Ivanhoe (2/4): Le retour du croisé
The Project Gutenberg eBook of Ivanhoe (2/4)
Title: Ivanhoe (2/4)
Author: Walter Scott
Translator: Albert Montémont
Release date: November 15, 2010 [eBook #34332]
Most recently updated: March 26, 2012
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Jean-Pierre Lhomme, Rénald
Lévesque (HTML) and the Online Distributed Proofreaders
Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ
Par Walter Scott.
TRADUCTION NOUVELLE
PAR M. ALBERT-MONTÉMONT.
Toujours de son départ il faisait les apprêts,
Prenait congé sans cesse, et ne partait jamais.
(Trad. de Prior.)
TOME DEUXIÈME.
PARIS.
RIGNOUX, IMPRIMEUR-LIBRAIRE, ÉDITEUR,
RUE DES FRANCS-BOURGEOIS S. MICHEL, N° 8.1829.
IVANHOE
OU
LE RETOUR DU CROISÉ.
CHAPITRE XI.
Premier voleur.
«Halte là, monsieur; jetez-nous votre bourse si vous ne voulez pas que nous vous la prenions de force.»
Sperd.
«Nous sommes perdus! ce sont les scélérats que tous les voyageurs craignent tant.»
Valentin.
«Mes amis.....»
Premier voleur.
«Ne nous appelez pas ainsi, monsieur; nous ne sommes pas vos amis, mais vos ennemis.»
Deuxième voleur.
«Paix! il faut l'écouter!...
Troisième voleur.
«Oui, par ma barbe, il faut l'écouter! c'est un homme comme il faut.»
Shakspeare, les deux Gentilshommes de Venise.
Notre gardien de pourceaux n'était pas à la fin de ses aventures nocturnes, et il commençait en effet à s'en douter, lorsqu'après avoir traversé la plus grande partie de la ville d'Ashby, et avoir passé près de quelques maisons isolées qui en formaient le faubourg, il se trouva dans un chemin creux, entre deux monticules couverts de noisetiers et de buis, entremêlés de chênes qui étendaient leurs branches sur la route, d'ailleurs très raboteuse et pleine d'ornières profondes, creusées par le roulis journalier de voitures de toute espèce, de celles surtout qui avaient récemment transporté tous les matériaux nécessaires à la construction des galeries élevées autour de la lice du tournoi; enfin l'obscurité était encore rendue plus grande par le feuillage et les branches des arbres qui interceptaient le peu de clarté que la lune aurait pu y verser dans une belle nuit d'été. Le bruit lointain des divertissemens de la ville, celui des chants joyeux, des éclats de rire de la multitude, mariés au son des divers instrumens, tout cela, en rappelant au souvenir de Gurth cette foule de guerriers, de gens de toute condition et sans aveu, qui se trouvaient à Ashby, tintait malgré lui à son oreille, et augmentait son inquiétude et son embarras. Dans sa perplexité, il se dit à lui-même: «Par le ciel et par saint Dunstan, la juive avait raison! je voudrais être en sûreté, moi et mon trésor. Il y a ici un si grand nombre, je n'ose pas dire de voleurs, mais de soi-disant chevaliers errans, d'écuyers, de ménestrels, de jongleurs, d'archers et de vauriens affamés et vagabonds, qu'un homme ayant un marc d'argent en poche ne saurait être en pleine sécurité; à plus forte raison celui qui, comme moi, a une si énorme somme de sequins. Je voudrais être au bout de ce chemin redouté, pour apercevoir les clercs de saint Nicolas avant qu'ils ne tombent sur les épaules.» Afin d'atteindre la plaine à laquelle menait ce chemin creux, notre voyageur doubla donc le pas; mais, dans l'endroit précisément où le bois qui garnissait les deux hauteurs était le plus fourré, le plus touffu, quatre hommes s'élancent sur lui, deux de chaque côté du chemin, et ils le tiennent si bien serré, que tous efforts de sa part, toute résistance deviennent inutiles.
«Ta bourse! lui dit l'un d'eux; nous sommes des gens serviables, et nous débarrassons les voyageurs des plus ou moins lourds fardeaux qui les gênent dans leur marche.»--«Vous ne me débarrasseriez pas facilement de celui que je porte, si je pouvais me défendre,» répondit Gurth, dont la probité innée et sans tache l'empêchait de se taire et de ne pas s'épuiser en efforts, malgré l'imminence du danger présent. «C'est ce que nous allons voir, répliqua le voleur. Si tu aimes les os brisés et la bourse coupée, rien n'est plus facile; on pourra également t'ouvrir deux veines en même temps. Qu'on l'emmène dans le bois,» dit-il à ses compagnons.
On força Gurth à gravir la hauteur du côté gauche du chemin, et on l'entraîna de vive force dans un petit bois qui s'étendait jusqu'à la plaine; on le fit marcher ainsi jusque dans le plus épais du taillis. Là, se trouvait une espèce de clairière où se jouaient les pales rayons de la lune, où les bandits s'arrêtèrent avec leur victime, et où ils furent joints par deux autres. Ce fut en cet endroit que Gurth, au moyen de cette faible lueur, put s'apercevoir que ces six larrons portaient des masques, ce qui ne lui aurait laissé aucun doute sur leur profession, s'il avait pu en concevoir d'après la manière brutale dont il venait d'être arrêté et saisi, et si le lieu même de l'arrestation n'eût témoigné contre ses assassins. «Combien as-tu d'argent?» lui demanda un des nouveaux venus.--«Trente sequins m'appartiennent,» répondit Gurth avec assurance.--«Mensonge! mensonge! s'écrièrent tous les brigands; un Saxon aurait trente sequins, et partirait de la ville sans être ivre? impossible! confiscation irrévocable de tout ce qu'il porte.»--«Je les gardais pour acheter ma liberté,» dit Gurth.--«Tu n'es qu'un âne, cria l'un des voleurs; trois pintes de double bière t'auraient rendu aussi libre et plus libre que ton maître, fût-il Saxon, comme toi.»--«C'est une triste vérité, dit Gurth; mais si trente sequins vous contentaient, lâchez moi le bras, et je vous les compterai.»--«Un instant, reprit encore un des nouveaux venus, qui semblait être le chef; le sac que tu portes sous ton manteau renferme plus d'argent que tu n'en déclares.»--«Il appartient au brave chevalier, mon maître, répondit Gurth, et certainement je ne vous en aurais point parlé, si vous aviez voulu vous contenter de ce qui m'appartient.»--«Tu es un brave garçon, par ma foi! et tout dévoués que nous soyons à saint Nicolas, tu peux encore sauver tes trente sequins, si tu veux être sincère avec nous. Mais, en attendant, mets à terre le poids qui te gêne.» Et aussitôt il lui prit un sac de cuir, dans lequel se trouvaient la bourse de Rebecca et le reste des sequins qu'il avait apportés.»
Continuant alors son interrogatoire: «Quel est ton maître?» lui demanda-t-il.--«Le chevalier déshérité.»--«Qui a remporté le prix aujourd'hui? Quel est son nom et son lignage?»--«Son bon plaisir est qu'on l'ignore, et ce n'est pas de moi que vous l'apprendrez.»--«Et toi-même, comment te nommes-tu?»--«Vous dire mon nom, ce serait vous désigner mon maître.»--«Tu es un fidèle serviteur. Mais comment cet or appartient-il à ton maître? Est-ce par héritage ou à quelque autre titre?»--«C'est par le droit de sa bonne lance. Ce sac renferme la rançon de quatre beaux coursiers et d'autant de belles armures.»--«Combien s'y trouve-t-il?»--Deux cents sequins.»--«Pas davantage? Ton maître a été bien modéré envers les vaincus; ils en ont été quittes à bon marché. Dis-moi ceux qui ont payé cette rançon.» Gurth obéit.
«Mais tu ne me parles pas du templier, reprit le chef. Tu ne peux me tromper: quelle rançon a payé sire Brian de Bois-Guilbert?»--«Mon maître n'en a voulu aucune de lui. Il existe entre eux une haine à mort, et ils ne peuvent avoir ensemble aucun rapport de courtoisie.»--«Bravo!» dit le chef. Et après un moment de réflexion: «Par quel hasard, ajouta-t-il, te trouvais-tu à Ashby avec une telle somme?»--«J'allais rendre au juif Isaac d'Yorck le prix d'une armure qu'il avait prêtée à mon maître pour le tournoi.»--«Et combien as-tu payé à Isaac? Si j'en juge par le poids, la somme entière est encore dans ce sac.»--«J'ai payé quatre-vingts sequins à Isaac, et il m'en a fait remettre cent en place.»--«Impossible! Impossible! s'écrièrent à la fois tous les brigands. Comment oses-tu nous en imposer par d'aussi grossiers mensonges?»--«Ce que je vous dis, répondit Gurth, est aussi vrai qu'il est vrai que vous voyez la lune. Vous trouverez les cent sequins dans une bourse de soie séparée du reste de l'argent.»--«Songe, dit le chef, que tu parles d'un juif, d'un homme aussi incapable de lâcher l'or qu'il a une fois touché que les sables du désert le sont de rendre la coupe d'eau que le voyageur y a versée1.»--«Un juif, dit un autre chef de bandits, n'a pas plus de pitié qu'un officier du shériff à qui l'on n'a pas remis pour boire.»--«Ce que je vous ai dit est pourtant vrai,» répondit Gurth.--«Qu'on allume vite une torche, dit le chef, car je veux examiner cette bourse. Si ce drôle ne ment pas, la générosité du juif est un phénomène contre nature, et presque un aussi grand miracle que celui qui fit jaillir une source d'un rocher pour ses ancêtres dans le désert.»
On alluma une torche, et le chef examina ce que la bourse contenait. Pendant qu'il la dénouait, ses compagnons se groupèrent autour de lui; et ceux qui tenaient Gurth par le bras, mus par un excès de curiosité à la vue de l'or, allongèrent le cou pour satisfaire leur cupidité. L'écuyer saxon, par cette inadvertance, se trouvant moins serré, rassembla toutes ses forces musculeuses pour s'affranchir de ses liens à l'aide d'un mouvement spontané et vigoureusement combiné; et vraiment il fût parvenu à s'évader, à se délivrer des voleurs, s'il eût voulu renoncer à l'argent de son maître; mais cette intention ne fut pas la sienne. Ainsi adroitement dégagé des liens qui le retenaient captif, il arracha incontinent à l'un des bandits un bâton noueux, en asséna un coup vigoureux sur la tête du chef, qui ne s'attendait guère à semblable représaille: dès lors la bourse tomba des mains de celui-ci, et Gurth allait la ramasser, quand les voleurs, plus agiles, s'emparèrent de nouveau du malheureux porcher, et le tinrent plus étroitement serré que jamais.
«Faquin, lui dit le chef, avec tout autre que moi ton insolence serait déjà punie: mais dans un moment tu connaîtras ta destinée. Il faut d'abord nous occuper de ton maître: les affaires du chevalier doivent passer avant celles de l'écuyer, suivant les lois de la chevalerie. En attendant, demeure en repos; car, si tu essaies le moindre mouvement, on te mettra hors d'état de bouger de long-temps. Camarades, dit-il alors aux autres, cette bourse est brodée en caractères hébraïques; il s'y trouve cent pièces, et je crois à la véracité du yeoman. N'exigeons nul péage du chevalier son maître; il est trop des nôtres pour que nous le rançonnions: les chiens ne s'attaquent pas aux chiens tant qu'il y a des loups et des renards en abondance2.»--«Il est des nôtres! reprit un des bandits: je voudrais bien savoir comment?»--«N'est-il pas misérable et déshérité comme nous? N'est-ce pas, comme nous, à la pointe de l'épée qu'il gagne paisiblement sa vie? N'a-t-il pas vaincu Front-de-Boeuf et Malvoisin, comme nous le ferions si l'occasion s'en présentait? N'est-il pas ennemi mortel de Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant de raison de redouter? Autrement, voudrais-tu que nous eussions moins de conscience qu'un mécréant, un vilain juif?»--«Non, tu as raison: ce serait une honte, répondit le même brigand; cependant, lorsque je servais dans la troupe du vieux Gandelyn, nous n'avions pas de tels scrupules. Et cet insolent rustaud, je le demande, s'en ira-t-il sans égratignure?»--Non, certes, si tu peux le fustiger,» répliqua le chef.
«Ici, coquin, ajouta-t-il en s'adressant à Gurth. Sais-tu manier le bâton que tu as si vite escamoté?»--«Je pense, dit Gurth, que vous en avez eu une assez bonne preuve pour répondre vous-même à cette question.»--«Oui, par ma foi, tu m'en as asséné un coup vigoureux, reprit le capitaine. Donne-s-en autant à ce garçon, et tu passeras franc d'impôt. Et même, si tu ne réussis pas, tu t'es montré si fidèle à ton maître, que je me croirai, sur mon honneur, obligé de payer ta rançon. Allons, Miller3, prends ton bâton et ne perds point la tête. Vous autres, lâchez ce drôle et donnez-lui un bâton: il fait assez clair pour une telle joute.»
Armés chacun d'un fort bâton de même longueur et de même grosseur, les deux champions vinrent se placer au milieu de la clairière, afin de combattre plus à leur aise au clair de la lune. Les brigands faisaient cercle autour d'eux en pouffant de rire; et criaient à leur camarade: «Allons, meunier, prends garde de payer toi-même ton droit de passe.» Le meunier, de son côté, prenant son bâton par le milieu, et le faisant tourner sur sa tête pour imiter ce que les Français appellent le moulinet, s'écria fièrement: «Avance, faquin, si tu l'oses; tu vas sentir la force du poing d'un meunier.»--«Si tu es un meunier,» répondit Gurth avec fermeté, en jouant du bâton sur sa tête de la même manière que son antagoniste, «tu dois être doublement voleur; et, en homme, je te défie.»
Alors les deux champions s'attaquèrent bravement, et déployèrent pendant quelques minutes une grande égalité de force, de courage et d'adresse, portant et parant les coups avec la plus rapide dextérité. Le bruit de leurs bâtons frappant à coups redoublés l'un sur l'autre était tel, qu'à une certaine distance on aurait cru qu'il y avait au moins six combattans de chaque côté. Des combats moins acharnés et moins dangereux ont été chantés en beaux vers héroïques; mais celui de Gurth et du meunier n'aura pas le même honneur, faute d'un poète inspiré qui rende hommage à de tels adversaires. Cependant, quoique le combat du bâton à deux bouts ne soit plus pratiqué4, nous ferons de notre mieux pour rendre justice en prose à de si braves champions.
Ils luttèrent pendant assez long-temps avec un succès balancé. Toutefois, le meunier commença à perdre patience devant un antagoniste aussi formidable, et en voyant ses compagnons se moquer de lui, comme c'est d'usage en pareil cas. Cette impatience devint funeste à celui qui la manifestait dans ce noble jeu du gourdin, lequel exige beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit, et elle donna à Gurth, doué d'un caractère très ferme, un énorme avantage dont il sut profiter. Le meunier attaquait avec une furie extrême; les deux bouts de son bâton frappaient tour à tour sans discontinuer, et il serrait de près son ennemi, qui, faisant le moulinet, se couvrait la tête et le corps, parait tous les coups, et se tenait sur la défensive; il agissait de l'oeil, du pied et de la main, si à propos, qu'en voyant son adversaire manquer de respiration par la fatigue, il porta de la main gauche un coup de l'instrument à la tête; pendant que le meunier voulut le parer, il précipita sa main droite à sa gauche, et, en brandissant le bâton, il atteignit au côté gauche de la tête son antagoniste dont le corps à l'instant mesura de toute sa longueur la verte pelouse.
«Très bien! exploit digne d'un archer!» s'écrièrent les voleurs. Parfaitement combattu, et vive à jamais la vieille Angleterre! le Saxon a sauvé sa bourse et sa peau, le meunier a trouvé son maître.»--«Tu peux continuer ta route, mon ami, dit le capitaine en s'adressant à Gurth, et en confirmant l'assentiment général des spectateurs; je te ferai accompagner par deux de mes camarades, jusqu'en vue du pavillon de ton maître, de peur que tu ne rencontres quelques autres promeneurs de nuit, qui auraient des consciences moins timorées que les nôtres; car en ce moment il y en a plus d'un aux aguets. Prends garde, cependant; souviens-toi que tu as refusé de nous dire ton nom; ne cherche pas à découvrir les nôtres, et à savoir qui nous sommes; car, si tu poussais trop loin tes investigations, tu n'en serais plus quitte à si bon marché.
Gurth remercia le capitaine, et l'assura qu'il suivrait son avis. Deux des outlaws, armés de leurs bâtons, lui dirent alors de les suivre, et traversèrent ensemble la forêt, par un petit sentier embarrassé de broussailles, et à nombreux détours. Sur la lisière du bois, deux hommes parlèrent à ses guides, et en reçurent à l'oreille une réponse qui permit de continuer la marche sans encombre. Le fidèle écuyer reconnut que la précaution du chef n'avait pas été vaine, et il conclut de cette circonstance que la bande était nombreuse, et qu'il y avait une garde régulière autour du lieu de leur rendez-vous.
En arrivant sur la bruyère, Gurth n'aurait pu y trouver son chemin, qui n'était pas celui par où il était venu; mais ses deux guides l'accompagnèrent jusqu'à une petite éminence du haut de laquelle, au clair de la lune, on distinguait la place du tournoi, les tentes dressées à chaque bout, avec les pannonceaux qui les ornaient, et que le vent balançait encore; on entendait même le chant dont les sentinelles cherchaient à égayer leur faction nocturne.
Ici les deux voleurs s'arrêtèrent. «Nous n'irons pas plus loin, lui dirent-ils; car il y aurait de notre part imprudence à le tenter. Rappelle-toi l'avertissement que tu as reçu. Garde le secret sur ce qui t'est survenu cette nuit, tu n'auras pas sujet de t'en repentir. Mais si tu t'avisais de parler, la tour de Londres ne te protégerait pas contre notre vengeance.»--«Grand merci et bonne nuit, messieurs, dit Gurth, je suis discret de mon naturel, mais je me flatte que sans vous offenser, je puis vous souhaiter un meilleur état que le vôtre.
À ces mots ils se séparèrent. Les outlaws reprirent le chemin par où ils étaient venus, et Gurth se rendit à la tente de son maître, auquel, nonobstant l'injonction qu'il avait reçue, il conta toutes ses aventures de la nuit. Le chevalier déshérité éprouva un étonnement inexprimable, non moins de la générosité de Rébecca, dont cependant il résolut de ne pas profiter, que de celle des voleurs, à la profession desquels un pareil sentiment paraît si étranger. Ses réflexions sur ces événemens singuliers furent toutefois interrompues par le besoin qu'il avait de repos; les fatigues de la journée et celles qui l'attendaient le lendemain le lui rendaient indispensable. Il se mit donc sur une superbe couche que les maréchaux du tournoi lui avaient fait préparer; et, de son côté, le fidèle gardien de pourceaux s'étendit sur une peau d'ours, à travers l'entrée du pavillon, de manière que personne n'eût pu s'y introduire sans l'éveiller.
CHAPITRE XII.
«Les hérauts cessent maintenant de toucher, serrer et remonter leurs trompettes et leurs clairons, qui ne font plus entendre leurs sons éclatans. Il ne reste plus rien à dire ou à faire; mais de toutes parts on voit les lances se précipiter au milieu des ennemis; ici l'éperon pointu est poussé dans le flanc; là vous voyez des jouteurs et des cavaliers; autre part des javelots frappant des boucliers volent en éclats; la pointe se fait jour jusqu'au coeur; les lances volent dans les airs à vingt pieds de hauteur; les épées, brillantes comme l'argent, cherchent des casques à briser, des cuirasses à mettre en lambeaux: le sang jaillit de toutes les plaies et forme de longs ruisseaux.»
Chaucer.
Le jour reparut dans tout son éclat; et avant que le soleil se fût un peu élevé sur l'horizon, les plus tardifs comme les plus empressés des spectateurs étaient accourus de toutes parts vers le cercle tracé autour de la lice, afin de s'assurer le poste le plus favorable, pour voir les joutes qui allaient commencer. Les maréchaux du tournoi et leurs suivans arrivèrent bientôt dans l'arène, avec les hérauts d'armes, pour recevoir les noms des chevaliers décidés à combattre, et leur demander sous quel étendard ils voulaient se ranger. C'était une précaution indispensable qui devait établir l'égalité entre les deux corps prêts à être opposés l'un à l'autre.
Suivant l'usage, le chevalier déshérité, qui avait triomphé dans le dernier tournoi, devenait de droit le chef d'une des deux troupes, tandis que Brian de Bois-Guilbert, regardé comme le second qui avait obtenu le plus de gloire dans le jour précédent, fut déclaré le premier champion de l'autre bande. Ceux qui la veille s'étaient rangés de son parti revinrent sous son drapeau, excepté Ralph de Vipont, que sa chute avait mis hors d'état de reprendre de sitôt son armure. Il ne manqua pas de vaillans et nobles candidats pour remplir les rangs de l'une et l'autre cohorte. En effet, bien que le tournoi général, dans lequel beaucoup de chevaliers combattaient à la fois, devînt plus dangereux que des combats singuliers, à cette époque du moyen âge, on le préférait toujours. Une foule de ces mêmes chevaliers, qui n'avaient pas assez de confiance dans leur propre habileté pour défier un seul adversaire d'une haute réputation, désiraient néanmoins déployer leur courage dans un combat général, où ils pouvaient lutter contre des champions moins redoutables. Cinquante chevaliers étaient déjà inscrits, lorsque les maréchaux déclarèrent qu'il n'en serait pas admis un plus grand nombre, ce dont plusieurs autres, arrivés trop tard, éprouvèrent bien du regret.
Vers dix heures, toute la plaine était couverte par une multitude de personnes des deux sexes, à cheval ou à pied, empressées au tournoi; et bientôt des fanfares annoncèrent le prince Jean et sa suite. Le monarque était entouré de la plupart des chevaliers qui se proposaient de prendre une part active à la lutte, aussi bien que de ceux dont le rôle devait se borner à celui de spectateurs. Dans le même instant arriva le Saxon Cedric avec lady Rowena, mais non suivi du baron Athelstane. Ce dernier avait revêtu une forte armure, afin de se mêler parmi les combattans; et, à la grande surprise de Cedric, il avait pris son rang sous la bannière du Templier. Le Saxon fit à son ami de très vives remontrances sur un choix si peu judicieux; mais il n'en avait reçu qu'une réponse évasive, comme en donnent ordinairement ceux qui s'obstinent beaucoup plus à suivre une détermination qu'à la justifier.
Athelstane cependant avait une excellente raison pour adhérer au parti de Brian de Bois-Guilbert; mais il eut la prudence de ne point la révéler. Quoique l'apathie de son humeur fût loin de le porter à faire aucune démarche pour gagner les bonnes grâces de lady Rowena, il s'en fallait qu'il demeurât insensible à ses charmes, et il considérait son alliance avec elle comme une chose irrévocablement fixée par le consentement de Cedric et des autres amis que la jeune personne eût pu consulter. Aussi était-ce avec un déplaisir extrême qu'il avait vu le vainqueur de la veille, usant de la prérogative que la coutume lui accordait, porter son choix sur lady Rowena, et la proclamer reine de la beauté et de l'amour. Pour le punir d'une préférence qui venait en quelque sorte contrarier ses desseins, Athelstane, confiant dans sa force et son habileté, que du moins ses flatteurs ne manquaient pas de vanter, résolut non seulement de priver du secours de son bras le chevalier déshérité, mais même, si l'occasion s'en présentait, de lui faire sentir le poids de sa hache d'armes. Bracy et d'autres chevaliers attachés au prince Jean s'étaient rangés parmi les tenans, d'après l'ordre de leur maître, qui par tous les moyens désirait assurer la victoire au drapeau de Brian de Bois-Guilbert. Du côté opposé, beaucoup d'autres chevaliers normands ou anglais s'étaient déclarés contre les tenans, d'autant plus volontiers qu'ils étaient fiers de suivre un champion aussi brave que le chevalier déshérité.
Sitôt que le prince Jean vit que la reine du jour était arrivée, il vint à sa rencontre avec cet air de courtoisie qu'il savait si bien prendre quand il le voulait, et, ôtant de sa tête la riche toque dont elle était parée, il descendit de cheval, et offrit la main à lady Rowena, pour quitter également la selle de son palefroi, tandis que, le front découvert, l'un des premiers seigneurs de sa suite tenait la bride du coursier de la belle, qui hennissait, comme orgueilleux d'un tel fardeau. «C'est ainsi qu'il nous faut les premiers, s'écria le prince, donner l'exemple du respect dû à la reine de la beauté et de l'amour, en nous empressant de l'accompagner jusqu'au trône où son triomphe lui a acquis le doux privilége de s'asseoir aujourd'hui. Mesdames, ajouta-t-il, escortez votre souveraine, et rendez-lui tous les honneurs qu'un jour aussi vous recevrez sans doute à votre tour.» En disant ces paroles, il conduisit Rowena au siége d'honneur, vis-à-vis de son trône, tandis que les dames les plus distinguées par leur naissance et leur beauté se pressaient, afin d'obtenir les places les plus voisines de leur reine éphémère.
À peine fut-elle assise, que des fanfares et des acclamations saluèrent sa nouvelle dignité. Les rayons du soleil, alors dans tout son éclat, se réfléchissaient sur les armes des chevaliers qui, aux deux extrémités de la lice, se concertaient vivement sur la manière dont ils disposeraient leur ligne, et soutiendraient l'assaut.
Les hérauts d'armes commandèrent alors le silence, jusqu'à ce qu'on eût terminé la lecture des règles du tournoi. Elles étaient calculées de façon à diminuer jusqu'à un certain point les dangers du combat; précaution devenue d'autant plus nécessaire, qu'on devait faire usage d'épées et de lances affilées. Aussi, était-il expressément défendu aux champions de pousser de la pointe; il ne leur était permis que de frapper du plat de la lame. Un chevalier pouvait à son gré se servir d'une massue ou d'une hache d'armes; mais le poignard lui était interdit. Tout chevalier désarçonné pouvait renouveler à pied le combat avec un autre adversaire qui se trouvait dans le même cas; mais alors nul cavalier ne pouvait l'attaquer. Lorsqu'un chevalier parvenait à repousser son antagoniste jusqu'à l'extrémité de la lice, de manière à lui faire toucher, de sa personne et de ses armes, la palissade, celui-ci était tenu de s'avouer vaincu, et son armure et son coursier passaient à la disposition du vainqueur. Un chevalier ainsi défait ne pouvait plus rentrer en lice. Si un chevalier tombait renversé et hors d'état de se relever, son page pouvait entrer dans l'arène et emporter son maître hors de l'enceinte; mais alors ce chevalier était déclaré vaincu, et privé de ses armes et de son cheval. Le combat devait cesser dès que le prince Jean jetterait dans l'arène son bâton de commandement; autre précaution usitée pour empêcher l'inutile effusion du sang, par la trop longue prolongation d'une joute désespérée. Tout chevalier qui transgressait les règles du tournoi, ou, de quelque manière que ce fût, celles de la chevalerie, pouvait être dépouillé de ses armes, et obligé, son bouclier renversé, de s'asseoir dans cette posture sur les barreaux de la palissade, exposé à la risée publique, en punition de sa déloyale conduite.
Après avoir ainsi proclamé ces sages dispositions, les hérauts d'armes terminèrent par une exhortation à tout bon chevalier de remplir son devoir et de mériter la faveur de la reine de la beauté et de l'amour. Cette proclamation finie, les hérauts se retirèrent à leurs places respectives. Alors les chevaliers s'avancèrent lentement des deux bouts de la lice, rangés en double file exactement opposée l'une à l'autre, le chef de troupe au centre du premier rang, poste qu'il n'occupa qu'après avoir passé en revue son corps, et avoir assigné à chacun la place qu'il devait garder.
C'était un spectacle tout à la fois agréable et terrible, que de voir tant de valeureux champions richement armés, guidant de superbes coursiers, et se tenant tous prêts à une attaque formidable, fixés sur leur selle de guerre, comme autant de piliers d'airain, et attendant le signal du combat avec la même impatience que leurs généreux coursiers, qui, hennissant et frappant du pied la terre, brûlaient de commencer un choc épouvantable.
Pendant que les chevaliers tenaient leurs lances debout, les rayons du soleil en faisaient briller les pointes acérées, et des banderoles, les ornant à l'envi, flottaient sur les panaches qui ombrageaient l'éclat des casques belliqueux. Ils demeurèrent dans cette noble attitude pendant que les maréchaux du tournoi parcouraient les rangs avec une rigoureuse attention, de peur que l'un des deux partis ne se trouvât plus ou moins nombreux que l'autre. Assurés d'une balance égale, ils se retirèrent de la lice; et, d'une voix de tonnerre, Guillaume de Wyvil donna le signal en ces mots: «Laissez aller!» Les trompettes sonnèrent au même instant; les lances des chevaliers se baissèrent à la fois, et se mirent en arrêt; les éperons s'enfoncèrent dans les flancs des coursiers: des deux côtés les premiers rangs fondirent l'un sur l'autre au grand galop, et, lorsqu'ils se rencontrèrent au milieu de l'arène, leur choc fut si terrible, qu'on l'entendit à un mille de distance.
Le résultat de ce premier engagement ne fut pas sur-le-champ connu des spectateurs, car les flots de poussière élevés par le trépignement des chevaux obscurcirent l'air, et il fallut attendre quelques minutes avant de pouvoir juger l'effet de cette rencontre meurtrière. Aussitôt que l'on put apercevoir le champ de bataille, on vit de chaque côté que la moitié des chevaliers avaient été désarçonnés, les uns vaincus par la dextérité de leurs adversaires, les autres par une force plus grande qui avait abattu en même temps le cheval et le cavalier; quelques uns gisaient sur la terre comme dans une impossibilité absolue de se relever; d'autres étaient déjà sur pied, et serraient de près ceux de leurs ennemis qui se trouvaient dans la même position; deux ou trois avaient reçu de si graves blessures qu'ils se voyaient hors de combat, et, employant leurs écharpes à arrêter le sang, ils s'épuisaient en douloureux efforts pour s'éloigner du milieu de la foule et du bruit. Les chevaliers non démontés, mais dont presque toutes les lances avaient été rompues par la violence du choc, avaient maintenant l'épée à la main; ils poussaient leurs cris de guerre, et échangeaient leurs coups avec le même acharnement que si l'honneur et la vie de chacun eussent dépendu de l'issue de l'action.
Le tumulte s'accrut bientôt, lorsque de chaque côté le second rang, qui formait la réserve, se précipita au secours du premier. Les compagnons de Brian de Bois-Guilbert criaient: «Ah! Baucéan! Baucéan5! pour le Temple! pour le Temple!» Le parti opposé répondait: «Desdichado! desdichado!6» cri de guerre qu'il avait pris de la devise gravée sur le bouclier de son chef.
Note 5: (retour) Le Baucéan, que par erreur Walter-Scott écrit Beaucéant, était, dit-il, le nom de la bannière des templiers, laquelle était moitié noire, moitié blanche, pour annoncer, ajoute-t-il, qu'ils étaient aussi bons et candides envers les chrétiens, que noirs, c'est-à-dire terribles envers les infidèles. Cette explication de l'emblème est exacte; mais ici l'écrivain anglais confond, et prend un étendard pour l'autre. Les templiers en avaient deux: le Drapeau de guerre ou Vexilium belli, et le Baucéan ou Baucennus. Celui-ci, blanc, était chargé d'une croix gironnée de gueule ou rouge, formée de quatre triangles, l'autre était blanc, chargé de quatre pals de sable ou noirs.Les deux partis en vinrent derechef aux mains avec une inexprimable furie. Le succès était balancé, et la victoire flottait incertaine entre les combattans. Le cliquetis des armes et les cris des champions, se mêlant à l'âpre son des trompettes, étouffaient les gémissemens de ceux qui succombaient et roulaient, sur le sol et sans défense, sous les pieds des chevaux. Les éclatantes armures des guerriers étaient alors couvertes de poussière et de sang, et se brisaient aux coups réitérés du glaive et de la hache d'armes. Les plumes blanches qui décoraient les casques voltigeaient au gré de la brise comme des flocons de neige. Tout ce qu'il y avait de brillant et de gracieux dans le costume militaire s'était évanoui, et ce qui demeurait visible n'était plus de nature qu'à éveiller la crainte ou la pitié.
Cependant tel est l'empire de l'habitude, que non seulement la foule obscure des spectateurs attirée naturellement par les scènes d'horreur, mais les dames elles-mêmes, placées dans les galeries, observaient la mêlée non pas sans éprouver, on le pense bien, une certaine émotion, mais sans qu'il leur vînt la moindre envie de détourner les yeux d'une lutte aussi terrible. En divers lieux de ces galeries on voyait, il est vrai, les joues de la beauté pâlir, et on l'entendait pousser un faible cri lorsqu'un amant, un frère ou un époux était jeté de son cheval sur la poussière; mais, en général, les femmes encourageaient les combattans, soit en applaudissant de leurs mains, soit même en s'écriant: «Brave lance! bonne épée!» si un trait de courage ou un coup vigoureux venait les étonner. Au singulier intérêt que prenait le beau sexe à ces joutes sanglantes, il est aisé de sentir que les hommes en témoignaient un bien plus vif encore. Il se manifestait par de bruyantes acclamations à chaque heureuse chance de succès, pendant que tous les yeux s'attachaient sur l'arène, comme si les spectateurs eux-mêmes eussent donné ou reçu les coups dont ils se bornaient simplement à juger. A chaque pause on entendait la voix des hérauts qui s'écriaient: «Courage! frappez, braves chevaliers! l'homme meurt, mais la gloire vit! Frappez! la mort vaut mieux que la défaite! Courage, braves chevaliers! les yeux de la beauté contemplent vos exploits7!»
Au milieu des chances variées du combat, tous les regards s'efforçaient de découvrir les deux héros de chaque troupe, qui, s'élançant dans la mêlée, encourageaient leurs compagnons tant de la voix que par l'exemple. Tous deux multipliaient leurs prodiges de valeur; et ni Brian de Bois-Guilbert ni le chevalier déshérité n'eussent rencontré dans les rangs qui leur étaient opposés un champion capable de se mesurer avec eux. Dévorés d'une haine mutuelle, ils tâchaient réciproquement de s'aborder, certains que la chute de l'un serait regardée comme le signal de la victoire. Tels étaient cependant la foule et le désordre, que pendant long-temps, pour en venir à un combat singulier, leurs efforts échouèrent. Sans cesse ils étaient séparés par la bouillante audace des autres chevaliers, qui tous brûlaient de se distinguer en mesurant leurs forces contre le chef du parti contraire.
Mais lorsque le champ de bataille eut commencé à s'éclaircir, lorsque les uns, repoussés aux deux bouts de la lice, durent s'avouer vaincus, et que les autres, couverts de larges blessures, se virent dans l'impuissance de continuer le combat, le templier et le chevalier déshérité se joignirent à la fin, et fondirent l'un sur l'autre avec toute la fureur qu'une mortelle animosité, unie à la rivalité de la gloire, était propre à leur inspirer. Telle fut l'adresse de tous deux en parant et portant les coups, que les spectateurs poussèrent d'unanimes et spontanées acclamations pour exprimer leur ravissement et leur admiration.
Mais dans ce moment le parti du chevalier déshérité eut le dessous; le bras gigantesque de Front-de-Boeuf d'un côté, et la force prodigieuse d'Athelstane de l'autre, frappaient et dispersaient tous ceux qui s'offraient à leurs coups. Se voyant délivrés de leurs antagonistes immédiats, il paraît que l'idée leur vint à tous deux au même instant de rendre la victoire décisive pour leur parti, en aidant le templier à combattre son ennemi. Ils piquèrent donc de l'éperon leurs coursiers, et s'élancèrent ensemble pour l'attaquer, le Normand par un flanc, et le Saxon par l'autre. Il eût été entièrement impossible au chevalier déshérité de soutenir une lutte aussi inattendue qu'inégale, s'il n'eût pas été sur-le-champ averti de son danger par le cri général des assistans qui lui portaient un intérêt marqué. «Garde à vous! gare! chevalier déshérité...» Il vit aussitôt le péril, et déchargeant un coup terrible au templier, il fit reculer son cheval au même instant, pour éviter le double assaut d'Athelstane et de Front-de-Boeuf; ceux-ci ayant manqué leur but, passèrent des deux côtés opposés, entre l'objet de leur attaque et le templier, pouvant à peine retenir leurs chevaux: les ayant enfin domptés, ils les ramenèrent sur l'ennemi, et tous les trois se réunirent pour faire vider les arçons au chevalier déshérité. Rien n'aurait pu le sauver de ce triple choc, sans la force remarquable et l'étonnante agilité de son noble coursier, prix de la victoire de la veille.
Ce coursier lui rendit un signalé service, en profitant de la position défavorable des adversaires. Le cheval de Bois-Guilbert se trouvait blessé, et ceux de Front-de-Boeuf et d'Athelstane pliaient sous le fardeau de leurs maîtres et des lourdes armures dont ils étaient couverts, outre que ces mêmes coursiers avaient déjà fourni la veille leur carrière. Le chevalier déshérité sut ainsi profiter de tels désavantages, en faisant manoeuvrer son coursier de façon à tenir pendant quelques instans ses trois adversaires en respect, les séparant tour à tour avec la pointe de son épée, tournant sur lui-même avec l'agilité d'un faucon, et se précipitant tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, leur déchargeant de grands coups redoublés de son arme, sans jamais laisser à l'ennemi le temps de se reconnaître et de frapper à propos.
Mais quoique la lice retentît des applaudissemens prodigués à l'habileté et au courage du chevalier inconnu, il était évident qu'il devait à la fin succomber; et les seigneurs qui entouraient le prince Jean le conjuraient à l'envi de jeter dans l'enceinte son bâton de commandement, et d'épargner à un si brave chevalier l'humiliation d'être vaincu par le nombre. «Non, par la lumière du ciel! répondit Jean, ce même chevalier qui cache son nom et méprise l'hospitalité dont nous l'avons rendu l'objet, a déjà remporté un prix; il est juste que d'autres aient maintenant leur tour.» Comme il parlait ainsi, un incident inattendu changea le destin du jour.
Il y avait dans les rangs commandés par le chevalier déshérité un champion couvert d'une armure noire, monté sur un cheval noir; il était d'une grande taille, avec l'apparence d'une force extraordinaire. Ce chevalier, qui ne portait aucune espèce de devise sur son bouclier, n'avait semblé prendre jusqu'alors qu'un très faible intérêt à la chance du combat, repoussant avec facilité les chevaliers qui l'attaquaient, mais sans poursuivre ses avantages, ni provoquer personne; en un mot, il agissait plutôt en spectateur qu'en acteur dans le tournoi, circonstance qui lui avait attiré le surnom de Noir-Fainéant.
Tout à coup il parut sortir de son apathie, en voyant le chef de sa troupe si vivement pressé; et piquant des deux son bucéphale tout frais, il s'élança comme l'éclair au secours du chevalier, en s'écriant d'une voix de tonnerre: «Desdichado! À la délivrance8!» Il était temps; car, tandis que le chevalier déshérité serrait de près le templier, Front-de-Boeuf s'était approché du premier, et allait le frapper de son épée. Mais avant que le coup fût porté, le chevalier noir tomba inopinément sur lui, et Front-de-Boeuf en un moment roula avec son cheval sur la poussière. Le Noir-Fainéant se retourne alors sur Athelstane de Coningsburg; et, comme son épée s'était brisée sur l'armure de Front-de-Boeuf, il arrache des mains du lourd Saxon la hache d'armes que celui-ci brandissait, et lui en décharge sur la tête un coup si vigoureux, qu'Athelstane évanoui tombe de cheval et mord également la poussière auprès de son compagnon. Après ce double exploit, auquel on applaudit d'autant plus qu'on s'y attendait le moins, le chevalier sembla reprendre son indolence accoutumée; et retournant paisiblement à l'extrémité de l'arène il laissa son chef se mesurer de son mieux avec Brian de Bois-Guilbert. Cette lutte n'offrait plus la même difficulté qu'auparavant: le cheval du templier était grièvement blessé, et il succomba à la première charge du chevalier déshérité. Brian de Bois-Guilbert roula dans la poudre, le pied embarrassé dans l'étrier, d'où il ne put se dégager. Son adversaire descendit rapidement de cheval, et lui cria de se rendre; mais le prince Jean, plus touché de la situation périlleuse du templier qu'il ne l'avait été de son antagoniste, lui sauva le déshonneur de s'avouer vaincu, en jetant dans la lice son bâton de commandement, et en terminant ainsi un combat sur le point de finir; car, du peu de chevaliers qui restaient encore dans l'arène, la plupart, comme par un consentement tacite, avaient laissé à leurs chefs le soin d'achever eux-mêmes la lutte et de décider la victoire. Les écuyers, qui avaient jugé difficile et dangereux d'approcher de leurs maîtres pendant l'action, accoururent alors dans l'arène pour soigner les blessés, qu'ils transportèrent dans les tentes ou au quartier disposé pour eux dans le village voisin.
C'est ainsi que se termina la mémorable passe-d'armes d'Ashby-de-la-Zouche, un des plus fameux tournois de ce siècle; car, si quatre chevaliers seulement, dont l'un fut tout à coup suffoqué par la chaleur de son armure périrent sur le champ de bataille, plus de trente furent grièvement blessés et quatre ou cinq ne se rétablirent jamais. Plusieurs moururent quelques jours après, et ceux qui échappèrent conservèrent toute leur vie sur leur corps les marques des profondes blessures qu'ils avaient reçues dans le combat. Aussi, fut-il toujours mentionné dans les vieilles chroniques sous le nom de belle et noble passe-d'armes d'Ashby.
Maintenant, le prince devait proclamer le chevalier vainqueur; il décida que l'honneur de la journée restait à celui que la voix publique avait surnommé le Noir fainéant. On eut beau représenter que la victoire appartenait bien plutôt au chevalier déshérité, lequel dans le cours de la journée avait renversé six champions de sa propre main et fini par désarçonner le chef du parti contraire: le prince ne voulut pas céder, il déclara que le chevalier déshérité et ses compagnons eussent perdu la victoire sans l'aide puissante du chevalier aux armes noires, auquel il persistait à décerner le prix.
Cependant, à la grande surprise de toutes les galeries, le chevalier ainsi préféré, avait quitté immédiatement la lice, et s'était éloigné vers la forêt avec la même lenteur et la même indifférence, qui lui avait valu le sobriquet de Noir-Fainéant. Après avoir été vainement appelé deux fois au son des trompettes, et deux fois proclamé par les hérauts d'armes, sans qu'on pût le trouver, il fallut bien, en son absence, désigner un autre chevalier pour recevoir les honneurs du triomphe. Le prince alors ne put refuser la palme au chevalier déshérité, et il fut proclamé le champion du jour.
À travers une arène que le sang avait rendue glissante, et qui était couverte d'armes brisées et de chevaux morts ou blessés, les maréchaux du tournoi conduisirent de nouveau le vainqueur au pied du trône du prince Jean. «Chevalier déshérité, lui dit-il, puisque c'est l'unique titre que nous puissions vous donner, nous vous adjugeons pour la seconde fois les honneurs de ce tournoi, et déclarons que vous avez droit de réclamer et de recevoir des mains de la reine de la beauté et de l'amour la couronne méritée par votre valeur.» Le chevalier s'inclina profondément et avec grace, mais ne répondit rien.
Pendant que les trompettes sonnaient, que les hérauts d'armes élevaient leur voix, en s'écriant: «Honneur au brave! Gloire au vainqueur!» et que les dames agitaient leurs mouchoirs de soie et leurs voiles brodés; tandis qu'enfin tous les rangs unissaient leurs clameurs, les maréchaux conduisirent le chevalier déshérité à travers la lice d'honneur, au pied du trône de lady Rowena.
Sur la dernière marche les champions firent mettre à genoux le chevalier; car, dans toutes ses actions et dans tous ses mouvemens depuis le combat, il semblait agir plutôt d'après l'impulsion de ceux qui l'entouraient, que par sa propre volonté, et on remarqua qu'il chancelait, lorsqu'on lui fit traverser une seconde fois la lice. Rowena descendant de son trône, d'un pas gracieux et imposant, allait placer la couronne qu'elle tenait à la main sur le casque du héros, lorsque les maréchaux s'écrièrent d'une même voix: «Cela ne doit pas être ainsi; il faut que sa tête soit nue.» Le chevalier murmura faiblement quelques mots, qui se perdirent dans la cavité de son casque, et qui, sans doute, exprimaient le voeu de rester couvert. Soit par amour des formes, soit par curiosité, les maréchaux ne firent nulle attention à son apparente répugnance; ils lui coupèrent les lacets de son casque et le lui ôtèrent sur-le-champ. On vit alors les traits d'un jeune homme de vingt-cinq ans, le front couvert d'une épaisse et courte, mais belle chevelure; ses traits étaient brunis par le soleil; il était pale comme la mort, et on remarquait sur son visage deux ou trois taches de sang.
Lady Rowena ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle poussa un faible cri; mais rappelant l'énergie de son caractère, tandis que tout son corps tremblait de la violence d'une soudaine émotion, elle posa sur la tête languissante du vainqueur la superbe couronne qui formait la récompense du jour, et prononça distinctement ces mots: «Je te donne cette marque du triomphe, en témoignage de la valeur que tu as déployée dans ce tournoi.» Ici elle s'arrêta un moment, et puis elle ajouta d'une voix plus sonore: «Jamais laurier de chevalerie ne ceignit un front plus digne de le porter.»
Le chevalier déshérité pencha modestement la tête, et baisa avec respect la main gracieuse de la jeune souveraine qui venait de le couronner; puis, s'inclinant davantage encore, il tomba à ses pieds accablé de fatigue et comme évanoui. La consternation devint alors générale. Cedric, qui avait été frappé d'une stupeur muette, à la soudaine apparition d'un fils qu'il avait banni de sa présence, s'élança aussitôt comme pour le séparer de Rowena; mais il avait été devancé par les maréchaux du tournoi, qui, devinant la cause de l'évanouissement d'Ivanhoe, s'étaient hâtés de le débarrasser de son armure; et en effet, ils s'aperçurent que la pointe d'une lance avait pénétré à travers sa cuirasse et lui avait fait une blessure grave au côté gauche.
CHAPITRE XIII.
«Approchez, dignes héros! s'écria le fils d'Atrée; sortez de la foule qui vous entoure, vous qui, par l'habileté, la force et le courage, pouvez prétendre de surpasser la renommée de vos rivaux. Cette génisse, dont vingt boeufs n'égalent point le prix, est promise à celui qui lancera le plus loin la flèche ailée.»
Iliade.
Le nom d'Ivanhoe ne fut pas plutôt prononcé qu'il vola de bouche en bouche avec toute la célérité que l'intérêt puisse commander et la curiosité recevoir. Il ne fut pas long-temps à parvenir jusqu'aux oreilles du prince, dont le front s'obscurcit à l'ouïe d'un tel nom: il s'efforça toutefois de dérober son trouble à la connoissance de ceux qui l'entouraient, et promenant de tous côtés un regard dédaigneux. «Milords, dit-il, et vous surtout, sire prieur, que pensez-vous de la doctrine des anciens sur les attractions et les antipathies innées? Il me semble que je devinais la présence du favori de mon frère, lorsque je cherchais à pénétrer le secret de ce jeune homme caché sous son armure.»--«Front-de-Boeuf doit songer à restituer le fief d'Ivanhoe,» dit Bracy, qui, après avoir pris une part glorieuse au tournoi, avait déposé son casque et son bouclier, et s'était de nouveau mêlé à la foule des seigneurs qui entouraient le prince.
«Oui, ajouta Waldemar-Fitzurse, probablement ce jeune vainqueur va réclamer le château et le manoir que Richard lui avait assignés et que la générosité de votre altesse a depuis donnés à Front-de-Boeuf.»
«Front-de-Boeuf, reprit Jean, est un homme qui avalerait trois manoirs comme celui d'Ivanhoe, plutôt que de rendre gorge d'un seul. Du reste, messieurs, j'espère qu'ici personne ne me contestera le droit de conférer les fiefs de la couronne aux fidèles serviteurs qui m'entourent, et qui sont prêts à remplir le service militaire d'usage, en place de ceux qui, abandonnant leur patrie, pour mener une vie vagabonde en pays étranger, ne peuvent offrir ici leurs bras lorsque les circonstances l'exigent.» Les assistans avaient trop d'intérêt dans la question pour ne point se ranger de l'avis du prince; aussi tous s'écrièrent à l'envi: «C'est un prince généreux que notre seigneur et maître, qui s'impose à lui-même la tâche de récompenser de fidèles serviteurs!» Tous prononcèrent ces paroles, car tous avaient obtenu déjà, ou espéraient obtenir des garanties pareilles à celles dont jouissait Front-de-Boeuf aux dépens des serviteurs et des favoris du roi Richard. Le prieur Aymer joignit son adhésion au sentiment général; seulement il fit observer que Jérusalem la sainte ne pouvait être appelée un pays étranger, qu'elle était la mère commune, Communis mater; mais il ne voyait pas, ajouta-t-il, comment le chevalier d'Ivanhoe pouvait employer cette excuse, puisque lui prieur savait de bonne part que les croisés, sous les ordres de Richard, n'avaient jamais été beaucoup plus loin qu'Ascalon, et que cette ville, comme tout le monde le savait, appartenait aux Philistins, sans avoir droit à aucun des priviléges de la Cité sainte.
Waldemar, que la curiosité avait attiré près du lieu où Ivanhoe s'était évanoui, revint alors auprès de Jean. «Ce chevalier, dit-il, ne donnera probablement aucune inquiétude sérieuse à votre altesse, et ne cherchera pas à disputer à Front-de-Boeuf la possession de ses domaines? Il a reçu des blessures graves.»--«Quoi qu'il en soit, reprit Jean, il est le vainqueur du tournoi; et, fût-il dix fois notre ennemi, ou l'ami dévoué de notre frère, ce qui peut-être est la même chose, il faut soigner ses blessures; que notre chirurgien se rende auprès de lui.»
Un sourire amer contracta les lèvres du prince, pendant qu'il prononçait ces paroles. Waldemar Fitzurse se hâta de répondre qu'Ivanhoe était déjà transporté hors de la lice, et sous la garde de ses amis. «Je l'avoue, j'ai éprouvé quelque émotion en voyant la douleur de la reine de la beauté et de l'amour, dont cet événement a changé la souveraineté éphémère en un véritable deuil; je ne suis pas homme à me laisser amollir par les plaintes d'une femme en faveur de son amant; mais lady Rowena a su réprimer son chagrin avec une telle dignité, qu'il s'est révélé seulement lorsque, les mains jointes, elle a fixé un oeil sec et tremblant sur le corps sans mouvement étendu devant elle.» «Qui est donc cette lady Rowena dont nous avons si souvent oui parler?»--«C'est une riche héritière saxonne, répondit le prieur Aymer, une rose de beauté, un joyau de richesses, la plus belle entre mille, un bouquet de myrrhe, une pelotte de camphre, une bonbonnière d'aromates.»
«Eh bien! nous dissiperons ses chagrins, nous anoblirons son sang en lui faisant épouser un Normand; elle paraît mineure, c'est donc à nous qu'il appartient de la marier: qu'en dis-tu, de Bracy? ne serais-tu pas disposé à obtenir de belles terres en épousant une Saxonne, après avoir suivi l'exemple des amis de Guillaume-le-conquérant?»--«Si ses domaines me plaisent, milord, répondit de Bracy, il serait difficile que l'épouse ne me plût pas, et je serais bien reconnaissant à votre altesse de cet acte généreux qui remplirait toutes les promesses qu'elle a faites à son fidèle serviteur et vassal.»--«Nous ne l'oublierons pas, dit le prince, et, afin que nous puissions ici nous mettre à l'oeuvre sur-le-champ, dis à notre sénéchal d'inviter à notre banquet de ce soir lady Rowena et sa compagnie; c'est-à-dire son vilain rustaud de tuteur, et cet autre boeuf de Saxon, que le chevalier noir a terrassé dans le tournoi... De Bigot, dit-il à son sénéchal, tu emploieras dans notre seconde invitation des expressions si adroites, si polies et si engageantes, que l'orgueil de ces fiers Saxons ait lieu d'être content, et qu'il leur soit impossible de refuser; quoique, par les os de saint Thomas Becket, user de courtoisie avec de pareils gens, ce soit jeter des perles à des pourceaux.»
Le prince Jean avait à peine achevé ces mots, qu'au moment où il allait donner le signal du départ, on vint lui remettre un billet cacheté. «D'où vient ce billet?» dit-il en regardant la personne qui venait de l'apporter. «Je l'ignore, mon prince, reprit celui-ci, mais c'est probablement d'un pays lointain; un Français me l'a remis, et il a dit avoir voyagé nuit et jour afin de l'apporter à votre altesse.»
Le prince examina soigneusement l'adresse, puis le cachet, placé de manière à fixer la petite bande de soie qui entourait le billet, lequel cachet portait l'empreinte des trois fleurs de lis. Il ouvrit alors le billet avec une certaine émotion, qui s'augmenta visiblement à mesure qu'il en parcourait le contenu, dans lequel se trouvaient ces mots: «Prenez garde à vous, le diable est déchaîné.» Le prince Jean devint pâle comme la mort; il fixa d'abord les yeux à terre, puis les leva vers le ciel, comme un homme qui craint d'entendre sa dernière sentence. Remis cependant de sa frayeur, il prit à part Waldemar Fitzurse et de Bracy, pour leur communiquer le fatal billet.
«C'est peut-être, dit le dernier, une fausse alarme ou une lettre fabriquée.»--«Non, reprit Jean, c'est bien la main et le sceau du roi de France.»--«Il est temps alors, dit Waldemar, de rassembler nos partisans, soit à Yorck, soit dans quelqu'autre lieu central; le moindre retard pourrait devenir funeste, et votre altesse doit couper court à ces momeries.»--«Et les communes ne doivent pas être mécontentées; ce serait le faire que de les priver de leurs jeux.»--«Il me semble, dit Waldemar, que l'on peut tout concilier. Le jour n'est pas encore très avancé; que la lutte des archers ait lieu sur-le-champ, et que le prix soit adjugé. Le prince aura ainsi rempli ses engagemens, et ôté à ce troupeau de serfs saxons tous sujets de plainte.»
«Je te remercie, Waldemar, dit le prince Jean; tu me fais souvenir aussi que j'ai une dette à acquitter envers cet insolent paysan, qui hier a insulté notre personne. Le banquet aura lieu ce soir, ainsi que nous l'avons décidé. Quand ce serait la dernière heure de mon autorité, je veux la consacrer à la vengeance et au plaisir. A demain nos nouveaux soucis.»
Le son des trompettes ramena bientôt les spectateurs qui avaient déjà commencé à s'éloigner du tournoi, et les hérauts d'armes proclamèrent que le prince, rappelé tout à coup par de hauts et puissans intérêts publics, serait obligé de renoncer aux fêtes du lendemain; que cependant, ne voulant pas priver tant de braves yeomen du plaisir de montrer devant lui leur adresse, il avait décidé que les jeux indiqués pour le jour suivant se célébreraient à l'instant même; que le prix du vainqueur devait être un cor de chasse monté en argent, un superbe baudrier en soie, et un médaillon de saint Hubert, patron des jeux champêtres.
Plus de trente yeomen se présentèrent d'abord en qualité de compétiteurs; la plupart étaient des gardes forestiers et des sous-gardes des chasses royales de Need-wood et de Charn-wood. Cependant, lorsqu'ils se furent mutuellement reconnus et qu'ils virent à quels antagonistes ils auraient affaire, plus de vingt se retirèrent volontairement, pour ne pas s'exposer à la honte d'une défaite presque inévitable; car dans ces temps l'habileté de chaque bon tireur était aussi connue à plusieurs lieues à la ronde, que les qualités d'un cheval dressé à New-Market9 sont familières aujourd'hui à ceux qui fréquentent cet endroit renommé.
Ainsi la liste des archers se trouva définitivement fixée au nombre de huit concurrens. Le prince Jean descendit de son trône pour examiner de plus près ces archers, dont plusieurs portaient une livrée royale. Sa curiosité ainsi satisfaite, il chercha des yeux l'objet de son ressentiment, qu'il aperçut debout, à la même place de la veille, et avec l'effronterie et le sang-froid dont il avait déjà donné des preuves. «Coquin, dit le prince Jean, je devinais à ton insolente fanfaronnade que tu ne serais pas un partisan du long but, et je vois que tu n'oses pas aventurer ton adresse au milieu de pareils concurrens.»--«Sous le bon plaisir de votre grâce, dit le yeoman, j'ai un autre motif, pour ne pas tirer, que la crainte d'une défaite.»--«Et quel est ce motif?» demanda le prince, qui, par quelque cause que lui-même n'aurait pu expliquer, se sentait travaillé d'une vive curiosité à l'égard de cet individu. «Parce que, repartit l'homme des bois, j'ignore si ces yeomen et moi pouvons tirer au même but; et puis je craindrais que votre altesse ne vît pas de bon oeil que je remportasse un troisième prix, après avoir eu le malheur d'encourir votre disgrâce.»--«Quel est ton nom? dit le prince en colère.»--«Locksley,» répondit-il.--«Eh bien, Locksley, tu viseras à ton tour, lorsque les six yeomen auront prouvé leur habileté. Si tu remportes le prix, j'y ajouterai vingt nobles10; mais si tu perds, tu seras dépouillé de ton habit vert de Lincoln11, et chassé de la lice à grands coups de corde d'arc, en récompense de ta forfanterie.»
«Et si je refuse de tirer avec une telle gageure? dit le yeoman, le pouvoir de votre grâce, aidé comme il l'est par un grand nombre d'hommes d'armes, peut aisément me dépouiller et me frapper, mais ne peut pas me forcer à bander et à lâcher mon arc si tel n'est pas mon bon plaisir.»--«Si tu refuses, dit le prince, le prévôt de la lice brisera ton arc et tes flèches, et te chassera de l'enceinte comme un lâche.»--«Ce n'est pas une belle chance que vous m'offrez, grand prince, dit le yeoman, que de m'obliger à me risquer avec les meilleurs archers des comtés de Leicester et de Stafford, sous peine de l'infamie si je suis vaincu: pourtant j'obéirai.»--«Gardes, veillez sur lui: le coeur lui manque; mais je ne veux pas qu'il échappe à la lutte. Et vous, braves amis, conduisez-vous dignement: une botte de vin et un chevreuil sont préparés là bas sous la tente pour vos rafraîchissemens quand vous aurez gagné le prix.»
Un bouclier fut placé au bout de l'avenue qui, vers le sud, conduisait au lieu de la joute. Les archers se vinrent placer au sein de l'entrée méridionale; la distance entre cette station et le but fut soigneusement déterminée, ainsi que l'ordre dans lequel devaient tirer les archers, auxquels on donna chacun trois flèches. Les règles du jeu furent établies par un officier d'un rang inférieur nommé le prévôt des jeux; car les maréchaux du tournoi auraient cru déroger s'ils avaient consenti à présider les jeux de la yeomanrie.
Les archers s'avançant l'un après l'autre lancèrent leurs flèches en braves yeomen. Sur les vingt-quatre flèches tirées successivement, dix touchèrent le but, et les autres en passèrent si près, que, vu la grande distance, on les compta comme de bons coups. De ces dix flèches, deux furent tirées par Hubert, garde-chasse au service de Malvoisin; elles s'étaient enfoncées dans le cercle tracé au milieu du bouclier, et il fut proclamé vainqueur.
«Eh bien, Locksley, dit le prince Jean à l'yeoman avec un sourire amer, as-tu envie de te mesurer avec Hubert? ou bien veux-tu remettre ton arc, tes flèches et ton baudrier au prévôt des jeux?»--«Puisqu'il est impossible de faire autrement, dit Locksley, je tenterai la fortune, à condition que lorsque j'aurai tiré un coup au but que m'aura indiqué Hubert, à son tour il en visera deux au mien.»--«Ce n'est que juste, répondit le prince Jean, et l'on ne te refusera pas. Hubert, si tu bats ce fanfaron, je remplirai de sous d'argent le cor de chasse qui doit être le prix du vainqueur.»--«Un homme ne peut faire que de son mieux, reprit Hubert; mais mon bisaïeul portait un arc long et fameux à la bataille d'Hastings, et j'espère ne pas déshonorer sa mémoire.» Le premier bouclier fut changé; on en plaça un autre de même grandeur; et Hubert, qui, comme vainqueur dans la première épreuve, avait le droit de tirer avant les autres, fixa le but avec une grande attention, mesurant long-temps de l'oeil la distance, pendant qu'il tenait à la main l'arc recourbé et la flèche déjà posée sur la corde. A la fin il fait un pas en avant, et, levant son arc presque au niveau de son front, il retire la corde vers son oreille. Le trait fend l'air avec bruit et va s'enfoncer dans le cercle intérieur du bouclier, mais non exactement au centre.
«Vous n'avez pas eu égard au vent, Hubert, lui dit Locksley en bandant son arc; autrement vous eussiez tout-à-fait réussi.» En disant ces mots, et sans montrer la moindre hésitation pour viser, Locksley se plaça vite à l'endroit indiqué, et décocha sa flèche avec une apparence de négligence si grande, qu'on eût pensé qu'il n'avait pas même regardé le but. Il parlait encore au moment que la flèche partit; cependant elle frappa le centre du bouclier deux pouces plus près que celle d'Hubert.
«Par la lumière du ciel, s'écria le prince Jean, si tu te laisses vaincre par ce drôle, tu es digne des galères.»
Hubert avait une phrase de prédilection qu'il appliquait à tout: «Dût votre altesse me condamner à la potence, un homme ne peut faire que de son mieux. Cependant mon bisaïeul portait un bon arc...»--«Peste soit de ton bisaïeul et de toute sa race! s'écria le prince en l'interrompant; lance ta flèche, malheureux, et vise de ton mieux, ou gare à toi!» Stimulé de la sorte, Hubert reprit sa place, sans négliger la précaution recommandée par son adversaire; il calcula l'effet du vent sur sa flèche déjà levée, et la lança tellement bien, qu'elle atteignit juste le milieu du bouclier.
«Bravo, Hubert! bravo!» cria le peuple qui s'intéressait plus à lui qu'à un inconnu; «vive jamais Hubert!»--«Je te défie de frapper plus juste, Locksley, dit le prince avec un sourire ironique.»--«Cependant j'entamerai sa flèche, reprit Locksley; et visant avec un peu plus de précaution que la première fois, il fit partir le trait qui frappa juste sur la flèche d'Hubert, et la mit en pièces. Le peuple fut tellement surpris d'une adresse aussi merveilleuse, que, se levant spontanément, il s'écria: «Bravo! bravo!»--«Ce doit être un diable, et non un homme fait de chair et de sang, murmuraient entre eux les archers; jamais pareil prodige ne s'est vu dans le tir, depuis qu'un arc fut pour la première fois bandé en Angleterre.»
«Maintenant, dit Locksley, je sollicite de votre grâce la permission de planter un but, comme on le pratique dans le nord; et je saluerai tout brave yeoman qui essaiera de l'atteindre, pour gagner un sourire de la jeune fille qu'il aime le plus.» Il se retourna alors comme pour quitter la lice: «Vos gardes peuvent me suivre, si cela vous plaît, dit-il au prince; je vais seulement couper une baguette au premier saule venu.» Le prince fit signe à quelques hommes d'armes de le suivre, en cas qu'il voulût s'évader; mais le cri de «honte! honte!» proféré par la multitude, décida Jean à révoquer son ordre.
Locksley revint presque aussitôt avec une baguette de saule d'environ six pieds de long, parfaitement droite, ayant un peu plus d'un pouce d'épaisseur. Il l'écorça tranquillement, en disant que proposer pour but un bouclier aussi large que celui qu'on venait d'employer, c'était faire une injure à son habileté. Pour ma part, ajouta-t-il, et dans le lieu où je suis né, on aimerait tout autant avoir pour but la table ronde du roi Arthur, qui permettait à soixante chevaliers de s'y asseoir à l'aise: un enfant de sept ans l'atteindrait avec une flèche sans pointe. Mais, ajouta-t-il en marchant d'un air délibéré vers l'autre bout de la lice et en fixant sur le gazon la baguette de saule, celui qui atteint ce but à trente pas, je le tiens pour un archer digne de porter l'arc et le carquois devant un souverain, fût-ce devant le courageux Richard lui-même.»
«Mon bisaïeul, dit Hubert, décocha une bonne flèche à la bataille d'Hastings; mais jamais de sa vie il ne s'est avisé d'adopter un tel but, et je ne l'essaierai pas non plus. Si cet yeoman touche la baguette, je lui donnerai mes boucliers, ou plutôt je cède au diable qui est dans sa peau, et non à une adresse humaine. Après tout, un homme ne peut faire que de son mieux, et je ne tirerai pas, quand je suis sûr de manquer. J'aimerais presque autant viser le bord du petit couteau de notre pasteur, ou un brin de paille de blé, ou un rayon de soleil, ou même cette bande blanche et étincelante que je puis à peine apercevoir dans le ciel12.»
«Chien de poltron! dit le prince Jean; et toi, bélître de Locksley, lance ta flèche: si elle touche la marque, je conviendrai que tu es le premier de tous les tireurs que j'aie jamais connus; mais auparavant tu ne te joueras pas de nous, sans avoir donné des preuves de ton adresse.»--«Je ferai de mon mieux, comme dit Hubert, répondit Locksley; un homme ne saurait faire davantage13.»
En disant ces mots, il banda de nouveau son arc, mais cette fois-ci avec beaucoup d'attention, et il changea la corde qui, ayant déjà servi deux fois, n'était plus parfaitement ronde. Il fixa alors soigneusement le but; et la foule qui attendait le résultat semblait par son silence avoir perdu tout sentiment de vie. L'archer justifia l'opinion que l'on avait conçue de son habileté, car le trait fendit la baguette de saule contre laquelle il avait été lancé. Il s'éleva dans l'air un jubilé d'acclamations, et le prince Jean lui-même, oubliant un moment ses injustes préventions, ne put retenir sa secrète admiration. «Ces vingt nobles, dit-il, sont à toi, ainsi que le cor de chasse; tu les as mérités. Tu en auras cinquante de plus à l'instant, si tu veux entrer à notre service comme archer de notre garde; car jamais bras plus robuste ne courba un arc, et jamais un oeil plus sûr ne dirigea une flèche.»--«Pardonnez-moi, grand prince, dit Locksley; mais j'ai fait voeu que si jamais je servais un monarque, ce serait votre auguste frère le roi Richard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert, qui s'est comporté non moins dignement que son bisaïeul à la bataille d'Hastings: si sa modestie n'eût pas refusé le défi, il eût atteint le but aussi bien que moi.»
Hubert s'inclina et ne reçut qu'avec une sorte de répugnance le présent de l'étranger; et Locksley, impatient de se soustraire à l'attention générale, se mêla dans la foule et ne reparut plus. Il n'eût peut-être pas échappé aussi aisément à la vigilance du prince, si ce dernier n'avait eu d'autres sujets de méditation, beaucoup plus importans. Il appela son chambellan, qui donnait à la multitude le signal du départ; il lui ordonna de se rendre sur-le-champ à Ashby et de chercher partout le juif Isaac. «Dis à ce chien, ajouta-t-il, de m'envoyer avant le coucher du soleil deux mille couronnes. Il connaît ses sûretés; mais tu peux encore lui montrer cet anneau comme un gage. Le reste de la somme doit m'être apporté à York avant six jours: s'il y manque, je lui ferai couper la tête. Tu le rencontreras probablement sur la route, car cet esclave circoncis déployait ce matin devant nous au tournoi son faste mal acquis. Ayant ainsi parlé, Jean remonta à cheval, pour retourner à Ashby, tandis que la foule ébranlée songeait à la retraite.
CHAPITRE XIV.
«Lorsque, parée de sa rustique magnificence, l'ancienne chevalerie déployait la pompe de ses jeux héroïques, les chefs, la tête ornée d'un blanc panache, et les dames, étalant leurs plus riches atours, se rassemblaient au bruit du clairon dans les appartemens d'un superbe palais.»
Warton.
Le prince Jean tint sa fête somptueuse dans le château d'Ashby. Cet édifice n'avait rien de commun avec celui dont les ruines imposantes appellent encore les regards du voyageur, et qui fut construit long-temps après par lord Hastings, grand chambellan d'Angleterre, l'une des premières victimes de la tyrannie de Richard III, et plus connu cependant comme un des héros de Shakspeare, que par la renommée dont l'a doté le burin de l'histoire. La ville et le château d'Ashby appartenaient alors à Roger de Quincy, comte de Winchester, qui, durant la période où nous plaçons le sujet de cet ouvrage, était dans la Terre-Sainte. Le prince Jean occupait son château, et disposait de tous ses domaines sans aucun scrupule. Cherchant à fasciner les yeux en recevant ses hôtes avec magnificence, il avait ordonné de rendre le banquet aussi splendide que possible.
Les pourvoyeurs du prince, qui dans ces occasions exerçaient en quelque sorte la pleine autorité royale, avaient dépouillé la contrée de ses produits les plus recherchés et les plus dignes de figurer sur la table de leur maître. De nombreux convives y étaient invités, et dans la nécessité où se trouvait alors le prince de se populariser, il avait étendu ses invitations, non seulement aux familles normandes qui demeuraient dans le voisinage, mais encore à plusieurs familles saxonnes et danoises d'une haute distinction. Quoique méprisés et avilis dans les circonstances ordinaires, les Anglo-Saxons étaient en trop grand nombre pour ne pas être formidables s'il survenait des commotions intestines, comme alors on en était menacé, et il était d'une saine politique de s'assurer les chefs.
Aussi, d'après les intentions du prince, qui durèrent quelque temps, ses hôtes inaccoutumés furent-ils traités avec beaucoup de courtoisie; mais quoique nul homme ne fît avec moins de scrupule plier ses habitudes et ses sentimens à son propre intérêt, le malheur voulait pour lui que sa légèreté et sa pétulance finissent toujours par prendre le dessus et lui fissent perdre en un moment les fruits d'une longue et insidieuse dissimulation.
Il donna un mémorable exemple de ce caractère volage, lorsqu'il fut envoyé en Irlande par son père Henri II, avec le dessein de se concilier à tout prix les opinions des habitans de cette nouvelle et importante contrée qui venait d'être réunie à la couronne britannique. Dans une telle occasion, les chieftains ou chefs irlandais s'empressèrent de venir au devant du jeune prince et de lui offrir leurs hommages et le baiser de paix; mais au lieu de les recevoir avec bienveillance, Jean et ses courtisans, encore plus pétulans que lui, ne surent pas résister à l'envie de tirer la longue barbe de ces chefs; outrage qui, comme on pouvait s'y attendre, fut vivement ressenti par ces dignitaires, et amena des résultats funestes à la domination anglaise en Irlande. Il était nécessaire de rappeler ces inconséquences du caractère de Jean, afin que le lecteur en pût mieux apprécier la conduite, pendant le cours de la soirée qui nous occupe.
Par suite de la résolution qu'il avait prise dans un moment plus calme, le prince Jean reçut Cedric et Athelstane avec beaucoup de courtoisie, et exprima son regret sans amertume, quand le premier lui dit que l'indisposition de lady Rowena ne lui avait pas permis de se rendre à sa gracieuse invitation. Cedric et Athelstane avaient tous deux l'ancien costume saxon, qui, sans être laid par lui-même, était si différent de celui des autres convives, que le prince Jean se fit un mérite auprès de Waldemar-Fitzurse d'avoir pu se contenir assez pour ne pas rire à la vue d'un pareil costume que la mode du jour rendait si ridicule. Cependant à un oeil moins prévenu la tunique courte et étroite et le long manteau des Saxons auraient paru des vêtemens plus gracieux et plus commodes à la fois que ceux des Normands, qui portaient un long pourpoint, si large qu'il ressemblait à une chemise ou à une blouse de charretier, et par dessus un court manteau qui ne pouvait les préserver du froid ou de la pluie, et qui semblait n'avoir été inventé que pour étaler autant de fourrures, de broderies et de joyaux que l'art du tailleur pouvait parvenir à en placer. L'empereur Charlemagne semble avoir bien reconnu tous les inconvéniens de ce costume bizarre. «Au nom du ciel, à quoi servent, disait-il, ces manteaux abrégés, ces rudimens d'habits? Quand nous sommes au lit, ils ne peuvent nous couvrir; à cheval, ils ne nous garantissent ni du vent ni de la pluie, et lorsque nous sommes assis, ils ne protègent nos jambes ni du froid ni de l'humidité.»
Cependant, en dépit de cette censure impériale, les manteaux courts furent à la mode jusqu'à l'époque dont nous parlons, surtout parmi les princes de la maison d'Anjou. Voilà pourquoi les courtisans du prince Jean s'en étaient tous affublés; et ils ne manquaient pas de se moquer des longs manteaux saxons.
Les convives s'assirent à une table qui paraissait crouler sous le poids et le nombre des bons mets. Une multitude de cuisiniers qui suivaient le prince Jean dans ses voyages, ayant déployé tout leur art pour varier les formes dans lesquelles les alimens étaient servis, réussirent presque aussi bien que de modernes professeurs dans l'art culinaire, en ôtant aux plus simples mets les apparences de leur nature. Outre les plats d'origine domestique, une grande variété de friandises importées de contrées lointaines, et des pâtisseries de toute espèce, ainsi que des gâteaux et des tartelettes de confitures, présentaient aux regards une diversité agréable qui ne se voyait que dans les repas donnés par la plus haute noblesse. Les vins les plus exquis, soit étrangers, soit nationaux14, couronnaient la pompe du banquet.
Mais quoiqu'amie de la bonne chère, la noblesse normande en général se distinguait par sa tempérance. Tout en se livrant aux plaisirs de la table, ils étaient plus délicats que gloutons; la qualité leur importait bien plus que la quantité; ils évitaient l'ivrognerie et les excès de tout genre: on ne pouvait avec raison en dire autant des Saxons. Le prince Jean, il est vrai, et ceux qui voulaient le flatter en imitant ses faiblesses, se livraient sans réserve aux plaisirs de la gloutonnerie et du vin; et l'on sait que sa mort fut occasionnée par une indigestion de pêches et de bière nouvelle. C'était une exception aux habitudes et aux moeurs de ses compatriotes.
Ce fut avec une gravité rusée et seulement interrompue par quelques gestes qu'ils se faisaient les uns aux autres, que les chevaliers normands observèrent la rude manière avec laquelle Athelstane et Cedric se conduisirent au banquet, en manquant, sans le savoir, aux usages du beau monde qui leur était peu familier. Tous deux étaient l'objet de sarcasmes piquans; et l'on sait que l'on excuse plutôt un homme de violer les règles de la bienséance, et de blesser les bonnes moeurs, que de paraître ignorer les points les plus minutieux de l'étiquette et du bon ton. Aussi, lorsque Cedric essuyait ses deux mains avec une serviette, au lieu d'attendre que l'humidité qui les impreignait séchât d'elle-même en les agitant avec grâce en l'air, s'attirait plus de ridicule que son compagnon Athelstane, qui, à lui seul, s'était adjugé un énorme pâté rempli de toutes les délicatesses exotiques les plus recherchées, et qu'on appelait alors un Karum-Pie15. Cependant, lorsqu'après un mûr examen on découvrit que le thane ou franklin de Coningsburgh n'avait aucune idée de ce qu'il venait de dévorer, et qu'il avait pris pour des alouettes et des pigeons les becfigues et les rossignols contenus dans le Karum-Pie, son ignorance lui attira une bordée assez ample de risées, que sa gloutonnerie eût méritée bien davantage.
Le long repas touchant à sa fin, tandis que la bouteille circulait librement, les convives se mirent à causer du dernier tournoi, du vainqueur inconnu dans le jeu de l'arc, du chevalier noir, dont la modestie s'était dérobée aux honneurs qu'il avait mérités; enfin, du courageux Ivanhoe, qui avait payé si cher le triomphe du jour. On traitait avec une franchise toute militaire les sujets mis en discussion, et les bons mots et les éclats de rire faisaient la ronde du banquet. Le front du prince Jean était le seul qui ne se déridât point; un soin pénible semblait occuper son esprit, et ce n'était que lorsqu'il était rappelé adroitement au décorum par un de ses courtisans, qu'il semblait prendre part à ce qui se passait autour de lui; alors, il se levait brusquement, remplissait de vin sa coupe, comme pour réveiller ses esprits, la vidait tout d'un trait, et se mêlait à la conversation par quelque observation abrupte ou sans nul à-propos.
«Nous vidons cette coupe, disait-il, à la santé de Wilfrid d'Ivanhoe, champion du tournoi, et nous regrettons que sa blessure l'ait empêché d'assister à ce banquet; que tous ici boivent à son triomphe, et surtout Cedric de Rotherham, digne père d'un fils qui permet de si hautes espérances.»--«Non, milord, répondit Cedric en se levant et en replaçant son verre sans y boire, je n'accorde pas le nom de fils à un jeune homme désobéissant, qui à la fois méprise mes ordres et abandonne les moeurs et coutumes de ses pères.»--«Il est impossible, s'écria le prince avec une feinte surprise, qu'un aussi brave chevalier soit un fils indigne et rebelle.»--«Cela n'est que trop vrai, répondit Cedric. Il déserta le foyer paternel pour aller se mêler à la licencieuse jeunesse composant la cour de votre frère, où il apprit à faire ces prouesses que vous admirez tant. Il quitta son pays contre ma volonté; et sous le règne d'Alfred on eût appelé cela une désobéissance, crime que l'on punissait alors avec une grande sévérité.»--«Hélas! dit le prince en poussant un soupir de sympathie affectée, puisque votre fils a été un des compagnons de mon malheureux frère, il n'est pas besoin de s'enquérir où et de qui il a appris cette leçon de désobéissance filiale.»
Ainsi parla le prince Jean; il oubliait entièrement que de tous les fils de Henri II, bien qu'il n'y en eût aucun d'affranchi de sa charge, il s'était fait le plus remarquer lui-même par sa rébellion ouverte et sa profonde ingratitude envers son royal père. «Je crois, ajouta-t-il après un court silence, que mon frère se proposait de donner à son favori le riche manoir d'Ivanhoe.»--«Il l'en a effectivement doté, répondit Cedric, et ce n'est pas mon moindre grief contre un fils qui s'est avili jusqu'à recevoir, comme vassal, ces mêmes domaines qu'il tenait de ses ancêtres par un droit libre et incontestable.»--«Vous consentirez donc alors, brave Cedric, dit le prince, à ce que nous accordions ce fief à une personne dont la dignité ne sera point rabaissée en tenant un domaine de la couronne britannique. Sire Reginald Front-de-Boeuf, ajouta-t-il en se tournant vers ce baron, j'ai la confiance que vous saurez garder l'importante baronnie d'Ivanhoe, de manière que Wilfrid n'encoure pas le mécontentement de son père, s'il y rentre jamais.»--«Par saint Antoine, répondit le géant dont le noir sourcil se fronça tout à coup, je consens à ce que votre altesse me regarde comme un Saxon, si jamais Cedric, ou Wilfrid, ou quelque autre du sang britannique m'arrache le don que votre altesse a daigné me faire.»--«Quiconque t'appellera Saxon, sire baron, reprit Cedric blessé d'une expression dont les Normands se servaient fréquemment pour exprimer leur mépris aux Anglais, te fera un honneur aussi grand que non mérité.»
Front-de-Boeuf allait répondre, mais la pétulance et la légèreté du prince ne lui en donnèrent pas le temps. «Assurément, milord, lui dit-il, le noble Cedric parle vrai: lui et sa race peuvent l'emporter sur nous par la longueur de leur généalogie et celle de leurs manteaux.»--«Oui, dit Malvoisin, ils vont devant nous dans les champs, comme le daim devant les chiens.»--«Et ils ont un bon motif pour aller devant nous, ajouta le prieur Aymer, c'est la supériorité de leur prestance et la grâce de leurs manières.»--«Leur singulière modération, leur exemplaire tempérance, doivent-elles être oubliées?» dit Bracy, qui oubliait à son tour le projet du prince de lui faire épouser une Saxonne. «Sans parler du courage qu'ils montrèrent à la bataille d'Hastings et ailleurs,» ajouta Brian de Bois-Guilbert.
Tandis que les courtisans, avec un sourire moqueur, suivaient ainsi l'exemple de leur prince, et qu'à l'envi l'un de l'autre ils faisaient sur Cedric pleuvoir le ridicule, la figure du Saxon s'enflammait de colère; il promenait sur eux des regards terribles, comme si la rapide succession de tant d'injures l'empêchât de répondre; il ressemblait à un taureau fougueux, qui, entouré de chiens, est embarrassé de choisir entre eux celui qu'il immolera le premier à sa vengeance. A la fin, il parla d'une voix entrecoupée par la rage, et, s'adressant au prince Jean, comme le principal auteur de l'insulte qu'il avait reçue: «Quels qu'aient été les défauts et les vices de notre race, dit-il, un Saxon eût été regardé comme nidering16 (le terme le plus énergique parmi les Saxons pour exprimer le mépris), si dans son propre château, et pendant que la coupe circulait à table, il eût traité un hôte qui ne l'avait point offensé, comme votre altesse me traite en ce moment; et quels que soient les revers dont nos ancêtres furent accablés dans les champs d'Hastings, ceux-là du moins, ajouta-t-il en regardant Front-de-Boeuf et le templier, devraient se taire, qui ont, il y a peu d'heures, tout à la fois perdu selle et étriers devant la lance d'un Saxon.»
Note 16: (retour) L'auteur anglais rappelle dans une note de son texte qu'il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les Saxons que de s'attirer la terrible épithète de nidering. Guillaume-le-Conquérant lui-même, tout exécré qu'il était par eux, continua d'appeler sous ses étendards un nombre considérable d'Anglo-Saxons, en menaçant de signaler comme nidering ceux qui ne marcheraient pas. Bartholinus, ajoute Walter-Scott, mentionne une pareille expression, qui avait autant d'influence sur l'esprit des Danois.A. M.
«Par ma foi, dit le prince Jean, voilà une repartie assez mordante! comment la trouvez-vous, messieurs? Nos sujets saxons croissent en esprit et en courage; ils deviennent aussi plaisans que hardis, dans ce siècle de troubles. Qu'en dites-vous, milords? Par ma bonne étoile, je crois qu'il vaudra mieux pour nous de rejoindre nos vaisseaux et de retourner sans délai en Normandie.»--«Par crainte des Saxons? dit Bracy en riant; nous n'aurions besoin d'autres armes que de nos épieux pour mettre ces ours à la raison.»--«Cessez vos railleries, sire chevalier, dit Waldemar Fitzurse; et il serait bon, ajouta-t-il en s'adressant au prince, que votre altesse assurât le digne Cedric que l'on n'avait aucunement l'intention de l'offenser par ces bons mots, naturellement désagréables à l'oreille d'un étranger.»--«Offensé! répondit Jean en reprenant ses habitudes polies; j'espère que personne ne s'avisera de penser que je le souffrirais en ma présence. Allons, milords, je vide ma coupe en l'honneur de Cedric, puisqu'il refuse de boire à la santé de son fils.»
La coupe circula de main en main au milieu des applaudissemens moqueurs des courtisans; mais le Saxon n'en fut point dupe. Malgré son peu de finesse et de perspicacité, il n'était point assez borné pour que ce compliment flatteur en apparence effaçât dans son âme l'injure qu'il avait reçue. Il se tut néanmoins, et le prince proposa un toast pour Athelstane de Coningsburgh. Le chevalier s'inclina, et il montra qu'il était sensible à l'honneur qu'on lui faisait, en vidant d'un seul trait la coupe énorme qu'il tenait à la main.
«Maintenant, messieurs, dit le prince Jean, dont le cerveau commençait à sentir l'influence bachique, après avoir rendu hommage à nos hôtes saxons, nous les prierons de répondre à leur tour à notre affable courtoisie. Noble thane, continua-t-il en parlant à Cedric, désignez-nous quelque Normand dont le nom répugnera le moins à votre bouche, afin de noyer dans cette coupe de nectar toute l'amertume que le son en laisserait après lui.»
Waldemar Fitzurse se leva tandis que le prince parlait, et, se glissant derrière le siége du Saxon, il lui insinua de ne pas négliger l'occasion de mettre fin à toute espèce de haine entre les deux races, en nommant le prince. Le Saxon ne répondit rien à ce conseil adroit; mais se levant et remplissant sa coupe jusqu'au bord: «Prince, dit-il, votre altesse a demandé que je fisse connaître un Normand qui mériterait une santé à ce banquet. C'est une tâche difficile, puisqu'il faut que l'esclave chante les louanges du maître; puisqu'il faut que le vaincu, dans le temps même où il gémit sous le poids de toutes les humiliations de la défaite, célèbre le triomphe du vainqueur. Toutefois, je nommerai un Normand, le premier par le rang et le courage, le meilleur et le plus noble de sa race; et quiconque refusera d'applaudir comme moi à sa juste renommée, je le tiens pour lâche et sans honneur; je le dis, et je le soutiendrai aux dépens de mes jours. Je vide ce verre à la santé de Richard Coeur-de-Lion.»
Le prince Jean, qui croyait que son nom couronnerait la harangue du Saxon, frémit de rage en entendant prononcer d'une manière aussi inattendue celui de son frère. Il approcha machinalement de ses lèvres sa coupe remplie de vin, puis aussitôt la remit sur la table pour voir l'effet qu'une telle proposition produirait sur tous les convives, dont plusieurs sentaient le danger qu'il y aurait pour eux à l'accueillir comme à la repousser. Quelques uns, en courtisans plus anciens et plus expérimentés, suivirent l'exemple du prince lui-même, en portant la coupe à leurs lèvres et en la replaçant incontinent devant eux. D'autres, cédant à une impulsion moins calculée et plus généreuse, s'écrièrent: «Vive le roi Richard! puisse-t-il nous être bientôt rendu!» Un petit nombre, parmi lesquels on remarquait Front-de-Boeuf et le templier, dans un morne dédain, ne touchèrent point à leurs verres. Mais aucun n'eut la hardiesse de s'opposer ouvertement à la santé du monarque régnant.
Après avoir joui un instant de son triomphe, Cedric dit à son compagnon: «Debout, noble Athelstane! nous sommes ici depuis assez long-temps, dès que nous avons répondu à la courtoisie du prince Jean en assistant à son banquet; ceux qui désirent en apprendre davantage sur les coutumes grossières des Saxons viendront nous voir dans les demeures de nos ancêtres: quant aux festins royaux et à la politesse normande, nous en avons assez.» À ces mots il se leva et il quitta la salle du banquet, suivi par Athelstane et plusieurs autres convives, qui, participant d'une origine saxonne, se tenaient insultés par les sarcasmes du prince Jean et de ses nombreux flatteurs.
«Par les os de saint Thomas, dit le prince en les regardant partir, ces rudes Saxons, il faut l'avouer, ont eu la meilleure part du jour et se sont retirés avec les avantages de la victoire.»--«Conclamatum et poculatum est, on a bu et crié, dit le prieur Aymer; il serait temps de laisser là nos flacons.»--«Le moine sans doute a quelque jolie pénitente à confesser cette nuit, puisqu'il est si pressé de lever la séance... dit Bracy.»--«Non pas, sire chevalier, reprit l'abbé; mais j'ai plusieurs milles à parcourir ce soir pour regagner mon gîte.»--«Ils s'en vont, dit le prince à l'oreille de Fitzurse; ils ont déjà peur, et ce poltron de prieur est le premier à me quitter.»--«Ne craignez rien, dit Waldemar; je trouverai bien des raisons pour le déterminer à nous rejoindre à York.»--«Sire prieur, ajouta-t-il, je dois vous parler en particulier avant que vous remontiez sur votre palefroi.»
Les autres convives s'étaient dispersés à la hâte, excepté ceux de la suite du prince, et devenus ses partisans déclarés. «Voilà donc le résultat de votre avis,» dit le prince en se retournant avec humeur vers Fitzurse. «Un ivrogne et rustaud de Saxon vient me braver à ma propre table; et au seul nom de mon frère tout le monde s'éloigne de moi comme si j'avais la lèpre.»--«Ayez un peu de patience, mon prince, répondit le conseiller, je pourrais rétorquer votre accusation, et blâmer votre imprudente légèreté qui a dérangé mon plan et fait mal augurer de votre jugement. Mais ce n'est pas le temps des récriminations. Bracy et moi, nous nous rendrons tout de suite au milieu de ces poltrons, et leur ferons sentir qu'ils sont allés trop loin pour reculer.»
«Ce sera inutilement,» dit le prince en parcourant la salle à grands pas et dans une agitation à laquelle le vin avait sa bonne part; «ce sera inutilement: ils ont vu comme Balthazar une main qui écrivait sur le mur; ils ont remarqué la trace du lion sur le sable; ils ont entendu son rugissement s'approcher et ébranler la foret: rien ne ressuscitera leur courage.»--«Plût à Dieu! dit Fitzurse à Bracy, que quelque chose pût réveiller le sien; le nom seul de son frère lui donne la fièvre. Ils sont à plaindre assurément les conseillers d'un prince qui manquent de force et de persévérance dans le bien comme dans le mal!...»
CHAPITRE XV.
«Et cependant il croit, ah, ah! que je suis l'instrument et l'esclave de sa volonté. À merveille! qu'il en soit ainsi: à travers ce labyrinthe de trouble créé par ses complots et sa basse oppression, je me frayerai un chemin à de plus grandes choses; et qui osera me donner tort?»
JOANA BAILLIE Basile, tragédie.
Jamais araignée ne se donna plus de peine pour réparer les fils endommagés de sa toile, que n'en prit Waldemar-Fitzurse pour réunir et concilier les membres dispersés de la faction de Jean. Bien peu d'entre eux lui étaient attachés par inclination, aucun ne l'était par estime personnelle. Il devenait donc nécessaire que Fitzurse leur fît connaître les nombreux avantages qu'ils pouvaient espérer, et leur rappelât ceux dont ils avaient joui jusqu'à présent. Aux jeunes nobles indisciplinés il présentait la perspective d'une licence effrénée et d'une débauche sans contrôle; il séduisait les ambitieux par l'espoir du commandement, et les âmes intéressées en leur faisant entrevoir un accroissement de richesses et des domaines plus étendus. Les chefs des bandes mercenaires reçurent des gratifications en argent, moyen le plus puissant pour captiver leur esprit, sans lequel tous les autres eussent été infructueux. Ce personnage habile distribuait encore plus de promesses que d'argent, et il n'oubliait rien pour entraîner les indécis et ranimer tous ceux qui paraissaient découragés. Il parlait du retour du roi Richard comme d'un événement tout-à-fait improbable; néanmoins, lorsqu'il s'apercevait aux regards douteux et aux réponses ambiguës de ceux à qui il s'adressait, que c'était précisément cette crainte qui les obsédait il traitait hardiment cette question en soutenant que le retour de Richard, dût-il avoir lieu, ne devait pas changer leurs calculs politiques.
«Si Richard revient, disait-il, ce sera pour enrichir ses croisés appauvris et malheureux, aux dépens de ceux qui ne l'ont pas suivi en Palestine; ce sera pour exiger un compte rigoureux et terrible de tous ceux qui durant son absence ont fait tout ce que l'on peut appeler offense ou infraction aux lois du pays ou aux priviléges de la couronne; ce sera pour se venger, sur les templiers et les hospitaliers, de la préférence qu'ils ont montrée envers Philippe-de-France pendant les guerres de la Terre-Sainte; enfin ce sera pour châtier comme rebelles tous adhérens à son frère le prince Jean. Redoutez-vous sa puissance? ajouta le confident artificieux du prince: nous le reconnaissons comme un robuste et vaillant chevalier; mais nous ne sommes plus aux temps du roi Arthur, où un seul champion pouvait braver toute une armée. Si Richard revient, il doit être seul, sans suite et sans amis: les os de ses vaillans soldats ont blanchi les sables de la Palestine. Le peu de ses guerriers qui sont revenus ont été dispersés, et, comme Wilfrid Ivanhoe, en vrais mendians et en hommes sans ressources. Et que parlez-vous du droit de naissance de Richard?» continua-t-il en répondant à ceux qui avaient des scrupules à cet égard. «Ce droit de primogéniture est-il décidément plus certain que celui du duc Robert de Normandie, fils aîné du conquérant? Guillaume-le-Roux et Henri, ses frères cadets, lui furent successivement préférés par la voix de la nation. Robert avait tous les mérites que l'on peut faire valoir en faveur de Richard: il était chevalier courageux, bon chef, généreux envers ses amis et envers l'église; enfin c'était un croisé et un des conquérans du saint Sépulcre: cependant il mourut aveugle et infortuné dans le château de Cardiffe, parce qu'il s'opposa aux volontés du peuple, qui refusait de le reconnaître pour maître. Nous avons droit, dit-il encore, de choisir dans la famille royale le prince le plus capable de garder le pouvoir suprême, c'est-à-dire, ajouta-t-il en se rectifiant, celui dont l'élection garantira le mieux les intérêts de la noblesse. Pour ce qui est des qualités personnelles, il est possible que le prince soit inférieur à son frère Richard; mais si l'on considère que le dernier revient portant à la main le glaive de la vengeance, tandis que le premier nous offre récompenses, immunités, priviléges, richesses et honneurs, il n'y a plus de doute sur le choix du souverain qui doit appeler l'attention de la noblesse.»
Ces argumens et beaucoup d'autres, dont quelques uns s'appliquaient aux positions particulières de ceux à qui lui-même s'adressait, produisirent leur effet sur les barons du parti du prince Jean. La plupart consentirent de se rendre à l'assemblée qu'on proposait d'avoir à York, dans le dessein de prendre des arrangemens définitifs pour placer la couronne sur la tête de ce prince, au détriment de Richard, roi légitime encore vivant.
La nuit était déjà très avancée, lorsque, épuisé de fatigue par des efforts que le résultat justifiait, Waldemar Fitzurse, en rentrant au château d'Ashby, rencontra de Bracy, qui avait quitté ses vêtemens somptueux du banquet, pour une casaque de drap vert avec un haut-de-chausses de même couleur, un couvre-chef de cuir, une courte épée ou un couteau de chasse, un cor suspendu à son épaule, un arc en main et un paquet de flèches attaché à sa ceinture. Si Waldemar eût rencontré ce personnage hors du château, il eut passé près de lui sans y faire attention, et l'aurait pris pour un des yeomen de garde; mais le trouvant dans le vestibule, il le considéra de plus près, et reconnut le chevalier normand sous l'accoutrement d'un archer anglais.
«Que signifie cette mascarade? s'écria Fitzurse avec un peu d'humeur; est-ce le temps des gambades et des farces de Noël17 quand le sort du prince Jean, notre maître, est à la veille de se décider? Pourquoi n'es-tu pas venu comme moi au milieu de ces poltrons, que le seul nom du roi Richard fait trembler de peur, comme on dit qu'il effraie les enfans Sarrasins?»--«J'ai songé à mes affaires, Fitzurse, répondit avec calme Bracy, comme vous avez pensé aux vôtres.»--«Comme j'ai pensé aux miennes! reprit tel qu'un écho le rusé Waldemar; je ne me suis occupé que de celles du prince Jean, notre commun patron.»--«À merveille, mon cher, dit Bracy; mais quel est ton motif pour agir ainsi? je gage que c'est plutôt ton intérêt personnel. Allons, Fitzurse, nous nous connaissons tous deux; l'ambition t'aiguillonne; pour moi, c'est le plaisir: nous différons dans nos goûts, parce que nous ne sommes pas du même âge. Tu as sur le prince Jean la même opinion que moi: nous savons tous deux qu'il est trop faible pour être un monarque résolu, trop despote pour être un bon roi, trop insolent et trop présomptueux pour être un souverain populaire, trop léger et trop timide pour conserver long-temps le diadème. Mais c'est le prince avec lequel Fitzurse et de Bracy ont espéré s'élever et prospérer; voilà pourquoi nous l'aidons, toi de ta politique et moi des lances de mes francs compagnons.»
Note 17: (retour) Les fêtes de Noël ou Christmas sont en Angleterre ce qu'est en France le nouvel an; on se visite, on se fait des présens, les domestiques reçoivent des étrennes, et on se donne des repas où le beafsteak ou boeuf, le plum-pouding ou assemblage de farine, de graisse et de raisins cuits, le turkey ou dindon, et les minced-pies ou petits gâteaux jouent un grand rôle.A. M.
«Voilà un auxiliaire bien gros d'espérance! dit Fitzurse impatienté; un homme occupé de folies, dans le moment le plus critique! Mais quel est donc ton dessein, sous un tel déguisement, dans une nécessité aussi pressante?»--«De prendre une femme, répond froidement Bracy, à la manière de la tribu de Benjamin.»--«De la tribu de Benjamin! Je ne te comprends pas.»--«N'étais-tu pas présent hier soir, reprend Bracy, lorsque le prieur Aymer nous récita un conte en réponse à une romance qui fut chantée par le ménestrel? Il raconta comment, jadis en Palestine, une affreuse querelle s'éleva entre le clan de Benjamin et le reste de la nation israélite; comment celle-ci tailla en pièces toute la chevalerie de cette nation, et jura par la sainte Vierge de ne permettre à aucun de ceux qui avaient échappé au carnage, de prendre une épouse de leur lignage; comment enfin la même nation, ayant regret de son voeu, envoya consulter le pape sur le moyen d'absoudre les femmes qui le transgresseraient; et comment, d'après l'avis du saint père, les jeunes chevaliers de Benjamin donnèrent un superbe tournoi, où ils enlevèrent toutes les femmes qui s'y trouvaient, et les obtinrent de la sorte pour épouses, sans avoir besoin du consentement ni d'elles ni de leurs familles.»
«J'ai déjà entendu cette histoire, dit Fitzurse, quoique le prieur ou toi vous ayez fait de singulières altérations dans la date et dans les détails.»--«Je te dis, répliqua de Bracy, que je veux me pourvoir d'une femme à la manière de la tribu de Benjamin; c'est-à-dire que sous un pareil accoutrement je tomberai cette nuit même sur ce troupeau de lourds Saxons qui viennent de quitter le château, et leur enlèverai la belle Rowena.»--«Es-tu fou, Bracy, dit Fitzurse. Songe donc que, bien que ce soient des Saxons, ils sont riches, puissans, et d'autant plus respectés par leurs concitoyens, que la richesse et la puissance ne sont maintenant le partage que d'un petit nombre d'individus de cette nation.»--«Et ce ne devrait être celui d'aucun d'eux, dit Bracy, pour que l'oeuvre de la conquête fût réellement consommé.»--«Ce n'est pas du moins le temps d'y songer, reprit Fitzurse; la crise qui s'approche impose à Jean la nécessité de captiver la faveur populaire, et il ne pourrait refuser de punir quiconque outragerait un homme cher à la multitude.»--«Qu'il l'accorde s'il l'ose, dit Bracy, et il verra bien vite la différence qui existe entre une bonne et vigoureuse masse de lances comme la mienne, et un misérable amas de Saxons, sans coeur ni sans aucune discipline. Au reste, vous ignorez mon plan: ne semblé-je pas un chasseur aussi hardi que quiconque sonna jamais du cor? Le blâme de la violence retombera sur les outlaws des forêts du comté d'Yorck. J'ai mis de fidèles espions aux trousses de ces Saxons revêches: ils couchent cette nuit au couvent de saint Wittol ou Withold, ou je ne sais comment ils appellent ce rustre de saint saxon, près de Burton-sur-Trent18. La marche du lendemain les met en notre pouvoir, et nous fondons sur eux comme des faucons sur leur proie. Alors je paraîtrai sous ma forme naturelle, je ferai le chevalier courtois, je délivrerai la belle infortunée des mains de ses grossiers ravisseurs, je la conduirai au château de Front-de-Boeuf ou en Normandie, s'il est nécessaire, et je ne la ramènerai à sa famille que comme épouse et dame de Maurice de Bracy.»
«C'est un plan merveilleux, dit Fitzurse, et qui n'est pas, je le crois, entièrement de ton invention. Sois franc, Bracy: qui t'a aidé à le concevoir? et qui doit t'aider à l'exécuter? car, je pense que ta propre compagnie est bien en ce moment à York.»--«S'il faut absolument que tu le saches, dit Bracy, c'est le templier qui a fait le plan du projet que l'aventure des Benjamites m'a suggéré. Il doit me seconder dans cette attaque plaisante; lui et ses gens joueront le rôle des outlaws, des mains de qui mon bras vigoureux arrachera la belle Saxonne, après que j'aurai changé de vêtement.»
«Par Notre-Dame, dit Fitzurse, le plan est digne de votre sagesse réunie; et ta prudence, de Bracy, se manifeste d'une manière encore plus spéciale dans ton projet de laisser la jeune personne entre les mains de ton digne et valeureux confédéré. Tu réussiras, je le présume, à l'enlever à ses amis saxons, mais la retirer ensuite des griffes de Bois-Guilbert me semble une chose beaucoup plus difficile; c'est un faucon bien accoutumé à saisir une perdrix, comme à ne plus lâcher sa proie.»--«Il est templier, reprit de Bracy, par conséquent ne saurait être mon rival dans mon projet d'épouser cette riche héritière saxonne19; et, pour tenter quelque chose de déshonorant contre l'épouse que se destine Bracy, par le ciel! fût-il à lui seul tout un chapitre de son ordre, il n'oserait pas me faire un tel outrage.»
«Puisque rien de ce que je dis ne peut, mon cher Bracy, t'ôter de l'esprit cette folie, car je connais ton caractère opiniâtre, emploie le moins de temps possible, et qu'elle ne soit pas aussi longue qu'elle est importune.»--«Je t'assure, Fitzurse, que c'est l'affaire de quelques heures, et je serai à York, à la tête de mes intrépides compagnons d'armes, prêt à exécuter tout plan audacieux que ta politique aura imaginé. Mais j'entends mes camarades réunis, et les coursiers trépigner et hennir dans la cour extérieure. Adieu. Je vais en vrai chevalier conquérir le sourire d'une belle.»
«En vrai chevalier,» répéta Fitzurse, le regardant partir; «comme un vrai fou, dirais-je, ou un enfant qui néglige les affaires les plus sérieuses et les plus urgentes, pour chasser le duvet de chardon qui s'en va de son épaule. Et c'est avec de tels instrumens que je dois travailler! Et au profit de qui? d'un prince aussi imprudent que dissolu, qui sera vraisemblablement aussi ingrat qu'il s'est montré fils rebelle et frère dénaturé. Mais lui-même n'est aussi qu'un des instrumens avec lesquels je m'exerce; et, orgueilleux comme il est, s'il s'avisait jamais de séparer ses intérêts des miens, c'est un secret que je lui apprendrais bientôt.»
Les réflexions de l'homme d'état furent ici interrompues par la voix du prince, qui, d'un appartement voisin, cria: «Waldemar! noble Fitzurse!» et, ôtant son bonnet, le futur chancelier, titre auquel aspirait le rusé Normand, se hâta d'aller recevoir les ordres de son futur souverain.
CHAPITRE XVI.
«Dans un lointain désert, à la foule inconnu, un vénérable ermite vécut depuis sa première jeunesse jusqu'à l'âge mûr. La mousse était son lit, une grotte sa cellule, sa nourriture des fruits, sa boisson de l'eau de source; éloigné des hommes, il passait ses jours avec Dieu; la prière était sa seule occupation, la louange son unique plaisir.»
PARNELL.
Le lecteur ne peut avoir oublié que la victoire, dans la seconde journée du tournoi, fut décidée par le secours du chevalier inconnu, dont la conduite passive et indifférente durant la première partie de l'assaut, l'avait fait surnommer le Noir-Fainéant. Le chevalier avait quitté l'arène immédiatement après le triomphe assuré; et lorsqu'il fut appelé pour recevoir le prix de sa valeur, on ne le trouva point. Pendant que les hérauts d'armes le réclamaient à haute voix et au son des trompettes, il dirigeait sa course vers le nord, évitant les sentiers frayés et prenant le chemin le plus court à travers les bois. Il passa la nuit dans une petite hôtellerie isolée, où cependant un ménestrel errant lui donna des nouvelles du résultat de la seconde journée du tournoi.
Le lendemain il partit de bonne heure, dans le dessein de voyager plus long-temps; son cheval, qu'il avait eu soin de ménager la veille, lui permettant de faire un bon trajet sans avoir besoin de beaucoup de repos. Toutefois il fut trompé dans son espoir, car les sentiers qu'il avait suivis étaient si tortueux que lorsque la nuit vint le surprendre, il se trouvait seulement sur la lisière du West-Riding, dans le comté d'York. Le cheval et le cavalier avaient besoin de nourriture, et il devenait indispensable de chercher quelque lieu pour y demeurer jusqu'au jour. L'endroit où le voyageur se trouvait ne semblait propre à lui fournir ni abri, ni souper, et il était sur le point de se voir réduit à l'expédient habituel aux chevaliers errans, qui, en pareille occasion, abandonnaient leur monture au pâturage, et se couchaient sur la dure au pied d'un chêne, en songeant tout à leur aise à la dame de leurs pensées. Mais soit que le chevalier noir n'eût pas de maîtresse, soit qu'il fût en amour aussi indifférent qu'il avait paru l'être au tournoi, il n'était point assez occupé de réflexions passionnées sur une belle et sur ses rigueurs, pour oublier la fatigue et la faim, et pour que les doux rêves de la galanterie lui tinssent lieu de lit et de souper. Il fut donc très peu satisfait, lorsque promenant ses regards autour de lui, il se trouva environné de bois, à travers lesquels s'offraient, il est vrai, plusieurs clairières et des sentiers, mais qui semblaient avoir été tracés par des troupeaux qui étaient venus paître dans la forêt, ou par les bêtes fauves et les chasseurs qui les poursuivent.
Le soleil aux rayons duquel le chevalier avait jusqu'alors dirigé sa course, venait de disparaître sur sa gauche derrière les montagnes du comté de Derby, et tout effort qu'il eût tenté pour aller plus loin aurait pu l'écarter de sa route et reculer le terme de son voyage. Après avoir inutilement essayé de choisir le sentier le plus battu dans l'espoir qu'il le conduirait à la chaumière de quelque garde-forestier ou de quelque berger, convaincu à la fin qu'il ne pouvait fixer son choix, il résolut de se confier au seul instinct de son cheval, instinct qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de mettre à l'essai, et qui lui avait prouvé que ces animaux sont souvent des guides plus sûrs que leurs cavaliers.
Cet intelligent quadrupède, tout fatigué qu'il était d'une si longue journée sous le poids d'un maître vêtu de sa lourde armure, ne sentit pas plutôt les rênes flotter à l'abandon sur son cou, que, se voyant l'arbitre de sa direction, il sembla prendre de nouvelles forces, et ce coursier, qui naguère eût à peine obéi à l'éperon autrement que par un soupir ou gémissement, tout fier actuellement de la confiance que l'on avait en lui, dressa les oreilles, releva la tête, et prit de lui-même un trot plus vif. Le sentier qu'il adopta n'était pas dans la même direction que celle que le chevalier avait suivie durant le jour; mais comme le cheval semblait content de son choix, le cavalier s'abandonna totalement à sa discrétion. L'événement prouva qu'il avait eu raison, car le sentier parut bientôt un peu plus large et plus battu, et le son d'une petite cloche avertit le chevalier qu'il se trouvait à peu de distance de quelque chapelle ou ermitage.
Il atteignit une pelouse ouverte, de l'autre côté de laquelle un roc s'élevant d'une manière abrupte sur une plaine légèrement inclinée, offrait au voyageur un front gris et dentelé. Le lierre en plusieurs lieux couvrait ses flancs, et en quelques autres on voyait s'élever le chêne et le houx, dont les racines trouvaient leur nourriture dans les fentes et crevasses du rocher, tandis que les rameaux de ces arbres se balançaient sur le précipice, comme le panache d'un guerrier sur son casque luisant d'acier, donnant ainsi de la grace à un objet dont l'effet principal devait être l'effroi. Au bas de ce rocher et s'appuyant contre lui, était une hutte grossière formée de troncs d'arbres coupés dans la forêt voisine et joints ensemble de manière à braver l'intempérie des saisons, au moyen de ce que leurs interstices étaient bouchés par un ciment d'argile et de mousse. La tige d'un jeune sapin dépouillé de ses branches, avec un morceau de bois lié transversalement vers le haut, était plantée près de la porte, comme un rustique emblème de la sainte Croix. À une faible distance à droite, une source d'eau limpide jaillissait du rocher et tombait dans le creux d'une pierre dont le travail des ans avait fait un bassin naturel. S'échappant ensuite, elle devenait un ruisseau qui, avec un léger murmure, coulait dans un lit qu'elle s'était lentement formé, et s'avançait en serpentant à travers une plaine étroite pour aller se perdre dans un bocage voisin.
Auprès de cette fontaine apparaissaient les ruines d'une petite chapelle, dont le toit en partie n'existait plus. Cet humble bâtiment, lorsqu'il était entier, n'avait eu jamais plus de seize pieds de longueur sur douze de largeur; et le toit, bas en proportion, reposait sur quatre voûtes ou arcades en saillie aux quatre angles du bâtiment et supportées chacune par un pilier massif. Les bords de deux de ces arches étaient encore debout, bien que le toit qui avait existé entr'elles fût écroulé; les deux autres étaient parfaitement conservées. L'entrée de ce vieil édifice religieux se trouvait sous une arche arrondie et très basse, décorée d'ornemens en zigzag semblables à des dents de requin, comme on en voit encore aux anciennes églises saxonnes. Sur le porche s'élevait un beffroi soutenu par quatre piliers, entre lesquels pendait la cloche verdâtre et calcinée dont le faible tintement avait été entendu quelques instans auparavant par le chevalier noir.
Ce tableau simple et pittoresque brillait des reflets du crépuscule aux yeux du voyageur, en lui donnant l'assurance consolante de pouvoir y passer la nuit, car il était du devoir des ermites qui habitaient ces forets d'exercer l'hospitalité envers les voyageurs égarés ou surpris par l'obscurité. Le chevalier ne prit donc pas le temps d'examiner en détail les particularités que nous venons de rapporter; mais, remerciant saint Julien, patron des voyageurs, qui lui avait procuré un bon gîte, il descendit de cheval, et frappa du bout de sa lance à la porte de l'ermitage, afin d'appeler l'attention et dans l'espoir d'en obtenir l'entrée.
Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'on lui eût fait aucune réponse; et quand il en reçut une, elle ne fut pas en termes rassurans. «Passe ton chemin, qui que tu sois!» lui cria une voix rauque et forte à travers une fente de la porte, «et ne trouble pas le serviteur de Dieu et de saint Dunstan dans ses prières du soir.»--«Révérend père, dit le chevalier, c'est un pauvre pèlerin égaré dans ces bois qui t'offre l'occasion d'exercer envers lui la charité et l'hospitalité.»--«Mon frère, reprit le saint homme, il a plu à la vierge Marie et à saint Dunstan que je fusse destiné à recevoir l'une et l'autre, au lieu de les exercer. Je n'ai ici aucune provision qu'un chien voulût même partager avec moi, et un cheval un peu délicat ne voudrait point de ma couche pour litière. Passe donc ton chemin, et que Dieu lui-même t'assiste!»--«Mais comment, reprit le chevalier, me serait-il possible de trouver mon chemin à travers le bois au milieu d'aussi épaisses ténèbres? Je vous supplie, révérend père, puisque vous êtes chrétien, d'ouvrir votre porte et de m'indiquer au moins ma route.»
«Je vous supplie, mon frère en Dieu, reprit à son tour l'anachorète, de ne pas me troubler plus long-temps. Vous avez déjà interrompu un Pater, deux Ave et un Credo que mon voeu de misérable pécheur m'oblige de réciter avant le lever de la lune.»--«La route! la route! vociféra le chevalier, si je ne dois pas espérer davantage de toi.»--«La route, lui répondit l'ermite, est aisée à suivre. Le sentier depuis ma cellule conduit à un marais, et de ce marais à un gué, lequel, attendu que les pluies ne l'ont pas encore enflé, n'est point difficile à franchir. Au delà de ce gué tu auras soin d'éviter la rive gauche, qui offre des précipices20 et le sentier qui longe le torrent a dernièrement, comme je l'ai appris, car je quitte rarement les devoirs de ma retraite, été rompu en différens endroits: alors tu marcheras en ligne droite.»
«Un sentier rompu! un précipice! un gué! et un marais!» dit le chevalier en l'interrompant; «mais, sire ermite, fussiez-vous le plus saint de tous ceux qui jamais portèrent une barbe ou déroulèrent les grains de leurs chapelets21 il ne serait pas en votre pouvoir de me jeter cette nuit dans un danger pareil. Je te répète que toi, qui vis de la charité d'autrui, si peu méritée, comme je le vois, tu n'as pas le droit de refuser un abri au voyageur dans sa détresse. Ouvre-moi vite ta porte, ou, par la sainte hostie, je l'enfonce de ma lance et me fraie un passage.»--«Ami voyageur, répliqua l'ermite, ne sois pas importun; si tu m'obliges à faire usage d'armes charnelles pour ma défense, il t'adviendra malheur.»
Dans ce moment un bruit confus d'aboiemens et de grognemens, arrivé d'une certaine distance aux oreilles du chevalier, en devenant de plus en plus éclatans et furieux, lui fit croire que l'ermite, alarmé de la menace, et s'imaginant qu'on forcerait sa porte, avait appelé à son secours les chiens qui faisaient ce tapage. Irrité de ces préparatifs de l'ermite pour accorder l'hospitalité au chevalier, celui-ci frappa du pied la porte avec une telle violence, que les piliers et tenons en furent tout ébranlés. L'anachorète n'ayant aucune envie d'exposer sa porte à un nouveau choc: «Patience! patience! bon voyageur, s'écria-t-il, ménage tes forces et je vais à l'instant t'ouvrir mon ermitage, quoique, peut-être, tu ne doives pas avoir à t'en féliciter.»
La porte s'entr'ouvre en effet, et l'ermite, homme grand et fortement constitué, couvert de son froc et de son capuchon, avec une corde de jonc pour ceinture, paraît devant le chevalier. Il tenait d'une main une torche allumée, et de l'autre un bâton de pommier sauvage si gros et si pesant, qu'il pouvait bien passer pour une massue. Deux chiens énormes à longs poils, moitié lévriers, moitié mâtins22, trépignaient à ses côtés et semblaient prêts à fondre sur le voyageur, aussitôt que leur maître les aurait lâchés. Mais quand la torche eut réfléchi sa lumière sur la luisante armure de l'étranger, qui se tenait en dehors, l'ermite, changeant probablement ses premières intentions, réprima la fureur de ses auxiliaires, et prenant un ton de courtoisie brusquée, il invita le chevalier à entrer dans son gîte, et s'excusa sur l'hésitation qu'il avait mise à le recevoir, s'étant fait, disait-il, une règle de ne jamais ouvrir sa porte après le soleil couché, à cause des bandes de voleurs et d'outlaws qui infestaient les environs, et qui ne respectaient ni la sainte Vierge, ni saint Dunstan, ni ceux qui se dévouaient à leur culte.
«La pauvreté de votre cellule, bon père,» dit le chevalier, en regardant autour de lui et en ne voyant qu'un lit de feuillage, un crucifix en chêne grossièrement taillé, un missel, une table à peine ébauchée, faite de planches brutes et sciées grossièrement23; deux escabelles et un ou deux méchans articles de ménage; «la pauvreté de votre cellule me semble un moyen de défense suffisant contre l'apparition des voleurs, sans parler du secours de deux chiens assez forts, je pense, pour déchirer un cerf, et conséquemment pour combattre avec avantage plusieurs hommes réunis.»--«Le bon gardien de la forêt, dit l'ermite, m'a permis l'usage de ces animaux pour protéger ma solitude jusqu'à des temps meilleurs.» Ayant ainsi parlé, il mit sa torche sur une barre de fer qui servait de candélabre, et plaçant un fagot de bois sec sur un feu presque éteint, il avança près de la table une escabelle où il s'assit, en faisant signe au chevalier de l'imiter avec l'autre.
Note 23: (retour) A rough-hewn table, une table ébauchée, ou de planches brutes mal jointes, expression que le précédent traducteur a rendue par une «table de pierre brute.» Il est beaucoup plus présumable que cette table était de bois grossièrement travaillé. De semblables détails et une foule d'autres, en apparence insignifians, ne sauraient être négligés, si l'on veut essayer de reproduire le talent descriptif de l'auteur, entièrement puisé dans la nature.A. M.
Assis tous deux, ils se regardèrent quelques instans avec un grand sérieux, chacun pensant en soi-même qu'il avait rarement vu un homme plus vigoureux et plus déterminé que celui qui lui était opposé. «Vénérable ermite, dit le chevalier après avoir long-temps considéré son hôte, si je ne craignais pas de troubler vos pieuses méditations, je vous prierais de me dire: premièrement où je puis mettre mon cheval; ensuite, ce que vous pouvez me donner pour souper; enfin où je trouverai une couche, afin de prendre un peu de repos cette nuit?»--«Je vous répondrai, dit l'ermite, avec un signe du doigt, vu qu'il serait contre ma règle de prononcer des paroles, toutes les fois que le geste y peut suppléer.» Disant ces mots, il indiqua successivement deux coins de sa cellule. «Voilà l'écurie, dit-il, et voilà votre lit24.» Cherchant ensuite sur une planche voisine, un plat contenant deux poignées de pois secs et le mettant sur la table, il ajouta: «Voici votre souper.»
Le chevalier haussa les épaules, et sortant de la hutte, il amena son cheval, qu'il avait attaché par la bride à un arbre; il le dessella, le pansa avec soin, et lui étendit sur le dos son propre manteau. L'ermite fut vraisemblablement touché des soins que le chevalier prenait de sa monture, car, ayant l'air de se rappeler quelques restes de fourrage laissés par le garde forestier, à sa dernière visite, il tira d'un coin de l'écurie une botte de foin qu'il plaça sous la bouche du coursier, et immédiatement après, il étendit une brassée de fougère sèche à l'endroit qu'il avait montré comme réservé au lit du cavalier. Celui-ci le remercia de sa courtoisie, et, ce devoir rempli, tous deux revinrent s'asseoir à la table, où se trouvait toujours entre eux l'assiette de pois secs. Après un long benedicite, qui avait été autrefois en latin, mais qui n'en conservait que des fragmens tronqués, à l'exception, çà et là, d'une longue et roulante finale de quelques mots ou phrases, l'ermite donna l'exemple à son hôte, en mettant modestement dans une grande bouche, garnie de deux rangées d'excellentes dents, aussi blanches et aussi aiguës que celles d'un sanglier, trois ou quatre pois secs; triste mouture, sans doute, pour un moulin si large et si puissant25!
Afin de suivre un si louable exemple, le chevalier ôta son casque, son corselet et la plus grande partie de son armure, et fit voir à l'ermite une tête couverte de cheveux blonds, épais et bouclés, des traits prononcés, des yeux bleus singulièrement vifs et pénétrans, une belle bouche, avec la lèvre supérieure chargée de deux moustaches plus foncées que les cheveux; enfin un homme hardi, entreprenant, qualités analogues à sa haute et vigoureuse stature.
L'ermite, comme si l'envie lui avait pris de répondre à la confiance de son hôte, rejeta son capuchon en arrière, et montra à son tour une tête ronde comme une boule, et qui décelait un homme encore dans le printemps de la virilité. Sa large tonsure, environnée d'un cercle de cheveux noirs et crépus, rappelait l'image d'un enclos communal entouré d'une haie d'aubépine26. Ses traits n'exprimaient rien d'une austérité monastique, ni le jeûne et les macérations d'une vie ascétique; au contraire il avait une contenance orgueilleuse et décidée, les yeux surmontés de larges sourcils noirs, le front largement dessiné, les joues rondes et vermeilles comme celles d'un trompette, avec un menton qui balançait une barbe longue, noire et touffue. Une telle figure entée sur le corps charnu de l'homme sacré, rappelait bien plus énergiquement pour subsistance habituelle l'emploi de gros reins de boeuf et de bonnes hanches de mouton, qu'une chétive nourriture de pois secs ou de légumes27. Cette disconvenance n'échappa point à la sagacité du chevalier, qui, après avoir broyé avec difficulté une bouchée de pois secs, trouva qu'il devenait indispensable de demander à l'ermite quelque boisson pour l'aider à les avaler: celui-ci répondit à sa requête en plaçant devant lui une grande cruche d'eau la plus pure de la fontaine.
Note 26: (retour) His close-shaven crown, surrounded by a circle of stiff-curled black hair, had something the appearance of a parish pinfold begirt by its high hedge. Ce trait vivant et qui décèle si bien la touche éminemment pittoresque du romancier calédonien, a échappé, par mégarde, sans doute, à la plume de son premier interprète.A. M.
«Elle vient, dit-il, de la source de Saint-Dunstan28, dans laquelle, entre deux soleils, il baptisa cinq cents païens danois. Que son nom soit béni!» Et approchant sa barbe noire de la cruche, il avala une gorgée d'eau, en quantité infiniment plus modérée qu'on ne devait s'y attendre, d'après l'éloge qu'il venait d'en faire. «Il me semble, mon révérend père, dit le chevalier, que ces pois secs, dont vous mangez si peu, et que cette eau pure, dont vous êtes si économe envers vous-même, s'accordent merveilleusement avec votre constitution. Vous me paraissez homme plus propre à gagner le prix du bélier dans une lutte à bras-le-corps, ou celui de l'anneau dans le jeu du bâton au moulinet, ou celui du bouclier au jeu de l'épée, qu'à passer votre temps dans ce désert, en disant des messes et en ne vivant que de pois secs et d'eau claire.»
«Sire chevalier, reprit l'ermite, vos pensées ressemblent à celles des laïques ignorans, elles sont selon la chair. Il a plu à la sainte Vierge et à mon saint patron de bénir la pitance à laquelle je me restreins, comme jadis furent bénis les légumes et l'eau dont se contentèrent les enfans Sidrach, Misach et Abdenago, lesquels ne voulurent pas toucher au vin ni aux viandes que leur fit servir le roi des Sarrasins.»
«Saint père, dit le chevalier, sur la figure de qui le ciel a opéré un tel miracle, permets à un humble pécheur de demander ton nom.»--«Tu peux m'appeler l'ermite Copmanhurst, répondit le cénobite; car on m'appelle ainsi. On y ajoute, il est vrai, l'épithète de saint; mais je n'y tiens pas, vu que je ne m'en trouve pas digne. Et maintenant, brave chevalier, puis-je à mon tour savoir le nom de mon hôte?»--«Certainement, dit le voyageur, certainement: On m'appelle dans ce pays le chevalier noir. Beaucoup de gens, il est vrai, ajoutent à ce nom l'épithète de fainéant; mais je ne m'en soucie guère, vu que je m'en crois peu digne.»
L'ermite put à peine s'empêcher de sourire à l'ouïe de la réponse de son hôte. «Je vois, dit-il, sire chevalier fainéant, que tu es un homme de sens et de bon conseil; je vois de plus que la simplicité de mon régime monastique ne séduit pas un voyageur comme toi, accoutumé, peut-être, à la licence des cours et des camps et au luxe des villes. Maintenant il me semble, sire fainéant, qu'à la dernière visite du charitable garde-forestier dans ma cellule, il a laissé à ma garde, outre plusieurs bottes de fourrage, quelques provisions de bouche, qui, n'étant point propres à mon usage, me sont sorties de la mémoire au milieu de mes pieuses et bien plus graves méditations.»
«J'aurais juré qu'il en était ainsi, reprit le chevalier. J'étais sûr qu'il y avait une meilleure nourriture dans votre cellule, vénérable père, du moment que vous avez ôté votre capuchon. Le garde-forestier est sans doute un jovial compagnon, et quiconque aurait vu des dents comme les tiennes broyer ces pois, et ton large gosier s'abreuver d'une si vulgaire boisson, n'aurait pu te croire nourri de mets et désaltéré par un breuvage tout au plus dignes de mon cheval.» En disant ces paroles, il désignait du doigt le service de la table; puis il ajouta: «Voyons sans délai la fine réserve du garde-forestier.»
L'ermite jeta sur le chevalier un regard pénétrant, dans lequel on remarquait une sorte d'hésitation comique; il paraissait douter s'il y aurait de sa part quelque prudence à se confier à son hôte. Cependant la contenance de celui-ci marquait assez de franchise pour dissiper toute crainte. Son sourire également avait quelque chose d'un sardonisme irrésistible et respirait tellement la loyauté, qu'il commandait en quelque sorte la sympathie. Après l'échange de deux ou trois oeillades muettes, l'ermite courut au fond de sa hutte, il ouvrit une armoire cachée avec autant d'adresse que de soin, en sortit un énorme pâté dans un plat d'étain d'une dimension peu usitée. Ce gros pâté fut mis devant le chevalier, qui, prenant son poignard, le tailla bien à l'aise et ne perdit pas de temps pour faire une ample connaissance avec le contenu.
«Y a-t-il long-temps, révérend père, que l'honnête garde de la forêt n'est venu chez vous,» dit le chevalier après avoir avalé en hâte plusieurs morceaux de ce renfort ajouté à la bonne chère du cénobite.--«Environ deux mois, répondit celui-ci sans réflexion.»--«De par le ciel! reprit le chevalier, tout dans votre ermitage tient du miracle, bon père; j'aurais juré que le gros chevreuil qui a fourni cette venaison courait encore il y a huit jours dans la foret.»
L'ermite fut quelque peu déconcerté par cette remarque; et d'ailleurs il faisait une bien triste figure en regardant diminuer à vue d'oeil son pâté, où l'hôte faisait des brèches profondes; attaque militaire à laquelle sa profession antérieure d'abstinence ne lui permettait pas de s'unir.--«Mais, à propos, révérend père, j'ai été en Palestine» dit le chevalier en cessant tout à coup de manger, et je me souviens que c'est un devoir pour quiconque reçoit un convive à sa table, de l'assurer de la bonté des alimens, en les goûtant avec lui. À Dieu ne plaise que je soupçonne un si saint homme de mauvaises intentions; néanmoins, je serais charmé de vous voir suivre l'usage de l'Orient.»--«Pour mettre à l'aise vos scrupules inutiles, sire chevalier, je me départirai cette fois de ma règle,» répondit le cénobite; et comme dans ce temps-là il n'existait pas encore de fourchettes, sur-le-champ il plongea ses doigts dans les cavernes du pâté.
La glace de la cérémonie étant une fois rompue29, il s'éleva une rivalité d'appétit entre l'ermite et le chevalier; et, quoique celui-ci eût probablement jeûné plus long-temps, le cénobite le laissa bien loin derrière lui.--«Saint père, dit le chevalier lorsque sa faim fut apaisée, je parierais mon cheval contre un sequin que l'honnête garde-forestier auquel nous sommes redevables de cette venaison, t'a laissé un baril de Bordeaux, ou une pipe de Madère, ou quelque autre bagatelle analogue, en auxiliaire de son pâté. Cette circonstance, je ne l'ignore point, ne serait pas digne de rester dans la mémoire d'un cénobite aussi rigide; mais je pense que si vous vouliez chercher encore dans le fond de votre cellule, vous trouveriez que ma conjecture n'est nullement chimérique.
Note 29: (retour) The icy of ceremony being once broken, phrase que le premier interprète de Walter-Scott rend par la glace étant ainsi rompue, comme si ce n'était pas une métaphore; elle serait plus exactement reproduite par cet équivalent: toute cérémonie étant mise de coté. Nous hasardons la forme anglaise, en reconnaissant le néologisme.L'ermite ne répondit que par une grimace30; et, retournant à l'armoire où il avait pris le pâté, il en rapporta une bouteille de cuir, qui pouvait contenir environ quatre litres. Il la mit sur la table avec et, ayant ainsi fait cette provision liquide pour arroser le souper, il crut pouvoir mettre de côté toute gêne. Remplissant donc les deux coupes, il en prit une en disant en saxon: «Waes hael, à votre santé, chevalier fainéant!» et il la vida d'un trait. «Drink hael, je bois à la vôtre, ermite de Copmanhurst,» répondit le guerrier; et il lui fit raison de la même manière. «Saint personnage, ajouta le voyageur après ce premier toast, je ne saurais que m'étonner de plus en plus qu'un homme doué de qualités et de forces comme les tiennes, et qui par dessus tout se montre un excellent convive, ait songé à vivre seul dans un désert. À mon avis, vous seriez bien plutôt fait31 pour prendre d'assaut un castel ou une forteresse, en mangeant gras et buvant sec, au lieu de vous nourrir ici de légumes, et de vous abreuver d'eau claire, ou de dépendre même de la charité du garde-forestier. Du moins, si j'étais à votre place, je chasserais à mon aise les daims du roi; il en existe en abondance dans ces forêts, et on ne regretterait pas un daim tué pour le service du chapelain de saint Dunstan.»
Note 31: (retour) L'auteur anglais passe alternativement du vous au tu, afin de varier sans doute le ton de la conversation à la fois noble et familière de ses interlocuteurs. Nous avons fréquemment reproduit ces formes d'élocution, pour mieux encore nous rapprocher des intentions et du style de l'écrivain britannique.A. M.
«Sire fainéant, reprit l'ermite, voilà des mots dangereux, et je vous prie de ne pas les répéter. Je suis un religieux fidèle au prince et à la loi; si je m'avisais de chasser le gibier de mon souverain, je serais sûr de la prison, et ma robe ne me sauverait même pas de la potence.»--«N'importe, si j'étais de vous, dit le chevalier, je me promènerais au clair de la lune, lorsque les gardes-forestiers se tiennent bien chaudement dans leurs lits, et tout en marmottant mes prières, je décocherais une flèche au milieu des troupeaux de daims qui paissent les clairières d'alentour. Dites-moi, mon père, n'avez-vous jamais pris un semblable passe-temps?»--«Ami fainéant, répondit l'ermite, tu as vu tout ce qui peut, dans mon ménage, intéresser les regards, et même plus que ne méritait de voir un homme qui s'y est presque établi par violence. Crois-moi, il vaut mieux jouir du bien que le ciel nous envoie, que d'être indiscrètement curieux sur la manière dont il arrive. Remplis ton verre, bois-le, et ne pousse pas plus loin, je t'en prie, tes questions impolies; car tu me forcerais à te prouver que, si tu t'émancipais davantage, il me serait facile d'y mettre un terme.»
«Par ma foi, continua le chevalier, tu augmentes ma curiosité! tu es l'ermite le plus mystérieux que j'aie jamais rencontré; et j'en saurai davantage de toi avant que nous nous séparions. Pour ce qui est de tes menaces, digne anachorète, tu parles à un homme dont le métier est de braver le danger partout où il se présente.»--«À ta santé, sire chevalier fainéant, reprit l'ermite, je respecte beaucoup ta valeur, mais j'ai une très mince idée de ta discrétion. Si tu veux me combattre avec des armes égales, je te donnerai de bonne amitié et fraternellement une telle pénitence et une telle absolution, que d'ici à un an tu ne pécheras plus par excès de curiosité.»
«Quelles sont tes armes, vaillant ermite?»--«Il n'y en a pas, reprit-il, depuis les ciseaux de Dalila et le clou de Jaël jusqu'au cimeterre de Goliath, avec lesquelles je ne sois prêt à me mesurer avec toi. Mais si tu me laisses maître du choix, que dis-tu, mon digne ami, de ces deux joujoux?» En parlant ainsi, il ouvrit une autre armoire dans un coin de la cellule, et en tira deux grandes épées et deux boucliers, tels qu'en portaient alors les yeomen ou archers. Le chevalier qui suivait des yeux tous ses mouvemens, vit que cette armoire contenait aussi deux ou trois longs arcs, une arquebuse, des traits et des flèches, une harpe et d'autres objets qui ne semblaient guère propres à l'usage d'un ermite.
«Brave cénobite, reprit le chevalier, je ne te ferai plus de questions indiscrètes: les articles contenus dans cette armoire y répondent d'avance; mais j'y vois une arme, ajouta-t-il, en prenant la harpe, sur laquelle j'essaierais bien plus volontiers avec toi mon adresse, qu'avec l'épée et le bouclier.»--«J'espère, sire chevalier, dit l'ermite, que tu n'as pas trop donné lieu à être surnommé le fainéant; je te soupçonne gravement à ce sujet. Néanmoins, comme tu es mon hôte, je ne veux pas mettre ton courage à l'épreuve sans ton exprès consentement. Assieds-toi donc, et remplis ta coupe; buvons, chantons et soyons heureux, si tu sais quelque bon virelai; tu seras le bien venu et admis au festin de l'ermite de Copmanhurst aussi long-temps que je desservirai la chapelle de saint Dunstan, et ce sera, s'il plaît à Dieu, jusqu'à ce que j'échange mon toit de chaume contre une couverture en gazon. Mais viens, remplis ta coupe, car il faudra quelque temps pour accorder la harpe; et rien n'enduit le gosier et n'aiguise l'ouïe comme un bon verre de vin. Pour ma part, j'aime à sentir le jus de la treille jusqu'au bout de mes doigts, avant qu'ils fassent vibrer les cordes de mon instrument32.