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Ivanhoe (3/4): Le retour du croisé

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CHAPITRE XXIX.

«Va, monte à la tour d'observation là-bas, vaillant soldat; promène tes regards sur la compagne, et dis-moi comment va la bataille.»
SHILLER. La Pucelle d'Orléans.






Le moment du péril est souvent aussi le moment où le coeur s'ouvre à la bienveillance et à l'affection. Nous nous trouvons trahis par l'agitation générale de nos sentimens, en sorte que nous laissons à découvert ceux que, dans des momens plus tranquilles, nous aurions, sinon totalement réduits au silence, du moins déguisés et cachés sous le voile de la prudence. En se trouvant encore une fois à côté du lit d'Ivanhoe, Rébecca fut tout étonnée de la vive sensation de plaisir qu'elle éprouvait, même dans un moment où tout ce qui les environnait ne présentait que danger, désespoir même. En lui tâtant le pouls et lui demandant comment il se trouvait, il y avait une douceur de sentiment, dans le contact et dans la voix, qui témoignait un plus grand degré d'intérêt qu'elle n'aurait elle-même voulu se hasarder à exprimer. Sa voix était mal assurée, sa main tremblante, et ce ne fut que la froide question d'Ivanhoe: «Est-ce toi, aimable fille, qui la rappela à elle-même et la fit souvenir que le sentiment qu'elle éprouvait n'était et ne pouvait être partagé?» Un soupir lui échappa; mais il fut à peine entendu, et les questions qu'elle adressa au chevalier sur l'état de sa santé furent faites avec l'accent calme de l'amitié. Ivanhoe répondit, avec une sorte de hâte, que sa santé était aussi bonne, même meilleure qu'il n'aurait pu s'y attendre, «grâce, ma chère Rébecca, ajouta-t-il, à vos soins obligeans.»

«Il m'appelle sa chère Rébecca, se dit-elle à elle-même, mais c'est d'un ton froid et indifférent qui s'accorde mal avec l'expression: son cheval de bataille, son chien de chasse, lui sont plus chers que la juive qu'il méprise.»

«Mon esprit, bonne et douce fille, continua Ivanhoe, éprouve plus d'anxiété que mon corps ne ressent de douleur. D'après la conversation qui a eu lieu entre les gardes qui m'entouraient, je vois que je suis prisonnier; et si j'en juge par la voix forte et rauque de celui qui vient justement de leur donner des ordres, je suis dans le château de Front-de-Boeuf. S'il en est ainsi, quel sera le résultat, et comment puis-je protéger lady Rowena et mon père?»

«Il ne fait aucune mention ni du juif, ni de la juive, dit Rébecca en elle-même. Mais enfin quel droit avons-nous à une part dans ses pensées? Ô combien je suis surprise d'avoir laissé mon imagination s'arrêter aussi long-temps sur lui.» Après cette courte accusation portée contre elle-même, elle s'empressa de donner à Ivanhoe tous les renseignemens qui étaient en son pouvoir, mais qui se bornèrent à lui dire que le templier Bois-Guilbert et le baron Front-de-Boeuf commandaient dans le château, que le château était assiégé, mais par qui, c'est ce qu'elle ignorait. Elle ajouta qu'il y avait dans le château un prêtre chrétien, qui peut-être lui donnerait de plus amples renseignemens.»

«Un prêtre chrétien! dit Ivanhoe transporté de joie, amène le ici, Rébecca, s'il est possible; dis-lui qu'un malade a besoin de son secours spirituel; dis-lui ce que tu voudras, mais fais-le venir. Il faut que je fasse, il faut du moins que je tente quelque chose; mais comment puis-je prendre une détermination avant de savoir ce qui se passe?»

Ce fut pour se conformer aux désirs d'Ivanhoe que Rébecca fit la tentative dont nous avons parlé pour amener Cedric dans la chambre du chevalier blessé; l'arrivée d'Ulrique en empêcha la réussite; car elle aussi s'était tenue aux aguets pour intercepter la venue du moine. Rébecca se retira afin d'instruire Ivanhoe du non succès de son plan.

Ils n'eurent pas beaucoup de temps à donner au regret qu'ils éprouvèrent de n'avoir pu se procurer les informations qu'ils désiraient, non plus qu'à chercher quelque moyen d'y suppléer; car le bruit qui se faisait dans l'intérieur du château, occasionné par les préparatifs de défense, et qui d'abord avait été considérable, devint bientôt un mélange confus de tumulte et de clameurs qui le rendit dix fois plus assourdissant. La marche pesante et cependant rapide des hommes d'armes se faisait entendre sur les murailles, ou retentissait dans les divers passages étroits ou escaliers tournans qui conduisaient aux divers points de défense. On entendait les voix des chevaliers animant leurs soldats, ou leur indiquant l'usage qu'ils devaient faire de leurs armes; parfois néanmoins ces voix étaient couvertes par le cliquetis des armes ou par les clameurs de ceux à qui elles s'adressaient. Quelque épouvantables que fussent ces cris, quel que fût le degré d'horreur de la scène qui allait bientôt se passer, il s'y mêlait néanmoins une sorte de sublime auquel l'âme exaltée de Rébecca pouvait s'élever même dans ce moment d'effroi. Son oeil étincelait, quoique son visage fût entièrement décoloré, et il y avait un mélange de crainte et d'enthousiasme dans l'expression qu'elle donna aux paroles du texte sacré, lorsqu'elle dit, moitié à elle-même, moitié à Ivanhoe: «On entend le bruit du carquois, le cliquetis de la lance et du bouclier, la voix des capitaines et les cris des soldats.»

Mais Ivanhoe était comme le coursier belliqueux dont il est fait mention dans ce passage sublime de l'Écriture, tourmenté de son inaction, et du désir ardent de se précipiter au milieu des combats dont tout ce vacarme était le prélude. «Si je pouvais, disait-il, me traîner jusqu'à cette fenêtre, pour voir l'issue probable de la lutte qui va s'engager. Si j'avais un arc pour décocher une flèche!... une hache d'armes, pour frapper, ne fût-ce qu'un seul coup, pour notre délivrance!... Mais non!... vains désirs! je suis sans force, aussi bien que sans arme.»

«Calme-toi, noble chevalier, dit Rébecca; le bruit a cessé tout à coup; il est possible qu'il n'y ait pas de combat.»--«Tu n'entends rien à cela, dit Wilfrid d'un ton d'impatience. Ce moment de silence ne prouve autre chose sinon que les soldats sont à leur poste sur les murailles, s'attendant à être attaqués d'un instant à l'autre; ce que nous avons entendu n'était que l'annonce éloignée de la tempête; tout à l'heure elle va fondre sur nous dans toute sa fureur. Si je pouvais aller seulement jusqu'à cette fenêtre!»--«Le tenter seulement ne ferait qu'empirer ton mal, noble chevalier, dit Rébecca; puis, observant son extrême inquiétude: «Eh bien! ajouta-t-elle avec fermeté, je vais me tenir moi-même à la fenêtre, et vous ferai, aussi bien que je pourrai, la description de ce qui se passera.»

«Ne faites pas cela, s'écria Ivanhoe; gardez-vous-en bien; chaque fenêtre, chaque ouverture va être un point de mire pour les archers; il ne faudrait qu'un trait lancé au hasard pour...»--«Et il sera le bienvenu,» murmura Rébecca en montant d'un pas ferme et assuré deux ou trois marches qui conduisaient à la fenêtre.--«Rébecca, chère Rébecca, s'écria Ivanhoe, ceci n'est point un passe-temps de jeune fille; ne va pas t'exposer à recevoir quelque blessure, peut-être même le coup de la mort, et me rendre à jamais malheureux pour y avoir donné lieu; du moins couvre-toi de cet ancien bouclier qui est là-bas et ne montre à la fenêtre qu'une faible partie de ton corps.» Suivant avec une promptitude extraordinaire les instructions d'Ivanhoe, et profitant de la protection que lui fournissait le vaste et antique bouclier, qu'elle plaça contre le bas de la fenêtre, elle fut à même de voir, sans être trop exposée, ce qui se passait en dehors du château et de rendre compte à Ivanhoe des préparatifs que l'on faisait pour l'assaut. La position qu'elle venait de prendre était effectivement très favorable au but qu'elle se proposait; car, placée à l'un des angles du bâtiment principal, non seulement elle découvrait tout le mouvement qui se faisait hors de l'enceinte du château, mais encore elle dominait sur les ouvrages avancés contre lesquels il paraissait probable que les assiégeans allaient d'abord marcher. C'était une fortification extérieure, peu élevée, peu fortifiée, et destinée à protéger l'entrée de la poterne par laquelle Front-de-Boeuf avait tout récemment fait sortir Cedric. Le fossé du château séparait cette espèce de barbacane du reste de la forteresse; de manière que, si elle venait à être surprise, il était facile de couper toute communication avec le bâtiment principal, en enlevant le pont temporaire. Dans les ouvrages avancés se trouvait une porte de sortie, correspondant à la poterne du château, et le tout environné d'une forte palissade. Rébecca put remarquer, d'après le nombre d'hommes qu'on avait chargés de la défense de ce poste, que les assiégés n'étaient pas tranquilles à cet égard; et comme les assaillans se portaient directement en face de la poterne, il était également évident qu'ils la regardaient comme le point le plus vulnérable de la place. Elle s'empressa de faire part de ces observations à Ivanhoe; puis elle ajouta: «La lisière du bois semble garnie d'archers, mais l'ombre des arbres ne permet d'en voir qu'un petit nombre.»

«Sous quelle bannière?» demanda Ivanhoe.--«Je n'en vois aucune, répondit la juive, ni rien qui y ressemble.»--«C'est bien étrange! marmotta le chevalier; marcher à l'attaque d'un château comme celui-ci sans bannières ni enseignes déployées, c'est pour moi une chose toute nouvelle. Dis-moi, peux-tu distinguer ceux qui paraissent être les chefs?»--«Celui que l'on peut le plus facilement remarquer, répondit la juive, est un chevalier revêtu d'une armure noire: c'est le seul qui soit armé de pied en cap, et il paraît avoir le commandement général de tout ce qui l'entoure.» -«Quelles armes a-t-il sur son bouclier?» demanda Ivanhoe.--«Quelque chose qui ressemble à une barre de fer, et à un cadenas, le tout peint en bleu sur un fond noir.»--«Un cadenas et un verrou peints en bleu? dit Ivanhoe; j'ignore qui peut porter ces armes, mais il me semble que ce pourrait fort bien être les miennes en ce moment».

«Ne pourrais-tu lire la devise?»--«C'est tout ce que je puis faire que d'apercevoir les armes à cette distance, répondit Rébecca, encore faut-il que le soleil donne en plein sur le bouclier.»--«Paraît-il y avoir d'autres chefs?» demanda encore Ivanhoe.--«De l'endroit où je suis, répondit Rébecca, je ne vois aucun personnage qui se fasse remarquer. Mais, ajouta-t-elle, il est probable que l'autre point du château est également assailli. Les voilà maintenant qui se mettent en marche. Dieu de Sion, protége-nous. Quel spectacle épouvantable! Ceux qui marchent les premiers portent des boucliers énormes, et poussent devant eux des murailles faites en planches; ils sont suivis par d'autres qui bandent leurs arcs à mesure qu'ils avancent. Les voilà qui ajustent les flèches! Dieu de Sion, épargne les créatures que tu as formées!14»

Note 14: (retour) Cette description est une évidente imitation d'Homère, dans l'Iliade, lorsque Hélène du haut des murailles promène ses regards sur l'armée des assiégeans, parmi lesquels, en rougissant, elle reconnaît à la fin Ménélas son époux.A. M.

Sa description fut tout à coup interrompue par le signal de l'attaque, qui fut donné par le son aigu d'un cor, auquel il fut de suite répondu du haut des murs par le bruit des trompettes normandes, lequel, se mêlant au son grave et sourdement prolongé des nakirs, sorte de tymballe, donnait à connaître à l'ennemi que son défi était accepté. Les acclamations de l'un et de l'autre parti venaient ajouter au tumulte et au vacarme: «Saint Georges pour l'Angleterre!» criaient les assaillans; tandis que les Normands vociféraient de leur coté: «En avant de Bracy! Baucéan! Baucéan! Front-de-Boeuf à la rescousse!» suivant les cris de guerre de leurs différens chefs.

Ce n'était pas cependant par des clameurs que la querelle devait se vider, et les efforts désespérés des assaillans furent repoussés par les efforts non moins vigoureux des assiégés. Les archers, à qui le maniement de l'arc était devenu familier, par l'usage habituel qu'ils en faisaient dans leurs forêts, avaient le coup d'oeil si juste, et décochaient leurs flèches avec tant d'adresse, d'ensemble et de précision, que, quelque part que fût placée la personne à laquelle ils visaient, et quelque petite que fût la partie du corps qui restait à découvert, ils ne manquaient jamais de l'atteindre. Cette volée de flèches obscurcissait les airs comme une grêle épaisse tombant avec la plus grande violence; chaque trait avait sa destination particulière, et l'on pouvait souvent les suivre de l'oeil, dirigés par vingtaines contre chaque embrasure, chaque créneau, chaque ouverture dans les parapets, aussi bien que contre chaque fenêtre où se trouvait, ou même où l'on soupçonnait que pouvait se trouver un défenseur. Cette volée soutenue tua deux ou trois des assiégés et en blessa plusieurs autres. Mais, pleins de confiance dans leurs armures à l'épreuve, et dans l'abri que leur position leur fournissait, les soldats et les alliés de Front-de-Boeuf montrèrent un acharnement à se défendre proportionné à la fureur de leurs assaillans, et répondirent par une vigoureuse décharge d'arbalètes, de flèches, de pierres et d'autres projectiles, au violent orage de leurs traits serrés et continuels. Ils leur causèrent même plus de mal qu'ils n'en reçurent, parce qu'ils étaient plus exposés qu'eux-mêmes. Le bruit occasionné par le sifflement des flèches et autres missiles15, n'était interrompu que par les acclamations de l'un des deux partis qui avait fait éprouver à l'autre quelque perte notable.

Note 15: (retour) Missiles, ce mot, tiré du latin dont l'équivalent est projectile, nous a semblé utile à conserver.A. M.

«Et il faut que je reste ici étendu comme un moine fainéant qui ne peut quitter son lit, murmura Ivanhoe, pendant que les autres sont occupés à préparer le résultat qui doit décider de ma liberté ou de ma mort! Regarde encore une fois par la fenêtre, bonne fille, mais prends bien garde, évite avec soin de te faire apercevoir des archers qui sont au dessous. Regarde de nouveau, et dis-moi si l'ennemi avance encore pour livrer l'assaut.»

Avec une patience et un courage que la prière mentale qu'elle venait de faire venait de fortifier, Rébecca reprit son poste à la fenêtre, en ayant soin pourtant de se couvrir de manière à ne pas être aperçue de ceux qui étaient en bas.

«Que vois-tu, Rébecca?» demanda de nouveau le chevalier blessé.--«Rien qu'une nuée de flèches, tellement épaisse, qu'elle éblouit mes yeux au point qu'il leur est impossible de distinguer qui les lance,» reprit la juive.--«Cela ne saurait durer, reprit Ivanhoe; si l'on ne se hâte de s'avancer directement contre la place, afin de l'emporter par la force des armes, les archers ne retireront pas un bien grand avantage de leurs traits lancés contre des murailles de pierres. Cherche à découvrir le chevalier du cadenas, ma bonne fille, et vois comment il se conduit; car tel chef, tels soldats.»--«Je ne l'aperçois point,» dit Rébecca.--«Lâche poltron! s'écria Ivanhoe, quitte-t-il ainsi la barre du gouvernail au plus fort de la tempête?»

«Non, non, il ne la quitte point, dit Rébecca, je l'aperçois maintenant, conduisant un corps de troupes exactement au dessous de la barrière extérieure de la barbacane16. Ils arrachent les pieux et les palissades; ils brisent les barrières à coups de hache. Je vois le long panache noir flottant au dessus de toutes les têtes, comme un corbeau qui plane au dessus d'un champ de bataille couvert de morts et de mourans. Ils ont fait une brèche aux barrières. Ils s'y précipitent. Ils sont repoussés. Front-de-Boeuf est à la tête des assiégés; je vois sa taille gigantesque s'élevant au dessus de ceux qui l'entourent. Les voilà qui de nouveau se portent en foule à la brèche. On se dispute le passage corps à corps, homme à homme. Dieu de Jacob! ce sont deux courans impétueux qui se rencontrent, le conflit de deux océans poussés l'un contre l'autre par des vents opposés.» Elle détourna sa tête de la fenêtre, comme incapable de soutenir plus long-temps la vue d'une scène aussi terrible.

Note 16: (retour) Chaque ville, son château gothique, observe l'auteur, avait au delà des murailles extérieures, une fortification composée de palissades; c'est ce qu'on appelait les barrières: elles étaient souvent le théâtre de violentes escarmouches, car il fallait nécessairement s'en rendre maître avant de pouvoir s'approcher des murailles elles-mêmes. Plusieurs des vaillans faits d'armes qui ornent les pages chevaleresques du chroniqueur Froissard eurent lieu aux barrières des places assiégées.A. M.

«Regarde de nouveau, Rébecca, dit Ivanhoe, se méprenant sur la cause de l'abandon de son poste; les archers doivent avoir cessé de lancer des flèches, puisqu'ils combattent maintenant corps à corps: regarde de nouveau, à présent il n'y a plus autant de danger.» Rébecca se mit derechef à regarder, et presque au même instant s'écria: «Saints prophètes de la loi! Front-de-Boeuf et le chevalier noir combattent corps à corps sur la brèche, au milieu des cris de leurs soldats qui suivent tous leurs mouvemens, et attendent le résultat de cette lutte. Puisse le ciel faire triompher la cause de l'opprimé et du captif!» Bientôt elle poussa un grand cri, en disant: «Il est tombé! il est tombé!»

«Qui est tombé? demande Ivanhoe; pour l'amour de Dieu, dis-moi celui qui est tombé.»--«Le chevalier noir,» répondit Rébecca d'une voix faible; puis tout à coup elle s'écria derechef avec tout le feu de la joie: «Mais non! mais non! Béni soit le Dieu des armées! Il s'est relevé, et le voilà qui lutte comme si son bras tout seul avait la force de vingt guerriers. Son épée s'est rompue; il saisit la hache d'armes d'un soldat; il presse Front-de-Boeuf, à qui il porte coup sur coup; le géant se penche et chancelle comme un chêne sous la cognée du bûcheron. Il tombe! il tombe!» -«Front-de-Boeuf?» demanda Ivanhoe.

«Front-de-Boeuf; oui, lui-même, répondit la juive; ses hommes d'armes se précipitent à son secours, ayant à leur tête le fier templier; la réunion de leurs forces oblige le champion de s'arrêter... Front-de-Boeuf est emporté dans l'intérieur du château.»--«Les assaillans ne sont-ils pas maîtres des barrières?» demanda Ivanhoe.--«Ils le sont, ils le sont, répondit Rébecca, et ils pressent vivement les assiégés sur le mur extérieur. Les uns plantent des échelles; les autres se rassemblent comme un essaim d'abeilles, cherchant à monter sur les épaules les uns des autres. On fait pleuvoir sur leurs têtes des pierres, des poutres, des troncs d'arbres; à peine un blessé a-t-il été emporté, qu'il est remplacé par un autre qui vient partager les fatigues de l'assaut. Grand Dieu! n'as-tu donné à l'homme ta propre image que pour être aussi cruellement défigurée par la main de son frère?»--«Ne pense pas à cela, dit Ivanhoe, ce n'est pas le moment de s'occuper de pareilles idées. Quel est le parti qui cède? Quel est celui qui a l'avantage?»--«Les échelles sont renversées, répondit Rébecca en frissonnant; les soldats sont culbutés, accablés, ensevelis sous elles, comme des reptiles qu'on écrase. Les assiégés ont le dessus.»--«Que saint Georges nous protége! dit le chevalier: est-ce que les assaillans auraient la lâcheté de céder?»--«Non, répondit Rébecca; ils se conduisent comme des braves. Le chevalier noir s'approche de la poterne avec son énorme hache; le bruit des coups qu'il porte, semblable à celui du tonnerre, se ferait entendre au dessus des clameurs, du vacarme et du tumulte des combats. On fait pleuvoir sur lui une grêle de pierres et de pièces de bois; mais il ne s'en émeut pas plus que si c'était du coton de chardon ou des plumes.»

«Par saint Jean-d'Acre! s'écria Ivanhoe en se soulevant sur son lit dans un accès de joie, je croyais qu'il n'y avait qu'un seul homme en Angleterre capable d'un pareil courage.»--«La porte qui ouvre la poterne s'ébranle, continue Rébecca; elle se rompt; elle est brisée en mille éclats par la violence de ses coups; les assiégeans s'y précipitent; les ouvrages extérieurs sont emportés. Ah, grand Dieu! les assiégés sont précipités du haut des murailles; ils sont jetés dans le fossé. Ô hommes! si vous êtes véritablement des hommes, épargnez ceux qui ne peuvent plus résister.»--«Et le pont, le pont qui communique au château, l'ont-ils également emporté?» demanda Ivanhoe.--«Non, répondit Rébecca; le templier a détruit les planches qui avaient servi à le traverser; peu des assiégés ont pu rentrer avec lui, et les cris que vous entendez vous apprennent le sort des autres. Hélas! je vois qu'il est encore plus pénible d'être témoin d'une victoire que d'une bataille.»

«Que se passe-t-il maintenant, bonne fille? demanda Ivanhoe; regarde encore; ce n'est pas le moment de se trouver mal à la vue du sang.»--«Il n'en coule plus pour le moment, dit Rébecca; nos amis se fortifient dans les ouvrages extérieurs dont ils se sont rendus maîtres, et ils y sont si bien à couvert des traits de l'ennemi, que la garnison se contente d'en lancer quelques uns par intervalle, plutôt pour les inquiéter que pour leur faire un mal réel.»--«Nos amis, dit Wilfrid, n'abandonneront sûrement pas une entreprise si glorieusement commencée et si heureusement achevée. Oh! non; je veux mettre ma confiance dans le bon chevalier, dont la hache a brisé les portes de chêne et les barres de fer. C'est bien singulier! se dit-il de nouveau à lui-même, qu'il y ait deux hommes capables de faire preuve d'un aussi fier courage. Un cadenas et un lien de chaînes sur un champ noir! qu'est-ce que cela peut signifier? Ne vois-tu rien autre chose, Rébecca, qui puisse faire distinguer le chevalier noir?»--«Non, rien, répondit la juive; tout sur lui est noir comme l'aile du corbeau, et je n'aperçois rien qui puisse servir à le rendre plus remarquable qu'il ne l'est déjà; mais après l'avoir vu une fois déployer la force de son bras au milieu de la mêlée, je crois que je le reconnaîtrais entre mille combattans. Il s'élance au combat comme il irait s'asseoir à un banquet. Il y a en lui plus que sa propre force; on dirait que l'âme tout entière, l'ardeur du champion se communique à chacun des coups qu'il porte à son ennemi. Que Dieu l'absolve du crime dont se rend coupable celui qui verse le sang. C'est un spectacle bien terrible, mais sublime que de voir comment le bras et le coeur d'un seul homme peuvent de concert triompher d'une armée entière.»

«Rébecca, dit Ivanhoe, tu viens de peindre un héros: ses soldats ne prennent probablement un peu de repos que pour réparer leurs forces ou pour se procurer les moyens de franchir le fossé: sous un chef tel que tu as dépeint ce chevalier, il n'y a point de lâches frayeurs, de délais étudiés; il ne se trouve pas un seul individu qui voulût renoncer à une entreprise qui demande une extrême bravoure, parce que ce qui la rend difficile est justement ce qui la rend glorieuse. J'en jure par l'honneur de ma maison; j'en jure par la dame de mes pensées; je consentirais à souffrir dix ans de captivité, pourvu qu'il me fût permis de combattre un seul jour à côté de ce brave chevalier, dans une querelle pareille à celle-ci.»--«Hélas! dit Rébecca en se retirant de la fenêtre, et s'approchant du lit du chevalier blessé, ces désirs impatiens de faire quelque exploit éclatant, cette lutte entre votre courage et votre état de faiblesse, qui ne produit que d'impuissans regrets, tout cela ne fait que retarder votre guérison. Comment peux-tu songer à faire des blessures à d'autres, avant que celle que tu as reçue soit fermée?»

«Rébecca, répliqua-t-il, tu ignores combien il est triste pour quelqu'un qui a été nourri dans les principes de la chevalerie de rester inactif comme un prêtre, ou comme une femme, tandis que tout ce qui l'entoure est engagé dans des actions d'éclat. L'amour des combats est l'aliment de notre vie; la poussière qui s'élève du milieu de la mêlée est l'atmosphère que nous aimons à respirer. Nous ne vivons, nous ne désirons de vivre qu'aussi long-temps que nous sommes victorieux et renommés. Telles sont, jeune fille, les lois de la chevalerie que nous avons juré d'observer, et auxquelles nous sacrifions tout ce que nous avons de plus cher.»--«Hélas! dit la belle juive, qu'est-ce autre chose, vaillant chevalier, qu'est-ce autre chose qu'un sacrifice fait au démon de la vaine gloire, qu'une offrande passée par le feu pour être présentée à Moloch17? Et que vous restera-t-il pour prix de tout le sang que vous aurez répandu, de tous les travaux et de toutes les fatigues que vous aurez endurés, de toutes les larmes que vos triomphes auront fait couler, lorsque la mort viendra briser la lance du fort, et aura dépassé la vitesse de son cheval de bataille?»--«Ce qui restera, jeune fille, s'écria Ivanhoe, la gloire, oui la gloire, qui dore le tombeau qui renferme notre dépouille mortelle, et qui embaume ce qui survit à ces débris, la renommée.»--«La gloire! continua Rébecca; hélas! la cotte de mailles à demi-rongée de rouille, qui est suspendue comme un trophée au dessus du tombeau noirci par le temps et tombant en ruine; l'inscription presque effacée, et que le moine ignorant peut à peine lire au pèlerin dont elle excite la curiosité, regardez-vous tout cela comme une récompense suffisante pour le sacrifice des plus douces affections, pour une vie passée misérablement à rendre les autres misérables? ou bien, trouvez-vous, dans les vers grossiers d'un barde errant, un charme tel qu'il vous faille inconsidérément échanger l'amour de tout ce que la nature a dû vous rendre cher, les sentimens les plus doux, la paix et le bonheur, au plaisir de devenir le héros de ces ballades que des ménestrels vagabonds viennent le soir chanter aux oreilles d'un rustaud à moitié ivre?»

Note 17: (retour) Idole des Ammonites, à laquelle on offrait les enfans nouveau-nés en les faisant passer par le feu allumé dans l'intérieur de la statue. Les prêtres avaient l'astuce de verser du plomb fondu dans les yeux de cette idole, comme si elle eût été sensible aux cris de ses victimes. On sait du reste qu'en hébreu moloch signifie roi. A. M.

«Par l'âme d'Heruvard18! s'écria le chevalier impatienté, tu parles de choses que tu ne connais point. Tu voudrais éteindre le feu pur de la chevalerie, qui seul distingue le noble du vilain, le chevalier civilisé du paysan grossier, qui nous fait regarder la vie comme d'un prix au dessous, bien au dessous de celui de l'honneur, qui nous fait triompher des fatigues, des travaux, des souffrances, et qui nous apprend à regarder l'infamie comme le seul mal que nous ayons à redouter. Tu n'es pas chrétienne, Rébecca, et tu ne connais pas ces sentimens élevés qui font palpiter le sein d'une noble demoiselle, lorsque son amant a achevé quelque grande entreprise, dont le succès justifie son amour. La chevalerie! sache, jeune fille, que c'est la source, l'aliment, l'entretien de la noble et divine amitié, le soutien de l'opprimé, le vengeur de l'offensé, le frein du tyran; sans elle la noblesse ne serait qu'un vain nom, et c'est dans sa lance et son épée que la liberté trouve sa meilleure protection.»

Note 18: (retour) Chevalier errant d'origine saxonne et qui était absent lors de la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie.A. M.

«Il est vrai, dit Rébecca, que je suis issue d'une race dont le courage s'est distingué dans la défense de son propre pays, mais qui, même lorsqu'elle comptait encore parmi les nations, ne faisait la guerre que par l'ordre de Dieu, ou pour défendre sa patrie contre l'oppresseur. Le son de la trompette n'éveille plus Juda, et ses enfans méprisés ne sont plus que les victimes de l'oppression civile et militaire, auxquelles toute résistance est désormais interdite. Tu as bien eu raison de le dire, sire chevalier; jusqu'à ce que le dieu de Jacob, suscité du milieu de son peuple, choisit un second Gédéon, ou un nouveau Machabée, il convient mal à une jeune juive de parler de guerres et de combats.» Rébecca, dont les sentimens étaient vifs et avaient un caractère d'élévation, termina son discours avec un ton de tristesse qui prouvait qu'elle était profondément affectée de l'état de mépris dans lequel sa nation semblait être jetée; et ce qui ajoutait peut-être à l'amertume de ses sensations était l'idée qu'Ivanhoe la regardait comme n'ayant aucun droit d'émettre son opinion dans une question dont l'honneur faisait le sujet, et comme incapable de manifester dans ses discours des sentimens nobles et généreux. «Combien peu il connaît ce coeur, se dit-elle, s'il s'imagine que la lâcheté et la bassesse y ont fixé leur asile, parce que j'ai fait la censure de la chevalerie romanesque des Nazaréens! Plût à Dieu que mon propre sang versé goutte à goutte pût racheter le peuple de Juda de la captivité! Que dis-je! Plût à ce Dieu qu'il pût servir à délivrer mon père et son bienfaiteur des chaînes de leur cruel tyran! Cet orgueilleux chrétien verrait alors si la fille du peuple choisi de Jéhovah ose affronter la mort avec autant de courage que la Nazaréenne la plus fière, qui se fait gloire de descendre de quelque chef à peine connu d'une des hordes qui habitent les climats glacés du nord.» Elle tourna alors ses regards sur le lit du chevalier blessé.

«Il dort, dit-elle; la nature, épuisée par les souffrances du corps et de l'esprit, par la perte de sang et par l'effet de tant d'accidens fortuits, profite du premier moment de calme qui règne autour de nous, pour lui procurer un peu de sommeil et de repos. Hélas! pourrait-on me faire un crime de le regarder, lorsqu'il est possible que ce soit pour la dernière fois? lorsque, dans quelques instans peut-être, ces beaux traits ne seront plus animés par ce noble feu qui les colore légèrement pendant son sommeil? lorsque les belles proportions de son visage auront changé de forme, que cette bouche sera entr'ouverte, que ces yeux seront éteints et tachés de sang, et lorsque le fier et noble chevalier sera peut-être foulé aux pieds par le plus vil des scélérats qui habitent ce château à jamais maudit, et qui sont assez lâches pour n'oser faire le moindre mouvement sous le talon du tyran qui les écrase... Et mon père... Oh, mon père! quels reproches n'es-tu pas en droit d'adresser à ta fille, lorsqu'elle oublie les cheveux blancs pour ne s'occuper que de la blonde chevelure d'un jeune chevalier nazaréen? Que sais-je si tous ces maux ne sont pas les précurseurs du courroux de Jéhovah contre l'enfant dénaturé qui songe à la captivité d'un étranger plus qu'à celle de son père; qui oublie la désolation de Juda et se plaît à contempler la beauté d'un Gentil et d'un étranger? Mais je veux arracher cette faiblesse de mon coeur, dût chaque fibre saigner à mesure que je la déchire.»

Elle s'enveloppa entièrement de son voile, s'assit à quelque distance du lit du blessé, en lui tournant le dos, fortifiant, s'efforçant du moins de fortifier son esprit, non seulement contre les maux qui la menaçaient du dehors, mais contre les sentimens qui malgré elle venaient assaillir son coeur.



CHAPITRE XXX.

«Approche de la chambre, jette les yeux sur son lit... L'âme qui abandonne son corps n'est pas cet esprit environné de paix et de bonheur qui, semblable à l'alouette s'élevant au haut des airs, caresse par le zéphyr et humecté de rosée, est accompagné au ciel par les soupirs et les larmes des gens de bien... Anselme part différemment.»
Ancienne tragédie.








Pendant l'intervalle de repos qui suivit le premier succès des assiégeans, tandis que l'un des deux partis se préparait à poursuivre ses avantages, et l'autre à augmenter ses moyens de défense, le templier et de Bracy tinrent conseil ensemble dans la grande salle du château. «Où est Front-de-Boeuf? demanda ce dernier, qui avait présidé à la défense du château, de l'autre côté: on dit qu'il a été tué.»--«Il vit, répondit froidement le templier, il vit encore; mais, eût-il eu une tête de boeuf, comme son nom le porte, et dix plaques de fer pour la garantir, il aurait fallu succomber sous les coups de cette fatale hache d'armes. Encore quelques heures, et Front-de-Boeuf aura rejoint ses ancêtres. C'est une grande perte pour les projets du prince Jean.»--«Le royaume de Satan va s'en enrichir, dit de Bracy, et voilà ce que c'est que de blasphémer les saints et les anges, et de faire jeter leurs statues et les autres objets de vénération sur les têtes de cette canaille d'archers.»--«Tais-toi donc, dit le templier, tu ne sais ce que tu dis: il en est de ta superstition comme du manque de foi de Front-de-Boeuf; aucun de vous ne peut rendre compte de ses motifs de croyance ou d'incrédulité.»

«Benedicite, sire templier, répliqua de Bracy; je vous prie de ménager un peu mieux vos expressions lorsque vous parlerez de moi. Par notre mère céleste, je suis meilleur chrétien que toi et tout ton ordre ensemble; car il court un certain bruit que le très saint ordre du temple de Sion ne nourrit pas peu d'hérétiques dans son sein, et que sir Brian de Bois-Guilbert est du nombre.»--«Laissons là tous ces bruits, dit le templier, et songeons aux moyens de mettre le château en état de défense: comment ces scélérats d'archers se sont-ils battus de ton côté?»--«Comme des diables incarnés, répondit de Bracy. Ils se sont portés en masse jusqu'au pied des murailles, commandés, je crois, par ce vilain drôle qui remporta le prix de l'arc; car j'ai reconnu son cor et son baudrier. Et voilà le fruit de la politique si vantée du vieux Fitzurse; cela ne fait qu'encourager ces insolens coquins à se révolter contre nous. Si mon armure n'eût pas été d'une aussi bonne trempe, il m'aurait terrassé sept fois avec tout aussi peu de remords que si j'eusse été un daim parvenu à son véritable point de bonté. Il a passé en revue chaque partie de mon corselet, frappant avec son javelot long d'une verge contre mes côtes, avec aussi peu de ménagement que si elles eussent été de fer. Sans ma cotte de mailles espagnole que j'avais mise sous ma casaque, c'en était fait de moi.»--«Mais vous vous êtes maintenus dans votre poste, dit le templier, tandis que nous, nous avons été délogés des ouvrages extérieurs.»

«C'est une grande perte, dit de Bracy; car les coquins vont trouver là un abri, à la faveur duquel ils attaqueront le château de plus près, et pourront, si on ne les surveille de près, profiter de quelque poste mal gardé sur une tour, ou de quelque fenêtre oubliée, pour s'introduire dans la forteresse. Nous avons trop peu de monde pour protéger tous les points, et les soldats se plaignent de ce qu'ils ne peuvent se montrer nulle part sans devenir aussitôt le but vers lequel sont lancées autant de flèches qu'on en voit décocher au tir du dimanche dans le plus chétif village. D'un autre côté, Front-de-Boeuf se meurt, ainsi nous n'avons plus de secours à attendre de sa tête de taureau et de son bras gigantesque. Qu'en pensez-vous, sire Brian? ne vaudrait-il pas mieux faire de nécessité vertu, et composer avec ces marauds en rendant nos prisonniers?»--«Quoi! s'écria le templier, rendre nos prisonniers et devenir un objet de ridicule et d'exécration, comme des guerriers qui ont donné une preuve extraordinaire de vaillance en attaquant de nuit des voyageurs sans défense, et en s'emparant de leurs personnes, et qui cependant n'ont pu se maintenir dans un château fort, contre une troupe de vagabonds et de proscrits, commandés par des gardeurs de pourceaux, par des fous et par le rebut de l'espèce humaine! Tu devrais rougir d'un pareil conseil, Maurice de Bracy! Quant à moi, j'ensevelirai plutôt et mon corps et ma honte sous les ruines de ce château, que de consentir à une capitulation aussi lâche et aussi déshonorante.»--«Retournons donc aux murailles, dit de Bracy d'un ton d'insouciance: il n'y a personne, soit Turc, soit templier, qui fasse moins de cas de la vie que moi; mais sûrement il n'y a pas de honte à regretter, comme je le fais, de ne pas être entouré d'une quarantaine de mes vaillans francs-compagnons. Ô mes braves lanciers! si vous saviez comment votre capitaine a été serré de près aujourd'hui, je verrais bientôt ma bannière flotter devant vos piques, et cette misérable troupe de vilains, incapable de soutenir votre charge, ne tarderait pas à prendre la fuite.»

«Regrette qui tu voudras, dit le templier; mais, en attendant, défendons-nous comme nous pourrons avec les soldats qui nous restent. Ce sont pour la plupart des gens de la suite de Front-de-Boeuf, qui se sont fait détester des Anglais par mille traits d'insolence et d'oppression.»--«Tant mieux! dit de Bracy; ces vils esclaves se battront tant qu'il leur restera une goutte de sang dans les veines, pour se soustraire à la vengeance des paysans qui nous attaquent. Allons donc, Brian de Bois-Guilbert, montons et agissons, et sois sûr que, soit que je survive, soit que je succombe, tu verras aujourd'hui Maurice de Bracy se comporter en chevalier de haute valeur et de noble lignage.»

«Aux murailles!» répondit le templier, et ils montèrent tous deux sur les remparts, afin de prendre pour la défense de la place toutes les mesures que l'expérience pourrait dicter et le courage exécuter. Ils convinrent d'abord que le point sur lequel on devait avoir le plus de crainte était celui qui était en face des ouvrages extérieurs, dont les assiégeants venaient de se rendre maîtres. À la vérité, le château était séparé de cette barbacane par le fossé, et il était impossible à ceux-ci d'attaquer la porte de la poterne à laquelle correspondait l'ouvrage extérieur, sans franchir cet obstacle: mais le templier et de Bracy étaient également d'opinion que les assaillans chercheraient, par une attaque formidable, à attirer sur ce point l'attention du plus grand nombre des assiégés, et prendraient toutes les mesures nécessaires pour profiter de la moindre négligence dans la défense de quelque autre partie de la place. Pour se précautionner contre un pareil danger, ils firent la seule chose qui leur fût possible, vu le peu de monde qu'ils avaient; ce fut de placer des sentinelles de distance en distance le long des murailles, pouvant communiquer les unes avec les autres et donner l'alarme à l'approche du danger. En même temps il fut convenu que de Bracy se chargerait de la défense de la poterne, et que le templier aurait toujours auprès de lui environ une vingtaine d'hommes, corps de réserve, prêt à porter immédiatement du secours partout où il serait nécessaire. La perte de la barbacane était encore désastreuse sous un autre rapport; car, malgré la hauteur des murs du château, les assiégés ne pouvaient voir avec la même précision qu'auparavant les opérations de l'ennemi, parce qu'il y avait quelques portions d'un bois taillis qui se trouvaient tellement près de la porte de sortie de l'ouvrage extérieur, que les assiégeans pouvaient y introduire toutes les forces qu'ils jugeraient convenable d'amener, et non seulement sans danger, mais même sans être aperçus par les gens du château. Ainsi, dans l'incertitude pénible où ils étaient sur le point où commencerait l'assaut, de Bracy et son compagnon furent obligés de se tenir en garde contre tout événement possible, et leurs soldats, quelque braves qu'ils fussent, étaient en proie à l'inquiétude décourageante, si naturelle à des hommes entourés d'ennemis, qui pouvaient à leur gré choisir le moment et le mode de l'attaque. Pendant ce temps-là, le maître du château assiégé et environné de dangers était étendu sur son lit de mort, en proie à toutes les souffrances du corps et à toutes les angoisses de l'âme. Il n'avait point la ressource ordinaire des bigots de cette époque superstitieuse, dont la plupart, en expiation des crimes dont ils s'étaient rendus coupables, se contentaient de faire quelque acte de libéralité envers l'église, étouffant ainsi la voix des remords par l'idée qu'ils étaient rachetés de tous péchés; et quoique la tranquillité obtenue à ce prix ne ressemble pas plus à cette paix de l'âme qui suit un repentir sincère que le lourd engourdissement produit par l'opium ne ressemble à un sommeil rafraîchissant et naturel, encore cette situation d'esprit était-elle préférable aux angoisses du remords dont il se sentait bourrelé. Mais parmi les vices de Front-de-Boeuf, homme dur et dont la main ne s'ouvrait jamais pour donner, l'avarice était le plus dominant, et il aimait mieux braver l'Église, et narguer tous ceux qui y étaient attachés, que d'en acheter le pardon et l'absolution au prix de l'or, ou par le sacrifice de quelque propriété. D'ailleurs, le templier, infidèle d'une autre trempe, n'avait pas caractérisé son associé d'une manière bien juste, en disant que Front-de-Boeuf n'aurait pu se rendre raison de ses motifs d'incrédulité et de mépris pour la religion établie; car le baron aurait pu alléguer que l'Église tenait ce qu'elle vendait à trop haut prix, et que la liberté spirituelle qu'elle exposait en vente ne pouvait s'obtenir, comme celle du grand capitaine de Jérusalem, que moyennant une forte somme; en sorte que Front-de-Boeuf aimait mieux nier la vertu de la médecine que de payer la visite du médecin. Mais le moment était arrivé où la terre et tous ses trésors disparaissaient graduellement devant ses yeux, et où son coeur, quoique dur comme la meule d'un moulin, se remplit d'épouvante à mesure que ses regards se portèrent sur le sombre abîme de l'avenir. La fièvre qui dévorait son corps ajoutait à l'impatience et à l'agonie de son âme, et son lit funèbre présentait un mélange des remords qui se réveillaient de nouveau, en conflit avec les vices invétérés de son caractère: affreuse situation d'esprit, qui ne peut être égalée que par celle qu'on éprouve dans ces régions épouvantables où la plainte est sans espérance19, le remords sans repentir, un sentiment horrible d'agonie et un pressentiment d'avenir, qu'il combat en vain.

Note 19: (retour) L'auteur a ici complété la terrible pensée du Dante, en ajoutant le «remords sans repentir» à ce vers:

Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate.

Milton offre à peu près la même idée dans le livre de son Paradise lost. Le lecteur aimera à comparer ces trois grands écrivains: Dante, Milton et Walter Scott.A. M.

«Où sont-ils maintenant, ces chiens de prêtres, cria le baron, qui mettent un si haut prix à leur momerie spirituelle? où sont tous ces carmes déchaussés, en faveur de qui Front-de-Boeuf fonda le vieux couvent de Sainte-Anne; dépouillant ainsi son héritier de plusieurs belles prairies, d'excellentes terres et de riches enclos? où sont-ils ces chiens altérés, buvant la bière à longs traits, j'en réponds; ou jouant leurs tours d'escamotage auprès du lit de quelque paysan moribond? Et moi, le fils de leur fondateur; moi, pour qui les clauses de l'acte de leur fondation leur imposent la nécessité de prier; moi... les misérables ingrats! Ils me laissent mourir comme le chien là-bas, qui n'a ni maître ni asile; ils me laissent mourir sans confession, sans consolation. Faites venir le templier...; c'est un prêtre..., il peut m'être bon à quelque chose... Mais non; autant vaudrait se confesser au diable qu'à Brian de Bois-Guilbert, qui ne croit ni au ciel ni à l'enfer. J'ai entendu des vieillards parler de prières..., de prières prononcées de leurs propres bouches... On n'a pas besoin pour cela de corrompre un faux prêtre, ni d'intercéder auprès de lui...; je vais prier...; mais non..., je... je n'ose...»

«Est-il bien possible, dit une voix grêle et cassée qui se fit entendre tout près de son lit, est-il possible que Réginald Front-de-Boeuf ait dit qu'il existait quelque chose qu'il n'osait point faire?» La conscience bourrelée de Front-de-Boeuf, que les souffrances du corps rendaient encore plus timorée, entendit, dans cette étrange interruption de son soliloque, la voix d'un de ces démons qui, d'après les idées superstitieuses de cette époque, assiégent les lits des mourans pour distraire leurs pensées et les empêcher de se livrer à des méditations qui auraient en vue leur bien-être éternel. Il frémit; tous ses membres se roidirent; mais, reprenant bientôt sa résolution ordinaire: «Qui est là? s'écria-t-il; qui es-tu, toi qui oses répéter mes paroles d'un ton qui ressemble au croassement de l'oiseau de la nuit? viens à côté de mon lit afin que je puisse te voir.»--«Je suis ton mauvais ange, Réginald Front-de-Boeuf, répondit la voix.»--«Si tu es réellement un démon, répliqua le chevalier mourant, montre-toi sous ta forme corporelle, et ne crois pas que je me laisse intimider. Par la Géhenne éternelle, si je pouvais lutter corps à corps contre les horreurs qui m'entourent de tous côtés et sous toutes les formes, comme je l'ai fait contre les dangers de ce monde, ni le ciel ni l'enfer ne pourraient se vanter de m'avoir fait trembler.»

«Pense à tes crimes, Réginald Front-de-Boeuf, dit la voix; pense à ta révolte, à tes rapines, aux meurtres que tu as commis. Qui a excité le licencieux Jean à prendre les armes contre son père, dont les cheveux sont blanchis par l'âge; à faire la guerre à son généreux frère?»--«Que tu sois un mauvais ange, un prêtre ou un démon, répliqua Front-de-Boeuf, tu en as menti par ta gorge. Ce n'est pas moi qui ai excité Jean à la rébellion..., ce n'est pas moi seul...; il y avait cinquante chevaliers et barons, la fleur des provinces méditerranées...; jamais plus vaillans guerriers n'ont tenu la lance en arrêt... Faut-il que je sois responsable, moi seul, de la faute de cinquante? Démon infernal! je brave tes menaces; retire-toi; cesse de rôder autour de ma couche. Si tu es un mortel, laisse-moi mourir en paix; si tu es un démon, ton heure n'est pas encore venue.»--«Mourir en paix! répéta la voix; non, tu ne mourras pas en paix; même à l'instant de la mort l'image de tes meurtres passera devant toi: tu entendras les gémissemens qui ont fait retentir les voûtes de ce château; tu verras même le sang dont les planchers sont tout rouges.»

«Ne crois pas m'intimider par ces discours remplis d'une vaine malice, répondit Front-de-Boeuf avec un sourire sombre et forcé. Le juif mécréant... ce sera pour moi un mérite auprès du ciel de l'avoir traité comme je l'ai fait; car, s'il en était autrement, d'où vient que l'on canonise ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang des Sarrasins? Quant aux porchers saxons que j'ai tués, c'étaient des ennemis de ma patrie, de mon lignage et de mon seigneur suzerain. Ah, ah! tu vois que tu ne peux trouver le défaut de mon armure. Es-tu parti? es-tu réduit au silence?»--«Non, détestable parricide! répondit la voix; pense à ton père; pense à sa mort; pense à la salle du banquet inondée de son sang répandu par la main de son fils.»

«Ah! reprit le baron, après un long moment de silence, puisque tu sais cela, tu es véritablement le père du mal, et tu connais toutes choses, comme le disent les moines. Je croyais ce secret renfermé dans mon sein et dans celui d'une autre personne, ma tentatrice, la complice de mon crime. Pars, mauvais génie! laisse-moi, et va chercher la sorcière saxonne, Ulrique seule pourrait te dire ce qu'elle et moi seul avons vu. Va, te dis-je, va trouver celle qui lava les blessures, redressa et arrangea le cadavre, et donna à une mort violente l'apparence d'une mort ordinaire et naturelle. Va la trouver, celle qui fut ma tentatrice, l'exécrable complice, l'affreux appât de ce forfait; qu'elle ait, comme moi, un avant-goût des tourmens de l'enfer.»--«Elle les éprouve déjà, dit Ulrique, s'approchant et se plaçant devant le lit de Front-de-Boeuf; depuis long-temps elle boit dans cette coupe, qu'elle trouve moins amère en voyant que tu la partages. Ne grince pas les dents, Front-de-Boeuf; ne roule pas les yeux; ne serre pas le poing, et ne lève pas ton bras sur moi avec cet air menaçant; ce bras, qui, comme celui d'un de tes ancêtres à qui ses exploits valurent le nom de Front-de-Boeuf, aurait pu, d'un seul coup, fracasser la tête d'un taureau des montagnes, est à présent énervé et impuissant comme le mien.»--«Vile et sanguinaire sorcière! répliqua Front-de-Boeuf; détestable hibou! c'est donc toi qui viens gémir de joie à la vue des décombres qui sont aussi ton ouvrage?»--«Oui, Réginald Front-de-Boeuf, répondit-elle, c'est Ulrique, c'est la fille de Torquil Wolfganger que tu as égorgé, c'est la soeur de ses deux fils massacrés, c'est elle qui te redemande, à toi et à ta maison, son père, ses frères, son nom, son honneur, et tout ce qu'elle a perdu par le nom de Front-de-Boeuf; songe aux injures que j'ai reçues, et réponds-moi si je ne dis pas la vérité. Tu as été mon mauvais ange, et je veux être le tien; je veux te poursuivre jusqu'au dernier moment de ton existence.»

«Exécrable furie! répondit Front-de-Boeuf, jamais tu ne seras témoin de ce moment. Holà! Gilles, Clément et Eustache! Saint-Maur et Étienne! qu'on saisisse cette maudite sorcière, et qu'on la précipite du haut des murailles! la traîtresse nous a livrés aux Saxons. Holà! Clément, Saint-Maur! où êtes-vous donc, lâches coquins?»--«Appelle-les, de nouveau, vaillant baron, dit la vieille furie avec un horrible sourire de moquerie, appelle tous tes vassaux autour de toi; menace des tortures et de la prison ceux qui tarderont à se rendre à tes ordres; mais sache, baron puissant, continua-t-elle en changeant tout à coup de ton, que tu n'obtiendras ni réponse, ni secours, ni obéissance de leur part. Écoute ces sons épouvantables;» car en cet instant le tumulte produit par la reprise de l'assaut, ainsi que par la défense, se faisait entendre d'une manière horrible sur les murs du château; «ces cris de guerre t'annoncent la chute de ta maison; la puissance de Front-de-Boeuf, cette puissance cimentée de sang, est ébranlée jusqu'en ses fondemens, et s'écroulera devant les ennemis qu'il a le plus méprisés! Pourquoi restes-tu étendu ici comme une bête fauve qui n'a plus de force, pendant que le Saxon donne l'assaut à ta forteresse?»

«Dieux et démons! s'écria Front-de-Boeuf, oh! rendez-moi quelque vigueur, pour que je me traîne jusque dans la mêlée, et que je trouve une mort digne de mon nom!»--«Ne l'espère pas, vaillant guerrier, répliqua-t-elle, tu ne mourras point de la mort des braves; mais tu périras comme le renard dans sa tanière, lorsque les paysans auront mis le feu à tout ce qui l'entoure.»--«Tu mens, horrible sorcière, s'écria Front-de-Boeuf; mes soldats sont braves; mes murailles sont fortes et élevées; mes compagnons d'armes ne craindraient pas toute une armée de Saxons, fussent-ils commandés par Hengist et Horsa! le cri de guerre du templier et des francs-compagnons se fait entendre au dessus du tumulte de la bataille; et j'en jure par mon honneur, lorsque nous allumerons le feu pour célébrer notre victoire, il te consumera, toi, ton corps et tes os; et je vivrai assez long-temps pour apprendre que tu es passée des feux de ce monde dans ceux de l'enfer, qui n'a jamais vomi sur la terre un démon incarné aussi exécrable.

«Ne te livre pas à cet espoir, répliqua Ulrique, jusqu'à ce que tu en aies acquis la preuve... Mais non, dit-elle en s'interrompant, tu vas savoir en cet instant même le sort qui t'attend, et que ni toute ta puissance, toute ta force, ni ton courage ne peuvent te faire éviter, quoiqu'il t'ait été préparé par cette faible main. Remarques-tu cette vapeur épaisse et suffocante, qui déjà circule en noirs tourbillons dans cette chambre? as-tu pensé que c'étaient tes yeux gonflés qui s'obscurcissaient? que c'était l'effet de ta difficulté de respirer? Non, Front-de-Boeuf, il y a une autre cause. Te souviens-tu de ce magasin de bois à brûler qui est situé au dessous de ces appartemens?»

«Femme! s'écria-t-il avec fureur, sûrement tu n'y as pas mis le feu? Mais oui, de par le ciel, le château est en flammes!»--«Elles s'élèvent rapidement du moins, dit Ulrique avec le calme le plus affreux; et bientôt un signal avertit les assiégeans de presser vivement ceux qui chercheraient à l'éteindre. Adieu, Front-de-Boeuf, que Mista, Schogula, Zernebock, dieux des anciens Saxons, diables, comme les prêtres les appellent aujourd'hui, te servent de consolateurs à ton lit de mort qu'Ulrique maintenant abandonne. Mais apprends, si ce peut être une consolation pour toi de le savoir, qu'Ulrique va partir avec toi pour la même destination, au pays des ténèbres, où elle partagera ton châtiment comme elle a partagé tes crimes. Et maintenant, parricide, adieu pour toujours. Puisse chaque pierre de cette voûte trouver une langue20 pour répéter ce nom à ton oreille21

Note 20: (retour) On reconnaît dans ce passage plusieurs imitations de la Bible et de Lucain: dans la Bible, c'est la prophétesse d'Endor, et dans l'autre la magicienne Erietho.
Note 21: (retour) Les pierres auront des voix, dit Isaïe dans l'Écriture. A. M.

En achevant ces paroles elle quitta l'appartement, et Front-de-Boeuf put entendre le bruit que fit la clef dans la serrure, lorsque la vieille ferma la porte à double tour, ôtant ainsi au baron toute chance de se sauver. En proie au plus grand désespoir, il appela à grands cris ses serviteurs et ses compagnons. Étienne et Saint-Maur! Clément et Gilles! serai-je consumé par les flammes sans être secouru? À l'aide! au secours! Brian de Bois-Guilbert! vaillant de Bracy! c'est Front-de-Boeuf qui vous appelle! c'est votre maître, traîtres d'écuyers! c'est votre allié, c'est votre frère d'armes, chevaliers parjures et sans foi! Que toutes les malédictions dues aux traîtres tombent sur vos têtes de mécréans! Me laisserez-vous ainsi périr misérablement? Ils ne m'entendent point; ils ne peuvent m'entendre; ma voix est suspendue au milieu des clameurs des combattans. La fumée devient à chaque instant plus épaisse; le feu perce à travers le plancher. Oh! que ne puis-je aspirer un peu de l'air pur du ciel, dussé-je être anéanti l'instant d'après!» Puis, dans le délire le plus complet du désespoir, le malheureux commença tantôt à joindre ses cris à ceux des combattans, tantôt à vomir des imprécations contre lui, contre le genre humain et contre le ciel même. «La flamme brille à travers les nuages de fumée, s'écria-t-il: le démon marche contre moi sous la bannière de son propre élément. Loin d'ici, esprit immonde! je ne vais pas avec toi sans mes camarades; tout, tout est à toi, tout ce qui compose la garnison de ce château. Crois-tu que Front-de-Boeuf soit seul qui doive partir? non; le mécréant templier, le libertin de Bracy, Ulrique, l'infâme, la sanguinaire Ulrique, les hommes qui m'ont poussé à de telles entreprises, les chiens de Saxons et les maudits juifs qui sont mes prisonniers, tous, tous doivent m'accompagner; la plus belle troupe qui soit jamais partie pour les enfers! Ha, ha, ha! en poussant de grands éclats de rire qui firent retentir les voûtes de l'appartement. Qui est-ce qui rit là-bas?» cria Front-de-Boeuf d'une voix altérée, car le bruit et le fracas de la bataille n'empêchaient pas les échos de renvoyer à son oreille le bruit de ses propres éclats de rire. «Qui est-ce qui a ri là-bas? répéta-t-il; est-ce toi, Ulrique? parle, sorcière, et je te pardonne; car toi seule ou Satan lui-même étiez capables de rire dans un pareil moment. En arrière! hors d'ici! retire-toi!...»

Mais ce serait une impiété que de continuer plus long-temps le tableau du lit de mort du blasphémateur et du parricide.



CHAPITRE XXXI.

«Encore une fois, mes chers amis, montons à la brèche, ou bien refermons-la avec les cadavres de nos braves... Et vous, valeureux chevaliers, véritables enfans d'Albion, montrez-nous ici de quelle manière vous avez été nourris. Jurons que vous emploierez votre force et votre courage d'une façon digne de vous.»
SHAKSPEARE. Le roi Henri V.








Quoique Cedric ne comptât pas beaucoup sur le message d'Ulrique, cependant il ne manqua pas d'en faire part au chevalier noir et à Locksley, qui furent enchantés d'apprendre qu'ils avaient dans la place un ami qui pourrait au besoin leur en faciliter l'entrée: aussi convinrent-ils facilement avec le Saxon qu'il n'y avait qu'un assaut, sous quelques désavantages qu'il se présentât, qui pût les mettre à même de délivrer leurs prisonniers des mains du cruel Front-de-Boeuf, et qu'il fallait par conséquent le tenter.

«Le sang royal d'Alfred est en danger,» s'écria Cedric.--«L'honneur d'une noble dame est en péril,» continua le chevalier noir.--«Et, par l'image de saint Christophe que je porte à mon baudrier, ajouta le brave officier, n'y eût-il d'autre motif que celui de sauver ce fidèle serviteur, le pauvre Wamba, je risquerais la perte d'un de mes membres plutôt que de souffrir qu'on touchât à un de ses cheveux.»--«Et moi aussi, dit le moine; car, messieurs, je ne crains pas de dire qu'un fou... je veux dire... Tenez, messieurs, écoutez-moi bien: Lorsque je vois un fou, qui est membre d'une corporation, habile dans sa profession, et qui, par sa conversation, peut assaisonner un verre de vin et le faire goûter aussi bien que le ferait une bonne tranche de jambon, je dis, mes frères, qu'un pareil fou ne manquera jamais d'un sage ecclésiastique qui priera, et j'ajoute qui combattra pour lui au besoin, et cela tant que je pourrai dire une messe ou manier une pertuisane.» Et en parlant ainsi, il se mit à brandir sa sourde hallebarde au dessus de sa tête avec autant de facilité qu'un jeune berger manie sa houlette. «C'est vrai, révérend père, s'écria le chevalier, c'est aussi juste que si saint Dunstan lui-même eût parlé. Maintenant, mon cher Locksley, ne serait-il pas convenable que le noble Cedric se chargeât de diriger l'assaut?»

«Moi? répondit Cedric; pas du tout: je n'ai jamais étudié l'art de prendre ou de défendre ces murailles dans l'enceinte desquelles le pouvoir tyrannique a établi son domicile, et que les Normands ont élevées sur cette terre malheureuse. Je veux bien combattre au premier rang; mais mes camarades savent fort bien que je n'ai jamais été habitué à la discipline des camps ni à l'attaque des places fortes.»--«Puisqu'il en est ainsi, dit Locksley, je me chargerai volontiers du commandement des archers, et je vous permets de me pendre à l'arbre le plus élevé de cette forêt, si un seul des assiégés se présente sur les remparts sans se sentir percer d'autant de traits qu'il y a de clous de girofle dans un jambon aux fêtes de Noël.»--«C'est bien dit, s'écria le chevalier noir, et si on ne me croit pas indigne d'être employé dans cette circonstance, et si parmi ces braves gens il s'en trouve quelques uns qui soient disposés à suivre un vrai chevalier, car je ne crains pas de me donner ce titre, je suis prêt à les mener à l'attaque de ces remparts, et d'y faire usage de toute l'habileté que je dois à mon expérience.»

Ce fut après cette distribution d'emplois entre les chefs que l'on donna le premier assaut. Le lecteur a déjà été instruit du résultat. Dès que la barbacane fut prise, le chevalier noir s'empressa de faire part de cet heureux événement à Locksley, et de le prier en même temps de tenir le château en état d'observation, de manière à empêcher les assiégés de rassembler leurs forces pour faire quelque sortie brusque, et tâcher de reprendre l'ouvrage avancé qu'ils venaient de perdre. Le chevalier désirait d'autant plus éviter cette sortie, qu'il savait que les hommes qu'il commandait, n'étant que des volontaires trop précipités dans leurs mouvemens, nullement exercés, mal armés et ne connaissant aucune discipline, ne pourraient, dans une attaque soudaine, combattre qu'avec désavantage contre les vieux soldats des chevaliers normands, qui étaient bien pourvus d'armes offensives et défensives, et qui auraient à opposer au zèle et à l'ardeur des assiégeans cette grande confiance qu'inspirent une discipline parfaite et l'habitude du maniement des armes. Le chevalier employa cet intervalle à faire construire une sorte de pont flottant, ou plutôt un long radeau, au moyen duquel il espérait pouvoir traverser le fossé, malgré la résistance de l'ennemi. Cette construction ne pouvait se faire bien promptement; mais les chefs s'en inquiétèrent d'autant moins que ce retard donnait à Ulrique le temps d'exécuter son plan de diversion quel qu'il fût.

Cependant, lorsque le radeau fut terminé: «Il est inutile, dit le chevalier noir, d'attendre ici plus long-temps; voilà le soleil qui baisse: et d'ailleurs j'ai autre chose qui m'appelle, et qui ne me permet pas de m'arrêter un jour de plus avec vous. D'un autre côté, je m'étonnerais fort que nous n'eussions pas bientôt sur les bras une troupe de cavaliers venant d'York, si nous ne nous hâtions d'achever notre ouvrage. Ainsi, l'un de vous, allez trouver Locksley, pour lui dire de commencer une décharge de traits de l'autre côté du château, de se porter en avant, comme pour livrer un assaut. Quant à vous, coeurs véritablement anglais, secondez-moi, et tenez-vous prêts à pousser ce radeau en travers du fossé aussitôt que la porte de notre côté s'ouvrira. Suivez-moi hardiment de l'autre part, et venez m'aider à détruire cet angle saillant que vous voyez là-bas au mur principal du château. Que tous ceux d'entre vous qui ne se soucieront pas de venir à l'attaque, ou qui n'auront pas des armes convenables pour s'exposer, garnissent le haut de nos ouvrages avancés; qu'ils bandent fortement leurs arcs et ne manquent pas de balayer les remparts de tout ce qui s'y présentera. Noble Cedric, veux-tu te charger du commandement de ceux qui restent ici?»

«Non, de par l'âme d'Hereward, répondit le Saxon. Je n'entends rien au commandement; mais que ma mémoire soit maudite par la postérité si je ne suis pas un des premiers à te suivre dès que tu auras donné le signal. C'est ici ma propre querelle et je ne dois être autre part qu'à l'avant-garde de l'armée.»--«Considère cependant, noble Saxon, dit le chevalier, que tu n'as ni haubert, ni corselet, ni d'autre armure que ce casque, ce petit bouclier et cette épée, et que tout cela est bien peu de chose.»--«Tant mieux! répondit Cedric; je n'en serai que plus léger pour escalader ces murailles. Tu diras que je me vante, sire chevalier, mais je te dis que tu verras aujourd'hui la poitrine toute nue d'un Saxon se présenter au front de la bataille avec autant d'intrépidité que jamais tu n'y as vu paraître le corselet de fer d'un Normand.»

«Puisqu'il en est ainsi, s'écria le chevalier, au nom de Dieu, ouvrez la porte et lancez le pont flottant.» La porte qui conduisait du mur intérieur de la barbacane au fossé et qui correspondait à l'angle saillant dans le mur principal du château s'ouvrit alors tout à coup; et l'on fit avancer le radeau, qui bientôt fit rejaillir l'eau du fossé, s'étendant en longueur d'un bord à l'autre, mais ne formant qu'un passage glissant et momentané à deux hommes de front pour traverser depuis les ouvrages avancés jusqu'au château. Le chevalier noir, qui savait combien il était important de prendre l'ennemi par surprise, se précipita sur le radeau, suivi de près par Cedric, et parvint au bord opposé. Là il commença à frapper à coups redoublés avec sa hache sur la porte du château, à l'abri, du moins en partie, des traits et des pierres lancés par les assiégés, parce qu'il se trouvait sous les débris de l'ancien pont-levis, que le templier avait détruit en se retirant de la barbacane, et dont une portion était encore attachée au mur, au dessus de la porte. Ceux qui avaient suivi le chevalier n'avaient pas un pareil abri; deux furent tués par des carreaux d'arbalète; deux autres tombèrent dans le fossé; les autres rentrèrent dans la barbacane.

La position de Cedric et du chevalier noir était maintenant devenue vraiment critique, et l'aurait été encore davantage, sans la constance des archers qui étaient dans la barbacane à faire pleuvoir une grêle de flèches sur les remparts, détournant ainsi l'attention des assiégés qui les garnissaient, et donnant un peu de répit aux deux guerriers, qui sans cela auraient été accablés par le grand nombre de projectiles de toute espèce qu'on lançait sur eux. Il faut le répéter; le péril était imminent et le devenait toujours davantage.--«N'avez-vous pas de honte? s'écria de Bracy en s'adressant aux soldats qui l'entouraient. Vous voulez passer pour des arbalétriers, et vous souffrez que ces deux misérables maintiennent leur poste sous les murs du château? Faites tomber sur eux le chaperon de ce mur, si vous ne pouvez faire mieux. Apportez des pics, des leviers et abattez-moi cet énorme créneau;» leur indiquant en même temps une lourde masse de pierres sculptées qui surplombait du haut du parapet. En ce moment les assiégeans aperçurent le drapeau rouge flottant sur l'angle de la tour qu'Ulrique avait désigné à Cedric. Ce fut le brave Locksley qui le vit le premier, comme il se rendait en toute hâte aux ouvrages avancés, impatient de connaître les progrès de l'attaque.

«Saint Georges! s'écria-t-il; le glorieux saint Georges pour l'Angleterre, en avant, mes amis! Comment pouvez-vous laisser le bon chevalier et le noble Cedric attaquer seuls cette porte? Allons, crâne enfroqué, fais voir que tu sais combattre pour ton rosaire... En avant, mes braves, le château est à nous, nous avons des amis dans l'intérieur. Regardez là-haut ce drapeau, c'est le signal convenu. Torquilstone est à nous: songez à l'honneur, songez au butin; encore un effort, et nous sommes maîtres de la place!» En disant ces mots, il banda son arc et décocha une flèche droit à la poitrine d'un des hommes d'armes, qui, d'après les ordres de de Bracy, était occupé à détacher un fragment d'un des créneaux pour le précipiter sur Cedric et le chevalier noir. Un second soldat prit des mains du mourant la barre de fer pour achever de détacher la pierre; déjà il avait réussi, lorsque une flèche l'atteignit à la tête et le précipita mort dans le fossé. Les autres furent épouvantés, car aucune armure ne paraissait pouvoir résister aux traits du redoutable archer... «Allez-vous donc lâcher pied, misérables poltrons! s'écria de Bracy: Montjoie saint Denis! donnez-moi le levier.» En même temps il se saisit de la barre de fer avec laquelle il essaya de faire avancer le fragment déjà détaché, et qui était d'un poids si énorme, que dans sa chute il aurait non seulement mis en pièces ce qui restait du pont-levis qui abritait les deux assaillants, mais même aurait coulé à fond le pont grossier sur lequel ils avaient traversé le fossé; tous virent le danger, et les plus hardis, jusqu'au moine lui-même malgré son intrépidité, refusèrent de mettre le pied sur le radeau. Trois fois Locksley banda son arc contre de Bracy, et trois fois la flèche fut repoussée par l'excellente armure du guerrier.

«Maudite soit la trempe espagnole de ta cotte d'armes! dit Locksley; si elle eût été anglaise, mes flèches auraient traversé cet acier aussi facilement que si c'eût été de la soie, ou de la simple toile. Il se mit alors à crier: Camarades! amis! noble Cedric! battez en retraite: faites place à cette masse qui va tomber!» Sa voix ne fut pas entendue; car le bruit et le fracas, occasionné par le chevalier lui-même en frappant sur la poterne, aurait couvert le son de vingt trompettes de guerre. À la vérité, le fidèle Gurth s'élança sur le radeau dans le dessein d'avertir Cedric du danger qu'il courait, ou pour le partager avec lui. Mais cet avertissement serait arrivé trop tard: déjà l'immense fragment chancelait, et les efforts de de Bracy auraient été couronnés du succès si la voix du templier n'eût fait retentir à son oreille ces mots épouvantables: «Tout est perdu, de Bracy: le château est en feu!»--«As-tu perdu la tête?» répliqua le chevalier.--«Toute la partie de l'ouest est embrasée, dit le templier: j'ai fait de vains efforts pour arrêter les progrès de l'incendie.» Quelque effrayante que fût cette nouvelle, Brian de Bois-Guilbert l'annonça avec ce stoïque sang-froid qui formait la base de son caractère; mais elle ne fut pas reçue avec le même calme par de Bracy, qui s'écria: «Saints du Paradis! que devons-nous faire? Je fais voeu de donner à saint Nicolas de Limoges un chandelier d'or massif....»

«Laisse là ton voeu, dit le templier, et écoute-moi: Conduis tes soldats comme si tu voulais faire une sortie, et ouvre la porte de la poterne; il n'y a là que deux hommes pour protéger le radeau; jette-les dans le fossé, et pousse jusqu'à la barbacane, que, de mon côté, je viendrai attaquer avec les hommes que je ferai sortir par la porte principale. Si nous pouvons reprendre ce poste, sois sûr que nous nous défendrons jusqu'à ce que nous recevions quelque secours, ou qu'enfin on nous accorde des conditions honorables.»--«L'idée n'est pas mauvaise, dit de Bracy, et je vole à mon poste. Je puis compter sur toi, sans doute?»--«À la vie et à la mort, répondit Bois-Guilbert; mais, au nom de Dieu, dépêche-toi.»

De Bracy se hâta de rassembler sa troupe et de marcher à la poterne, dont il ordonna d'ouvrir incontinent la porte. Au même instant le chevalier noir, avec cette force extraordinaire qui le distinguait, se précipita dans le passage en dépit de toute la résistance de de Bracy et de sa troupe. «Poltrons, s'écria de Bracy, souffrirez-vous donc que deux hommes nous enlèvent le seul moyen de nous mettre en sûreté?»--«C'est le diable, dit un vieux combattant qui cherchait à se garantir de la furie du chevalier noir.»--«Eh bien! quand ce serait le diable, répliqua de Bracy, faut-il se jeter dans l'enfer pour éviter ses griffes? Le feu est au château, misérables! Que le désespoir vous donne du courage, ou bien laissez-moi passer, et que j'aille moi-même me mesurer avec ce vaillant champion.» Il faut avouer que ce Bracy, dans les événemens de ce jour, maintint la réputation qu'il s'était acquise dans les guerres civiles de cette désastreuse époque. Le passage voûté qui conduisait à la poterne, et dans lequel les deux vaillans champions combattaient corps à corps, retentissait des coups violens qu'ils se portaient: de Bracy avec son épée, et le chevalier noir avec sa lourde hache d'armes. À la fin, le Normand reçut un coup si violent, que, bien qu'il fût en partie amorti par son bouclier, car autrement il ne s'en serait jamais relevé, tomba d'une telle force en arrière sur son casque, qu'il fut renversé tout de son long sur le pavé.»--«Rends-toi, de Bracy, dit le chevalier noir en se penchant sur lui, et tenant contre le grillage de sa visière le fatal poignard avec lequel les chevaliers se débarrassaient de leurs ennemis, et que l'on appelait le poignard de la miséricorde; rends-toi, Maurice de Bracy, secouru ou non, ou tu es mort.»--«Je ne veux pas me rendre, répondit de Bracy d'une voix faible, à un vainqueur que je ne connais point. Dis-moi ton nom, ou exerce sur moi ta furie; mais il ne sera jamais dit que Maurice de Bracy a été le prisonnier d'un rustaud, dont le nom était inconnu.»

Le chevalier noir dit tout bas quelques mots à l'oreille du vaincu. «Je me reconnais ton véritable prisonnier, secouru ou non secouru, répondit le Normand, quittant son ton de fierté et d'obstination bien prononcée, et prenant celui de la plus grande soumission.»--«Rends-toi à la barbacane, dit le vainqueur d'un ton d'autorité, et là attends mes ordres.»--«Mais auparavant, dit de Bracy, laissez-moi vous dire une chose qu'il vous importe de savoir. Wilfrid d'Ivanhoe est blessé et prisonnier, et il périra dans l'embrasement s'il n'est promptement secouru.»--«Wilfrid d'Ivanhoe prisonnier et près de périr! s'écria le chevalier noir. Si un seul cheveu de sa tête est atteint par le feu, je m'en vengerai sur chacun des habitans du château. Dis-moi où est sa chambre?»--«Monte cet escalier tournant que tu vois là-bas, dit de Bracy; il conduit à son appartement. Ne veux-tu pas que je t'y mène?»--«Non, répondit le chevalier, va-t'en tout de suite à la barbacane, et attends-y mes ordres. Je ne me fie pas à toi, de Bracy.»

Pendant ce combat et le court monologue qui suivit, Cedric, à la tête d'un corps de troupes, dans lequel le moine se faisait remarquer, traversa le pont flottant aussitôt que la poterne fut ouverte, et chassa devant lui les soldats découragés et désespérés de de Bracy; les uns demandèrent quartier; d'autres voulurent résister, mais en vain; le plus grand nombre s'enfuit vers la cour du château. De Bracy lui-même se releva, et jeta tristement un coup d'oeil sur son vainqueur qui s'éloignait. «Il ne se fie pas à moi, répéta-t-il; hélas! me suis-je montré digne de sa confiance?» Ensuite il ramassa son épée, ôta son casque en signe de soumission, et s'achemina vers la barbacane; dans sa marche il rencontra Locksley et lui remit son épée.

Comme les flammes faisaient des progrès rapides, elles furent bientôt aperçues de la chambre où se trouvait Ivanhoe avec la juive Rébecca, qui lui prodiguait tous ses soins. Son assoupissement avait été de peu de durée; car il avait été réveillé par le bruit de l'attaque, et Rébecca, qui à son instante prière s'était remise à la fenêtre pour connaître l'issue du combat et pour l'en instruire, fut pendant quelque temps dans l'impossibilité de rien distinguer, à cause de la vapeur étouffante qui s'élevait de tous côtés. Enfin les tourbillons de fumée qui vinrent remplir l'appartement, et les cris de «Au feu! de l'eau!» qui se firent entendre malgré tout le tumulte de l'attaque, firent bientôt connaître les progrès de ce nouveau danger. «Le château est en feu, s'écria Rébecca, tout est embrasé! Que faire pour nous sauver?»--«Fuis, Rébecca, et mets-toi en sûreté, dit Ivanhoe; quant à moi, aucun secours humain ne saurait me sauver.»--«Je ne fuirai point, dit Rébecca; nous serons sauvés ou nous périrons ensemble. Et cependant, grand Dieu! mon père; mon père, que va-t-il devenir?» En ce moment la porte de l'appartement s'ouvre, et le templier se présente dans un ensemble effrayant; car son armure dorée était brisée et ensanglantée, et le panache qui ombrageait son casque était en partie brûlé et en partie tombant en flocons déchirés.

«Je te retrouve, dit-il à Rébecca; tu vas voir que je tiens ma promesse de partager avec toi la bonne et la mauvaise fortune. Il n'y a qu'un seul passage qui puisse nous conduire dans un lieu de sûreté. Il m'a fallu vaincre mille obstacles pour venir te le montrer; allons, suis-moi à l'instant.»--«Seule? répondit Rébecca; non, je ne te suivrai point; mais si tu es réellement né d'une femme, si tu as la moindre étincelle d'humanité, si ton coeur n'est pas aussi dur que la cuirasse qui te couvre, oh! sauve mon vieux père, sauve ce chevalier blessé.»--«Un chevalier, répliqua le templier avec son sang-froid accoutumé; un chevalier, Rébecca, doit se soumettre au sort qui l'attend, soit au milieu des flammes, soit dans le fort des combats; mais qui est-ce qui s'embarrasse de savoir où et comment un juif subira le sien?»--«Guerrier farouche! dit Rébecca; plutôt périr dans les flammes que te devoir mon salut!»--«Il ne s'agit pas de choix, Rébecca, répliqua le templier; tu as réussi une fois à rompre mon dessein; mais il n'y a pas un mortel qui puisse se vanter de m'avoir trompé deux fois.»

À ces mots il saisit la jeune fille, qui fait retentir l'air de ses cris de terreur, et l'emporte entre ses bras hors de la chambre, sans faire attention aux menaces et aux injures qu'Ivanhoe vomissait contre lui. «Infernal templier, disait-il d'une voix de tonnerre, opprobre de ton ordre, laisse là cette fille! traître de Bois-Guilbert! c'est Ivanhoe qui te l'ordonne. Scélérat! je veux te percer le coeur.»--«Sans tes cris, Wilfrid, dit le chevalier noir, qui entra en ce moment dans la chambre, je ne t'aurais pas trouvé.»--«Si tu es un vrai chevalier, dit Ivanhoe, ne t'occupe pas de moi; mets-toi à la poursuite de ce ravisseur; sauve lady Rowena; cherche le noble Cedric.»--«Chacun son tour, répondit le chevalier noir; à présent c'est le tien.» Et, prenant Ivanhoe dans ses bras, il l'emporta avec autant de facilité que le templier en avait eu en enlevant Rébecca, et courut jusqu'à la poterne, où il confia son fardeau aux soins de deux gardes, et rentra dans le château pour aider à sauver les autres prisonniers.

La flamme brillait maintenant dans une des tourelles, d'où elle s'échappait par les fenêtres et les meurtrières. Il y avait cependant des endroits où la grande épaisseur des murs et les voûtes des appartemens résistaient au progrès de l'incendie; mais aussi la rage de l'homme y déployait ses fureurs avec non moins de violence que ne le faisait autre part cet élément que l'on peut à peine appeler plus destructeur; car les assiégeans poursuivaient les défenseurs du château de chambre en chambre, et assouvissaient dans leur sang la vengeance qui depuis long-temps les animait contre les soldats du tyran Front-de-Boeuf. La majeure partie de la garnison fit une résistance opiniâtre; un petit nombre demanda quartier; mais personne ne l'obtint. L'air retentissait de gémissemens et du cliquetis des armes; et on avait peine à marcher sur les planchers glissans, rougis du sang des morts et des blessés.

À travers cette scène de confusion, on vit se précipiter Cedric, volant à la recherche de Rowena, tandis que le fidèle Gurth le suivait de près dans la mêlée, oubliant sa propre sûreté et s'efforçant de détourner les coups dirigés contre son maître. Le noble Saxon fut assez heureux pour arriver à l'appartement de sa pupille, justement au moment précis où, perdant toute espérance de se sauver, et pressant, avec toute l'angoisse du désespoir, un crucifix contre son sein, attendait une mort que tout lui représentait à chaque instant comme plus prochaine. Il la confia aux soins de Gurth, qu'il chargea de la conduire à la barbacane, avec laquelle on pouvait maintenant communiquer sans crainte de l'ennemi, ni s'exposer aux flammes qui n'y étaient pas encore parvenues. Cela fait, le loyal Cedric se hâta de se mettre à la recherche de son ami Athelstane, déterminé à s'exposer à tous les dangers pour sauver le dernier rejeton des rois saxons. Mais avant que Cedric eût pénétré jusqu'à l'antique salle dans laquelle il avait été lui-même prisonnier, le génie inventif de Wamba était parvenu à se procurer la liberté, ainsi qu'à son compagnon d'infortune.

Lorsque le tumulte du combat eut fait connaître que l'on était au plus fort de l'action, le fou se mit à crier de toute la force de ses poumons: «Saint Georges et le Dragon; le brave saint Georges pour l'Angleterre! Le château est à nous!» Et il rendit ces cris encore plus effrayans en frappant l'une contre l'autre deux ou trois armures vieilles et rouillées qui se trouvaient éparpillées autour de la salle.

Les soldats qui composaient le corps-de-garde posté à l'extérieur, c'est-à-dire dans l'antichambre, et qui étaient déjà dans un état d'alarme, furent soudain épouvantés par les cris de Wamba; et, sans songer à fermer la porte, coururent annoncer au templier que les ennemis étaient entrés dans la vieille salle. Dès lors il ne fut pas difficile aux prisonniers de s'échapper, d'abord de l'antichambre, et de là dans la cour du château, maintenant le théâtre des derniers efforts des combattans. Ici se faisait remarquer le fier templier, à cheval, entouré d'une partie de la garnison, infanterie et cavalerie, qui s'étaient ralliés autour de leur vaillant chef, dans le dessein de s'assurer de la dernière chance de retraite et de salut qui leur restât. Le pont-levis avait été baissé par son ordre, mais le passage était loin d'être libre; car les archers, qui jusqu'alors s'étaient bornés à lancer leurs flèches contre cette partie du château, voyant maintenant l'incendie se propager et le pont-levis se baisser, se précipitèrent tous ensemble à la porte, tant pour empêcher la sortie de la garnison que pour s'assurer de leur part du butin avant la ruine totale du château. D'un autre coté, ceux des assiégeans qui étaient entrés par la poterne étaient parvenus jusque dans la cour, attaquant avec furie le peu de défenseurs qui restaient et qui se trouvaient ainsi pressés des deux côtés à la fois.

Poussé néanmoins par le désespoir, et encouragé par l'exemple de son intrépide chef, ce dernier reste des défenseurs du château combattit avec la plus grande valeur; et, quoique bien inférieur en nombre aux assaillans, il réussit plus d'une fois à les repousser. Rébecca, à cheval, devant un des esclaves sarrasins du templier, était au milieu de la petite troupe, et Bois-Guilbert, malgré la confusion occasionnée par la lutte sanglante qui se passait, veillait avec la plus grande attention à sa sûreté. À tout instant on le voyait à ses côtés, oubliant le soin de sa propre conservation, la couvrant de son bouclier triangulaire recouvert d'acier, parfois la quittant en faisant entendre son cri de guerre, et se précipitant au milieu des ennemis pour faire mordre la poussière à ceux qui se présentaient les premiers, puis il retournait à l'instant à côté de celle qu'il protégeait.

Athelstane, qui, comme on sait, était un peu indolent à la vérité, mais nullement poltron, examinait avec attention tout ce qui, sous ce costume de femme, pouvait lui faire reconnaître celle que le templier ne perdait pas de vue, et dans lequel son instinct ou sa jalousie le portèrent à voir Rowena, qu'il convoitait, pour la faire disparaître en dépit de ses gardiens; «Par l'âme de saint Édouard, dit-il, je la délivrerai des mains de ce trop orgueilleux chevalier, et je le ferai tomber sous mes coups.»

«Prenez garde, dit le railleur Wamba, pour vouloir trop se presser on pêche une grenouille au lieu d'un poisson. Par ma marotte, ce n'est pas là lady Rowena; voyez ces longs cheveux noirs... Ou bien, si vous ne distinguez pas le blanc du noir, vous pouvez marcher si vous voulez; quant à moi, je ne vous suis point; je n'irai pas me faire rompre les os sans savoir pour qui... Et puis, vous voilà sans armure... Prenez-y garde, jamais bonnet de soie n'a résisté à un acier bien trempé... Ah! vous voulez absolument vous jeter dans l'eau; eh bien! vous serez mouillé... Deus vobiscum, archi-vaillant chevalier Athelstane!» En achevant ces mots, il s'éloigna du Saxon, qu'il avait jusque là retenu par sa tunique.

Relever de terre une masse d'armes que la main d'un soldat expirant venait d'abandonner, se précipiter sur la troupe du templier, frappant rapidement à droite et à gauche et renversant un guerrier à chaque coup, ne fut pour le robuste et vigoureux Athelstane, alors animé d'une fureur extraordinaire, que l'oeuvre d'un moment; il se trouva bientôt à peu de distance de Bois-Guilbert, à qui il cria d'une voix de tonnerre: «À moi, poltron de templier! Laisse là celle que tu es indigne de toucher; à moi, chef d'une bande de voleurs et d'assassins!»--«Chien que tu es, répondit le templier, en grinçant les dents, je vais t'apprendre à blasphémer ainsi l'ordre sacré du temple de Sion,» et au même instant, faisant faire une demi-volte à son cheval, puis une demi-courbette vers le Saxon, et se levant sur les étriers, de manière à profiter de tout l'avantage qu'allait lui donner la descente du cheval, il asséna un coup épouvantable sur la tête d'Athelstane.

Wamba avait bien eu raison de dire que bonnet de soie ne résistait pas à acier bien trempé. Le sabre du templier était si tranchant, qu'il fit voler en éclats le manche, quoique très dur et garni de fortes lanières, de la hache d'armes que le malheureux Saxon avait levée pour parer le coup, et descendit avec une telle violence sur sa tête, qu'il le renversa dans la poussière.

«Ah! te voilà donc, Baucéan, s'écria Bois-Guilbert; ainsi périssent tous les ennemis des chevaliers du Temple!» Et profitant de l'état de consternation dans lequel les ennemis étaient plongés par la chute d'Athelstane, il s'écria: «Que ceux qui veulent se sauver me suivent, en s'élançant vers le pont-levis, qu'il traversa en dépit des archers qui voulaient s'y opposer. Il fut suivi par ses Sarrasins et par cinq ou six hommes d'armes qui étaient remontés sur leurs chevaux. Le templier courut quelque danger dans sa retraite, à cause du grand nombre de trais lancés sur lui et sur sa troupe; mais cela ne l'empêcha pas de faire le trajet au galop, pour arriver à la barbacane, pensant qu'il était possible que de Bracy s'en fût emparé, d'après le plan qu'il avait concerté avec lui.

«De Bracy! De Bracy! s'écria-t-il, es-tu là?»--«Oui, répondit de Bracy, mais j'y suis prisonnier.»--«Puis-je te secourir? demanda Bois-Guilbert.»--«Non, répondit de Bracy; je me suis rendu, secouru, ou non secouru, et je serai fidèle à ma parole. Sauve-toi; les faucons sont lâchés... Mets la mer entre toi et l'Angleterre... Je n'ose t'en dire davantage.»--«Eh bien! répliqua le templier, puisque tu veux rester là, souviens-toi que j'ai dégagé ma parole de «À la vie et à la mort.» Quant aux faucons, qu'ils soient où ils voudront, je m'imagine que les murs de la préceptorerie de Templestowe seront pour moi un abri suffisant, et c'est là que je vais me rendre, comme le héron dans sa retraite.» À ces mots il mit son cheval au galop et disparut avec sa suite.

Ceux des assiégés qui n'avaient pas abandonné le château, continuèrent à se battre en désespérés, après le départ du templier, non qu'ils eussent aucun espoir de vaincre, mais parce qu'ils n'attendaient point de quartier. Le feu se propageait rapidement dans toutes les parties du château, lorsqu'on aperçut sur une des tourelles Ulrique, qui l'avait allumé, semblable à une des furies dont les anciens nous ont donné la description22, faisant entendre un chant de guerre, pareil à celui qu'entonnaient sur le champ de bataille les scaldes des Saxons lorsqu'ils étaient encore plongés dans les erreurs du paganisme. Ses longs cheveux gris flottaient derrière sa tête découverte. On voyait dans ses yeux l'ivresse délicieuse de la vengeance satisfaite le disputer au feu de la folie la plus délirante; et sa main brandissait une quenouille, comme si elle eût voulu se comparer à l'une des Parques filant et coupant le fil de la vie humaine23. La tradition nous a conservé quelques unes des strophes de l'hymne barbare que dans cet accès de démence elle chanta au milieu de cette scène de carnage et d'embrasement.

Note 22: (retour) Les furies Scandinaves avaient nom Walkyries. Montées sur des coursiers agiles, elles s'élançaient, le glaive à la main, dans la mêlée, et choisissaient les braves qui allaient périr, pour les conduire à l'Élysée de leur dieu.
Note 23: (retour) Les parques des Saxons avaient de l'analogie avec celles des anciens.A. M.

I.

Aiguisez le brillant acier, enfans du blanc dragon24! Allume la torche, fille d'Hengist25! Ce n'est pas pour être employé au banquet que l'acier brille; il est dur, large, et sa pointe est acérée. Ce n'est pas pour aller à la chambre nuptiale que s'allume la torche; la vapeur qui en sort, la flamme qu'elle jette, sont colorées de bleu par le soufre dont elle est composée. Aiguisez vos poignards; le corbeau fait entendre ses croassemens! Allumez vos torches; Zernebock26 remplit l'air de ses aboiemens. Aiguisez le brillant acier, fils du dragon! Allume ta torche, fille d'Hengist!27

Note 24: (retour) Armoiries d'un guerrier Scandinave.
Note 25: (retour) Premier Saxon qui, avec son frère Horsa, foula le sol britannique en 449.
Note 26: (retour) Un des génies du mal, dans la religion saxonne.
Note 27: (retour) Fille de Hengist veut dire Saxonne.A. M.

II.

Le nuage sombre est descendu bien bas sur le château du thane. L'aigle fait entendre ses cris perçans; il plane au dessus de leurs têtes. Cesse tes cris, vorace habitant des régions éthérées; ton banquet se prépare! Les filles de Valhalla sont attentives à cette scène; la race d'Hengist leur enverra des convives. Secouez vos tresses noires, filles de Valhalla, que les sons que vous faites rendre à vos tambourins expriment votre féroce joie!

Plus d'un personnage hautain, plus d'un guerrier fameux, viendront s'asseoir à votre table.

III.

La nuit qui s'avance devient plus noire sur le château du thane; les nuages amoncelés se rassemblent à l'entour; bientôt ils seront rouges comme le sang du vaillant guerrier! Le destructeur des forets hérissera contre eux sa crête enflammée. C'est lui dont la flamme brillante consume les palais; il fait ondoyer son immense bannière nuancée de pourpre foncé, au dessus des valeureux combattans; rien ne lui plaît autant que le cliquetis des épées et le choc des boucliers: il aime à s'abreuver du sang qui jaillit tout bouillant et comme en sifflant de la blessure.

IV.

Tout doit périr! Le glaive fend le casque; la lance traverse l'armure la mieux trempée; le feu dévore l'habitation des princes; les machines détruisent les murailles et les retranchemens; tout doit périr! La race d'Hengist n'est plus! le nom de Horsa ne se prononce plus! Fils du glaive, ne reculez donc point devant votre destin mille fois rigoureux; trempez vos épées dans le sang; qu'elles boivent ce sang comme vous buviez du vin. Réjouissez-vous au banquet du carnage, à la lueur des flammes qui l'entourent! Faites usage de vos excellens glaives, tandis que votre sang est encore chaud, et que ni crainte ni pitié ne vous attendrissent, car la vengeance n'a qu'un moment; la haine la plus forte a un terme! Moi-même il faut que je périsse.


Les flammes, ayant maintenant surmonté tous les obstacles, s'élevaient vers le ciel en formant une colonne immense qu'on pouvait apercevoir de tous les lieux situés à de grandes distances à la ronde. Chaque tour, chaque toit, chaque plancher, tombaient successivement avec un fracas épouvantable, en sorte que les combattans furent obligés de sortir de la cour. Les vaincus, dont il ne restait qu'un petit nombre, s'échappèrent et se réfugièrent dans le bois voisin. Quant aux vainqueurs, rassemblés en groupes nombreux, ils contemplaient avec un étonnement mêlé de crainte et d'effroi cette masse de feu, qui donnait aux flammes cette teinte rougeâtre que l'on voyait se réfléchir ensuite sur les figures et les armes des combattans. La Saxonne Ulrique, en extase à la vue de tant d'horreurs, resta long-temps visible dans le poste élevé où elle s'était placée, agitant ses bras de tous côtés, comme pour exprimer la joie qu'elle ressentait, et s'applaudissant du résultat de l'incendie qu'elle avait allumé. Enfin la tourelle s'écroula avec un fracas épouvantable, et Ulrique périt au milieu des flammes qui avaient consumé son tyran. Un silence de stupeur, qui régna pendant quelques instans, donna la juste mesure des profondes impressions que cette catastrophe faisait naître dans l'âme des combattans, dont l'immobilité ne fut interrompue que par leurs signes de croix. On entendit alors la voix de Locksley, qui s'écria: «Archers, poussez des cris d'allégresse! le repaire de la tyrannie a disparu. Que chacun de vous apporte son butin à notre rendez-vous ordinaire du trysting-tree28, à Harthill-Walk; c'est là qu'à la pointe du jour nous en ferons un juste partage entre nos troupes et celles de nos dignes auxiliaires dans ce grand acte de vengeance.»

Note 28: (retour) Tryste, mot écossais qui veut dire un lieu de rendez-vous pour une foire ou un marché. Ici trysting-tree est l'arbre au pied duquel Locksley invite ses compagnons à se réunir pour recevoir leur part du butin. Ce mot et beaucoup d'autres ont été passés sous silence par M. Defauconpret.A. M.


CHAPITRE XXXII.

«Crois-moi, chaque état doit avoir ses lois; les royaumes ont leurs édits; les cités ont leurs chartes; le proscrit lui-même qui s'est retiré dans les forêts conserve encore un reste de discipline civile; car, depuis le jour où Adam entoura ses reins d'un tablier de feuillage, l'homme a commencé à vivre en société avec l'homme; et les lois ont été faites pour rendre cette union plus étroite.»
Ancienne comédie.









L'aurore éclairait déjà les parties les moins touffues de la forêt. Les perles de la rosée étincelaient sur chaque branche verdoyante. La biche, quittant son gîte placé au milieu de la haute fougère, conduisait son faon timide dans les sentiers plus couverts du bois, où aucun chasseur ne s'était encore rendu pour attendre ou pour intercepter au passage le cerf majestueux, marchant à la tête de son troupeau, le front paré de sa ramure. Tous les proscrits étaient rassemblés autour du grand chêne, à Harthill-Walk, où ils avaient passé la nuit pour réparer leurs forces après les fatigues du siége, les uns buvant, les autres dormant, plusieurs écoutant ou faisant eux-mêmes le récit des événemens du jour, et calculant la valeur du butin que la victoire avait mis à la disposition de leur chef.

Les dépouilles étaient en effet considérables; car bien que beaucoup d'objets eussent été la proie des flammes, néanmoins on voyait une grande quantité de vaisselle plate; plusieurs riches armures, des vêtemens splendides, étaient tombés au pouvoir des proscrits, qui avaient donné des preuves de courage et d'intrépidité, et qui d'ailleurs ne reculaient devant aucun danger lorsqu'il s'agissait d'une aussi riche récompense. Toutefois, les lois de l'association étaient tellement sévères, qu'il ne se trouva pas un seul individu parmi eux qui eût l'idée de s'approprier la moindre partie du butin, en sorte que tout fut apporté à la masse, pour que le chef en fît la répartition.

Le lieu du rendez-vous était un vieux chêne, qui n'était cependant pas le même sous lequel Locksley avait conduit Gurth et Wamba au commencement de notre histoire, mais un autre qui s'élevait au milieu d'un amphithéâtre champêtre, distant d'un demi-mille du château démoli de Torquilstone. Ce fut en cet endroit que Locksley prit sa place, sur un trône de gazon, sous les branches entrelacées de l'arbre immense, et sa troupe se rangea en demi-cercle autour de lui. Il invita le chevalier à prendre place à sa droite et Cedric à s'asseoir à sa gauche.

«Pardonnez la liberté que je prends, nobles seigneurs, dit-il, mais dans ces forets je suis monarque; c'est ici mon royaume, et mes sauvages sujets respecteraient peu ma puissance, si, dans mes propres domaines, je cédais ma place à aucun mortel. Mais à présent, qui de vous a vu notre chapelain? où est notre joyeux moine? Une messe commence très bien les travaux de la journée parmi des chrétiens.» Personne n'avait vu le clerc de Copmanhurst. «Que Dieu dirige nos pressentimens! ajouta le chef des proscrits; j'espère que son absence ne vient que à ce qu'il s'est oublié un peu plus long-temps qu'il ne faut auprès de la bouteille. Quelqu'un l'a-t-il vu depuis la prise du château?»--«Je l'ai vu, dit Miller, fort affairé après la porte d'une cave, jurant par tous les saints du calendrier qu'il goûterait des vins de Gascogne de Front-de-Boeuf.»--«Et nous préservent tous les saints, autant qu'ils sont, dit le capitaine, qu'il ait bu trop largement de ces bons vins, et qu'il ait été enseveli sous les ruines du château! Pars tout de suite, Miller; prends du monde avec toi; cherche à reconnaître l'endroit où tu l'as vu; puise de l'eau dans le fossé pour arroser les décombres encore fumantes de la forteresse. Plutôt les faire enlever pierre par pierre que de perdre mon brave gros moine!»

Le grand nombre de ceux qui s'offrirent pour ce service, si l'on considère que l'on était au moment de faire une distribution intéressante du butin, montra combien chacun avait à coeur la sûreté du père spirituel de la troupe. «En attendant, dit Locksley, procédons au partage; car, ne nous y trompons point, lorsque le bruit de notre étonnant succès se sera répandu, les troupes de de Bracy, de Malvoisin et des autres alliés de Front-de-Boeuf vont se mettre en mouvement pour nous attaquer, et il serait à propos de songer de bonne heure à notre sûreté.» Puis se tournant vers le Saxon: «Noble Cedric, dit-il, ce butin est divisé en deux parts, choisis celle que tu préféreras, pour servir de récompense à tes hommes d'armes qui nous ont aidés dans notre entreprise.»

«Brave archer, répondit Cedric, mon coeur est accablé de tristesse. Le noble Athelstane de Coningsburgh n'est plus, Athelstane, le dernier rejeton du saint roi confesseur. Avec lui ont péri des espérances qui ne peuvent plus renaître. Une étincelle a été éteinte par son sang qu'aucun souffle humain ne peut rallumer. Mes gens, à l'exception du petit nombre que vous voyez ici, n'attendent que ma présence pour transporter ses tristes mais respectables dépouilles dans leur dernière demeure. Lady Rowena désire retourner à Rotherwood, et il faut qu'elle soit escortée par des forces suffisantes. Je devrais par conséquent être déjà parti; mais j'ai différé mon départ, non pour partager le butin, car je prends à témoin Dieu et saint Withold, que ni moi ni les miens n'en toucherons la valeur d'un liard; mais parce que je voulais te faire mes remerciemens à toi et à tes braves archers, pour la vie et l'honneur que vous nous avez sauvés!»

«Mais enfin, reprit Locksley, nous n'avons fait tout au plus que la moitié de l'affaire; prends donc dans le butin de quoi récompenser tes voisins et tes confédérés.»--«Je suis assez riche pour les récompenser moi-même», répondit Cedric.--«Et il y en a quelques uns, dit Wamba, qui ont été assez avisés pour se récompenser par eux-mêmes; ils ne s'en retournent pas les mains tout-à-fait vides. Nous ne portons pas tous la livrée bigarrée.»--«Je n'ai rien à leur dire, ajouta Locksley; nos lois n'obligent que nous seuls.»--«Mais toi, mon pauvre garçon, dit Cedric se retournant et embrassant son fou, comment puis-je te récompenser, toi qui n'as pas craint de te laisser charger de chaînes et d'exposer ta vie pour moi? Tous m'ont abandonné, le pauvre fou seul m'est resté fidèle.»

Une larme, prête à s'échapper, brillait dans l'oeil du digne thane, pendant qu'il parlait ainsi, et qu'il donnait une preuve de sensibilité si profonde, que même la mort d'Athelstane n'avait pu lui arracher; mais il y avait dans l'attachement mi-instinctif de son fou quelque chose qui lui causait une émotion plus vive que celle même qui est l'effet de la douleur.

«Ah, ma foi! dit le fou en se dégageant des caresses de son maître, si vous payez mes services avec l'eau de vos yeux, il faudra donc que le fou se mette à pleurer aussi par compagnie, et alors que devient sa profession? Mais écoutez, mon oncle, si vous avez réellement le dessein de me faire plaisir, ayez la bonté de pardonner à mon camarade Gurth d'avoir dérobé une semaine à votre service, pour la consacrer à celui de votre fils.»

«Lui pardonner! s'écria Cedric; je veux non seulement lui pardonner, mais même le récompenser. Approche, Gurth, et mets-toi à genoux.» Le porcher fut à l'instant aux pieds de son maître. «Tu n'es plus THEOW et ESNE; tu n'es plus serf, dit-il en le touchant avec une baguette, mais FOLKFREE et SACLESS29; tu es entièrement libre, en ville et hors ville, dans les bois comme dans les champs. Je te donne un arpent de terre dans mon domaine de Walbrugham transporté de moi et des miens à toi et aux tiens, dès à présent et à toujours, et que la malédiction de Dieu tombe sur la tête de celui qui contredit ce que je dis.»

Note 29: (retour) Nous conservons ces mots saxons, qui signifient: theow esne, esclave; et folkfree, libre ou affranchi.A. M.

Ravi de n'être plus serf, mais d'être libre et propriétaire, Gurth se releva promptement, et bondit deux fois en l'air presque à la hauteur de sa tête. «Un serrurier et une lime! s'écria-t-il, pour faire tomber ce collier du cou d'un homme libre. Mon noble maître, vous avez doublé mes forces par cet acte de générosité: aussi combattrai-je pour vous avec double courage. Je me sens animé d'un esprit libre. Je suis un homme tout changé et sur moi et à l'égard de tout ce qui m'entoure. Ah Fangs! continua-t-il, car ce chien fidèle, voyant les transports de joie de son maître, se mit à sauter sur lui pour lui exprimer sa sympathie; «reconnais-tu encore ton maître?»--«Oui, dit Wamba, Fangs et moi, nous te reconnaissons encore, quoique nous devions encore nous soumettre à garder le collier; mais c'est toi qui probablement nous oublieras et qui t'oublieras toi-même.»--«Je m'oublierai véritablement moi-même, si je t'oublie, mon fidèle camarade, dit Gurth; et si la liberté pouvait te convenir, ton maître ne te laisserait pas long-temps soupirer après elle.»--«Va, camarade Gurth, dit Wamba, ne crois pas que je sois jaloux; le serf est assis au coin du feu, pendant que l'homme libre est obligé de prendre les armes; et comme le dit fort bien Oldhelen de Malmsbury: Mieux vaut fou au banquet, que sage à la bataille.»

On entendit alors un bruit de chevaux, et l'on vit paraître lady Rowena, au milieu d'une nombreuse cavalerie, et suivie d'un plus fort détachement d'infanterie, exprimant par le cliquetis de leurs armes la joie qu'ils éprouvaient de la voir remise en liberté. Elle était richement vêtue et montée sur un palefroi bai foncé. Elle avait repris toute la dignité de son maintien, à l'exception que son visage, plus pâle qu'à l'ordinaire, faisait assez connaître que son âme avait eu beaucoup à souffrir. Son aimable visage, sur lequel voltigeait encore un léger nuage de tristesse, laissait néanmoins apercevoir un rayon d'espérance pour l'avenir, aussi bien qu'un sentiment de reconnaissance envers ceux qui avaient tout récemment contribué à sa délivrance. Elle savait qu'Ivanhoe était en lieu de sûreté, et qu'Athelstane était mort. La certitude qu'elle avait acquise au sujet du premier l'avait remplie d'une joie bien sincère; et si elle ne fit point paraître le plaisir que lui causait la nouvelle du second événement, on lui pardonnera sans doute d'avoir senti de quel avantage il était pour elle, puisqu'elle se trouvait par là délivrée de la crainte de nouvelles persécutions de la part de Cedric, qui ne l'avait jamais contrariée sur aucun autre sujet.

Lorsque lady Rowena fit avancer son cheval vers le lieu où Locksley était assis, ce fier archer et tous ceux qui l'entouraient se levèrent, comme par un instinct général de courtoisie. Ses joues se colorèrent au moment où, avec un geste gracieux et faisant une profonde inclination qui entremêla un instant les tresses flottantes de ses beaux cheveux avec la crinière de son palefroi, elle témoigna en peu de mots sa reconnaissance envers Locksley et ses autres libérateurs «Que Dieu vous bénisse, braves archers! dit-elle en finissant; que Dieu et Notre-Dame vous bénissent pour avoir si courageusement affronté les périls afin de soutenir la cause des opprimés. Si quelqu'un d'entre vous a faim, qu'il se rappelle que Rowena a de quoi le nourrir. Si vous avez soif, j'ai chez moi plusieurs tonneaux de vin et de bière brune; et si les Normands viennent vous chasser de ces retraites, lady Rowena a des forêts dont elle est maîtresse absolue, et que ses braves libérateurs pourront parcourir en toute liberté.»

«Mille grâces, noble dame! dit Locksley; mille remerciemens pour mes compagnons et pour moi-même; mais vous avoir délivrée est une action qui porte avec elle sa récompense. Nous en faisons parfois dans nos forêts qui ne sont rien moins que méritoires, mais la délivrance de lady Rowena peut être regardée comme une expiation.»

Après s'être inclinée de nouveau sur son palefroi, lady Rowena tourna son cheval pour partir; mais s'étant arrêtée un instant pendant que Cedric, qui devait l'accompagner, faisait aussi ses adieux, elle se trouva inopinément tout à côté du prisonnier de Bracy. Il était debout sous un arbre, plongé dans de profondes méditations, les bras croisés sur la poitrine, et lady Rowena espérait pouvoir passer sans en être remarquée. Il leva les yeux cependant; et lorsqu'il la vit devant lui, une rougeur occasionnée par la honte vint colorer son joli visage. Il resta quelques momens dans un état d'irrésolution, puis s'avançant vers elle, il saisit la bride de son palefroi, et mettant un genou à terre: «Lady Rowena, dit-il, daignera-t-elle jeter un regard sur un chevalier captif, sur un soldat déshonoré?»

«Sire chevalier, répondit-elle, dans des entreprises telles que la vôtre, le véritable déshonneur ne vient pas d'avoir échoué, mais bien d'avoir réussi.»--«Le triomphe, noble dame, répondit de Bracy, doit adoucir l'amertume du ressentiment. Que lady Rowena daigne me dire qu'elle pardonne la violence occasionnée par une passion malheureuse, et elle apprendra bientôt que de Bracy sait profiter d'occasions plus honorables de la servir.»--«Je vous pardonne, sire chevalier, dit-elle; mais c'est comme chrétienne.»--«Cela signifie, dit Wamba, qu'elle ne lui pardonne pas du tout.»--«Mais, continua lady Rowena, je ne pardonnerai jamais la misère et la désolation que votre folie a occasionnées.»--«Lâche la bride du cheval de cette dame, dit Cedric en s'avançant. Par le soleil qui nous éclaire et sans la honte qui me retient, je te clouerais à la terre avec ma javeline: mais sois bien assuré, Maurice de Bracy, que tu paieras cher la part que tu as prise dans cette infâme action.»--«On a beau jeu à menacer un prisonnier, dit de Bracy; mais vit-on jamais un Saxon éprouver le moindre sentiment de courtoisie?» Reculant alors deux pas, il laissa lady Rowena se remettre en marche.

Cedric, avant de partir, exprima sa reconnaissance particulière envers le chevalier noir, et le pressa vivement de l'accompagner à Rotherwood. «Je sais, dit-il, que vous autres chevaliers errans, vous aimez à promener votre fortune à la pointe de votre lance, et que vous vous occupez fort peu de terres ou d'autres propriétés; mais la gloire des armes est une maîtresse inconstante, et un domicile assuré, un chez soi est parfois un objet bien digne de fixer les désirs, même du champion dont la profession est de mener une vie errante. Tu t'es conquis un domicile dans le château de Rotherwood, noble chevalier. Cedric est assez riche pour réparer les torts de la fortune, et tout ce qu'il possède appartient à son libérateur. Viens donc à Rotherwood, non comme un hôte, mais comme un fils, ou comme un frère.»

«Cedric m'a déjà rendu riche, répondit le chevalier; il m'a mis à même de savoir apprécier les vertus d'un Saxon. J'irai à Rotherwood, brave Saxon, et cela avant peu; mais en ce moment des motifs d'un intérêt pressant m'empêchent de m'y rendre. Au reste, il est possible que, lorsque j'y viendrai, je te demande de m'octroyer un don qui mette toute ta générosité à l'épreuve.»--«Il est octroyé avant d'être demandé, dit Cedric en frappant aussitôt de sa main la main gantelée du chevalier; il est octroyé, quand même il s'agirait de la moitié de ma fortune.»--«Ne promets pas si légèrement, dit le chevalier du cadenas, et néanmoins, j'ai grand espoir d'obtenir le don que je demanderai; jusque là, adieu!»

«Il me reste à vous dire, ajouta le Saxon, que pendant les cérémonies funéraires qui auront lieu pour le noble Athelstane, j'habiterai son château de Coningsburgh. Il sera ouvert à tous ceux qui désireront prendre part au banquet, et je parle au nom de la noble lady Edith, mère du prince défunt; il ne saurait être fermé à celui qui a combattu si vaillamment, quoique inutilement, pour délivrer Athelstane des chaînes et du fer des Normands.»--«Oui, oui, dit Wamba qui avait repris ses fonctions auprès de son maître, on y fera une fameuse bombance; c'est dommage que le noble Athelstane ne puisse assister au banquet de ses propres funérailles et boire à sa santé; mais, continua-t-il en levant gravement les yeux au ciel, il soupe en paradis, et sans doute fait honneur au festin.»

«Paix, et marchons!» dit Cedric, indigné d'une plaisanterie hors de saison et tout ému au souvenir des services récens de Wamba. Lady Rowena fit un salut gracieux au chevalier noir; le Saxon lui souhaita toutes sortes de bonheur, et ils se mirent en marche à travers une large clairière de la foret.

À peine étaient-ils partis qu'on vit paraître une procession, qui s'avançant lentement sous les arbres, fit le tour de l'amphithéâtre et prit la même route que venaient de suivre lady Rowena et son cortége. C'étaient les moines d'un couvent voisin qui, dans l'espoir de l'ample donation que Cedric avait promise, accompagnaient le cercueil dans lequel le corps d'Athelstane était placé, et chantaient des psaumes, pendant qu'il était porté, sur les épaules de ses vassaux, au château de Coningsburgh, pour être déposé dans le tombeau d'Hengist, de qui sa famille tirait son ancienne origine. Plusieurs de ses vassaux s'étaient assemblés à la nouvelle de sa mort et suivaient le convoi avec toutes les marques, du moins extérieures, du regret et de la tristesse. Les proscrits se levèrent de nouveau et rendirent à la mort le même hommage spontané qu'ils avaient auparavant rendu à la beauté. Le chant lugubre et la marche lente des prêtres, rappelèrent à leur mémoire ceux de leurs camarades qui avaient péri dans le combat de la veille; mais de pareils souvenirs n'affectent pas long-temps des hommes dont la vie n'est qu'une suite d'aventures, d'entreprises et de dangers; et, avant que le son de l'hymne de la mort eût cessé de se faire entendre, les proscrits avaient déjà commencé à s'occuper de la distribution de leur butin.

«Vaillant guerrier, dit Locksley au chevalier noir, sans le courage et la force de qui notre entreprise aurait complétement échoué, voulez-vous bien choisir dans l'ensemble de notre butin ce qui pourra vous convenir, et vous rappeler mon grand chêne?»--«J'accepte votre offre, répondit le chevalier, avec la même franchise que vous me la faites, et je vous demande la permission de disposer de sire Maurice de Bracy suivant mon bon plaisir.» -«Il est déjà à toi, dit Locksley, et fort heureusement pour lui, car, sans cela le tyran aurait servi de décoration à la branche la plus élevée de ce chêne, avec autant de ses francs compagnons que nous aurions pu en rassembler, pendus autour de lui comme autant de glands; mais il est ton prisonnier, et à couvert de mon ressentiment, eût-il même tué mon père.»--«Bracy, dit le chevalier noir, tu es libre; tu peux partir. Celui dont tu es le prisonnier regarde comme au dessous de lui le vil plaisir de la vengeance pour ce qui est passé; mais à l'avenir prends garde; il pourrait t'arriver quelque chose de plus funeste. Maurice de Bracy, je te le répète, prends garde.»

De Bracy s'inclina profondément et sans proférer une parole; et il était au moment de se retirer, lorsque les archers éclatèrent tout à coup en cris d'exécration et de dérision. L'orgueilleux chevalier s'arrêta à l'instant, se retourna, croisa les bras, releva son corps à toute sa hauteur et s'écria: «Silence, chiens hargneux, qui n'accourez gueule béante vers le cerf que vous n'aviez osé poursuivre, que parce que vous le voyez maintenant aux abois. De Bracy méprise vos injures, comme il dédaignerait vos éloges. Allez vous cacher sous vos buissons et dans vos tanières, brigands proscrits, et gardez le silence toutes les fois qu'il est question de quelque chose de noble et de chevaleresque à une lieue de distance de vos oreilles.»

Cette bravade intempestive aurait pu attirer sur de Bracy une volée de flèches, si le chef ne se fût hâté de l'empêcher. En même temps le chevalier saisissant un des chevaux qu'on avait trouvés dans les écuries de Front-de-Boeuf, et qui étaient là tout enharnachés, parce qu'ils formaient une partie importante du butin, sauta légèrement en selle et partit à toute bride à travers la foret.

Lorsque le tumulte occasionné par cet incident fut un peu apaisé, le chef des proscrits ôta de son cou le superbe cor et le baudrier qu'il avait récemment gagnés au concours pour le prix de l'arc, près d'Ashby. «Noble guerrier, dit-il au chevalier du cadenas, si vous ne dédaignez pas d'accepter un cor que j'ai porté, je vous prie de conserver celui-ci comme un souvenir des hauts faits dont j'ai été le témoin; et si vous avez quelque haute entreprise à achever, ou si, ce qui arrive parfois au plus vaillant chevalier, vous êtes pressé vivement dans quelqu'une des forêts situées entre le Trent et le Tees, sonnez trois mots30 sur le cor; écoutez bien: Wasa-hoa! et il n'est pas du tout impossible que vous ne trouviez des défenseurs et des libérateurs.» Alors il sonna du cor et modula plusieurs fois l'appel qu'il venait de décrire, jusqu'à ce que le chevalier se fût complétement familiarisé avec les sons. «J'accepte avec reconnaissance le présent que tu me fais, brave archer, dit le chevalier, et je puis t'assurer que, même dans le besoin le plus urgent, je ne chercherai pas de meilleurs défenseurs que toi et les tiens.» Il se mit alors à son tour à sonner du cor, et fit retentir la forêt de l'appel qu'il venait d'apprendre. «Très bien et très clairement sonné, dit Locksley. Ou je me trompe fort, ou tu connais l'art de combattre dans les bois aussi bien que celui de te distinguer sur un champ de bataille. Tu as été un bon chasseur de cerfs dans ton temps, j'en réponds. Camarades, remarquez bien ces trois mots; c'est l'appel du chevalier du cadenas, et celui qui l'entendra et ne volera pas à son secours, sera chassé de notre troupe, après avoir eu son arc brisé sur ses épaules.»--«Vive notre chef! crièrent tous les archers; vive le noir chevalier du cadenas! Puisse-t-il bientôt avoir recours à notre service, afin que nous puissions lui donner des preuves de notre empressement à lui être utile.»

Note 30: (retour) Les sons que l'on faisait entendre sur le cor étaient, observe l'auteur, anciennement appelés mots, et sont indiqués, dans les traités sur la chasse publiés à cette époque, non par des notes de musique, mais par des mots écrits.A. M.

Locksley procéda de suite au partage du butin, ce qu'il fit avec la plus grande impartialité. Un dixième fut mis à part pour l'église et pour des oeuvres pies; une portion fut encore destinée à être versée dans une sorte de trésor public; et l'on en consacra une autre aux femmes et aux enfants de ceux qui avaient péri, ou à faire dire des messes pour le repos des âmes de ceux qui n'avaient point laissé de famille après eux. Le reste fut distribué entre les proscrits, suivant le rang et le mérite de chacun; et la décision du chef, dans les cas douteux qui se présentaient, était donnée avec une grande finesse de jugement et adoptée avec la soumission la plus absolue. Le chevalier noir ne fut pas peu surpris que des hommes qui ne connaissaient point de lois, fussent néanmoins gouvernés entre eux d'une manière aussi régulière et aussi équitable; et tout ce qu'il observa ne fit qu'ajouter à l'opinion favorable qu'il avait conçue de la justice et du bon sens de leur chef. Lorsque chacun eut reçu sa part du butin, le trésorier, accompagné de quatre vigoureux archers, transporta celle qui appartenait à l'état dans un lieu sûr et caché; mais il restait encore la portion destinée à l'église, et que personne ne réclamait.

«Je voudrais bien, dit le chef, avoir des nouvelles de notre joyeux chapelain. Il n'a jamais été dans l'usage de s'absenter au moment de bénir la table, ou lorsqu'il s'agissait de partager le butin, et il est de son devoir de prendre soin de la dîme de ce que nous avons gagné dans notre entreprise. J'ai, d'ailleurs, pour prisonnier, non loin d'ici, un saint homme de ses confrères, et je voudrais bien que le moine m'aidât à en agir avec lui d'une manière convenable. Je crains fort qu'il ne soit arrivé quelque malheur à notre fier guerrier enfroqué.»--«J'en aurais bien du regret, dit le chevalier du cadenas; car je lui dois de la reconnaissance pour la joyeuse hospitalité qu'il m'a donnée pendant une nuit que j'ai passée dans sa cellule. Allons sur les ruines du château; il est possible que là nous en ayons des nouvelles.» Pendant qu'ils s'entretenaient ainsi, de grandes acclamations de la part des archers annoncèrent l'arrivée de celui sur le compte duquel ils étaient si inquiets, et qui fut confirmée par la voix de Stentor du moine lui-même, qui se fit entendre long-temps avant l'apparition de sa vaste rotondité.

«Place! enfans de la joie, s'écria-t-il, place pour votre père spirituel et pour son prisonnier. Encore une fois, célébrez mon arrivée: je viens, noble chef, comme un aigle, avec ma proie dans mes serres. Et s'avançant dans le cercle, au milieu des éclats de rire de ceux qui l'entouraient, il parut en majestueux triomphateur, tenant d'une main son énorme pertuisane, et de l'autre une corde, dont un des bouts était attaché au cou du malheureux Isaac d'York, qui, courbé par le chagrin et la terreur, était entraîné par le prêtre victorieux. «Où est Allan-a-Dale, cria ce dernier, pour composer une ballade ou un virelai en mon honneur? Par saint Hermangild, ce racleur de ménétrier est toujours absent quand il se présente une bonne occasion de célébrer la valeur!»--«Mon goguenard de prêtre, dit le capitaine, je vois que tu as dit la messe de bonne heure aujourd'hui, mais ce n'a pas été une messe sèche. Au nom de saint Nicolas! qui as-tu là?»--«Un captif que je dois à mon épée et à ma lance, répondit l'ermite de Copmanhurst, ou plutôt à mon arc et à ma hallebarde: et néanmoins, je l'ai racheté par mes instructions religieuses d'une captivité plus désastreuse. Parle, juif; ne t'ai-je pas racheté de Satan? ne t'ai-je pas enseigné ton Credo, ton Pater et ton Ave Maria? n'ai-je pas passé toute la nuit à boire à ta conversion, et à t'expliquer les mystères?»

«Pour l'amour de Dieu! s'écria le pauvre juif, n'y aura-t-il personne qui me délivre des mains de ce fou..., je veux dire de ce saint homme?»--«Que signifie ceci, juif? dit le moine d'un air menaçant; est-ce que tu te rétractes? Prends-y garde; si tu rentres dans le troupeau des infidèles, quoique tu ne sois pas aussi tendre qu'un cochon de lait, et plût à Dieu que j'en eusse un pour mon déjeuner! tu n'es cependant pas trop dur pour être rôti. Allons, Isaac, sois docile, et répète après moi: Ave Maria.»--«Paix, fou de moine, dit Locksley, point de profanations; dis-nous plutôt où tu as fait ce prisonnier?»--«Par saint Dunstan! répondit le moine, je l'ai trouvé dans un endroit où je cherchais meilleure marchandise. J'étais entré dans la cave pour voir ce que l'on pouvait sauver; car, quoi qu'une coupe de vin brûlé et épicé soit une boisson digne d'un empereur, il me semblait que ce serait une horrible profusion, une prodigalité en pure perte, que de laisser brûler une aussi grande quantité de bonne liqueur à la fois; en sorte que je m'étais saisi d'un baril de vin des Canaries, et j'allais appeler, pour m'aider, quelqu'un de ces fainéans qu'il faut toujours chercher quand il s'agit de faire une bonne oeuvre, lorsque j'aperçus une porte qui paraissait très épaisse. Ah, ah! dis-je en moi-même, c'est sans doute dans cette cachette que sont les meilleurs vins, et justement le coquin de sommeiller, troublé sans doute dans ses fonctions, a laissé la clef à la porte. Je m'empresse d'ouvrir, j'entre et je trouve... rien que des chaînes rouillées et ce chien de juif qui se rend tout de suite mon prisonnier, secouru ou non secouru. Je n'avais eu que le temps de me rafraîchir après les fatigues du combat, en buvant avec cet infidèle un verre de vin pétillant des Canaries, et je me disposais à emmener mon prisonnier, lorsque, avec un fracas épouvantable, semblable à des éclats de tonnerre se succédant coup sur coup, une tour extérieure s'écroula tout entière (que maudits soient les maçons qui la firent si peu solide), et nous bloqua le passage. La chute de cette tour fut suivie de celle de plusieurs autres, en sorte que je perdis tout espoir de la vie; et croyant que ce serait un déshonneur pour un homme de ma profession que de passer de ce monde dans l'autre en la compagnie d'un juif, je levai ma hallebarde pour lui casser la tête; mais j'eus pitié de ses cheveux blancs, et pensai que je ferais mieux de laisser là ma pertuisane, et de prendre mes armes spirituelles pour travailler à sa conversion; et véritablement, grâces en soient rendues à saint Dunstan, la semence est tombée en bonne terre; mais aussi, après toute une nuit que j'ai passée à parler avec lui de nos mystères (car pour quelques verres de vin des Canaries que je buvais afin de me rafraîchir pendant que j'argumentais, ce n'est pas la peine d'en parler), je me sens tout étourdi, je vous l'avoue. En un mot, j'étais complétement épuisé; Gilbert et Wibbald peuvent dire dans quel état ils m'ont trouvé; réellement, j'étais tout-à-fait épuisé.»

«Nous pouvons rendre témoignage de ce que notre bon moine vient de dire, s'écria Gilbert; car, lorsque nous eûmes écarté les décombres, et qu'avec l'aide de Saint-Dunstan nous fûmes arrivés à l'escalier qui descendait au caveau, nous trouvâmes le baril de vin des Canaries à moitié vide, le juif à moitié mort, et le moine plus qu'à moitié épuisé, comme il le dit.»--«Vous êtes des coquins, et vous mentez, répliqua le moine, qui se sentait offensé; c'est vous et vos ivrognes de compagnons qui avez bu le vin, en l'appelant la goutte du matin; je veux être un païen si je ne le réservais pour la bouche de notre capitaine. Mais, au reste, qu'importe? le juif est converti, et comprend tout ce que je lui ai dit presque, sinon tout-à-fait, aussi bien que moi.»--«Est-ce vrai, juif? dit le capitaine; as-tu abjuré ta foi?»--«Puissé-je trouver merci auprès de vous, répondit Isaac, comme il est vrai que je n'ai pas entendu un seul mot de ce que m'a dit le vénérable prélat pendant cette nuit terrible. Hélas! j'étais tellement accablé d'angoisses, de frayeur et de chagrin, que notre saint père Abraham serait venu lui-même pour me prêcher, il m'aurait trouvé sourd à sa prédication.»

«Tu mens, juif, répliqua le moine, et tu sais que tu mens: je ne veux te rappeler qu'un mot de notre conférence; c'est que tu as promis de donner tous tes biens à notre saint ordre.»--«Puisse la promesse faite à nos pères me manquer, dit Isaac plus alarmé qu'auparavant, si jamais pareille chose est sortie de ma bouche. Hélas! je suis un vieillard, pauvre, et, je tremble seulement d'y penser, peut-être à jamais privé de mon enfant. Ayez pitié de moi, et permettez-moi de me retirer.»--«Ah! s'écria le moine, tu rétractes le don que tu as fait à la sainte église; eh bien, tu en feras pénitence.» En parlant ainsi, il leva sa hallebarde, et en aurait appliqué le manche sur les épaules du juif d'une manière violente, si le chevalier noir n'eût arrêté le coup, et par là tourné contre lui le ressentiment du moine. «Par saint Thomas de Cantorbéry! dit ce dernier, si je ne me retenais, je t'apprendrais à te mêler de tes propres affaires, tout couvert de fer que tu es.»--«Ne te mets pas en colère contre moi, dit le chevalier, tu sais bien que je suis ton ami juré et ton camarade.»--«Je ne sais rien de tout cela, répondit le moine, et tu me rendras raison de cette impertinence.»

«Mais, écoute-moi donc, dit le chevalier qui semblait prendre plaisir à provoquer son ci-devant hôte; as-tu oublié que, pour l'amour de moi, car je ne veux rien dire de la tentation excitée par la vue d'un flacon et d'un pâté, tu as violé tes voeux de jeûne et de vigile?»--«Je te le dis, en vérité, mon ami, dit le moine en serrant son énorme poing, je te donnerai...»--«Je ne reçois point de présens, interrompit le chevalier; je te paierai avec une usure aussi forte que jamais ton prisonnier ait exigée dans son trafic.»--«J'en veux avoir la preuve à l'instant, dit le moine.»

«Holà! s'écria le capitaine, s'adressant au moine; qu'est-ce que tu vas faire, fou que tu es? une querelle sous notre grand chêne?»--«Ce n'est pas une querelle, dit le chevalier, c'est seulement un échange amical de courtoisie. Allons, brave ermite, frappe, si tu l'oses; je veux bien faire l'épreuve de ton poing, si tu veux courir les risques de ma riposte.»--«Tu as l'avantage avec ton pot de fer sur la tête, dit le moine, mais n'importe, allons; je vais t'abattre à mes pieds, quand tu serais Goliath de Gath avec son casque de cuivre.» Alors, mettant son bras nerveux à nu jusqu'au coude, et le raidissant de toute sa force, il porta au chevalier un coup qui aurait été capable de renverser un boeuf; mais son adversaire resta ferme comme un roc, et tous les archers firent retentir l'air de leurs acclamations.

«À moi, maintenant, dit le chevalier en ôtant son gantelet; et si j'ai eu l'avantage sur ma tête, je ne veux pas l'avoir dans ma main; tiens-toi ferme, comme un véritable brave.»--«Genam meam dedi vapulatori, j'ai livré ma joue à la main de mon ennemi, dit le prêtre; mais si tu peux me faire seulement bouger de cette place, je t'abandonne la rançon du juif.» Ainsi parla le moine, en prenant un ton de bravade et de défi complet. Mais, hélas! qui peut se soustraire à sa destinée? Le coup du chevalier fut asséné avec tant de force et tant de bonne envie de réussir, que le moine alla rouler cul par dessus tête à vingt pas de distance, au grand étonnement des spectateurs. Mais il se releva sans montrer ni colère ni confusion. «Frère, dit-il au chevalier, tu aurais dû employer ta force avec plus de ménagement. C'est tout au plus si j'aurais pu bredouiller la messe si tu m'avais cassé la mâchoire; car le joueur de flûte soufflera mal s'il lui manque la partie inférieure de son visage. Quoi qu'il en soit, voilà ma main en signe d'amitié et de l'assurance que je te donne, que je ne ferai plus de semblables marchés avec toi; car, dans celui-ci, c'est moi qui suis le perdant. Mettons de côté toute mauvaise humeur, et occupons-nous de la rançon du juif; car le léopard ne change pas sa robe mouchetée, et le juif sera toujours juif.»

«Notre prêtre, dit Clément, ne compte pas de moitié autant sur la conversion du juif, depuis le soufflet qu'il a reçu.»--Silence! impertinent que tu es, dit le moine; de quoi te mêles-tu de parler de conversion? N'y a-t-il donc plus de subordination? Tout le monde est-il maître, et n'y a-t-il plus de valets? Je te dis, misérable, que j'étais encore fatigué lorsque j'ai reçu le coup du brave chevalier: sans cela j'aurais résisté à sa violence. Mais si tu veux que nous recommencions ensemble, je te ferai voir que je sais donner aussi bien que recevoir.»--«Allons, paix! dit le capitaine, et toi, juif, pense à ta rançon. Je n'ai pas besoin de te dire que ta race est réputée maudite dans tous les pays chrétiens, et que nous ne pouvons plus souffrir ta présence parmi nous. Ainsi, pense à l'offre que tu as à nous faire pendant que je vais interroger un prisonnier d'une autre espèce.»

«A-t-on pris un grand nombre des soldats de Front-de-Boeuf?» demanda le chevalier noir.--«Aucun qui soit d'un rang à donner l'espoir d'en obtenir rançon, répondit le capitaine; il y avait quelques pauvres diables que nous avons renvoyés pour se procurer un nouveau maître; notre vengeance était satisfaite, et nous avons eu quelque profit, c'était assez; tout le reste ne valait pas un quart d'écu. Mais quant au prisonnier dont je parle, c'est différent: c'est un moine réjoui, en voyage pour aller rendre visite à sa belle, du moins à en juger par ses équipages et par son propre ajustement. Mais voici le digne prélat aussi;» et devant le trône champêtre du chef des proscrits, parut, au milieu de deux gardes, notre ancien ami Aymer, prieur de Jorvaulx.



CHAPITRE XXXIII.

Cominius.

«Fleur des guerriers, quelles nouvelles nous donnerez-vous de Titus Lartius? Que fait-il?»

Coriolan.

«Occupé à remplir les devoirs de sa place; condamnant les uns à la mort, les autres à l'exil; remettant la rançon de celui-ci; plaignant celui-là, ou lui pardonnant, tandis qu'il menace le reste.»

SHAKSPEARE. Coriolan.













Les traits et la contenance du prieur prisonnier offraient un mélange bizarre d'orgueil offensé, de fatuité comprimée et de terreur apparente. «Eh bien, mes chers maîtres, dit-il d'un ton qui participait de ces trois émotions, quel désordre s'est donc introduit parmi vous? Êtes-vous des Turcs ou des chrétiens, vous qui vous permettez de porter la main sur un membre de l'Église? Savez-vous ce que c'est que de manus imponere in servos Domini? Vous avez pillé mes malles, déchiré ma chape bordée de dentelle, qui aurait été digne d'un cardinal. Un autre à ma place vous aurait déjà menacés de son excommunicabo vos; mais je suis doux et clément; et si vous me rendez mes palefrois et mes malles, si vous remettez en liberté les frères qui m'accompagnaient, si vous envoyez promptement cent pièces d'argent pour faire dire des messes au maître-autel de l'Abbaye de Jorvaulx, et si vous faites voeu de ne point manger de venaison d'ici à la Pentecôte prochaine, il est possible que vous n'entendiez plus parler de cette incartade.»

«Vénérable pasteur, dit le chef des proscrits, je suis extrêmement peiné d'apprendre que vous ayez éprouvé de la part de qui que ce soit de ma troupe un traitement qui lui attire votre réprimande paternelle.»--«Traitement! répéta le prieur, encouragé par le ton de douceur du chef; ils m'ont traité comme on ne traiterait pas un chien de bonne race, encore moins un chrétien, bien moins encore un prêtre, et moins que tout cela le véritable prieur de la sainte communauté de Jorvaulx. Vous avez ici un profane et ivrogne de ménestrel, appelé Allan-a-Dale, nebulo quidam, qui m'a menacé de punition corporelle; que dis-je! même de mort, si je ne payais comptant quatre cents couronnes pour ma rançon, indépendamment de toutes les richesses qu'il m'a volées, chaînes d'or, bagues, bijoux, dont je ne saurais vous dire la valeur, sans compter tout ce qui a été brisé et gâté par leurs mains rudes et grossières, entre autres ma poudrière et mes pinces d'argent.»--«Il n'est pas possible qu'Allan-a-Dale ait traité de la sorte une personne aussi respectable que vous l'êtes, répliqua le capitaine.»--«C'est aussi vrai que l'évangile de saint Nicodême, dit le prieur. Il m'a menacé, en faisant les juremens les plus affreux dans son langage du Nord, de me pendre à l'arbre le plus élevé de la forêt.»

«Est-ce bien réellement vrai? dit Locksley: en ce cas, mon révérend père, vous ne sauriez mieux faire que de vous soumettre; car une fois qu'Allan-a-Dale a ainsi donné sa parole, il n'y a pas d'homme plus exact à la tenir.»

«Vous voulez plaisanter avec moi, dit le prieur pétrifié et déguisant sa terreur sous un rire forcé; c'est bien: j'aime beaucoup la plaisanterie, ha, ha, ha! mais lorsque la gaîté a duré toute la nuit, il est temps d'être sérieux le lendemain matin.»--«Et je parle aussi sérieusement qu'un confesseur, répliqua le chef des proscrits. Il faut que vous payiez une bonne rançon, sire prieur; car, sans cela, il est probable que les religieux de votre couvent seront convoqués pour procéder à une nouvelle élection; votre place va devenir vacante.»--«Êtes-vous chrétiens, dit le prieur, pour parler ainsi à un dignitaire de l'Église?»--«Si nous sommes chrétiens! répondit le proscrit; oui sans doute nous le sommes, et de plus nous avons des théologiens parmi nous. Qu'on fasse venir notre enjoué chapelain pour expliquer au révérend père les passages de l'Écriture qui ont rapport au sujet.» Le moine, moitié ivre, moitié rassis, avait passé très imparfaitement un froc par dessus sa soutane verte, et appelant à son aide le petit nombre de phrases qu'il avait autrefois apprises par routine: «Mon révérend père, dit-il; puis continuant en mauvais latin: Deus faciet salvum benignitatem vestrum... soyez le bienvenu dans cette forêt.»

«Eh! quelle est cette mascarade profane? dit le prieur; si tu appartiens véritablement à l'Église, tu ferais une acte bien plus méritoire, en m'indiquant les moyens de me tirer des mains de ces gens-ci, au lieu de faire des singeries et des grimaces comme un arlequin.»--«En vérité, mon révérend père, dit le moine, je ne sais qu'un moyen de vous tirer d'affaire: c'est aujourd'hui la Saint-André chez nous, et nous recueillons nos dîmes.»--«Mais non pas sur le clergé, j'espère, dit le prieur.»--«Sur le clergé et sur les fidèles, sur les clercs et sur les laïques, dit le moine; ainsi donc, sire prieur, facite vobis amicos de mammone iniquitatis, faites-vous des amis avec les trésors de l'iniquité; car je ne vois pas d'amitié qui puisse vous être utile comme celle-là.»

«J'aime beaucoup un joyeux chasseur, dit le prieur: allons, il ne faut pas être trop exigeant à mon égard; je connais les bois, et l'art de faire la chasse; et je sais donner du cor, et lui faire rendre un son clair et retentissant, qui sera répété par chacun des chênes de la forêt; allons, il ne faut pas être trop exigeant envers moi.»--«Qu'on lui donne un cor, dit Locksley, pour le mettre à même de prouver ce qu'il avance.» Le prieur Aymer sonna une fanfare. Le capitaine secoua la tête.

«Sire prieur, dit-il, il n'y a pas là de quoi payer ta rançon, et, comme le dit la légende que portait le bouclier de certain chevalier, t'accorder la liberté pour une bouffée de vent, ce serait la donner à trop bon marché. D'ailleurs, il y a bien autre chose; car je vois que tu es un de ces novateurs qui, au moyen des ornemens et des tra la lira fraîchement importés du continent, cherchent à dénaturer les anciens airs de chasse anglais. Prieur, la dernière partie de ta fanfare a ajouté cinquante couronnes au prix de ta rançon, pour avoir voulu introduire la corruption dans les anciens airs graves et mâles de la vénerie anglaise.»--«Ami, dit l'abbé, d'un ton de mauvaise humeur, tu es difficile à contenter en ce qui touche à la chasse et à la fanfare; mais j'espère que tu seras plus raisonnable sur l'article de ma rançon. En un mot, puisque enfin il faut que je brûle un cierge en l'honneur du diable, quelle rançon faut-il que je paie pour avoir la liberté de marcher dans les rues sans avoir cinquante hommes pour escorte?»--«Si nous faisions fixer la rançon du juif par le prieur, et celle du prieur par le juif? dit le lieutenant de la troupe à l'oreille du capitaine; qu'en pensez-vous?»--«Tu es un singulier corps, dit le capitaine; mais ton idée est bonne. Holà! juif, approche. Regarde ce révérend père Aymer, prieur de la riche abbaye de Jorvaulx, et dis-nous quelle rançon nous pouvons lui demander. Tu connais les revenus du couvent, j'en réponds.»

«Oh! assurément, dit Isaac; j'ai fait plus d'une affaire avec les bons pères, et j'ai acheté d'eux du blé, de l'orge et autres produits de la terre, ainsi que de fortes parties de laines. Oh! c'est une abbaye riche; et ils font bonne chère et boivent les meilleurs vins, ces bons pères de Jorvaulx. Ah! si un proscrit comme moi avait une retraite comme celle-là et des rentrées comme les leurs à l'année et au mois, je donnerais beaucoup d'or et d'argent pour me tirer de captivité.»--«Chien de juif! s'écria le prieur, personne ne sait mieux que toi que notre sainte maison est endettée pour les frais de réparation de notre choeur...»--«Et pour avoir rempli vos celliers des meilleurs vins de Gascogne, l'année dernière, interrompit le juif; mais ceci... ceci n'est qu'une bagatelle.»

«Écoutez-donc ce chien d'infidèle, dit le prieur. Le voilà qui nous cherche querelle, en dormant à entendre que nous ne sommes endettés que parce que nous avons acheté les vins que nous avons la permission de boire propter necessitatem et ad frigus depellendum. Ce vilain circoncis blasphème la sainte Église, et des chrétiens l'entendent et ne lui imposent pas silence.»--«Tout cela ne fait rien à notre affaire, dit le capitaine; Isaac, dis-nous ce que nous pouvons lui demander, sans lui enlever poil et peau en même temps.»--«Six cents couronnes, dit Isaac, et le bon prieur peut fort bien les donner à vos seigneuries, sans pour cela être assis moins mollement dans sa stalle.»--«Six cents couronnes? dit gravement le chef; j'en suis content; c'est très bien parler, Isaac. Six cents couronnes; c'est une sentence, sire prieur.»--«C'est une sentence, c'est une sentence! s'écria toute la troupe. Salomon n'en eût pas prononcé une meilleure.»

«Tu l'entends, prieur, dit le capitaine.»--«Êtes-vous fous, mes chers maîtres? dit le prieur; où voulez-vous que je trouve cette somme? Quand même je vendrais le saint ciboire et les chandeliers d'argent du grand autel de Jorvaulx, j'aurais de la peine à m'en procurer la moitié, encore faudrait-il pour cela que j'aille moi-même à Jorvaulx; vous pouvez retenir mes deux prêtres comme otages.»--«Ce serait une confiance par trop aveugle, mon cher prieur, dit le proscrit; nous allons te retenir, toi, et nous enverrons tes deux prêtres chercher ta rançon: un verre de bon vin et une bonne tranche de venaison ne te feront faute jusqu'à leur retour; et si tu aimes la chasse, ton pays du nord ne t'offrira jamais rien de comparable à ce que tu verras ici.»--«Ou bien, si vous l'agréez, dit Isaac, qui désirait se concilier la bienveillance des proscrits, je puis envoyer chercher à York les six cents couronnes, à compte de certaine somme que j'ai entre mes mains, pourvu que le très révérend prieur veuille bien m'en donner quittance.»

«Il te donnera tout ce que tu voudras, Isaac, et tu paieras la rançon du prieur Aymer, ainsi que la tienne.»--«La mienne! s'écria Isaac; ah! braves seigneurs, je ne suis qu'un vieillard tout cassé et ruiné; si j'avais à vous payer seulement cinquante couronnes, un bâton de mendiant serait ma seule ressource pour tout le reste de ma vie.»--«Le prieur en décidera, répliqua le capitaine. Qu'en dites-vous, révérend père Aymer? Le juif est-il en état de payer une bonne rançon?»

«En état? lui? répondit le prieur. Eh! n'est-ce pas Isaac d'York, dont les richesses auraient suffi pour racheter les dix tribus d'Israël qui furent emmenées en captivité par les Assyriens? En mon particulier, je le connais très peu, mais notre cellerier et notre trésorier ont fait beaucoup d'affaires avec lui, et le bruit court que sa maison à York est tellement pleine d'or et d'argent que c'est une honte dans un pays chrétien. C'est un sujet d'étonnement pour tous les coeurs chrétiens que l'on souffre que ces serpens dévorans rongent jusqu'aux entrailles, et l'État, et l'Église elle-même, par leurs abominables usures et extorsions.»

«Un moment, mon révérend père, dit le juif; adoucissez et calmez votre colère. Je prie votre révérence de remarquer que je ne force personne à prendre mon argent; mais, lorsque le clerc et le laïque, le prince et le prieur, le chevalier et le prêtre, viennent frapper à la porte d'Isaac, ce n'est pas en se servant de termes aussi peu civils qu'ils demandent à emprunter son argent. C'est alors: Mon cher Isaac, voulez-vous bien nous faire ce plaisir? Je vous paierai exactement au jour convenu, j'en prends Dieu à témoin; ou bien, ce sera: Mon bon Isaac, si jamais vous avez rendu service à quelqu'un, soyez mon ami dans cette occasion. Et, lorsque arrive le jour, et que je demande ce qui m'appartient, qu'est-ce que j'entends, sinon: Maudit, juif! que toutes les plaies d'Égypte fondent sur toi et toute ta race! et tout ce qui peut soulever une populace grossière et barbare contre de pauvres étrangers.»

«Prieur, dit le capitaine, tout juif qu'il est, il n'y a rien que de vrai dans ce qu'il a dit; ainsi fixe sa rançon comme il a fixé la tienne, sans autres invectives de part ni d'autre.»--«Il n'y a qu'un latro famosus, ce que je vous expliquerai dans un autre moment, dit le prieur, qui puisse faire asseoir sur le même banc des accusés un prélat chrétien et un juif non baptisé; mais enfin, puisque vous voulez que je fixe la rançon de ce misérable, je vous dirai franchement que vous vous ferez tort à vous-mêmes si vous recevez de lui un sou de moins que mille couronnes.»--«C'est une sentence! une sentence! dit le chef des proscrits.»--«Une sentence! une sentence! répétèrent les assistans; le chrétien nous a donné une preuve des bons principes dans lesquels il a été élevé; il a été plus généreux que le juif.»--«Que le dieu de mes pères me soit en aide! dit le juif; voulez-vous donc courber jusqu'à terre un vieillard déjà accablé par la misère? Aujourd'hui, aujourd'hui même peut-être, je n'ai plus d'enfant; et vous voulez en outre me priver de tout moyen d'existence?»

«Eh bien! dit Aymer, tes dépenses seront diminuées d'autant.»--«Hélas! milord, dit Isaac, votre religion vous interdit jusqu'à la possibilité de savoir jusqu'à quel point l'objet de nos affections se trouve enlacé dans l'organisme sensitif de notre coeur. Ô Rébecca! fille de ma bien-aimée Rachel, si chaque feuille de cet arbre était un sequin, et que chaque sequin m'appartînt, je donnerais toute cette masse de richesses pour savoir si tu vis encore et si tu as pu te sauver des mains du Nazaréen.»--«Ta fille n'avait-elle pas des cheveux noirs? dit un des proscrits, et ne portait-elle pas un voile de soie brodé en argent?»--«Oui, oui, dit le vieillard avec autant d'empressement qu'il avait auparavant témoigné de crainte; que la bénédiction de Jacob vienne se reposer sur ta tête! Peux-tu me donner des nouvelles de ma fille et me dire si elle est en lieu de sûreté?»--«En ce cas, dit l'archer, c'est elle qui fut enlevée hier au soir par le fier templier, lorsqu'il se fit jour à travers nos rangs. J'avais déjà bandé mon arc pour lui décocher une flèche, mais je me retins à cause de la demoiselle que je craignais de blesser.»

«Ah! s'écria le juif, plût à Dieu que ta flèche eût été lancée, quand même tu lui aurais percé le sein; plutôt le tombeau de ses pères que l'infâme attouchement du licencieux et sauvage templier. Ichobald! Ichobald! la gloire de ma maison est éteinte.»--«Mes amis, dit le chef regardant autour de lui, ce vieillard n'est qu'un juif; néanmoins son affliction me touche. Allons, Isaac, sois juste envers nous; dis-nous sans détour si le paiement de mille couronnes pour ta rançon te laissera absolument sans ressources.»

Isaac, rappelé à la fois à l'idée favorite de ses richesses et à celle de son affection de père, pâlit, balbutia et ne put s'empêcher d'avouer qu'il pourrait bien lui rester encore quelque petite chose. «Eh bien! allons, dit le proscrit, il t'en restera ce qui pourra; mais nous ne compterons pas trop rigoureusement avec toi. Sans argent, tu ne dois pas plus t'attendre à retirer ta fille des mains de sir Brian de Bois-Guilbert qu'à abattre un cerf avec une flèche émoussée. Nous fixerons le prix de ta rançon au prix de celle du prieur Aymer, et même à cent couronnes au dessous, lesquelles cent couronnes seront une perte que je supporterai personnellement; par ce moyen nous éviterons le reproche d'avoir rançonné un négociant juif au même taux qu'un prélat chrétien, et il te restera quatre cents couronnes avec lesquelles tu pourras traiter de la rançon de ta fille. Les templiers aiment l'éclat des pièces d'or autant que celui des plus beaux yeux. Hâte-toi de faire entendre le son de tes couronnes aux oreilles de Bois-Guilbert avant que pis ne t'arrive. Tu le trouveras, suivant le rapport de nos vedettes, à la préceptorerie voisine. Camarades, approuvez-vous ce que je viens de dire?»

Tous les proscrits exprimèrent leur entier acquiescement à la décision de leur chef, et Isaac, allégé d'une moitié du poids de ses appréhensions par l'assurance qu'il venait de recevoir que sa fille vivait, et par la possibilité de la racheter, se jeta aux pieds du généreux proscrit, et frottant sa barbe contre ses brodequins, chercha à baiser le bord de son justaucorps vert. Le capitaine recula de quelques pas, et se débarrassa des mains du juif, non pas sans donner quelques signes de mépris.

«Que fais-tu donc? lui dit-il; relève-toi: je suis Anglais, et n'aime point ces marques orientales d'humiliation. Agenouille-toi devant Dieu, et non devant un pauvre pécheur comme moi.»--«Oui, juif, dit le prieur Aymer, agenouille-toi devant Dieu, représenté par le serviteur de ces autels, et qui sait ce que ton repentir sincère et les dons que tu feras à la châsse de saint Robert, peuvent te procurer de grâce et pour toi et pour ta fille Rébecca? Je suis vraiment peiné lorsque je pense à cette fille; car elle est jolie; elle a une tournure gracieuse; je l'ai vue à la passe d'armes d'Ashby. Je te dirai aussi que Brian de Bois-Guilbert est un homme sur qui j'ai quelque influence; songe aux moyens de mériter que je m'intéresse en ta faveur auprès de lui.»

«Hélas, hélas! dit le juif, de toutes parts je ne vois que des oppresseurs s'élever contre moi; je suis jeté en proie à l'Assyrien, complétement dépouillé par l'Égyptien.»--«Et quel autre sort ta race maudite peut-elle espérer? dit le prieur; car que dit l'Écriture? Verbum Domini projecerunt, et sapientia est nulla in eis, ils ont rejeté la parole du Seigneur, et ils n'y a en eux aucune sagesse: Propterea dabo mulieres corum exteris, c'est pourquoi je donnerai leurs femmes aux étrangers, c'est-à-dire au templier, dans le cas dont il s'agit à présent, et thesauros eorum hæredibus alienis, et leurs trésors à des héritiers étrangers.» Isaac poussa de profonds soupirs, se tordit les mains et retomba dans son état de désolation et de désespoir; mais le chef le tira à part et lui parla ainsi:

«Réfléchis bien, Isaac, à ce que tu dois faire en cette occasion: mon avis est que tu te fasses un ami de cet ecclésiastique. Il est vain et il est avare, ou du moins il a besoin d'argent pour fournir à ses profusions. Tu peux facilement satisfaire sa cupidité; car ne pense pas m'aveugler par tous tes prétextes de pauvreté. Je connais, Isaac, jusqu'au coffre de fer dans lequel tu renfermes tes sacs d'argent. Hé quoi! est-ce que je ne connais pas la grande pierre sous un pommier, qui ferme un caveau voûté dans ton jardin à York!» Le juif devint pâle comme la mort. «Ne crains rien de ma part, continua le capitaine; nous sommes d'anciennes connaissances. Ne te souvient-il pas d'un archer malade, que ta charmante fille délivra des prisons, à York, que tu gardas dans ta maison jusqu'à ce que sa santé fût rétablie, et qu'alors tu renvoyas en lui donnant une pièce d'argent? Tout usurier que tu es, tu n'as jamais placé ton argent à un meilleur intérêt; car cette chétive pièce t'en a sauvé aujourd'hui cinq cents.

«C'est donc toi, dit le juif, que nous appelions Diccon Bend-the-Bow31? Il me semblait bien que je connaissais le son de ta voix.

Note 31: (retour) Diccon Bend-the-Bow, Diccon-bande-l'arc, phrase vulgaire pour désigner Richard Coeur-de-Lion. M. Defauconpret n'a point expliqué cette origine.A. M.

«Je suis Bend-the-Bow, dit le capitaine, et je suis Locksley, et j'ai encore un autre nom qui vaut bien ceux-ci.

Mais tu es dans l'erreur, mon cher Bend-the-Bow, dit le juif, à l'égard du caveau voûté dont tu parles. J'atteste le ciel qu'il n'y a rien que des marchandises, en petit nombre, dont je me déferai avec plaisir en votre faveur; ce sont cent aunes de drap vert de Lincoln, pour faire des pourpoints à tes gens, et cent bâtons d'if d'Espagne, pour faire des arcs, et autant de cordes d'arc en soie, fortes, rondes et d'une excellente qualité; je t'enverrai tout cela en reconnaissance de l'intérêt que tu me témoignes, mon brave Diccon; mais je t'en prie, mon cher, bon brave Diccon, ne parle pas du caveau voûté.»

«Muet comme un loir, dit le proscrit, et crois-moi bien lorsque je te dis que je suis extrêmement peiné de ce qui est arrivé à ta fille. Mais il ne m'est pas possible de tenter quelque chose pour elle. Les lances du templier sont trop fortes pour nos arcs, elles les disperseraient comme le vent disperse la poussière. Si dans le moment j'avais su que c'était Rébecca qu'on enlevait, j'aurais pu faire quelque chose; mais maintenant il faut user de politique. Allons, veux-tu que je négocie pour toi avec le prieur?»--«Oui, mon cher Diccon, répondit le juif; oui, je t'en prie au nom de Dieu, s'il est possible de me faire retrouver l'enfant de mon coeur.»--«Ne viens pas me contrarier avec ton avarice hors de saison, dit le proscrit, et je vais lui parler en ta faveur.»

Alors il se sépara du juif, qui néanmoins le suivit et ne le quitta pas plus que son ombre.

«Prieur Aymer, dit le capitaine, veux-tu bien venir un instant avec moi sous cet arbre? Il est des gens qui disent que tu aimes le vin et le sourire d'une belle, peut-être un peu plus qu'il ne convient à un homme revêtu de ton caractère sacré, sire prêtre; mais enfin je n'ai rien à voir à cela. On dit aussi que tu aimes assez une couple de bons chiens et un excellent coursier, et il est très possible que tu ne haïsses pas une bourse bien rebondie; mais je n'ai jamais entendu dire que tu sois dur et cruel. Maintenant voici Isaac, qui veut bien te fournir les moyens de satisfaire ton amour des plaisirs, en te donnant un sac qui contient cent marcs d'argent, si, par ton intercession auprès de ton ami et allié le templier, il peut obtenir la liberté de sa fille.»

«Saine et intacte, telle qu'elle m'a été enlevée, dit le juif; autrement il n'y a rien de fait.»--«Tais-toi, Isaac, dit le proscrit, autrement je ne m'en mêle plus. Prieur Aymer, qu'avez-vous à répondre à la proposition que je vous fais?»--«La chose dont vous me parlez, dit le prieur, est d'une nature mixte; car il y a deux choses à considérer. Si, d'un côté, je fais une bonne action, de l'autre, c'est à l'avantage d'un juif, partant, au détriment de ma conscience. Néanmoins, si l'Israélite veut donner quelque chose de plus, pour la construction de notre dortoir, je prends sur moi de faire toutes les démarches nécessaires pour tout ce qui a rapport à sa fille.»

«Oh! dit le capitaine, s'il ne s'agit que d'une vingtaine de marcs pour le dortoir... Tais-toi donc Isaac!... ou d'une couple de chandeliers d'argent pour l'autel, nous n'y regarderons pas de si près.»--«Mais écoute donc, mon brave Diccon Bend-the-Bow,» dit Isaac, cherchant à arrêter cet élan de générosité...

«Brave juif, brave bête, brave ver de terre, dit le capitaine perdant patience, si tu continues à vouloir mettre tes vils profits en balance avec la vie et l'honneur de ta fille, par le ciel, avant qu'il soit trois jours, je te dépouille de tout ce que tu possèdes dans ce monde.» Isaac soupira et garda le silence. «Et quelle garantie me donnera-t-on pour tout cela? demanda le prieur.»--«Si Isaac réussit par votre médiation, répliqua le proscrit, je jure par saint Hubert que, s'il ne vous paie pas la somme convenue, en bel et bon argent, je lui ferai rendre un compte tel, qu'il aurait préféré payer vingt fois cette somme.»

«Eh bien! juif, dit Aymer, puisqu'il faut que je me mêle de cette affaire, donne-moi tes tablettes: non... laisse... plutôt que de faire usage de ta plume, j'aimerais mieux jeûner vingt-quatre heures... mais où en trouverai-je une?»--«Si les pieux scrupules de votre révérence, dit le capitaine, ne vont pas jusqu'à vous interdire l'usage des tablettes de juif, je puis trouver le moyen de suppléer au manque de la plume.» Sur quoi, bandant son arc, il décocha une flèche contre une oie sauvage qui passait au dessus de leurs têtes, garde avancée d'une phalange de ses compagnes, qui dirigeait son vol vers les marais éloignés et solitaires d'Holderness32. L'oiseau, percé de la flèche vint tomber en voltigeant à ses pieds.

Note 32: (retour) Dépendance de l'Est-Riding, dans le comté d'York.A. M.

«Tiens prieur, dit le capitaine, voilà de quoi fournir de plumes tous les moines de Jorvaulx pendant cent ans, pourvu qu'ils ne se mettent pas à écrire des chroniques.» Le prieur s'assit et écrivit tout à son aise une lettre à Brian de Bois-Guilbert; puis, après l'avoir soigneusement cachetée, il la remit au juif, en disant: «Ceci te servira de sauf-conduit jusqu'à la préceptorerie de Templestowe, et probablement, du moins je le pense, te procurera la liberté de ta fille, si de ton côté, tu as soin de l'appuyer de quelques offres avantageuses; car, ne t'y trompe pas, notre brave chevalier de Bois-Guilbert est membre d'une confrérie qui ne fait rien pour rien.»

«Maintenant, prieur, dit le proscrit, je ne veux pas te retenir plus long-temps; seulement, tu vas donner au juif une quittance pour les cinq cents couronnes qui forment le prix de ta rançon. Je l'accepte pour mon banquier, et si j'apprends qu'il éprouve la moindre difficulté à être reconnu de pareille somme dans ses comptes, que sainte Marie me refuse la porte du paradis, si je ne mets le feu à ton abbaye, dussé-je être pendu dix ans plus tôt.

Ce fut de plus mauvaise grâce encore qu'il n'en avait mis à écrire sa lettre à Bois-Guilbert, que le prieur écrivit la quittance qui déchargeait le juif de cinq cents couronnes par lui avancées, pour le paiement de sa rançon; de laquelle somme il lui serait tenu compte en temps et lieu.

«Maintenant, dit le prieur Aymer, je vous demande la restitution de mes mules et palefrois, la liberté des révérends frères qui m'accompagnent, et aussi de me faire rendre les pierreries, les bijoux et les vêtemens dont j'ai été dépouillé, puisque j'ai à présent payé ma rançon.»

«Vos révérends frères, dit Locksley, seront tout de suite remis en liberté, sire prieur; il serait injuste de les retenir. Vos chevaux et vos mules vous seront également rendus, avec l'argent nécessaire pour vos frais jusqu'à York, car il serait cruel de vous priver des moyens de voyager; mais pour ce qui est des bagues, bijoux, chaînes d'or et autres objets de cette espèce, il faut que vous sachiez que nous sommes des gens d'une conscience timorée, et que nous ne voulons pas exposer un homme aussi vénérable que vous l'êtes, et qui doit être mort aux vanités de ce monde, à une trop dangereuse tentation d'enfreindre les règlemens de son ordre, en se parant de bagues, de chaînes et d'autres vains ornemens.»

«Prenez bien garde à ce que vous allez faire, mes chers maîtres, dit le prieur, avant de porter la main sur le patrimoine de l'Église. Ces objets sont inter res sacras, ils sont au nombre des choses sacrées, et je ne sais ce qui arriverait si des mains laïques osaient y toucher.»--«J'aurai soin que cette profanation n'ait point lieu, dit l'ermite de Copmanhurst, car je les destine à mon propre usage.»

«Ami ou bien frère, dit le prieur, en réponse à cette singulière manière de résoudre la question de délicatesse de conscience, si tu es réellement dans les ordres, je t'engage à réfléchir à ce que tu auras à répondre à ton official, concernant la part que ta as prises aux événemens de ce jour.»

«Ami prieur, répliqua l'ermite, il faut que tu saches que j'appartiens à un petit diocèse, dont je suis moi-même le diocésain, et que je me soucie tout aussi peu de l'évêque d'York que de l'abbé de Jorvaulx, et du prieur, et de tout le couvent.»

«Tu es totalement irrégulier, dit le prieur, un de ces hommes indisciplinés et corrompus, qui, s'étant revêtus du sacré caractère, sans être mus par de justes motifs, profanent le saint ministère, et mettent en danger les âmes des personnes qui se confient à eux, lapides pro pane condonantes eis, leur donnant des pierres au lieu de pain, suivant l'expression de la Vulgate.»

«Oh! dit le moine, s'il n'avait fallu que de mauvais latin pour me rompre le crâne, il n'aurait pas résisté aussi long-temps. Je dis que débarrasser un tas de prêtres vains et orgueilleux comme toi de leurs bijoux et de leurs affiquets, c'est dépouiller légitimement les Égyptiens.»--«Tu es un prêtre de grand chemin, dit le prieur tout bouffi de colère; excommunicabo vos.»--«Tu ressembles bien plus toi-même à un voleur et à un hérétique, répliqua l'ermite indigné. Je n'empocherai pas ainsi l'affront que tu n'as pas honte de me faire devant mes paroissiens, quoique je sois ton révérend frère: ossa ejus perfringam, je te romprai les os, suivant l'expression de la Vulgate.»

Holà! s'écria le capitaine, faut-il que des révérends prêtres en viennent à ces extrémités? Toi, moine, reste tranquille; prieur, si tu n'as fait ta paix avec Dieu, ne provoque pas davantage notre chapelain. Ermite, laisse à ton tour s'éloigner en paix le révérend père en Dieu, comme un homme qui a payé sa rançon.»

Les archers séparèrent les deux prêtres courroucés, qui continuèrent néanmoins à élever leurs voix, et à se dire des injures en mauvais latin, que le prieur débitait avec plus de facilité, et l'ermite avec plus de véhémence. À la fin, le prieur, reprenant son sang-froid, ne tarda pas à s'apercevoir qu'il compromettait sa dignité, en se querellant avec un prêtre de grand chemin, tel que le chapelain des proscrits, et, les personnes qui composaient sa suite étant venues le joindre, il partit avec beaucoup moins de pompe, et d'une manière plus apostolique, du moins en ce qui avait rapport aux choses périssables de ce monde, que lorsqu'il était arrivé.

Il ne restait plus qu'à faire donner au juif quelque garantie pour la rançon qu'il avait à payer, tant pour le prieur que pour lui-même. Il donna en conséquence un ordre cacheté de son sceau, adressé à un de ses coreligionnaires à York, le priant de payer au porteur la somme de mille couronnes, et de lui livrer certaines marchandises qui y étaient spécifiées. «Mon frère Sheva, dit-il en poussant un profond soupir, a la clef de mes magasins.»--«Et du caveau voûté? demanda tout bas le capitaine.»--«Non, non, Dieu m'en préserve! dit Isaac; que maudit soit le moment où ce secret a été connu de qui que ce soit!»--«Il est en sûreté avec moi, dit Locksley; pourvu toutefois que ce papier que tu viens de me donner produise la somme qui s'y trouve mentionnée. Mais à présent, Isaac, voyons, es-tu mort? As-tu perdu la tête? et le paiement de mille couronnes t'a-t-il fait oublier le danger que court ta fille? Le juif se leva subitement. «Non, Diccon, non; je vais partir tout de suite. Adieu, toi que je ne saurais appeler bon, mais que je n'ose ni ne veux appeler méchant.»

Cependant, avant qu'Isaac se mît en route, le chef des proscrits lui donna ce dernier conseil: «Isaac, sois libéral dans tes offres, et n'épargne pas ta bourse pour sauver les jours et l'honneur de ta fille. Crois-moi, l'or que tu chercheras à épargner en cette occasion te causera dans la suite autant de tourmens que si on le versait tout fondu dans ton gosier.» Isaac, poussant encore ici un profond soupir, convint de la justesse de cette observation, et se mit en route, accompagné de deux braves archers, qui devaient lui servir de guides et d'escorte à travers la forêt.

Le chevalier noir, qui avait vu avec beaucoup d'intérêt les divers événemens qui avaient eu lieu, vint à son tour prendre congé du proscrit; et il ne put s'empêcher d'être surpris de l'ordre et de la discipline qu'il avait vus régner parmi des hommes abandonnés à leurs penchans et indignés de l'influence et de la protection des lois. «Sire chevalier, dit Locksley, on peut quelquefois trouver de bon fruit sur un mauvais arbre, et des temps désastreux ne produisent pas toujours du mal seul et sans mélange. Parmi les hommes que les circonstances ont entraînés dans ce genre de vie, qui est entièrement contraire à toute civilisation, il s'en trouve sans doute plusieurs qui désirent mettre de la modération dans la licence qu'il procure, et d'autres peut-être qui regrettent d'être obligés de l'adopter.»--«Et je m'imagine, dit le chevalier, que c'est à un de ces derniers que je parle en ce moment.»

«Sire chevalier, répondit le proscrit, nous avons chacun notre secret. Vous êtes parfaitement libre de porter sur moi tel jugement que vous croirez convenable; je puis faire sur vous telles conjectures que bon me semblera; et, comme il est possible qu'aucune de nos flèches ne frappe point le véritable but, mais comme au surplus ne voulant pas connaître votre secret, ne trouvez pas mauvais que je garde le mien.»--«Pardon, brave archer, dit le chevalier, votre réprimande est juste; mais il est possible que nous nous revoyions plus tard et avec moins de mystère de part et d'autre. En attendant, nous nous quittons amis, n'est-ce pas?»--«En voici ma main pour garant, dit Locksley, et je la donne pour la main d'un loyal Anglais, quoique, pour le moment, ce soit celle d'un proscrit.»--«Et voici la mienne en retour, dit le chevalier, et je la crois honorée d'être pressée par la vôtre; car, celui qui fait le bien, quoique ayant un pouvoir illimité de faire le mal, mérite d'être loué, non seulement pour le bien qu'il fait, mais aussi pour le mal qu'il s'abstient de faire. Adieu, noble et vaillant proscrit.»

Ils se séparèrent ainsi assez contens l'un de l'autre, et le chevalier du cadenas, sautant sur son excellent coursier, s'enfonça dans la forêt.

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