journée, quoique sans paraître y attacher un aussi vif intérêt. L'indolent Athelstane lui-même était sorti un moment de son apathie accoutumée, pour vider une grande coupe de vin au succès du chevalier déshérité. Un autre groupe de la même galerie n'avait pas pris moins de part au destin du combat.

«Père Abraham! s'écria Isaac d'York en voyant le chevalier déshérité entrer dans la lice; c'est lui, lui-même! Voyez, ma fille, quel port noble et fier présente ce gentil, ce bon cheval de Barbarie qu'on a amené de si loin, il ne le ménage pas plus que si c'était une rosse normande! et cette brillante armure qui a valu tant de sequins à Joseph Pareira, armurier à Milan, et qui devait rapporter soixante et dix pour cent de gain: il ne s'en inquiète pas plus que s'il l'avait trouvée sur le grand chemin.»--«Mais, mon père, dit Rébecca, lorsqu'il expose sa personne à de si grands dangers, peut-il songer à son armure et à son cheval?»--«Mon enfant, reprit Isaac avec vivacité, vous ne savez ce que vous dites. Son cou et ses membres sont à lui, mais son cheval et son armure appartiennent à... Bienheureux Jacob! qu'allai-je dire? n'importe, c'est un brave jeune homme. Voyez, Rébecca, il va frapper le philistin. Priez, mon enfant, pour qu'il n'arrive point malheur au brave jeune homme, ni à son bon cheval, ni à sa riche armure. Dieu de mes pères! il triomphe! le philistin non circoncis est tombé sous sa lance comme Og, roi de Basan, et Séhon, roi des Amorites, furent moissonnés par le glaive de nos pères. Le brave jeune homme a gagné les beaux coursiers et l'armure d'acier des vaincus. J'espère qu'il prendra leur or et leur argent, avec leurs coursiers, leurs armures d'airain et d'acier, comme une proie bien légitime.» Le digne Israélite manifesta le même intérêt pour l'inconnu, et les mêmes inquiétudes pour son cheval et son armure, pendant les quatre autres courses que le pèlerin avait fournies, n'oubliant pas de calculer à la hâte quelle pourrait être la valeur du cheval et de l'armure de chaque combattant vaincu. On avait donc pris une grande part aux succès du chevalier déshérité dans cette partie de l'amphithéâtre devant laquelle il s'arrêta.

Soit par hésitation, soit par quelque autre motif, le chevalier déshérité resta quelques instans comme immobile devant la galerie, tandis que, dans le plus profond silence, les spectateurs, les yeux fixés sur lui, attendaient ce qu'il allait résoudre. Enfin, baissant peu à peu et avec grace le fer de sa lance, il déposa la couronne aux pieds de lady Rowena. Les trompettes sonnèrent alors, et les hérauts d'armes proclamèrent l'incomparable Rowena reine de la beauté et de l'amour, pour le lendemain, menaçant de punition sévère quiconque ne reconnaîtrait pas son autorité. Ils répétèrent alors leur cri de: «Largesse!» auquel Cédric, joyeux, répondit en jetant dans l'arène tout l'argent qu'il avait sur lui; et Athelstane, quoique moins prompt, fut aussi généreux.

Quelques murmures s'élevèrent parmi les dames d'origine normande, qui étaient aussi peu accoutumées à se voir préférer des beautés saxonnes, que leurs pères, leurs frères, leurs époux, leurs amans, l'étaient à laisser la victoire à des gens chez lesquels ils avaient eux-mêmes introduit les jeux chevaleresques; mais ces signes de mécontentement disparurent absorbés par le cri général de «Vive lady Rowena! vive la reine de la beauté et de l'amour!» Quelques uns ajoutaient même: «Vive la princesse saxonne! vive la race de l'immortel Alfred!»

Tout mécontent que le prince Jean dût être, comme ceux qui l'entouraient, du choix que venait de faire le vainqueur, et de l'enthousiasme qu'il inspirait, il dut cependant le confirmer; et, demandant son cheval, il descendit de son trône et rentra dans la lice suivi de son cortége. Il s'arrêta un moment sous la galerie où était Alicie, pour lui offrir ses complimens; et, se tournant vers sa suite, il dit d'un ton assez haut pour être entendu: «Sur mon honneur, si les exploits du chevalier déshérité ont prouvé qu'il a pour lui la force et la valeur, son choix démontre que ses yeux ne sont pas doués du meilleur discernement.» Mais dans cette occasion, comme dans tout le cours de sa vie, le malheur du prince Jean fut de ne pas connaître le caractère de ceux dont il voulait s'assurer l'appui. Waldemar Fitzurse fut bien plutôt blessé que flatté lorsqu'il entendit le prince déclarer hautement que l'étranger avait manqué aux égards que sa fille avait droit d'attendre. «Je sais que la chevalerie, dit-il, n'a pas de prérogative plus précieuse, plus inaliénable que celle qui permet à tout chevalier d'élire sa dame. Ma fille ne brigue les hommages de qui que ce soit; et, dans sa sphère, elle ne manquera jamais d'obtenir la portion de ceux qui lui conviennent.» Le prince ne répondit rien, mais, comme pour se livrer à son dépit, il pressa les flancs de son cheval, et courut au grand galop vers la partie de la galerie où était lady Rowena, qui n'avait pas encore touché à la couronne déposée à ses pieds.

«Prenez, charmante lady, lui dit-il, les marques de votre souveraineté: personne n'y applaudit avec plus de plaisir que nous. S'il vous plaît, ainsi qu'à nos nobles amis, de favoriser aujourd'hui de votre présence notre banquet au château d'Ashby, nous serons enchantés de faire plus ample connaissance avec la reine au service de laquelle demain nous serons tous dévoués.» Lady Rowena se tut; mais Cedric répondit au prince en saxon: «Lady Rowena, dit-il, ignore la langue dans laquelle elle devrait répondre à votre grace et soutenir sa dignité à votre banquet; moi-même et le noble Athelstane de Coningsburgh, nous ne connaissons que le langage et les manières de nos ancêtres. Nous vous prions donc de recevoir nos regrets de ne pouvoir accepter votre invitation. Demain lady Rowena remplira les fonctions imposées par le choix libre du chevalier vainqueur et confirmées par les acclamations de la foule.» À ces mots il saisit la couronne, et la mit sur la tête de lady Rowena pour indiquer qu'elle acceptait l'autorité temporaire qui lui était confiée.

«Que dit-il?» demanda le prince Jean, affectant de ne pas entendre le saxon, qui lui était cependant bien familier. Un chevalier de sa suite en donna l'explication en français. «À merveille! reprit Jean. Demain nous placerons sur son trône cette reine muette. Mais vous, au moins, sire chevalier, dit-il au vainqueur qui était resté près de la galerie, vous viendrez à notre festin?» Le chevalier, parlant pour la première fois et d'une voix basse, fit valoir, pour s'en dispenser, le besoin qu'il avait de repos et la nécessité de se préparer au combat du lendemain. «Rien de mieux, reprit Jean avec hauteur. Nous sommes peu faits à de pareils refus; mais nous tâcherons d'égayer le festin en l'absence du vainqueur et de la reine de beauté.» À ces mots il sortit de l'enceinte, suivi de son brillant cortége, et son départ fut le signal de l'écoulement de la foule.

Cependant, avec un souvenir vindicatif qui est le propre de l'orgueil blessé, surtout lorsqu'il s'y joint la conviction intime d'une complète nullité, Jean eut à peine fait trois pas, que, regardant autour de lui, ses yeux pleins de ressentiment se fixèrent sur le yeoman qui lui avait déplu à son arrivée. «Qu'on veille sur cet individu, dit-il à ses hommes d'armes: vous m'en répondez sur votre tête.» Le yeoman soutint le regard courroucé du prince avec le calme qu'il avait déjà montré, et répondit: « Je n'ai dessein de quitter Ashby qu'après demain soir: il me tarde de voir comment les archers des comtés de Stafford et de Leicester se servent de leurs armes. Les forêts de Needwood et de Charnwood ont de quoi les exercer.»--«Et moi, dit le prince Jean à sa suite sans daigner lui répondre directement, je veux voir si ce drôle sait employer les siennes, et malheur à lui si son adresse n'excuse pas son insolence!»--«Il est bien temps, ajouta de Bracy, que l'outre-cuidance de ces vilains soit réprimée par quelque exemple frappant.»

Valdemar Fitzurse, qui pensait vraisemblablement que son prince ne prenait pas le chemin le plus sûr pour arriver à la popularité, garda le silence et se contenta de lever les épaules. Le prince s'éloigna de l'arène, et les flots de la multitude s'évanouirent en un moment. On la voyait par groupes se retirer de divers côtés. La plus grande partie se dirigeait vers la cité d'Ashby. Les personnages les plus distingués y avaient un logement au château, et les autres s'étaient assuré un appartement dans la ville. Parmi ces derniers se trouvaient la plupart des chevaliers qui avaient figuré dans le tournoi, ou qui se proposaient de prendre part au combat général du lendemain. En cheminant et en parlant des événemens du jour, ils étaient escortés par les acclamations de la multitude, qui faisoit le même accueil au prince Jean, à cause plutôt de la splendeur de sa suite que de l'attachement qu'il inspirait. Des applaudissemens plus sincères, plus unanimes et plus mérités, résonnaient autour du vainqueur; mais, voulant se dérober aux regards de la foule qui se pressait pour le voir, il profita de l'offre des maréchaux du tournoi et entra dans une des tentes placées à l'extrémité septentrionale de la lice. Dès qu'il s'y fut retiré, on vit se disperser ceux qui étaient restés pour le considérer et former sur lui leurs nombreuses conjectures.

Le tumulte produit par un immense rassemblement d'individus dans un même lieu, pour y être témoins de quelque événement qui les agite, fit place alors au bruit confus de gens qui parlent en s'éloignant; ce murmure, de plus en plus lointain, diminua par degrés et expira dans le silence. On ne voyait plus dans l'enceinte que les personnes chargées d'enlever les coussins et les tapisseries, afin de les mettre en sûreté pour la nuit, et qui se disputaient les restes de vin et d'autres rafraîchissemens qui avaient été servis aux convives. À peu de distance on éleva plusieurs forges, qui furent en activité toute la nuit pour réparer les armes et les armures qu'on devait employer le lendemain. Une forte garde d'hommes d'armes, qu'on relevait par intervalle, fut placée autour de la lice, et y resta jusqu'au retour de l'aurore.



CHAPITRE X.

«Ainsi, comme le hibou au sinistre
présage, qui de son bec criard tinte le
passeport de l'homme agonisant et lui
annonce sa fin prochaine, et dans l'obscurité
silencieuse de la nuit secoue la
contagion de ses ailes funestes; de même,
oppressé, tourmenté, le pauvre Barabas
vomissait des torrens d'injures contre les
chrétiens.»

Shakspeare, le Juif de Malte.











Le chevalier déshérité n'eut pas plutôt gagné sa tente, que des pages et des écuyers se présentèrent pour le désarmer et lui offrir de nouveaux vêtemens et le rafraîchissement du bain. Leur zèle était peut-être, dans cette occasion, aiguillonné par la curiosité; car chacun désirait savoir quel était le chevalier qui, après avoir cueilli tant de lauriers, cachait si soigneusement son nom et son visage. Leur officieuse inquisition cependant ne réussit pas; le vainqueur les remercia de leurs offres de service, et les renvoya en leur disant qu'il n'avait besoin que de son écuyer. C'était une espèce de yeoman, d'une tournure assez rustique, lequel, enveloppé d'un surtout de feutre d'un brun foncé, et ayant sur la tête une toque normande de fourrure noire, enfoncée jusque sur les yeux, semblait aussi jaloux que son maître de conserver l'incognito. Resté seul dans la tente avec le chevalier, il détacha son armure, et plaça devant lui du vin et des alimens, que les fatigues de la journée commençaient à rendre indispensables.

À peine avait-il achevé son repas frugal, que son écuyer lui annonça cinq hommes sur des chevaux barbes et qui désiraient lui parler. Le chevalier déshérité, en quittant son armure, avait pris la longue robe des personnes de sa condition, laquelle, étant garnie d'un grand capuchon rabattu sur la tête à volonté, pouvait cacher ses traits aussi bien que la visière d'un casque. D'ailleurs, la nuit déjà avancée rendait ce déguisement d'emprunt presque inutile, à moins que le hasard n'amenât devant lui quelqu'un de qui son visage aurait été connu. Il avança donc hardiment jusqu'à l'entrée de sa tente, et y trouva les écuyers des cinq tenans, qui avaient en laisse les chevaux de leurs maîtres, chargés de leurs armures. «D'après les lois de la chevalerie, dit le premier d'entre eux, moi, Baudouin d'Oyley, écuyer du redoutable chevalier Brian de Bois-Guilbert, je viens vous offrir, à vous qui vous nommez le chevalier déshérité, le cheval et l'armure dont s'est servi ledit Brian de Bois-Guilbert dans le fait d'armes qui a eu lieu, laissant à votre générosité ou de les garder ou de fixer le prix de la rançon, puisque telle est la loi des armes.» Les autres écuyers prononcèrent tour à tour la même formule au nom de chacun de leurs maîtres, et attendirent la décision du vainqueur.

«La réponse que j'ai à vous faire est commune à vous et à vos maîtres, dit le chevalier déshérité en s'adressant seulement aux quatre derniers écuyers. Complimentez de ma part ces honorables chevaliers, et dites-leur que je me croirais inexcusable de les priver de leurs chevaux et de leurs armures, qui ne sauraient appartenir à de plus braves champions. Là devrait se borner ma réponse; mais, étant de fait comme de nom chevalier déshérité, je suis obligé de prier vos maîtres de vouloir bien racheter ces dépouilles, car je n'oserais dire que l'armure que je porte soit ma propriété.»--«Nous sommes chargés, dit l'écuyer de Front-de-Boeuf, d'offrir une rançon de cent sequins chacun pour la valeur des chevaux et des armes de nos maîtres.»--«Cela suffira, répondit le chevalier; les circonstances où je me trouve me contraignent d'accepter la moitié de cette somme; quant au surplus, sires écuyers, vous en garderez une partie pour vous, et distribuerez l'autre aux hérauts, aux poursuivans d'armes et aux ménestrels.»

Les écuyers le remercièrent, la tête découverte, d'une générosité dont ils n'étaient pas habitués à recevoir des marques si prononcées, et le chevalier, se tournant vers l'écuyer du templier: «Quant à vous, lui dit-il, annoncez à votre maître que je ne veux de lui ni armure ni rançon; notre querelle n'est pas vidée, elle ne le sera que lorsque nous aurons combattu à la lance et à l'épée, à cheval et à pied; il m'a lui-même défié au combat à mort, et je ne l'oublierai pas. Déclarez lui que je le regarde autrement que ses quatre compagnons, avec lesquels je serai toujours jaloux de faire échange de courtoisie, et que je ne puis le traiter qu'en ennemi mortel.»--«Mon maître, répondit Baudouin, rend mépris pour mépris, coup pour coup et courtoisie pour courtoisie. Puisque vous dédaignez de recevoir de lui la même rançon que viennent de vous payer mes compagnons, je vais laisser ici son cheval et son armure, bien assuré qu'il ne voudra jamais ni monter l'un, ni porter l'autre.»--«Vous parlez bien, digne écuyer, dit le chevalier, et comme il convient à celui qui porte la parole pour un maître absent. Cependant ne laissez ni le cheval, ni les armes; rendez-les à votre maître, et s'il refuse de les reprendre, gardez-les pour vous, en tant qu'ils sont à moi, je vous en fais présent.» Baudouin, le saluant profondément, se retira avec ses compagnons, et le chevalier déshérité rentra dans le pavillon.

«Eh bien, Gurth, dit-il à son écuyer, tu vois que la réputation des chevaliers ne s'est point flétrie en ma personne.»--«Et moi, répondit Gurth, pour un porcher saxon, n'ai-je pas bien joué le rôle d'écuyer normand?»--«Oui, mais je craignais toujours que ta gaucherie ne te fît reconnaître.»--«Bah! je n'ai peur d'être reconnu de personne, si ce n'est de mon camarade Wamba dont je ne puis dire s'il est plus fou que malin. Cependant je n'ai pu m'empêcher de rire en voyant passer près de moi mon vieux maître, qui croit bien fermement que Gurth est occupé du soin de ses pourceaux, dans les bois et les fondrières de Rotherwood. Si je suis découvert...»--«C'est assez, reprit le chevalier, tu sais ce que je t'ai promis.»--«Que m'importe après tout, repartit Gurth, je ne manquerai jamais à un ami pour ma peau; j'ai le cuir aussi dur qu'aucun verrat de mon troupeau, et les verges ne me font pas peur.»--«Crois-moi, Gurth, je te récompenserai du péril que tu cours à cause de moi. En attendant prends ces dix pièces d'or.»--«Grand merci, répondit Gurth en les mettant dans sa poche, jamais gardien de pourceaux ou serf ne se vit aussi riche.»--«Prends ce sac d'or, va à Ashby; informe-toi où loge Isaac d'Yorck, ramène-lui le cheval qu'il m'a procuré; dis-lui de prendre sur cet argent la valeur de l'armure qui m'a été fournie sur son crédit.»--«Non, par saint Dunstan! je n'en ferai rien.»--«Comment, Gurth, refuseras-tu de m'obéir?»--«Non certainement, quand vos ordres seront justes, raisonnables, et tels qu'un chrétien puisse les exécuter; mais celui-ci n'a rien de ce caractère. Souffrir qu'un juif se payât lui-même, cela ne serait pas équitable, car ce serait tromper mon maître; cela ne serait ni raisonnable ni chrétien, puisque ce serait dépouiller un chrétien pour enrichir un infidèle.»--«Songe pourtant que je veux qu'il soit content.»--«Soyez tranquille, répondit Gurth, en mettant le sac sous son manteau, et en s'en allant; ce sera bien le diable, ajouta-t-il ensuite, si je ne le contente pas en lui offrant le quart de ce qu'il me demandera.» Et il prit la route d'Ashby en toute hâte, laissant le chevalier déshérité se livrer à des réflexions pénibles, mais dont ce n'est pas encore le moment de parler.

Il faut maintenant que nous transportions le lieu de la scène dans la ville d'Ashby, ou plutôt dans une maison de campagne du voisinage, qui appartient à un riche Israélite, et où le juif Isaac, Rébecca et leur suite, avaient pris leurs quartiers; car on sait que les juifs exerçaient entre eux l'hospitalité avec autant de générosité qu'on les accusait de montrer d'avarice et de cupidité à l'égard des chrétiens.

Dans un appartement peu vaste mais richement meublé, et décoré d'après le goût oriental, Rébecca reposait sur des coussins brodés, qui, placés sur une plate-forme peu élevée régnant autour de la salle, tenaient lieu de chaises et de fauteuils, comme l'estrade des Espagnols. Elle suivait tous les mouvemens de son père avec des yeux qui exprimaient la tendresse filiale, pendant qu'il se promenait à grands pas dans la chambre, d'un air tout consterné, joignant les mains, les levant vers le ciel, comme un homme dont l'esprit lutte contre un grand chagrin.

«Bienheureux Jacob! s'écriait-il, ô vous les douze saints patriarches, pères de notre nation! quelle sinistre aventure pour un homme qui a toujours, jusque dans le moindre point, accompli la loi de Moïse! cinquante sequins en un clin d'oeil arrachés par les griffes d'un tyran!»--«Mais, mon père, dit Rébecca, il m'a semblé que vous donniez cet argent au prince volontairement.»--«Volontairement! oui, aussi volontairement que dans le golfe de Lyon je jetai à la mer mes marchandises, pour alléger le navire qui menaçait de couler à fond. Mes soies les plus précieuses couvrirent les vagues; la myrrhe et l'aloës parfumèrent l'écume de l'Océan; mes vases d'or et d'argent enrichirent les abîmes! n'était-ce pas une calamité inexprimable, quoique ce sacrifice fût l'oeuvre de mes mains!»--«Mais c'était pour sauver notre vie, mon père! et depuis ce temps le Dieu d'Israël a béni vos entreprises, et vous a comblé de richesses!»--«Oui: mais si le tyran y puise comme il l'a fait ce matin; s'il me force à sourire tandis qu'il me dépouillera, ô ma fille! nous composons une race déchue et vagabonde; mais le plus grand de nos malheurs, c'est que, lorsqu'on nous injurie et qu'on nous vole, le monde ne fait que s'en amuser, et notre unique recours est la patience et l'humilité, lorsque nous devrions ne penser qu'à nous venger dignement.»--«Ne pensez pas ainsi, mon père; nous possédons encore des avantages. Ces Gentils cruels et oppresseurs dépendent souvent des enfans dispersés de Sion, qu'ils méprisent et qu'ils persécutent. Sans le secours de nos richesses, ils ne pourraient ni fournir aux frais de leurs guerres, ni décorer les triomphes de la paix; l'argent que nous leur prêtons rentre avec intérêt dans nos coffres. Nous ressemblons à l'herbe, qui n'en fleurit que mieux quand le pied l'a foulée. Même la fête d'aujourd'hui n'eût pas eu lieu sans l'aide de ces juifs si méprisés qui ont fourni de quoi la payer.»--«Ma fille, tu viens de toucher une autre corde de douleur. Ce beau coursier, cette riche armure, qui font ma part du gain dans l'affaire que j'ai traitée de moitié avec Kirjath-Jaïram, de Leicester, et forment tous mes bénéfices dans tout l'intervalle d'un sabbat à l'autre: eh bien! qui sait s'il n'en sera pas encore comme de mes marchandises englouties par les flots? L'affaire peut néanmoins s'arranger autrement, car ce jeune homme est brave.»--«Assurément, mon père, vous ne regretterez pas d'avoir reconnu le service que vous a rendu le chevalier étranger.»--«Je le crois, ma fille, et je crois aussi à la reconstruction du temple de Jérusalem; mais je puis avec autant de raison espérer de voir de mes propres yeux les murailles du nouveau Tabernacle, que de voir un chrétien, le meilleur de tous les chrétiens, payer une dette à un Israélite, à moins d'avoir devant les yeux la crainte du juge et du geôlier.»

Il continuait à marcher d'un pas accéléré dans la chambre, et Rébecca, voyant que ses efforts pour le consoler ne servaient qu'à l'aigrir davantage, se tut: conduite fort sage; et nous conseillons à tous consolateurs et donneurs d'avis de l'imiter en pareille occasion. La nuit était venue lorsqu'un domestique juif entra, et plaça sur la cheminée deux lampes d'argent remplies d'huile parfumée, tandis que deux autres apportaient une table d'ébène incrustée d'ornemens en argent, couverte des rafraîchissemens les plus délicats et des vins les plus exquis; car chez eux les juifs opulens ne repoussaient pas les recherches d'un Lucullus. L'un de ces domestiques annonça en même temps à Isaac un Nazaréen, car c'était par ce nom que les juifs entre eux désignaient les chrétiens. Quiconque vit du commerce doit mettre tout son temps à la disposition du public 51. Voilà pourquoi Isaac remit sur la table, sans y avoir touché, la coupe pleine de vin grec qu'il tenait à la main; et ayant dit à sa fille: «Rébecca, voile-toi,» il ordonna qu'on admît l'étranger.

Note 51: (retour) He that would live by traffic must hold his time at the disposal of every one claiming business with him.

À peine Rébecca avait eu le temps de dérober à la vue ses traits gracieux sous un voile de gaze d'argent qui tombait jusque sur ses pieds, quand la porte s'ouvrit et que Gurth se présenta enveloppé dans son manteau normand. Les apparences ne prévenaient pas en sa faveur; et, au lieu d'ôter sa toque en entrant, il l'enfonça davantage sur sa tête.

«Êtes-vous le juif Isaac d'Yorck?» demanda Gurth en saxon. «Oui,» répondit Isaac dans la même langue, car son commerce l'avait obligé de savoir toutes celles qui se parlaient en Angleterre. «Et vous, quel est votre nom?»--«Mon nom ne vous regarde pas.»--«Il faut pourtant que je le sache, comme vous voulez savoir le mien; sans cela, comment me serait-il possible de traiter d'affaires avec vous?»--«Je ne viens pas ici pour traiter d'affaires; je viens payer une dette, et il faut bien que je sache si j'apporte les fonds à celui qui a droit de les recevoir. Pour vous, qui les toucherez, peu vous importe celui qui vous les remet.»--«Vous venez me payer une dette! oh, oh! cela change de thèse. Bienheureux Abraham! Et de la part de qui venez-vous faire ce paiement?»--«De la part du chevalier déshérité, du vainqueur dans le dernier tournoi. J'apporte le prix de l'armure qui lui a été fournie, sur votre recommandation, par Kirjath-Jaïram de Leicester. Quant au cheval, je viens de le laisser dans vos écuries: quelle somme dois-je vous payer pour le reste?»--«Je le disais bien, que c'était un brave jeune homme! s'écria le juif hors de lui-même. Un verre de vin ne vous fera pas de mal,» ajouta-t-il en offrant au gardien des pourceaux de Cedric un gobelet d'argent richement ciselé, plein d'une liqueur telle qu'il n'en avait jamais goûté de pareille. «Et combien d'argent avez-vous apporté?»--«Sainte Vierge!» dit Gurth après avoir bu, «quel délicieux nectar boivent ces chiens d'infidèles, pendant que de bons chrétiens comme moi n'ont souvent qu'une bière aussi trouble, aussi épaisse que la lavure donnée à nos pourceaux. Combien d'argent j'ai apporté? fort peu; cependant je ne suis pas venu les mains vides. Mais enfin, Isaac, vous devez avoir une conscience, tout juif que vous êtes.»--«Votre maître, dit Isaac, a fait de bonnes affaires aujourd'hui; il a gagné cinq bons chevaux, cinq belles armures, à la pointe de sa lance et par la force et l'adresse de son bras: qu'il m'expédie tout cela; je le prendrai en paiement, et je lui rembourserai ce qu'il y aura de trop.»--«Mon maître en a déjà disposé, répondit Gurth.»--«Il a eu tort: c'est un jeune insensé. Il n'y a pas un chrétien ici à même d'acquérir tant de chevaux et d'armures, et il ne peut avoir obtenu d'aucun juif la moitié de ce que je lui en aurais offert. Mais, voyons: il y a bien cent sequins dans ce sac, dit-il en entr'ouvrant le manteau de Gurth; il a l'air pesant.»--«Il y a au fond des fers pour armer des flèches,» répondit Gurth aussitôt. «Eh bien! si je me contente de quatre-vingts sequins pour cette riche armure, ce qui ne me laisse pas une pièce d'or de profit, avez-vous de quoi me payer?»--«Tout juste. Ce n'est pas sans doute votre dernier mot?»--«Buvez encore un verre de ce bon vin. Ah! quatre-vingts sequins ne sont pas assez. J'ai parlé sans réfléchir; je ne puis abandonner cette belle armure sans aucun bénéfice. D'ailleurs, ce bon cheval est peut-être devenu poussif. Quelles courses! quels combats! Les hommes et les coursiers s'élançaient les uns contre les autres avec la fureur des taureaux sauvages de Basan. Le coursier ne peut qu'avoir beaucoup souffert.»--«Je l'ai ramené en bon état dans l'écurie, vous dis-je: vous pouvez l'y aller voir; et soixante et dix sequins seraient bien assez pour le prix de l'armure. La parole d'un chrétien vaut celle d'un juif, ce me semble. Si vous n'acceptez pas cette somme, je vais reporter ce sac à mon maître.» Et en même temps il fit sonner les pièces d'or qu'il contenait. «Non, non! déposez les talens et les shekels, et comptez-moi les quatre-vingts sequins: c'est le moins que je puisse recevoir, et vous serez content de mes procédés envers vous.»

Gurth se rappelant les intentions de son maître, qui ne voulait pas que le juif murmurât, n'insista pas davantage, et, ayant déposé quatre-vingts sequins sur la table, le juif lui délivra une quittance pour le prix de l'armure. Isaac ensuite compta l'argent une seconde fois, et sa main, tremblait d'aise quand il mit dans sa poche les soixante et dix premières pièces. Il fut beaucoup plus long-temps à compter les dix autres. En prenant chaque pièce il s'arrêtait et faisait une réflexion avant de la mettre en poche. Il semblait que son avarice luttât contre une meilleure nature, et le forçât d'embourser les sequins l'un après l'autre, en dépit de la générosité, qui l'excitait à faire remise de quelque chose du prix à son bienfaiteur. Tout son discours, dans ses combinaisons, se réduisait à ceci: «Soixante et onze, soixante-douze... Votre maître est un bon jeune homme... Soixante-treize... Un excellent jeune homme... Soixante-quatorze... Cette pièce est un peu rognée..., mais c'est égal. Soixante-quinze...; et celle-ci me semble légère de poids... Soixante-seize. Quand votre maître aura besoin d'argent, qu'il vienne trouver Isaac d'Yorck... Soixante-dix-sept..., c'est-à-dire, avec les sûretés convenables... Soixante-dix-huit... Vous êtes un brave garçon..., soixante-dix-neuf..., et vous méritez une récompense.»

Le juif tenait en main la dernière pièce d'or, et il fit une pause beaucoup plus longue. Son intention était probablement de l'offrir à Gurth; et, si le sequin eût été rogné et léger de poids, la générosité eût infailliblement triomphé de la cupidité: malheureusement pour Gurth c'était une pièce nouvellement frappée. Isaac l'examina, la retourna dans tous les sens, et n'y put reconnaître aucune altération ni défaut. Il la plaça au bout de son doigt, la fit sonner sur la table, elle pesait un grain au delà du poids légal: que faire? comment se résoudre alors à s'en dessaisir, à l'abandonner? «Quatre-vingts,» dit-il enfin en envoyant la pièce rejoindre les autres. C'est bien le compte, et j'espère que votre maître vous récompensera généreusement, je n'en doute pas, car vous vous êtes acquitté à merveille de la commission dont il vous a chargé: mais il vous reste peut-être encore, ajouta-t-il, quelques pièces d'or dans ce sac, en le fixant avec des yeux brûlans et avides.»

Gurth fit alors une grimace d'ironie et de mécontentement; ce qui lui arrivait habituellement lorsqu'il voulait sourire. «À peu près autant que vous venez d'en compter si scrupuleusement,» lui dit-il. Recevant alors la quittance: «Juif, reprit-il, si elle n'est pas en bonne forme, gare votre barbe.» Il saisit ensuite le flacon de vin, remplit une troisième fois son verre, sans y être invité, et, l'ayant vidé tout d'un trait, il partit sans cérémonie.

«Rébecca, dit Isaac, cet Ismaélite est un peu effronté; mais n'importe, son maître est un brave jeune homme, et je suis ravi qu'il ait gagné des shekels d'or à ce tournoi, grace à son cheval, à son armure, grace à la vigueur de son bras, capable de lutter avec celui de Goliath.» Voyant que Rébecca ne lui répondait point, il se retourna; mais elle avait disparu pendant qu'il causait avec Gurth.

Cependant Gurth venait de franchir l'escalier, et, parvenu dans une antichambre non éclairée, il cherchait la porte de sortie, lorsqu'il aperçut une femme vêtue en blanc, qui, portant à la main une petite lampe d'argent, lui faisait signe de la suivre dans un appartement voisin. Gurth répugnait à lui obéir; hardi et impétueux comme un sanglier, quand il connaissait le danger auquel il s'exposait, son courage l'abandonna à cette vue, et des craintes superstitieuses s'emparèrent de lui, comme il arrive ordinairement aux Saxons lorsqu'il est question de spectres, d'apparitions d'esprits, de fantômes, en sorte que cette femme blanche lui en imposa, le frappa fort, l'inquiéta surtout dans la maison d'un juif, peuple auquel un préjugé universel attribue la manie de s'adonner à la science de la cabale, des mystagogues et de la nécromancie. Cependant, après avoir réfléchi et hésité un moment, il se décida à suivre sa conductrice dans une chambre ou il trouva la jeune Rébecca.

«Mon père s'est amusé avec toi, mon ami, lui dit-elle; il doit à ton maître dix fois plus que son armure ne vaut. Quelle somme viens-tu de lui compter?»--«Quatre-vingts sequins,» répondit Gurth surpris de cette question. «Tu en trouveras cent dans cette bourse, reprit Rébecca: rends à ton maître ce qui lui revient, et garde le surplus pour toi. Hâte-toi, pars; ne consume pas le temps à me remercier, et veille sur toi en traversant la ville, de peur de perdre ton argent et peut-être la vie. Reuben! s'écria-t-elle en frappant des mains, éclairez cet étranger, et fermez bien la porte quand il sera sorti.» Reuben, juif à barbe et sourcils noirs, obéit à sa maîtresse. Une torche à la main, il conduisit Gurth, par une cour pavée, jusqu'à la porte de la maison, et la ferma ensuite avec des chaînes et des verroux, qui, par leur dimension et leur structure, auraient pu convenir à une prison.

«Par saint Dunstan! dit Gurth sorti, cette jeune fille n'est pas juive, c'est un ange descendu du ciel! Dix sequins de mon jeune maître, vingt de cette perle de Sion; heureuse journée! encore une semblable, Gurth, et tu auras de quoi te racheter de servage; tu deviendras aussi libre de tes actions que le premier des nobles. Alors, adieu les pourceaux! je jette ma cornemuse et mon bâton de porcher au diable, et je m'affuble de l'épée et du bouclier, pour suivre mon jeune maître, et m'attacher à lui jusqu'à la tombe, sans cacher ma figure ni mon nom.»


FIN DU TOME PREMIER.



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