Ivanhoe (2/4): Le retour du croisé
CHAPITRE XVII.
«Le soir, dans un coin réservé à l'étude, j'ouvre mon livre
au dos de cuivre, rempli d'une multitude de faits sacrés des
martyrs couronnés de la récompense divine; alors, quand mon
flambeau pâlit et commence à ne plus m'éclairer, je chante
avant de m'endormir mon hymne cadencée. Qui ne voudrait
renoncer aux vanités mondaines pour prendre mon bâton et
revêtir l'amict blanc, ou préférer au bruyant théâtre du
monde la paix de mon ermitage.»
WARTON.
Malgré l'invitation du jovial ermite, à laquelle son hôte obéit volontiers, celui-ci reconnut que le moyen proposé n'atteignait pas aussi aisément le but, et que ce n'était pas une chose facile que d'accorder une harpe. «Il me semble, bon père, dit le chevalier, qu'il manque une corde à l'instrument, et que les autres ne sont pas des meilleures.»--«Vraiment! tu remarques cela, reprit l'ermite; tu es donc du métier! C'est la faute du vin et de la bombance, ajouta-t-il gravement en levant les yeux au ciel; c'est la faute du vin et de la bombance. J'avais dit à Allan-a-Dale, le ménestrel du Nord, qu'il dérangerait la harpe, s'il y touchait après avoir humé sa septième coupe; mais il ne souffrait pas le contrôle. Ami, je bois à ton heureux essai musical.» Disant ces mots, il vida son flacon avec un grand sérieux, en secouant la tête, comme pour blâmer l'intempérance du ménestrel du Nord.
Le chevalier cependant avait réussi à mettre les cordes un peu en harmonie, et, après un court prélude, il pria l'ermite de lui dire, s'il voulait, une sirvente dans la langue d'oc, ou un lai dans celle d'oui, ou un virelai, ou une ballade en anglais vulgaire. «Une ballade! une ballade! répondit-il, au lieu des ocs et des ouis de France. Je suis un véritable Anglais, sire chevalier, un véritable Anglais, comme l'était mon patron saint Dunstan; je me moque de tous ces ocs et de tous ces ouis, comme il se serait moqué des coups de griffes du diable. On ne chantera que de l'anglais dans cette cellule.»--«Je vais donc essayer, dit le chevalier, une ballade composée par un joyeux ménestrel saxon, que j'ai connu dans la Terre-Sainte.» Il ne fut pas difficile de s'apercevoir que si le chevalier n'excellait point dans l'art des ménestrels, son goût du moins avait été perfectionné par les maîtres les plus habiles. L'étude lui avait appris à adoucir les sons d'une voix plutôt dure que moelleuse, et il avait tout le talent propre à suppléer aux qualités que la nature lui avait refusées. Il eût donc mérité d'être applaudi par des juges plus sévères que l'ermite, d'autant plus, qu'imprimant à sa touche une sorte d'âme, et à ses accens un enthousiasme plein de mélancolie, il donnait à ses vers une vigueur entraînante. Voici quels furent ses chants:
LE RETOUR DU CROISÉ.
«Un preux, l'honneur de la chevalerie,
Ne rapportait des rives du Jourdain
Qu'une humble croix soustraite à la furie
Des bataillons d'un nouveau Saladin.
Son bouclier montrait plus d'une empreinte
Des coups reçus en donnant le trépas.
Au seuil natal, de sa dame avec crainte
Ainsi le soir il chantait les appas.
«Salut, ma belle! objet si plein de charmes!
De l'Orient, où je semai l'effroi,
Pour tous trésors je rapporte mes armes,
Et je reviens sur mon vieux palefroi.
Mes éperons et ma lance intrépide,
Pour seul trophée en ce moment voilà
Ce qui me reste en ma course rapide;
Mais j'ai l'espoir d'un souris de Tékla.
«Joie à ma belle! en de pompeuses fêtes
Je ne rêvais que sa douce faveur;
Son nom volait sur l'aile des conquêtes,
Et son prestige allumait ma ferveur.
La harpe d'or, la trompette éclatante,
Rediront: «Gloire à qui charmait nos coeurs!
«Pour ses beaux yeux, prisme de notre attente,
«Champ d'Ascalon, tu nous rendis vainqueurs.»
«Le glaive ardent qu'éveillait son sourire,
De cent beautés moissonna les époux;
À la victoire obligé de souscrire,
Le soudan tombe, et son trône est à nous.
De ses cheveux vois les flottantes ondes
D'un cou d'ivoire effleurer le contour:
J'ai pour vous plaire, amie aux tresses blondes,
Par mille assauts signalé mon retour.
«Joie à ma belle! un nom peu mémorable,
Tous mes exploits seront ta noble part.
Ouvre à mes voeux ta porte inexorable:
Je suis mouillé, l'heure est lente, il est tard.
L'âme endurcie aux feux de l'Idumée,
Je suis glacé, je péris de langueur;
De qui t'amène un peu de renommée
Que l'amour pur fléchisse la rigueur.»
Pendant que le chevalier noir chantait ainsi, l'ermite se démenait comme un critique de profession qui de nos jours assisterait à la représentation d'un nouvel opéra. Il rejetait sa tête en arrière sur l'escabelle où il était assis, les yeux à demi fermés; tantôt joignant les mains et se tordant les doigts, il semblait absorbé dans une attention soutenue; et tantôt balançant ses bras, il leur faisait battre la mesure, en même temps qu'il la marquait du pied. À deux ou trois cadences favorites, lorsque la voix du chevalier ne s'élevait point aussi haut que le chant le prescrivait, il y joignait la discrète assistance de la sienne. Quand la romance fut terminée, le cénobite avec emphase déclara qu'elle était bonne et bien exécutée. «Cependant, dit-il, je pense que mon compatriote saxon avait vécu assez long-temps avec les Normands pour tomber dans le défaut du langage langoureux. Que cherchait-il loin de son pays! ou que pouvait-il espérer autre chose à son retour que de trouver sa belle, agréablement consolée par un rival plus assidu! ne devait-il pas appréhender qu'elle n'écouterait pas plus sa sérénade, comme on l'appelle, que le miaulement du chat dans la gouttière? Néanmoins, sire chevalier, je bois à ta santé et au succès de tous les vrais amans. Je crains que vous ne le soyez pas,» ajouta-t-il en observant le chevalier dont le cerveau commençait à s'échauffer par des libations fréquentes, et qui, par méprise, dans cette situation équivoque, remplissait d'eau sa coupe au lieu de bière.
«Pourquoi, dit le chevalier, ne m'avez-vous pas prévenu que ceci était de l'eau de la fontaine de votre bienheureux patron saint Dunstan?»--«Sans doute, reprit l'ermite, il y baptisa des centaines de païens, mais je n'ai jamais appris qu'il en ait bu. Chaque chose dans ce bas monde a une destination qui lui est propre33. Saint Dunstan connaissait aussi bien que tout autre les priviléges d'un joyeux frère.» En prononçant ces mots, il s'empara de la harpe, et entonna les couplets suivans, sur un ancien air anglais qui se chante avec un refrain34.
Note 34: (retour) L'auteur anglais suppose que le refrain derrydown, équivalant à notre lan, la, remonte non seulement à la période de l'heptarchie, mais même aux temps des druides, et qu'il avait servi de chorus aux hymnes de ces prêtres lorsqu'ils allaient cueillir le gui et le consacrer solennellement sur leurs autels de pierre.A. M.
LE MOINE DÉCHAUSSÉ.
Mon ami, je vous donne un an et d'avantage
Pour chercher de l'Araxe aux bords féconds du Tage:
Vous ne verrez jamais, de vos courses lassé,
Nul vivant plus heureux qu'un moine déchaussé.
Pour sa dame un guerrier dans les combats s'élance;
Il revient traversé par le fer d'une lance.
Près de sa belle en pleurs vite il est confessé:
Et qui donc la console? un moine déchaussé.
On vit plus d'un monarque échanger sa couronne
Contre le froc poudreux dont son corps s'environne;
Mais a-t-on jamais vu qu'un homme ait balancé
Entre un sceptre et l'habit du moine déchaussé?
S'il voyage, partout il est sûr d'un asile;
Toute riche maison devient son domicile;
Au gré de son caprice, et toujours caressé,
Se berce dans la joie un moine déchaussé.
Midi sonne, on l'attend: l'hôte le plus avide
Laisse intact le potage et le grand siége vide;
Car au meilleur des mets, au fauteuil avancé
A seul droit de prétendre un moine déchaussé.
S'il arrive le soir, le souper se prépare,
Et d'un broc plein de bière aussitôt il s'empare.
Par sa moitié l'époux de son lit est chassé,
Avant qu'un bon lit manque au moine déchaussé.
Oh! vivent la sandale, et la corde, et la chape!
Triple effroi du démon, sécurité du pape!
Semer de fleurs la vie, et de nul trait blessé,
Fut toujours le destin du moine déchaussé35.
Note 35: (retour) Il faut admirer la bonhomie de l'éditeur ou précèdent traducteur, lorsqu'il dit dans une note à la suite de ce passage, «qu'il n'a point reproduit le Barefooted friar c'est-à-dire, le moine déchaussé, qu'il a remplacé par le joyeux frère,» expression vague et indéterminée; tandis qu'il est ici question d'un moine fainéant; ce qui tronque en tous points la lettre et le sens du texte. Il ajoute: «qu'il serait difficile de traduire avec plus de bonheur qu'il ne l'a fait ce joyeux canon, et qu'il serait surpris qu'on fît mieux;» enfin, conclut-il, «on pourrait être plus exact, mais non pas plus fidèle.» Malgré la bonne opinion que l'éditeur a de son travail, nous avons cru devoir reproduire ici vers pour vers les paroles et le rhythme de l'original: le lecteur jugera. A. M.
«Vraiment, dit le noir fainéant, tu as fort bien, et même vigoureusement chanté, surtout à la louange de ton ordre. Mais en parlant ainsi du diable, dites-moi, révérend père, ne craignez-vous pas qu'il ne vous rende visite dans un de vos passe-temps non canoniques?»--«Non canoniques! répondit le solitaire, je méprise cette accusation injuste et je la foule sous mes talons. Je remplis bien et dûment les obligations de mon ermitage; je dis deux messes par jour, matin et soir; prime, tierce, sexte, none, vêpres, ave, credo, pater.»--«Excepté, dit l'hôte, pendant le clair de lune dans la saison du gibier,»--«Exceptis excipiendis, excepté les cas à excepter, répondit le moine, comme notre vieil abbé m'a enseigné qu'il fallait dire lorsque d'impertinens laïques me demanderaient si j'accomplissais tous les devoirs les plus minutieux de mon ordre.»
«À merveille, bon père, dit le chevalier; mais le diable est homme à tenir l'oeil ouvert sur toutes les exceptions; il rôde autour de nous, tu le sais, comme un lion rugissant.»--«Qu'il rôde et rugisse autour de moi, s'il l'ose: un coup de la corde qui me sert de ceinture le fera hurler aussi fort que les pincettes de saint Dunstan le firent beugler jadis. Je n'ai jamais craint homme qui vive, et je redoute encore moins le diable et tous ses diablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saint Winibold, saint Winifred, saint Swebert, saint Willick, sans oublier saint Thomas-d'Aquin et mes faibles mérites, me mettent en mesure de le défier, lui, sa queue et ses cornes. Mais pour vous initier dans un de mes secrets, je ne m'entretiens jamais de pareilles choses, mon ami, qu'après matines.»
Il changea de conversation, et tous les deux alors se remirent à boire, à rire et à chanter; joyeuse récréation qui se prolongeait de mieux en mieux, lorsque soudain elle fut interrompue par un grand bruit à la porte de l'ermitage. La cause de ce bruit ne sera expliquée qu'en reprenant les aventures d'un de nos autres personnages; car, non plus que le vieil Arioste, nous ne nous piquons pas de tenir uniformément compagnie aux caractères moraux de notre drame et de les faire marcher de front.
CHAPITRE XVIII.
«Partons! notre voyage doit avoir lieu à travers le vallon et
les broussailles, où le daim joyeux bondit près de sa mère
timide, où le grand chêne, interceptant par ses rameaux les
rayons du soleil, dessine une sorte de marqueterie en
échiquier dans l'avenue tracée sur la verte pelouse.
Levons-nous et partons, car ces sentiers sont agréables à
fouler quand le soleil dans toute sa force est monté sur son
trône; ils sont moins rians et moins sûrs quand l'astre de
Phoebé, de sa lueur douteuse, éclaire l'obscurité de la
forêt.»
La Forêt d'Ettrick.
Quand Cedric le Saxon vit son fils tomber sans connaissance dans l'arène à Ashby, son premier mouvement fut d'ordonner aux gens de sa suite de prendre soin de lui; mais les mots s'arrêtèrent heurtés dans son gosier et expirèrent sur ses lèvres. Il ne put prendre sur lui de reconnaître, en présence d'une telle assemblée, le fils qu'il avait renié et déshérité. Il commanda cependant à Oswald de ne pas le perdre de vue, et de prendre avec lui deux de ses serfs pour transporter Ivanhoe à Ashby dès que la foule se serait écoulée. Oswald fut devancé dans ce bon office; la multitude se dispersa en effet, mais il ne trouva plus le chevalier. Ce fut en vain que l'échanson de Cedric chercha partout son jeune maître: il vit les traces du sang qui venait de s'échapper de ses blessures, mais le jeune héros n'était plus dans sa tente; il semblait que des fées l'eussent enlevé du champ de bataille. Oswald eût pu, car les Saxons étaient superstitieux, adopter cette hypothèse pour expliquer la disparition d'Ivanhoe, s'il n'avait pas tout à coup jeté les yeux sur un homme accoutré en espèce d'écuyer, dans lequel il reconnut les traits de Gurth, son camarade. Inquiet sur le destin de son maître et désolé de sa soudaine disparition, le gardeur de pourceaux déguisé le cherchait partout, et avait même négligé en agissant ainsi le soin de sa propre sûreté. Oswald crut de son devoir d'arrêter Gurth comme un déserteur sur le sort duquel son maître avait à prononcer.
Renouvelant ses recherches sur le destin d'Ivanhoe, l'unique renseignement que l'échanson put recueillir fut que le chevalier avait été placé par des valets bien vêtus dans la litière d'une dame qui se trouvait parmi les spectateurs, et avait été immédiatement transporté hors de l'arène. Oswald, en recevant cet avis, résolut de retourner auprès de son maître, pour de plus amples instructions, emmenant avec lui le gardeur de pourceaux, qu'il regardait comme un transfuge évadé du service de Cedric.
Celui-ci avait été dans les plus vives alarmes à l'égard de son fils jusqu'au retour de l'échanson, car la nature en lui avait repris ses droits, en dépit du stoïcisme patriotique le plus prononcé. Mais dès qu'il sut qu'Ivanhoe se trouvait sous la sauve-garde de mains probablement amies, l'amour paternel, qu'avait éveillé l'incertitude de son sort, fut réprimé et remplacé par l'instinct dominant de l'orgueil blessé, et le ressentiment qu'avait produit la désobéissance filiale. «Qu'il erre où il voudra, dit-il, que ceux pour l'amour desquels il a couru tant de périls prennent soin de ses blessures! Il est plus fait pour se signaler dans les tours de jongleurs de la chevalerie normande que pour soutenir l'honneur et la réputation de ses ancêtres saxons avec le glaive et la hache, vieilles et bonnes armes de son pays.»
Si, pour soutenir la gloire de ses aïeux, dit Rowena qui se trouvait présente, il suffit d'être sage au conseil et brave au combat, d'être le plus courageux parmi les courageux, et le plus doux et le plus aimable entre les plus galans, je ne connais que le suffrage de son père qui puisse...»--«Silence! lady Rowena, ce sujet est le seul sur lequel je ne vous écouterai pas. Préparez-vous pour le banquet du prince. Nous avons été invités avec une si flatteuse courtoisie, avec des égards tels, que les Normands hautains en usent rarement envers nous depuis la fatale journée d'Hastings. Je m'y trouverai, ne fût-ce que pour montrer à ces fiers étrangers combien peu le destin d'un fils qui a vaincu leurs plus vaillans guerriers peut troubler le coeur d'un Saxon.»--«Et moi je n'irai pas, dit Rowena. Prenez garde que ce que vous prenez pour du courage et de la fermeté ne soit au fond que de la dureté de coeur.»--«Reste donc, femme ingrate, dit Cedric, c'est le tien qui est dur, puisque tu sacrifies les intérêts d'une nation opprimée à un frivole et illégitime attachement, et je me rendrai avec lui au festin du prince Jean d'Anjou.»
Ils partirent en effet pour assister à ce banquet dont nous avons déjà mentionné les principales circonstances. Dès qu'ils furent sortis du château, les deux thanes ou nobles saxons avec leur suite, montèrent à cheval, et ce fut pendant le tumulte occasionné par ce départ, que Cedric, pour la première fois, porta les yeux sur le fugitif gardeur de pourceaux. Le noble Saxon était revenu, comme nous l'avons vu, de très mauvaise humeur, et il n'avait besoin que d'un prétexte pour décharger sa colère sur quelqu'un. «Des fers! dit-il, des fers! qu'on le garrotte! Oswald! Hundibert! misérables! Comment osez-vous laisser en liberté ce coquin de valet?» Les compagnons de ce dernier se gardant bien de hasarder la moindre remontrance en sa faveur, lui attachèrent les mains derrière le dos avec la première corde venue. Il se soumit sans murmurer à ce traitement rigoureux; seulement il lança un regard de reproches à son maître et lui dit: «Cela vient de ce que j'aime votre sang plus que le mien.»--«À cheval, et en avant!» s'écria Cedric.--«Il en est bien temps, dit le noble Athelstane, car, si nous ne hâtons notre marche, les préparatifs du digne abbé de Waltheoff pour un arrière-souper36 se gâteront.»
Nos voyageurs firent cependant assez de diligence pour atteindre le couvent de Saint-Withold, avant qu'un malheur pût arriver. L'abbé, issu lui-même d'une ancienne famille saxonne, reçut ses deux compatriotes avec toute l'hospitalité prodigue dont cette nation était jalouse. On demeura à table fort avant dans la nuit, ou pour mieux dire, jusqu'au point du jour, et l'on ne prit congé de l'abbé qu'après avoir partagé avec lui un copieux déjeuner.
Au moment où la cavalcade sortait de la cour du monastère, il arriva un incident un peu alarmant pour des Saxons, qui, de tous les peuples de l'Europe, ajoutaient le plus de foi à l'observation superstitieuse des augures, et aux opinions desquels il faut reporter les singuliers usages dont parlent nos chroniques populaires. Les Normands, étant une race mêlée et plus avancée alors en civilisation, avaient perdu la plupart des préjugés que leurs ancêtres avaient importés de la Scandinavie, et se piquaient de penser plus sainement sur de pareils sujets. Dans le cas actuel, l'appréhension de quelque malheur prochain fut inspirée par un prophète non moins respectable, sans doute: un gros chien noir et maigre, qui, assis sur ses deux pattes de derrière, hurla d'une façon lamentable, quand les premiers cavaliers franchirent la porte, et par ses aboiemens sauvages et ses trépignemens dans tous les sens, paraissait témoigner une extrême envie de suivre la cavalcade.
«Je n'aime pas cette musique, mon père,» dit le noble Athelstane à Cedric; car il le nommait souvent ainsi par respect pour son âge. «Je ne l'aime pas non plus, notre oncle,» lui dit Wamba; «je crains beaucoup que nous n'ayons à payer le musicien.»--«Selon moi,» répliqua Athelstane, sur le cerveau duquel la bonne bière de l'abbé, déjà fameuse à cette époque, avait produit une impression favorable; «selon moi, nous ferions mieux de retourner sur nos pas et de rester avec l'abbé jusqu'à l'après-dînée. Cela porte malheur de voyager lorsque le chemin est traversé par un moine, un lièvre, ou un chien hurlant, avant que d'avoir fait un second repas.»--«Allons, cria Cedric impatienté, le temps n'est déjà que trop court pour accomplir notre voyage! quant au chien, je le connais; c'est celui de ce fripon de Gurth, et un fuyard inutile comme son maître.»
En parlant ainsi et en se dressant sur ses étriers, Cedric, tout irrité de ce retard, lança une javeline contre le pauvre Fangs; car c'était Fangs qui, ayant suivi les traces de son maître dans son expédition de maraude, l'avait perdu ici, et témoignait de cette manière sa joie de l'avoir retrouvé. La javeline blessa à l'épaule le dogue fidèle, si avant, qu'il faillit d'être cloué à la terre; et Fangs se sauva de la présence du thane courroucé en poussant des cris de douleur. L'âme du gardeur de pourceaux se gonfla de colère; car il fut plus sensible au meurtre prémédité de son chien qu'au mauvais traitement qu'il avait reçu lui-même. Ayant essayé vainement de porter la main à ses yeux, il dit à Wamba, qui, témoin de la mauvaise humeur de son maître, s'était prudemment tenu à l'écart: «Je t'en prie, rends-moi le service de m'essuyer les yeux avec le pan de ton manteau; la poussière me fait mal, et ces liens, qui me retiennent, ne me permettent d'agir ni d'une manière ni de l'autre.»
Wamba fit ce qu'il demandait; et quelque temps ils marchèrent côte à côte en silence. Gurth à la fin ne put retenir son émotion plus long-temps. «Ami Wamba, dit-il, de tous ceux qui sont assez fous pour servir Cedric, tu as seul le talent de lui rendre ta folie agréable. Va donc le trouver, et dis-lui que, ni par affection ni par crainte, Gurth ne le servira plus davantage. Il peut me flageller, me charger de fers, me trancher la tête; mais il n'est pas en son pouvoir de me forcer à l'aimer et à lui obéir. Va donc lui dire que Gurth, fils de Beowulph, ne veut plus le servir.»--«Assurément, dit Wamba, tout fou que je suis, je ne remplirai pas cet imprudent message. Cedric a une autre javeline fixée à sa ceinture, et tu sais qu'il ne manque pas toujours son but.»
«Peu m'importe, dit Gurth, il peut en faire un de moi. Hier il laissa son fils Wilfrid, mon jeune maître, baigné dans son sang; aujourd'hui il a voulu tuer en ma présence la seule autre créature qui m'ait toujours exprimé de l'attachement. Par saint Edmond, saint Dunstan, saint Withold, saint Édouard le confesseur, et tous les autres saints du calendrier saxon (car Cedric ne jurait jamais par aucun saint qui ne fût d'origine saxonne, et tous ses gens faisaient de même), je ne lui pardonnerai jamais.»
«Cependant, à ce que je crois,» dit le bouffon, qui jouait fréquemment le rôle de conciliateur dans la famille, «notre maître n'avait point le projet de faire du mal à Fangs, il ne voulait que l'effrayer; car, si vous l'avez remarqué, il s'est dressé sur ses étriers comme pour viser au dessus du but, et cette direction eût rempli son attente sans un malheureux saut du chien, qui a reçu de la sorte une telle égratignure, qu'il me sera facile de guérir avec un emplâtre de poix de la largeur d'un sou37.»--«Si cela était vrai, dit Gurth, si je pouvais le croire! mais non, j'ai vu la javeline bien dirigée, je l'ai entendue siffler en l'air, avec toute la méchanceté pleine de rage de celui qui l'avait lancée, et après avoir été violemment fixée au sol, elle frémissait encore, comme si elle eût regretté d'avoir manqué son but. Par le pourceau chéri de saint Antoine, je ne veux plus le servir.» À ces mots, le courroucé gardien de pourceaux se renferma dans un silence morne et tellement profond, que toutes les pasquinades du jovial Wamba ne purent le rompre de long-temps.
Cedric et Athelstane, qui précédaient la troupe, causaient alors ensemble sur l'état du pays, sur les dissensions de la famille royale, les querelles féodales de la noblesse normande, et sur la chance qui s'offrait aux Savons opprimés de secouer le joug de l'étranger, ou du moins d'acquérir durant ces convulsions intestines l'indépendance qui en pouvait résulter à leur profit, sujet pour lequel Cedric était rempli d'enthousiasme. Le rétablissement, les franchises de sa race, étaient devenus en effet la permanente utopie de son coeur, et il y eût sans peine immolé son bonheur domestique, avec les propres intérêts de son fils. Mais afin d'accomplir cette grande révolution en faveur des Anglais indigènes, il fallait que parmi eux il régnât une complète harmonie et qu'ils agissent de concert sous un chef reconnu. La nécessité de prendre ce chef dans les Saxons du sang royal était non seulement évidente, mais elle était une condition formelle de ceux à qui Cedric avait confié ses secrets desseins et ses plus chères espérances. Athelstane avait au moins ce titre, à défaut d'autres avantages; et, quoiqu'il possédât peu de talens pour se recommander comme chef de parti, il offrait un extérieur imposant, ne manquait point de bravoure, avait été accoutumé aux exercices militaires, et paraissait disposé à déférer aux avis de conseillers plus expérimentés. Par dessus tout, il était connu pour libéral, hospitalier et doué d'un bon naturel. Mais quelles que fussent les prétentions qu'Athelstane pût mettre en avant pour mériter d'être le chef de la confédération saxonne, bien des gens de cette nation penchaient pour lady Rowena, qui descendait en ligne directe d'Alfred-le-Grand, et dont le père avait été un guerrier renommé par sa prudence, son courage, sa générosité, et de qui la mémoire était toujours chère à ses compatriotes opprimés.
Il n'eût pas été difficile à Cedric, s'il l'eût voulu, de se mettre lui-même à la tête d'un troisième parti, non moins redoutable que les autres. S'il n'était pas du sang royal, il avait du courage, de l'activité de l'énergie, et, par dessus tout, ce dévouement sans bornes à la cause nationale, qui lui avait valu l'épithète de Saxon; et d'ailleurs sa naissance ne le cédait à aucune autre qu'à celles d'Athelstane et de Rowena. Pourtant ces qualités ne s'accordaient guère avec son désintéressement; et au lieu de chercher à diviser encore sa nation affaiblie en créant une faction à son profit, son plan favori était d'éteindre les factions qui existaient déjà, en négociant le mariage d'Athelstane avec lady Rowena. L'attachement mutuel de celle-ci et de son fils Ivanhoe mettait obstacle à une telle union, et il avait été la cause du bannissement de Wilfrid du toit paternel.
Cedric avait pris cette rigoureuse détermination dans l'espoir que l'absence de son fils porterait Rowena à oublier la préférence qu'elle lui marquait; il se trompa dans son calcul, désappointement que, du reste, on aurait pu attribuer en partie à la manière dont sa pupille avait été élevée. Cedric, pour qui le nom d'Alfred était comme celui d'une divinité, avait soigné l'unique rejeton de ce grand roi, avec des égards tels qu'on en aurait à peine accordé de semblables à une princesse reconnue. La volonté de Rowena dans presque toutes les occasions avait été une loi pour la maison de Cedric, et lui-même, comme s'il eût voulu que la souveraineté de cette tige royale fût pratiquée dans son petit cercle, se faisait gloire publiquement de lui obéir, comme s'il n'avait été que le premier de ses sujets. Accoutumée ainsi à l'exercice non seulement d'une volonté libre, mais d'une autorité sans contradiction, Rowena n'était pas disposée, par suite de cette même éducation, à céder aux tentatives qui auraient pour but de contrôler ses affections, et de l'obliger à une alliance opposée à son inclination; elle aurait au contraire défendu son indépendance en un point où la plupart des personnes de son sexe qui ont été élevées à l'obéissance et à la soumission apportent souvent de la résistance à l'autorité de leurs parens ou tuteurs. Tout ce qu'elle sentait vivement, elle l'exprimait sans gêne et avec franchise, et Cedric, non désaccoutumé de la déférence qu'il avait pour les opinions invariables de sa pupille, ne savait trop comment s'y prendre pour faire prédominer son pouvoir de tuteur.
Ce fut en vain qu'il essaya d'éblouir sa pupille avec la perspective d'un trône imaginaire. Douée d'un jugement sain, elle regardait le projet de Cedric comme d'une exécution non seulement impossible, mais encore très peu désirable. Du moins en ce qui la concernait personnellement, il n'aurait pu s'achever. Sans chercher à dissimuler la préférence ouverte qu'elle accordait à Wilfrid d'Ivanhoe, elle déclara que, si même ce chevalier favorisé venait hors de question, elle se réfugierait dans un couvent plutôt que de partager un trône avec Athelstane, qu'elle avait toujours méprisé, et que maintenant elle commençait à détester, à cause des peines et des désagrémens qu'elle avait ressentis à son sujet.
Néanmoins Cedric, dont l'opinion sur la constance des femmes était loin d'être favorable, persistait à user de toute son influence pour faire réussir le mariage projeté, croyant par là qu'il rendait un éminent service à la cause des Saxons. La soudaine et romanesque apparition de son fils lui avait paru avec raison porter un coup mortel à ses hautes espérances. Son affection paternelle, il est vrai, avait quelques instans remporté la victoire sur son orgueil outré et son ardent patriotisme; mais ces deux sentimens avaient repris tout leur empire, et Cedric était résolu de tenter un dernier effort pour l'union de sa pupille et d'Athelstane, en prenant d'ailleurs les mesures propres à hâter l'affranchissement de sa patrie.
C'était de ce dernier sujet qu'il s'entretenait maintenant avec son compagnon de route, non sans avoir de temps en temps raison de se plaindre, comme Hotspur, de ce qu'il avait mis en avant un pareil être pour une action si honorable; c'était, pour ainsi dire, comme s'il eût présenté une jatte de lait écrèmé à un palais délicat et sensuel38. Athelstane, il est vrai, était assez vain, et il aimait à avoir les oreilles chatouillées par les récits de sa haute origine et de son droit héréditaire aux hommages et à la souveraineté. Mais cette petite vanité se trouvait satisfaite par le salut de main39 de ses vassaux et des Saxons qui l'approchaient. Il avait bien le courage de braver le danger, mais il lui répugnait de se donner la peine d'aller le chercher; et pendant qu'il tombait d'accord avec Cedric sur les droits des Saxons à recouvrer leur indépendance, il était plus encore aisément convaincu de son titre pour régner sur eux, quand cette indépendance aurait été conquise; et même alors qu'il s'agissait de prouver la légitimité de ses prétentions il redevenait Athelstane l'indolent, se montrait irrésolu, temporiseur et sans rien entreprendre. Les énergiques exhortations de Cedric n'avaient pas plus d'effet sur son âme impassible, que des boulets rouges déposés dans l'eau, lesquels y occasionnent un peu de bruit et de fumée, et s'éteignent sur-le-champ.
Note 38: (retour) Hotspur, mot qui veut dire éperon chaud, est un des personnages dramatiques de Shakspeare; c'était le fils du duc de Northumberland. Murat, chez nous, fut un Hotspur. On ne retrouve pas ce mot pittoresque dans la version de mon prédécesseur, ni la comparaison qui vient à la suite. En général, le romancier anglais se plaît à donner aux noms de ses interlocuteurs des significations caractéristiques; c'est ainsi qu'il dédie son ouvrage au docteur Dryasdust, expression formée des trois mots dry, sec; as, comme; et dust, poussière. Le docteur Dryasdust équivaut donc à sec comme la poussière; ce qui s'applique merveilleusement à un antiquaire ou érudit qui se dessèche sur ses bouquins chargés de poudre: de même qu'ici hotspur caractérise fort bien un courageux guerrier.
Si, renonçant de ce côté à sa tâche, qu'on pourrait comparer à un cavalier serrant de l'éperon une haridelle épuisée de fatigue, ou à un forgeron qui battrait un fer froid, Cedric passait à sa pupille, il n'en recevait guère plus de satisfaction. En effet, comme sa présence interrompait les causeries de Rowena et de sa favorite, sur la valeur et le destin de Wilfrid, la suivante Elgitha ne manquait pas de se venger, elle et sa maîtresse, en rappelant la manière dont le noble Athelstane avait été désarçonné dans la lice, sujet le plus désagréable qui pût résonner à l'oreille de Cedric. Pendant toute la journée, le voyage du quinteux Saxon fut semé de déplaisirs et de contre-temps, à tel point que plus d'une fois il maudit intérieurement le tournoi, ceux qui l'avaient conçu, et sa propre folie qui l'y avait amené.
Vers midi, sur la proposition d'Athelstane, les voyageurs s'arrêtèrent près d'une fontaine, sur la lisière d'un bois, pour faire reposer leurs chevaux et se restaurer eux-mêmes avec les provisions dont le généreux abbé de saint Withold avait pour eux chargé une mule. Cette halte, qui fut un peu longue, et plusieurs autres, ne laissaient plus aux voyageurs l'espérance d'arriver à Rotherwood que de nuit, ce qui les obligea de hâter davantage le pas de leurs montures.
CHAPITRE XIX.
«Une troupe d'hommes armés, escortant quelque noble dame,
comme leurs paroles diffuses l'annonçaient tandis qu'inaperçu
je me tenais derrière eux, marchent très près les uns des
autres, et se disposent à passer la nuit dans le château
voisin.»
JOANNA BAILLIE, Orra, tragédie.
Nos voyageurs étaient arrivés sur la lisière d'un bois, et ils étaient sur le point d'en traverser le labyrinthe, ce qui était dangereux dans ce temps-là, vu le nombre d'outlaws ou proscrits que l'oppression et la misère avaient poussés au désespoir, et qui occupaient les forets en bandes assez nombreuses pour défier aisément la faible police de l'époque. Cependant, malgré l'heure avancée, Cedric et Athelstane croyaient pouvoir ne rien craindre de ces maraudeurs, vu qu'ils étaient accompagnés de dix serviteurs d'armes, outre Wamba et Gurth, dont le secours était pour ainsi dire nul, l'un ayant les bras liés, l'autre n'étant qu'un bouffon. On peut ajouter qu'en traversant ainsi la forêt durant les ténèbres de la nuit, Cedric et Athelstane ne comptaient pas moins sur les égards que l'on avait pour eux que sur leur caractère et leur propre courage. Les outlaws, que la sévérité des lois sur les forêts avaient réduits à cet état de vagabondage désespéré, étaient, la plupart, des yeomen ou archers d'origine saxonne, et l'on pensait généralement qu'ils respectaient les personnes et les biens de leurs compatriotes.
Comme ils poursuivaient leur route, ils furent tout-à-coup alarmés par les cris répétés d'individus qui appelaient au secours. Ils se rendirent au lieu d'où venaient ces cris, et à leur grande surprise, ils trouvèrent une litière fermée, près de laquelle se tenait une jeune fille richement vêtue à la mode juive, et un vieillard que sa toque jaune faisait reconnaître pour un juif, lequel allait et venait d'un air désespéré, et se tordant les mains, comme si un grand désastre l'avait frappé.
Athelstane et Cedric demandèrent au vieil Israélite comment il se trouvait dans ces lieux en pareille compagnie; mais pendant quelque temps ils n'obtinrent pour toute réponse que des invocations à tous les patriarches de l'ancien Testament, en même temps qu'il maudissait les fils d'Ismaël qui venaient pour les frapper. Enfin, revenu à lui-même, Isaac d'York, car c'était notre vieil ami, expliqua aux deux Saxons qu'il avait loué à Ashby une garde de six hommes, avec des mules pour conduire jusqu'à Doncaster un jeune malade. Ils étaient arrivés jusque là en sûreté; mais, informés par un bûcheron qu'une bande nombreuse d'outlaws étaient en embuscade dans la forêt devant eux, les mercenaires loués par Isaac avaient non seulement pris la fuite, mais encore emmené avec eux les chevaux qui portaient la litière, et laissé le juif et sa fille sans aucun moyen de défense ou de retraite, exposés à être pillés et probablement assassinés par les bandits qui allaient fondre dans un moment sur eux. «Plairait-il à vos vaillantes seigneuries, ajouta Isaac du ton de la plus profonde humilité, de permettre à de pauvres juifs de voyager sous votre sauve-garde? Je jure par les tables de Moïse, que jamais faveur accordée à un enfant d'Israël depuis les jours de la captivité n'aura été reçue avec plus de gratitude.»
«Chien de juif! dit Athelstane, dont la mémoire se rappelait les plus légères bagatelles, et surtout les plus petites offenses, ne te souvient-il pas comment tu t'es conduit envers nous dans la galerie, au tournoi? Fuis ou combats les outlaws, ou compose avec eux, et n'attends de nous ni aide, ni secours, de nous et de nos compagnons de route. Si les outlaws ne dévalisaient que des gens comme toi, qui volent tout le monde, je les regarderais, pour ma part, comme les personnes les plus honnêtes.» Cedric n'approuva point la sévérité de cette réponse. «Nous ferons mieux, dit-il à son compagnon, de leur laisser deux de nos hommes et deux de nos chevaux, pour les mettre en état de retourner au village voisin; cela diminuera un peu nos forces, mais avec votre vigoureuse épée, noble Athelstane, et l'aide de celles qui nous restent, il nous sera aisé de faire face à trente de ces renégats.»
Rowena, quelque peu alarmée en apprenant que les outlaws étaient peu éloignés, appuya fortement l'avis de son tuteur. Mais Rébecca, quittant soudain sa place et accourant vers le palefroi de la belle Saxonne, plia le genou devant elle, et, à la manière orientale, baisant le pan de la robe de Rowena, se relevant enfin et rejetant son voile en arrière, elle la supplia au nom du dieu qu'elles adoraient toutes deux, et par cette révélation de la loi du Sinaï, à laquelle toutes deux croyaient, d'avoir pitié de leur détresse, et de leur permettre de voyager sous la sauve-garde d'une aussi digne protectrice. «Ce n'est pas pour moi que j'implore cette faveur, ajouta-t-elle, ni même pour ce vieillard, qui est mon père. Je sais que dépouiller et maltraiter les gens de ma nation est une peccadille, si ce n'est pas un mérite pour des chrétiens; et qu'importe à nos yeux que ce soit dans une ville, dans les champs, ou dans un désert? Mais c'est au nom de quelqu'un chéri d'un grand nombre et de vous-même, que je vous supplie de permettre que nous le transportions sans danger sous votre aile; car s'il lui arrivait malheur, les derniers jours de votre vie seraient empoisonnés par le regret d'un tel refus.» L'air noble et solennel avec lequel Rébecca fit cette prière émut vivement la belle Saxonne. «Cet homme est vieux et affaibli, dit-elle à son tuteur; la fille est jeune et belle; leur ami est malade et en danger: tout juifs qu'ils sont, nous ne pouvons pas, en qualité de chrétiens, les laisser dans cette extrémité. Il faudrait décharger deux de nos mules, et répartir le bagage entre les vassaux de notre suite. Alors, les deux mules porteront la litière, et nous donnerons deux chevaux pour le vieillard et sa fille.
Cedric y consentit aussitôt, et Athelstane ajouta seulement la condition que ces nouveaux compagnons se tiendraient à l'arrière-garde, «où Wamba, dit-il, a toujours, je le présume, son bouclier de jambon pour se tenir à l'abri de leur contact.»--«Je l'ai laissé au tournoi, répondit le bouffon, et beaucoup de chevaliers ont été dans le même cas.»
Athelstane rougit sans oser répliquer, car il avait aussi perdu son bouclier dans la lice de la veille; et lady Rowena, qui n'était point fâchée de cette plaisanterie sur le courage de son brutal adorateur, permit à Rébecca de cheminer à côté d'elle. «Il ne me siérait pas d'agir ainsi, reprit la juive avec une noble humilité, puisque ma compagnie pourrait attirer quelque disgrâce à ma digne protectrice.» Pendant ce temps on déchargeait le bagage avec promptitude, car le seul nom d'Outlaws rendait tout le monde alerte, et l'obscurité de la nuit faisait résonner ce mot d'une manière encore plus sensible. Au milieu du fracas, le gardeur de pourceaux fut mis bas de son cheval, opération pendant laquelle il se plaignit à son bouffon que les cordes dont ses bras étaient garrottés lui faisaient mal. Wamba consentit à les relâcher; mais, soit par négligence ou avec intention, il les rattacha avec si peu de précaution, que l'ami Gurth trouva bientôt moyen de s'en débarrasser; et, se glissant alors dans l'épaisseur du bois, il disparut de la troupe.
Le bruit avait été considérable et on fut quelque temps avant de s'apercevoir de l'évasion de Gurth, car il avait été placé, pour le reste du voyage, sous la garde d'un autre domestique et en croupe derrière lui, et chacun pensant qu'il se trouvait avec un autre ne remarqua point sa disparition. D'ailleurs, au moment où l'on chuchota sur l'absence du gardeur d'animaux engraissés de glands, on s'attendait à une attaque des outlaws, et ce n'était plus le cas de faire attention à une pareille circonstance.
Le sentier que suivaient nos voyageurs devint si étroit qu'il était impossible à plus de deux cavaliers d'y passer de front, et il commençait à descendre dans un vallon, traversé par un ruisseau dont les bords étaient crevassés, marécageux et couverts de petits saules. Cedric et Athelstane qui marchaient à la tête de la troupe appréhendèrent le danger d'être attaqués en cet endroit; mais ils n'avaient d'autre moyen pour éviter le péril que de doubler le pas, ce qui était difficile sur un terrain où les chevaux marquaient des traces profondes. Ils avançaient un peu en désordre, et ils avaient franchi le ruisseau avec une partie de leur suite, lorsqu'ils furent assaillis de front, par le flanc et par derrière à la fois, avec une telle impétuosité qu'il leur fut impossible d'opposer aucune résistance efficace. Les cris de «Dragon blanc! Dragon blanc! Saint-Georges et l'Angleterre!» adoptés par les assaillans comme appartenant à leurs caractères empruntés d'outlaws saxons, se firent entendre de tous côtés; et de toutes parts aussi accouraient des ennemis avec une telle rapidité, qu'ils semblaient multiplier leur nombre.
Les chefs saxons furent tous les deux faits prisonniers en même temps, et chacun avec des circonstances convenables à son caractère. Cedric, à l'approche de l'ennemi, avait lancé sa dernière javeline, qui, mieux dirigée que celle qui avait fait hurler le pauvre chien, cloua contre un chêne l'individu qui se trouvait devant lui. Il fondit sur un second en tirant son épée et le frappa avec une furie si grande et si aveugle que son arme se brisa contre une énorme branche et qu'il fut désarmé par la violence du coup. Il fut ainsi fait prisonnier, et arraché de son cheval par deux ou trois des brigands qui l'environnaient. Pour Athelstane, il partagea le même destin, car la bride de son cheval fut saisie et lui-même démonté long-temps avant qu'il pût tirer son épée et prendre une attitude convenable de défense. Les valets, embarrassés au milieu du bagage, surpris et effrayés en voyant le sort de leurs maîtres, devinrent à leur tour la proie des assaillans; tandis que Rowena, au centre de la cavalcade, et le juif avec sa fille à l'arrière-garde, subirent le même destin.
Aucun n'échappa à la captivité, si ce n'est Wamba qui montra dans cette occasion beaucoup plus de courage que ceux qui prétendaient avoir plus de bon sens. Il s'était emparé de l'épée d'un des domestiques, et il en fit usage avec une telle vigueur, qu'il repoussa plusieurs attaques, et voulut à diverses reprises secourir son maître; mais n'étant pas en force, le bouffon se laissa glisser de cheval, et, à la faveur des ténèbres et de la confusion, il s'évada du champ de bataille.
Cependant, le courageux bouffon ne se vit pas plus tôt en sûreté, qu'il hésita s'il ne retournerait point partager le sort d'un maître auquel il était réellement attaché. «J'ai ouï vanter les délices de la liberté, se dit-il à lui-même, mais je voudrais bien qu'un homme sage m'apprît ce que je puis faire de celle dont je jouis maintenant.» Comme il disait ces mots, il s'entendit appeler par quelqu'un à voix basse. «Wamba,» disait-on; et en même temps un chien qu'il reconnut pour être Fangs sauta près de lui pour le lécher. «Gurth,» répondit Wamba avec la même précaution; et immédiatement le gardeur de cochons parut devant lui.
«De quoi s'agit-il? lui dit ce dernier avec inquiétude. Que veulent dire ces cris, ce cliquetis de lances?»--«C'est une bagatelle analogue au temps, dit Wamba; ils sont tous prisonniers.»--«Qui, prisonniers?» s'écria Gurth avec impatience. «Milord, milady, Athelstane, Hundibert et Oswald.»--«Ciel! dit Gurth, comment sont-ils devenus prisonniers, et de qui?»--«Notre maître a été trop prompt à combattre, dit le bouffon, Athelstane ne l'a pas été assez, et personne parmi les autres n'a été prêt. Ils sont prisonniers des casaques vertes et des masques noirs. Tous nos hommes gisent étendus sur le gazon comme les pommes que tu jettes à tes pourceaux; j'en rirais en vérité, si je pouvais m'empêcher de pleurer.» Et le bouffon effectivement versa des larmes d'une sincère douleur.
La physionomie de Gurth s'anima. «Mon ami, s'écria-t-il tu as une arme, et ton coeur fut toujours meilleur que ton cerveau; nous ne sommes que deux, mais une attaque soudaine de deux hommes bien résolus fera beaucoup; suis-moi.»--«Où, et pour quel dessein?» dit le bouffon.--«Pour délivrer Cedric.»--«Mais vous avez renoncé à son service,» reprit Wamba. «J'y ai renoncé quand il était heureux; suis-moi.»
Comme le bouffon se disposait à obéir, un autre individu apparaissant au milieu d'eux, leur commanda de s'arrêter. Son costume et ses armes l'auraient fait prendre pour un de ces outlaws qui venaient d'assaillir Cedric, car il avait comme eux un riche baudrier à son épaule, avec un cor de chasse non moins reluisant; mais il ne portait point de masque. Son air calme, sa voix imposante, suffirent pour que, malgré la nuit, Wamba reconnût Locksley, le yeoman qui avait gagné le prix au tir de l'arc, en dépit du prince Jean.
«Que signifie tout cela, dit l'archer? et qui donc s'avise de piller, rançonner, et de faire des prisonniers dans cette forêt?»--«Vous n'avez qu'à regarder leurs casaques, répondit Wamba, et voir s'ils ne sont pas des enfans de maraude, car ils sont habillés comme vous, et deux pois verts ne se ressemblent pas davantage.»--«Je le saurai bien vite, reprit Locksley, et je vous défends, sous peine de mort, de bouger de l'endroit où vous êtes avant mon retour. Obéissez, et vous vous en trouverez mieux vous et vos maîtres. Cependant il faut que je me déguise entièrement comme eux.» Il dit et ôte son baudrier avec le cor de chasse et la plume de son casque; il remet le tout à Wamba; puis, tirant de sa poche un masque, il s'en couvre le visage, et part en répétant ses injonctions à Gurth et à son compagnon.
«L'attendrons-nous, ami Gurth, dit Wamba, ou bien lui laisserons-nous ses jambes pour caution, en lui prouvant que nous en avons aussi? D'après ma faible intelligence, il a trouvé beaucoup trop vite le costume d'un voleur pour être lui-même un honnête homme.»--«Qu'il soit le diable s'il veut, dit Gurth, nous ne pouvons être plus mal en attendant son retour. S'il appartient aux outlaws, il doit avoir déjà donné l'alarme, et nous ne pourrions ni combattre ni fuir. D'ailleurs, j'ai eu tout récemment la preuve que les plus grands voleurs ne sont pas toujours les hommes les plus méchans.»
Locksley revint au bout de quelques minutes. «Je les ai vus, ami Gurth, lui dit-il; je me suis mêlé parmi eux; j'ai su qui ils sont et ce qu'ils veulent faire. Il n'y a pas de danger qu'ils fassent aucune violence à leurs prisonniers. Mais trois hommes ne suffisent pas pour tenter sur eux une attaque; ce serait une folie, car ils auraient affaire à de vigoureux champions, et ils ont placé des sentinelles pour donner l'éveil au moindre danger. Il faut donc réunir une force capable de triompher de leurs précautions. Vous êtes tous deux, comme je le pense, des serviteurs fidèles de Cedric le Saxon et l'ami des libertés anglaises: il ne sera pas dit que les secours lui manqueront; venez donc avez moi, et rassemblons des hommes.» Il dit; il leur fit signe de le suivre, et il entra dans le bois à grands pas, accompagné du fou et du gardeur de pourceaux.
Wamba n'était point d'humeur à voyager long-temps en silence. «Je crois, dit-il bas à Gurth en regardant le baudrier et le cor de chasse de Locksley, je crois que j'ai vu gagner ce prix dernièrement.»--«Et moi, reprit Gurth, je parierais que j'ai entendu la voix du brave archer qui remporta ce prix, et que la lune n'a pas vieilli de plus de trois jours depuis lors.»--«Mes braves amis, leur dit l'archer, qui, malgré leurs réflexions faites à voix basse, les avait compris, peu vous importe en ce moment qui je suis et ce que je suis. Si je parviens à délivrer votre maître, vous aurez raison de me regarder comme le meilleur de vos amis. Que j'aie tel ou tel nom, que je tire de l'arc bien ou mal, ou plus adroitement qu'un gardeur de vaches, ou qu'il me plaise de me promener au soleil et au clair de lune, ce sont des choses qui ne vous concernent pas, et dont vous feriez mieux de ne pas vous occuper.»--«Nos têtes sont dans la gueule du lion, et je ne sais comment nous pourrons nous en tirer, murmura le fou à l'oreille de Gurth.»--«Paix! répondit ce dernier, ne l'offense point par quelque trait de ta folie; j'ai pleine confiance en lui.»
CHAPITRE XX.
«Lorsque les nuits d'automne étaient longues et tristes, et que les
chemins de la forêt étaient sombres et fatigans, avec combien de
délices l'oreille du pèlerin aimait à saisir les chants de l'ermite!
La piété emprunte le secours de la musique, et la musique l'aile de
la piété; et, comme l'oiseau qui salue le soleil, toutes deux
prennent leur essor vers le ciel, et le prennent en répétant leurs
airs touchans.»
L'Ermite de la fontaine de Saint-Clément.
Ce ne fut qu'au bout de trois heures d'une marche pénible que les deux serviteurs de Cedric et leur guide mystérieux arrivèrent à une clairière, au milieu de laquelle s'élevait un énorme chêne dont les branches entrelacées et touffues se développaient dans toutes les directions. Sous ce grand arbre étaient couchés trois, quatre ou cinq yeomen, pendant qu'un autre en sentinelle allait et venait, se promenant au clair de lune.
Au bruit des pas qui s'approchaient, la sentinelle donna soudain l'alarme; les dormeurs furent à l'instant debout et prêts à tirer leurs arcs. Six flèches placées sur la corde furent dirigées vers le lieu d'où arrivaient les voyageurs. Mais lorsque leur guide eut reconnu les archers, on fut salué et reçu avec des marques de respect et d'affection; dès lors toutes craintes d'une fâcheuse réception s'évanouirent. «Où est le meunier?» fut la première question. «Sur la route de Rotherham.»--«Avec combien d'hommes?»--«Avec six, et bon espoir de butin, s'il plaît à saint Nicolas.»--«Bien parlé, dit Locksley; où est Allan-a-Dalle?»--«Du côté de la rue de Watling, pour guetter le prieur de Jorvaulx.»--«Bien pensé, dit le capitaine; et le moine?»--«Dans sa cellule.»--«Je vais aller le chercher, dit Locksley. Vous autres, dispersez-vous, et rassemblez vos compagnons en plus grand nombre possible; car il y a du gibier à chasser, et il ne prendra pas la fuite. Trouvez-vous ici avant le point du jour. Attendez, ajouta-t-il, j'ai oublié le plus essentiel; que deux d'entre vous prennent la route du château de Front-de-Boeuf. Une bande de braves qui se sont déguisés en prenant notre costume, y conduisent les prisonniers. Serrez-les de près; car, s'ils atteignent le château avant que nous ayons réuni nos forces, il est de notre honneur de les en punir, et nous en trouverons les moyens. Serrez-les de près, vous dis-je, et dépêchez l'un de vous, le meilleur piéton, pour qu'il m'apporte des nouvelles de ces yeomen.» Ils obéirent sur-le-champ, et prirent diverses directions, pendant que leur chef et ses deux compagnons, qui le regardaient avec une crainte respectueuse, continuèrent à marcher vers la chapelle de Copmanhurst.
Dès qu'ils furent arrivés à la petite clairière que blanchissaient les pâles rayons de la lune, ayant devant eux la vénérable chapelle en ruine et le rustique ermitage, si bien placé pour une dévotion ascétique, Wamba se mit à chuchoter à l'oreille de Gurth: «Si telle est l'habitation d'un voleur, elle rend très applicable ce vieux proverbe: Plus on est près de l'église, plus on est loin de Dieu40.»--«Par mes sonnettes! ajouta-t-il, je crois qu'il en est ainsi: écoute seulement le psaume qu'on chante dans la cellule.» En effet, le cénobite et son hôte chantaient à plein gosier et de toute la force de leurs poumons, une vieille chanson bachique dont voici le refrain:
Allons, passe-moi la bouteille,
Aimable enfant, joyeux luron;
Allons, passe-moi la bouteille;
Apprends que le jus de la treille
Peut faire un brave d'un poltron;
Allons, passe-moi la bouteille!
«Ce n'est pas mal chanté,» dit Wamba, qui avait joint son fausset aux deux superbes voix des chanteurs. «Mais, au nom de tous les saints, qui aurait pu s'attendre à de pareilles matines à minuit, dans la cellule d'un ermite.»--«Ce n'est pas moi qui en suis étonné, dit Gurth, puisque l'ermite de Copmanhurst passe pour un bon vivant, et qu'il ne se gêne pas pour tuer un daim sur sa route. On ajoute même que le garde forestier s'est plaint à son official, et que l'on défendra au moine de porter le froc et le capuchon, s'il ne se conduit pas mieux.»
Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi, les coups redoublés de Locksley à la porte, avaient enfin troublé l'anachorète et son hôte. «Par mon chapelet, dit l'ermite en s'arrêtant tout court au milieu d'une superbe cadence, voici de nouveaux voyageurs anuités; je ne voudrais pas pour mon froc, être vu dans un si joyeux exercice. Tout le monde a ses ennemis, sire chevalier fainéant, et il est des hommes assez méchans pour mal interpréter l'hospitalité que je vous offre, à vous voyageur fatigué, et pour regarder nos trois heures d'entretien comme une partie de débauche et d'ivrognerie; vices non moins opposés à ma profession qu'à mes penchans. «Les vils calomniateurs!» reprit le chevalier; «je voudrais être chargé de les punir. Néanmoins, bon père, il est vrai que tout le monde a ses ennemis, et qu'il y en a dans cette contrée auxquels j'aimerais mieux parler à travers la visière de mon casque d'airain, que tête nue. Mets donc, noir fainéant, ton pot en tête aussi vite que ta nature le permettra, dit l'ermite, pendant que j'ôterai ces gobelets d'étain, dont le dernier contenu a, bien malgré nous, coulé dans mon pâté; et pour noyer le bruit, car, puisqu'il faut l'avouer, je ne me sens pas à mon aise, fais chorus avec moi dans ce que je vais chanter; ne t'inquiète pas des paroles, car moi, je les connais à peine.»
À ces mots, il entonna avec une voix de tonnerre un De profundis, pendant qu'il desservait le banquet, et que le chevalier noir, étouffant de rire, endossait son armure à la hâte, en prêtant à l'ermite le secours de sa voix.
«Quelles diables de matines chantez-vous là?» dit une voix du dehors. «Que le ciel vous pardonne, sire voyageur, dit l'ermite, dont le bruit et peut-être les libations nocturnes l'empêchaient de distinguer des accens qui lui étaient assez familiers.»--«Passez votre chemin au nom de Dieu, et de saint Dunstan, et ne troublez pas les dévotions de mon saint frère et de moi.»--«Prêtre fou, cria une voix de dehors, ouvre à Locksley.»--«Tout est sauvé, tout est bien,» dit l'ermite au chevalier. «Mais qui est celui-là, demanda le noir fainéant, il m'importe de le savoir.»--«Qui il est?» répondit l'ermite; «je te dis que c'est un ami.»--«Mais quel ami? Ce peut être un ami pour toi, et non pour moi.»--«Quel ami!» C'est une de ces questions qu'il est plus aisé de faire que de résoudre. Quel ami? ah, ah! je m'en souviens un peu, c'est l'honnête garde forestier dont je t'ai parlé tout à l'heure.»--«Oui, un honnête garde, comme tu es un pieux ermite, répliqua le chevalier; je n'en doute pas, mais ouvre-lui la porte, si tu ne veux pas qu'il l'enfonce.»
Les chiens, qui d'abord s'étaient mis à aboyer, reconnaissant par instinct la voix de celui qui frappait, se mirent à gratter la porte et à faire patte de velours en murmurant comme pour intercéder en faveur de celui qui frappait. L'ermite ouvrit enfin, et Locksley entra suivi de ses deux compagnons.
«Quel est donc ce nouveau commensal que tu as avec toi?» dit l'archer à l'ermite. «Un frère de notre ordre, répondit le solitaire en secouant la tête; nous avons passé toute la nuit en oraison.»--«C'est un moine de l'Église militante, je pense, dit Locksley, et l'on en voit assez depuis quelque temps. Je viens te dire, mon cher moine, qu'il faut quitter le rosaire et t'armer d'un bâton; nous avons besoin de tous nos hommes, clercs ou laïques. Mais, ajouta-t-il en le tirant à part, es-tu fou d'admettre chez toi un chevalier que tu ne connais pas? As-tu donc oublié nos règlemens?»--«Que je ne connais pas!» reprit le moine hardiment. «Je le connais aussi bien que le mendiant connaît son écuelle.»--«Et quel est donc son nom?» demanda Locksley.--«Son nom dit l'ermite, son nom est sire Anthony de Scrablestone41: comme si je buvais avec quelqu'un sans savoir son nom!»--«Tu as bu, cher moine, beaucoup plus que de raison, et je crains, dit l'archer, que tu n'aies bavardé de même.»--«Brave archer, dit le noir fainéant, ne sois pas si dur envers mon joyeux hôte, il n'a pu me refuser l'hospitalité, elle a été forcée.»--«Forcée! répéta l'ermite, attends que j'aie changé ce froc blanc pour une verte casaque; et si je ne fais pas tourner douze fois un bâton à deux bouts sur ta tête, je consens à n'être ni un vrai moine, ni un Robin des bois.»
Il dit, se dépouille de sa robe et revient avec un justaucorps, un caleçon de bougran noir, une casaque verte et un haut-de-chausses de même couleur. Aide-moi à nouer mes pointes,» dit-il à Wamba, «et tu auras un bon verre de vin pour ta peine.»--«Grand merci pour ta robe, dit Wamba; mais crois-tu qu'il soit permis de t'aider à te métamorphoser de saint ermite en un braconnier pécheur?»--«Ne crains rien, répondit l'ermite; je confesserai les péchés de mon habit vert à mon froc blanc, et de nouveau tout ira bien.»--«Amen,» reprit le fou. «Un pénitent vêtu de drap fin devrait avoir un confesseur portant la haire, et votre froc peut encore absoudre à ce titre mon habit bariolé par dessus le marché.»
Parlant ainsi, il aida le moine à attacher les nombreuses pointes comme on appelait les lacets qui fixaient le haut-de-chausses au pourpoint. De son côté Locksley tira le chevalier à l'écart, et lui dit; «Avouez-le, sire fainéant, c'est vous qui avez décidé la victoire à l'avantage des indigènes contre les étrangers au second jour du tournoi d'Ashby.»--«Et qu'en adviendrait-il, si vous disiez vrai, mon brave yeoman?»--«Je vous regarderais comme disposé à prendre parti en faveur du plus faible.»--«C'est le devoir d'un chevalier, et je ne voudrais pas qu'on pût penser autrement de moi.»--«Mais pour mon dessein, reprit l'archer, tu devrais être aussi bon Anglais que bon chevalier, car l'objet dont j'ai à te parler est du devoir non seulement de l'honnête homme, mais plus spécialement d'un véritable Anglais.»--«Vous ne pouvez, reprit le chevalier, vous adresser à personne à qui les intérêts de la patrie et la vie du dernier citoyen soient plus chers qu'à moi-même.»--«Je le désire de bon coeur, dit l'archer, car ce pays n'eut jamais plus besoin qu'à présent de ceux qui l'aiment. Écoute-moi donc et je te ferai connaître un projet auquel, si tu es réellement ce que tu me parais, tu pourras joindre une honorable coopération. Une bande de vauriens, sous le déguisement d'hommes qui valent mieux qu'eux, se sont emparés d'un noble compatriote, appelé Cedric le Saxon, de sa fille ou pupille et de son ami Athelstane de Coningsburgh, et les ont conduits au château situé près de cette forêt, nommé Torsquilstone. Veux-tu, en bon chevalier et loyal Anglais, nous aider à les délivrer.»--«J'y suis obligé par mes voeux, répondit le chevalier, mais je voudrais savoir qui vous êtes, vous qui demandez mon assistance en leur faveur.»
«Je suis un homme sans nom, dit Locksley, mais je suis l'ami de mon pays et des amis de mon pays. Il faut vous contenter de ce peu de mots sur mon compte, pour le moment; vous le devez d'autant plus que vous-même désirez continuer à demeurer inconnu. Croyez cependant que ma parole, quand je l'ai donnée, est aussi inviolable que si je portais des éperons d'or.»--«Je le crois, dit le chevalier, j'ai été accoutumé à observer la physionomie humaine, et je remarque sur la tienne de la franchise et de la résolution. Je ne te ferai donc plus de questions, et je t'aiderai de bon coeur à rendre la liberté à ces captifs opprimés; après quoi je me flatte que nous ferons plus ample connaissance, et que nous serons contens l'un de l'autre.»
«Ainsi donc,» dit à Gurth Wamba qui, venant d'achever l'équipement, s'était rapproché du gardeur de pourceaux, et avait entendu la fin de la conversation; «ainsi donc, nous avons un nouvel auxiliaire: je me flatte que la valeur du chevalier sera d'une meilleure trempe que la religion de l'ermite, ou l'honnêteté de l'yeoman: car ce Locksley me paraît un vrai braconnier, et le prêtre un grand hypocrite.»--«Paix! Wamba, dit Gurth; tout cela peut être, mais si le diable cornu venait m'offrir son aide pour délivrer Cedric et lady Rowena, je doute que j'eusse assez de religion pour refuser l'offre de ce terrible ennemi, et le chasser de ma présence.
L'ermite, entièrement accoutré comme un archer, avec l'épée et le bouclier, l'arc et le carquois, et une forte pertuisane sur l'épaule, quitta le premier sa cellule à la tête de la bande, après avoir eu soin de fermer la porte, sous le seuil de laquelle il déposa la clef. «Es-tu en état de nous servir, bon ermite, lui demanda Locksley, ou la bouteille brune roule-t-elle toujours dans ton cerveau offusqué par les vapeurs bachiques?»--«Pas plus que ne ferait une goutte de la fontaine de saint Dunstan, répondit le moine; il y a encore un certain bourdonnement dans ma tête et de l'instabilité dans mes jambes, mais vous verrez tout à l'heure qu'il n'y paraîtra plus.» Disant cela, il se coucha sur le bord du bassin dans lequel s'écoulaient les eaux de la fontaine, en formant dans leur chute quelques bulles qui dansaient à la lueur blanchâtre de la lune, et il se mit à boire comme s'il avait voulu tarir la source.
«Combien y a-t-il de temps, ermite de Copmanhurst, que tu n'as, dit le chevalier noir, avalé une aussi bonne gorgée d'eau?»--«Cela ne m'était jamais arrivé, répondit le moine, depuis qu'un baril de vin laissa échapper, par une fente hétérodoxe, tout le nectar qu'il renfermait, et ne m'offrit plus rien pour étancher ma soif, que la source libérale de mon saint patron.» Plongeant ensuite ses mains et sa tête dans la fontaine, il en effaça toutes les traces de son orgie nocturne. Ainsi revenu à la sobriété, le joyeux moine fit tournoyer sur sa tête, avec trois doigts, sa lourde pertuisane, comme s'il eût balancé un roseau et s'écria: «Où sont ces fourbes ravisseurs qui enlèvent de jeunes filles contre leur volonté? Je veux que le diable me torde le cou si je ne suis pas en état d'en terrasser une douzaine.»
«Est-ce que tu profères des juremens, saint ermite?» lui dit le chevalier noir. «Ne me parle plus d'ermite, répliqua le cénobite métamorphosé; par saint Georges et le Dragon, je ne suis plus un moine quand j'ai quitté le froc; sitôt que j'ai endossé ma casaque verte, je bois, je jure et je chiffonne une collerette aussi bien que le plus jovial forestier du West-Riding.»--«Allons, joyeux frocard, dit Locksley, silence; tu fais autant de bruit que tout un couvent, la veille d'une fête, quand le père est allé se mettre au lit. Venez aussi, mes dignes maîtres, ne nous amusons pas à causer davantage. Il faut réunir toutes nos forces; elles nous seront nécessaires, si nous devons escalader le château de Réginald de Front-de-Boeuf.»
«Quoi! dit le chevalier noir, est-ce Front-de-Boeuf qui arrête sur les grands chemins royaux les sujets de son prince? est-il devenu oppresseur et brigand?»--«Oppresseur, il le fut toujours,» dit Locksley. «Et pour brigand, dit le moine, je doute si jamais il fut moitié aussi honnête homme que bien des voleurs de ma connaissance.»--«En avant, chapelain, et silence, dit l'archer; il vaut mieux arriver avec célérité au lieu du rendez-vous, que de s'amuser à dire ce que la décence et la réserve devraient couvrir d'un voile.
CHAPITRE XXI.
«Hélas! combien d'heures, de jours, de mois et d'années ont
passé depuis que des humains se sont assis à cette table, où
la lampe et le flambeau brillaient sur sa riche étendue! Il
me semble ouïr la voix des temps passés murmurer encore sur
nous dans le vide immense de ces sombres arcades, comme les
accens mélancoliques de ceux qui depuis long-temps
sommeillent dans la nuit du tombeau.»
JOANA BAILLIE. Orra, tragédie.
Tandis que l'on prenait ces mesures en faveur de Cedric et de ses compagnons, les hommes armés qui les avaient saisis conduisaient leurs captifs vers la place de sûreté destinée à être leur prison. Mais la nuit était sombre, et les sentiers de la foret n'étaient connus qu'imparfaitement de ces nouveaux maraudeurs, qui furent obligés de faire plusieurs haltes, et même une ou deux fois de retourner sur leurs pas pour retrouver la direction qu'ils devaient suivre. L'aurore eut besoin de les saluer, afin qu'ils pussent reprendre le bon chemin; alors la cavalcade s'avança un peu plus vite. Ce fut alors que le dialogue suivant s'établit entre les deux chefs de prétendus bandits:
«Il est temps de nous quitter, sire Maurice de Bracy, lui dit le templier, afin de jouer le second acte de la pièce; car tu dois agir maintenant comme un chevalier libérateur.»--«J'ai fait de meilleures réflexions, répondit Bracy; je ne te quitterai qu'après que notre belle prise aura été déposée en sûreté dans le château de Front-de-Boeuf. Là, je me montrerai à lady Rowena dans mon costume ordinaire, et je me flatte qu'elle rejettera sur l'entraînement irrésistible de ma passion, la violence dont j'ai usé à son égard.»--«Et quelle raison t'a fait changer d'avis?»--«Cela ne te regarde point, mon cher templier.»--«J'espère pourtant, sire chevalier, que ce changement ne vient pas de soupçons injurieux sur mon honneur, comme Fitzurse aurait pu en insinuer.»--«Mes pensées m'appartiennent, répondit de Bracy; le diable rit, dit-on, quand un voleur en dérobe un autre, et nous savons que si même Satan lui soufflait flamme et bitume, il n'empêcherait pas un templier de suivre son penchant.»--«Ni le chef d'une compagnie franche, reprit le templier, d'être traité par un ami et un camarade de la même manière qu'il traite les autres.»
«Cette récrimination est aussi périlleuse qu'inutile, répondit de Bracy; il me suffit de savoir que je connais la morale de l'ordre des templiers42, et je ne te donnerai pas l'occasion de m'enlever la jolie proie pour laquelle je cours tant de risque.»--«Mais que crains-tu, reprit le templier; ne connais-tu pas les voeux de mon ordre?»--«Je les connais très bien, et je sais également de quelle manière ils sont observés. Templier, crois-moi, les règles de la galanterie s'interprètent largement dans la Terre-Sainte, et en cette occasion je ne veux rien confier à votre délicatesse.»--«Sache donc la vérité, dit le templier; je ne me soucie aucunement de ta belle aux yeux bleus; il y a dans le cortége deux beaux yeux noirs qui me plairont davantage.»--«Eh quoi! chevalier, tu t'abaisserais à la suivante?»--«Non, par ma foi reprit le templier; je ne porte jamais les yeux sur une femme de chambre. J'ai parmi les captives une prise non moins belle que la tienne.»--«Par la sainte messe, tu veux parler de la charmante Israélite.»--«Eh bien! s'il est ainsi, que peut-on y trouver à redire?»--«Absolument rien, dit de Bracy, à moins que votre voeu de célibat ou un remords de conscience ne vous empêche d'avoir une intrigue avec une juive.»
Note 42: (retour) L'interlocuteur a une bien fausse idée de cette morale, et Walter Scott le fait parler d'après les ennemis les plus acharnés des templiers, ainsi qu'eussent parlé les bourreaux de Philippe-le-Bel. Les templiers faisaient voeu de pauvreté sans être soumis à une pauvreté absolue, car par ce voeu on entendait qu'ils devaient être toujours prêts à partager leurs biens avec les malheureux, et même à les sacrifier pour les besoins de leur ordre. Ils faisaient voeu de chasteté, c'est-à-dire d'avoir l'impudicité en horreur, afin de n'outrager ni la décence ni les moeurs. Nous renvoyons, au surplus à notre note N° 19.A. M.
«Quant à mon voeu, répondit le templier, notre grand-maître m'a accordé une dispense43, et la conscience d'un homme qui a tué trois cents Sarrasins n'a pas besoin de s'alarmer pour une pécadille, comme celle d'une jeune paysanne qui va se confesser le vendredi saint.»--«Tu connais mieux tes priviléges que moi, dit Maurice; mais j'aurais juré que vous étiez plus amoureux de l'argent du vieux juif que des yeux noirs de sa fille.»--«Je puis aimer l'un et l'autre, répondit le templier; d'ailleurs le juif n'est qu'un demi-butin. Je dois partager ses dépouilles avec Front-de-Boeuf, qui ne nous prête pas son château pour rien. Il me faut quelque chose qui m'appartienne exclusivement, et j'ai fixé mon choix sur l'aimable juive comme ayant à mes yeux une valeur spéciale. Mais à présent que tu connais mon dessein, ne reprendras-tu pas ton premier projet? Tu n'as rien, comme tu le vois, à redouter de mon intervention.»--«Non, répondit de Bracy, je resterai à côté de ma prise. Ce que tu dis peut être vrai; mais je n'aime pas les priviléges acquis par dispense du grand-maître, ni le mérite résultant du massacre de trois cents Sarrasins. Vous avez trop de droit à un libre pardon pour vous rendre scrupuleux sur quelques peccadilles de plus.»
Note 43: (retour) Voilà une calomnie gratuite comme toutes les précédentes et beaucoup d'autres qui vont suivre. Si Walter Scott les a trouvées dans les écrits des moines, sa raison judicieuse aurait dû faire la part des temps et des positions respectives. Nous ne prétendons pas soutenir que les anciens templiers aient tous été des modèles de sagesse et de vertu, mais il y a loin de quelques faiblesses humaines à des perfidies et à des monstruosités.A. M.
Pendant ce dialogue, Cedric faisait de vains efforts pour connaître ses gardiens. «Vous devez être Anglais, leur dit-il, et cependant, juste ciel! vous tombez sur vos compatriotes comme s'ils étaient des Normands. Vous êtes sans doute mes voisins, par conséquent mes amis; car quels pourraient être les Anglais du voisinage qui auraient des raisons pour agir autrement? Même parmi vous, yeomen, qui avez été mis hors la loi, plus d'un sans doute ont eu recours à ma protection; j'ai eu pitié de leurs malheurs, et j'ai maudit l'oppression de leurs tyrans féodaux. Que voulez-vous donc faire de moi? Vous êtes pires que des brutes dans votre conduite. Voulez-vous être sourds comme elles?
Ce fut en vain que Cedric cherchait ainsi à faire parler ses gardiens; ils avaient de trop bonnes raisons pour garder le silence et s'attirer des reproches. Ils continuèrent à le pousser d'un pas rapide jusqu'à l'entrée d'une avenue bordée d'arbres d'un feuillage varié, et à l'extrémité de laquelle on apercevait Torsquilstone, ancien château qui appartenait alors à Réginald Front-de-Boeuf; c'était une forteresse peu considérable, consistant en un donjon, ou vaste tour haute et carrée, entourée de bâtimens moins élevés, bordés d'une cour circulaire. Autour du mur extérieur régnait un fossé dont l'eau arrivait d'un ruisseau voisin. Front-de-Boeuf, à qui son caractère altier attirait souvent des querelles avec ses ennemis, avait ajouté à son château de nouvelles tours, de manière à flanquer chacun des angles. L'entrée principale, suivant l'usage du temps, était placée sous les voûtes d'une barbacane, ou fortification extérieure terminée et défendue par deux petits bastions latéraux.
Cedric n'eut pas plus tôt découvert les tourelles de Front-de-Boeuf, qui élevaient dans les airs leurs créneaux chargés de mousse et de lierre, et sur lesquels brillaient les premiers rayons du soleil levant, qu'il ne lui resta plus de doute sur la cause de son accident. J'étais injuste, dit-il, envers les outlaws de ces forets, lorsque je supposais que mes ravisseurs appartenaient à ces bandits; j'aurais bien pu confondre avec autant de raison les renards de ces halliers avec les loups dévastateurs de France. Dites-moi, chiens d'étrangers, est-ce à ma vie, est-ce à mon or que vous en voulez? C'est trop en effet que deux Saxons, moi et le noble Athelstane, nous gardions encore des terres dans un pays qui autrefois était le patrimoine de notre race? Qu'on nous mette donc à mort, et complétez votre tyrannie en nous arrachant la vie comme vous avez commencé par nous ravir nos libertés. Si Cedric le Saxon ne peut délivrer l'Angleterre, il mourra volontiers pour elle. Dites à votre tyran de maître que je lui demande seulement la mise en liberté de lady Rowena. C'est une femme, il ne doit pas la craindre, et avec nous périront tous ceux qui osent combattre pour sa cause.
Les gardiens de Cedric restèrent muets comme auparavant, et on arriva devant le château sans qu'il eût pu obtenir d'eux un seul mot de réponse. De Bracy sonna trois fois du cor, et les archers vinrent le reconnoître. Le pont-levis fut baissé et la cavalcade fut introduite. L'on fit descendre de cheval les prisonniers pour les conduire dans une grande salle où leur fut dressé un repas impromptu, auquel le seul Athelstane prit part. Le descendant d'Édouard le confesseur n'eut pas même le temps de faire honneur à la bonne chère étalée devant lui; car on lui annonça que Cedric et lui-même seraient enfermés dans une autre pièce que celle de lady Rowena. Toute résistance eût été inutile, et ils furent obligés de suivre leurs guides dans une vaste chambre soutenue par deux rangs de piliers massifs, pareils à ceux des réfectoires et des maisons chapitrales qu'on voit encore dans les ruines des anciens monastères.
Lady Rowena, séparée de sa suite, fut conduite avec courtoisie à la vérité, mais sans qu'on eût pris conseil de son inclination, dans un appartement plus éloigné. Cette distinction un peu alarmante pour sa pudeur fut accordée à Rébecca, en dépit des instances de son père, qui alla même jusqu'à offrir de l'or dans cette cruelle extrémité, pour qu'il lui fût permis de rester avec elle. «Lâche infidèle, répondit un de ses gardes, lorsque tu auras vu la tannière qui t'est réservée, tu ne désireras plus que ta fille la partage.» Et, sans plus de discours, on poussa le juif d'un côté et la fille de l'autre. Les domestiques furent désarmés, fouillés avec soin, et confinés dans une autre aile du château. Enfin on refusa même à lady Rowena sa suivante Égiltha.
L'appartement dans lequel les chefs saxons furent conduits, car c'est d'eux maintenant que nous allons nous occuper d'abord, bien qu'il fût changé en une sorte de prison, avait été jadis la grande salle du château; mais il était aujourd'hui abandonné aux rats, parce que son maître actuel, ayant amélioré cette habitation, tant sous le rapport de la sûreté que sous celui de l'agrément, il existait une autre salle d'honneur dont le plafond était soutenu par des piliers plus grêles et plus élégans, pendant que la pièce elle-même était décorée d'ornemens que les Normands avaient déjà introduits dans l'architecture.
Cedric arpentait sa prison en se livrant à ses fureurs et à ses réflexions sur le passé et le présent, tandis que l'apathie de son compagnon lui tenait lieu de patience et de philosophie, pour l'aider à tout endurer, si ce n'est le désagrément de sa position actuelle. Il y était même si peu sensible, qu'il se levait seulement de temps à autre aux bouffées de colère de son ami Cedric.
«Oui, dit ce dernier, moitié se parlant à lui-même et moitié s'adressant à Athelstane, ce fut en cette même salle que mon père dîna avec Torquil Wolfganger, lorsqu'il reçut le vaillant et infortuné Harold, qui s'avançait contre les Norwégiens réunis au rebelle Tosti. Ce fut dans cette salle que Harold fit une si belle réponse à l'envoyé de son frère révolté. Combien de fois mon père ne m'a-t-il pas conté cette importante histoire! L'envoyé de Tosti fut admis en ce lieu, qui put contenir à peine la foule des nobles chefs saxons, lorsque ceux-ci buvaient à pleine coupe un rouge nectar autour de leur monarque.»
«J'espère,» dit Athelstane un peu réveillé par cette fin du discours de son ami, «j'espère qu'on n'oubliera pas de nous envoyer du vin et des rafraîchissemens à midi; à peine avons-nous eu le temps de déjeuner, et je ne me suis jamais bien trouvé de mes repas quand j'ai pris quelque nourriture immédiatement après être descendu de cheval, quoique les médecins aient recommandé cet usage.» Cedric continua son histoire sans faire aucune attention à l'observation interpolée de son ami.
«L'envoyé de Tosti s'avança dans cette salle sans être intimidé de la contenance rébarbative de ceux qui l'entouraient, et il vint se placer près du trône de Harold. «Seigneur et roi, lui dit-il, quelle condition espères-tu de ton frère s'il dépose les armes et te demande la paix?»--«L'amour d'un frère, s'écria le généreux Harold, et le beau comté de Northumberland.»--«Et si Tosti accepte ces conditions, reprit l'ambassadeur, quelles terres assignerez-vous à son fidèle allié Hardrada, roi de Norwège.»--«Sept pieds de terrain anglais, reprit fièrement Harold; ou, comme Hardrada passe pour un géant, peut-être lui en céderons-nous quelques pouces de plus.»--«La salle retentit alors d'acclamations, et les coupes furent vidées à la santé du Norwégien, qui se vit mis promptement en possession de son domaine.»
«J'aurais fait comme eux de toute mon âme, dit le noble Athelstane, car ma langue se colle de soif à mon palais.»--«L'envoyé, continua Cedric avec feu, malgré le peu d'intérêt que son ami prenait à son histoire, s'en retourna tout confus porter cette digne réponse à Tosti et à son allié. Ce fut alors que les murailles de Stamford et le fatal Welland, renommé par son onde prophétique44, furent témoins de cet horrible combat, dans lequel, après avoir déployé la plus insigne valeur, le roi de Norwège et Tosti succombèrent tous deux avec dix mille de leurs plus braves soldats. Qui aurait pensé que ce beau jour, qui éclairait un semblable triomphe, voyait aussi voguer la flotte normande qui allait débarquer sur les funestes rivages du comté de Sussex? Qui aurait pensé que Harold, peu de jours après, n'aurait plus de royaume, et n'aurait pour toute possession que les sept pieds de terre qu'il avait concédés dans sa rage au Norwégien envahisseur? Qui eût pensé que vous, noble Athelstane, vous né du sang de Harold, et que moi dont le père ne fut pas un des plus faibles défenseurs du trône saxon, nous deviendrions prisonniers d'un vil normand, dans le lieu même où nos ancêtres assistaient à de pareils banquets.»
Note 44: (retour) Près de Stamford se donna, en mil soixante-six, la sanglante bataille où Harold vainquit son frère rebelle, Tosti, et les Norwégiens, peu de jours avant sa propre défaite à Hastings. Le pont sur le Welland fut pris, repris et disputé avec un acharnement sans exemple. Un seul Norwégien, nouvel Horatius Coclès, le défendit long-temps, et à la fin percé, à travers les planches du pont, de la flèche d'un archer qui se trouvait sur un bateau, sous ce pont, il succomba. Spencer et Dryton font allusion aux prophéties sur le fatal Welland, par ce vers:"Which to that ominous flood much fear and redevance wan." POLY-OLBION
Ce qui veut dire:
«On attachait à cette onde prophétique une idée de terreur et de respect.»A. M.
«C'est assez fâcheux, répondit Athelstane, mais j'aime à croire que nous en serons quittes pour une rançon raisonnable. Dans tous les cas, il ne peut y avoir de leur part aucun dessein de nous affamer; et cependant, bien qu'il soit près de midi, je ne vois pas arriver les mets pour le dîner. Regardez à cette fenêtre, noble Cédric, et assurez-vous si par les rayons du soleil le cadran ne marque pas midi?»
«Cela peut être, dit Cedric, mais je ne puis regarder cette fenêtre, sans qu'il ne me vienne des réflexions bien différentes de celles qui ont rapport à notre état présent, ou à notre privation. Quand cette fenêtre fut construite, noble ami, nos dignes ancêtres ne connaissaient point l'art de faire le verre et de le peindre. L'orgueil de votre aïeul Wolfganger fit venir de Normandie un artiste pour orner son château de ces nouvelles décorations, qui donnent à la lumière dorée du ciel tant de couleurs fantastiques. L'étranger arriva, pauvre tel qu'un mendiant, bas et servile, prêt à ôter son bonnet au moindre domestique de la maison; il s'en retourna opulent et orgueilleux révéler à ses rapaces compatriotes les richesses et la simplicité des nobles saxons. Cette folie, Athelstane, avait été prévue et prédite par les descendans de Hengist et de ses tribus grossières, qui conservaient religieusement la pureté de leurs moeurs. Nous appelâmes ces étrangers, nous en fîmes des amis, ou des serviteurs de confiance; nous adoptâmes leurs arts, en accueillant leurs artistes; nous méprisâmes l'honnête simplicité, la rustique bonhomie de nos aïeux, et nous devînmes énervés par le luxe des Normands, long-temps avant que leurs armes nous eussent vaincus. Notre régime domestique, paisible, libre et sans apprêts, était bien préférable à ces mets sensuels, dont la recherche nous a rendus esclaves de ces conquérans étrangers.»
«Maintenant, reprit Athelstane, je trouverais excellente la plus modeste nourriture, et je suis étonné, noble Cedric, que vous puissiez vous rappeler si fidèlement les faits passés, lorsque vous oubliez l'heure même du dîner.»--«C'est temps perdu, se dit à lui-même Cedric impatienté; je vois bien qu'il ne faut lui parler que de son appétit. L'âme de Hardicanute s'est emparée de son corps, et il n'a pas d'autre plaisir que de baffrer, avaler des flots de vin, et en demander toujours. «Hélas! ajouta-t-il en le regardant avec une sorte de compassion, pourquoi faut-il qu'un si noble extérieur soit l'enveloppe d'un esprit aussi lourd? Pourquoi faut-il qu'une entreprise comme la régénération de l'Angleterre tourne sur un pivot si imparfait? Une fois marié à lady Rowena, elle pourrait relever et ennoblir cette âme massive et assoupie dans des organes si matériels; elle pourrait réveiller en lui des sentimens de patriotisme. Mais comment y penser, lorsque Rowena, Athelstane et moi-même, nous sommes les prisonniers de ce brutal maraudeur, et que peut-être nous ne l'avons été que par crainte de nous voir recouvrer l'indépendance de notre nation?»
Pendant que le Saxon était plongé dans ces pénibles réflexions, la porte s'ouvrit, et on vit entrer un écuyer tranchant, tenant en main la baguette blanche, emblème de son office. Ce personnage important s'avança d'un pas grave, suivi de quatre domestiques portant une table chargée de mets dont la vue et l'odeur ranimèrent sur-le-champ la contenance d'Athelstane. Ces serviteurs étaient masqués, de même que l'écuyer tranchant.
«Que veut dire cette mascarade? s'écria Cedric; votre maître pense-t-il que nous ignorons de qui nous sommes prisonniers dans ce château? Dites-lui,» ajouta-t-il en voulant profiter de cette circonstance pour entamer une négociation au sujet de sa liberté, «dites à Réginald Front-de-Boeuf, que nous ne lui supposons d'autres motifs pour nous traiter ainsi qu'une vile cupidité; dites-lui, enfin, que nous cédons à sa rapacité, comme en pareil cas nous céderions à celle d'un vrai brigand. Qu'il fixe la rançon à laquelle il prétend, et nous la lui paierons, si elle est proportionnée à nos moyens.» L'écuyer tranchant ne répondit que par un signe de tête.
«Dites encore à Réginald Front-de-Boeuf, ajouta le noble Athelstane, que je lui envoie un cartel à outrance, à pied ou à cheval, dans un lieu sûr, et dans les huit jours qui suivront notre mise en liberté: s'il a de l'honneur, s'il est chevalier, il ne refusera point.» L'écuyer salua une seconde fois, en disant: «Je ferai part de votre défi à mon maître.»
Athelstane n'expliqua pas nettement sa provocation, ayant la bouche remplie, la mâchoire très occupée, outre l'hésitation qui lui était naturelle, ce qui donnait à la menace beaucoup moins d'importance. Toutefois, Cedric accueillit le discours de son compagnon avec une sorte de joie, en voyant qu'il ressentait convenablement l'insulte qu'on leur avait faite, et qu'il commençait à perdre patience. Il lui serra la main, en signe d'approbation, mais il se refroidit lorsqu'Athelstane eut ajouté «qu'il combattrait douze hommes tels que Front-de-Boeuf, pour hâter sa sortie d'une prison où l'on mettait de l'ail dans les ragoûts.» Nonobstant cette rechute et ce retour à l'apathie et à la sensualité, Cedric prit place à table, en face de lui, et prouva bientôt que les malheurs de son pays ne l'empêchaient pas de signaler son appétit, dès que les mets furent arrivés et que le noble Athelstane lui eut donné l'exemple.
Les prisonniers ne jouirent point long-temps de leurs délices gastronomiques; elles furent troublées tout à coup par le son d'un cor qui se fit entendre à la porte, et qui fut répété jusqu'à trois fois, avec autant de force que si celui qui en donnait eût été le chevalier errant devant lequel devaient s'écrouler les murailles et les tours, la barbacane et les créneaux, aussi rapidement que sont chassées par le vent les vapeurs du matin. Les deux Saxons tressaillirent sur leur siége, se levèrent aussitôt, et coururent à la fenêtre. Mais leur curiosité ne fut point satisfaite, car les croisées donnaient sur la cour du château, et le bruit du cor venait de l'extérieur. Il semblait pourtant annoncer quelque chose de sérieux, à en juger par le soudain tumulte qui s'éleva dans le château.
CHAPITRE XXII.
«Ma fille! ô mes ducats! ô ma fille! ô mes ducats chrétiens!
Justice! protection! Mes ducats et ma fille!»
SHAKSPEARE. Le Marchand de Venise.
Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité trompée leur permet de céder à leur appétit satisfait à moitié, et hâtons-nous de nous occuper de la captivité bien autrement rigoureuse d'Isaac d'York.
Le pauvre juif avait été jeté sur-le-champ dans un cachot souterrain humide et obscur; le sol en était plus bas que le fond du fossé qui entourait le château. La lumière n'y pénétrait que par un soupirail profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y atteindre; même en plein midi il n'y pénétrait qu'une lumière pâle et douteuse qui se changeait en d'épaisses ténèbres, long-temps avant que le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont on avait eu à craindre sans doute la force et le courage, étaient suspendus, vacans et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y étaient solidement attachés; dans leurs anneaux étaient restés des ossemens desséchés, qui pouvaient avoir été des jambes humaines; comme si quelque prisonnier n'y eût pas seulement péri, mais comme si on y eût laissé son squelette s'y consumer.
À l'une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s'étendaient transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille. L'horreur du spectacle qu'offrait ce cachot humide aurait pu effrayer une âme plus forte que celle d'Isaac; et cependant, il était plus calme dans un danger imminent qu'il ne paraissait l'être au milieu des craintes d'un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par les lévriers que lorsqu'il se débat sous leurs dents45. D'ailleurs, il est probable que les juifs, en butte à des craintes continuelles, par leur position, sont en quelque sorte préparés à toutes les vexations que la tyrannie peut exercer contre eux; de manière que toute violence dont ils deviennent l'objet ne leur cause point cette surprise et cette terreur qui énervent les forces de l'âme. D'un autre côté, ce n'était pas la première fois qu'Isaac se trouvait placé dans des circonstances si dangereuses; il avait donc pour guide l'expérience, et avait l'espoir d'échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il avait surtout pour lui l'inflexible opiniâtreté si bien connue de sa nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourmens que le pouvoir ou la violence pouvait leur infliger, plutôt que de satisfaire leurs oppresseurs, en cédant à leurs demandes.
Après s'être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé ses vêtemens autour de lui pour se préserver de l'humidité du sol, Isaac s'assit dans un coin du cachot; et là, ses mains croisées sur sa poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d'un rayon du jour passant à peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un sujet d'étude digne de ses pinceaux, s'il eût existé à cette époque. Le juif passa près de trois heures dans cette position, sans en changer, après quoi le bruit de quelques pas se fit entendre sur l'escalier; les verroux furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur ses gonds, et Réginald Front-de-Boeuf, suivi de deux esclaves sarrasins du templier, entra dans le cachot.
Front-de-Boeuf, qui joignait à une taille athlétique une vigueur à toute épreuve, qui avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à entreprendre, dans ses discordes et ses querelles particulières, des agressions contre la plupart de ses voisins, et qui n'avait enfin jamais hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance féodale, avait des traits qui répondaient à son caractère, et exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur toute autre physionomie, attiré l'intérêt et le respect dus aux marques d'une valeur honorable; mais elles ne servaient en lui qu'à ajouter à la férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l'horreur et l'effroi que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d'un justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs endroits par le frottement de l'armure dont il le couvrait souvent. Il n'avait pour arme qu'un poignard à sa ceinture, formant une espèce de contre-poids à un trousseau de clefs suspendu à son côté droit. Les esclaves noirs qui suivaient Front-de-Boeuf étaient dépouillés de leur brillant costume; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu'au dessus du coude, comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la tuerie. Chacun d'eux portait un petit pannier couvert, et quand ils furent entrés dans le cachot, ils s'arrêtèrent à la porte pendant que Front-de-Boeuf la ferma soigneusement et à double tour. Après avoir pris cette précaution, il s'avança lentement vers le juif, sur qui il fixait les yeux comme s'il eût voulu le paralyser par ses regards terribles, et exercer sur lui la meurtrière influence qu'on suppose à certains animaux pour fasciner leur proie. On aurait vraiment cru que l'oeil farouche et féroce de Front-de-Boeuf possédait une portion de ce même pouvoir sur son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur le sauvage baron, le juif fut saisi d'une telle épouvante, que tous ses membres semblaient se retirer sur eux-mêmes; et sa taille, se rapetisser par l'effet de son immobile et morne stupeur. Le malheureux Isaac se sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever pour offrir une marque de son respect, mais il ne put pas même porter la main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il était agité violemment par la conviction de devoir subir des tortures et une mort affreuse et prochaine.
La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire, grandir encore, comme l'aigle hérisse ses plumes quand il se précipite les serres ouvertes sur sa proie sans défense. Il s'arrêta à trois pas du lieu où le malheureux juif s'était blotti, de manière à occuper le moins d'espace possible, puis il fit signe à un des esclaves d'approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Réginald, se retira à une respectueuse distance, et alla rejoindre son camarade près de la porte.
Tous les mouvemens de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme s'ils eussent eu l'esprit préoccupé de quelque projet d'horreur et de cruauté. Front-de-Boeuf, rompant enfin lui-même le silence, ouvrit la scène en apostrophant ainsi l'infortuné captif: «Chien maudit, enfant d'une race en horreur aux humains, dit-il au juif d'une voix retentissante que les échos de la voûte rendaient encore plus terrible, vois-tu ces balances?» Le malheureux Israélite fit un léger signe affirmatif. «Dans ces balances, reprit le dur baron, tu me pèseras mille livres, d'argent au poids et au titre de la tour de Londres.»
«Saint Abraham! répondit le juif en retrouvant un peu de voix dans ce péril extrême, jamais homme a-t-il entendu demande pareille? Qui même dans un conte de ménestrel a lu qu'un homme pouvait donner mille livres pesant d'argent? Quel oeil humain vit jamais un semblable trésor? Vous fouilleriez dans les maisons de tous les juifs d'York et dans toutes celles de ma tribu, que vous ne pourriez réunir la somme dont vous parlez.»
«Je ne suis pas déraisonnable, répondit Front-de-Boeuf; et si l'argent est rare, je ne refuse pas de l'or, à raison d'un marc d'or pour chaque six livres d'argent: c'est le moyen d'éviter à ton infâme carcasse les tourmens que ton coeur n'a jamais pu concevoir.»--«Ayez pitié de moi, noble chevalier, dit Isaac; je suis vieux, pauvre et sans ressource; il serait indigne de vous de triompher de moi: quel mérite y a-t-il à écraser un vermisseau!»--«Il se peut que tu sois vieux, reprit le chevalier: c'est une honte de plus pour ceux qui t'ont laissé vieillir dans l'usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un juif eut-il un coeur et un bras? Mais riche, tout le monde sait bien que tu l'es.»
«Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois et par tout ce que nous croyons en commun...»--«Ne te parjures point! dit le Normand en l'interrompant, et que ton obstination n'ajoute pas à ton sort avant d'avoir considéré les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que je te parle seulement pour t'effrayer et profiter de la lâcheté commune à ta tribu! Je te jure par ce que tu ne crois pas, par l'Évangile que notre Église enseigne, et par les clefs de saint Pierre qui ont été données pour lier et délier, que ma résolution est péremptoire. Ce cachot n'est pas un endroit propre à exciter à la plaisanterie: des prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri dans ces murs sans que jamais on ait su leur destin; mais leur trépas était une pure bagatelle en comparaison de celui qui t'attend, et qui sera accompagné des plus cruels tourmens.
Il fit alors signe aux esclaves d'approcher, et leur parla dans une langue étrangère, car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris ses leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du charbon de terre, une paire de soufflets, un flacon d'huile. Tandis que l'un frappait le briquet, un autre disposait le charbon de terre dans le grand fourneau de fer dont nous ayons parlé, et il exerça les soufflets jusqu'à ce que le brasier fût rouge.
«Vois-tu, Isaac, lui dit Front-de-Boeuf, ces barres de fer au dessus de ces charbons ardens? c'est sur ce lit embrasé que tu vas reposer, dépouillé de tes habits, comme si tu allais te mettre naturellement au lit chez toi. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis que l'autre te frottera les membres avec de l'huile, pour empêcher le rôti de brûler. Choisis donc entre une couche dévorante et mille livres d'argent; car, par la tête de mon père, voilà ta seule option.»--«Il est impossible, dit l'infortuné juif, que vous soyez véritablement dans l'intention d'exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n'a jamais fait un coeur capable d'exercer une pareille cruauté.»
«Ne t'y fies pas, Isaac, lui répondit Front-de-Boeuf, cette erreur te serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d'une ville, où des milliers de chrétiens périrent par le glaive, l'onde et la flamme, je renoncerai à mon dessein, quand tu feras ouïr tes cris et tes gémissemens? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n'ont ni pays, ni lois, ni conscience, que la seule volonté de leur maître, qui, à son moindre signe, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le poignard ou la corde, crois-tu qu'ils puissent avoir de la compassion, eux qui n'entendent pas la langue dans laquelle tu l'invoquerais? Sois sage, vieillard! débarrasse-toi d'une partie de tes richesses superflues, verse dans les mains d'un chrétien une portion de ce que tu as acquis par l'usure. Ta bourse pourra bientôt s'enfler de nouveau; mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne ressuscitera ta peau brûlée et son cuir lacéré. Paie ta rançon, te dis-je, et, réjouis-toi de sortir à ce prix d'un cachot dont bien peu de gens ont pu redire les secrets. Je ne te dirai plus rien; choisis entre ton vil pécule et ta chienne de peau.»--«Qu'Abraham et tous les saints patriarches de ma nation me soient en aide! s'écria le juif: le choix m'est impossible; car je n'ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi exorbitante.»--«Esclaves, saisissez-le, et mettez-le nu comme la main, dit Front-de-Boeuf; qu'alors ses patriarches viennent le secourir s'ils le peuvent.»
Les deux esclaves, prenant leur direction beaucoup plus d'après le geste et le regard du baron que d'après ses paroles, se jetèrent sur le juif, le saisirent, le renversèrent par terre, le reprirent de nouveau, le relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n'attendaient plus que le dernier signal de l'impitoyable baron pour commencer le supplice. L'Israélite infortuné suivait des yeux avec inquiétude à la fois leur contenance et celle de Front-de-Boeuf, dans l'espoir de découvrir sur eux quelques symptômes de compassion; mais le baron avait toujours le regard sombre et farouche, et sur les lèvres un sourire sardonique, comme prélude de sa cruauté, pendant que les yeux sauvages des Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de rôtir la victime. Celle-ci, à l'aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait l'étendre, perdant tout espoir de fléchir le tyran, sentit ses forces l'abandonner.
«Je paierai, dit-il, les dix mille livres d'argent; c'est-à-dire, ajouta-t-il après une légère pause, je les paierai avec l'aide de mes frères; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant que de pouvoir me procurer une somme aussi effrayante. Quand et où me faudra-t-il la verser?»--«Ici même, répondit Front-de-Boeuf; c'est dans ce cachot même qu'elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te rendrai ta liberté avant que d'avoir reçu ta rançon?»
«Et quelle doit-être ma sûreté, dit le juif après que j'aurai payé ma rançon?»--«La parole d'un noble normand, misérable usurier, répondit Front-de-Boeuf; elle est mille fois plus pure que l'or de ta tribu.»--«Je vous demande pardon, noble milord, dit le juif du ton le plus humble; mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d'un homme qui ne veut point de la mienne?»--«Parce que tu ne peux faire autrement, exécrable vermisseau, dit le chevalier d'une voix de tonnerre. Si tu étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d'York, et que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le terme du paiement et les sécurités qu'il te plairait d'exiger de moi. Je suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort; j'ai l'avantage sur toi, et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions.»
Le juif, poussant un profond soupir: «Accordez-moi au moins, avec ma liberté, celle de mes compagnons de voyage. Ils me méprisaient comme juif, cependant ils ont eu pitié de moi, et c'est parce qu'ils m'ont aidé dans la route qu'une partie de ma disgrâce est retombée sur eux; d'ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma rançon.»
«S'il est question dans ta demande de ces rustauds de Saxons, leur rançon dépendra d'autres conditions que des tiennes. Mêle-toi seulement de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.»--«Je ne serai donc élargi qu'avec le jeune homme blessé que j'ai recueilli.»--«Je le répète, vil usurier, dit Front-de-Boeuf, ne songe qu'à tes affaires. Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu'à payer ta rançon, et dans le plus court délai.»
«Écoutez-moi pourtant, dit le juif, au nom de l'or que vous voulez obtenir aux dépens de...» Ici, le juif s'arrêta court, dans la crainte d'irriter le sauvage Normand; mais Front-de-Boeuf ne fit qu'en rire, et achevant la phrase interrompue: «Aux dépens de ma conscience, veux-tu dire, misérable créature; explique-toi librement: je te répète que je suis raisonnable. Je puis supporter les reproches du perdant, fût-il même un juif. Tu ne fus pas aussi patient, lorsque tu attaquas en justice Jacques Fitz-Dotterel pour t'avoir appelé une sangsue, un usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son patrimoine.»--«Je jure par le Talmud, répondit le juif, que votre valeur a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu'il me devait légitimement; le terme du paiement était fixé à Pâques.»
«Mais je m'inquiète fort peu de cela, dit Front-de-Boeuf, il s'agit de savoir quand j'aurai mon argent; dis-moi, Isaac, quand me donneras-tu les shekels?»--«Il n'y a qu'à envoyer ma fille à York, avec votre sauf-conduit, noble chevalier, répondit le juif, et aussi vite qu'un cheval et qu'un homme peuvent aller et venir, l'argent...» Il s'interrompit pour laisser échapper un profond soupir, «L'argent vous sera versé ici même.»--«Ta fille! s'écria Front-de-Boeuf d'un air de surprise, par le ciel, Isaac, je regrette de ne l'avoir pas su plus tôt. Je croyais que cette fille aux yeux noirs avait été ta concubine, et je l'ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert, suivant l'usage des patriarches et des héros de l'âge d'or, qui sur ce point nous donnent un excellent exemple.»
Le cri d'horreur qu'Isaac poussa en apprenant cette nouvelle fut si violent, que les voûtes du caveau en tremblèrent, et les Sarrasins en furent tellement surpris, qu'ils laissèrent un moment le juif en liberté; il en profita pour se jeter aux pieds de Front-de-Boeuf, et embrasser ses genoux.
«Prenez tout ce que vous m'avez demandé, noble chevalier; exigez dix fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance, grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur; si vous êtes né d'une femme, sauvez une vierge sans défense; elle est l'image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j'ai reçus de son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui lui reste? Voulez-vous réduire un père à désirer que son seul enfant rejoigne sa mère dans le tombeau de ses ancêtres?»
«Je voudrais avoir su cela plus tôt, dit le Normand; je croyais que votre race n'aimait que son argent.»--«Ne pensez pas si mal de nous, dit Isaac, jaloux de saisir le moment d'une apparente sympathie; le renard que l'on chasse, le chat sauvage que l'on torture, aiment leurs petits, et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses enfans.»--«Soit, dit Front-de-Boeuf, je le croirai à l'avenir, à cause de toi, Isaac; mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est fait est fait; je ne puis pas éviter que ce qui est arrivé n'ait pas eu lieu. J'ai donné ma parole à mon compagnon d'armes, et je ne la violerai pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D'ailleurs, quel grand mal pour ta fille de devenir la proie de Bois-Guilbert?»--«Quel mal! s'écria le juif en se tordant les mains; depuis quand les templiers ont-ils respiré autre chose que cruautés envers les hommes et déshonneur envers les femmes!»
«Chien d'infidèle, dit Front-de-Boeuf avec des yeux étincelans de colère, et intérieurement bien aise de saisir un prétexte pour s'abandonner lui-même à cette passion, «ne blasphème pas le saint ordre du temple de Sion; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise, ou gare ta gorge de juif.»
«Voleur! scélérat! s'écria le juif à Front-de-Boeuf, en rétorquant ses injures, dans une indignation qu'il lui devenait impossible de réprimer, je ne te paierai rien, pas même une obole46, à moins que ma fille ne me soit rendue.»--«As-tu perdu le sens, misérable juif, dit le Normand courroucé, ta chair et ton sang ont-ils un talisman contre le fer rouge et l'huile bouillante?»--«Peu m'importe, dit Isaac poussé au désespoir et blessé au dernier point dans ses affections paternelles; fais tout ce que tu voudras, ma fille est ma chair et mon sang; elle m'est plus précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut s'exercer: je ne te donnerai aucun argent, à moins que je ne le fonde dans ton avare gosier; je ne te donnerai pas un denier, fut-ce même pour te sauver de l'éternelle damnation, que toute ta vie a méritée. Arrache-moi l'âme, si tu veux, Nazaréen; fais inventer de nouvelles tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j'ai su les braver.»
«Nous allons voir cela, dit Front-de-Boeuf; car, par le saint sacrement47, qui est en abomination dans ta tribu maudite, tu éprouveras les dernières douleurs de la flamme et du fer; qu'on le saisisse, dit-il aux esclaves, qu'on le dépouille et qu'on l'enchaîne sur ces barreaux.»
En dépit des faibles efforts du juif, les Sarrasins l'avaient déjà dépouillé de son manteau, et ils allaient lui ôter ses derniers vêtemens, lorsque le son d'un cor de chasse se fit entendre deux fois hors du château, et pénétra jusqu'au fond du caveau, et immédiatement après des voix appelèrent Front-de-Boeuf. Celui-ci ne voulant pas être surpris dans cet acte infernal, fit signe aux esclaves de le suivre, après avoir rendu son manteau à Isaac; et, quittant le cachot avec ses esclaves, il laissa le juif remercier Dieu du répit qu'il lui donnait, ou se plaindre de la captivité et de l'avanie de sa fille, suivant que ses affections pouvaient le dominer.
CHAPITRE XXIII.
«Eh bien! si la douceur de mes paroles ne peut vous émouvoir
et vous engager à être plus tendre à mon égard, je vous ferai
la cour en soldat, qui use de toute la vigueur de son bras;
et sans les charmes de l'amour je vous aimerai malgré vous.»
SHAKSPEARE. Les deux Gentilshommes de Vérone.
L'appartement dans lequel lady Rowena avait été introduite, faisait voir dans son arrangement des essais grossiers de décorations et de magnificence, et on aurait pu penser qu'en lui destinant cette partie du château, on avait voulu lui donner une preuve de respect que l'on ne témoignait point aux autres prisonniers. Mais l'épouse de Front-de-Boeuf, pour qui cet appartement avait été disposé dans le principe, était morte depuis plusieurs années, en sorte que le temps et le défaut de soin avaient contribué à dégrader le peu d'ornemens dont le goût de l'époque essaya de l'embellir. La tapisserie pendait en lambeaux à divers endroits de la muraille, tandis qu'ailleurs elle était ternie et décolorée par les rayons du soleil, ou bien déchirée et détériorée par le temps. Tout ravagé qu'il était, cet appartement avait été regardé comme celui de tous ceux du château qui fût le plus propre à recevoir l'héritière saxonne; et ce fut là qu'on la laissa méditer sur son sort, jusqu'à ce que les acteurs de ce drame épouvantable se fussent distribué les divers rôles qu'ils devaient jouer. Tout cela avait été décidé en conseil tenu entre Front-de-Boeuf, de Bracy et le templier, et où, à la suite d'une vive et longue discussion sur les divers avantages que chacun prétendait retirer de la part qu'il prenait dans cette entreprise audacieuse, ils avaient enfin prononcé sur le sort de leurs malheureux prisonniers.
Il était près de midi lorsque de Bracy, au profit de qui l'expédition avait d'abord été concertée, se présenta pour donner suite à ses projets sur la main et les terres de lady Rowena.
L'intervalle n'avait pas été entièrement consacré à tenir conseil avec ses confédérés, car de Bracy avait trouvé le temps de parer sa personne avec toute la fatuité de l'époque. Il avait quitté son pourpoint vert et son masque. Sa longue et abondante chevelure avait été divisée en tresses fantastiques, lesquelles flottaient le long de son manteau garni de riches fourrures. Sa barbe était complétement rasée; son nouveau pourpoint descendait jusqu'au milieu de sa jambe, et la ceinture qui l'entourait, et qui en même temps soutenait sa pesante épée, était enrichie de diverses broderies et ornemens relevés en bosse. Nous avons déjà parlé de la mode bizarre qui régnait alors pour les souliers façonnés en pointe; les pointes de ceux de de Bracy auraient pu rivaliser pour l'extravagance avec toutes celles que l'on pouvait voir aux pieds des petits-maîtres les plus achevés, étant allongées et contournées comme les cornes d'un bélier. Tel était à cette époque le costume d'un homme à bonnes fortunes, et dans de Bracy, l'effet que produisait cet ajustement était rehaussé par un extérieur agréable et par des manières qui annonçaient également la grâce du courtisan et la franchise du guerrier.
Il salua lady Rowena en ôtant sa toque de velours garni d'une broderie en or, représentant l'archange Michel foulant à ses pieds le génie du mal. Il fit un geste pour inviter la dame à prendre un siége, et voyant qu'elle continuait à rester debout, il ôta son gant et lui offrit la main pour l'y conduire. Mais faisant un geste expressif de refus: «Sire chevalier, dit-elle, si je suis en présence de mon geôlier, et ce qui se passe autour de moi ne me permet pas de penser autrement, il est plus convenable que sa prisonnière se tienne debout devant lui, jusqu'à ce qu'elle soit instruite de son sort.»
«Hélas! belle Rowena, répondit de Bracy, vous êtes devant votre captif, non devant votre geôlier, et c'est de vos beaux yeux que de Bracy doit recevoir l'arrêt que vous attendez inutilement de lui.»
«Je ne vous connais point, sire chevalier, dit lady Rowena avec ce sentiment d'indignation qu'inspirait un outrage fait au rang et à la beauté, je ne vous connais point; j'ignore qui vous êtes, et l'insolente familiarité avec laquelle vous m'adressez le jargon d'un troubadour ne saurait servir d'excuse à la violence d'un brigand.»--«C'est à toi, charmante fille, répondit de Bracy, continuant sur le même ton, c'est à toi et à tes charmes qu'il faut attribuer tout ce que j'ai fait de contraire au respect dû à celle que j'ai choisie pour la souveraine de mon coeur, et à l'étoile directrice de mes yeux.»
«Je vous répète, sire chevalier, dit lady Rowena, que je ne vous connais point, et que pas un homme portant chaîne et éperon ne doit se présenter ainsi devant une dame sans protection.»
«Que vous ne me connaissiez point, dit de Bracy, c'est assurément un malheur pour moi; cependant permettez-moi de me flatter que le nom de de Bracy n'a pas toujours été ignoré, puisque des ménestrels et des hérauts ont proclamé ses hauts faits de chevalerie, dans les tournois comme sur les champs de bataille.»--«Laisse donc, dit lady Rowena, aux ménestrels et aux hérauts le soin de célébrer tes louanges; elles seront mieux placées dans leur bouche que dans la tienne. Mais, dis-moi, quel est celui d'entre eux qui consignera dans ses chants, ou dans les archives des tournois, la victoire mémorable de cette nuit, victoire remportée sur un vieillard, suivi de quelques serfs timides, et qui vous a donné pour butin une fille infortunée, transportée contre son gré dans le château d'un brigand?»
«Vous êtes injuste, dit de Bracy en se mordant les lèvres d'un air de confusion et en prenant un ton qui lui était plus naturel que celui d'une galanterie affectée qu'il avait adopté, c'est parce que vous êtes exempte de passions que vous ne voulez admettre aucune excuse pour la violence d'un autre amour, bien qu'il ait été causé par vos charmes.»
«Je vous prie, sire chevalier, dit lady Rowena, de discontinuer un langage si commun dans la bouche des ménestrels vagabonds qu'il est devenu tout-à-fait inconvenant dans celle d'un noble chevalier. Certes, vous me contraignez à m'asseoir, puisque vous faites usage de ces lieux communs dont chaque misérable chanteur de ballades a un recueil capable de durer d'ici à Noël.»--«Ton orgueil, dit de Bracy piqué de voir que son style galant ne lui valait que du mépris, ton orgueil aura à lutter contre un orgueil qui n'est pas moins grand que le tien. Sache donc que j'ai soutenu mes prétentions à ta main de la manière qui convenait le mieux à mon caractère; il paraît, d'après le tien, qu'il faut t'adorer l'arc sur l'épaule et la lance au poing, plutôt qu'avec des phrases mesurées et un langage de cour.»
«La courtoisie du langage, dit lady Rowena, lorsqu'elle ne sert qu'à voiler la bassesse des actions, est comme la ceinture d'un chevalier autour du corps d'un vil paysan. Je ne suis pas surprise que cette contrainte paraisse te piquer; il aurait été plus honorable pour toi d'avoir conservé le costume et le langage d'un proscrit, que de dévoiler les actions d'un fugitif sous l'affectation de manières polies et d'un langage courtois.»
«C'est un excellent conseil que tu me donnes, lady, répliqua de Bracy, et avec une hardiesse de discours qui suit ordinairement la hardiesse des actions, je te dis que tu ne sortiras jamais de ce château qu'en qualité d'épouse de Maurice de Bracy. Je ne suis pas accoutumé à échouer dans mes entreprises, et un noble normand n'a pas besoin de justifier scrupuleusement sa conduite envers une fille saxonne, qu'il honore par l'offre de sa main. Tu es fière, Rowena, et tu n'en es que plus digne d'être ma femme. Par quel autre moyen pourrais-tu être élevée à un rang distingué et aux honneurs qui y sont attachés, que par mon alliance? Par quel autre moyen pourrais-tu sortir de l'enceinte d'une vile grange de campagne, dans laquelle les Saxons habitent avec les pourceaux, qui forment toute leur richesse, pour prendre place, honorée, comme tu le serais, parmi tout ce que l'Angleterre a de plus distingué par la beauté et de respectable par la puissance?»--«Sire chevalier, répliqua Rowena, la grange que vous méprisez a été ma demeure depuis mon enfance, et soyez bien sûr que lorsque je la quitterai, si jamais je la quitte, ce sera avec quelqu'un qui ne méprisera pas l'habitation et les moeurs dans lesquelles j'ai été élevée.»
«Je vous entends, lady, dit de Bracy, quoique vous pensiez peut-être que vos expressions sont trop obscures pour mon intelligence. Mais ne vous flattez pas de l'espoir que Richard Coeur-de-Lion remonte jamais sur son trône, et encore moins que Wilfrid d'Ivanhoe, son favori, vous conduise jamais à ses pieds, pour être accueillie comme l'épouse de son intime. Tout autre prétendant pourrait éprouver de la jalousie en touchant cette corde; ma ferme résolution ne saurait être changée par une passion sans espoir, et qui n'est qu'un enfantillage. Sachez, lady, que ce rival est en mon pouvoir, et qu'il ne tient qu'à moi de découvrir le secret de sa présence dans le château de Front-de-Boeuf, dont la jalousie serait plus funeste que la mienne.»--«Wilfrid ici? dit Rowena avec dédain; cela est aussi vrai qu'il l'est que Front-de-Boeuf est son rival.»
De Bracy fixa un instant ses regards sur elle. «Ignoriez-vous réellement cela? dit-il. Ne saviez-vous pas qu'il voyageait dans la litière du juif? voiture très convenable en vérité pour un croisé dont le bras vaillant devait reconquérir le saint Sépulcre!» et il se mit à rire d'un air de mépris.
«Et s'il est ici, dit Rowena s'efforçant de prendre un ton d'indifférence, sans toutefois pouvoir s'empêcher de trembler de frayeur, en quoi est-il le rival de Front-de-Boeuf? ou qu'a-t-il à craindre, si ce n'est un emprisonnement de peu de durée et le paiement d'une rançon honorable, suivant les formes de la chevalerie?»
«Es-tu donc, Rowena, dit de Bracy, es-tu donc aussi abusée par l'erreur commune à tout ton sexe, qui pense qu'il ne peut exister d'autre rivalité que celle qui a ses charmes pour objet? Ne sais-tu donc pas qu'il y a une jalousie d'ambition et de richesse aussi bien que d'amour? Notre hôte, Front-de-Boeuf, poussera hors de son chemin celui qui met obstacle à ses prétentions, à la superbe baronnie d'Ivanhoe, avec autant d'empressement et d'ardeur, et avec aussi peu de scrupule que s'il était son rival préféré auprès de la plus belle lady, aux yeux bleus. Mais daigne sourire à mon amour, lady Rowena; et le champion blessé n'aura rien à craindre de Front-de-Boeuf; sans quoi, tu peux le pleurer dès à présent, comme étant entre les mains d'un homme qui n'a jamais éprouvé le moindre sentiment de compassion.»--«Sauvez-le, pour l'amour du ciel!» s'écria Rowena, dont la fermeté céda aux terreurs qu'elle ressentait pour le danger de son amant.
«Je le puis; je le veux; c'est mon intention, dit de Bracy; car lorsque lady Rowena consentira à être l'épouse de de Bracy, qui osera porter la main sur son parent, sur le fils de son tuteur, sur le compagnon de sa jeunesse? Mais c'est son amour qui doit acheter ma protection. Je ne suis pas assez fou ni assez romanesque pour contribuer au bonheur, ou empêcher le malheur de l'homme le plus propre à devenir un puissant obstacle à l'accomplissement de mes désirs. Emploie à son égard l'influence que tu as sur moi, et il n'a rien à craindre. Refuse de faire usage de ce moyen, et Ivanhoe périt sans que tu sois plus près d'obtenir ta liberté.»--«Il y a dans ton langage, répondit Rowena, un mélange de dureté et d'indifférence qui ne s'accorde pas avec les horreurs qu'il semble exprimer. Je ne crois pas que ton dessein soit si méchant, ou que ton pouvoir soit aussi grand.»
«Ne te flatte pas de cette idée, répliqua de Bracy, jusqu'à ce que le temps fasse voir si elle est fondée ou non. Ton amant blessé est dans ce château; ton amant préféré. C'est un obstacle entre Front-de-Boeuf et ce que Front-de-Boeuf aime plus que l'ambition ou la beauté. Que lui en coûtera-t-il de plus qu'un coup de poignard ou de javeline pour se débarrasser à jamais de cet obstacle? Que dis-je! En supposant que Front-de-Boeuf craignît d'être obligé de justifier cet acte de violence, le médecin n'a qu'à lui donner une potion qu'il dira n'être pas celle qui lui était destinée, ou bien celui ou celle qui veille près de lui n'a qu'à retirer l'oreiller48 de dessous sa tête, et voilà Wilfrid, dans la position où il se trouve en ce moment, expédié pour l'autre monde, sans qu'il y ait une goutte de sang répandue. Cedric lui-même.....»--«Cedric lui-même! répéta lady Rowena; mon noble, mon généreux tuteur! Ah! je mérite les maux qui me sont arrivés, pour avoir négligé de m'occuper de son sort, même en m'occupant de celui de son fils!»--«Le sort de Cedric dépend aussi de ta détermination, dit de Bracy, et je te laisse le soin d'en prendre une.»
Rowena, jusqu'ici avait soutenu cette lutte vive et prolongée avec un courage admirable; mais c'était parce qu'elle n'avait pas regardé le danger comme sérieux; son caractère était naturellement ce que les physionomistes attribuent aux teints blonds, c'est-à-dire doux, timide et sensible; mais l'éducation et les circonstances lui avaient pour ainsi dire donné une trempe plus forte. Accoutumée à voir céder à ses désirs la volonté de tous, même de Cedric, quoique assez impérieux avec les autres, elle avait acquis cette sorte de courage et de confiance en elle-même qui naît de la déférence habituelle et constante de ceux qui composent le cercle dans lequel nous vivons. Elle concevait à peine la possibilité d'une opposition à sa volonté, et bien moins encore celle de se voir traitée sans les moindres égards.
Sa hauteur, son air de domination, n'étaient qu'un caractère fictif, ajouté à celui qui lui était naturel, et qui l'abandonna dès que ses yeux furent ouverts sur son propre danger et sur celui de son amant et de son tuteur, et lorsqu'elle vit sa volonté, dont la plus légère expression commandait auparavant le respect, maintenant en opposition avec celle d'un homme fort, altier et résolu, qui avait l'avantage sur elle et qui était déterminé à s'en prévaloir.
Après avoir jeté les yeux autour d'elle, comme pour chercher des secours qu'elle ne pouvait trouver nulle part, et après quelques exclamations entrecoupées, elle leva les mains au ciel, fondit en larmes et se livra au plus violent désespoir. Il était impossible de voir une si belle personne réduite à une pareille extrémité sans s'intéresser en sa faveur, quoique néanmoins de Bracy fût plus embarrassé que touché. Dans le fait, il était trop avancé pour reculer, et néanmoins, dans l'état où il voyait lady Rowena, ni les raisonnemens, ni les menaces ne pouvaient faire impression sur elle. Il se promenait en long et en large dans l'appartement, tantôt engageant lady Rowena à se cacher, tantôt embarrassé sur la conduite qu'il devait suivre à son égard.
«Si je me laisse attendrir, disait-il en lui-même, par les larmes et la douleur de cette belle inconsolable, quel fruit recueillerai-je, si ce n'est la perte des brillantes espérances pour lesquelles j'ai couru tant de risques et essuyé tant de ridicules de la part du prince Jean et de mes camarades? Et cependant, se disait-il, je ne me sens nullement fait pour le rôle que je joue. Je ne puis voir de sang-froid ce beau visage défiguré par la douleur, ni ces beaux yeux inondés de larmes. Plût au ciel qu'elle eût conservé son caractère naturel de hauteur ou que j'eusse une plus grande portion de la triple dureté de coeur du chevalier Front-de-Boeuf.»
Agité par ces pensées, il ne put qu'engager l'infortunée Rowena à se calmer, et à l'assurer que, du moins pour le moment, elle n'avait pas de raison de se livrer à un aussi grand désespoir. Mais, au milieu des consolations qu'il lui donnait, il fut interrompu par le son rauque et perçant du cor de chasse qui avait en même temps alarmé les autres habitans du château, et arrêté l'exécution de leurs plans rapaces et cupides. De tous ces habitans, de Bracy fut peut-être celui qui regretta le moins cette interruption, car sa conférence avec lady Rowena était parvenue à un point où il trouvait aussi difficile de poursuivre son entreprise que d'y renoncer.
Ici nous ne pouvons nous empêcher de penser qu'il est nécessaire que nous donnions au lecteur des preuves plus concluantes que les incidens d'un roman, de la vérité du tableau que nous venons de tracer. Il est pénible que ces vaillans barons, qui, par leur résistance aux prétentions de la couronne, assurèrent la liberté de l'Angleterre, aient été eux-mêmes des oppresseurs aussi terribles, et se soient rendus coupables d'excès aussi contraires non seulement aux lois de l'Angleterre, mais encore à celles de la nature et de l'humanité. Mais, hélas! nous n'avons qu'à extraire de l'ouvrage du laborieux Henry un des nombreux fragmens qu'il a recueillis dans les oeuvres des historiens de l'époque, dans l'objet de prouver que même la fiction présente à peine la triste réalité des horreurs de ces temps.
La description faite par l'auteur de la Chronique saxonne des cruautés exercées sous le règne du roi Étienne par les grands barons et les seigneurs de châteaux, qui étaient tous Normands, fournit une forte preuve des excès dont ils étaient capables lorsque leurs passions étaient enflammées. «Ils opprimaient horriblement le peuple, dit-il, en lui faisant construire des forteresses; et lorsqu'elles étaient construites ils les remplissaient d'hommes méchans qui s'emparaient des particuliers et des femmes de qui ils espéraient arracher une rançon, les jetaient dans des cachots, et leur infligeaient des tortures plus cruelles que jamais les martyrs n'en supportèrent. Ils étouffaient les uns dans la boue, ils suspendaient les autres par les pieds, ou par la tête, ou par les pouces, allumant du feu au dessous d'eux. À quelques uns ils serraient la tête avec des cordes pleines de noeuds, jusqu'à ce qu'elles pénétrassent dans la cervelle, tandis que d'autres étaient jetés dans des culs-de-basse-fosse remplis de serpens, de vipères et de crapauds.» Mais il y aurait trop de cruauté à vouloir forcer le lecteur à parcourir jusqu'à la fin une pareille description.
Comme une autre preuve, et peut-être la plus forte que nous puissions donner de ces fruits amers de la conquête, nous pouvons faire remarquer que l'impératrice Mathilde, quoique fille du roi d'Écosse, et ensuite reine d'Angleterre et impératrice d'Allemagne, fille, épouse et mère de monarques, fut obligée, pendant le séjour qu'elle fit dans sa jeunesse en Angleterre, pour son éducation, de prendre le voile, comme le seul moyen d'échapper aux poursuites licencieuses des nobles normands. Ce fut là le motif qu'elle allégua devant le grand conseil du clergé britannique, comme sa seule excuse d'avoir pris le voile. Le clergé assemblé reconnut la validité de ce moyen de défense, et la notoriété des circonstances sur lesquelles il était fondé; rendant ainsi un témoignage frappant et incontestable de l'existence de cette lubricité honteuse qui fit l'opprobre de ce siècle. Il était publiquement reconnu, disait-on, qu'après la conquête du roi Guillaume, les Normands venus à sa suite, fiers d'une si grande victoire, n'obéirent à d'autres lois qu'à celles de leurs passions effrénées; et non seulement dépouillèrent de leurs propriétés les Saxons qu'ils avaient conquis, mais encore attaquèrent l'honneur de leurs femmes et de leurs filles avec la plus brutale licence, et de là vient qu'il était très ordinaire de voir les veuves et les filles des familles nobles se réfugier dans des couvens, non par l'effet d'une vocation, mais uniquement pour mettre leur honneur à l'abri des attaques de libertins puissans.
Telle était la licence de l'époque, ainsi que le prouve la déclaration publique du clergé qui nous a été transmise par Eadmer. Nous n'avons plus rien à ajouter pour justifier la probabilité des scènes que nous venons de détailler et de celles que nous aurons encore à peindre sur l'autorité un peu plus apocryphe du manuscrit de Wardour.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
IMPRIMERIE ET FONDERIE DE RIGNOUX,
Rue des Francs-Bourgeois-S.-Michel, n° 8.