Jacques
XXXIX.
D'OCTAVE A M. ***.
De la vallée de Saint-Léon.
Tu m'as souvent dit que j'étais fou, mon cher Herbert, et je commence à le croire. Ce qu'il y a de certain, c'est que je suis fort content de l'être, car sans cela je serais fort malheureux.
Si tu veux savoir où je suis et de quoi je suis occupé, j'aurai quelque embarras à le répondre. Je suis dans un pays où je n'ai jamais mis le pied, que je ne connais pas, où je n'ose marcher que sous un déguisement. Quant à mes occupations, elles consistent à errer autour d'un vieux château, à jouer du hautbois au clair de la lune, et à recevoir de temps en temps un coup de cravache sur les doigts.
Tu as dû être peu surpris de mon brusque départ, quand tu auras su que Sylvia avait quitté Genève un mois auparavant. Tu auras supposé que j'étais allé la rejoindre, et tu ne te seras pas trompé. Mais ce que tu ne supposes certainement pas, c'est que, sans invitation et même sans permission, je me sois mis à courir sur ses traces. Elle a quitté son ermitage du Léman avec la bizarrerie qu'elle met dans toutes ses résolutions, et par suite d'une de ces idées spontanées qui lui viennent au moment où l'on se croit le plus tranquille et le plus heureux des hommes à ses pieds. Étrange créature, trop passionnée ou trop froide pour l'amour, je ne sais, mais, à coup sûr, trop belle et trop supérieure à son sexe pour passer devant les yeux d'un homme sans le rendre un peu fou. Je savais que M. Jacques était marié, et je pensais bien qu'elle était allée s'installer auprès de lui; car, depuis plusieurs mois, elle m'annonçait ce projet chaque fois qu'elle était de mauvaise humeur et qu'elle voulait me désespérer. Mais je ne savais pas si M. Jacques était maintenant en Touraine ou en Dauphiné; car dans l'orgueilleux billet que Sylvia avait laissé pour moi à l'ermitage, elle n'avait pas daigné me dire où elle portait ses pas; c'est donc absolument au hasard que je suis venu ici. Je me suis installé dans la cabane d'un vieux garde-chasse avare et sournois, que j'ai choisi pour hôte sur sa mauvaise mine, et qui pour de l'argent m'aiderait à assassiner tous les hommes et à enlever toutes les femmes du pays. C'est donc au milieu des bois que peuvent me chercher tes conjectures, dans la plus romantique vallée du monde, protégé par un déguisement de chasseur braconnier plutôt que vêtu en honnête homme, braconnant en effet sous la protection de mon hôte, et préparant avec lui, tous les soirs, le souper que nous avons conquis les armes à la main; dormant sur un grabat, lisant quelques chapitres de roman à l'ombre des grands chênes de la forêt, hasardant des excursions sentimentales et mystérieuses autour de la demeure de mon inhumaine, ni plus ni moins que le comte Almaviva, et t'écrivant sur un genou, à la lueur d'une torche de résine. Ce qu'il y a de plus ridicule dans tout cela, c'est que je le fais sérieusement, et que je suis vraiment triste et amoureux comme un ramier. Cette Sylvia fait le désespoir de ma vie, et je donnerais un de mes bras pour ne l'avoir jamais rencontrée. Tu la connais assez pour concevoir ce qu'un homme aussi peu charlatan que moi doit avoir à souffrir de ses caprices romanesques et du dédain superbe qu'elle a pour tout ce qui sort du monde idéal où elle s'enferme. Il y a bien un peu de ma faute dans mon malheur. Je l'ai trompée, ou plutôt je me suis trompé moi-même en lui faisant croire que j'étais un transfuge de ce monde-là, et que je me sentais capable d'y retourner. Oui, je l'ai cru en effet, et, dans les premiers jours, j'ai été tout à fait l'homme qu'elle devait ou qu'elle pouvait aimer. Mais peu à peu l'indolence et la légèreté de mon caractère ont repris le dessus. La raison m'a fait de nouveau entendre sa voix, et Sylvia m'a semblé ce qu'elle est en effet, enthousiaste, exagérée, un peu folle.
Mais cette découverte ne suffisait pas pour m'empêcher de l'aimer à la passion. L'exagération, qui rend les filles de province si ridicules, rendait Sylvia si belle, si frappante, si inspirée, que c'est là peut-être son plus grand charme et sa plus puissante séduction. Mais elle l'a reçu de Dieu pour son malheur et pour celui de ses amants, car elle peut se faire admirer, et ne peut persuader. Orgueilleuse jusqu'à la folie, elle veut agir comme si nous étions encore au temps de l'âge d'or, et prétend que tous ceux qui osent la soupçonner sont des lâches et des pervers. Du moment que j'ai vu avec inquiétude la singularité de sa conduite, et que j'ai pris de la jalousie à cause de la liberté de ses démarches, j'ai donc été perdu dans son esprit; et précipité de cette région céleste où elle m'avait fait asseoir avec elle, je suis tombé dans le monde fangeux des humains, où cette belle sylphide n'a jamais daigné poser son pied d'ivoire. De ce moment, notre amour a été une suite de ruptures et de raccommodements. Je me souviens que tu m'as dit, un jour que je te racontais tristement une de ces querelles après la réconciliation: «De quoi te plains-tu?» Ah! mon ami, tu peux connaître les femmes; mais tu ne connais pas Sylvia. Avec elle, le moindre tort est de la plus terrible importance, et chaque nouvelle faute creuse une tombe où s'ensevelit une partie de son amour. Elle pardonne, il est vrai; mais ce pardon est pire que sa colère. La colère est violente est pleine d'émotion; le pardon de Sylvia est froid et inexorable comme la mort. En proie à mille soupçons, tourmenté, incertain, tantôt craignant d'être dupe de la plus insigne coquette, tantôt craignant d'avoir outragé la plus pure des femmes, j'ai vécu malheureux auprès d'elle, mais je n'ai jamais eu la force de m'en détacher. Vingt fois elle m'a chassé, et vingt fois j'ai été lui demander ma grâce après avoir vainement essayé de vivre sans elle. Dans les premiers jours de mon bannissement, j'espérais m'applaudir d'avoir recouvré ma liberté et mon repos. Je me laissais aller délicieusement au bien-être de l'indifférence et de l'oubli. Mais bientôt l'ennui me faisait regretter les agitations et les nobles souffrances de la passion. Je jetais mes regards autour de moi pour chercher un autre amour; mais l'indolence de mon esprit et l'activité de mon caractère m'éloignaient également des autres femmes. Mon caractère me portait à leur préférer la chasse, la pêche, tous ces plaisirs énergiques de la campagne que Sylvia partageait avec moi. Mon esprit s'effrayait de recommencer un apprentissage et de tenter une nouvelle conquête. Et puis quelle femme peut être comparée à Sylvia pour la beauté, l'intelligence, la sensibilité et la noblesse du coeur? Oui, quand je l'ai perdue, je lui rends justice, je m'étonne et m'indigne d'avoir pu soupçonner une femme si grande, et dont la conduite hautaine me prouve à quel point elle était incapable de descendre au mensonge. Mais quand je la retrouve, je souffre de son caractère raide et inflexible, de son humeur violente, de son mysticisme intolérant et de ses exigences bizarres. Elle ne se plie à aucune de mes imperfections; elle ne pardonne à aucun de mes défauts; elle tire argument de tout pour me démontrer à quel point son âme est supérieure à la mienne, et rien n'est plus funeste à l'amour que cet examen mutuel de deux coeurs jaloux et orgueilleux de se surpasser. Le mien se lassait bien vite de cette lutte; j'aurais mieux aimé un amour moins difficile et moins sublime. Sylvia m'accablait de son dédain, et quelquefois me prouvait la pauvreté de mon coeur avec tant de chaleur et d'éloquence, que je me persuadais n'être pas né pour l'amour et que je n'oserais me persuader encore que je suis digne de le connaître. Mais, s'il en est ainsi, pourquoi suis-je né, et à quoi Dieu me destine-t-il en ce monde? Je ne vois pas vers quoi ma vocation m'attire. Je n'ai aucune passion violente, je ne suis ni joueur, ni libertin, ni poète; j'aime les arts, et je m'y entends assez pour y trouver un délassement et une distraction; mais je n'en saurais faire une occupation prédominante. Le monde m'ennuie en peu de temps; je sens le besoin d'y avoir un but, et nul autre but ne m'y semble désirable que d'aimer et d'être aimé. Peut-être serais-je plus heureux et plus sage si j'avais une profession; mais ma modeste fortune, qu'aucun désordre n'a entamée, m'a laissé la liberté de m'abandonner à cette vie oisive et facile à laquelle je me suis habitué. M'astreindre aujourd'hui à un travail quelconque me serait odieux. J'aime la vie des champs, mais non pas sans une compagne qui me fasse goûter les plaisirs de l'esprit et du coeur, au sein de cette vie matérielle où l'effroi de la solitude me gagnerait bientôt. Peut-être suis-je propre au mariage; j'aime les enfants, je suis doux et rangé, je crois que je ferais un très-honnête bourgeois dans quelque ville du second ordre de notre paisible Helvétie. Je pourrais me faire estimer comme cultivateur et père de famille; mais je voudrais que ma femme fût un peu plus lettrée que celles qui tricotent un bas bleu du matin au soir. Et moi-même je craindrais de m'abrutir en lisant mon journal et en fumant au milieu de mes dignes concitoyens et des pots de bière; presque aussi simples et inoffensifs les uns que les autres.
Enfin, il me faudrait trouver une femme inférieure à Sylvia, et supérieure à toutes celles que je pourrais obtenir, à ma connaissance. Mais, avant tout, il faudrait guérir de l'amour que j'ai pour Sylvia, et c'est une maladie dont mon âme est encore loin d'être délivrée.
Ne sachant que faire, je suis venu ici essayer encore mon destin. D'abord j'avais l'intention de me jeter à ses pieds, comme à l'ordinaire, et puis le caprice m'a pris de l'épier un peu, de consulter l'opinion de ce qui l'entoure, de la connaître, et de la voir enfin sans qu'elle s'en doutât, afin de m'ôter de l'esprit, une fois pour toutes, les soupçons qui m'ont tourmenté si souvent, et qui me tourmenteront peut-être encore; car Sylvia a un talent extraordinaire pour les faire naître, un mépris profond pour les explications les plus faciles, et moi une pauvre tête qui se crée promptement des tourments cruels. Je n'ai pu obtenir aucune des lumières que je cherchais, car mon impératrice Sylvia n'est ici que depuis trois semaines, et on n'avait jamais entendu parler d'elle dans le pays. Si elle savait que ces idées m'ont passé par la tète, elle ne me pardonnerait jamais; mais elle le saura d'autant moins que le cours de mes observations est à peu près terminé. Hier, elle m'a reconnu sous mon déguisement et m'a accueilli d'une manière fort impertinente. Je serai donc obligé de me montrer. Jacques me connaît et me découvrirait bientôt. Ils riraient peut-être ensemble à mes dépens, si je ne prenais le parti d'aller en rire moi-même avec eux.
Ce Jacques est certes un galant homme, dont le caractère froid et l'extérieur réservé ne m'ont jamais permis beaucoup de familiarité, et contre lequel jusqu'ici je me suis senti d'ailleurs des mouvements de jalousie épouvantables. A présent, j'ai des raisons pour savoir que j'ai été injuste et grossier dans mes soupçons. Mais je lui en veux un peu d'avoir été de moitié dans la fierté superbe avec laquelle Sylvia a refusé longtemps de me rassurer en m'expliquant leur parenté et leurs relations. Je lui en veux aussi d'être pour Sylvia le type de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus beau dans le monde, la seule âme digne de voler sur la même ligne que la sienne dans les champs de l'empyrée, en un mot l'objet d'un amour platonique et d'un culte romanesque dont je ne suis plus jaloux, mais qui me cause assez de mortification. Je n'en serai pas moins l'ami et le serviteur de M. Jacques en toute occasion; mais si, avant de lui donner une poignée de main, je pouvais le taquiner un peu et me venger de Sylvia en me montrant épris d'une autre, cela me divertirait.
Pour t'expliquer cette nouvelle folie, il faut que tu saches que M. Jacques a le plus joli joyau de petite femme couleur de rose qu'on puisse imaginer. Moins belle que Sylvia, elle est certainement plus gentille, et, à coup sûr, son âme romanesque à sa manière est moins altière et moins cruelle. J'en ai pour gage un bracelet qui m'a été jeté par une fenêtre avec de très-douces paroles, un soir que je croyais adresser à ma tigresse les accents passionnés de mon hautbois. Je suis loin d'être assez fat pour en tirer grande vanité, car je ne sache pas qu'elle ait encore pu voir ma figure, et ce soir-là elle n'avait pas même entrevu mon spectre; c'est donc au son du hautbois, à l'enivrement d'un soir de printemps et à quelque rêve de pensionnaire en vacances qu'elle aura accordé ce gage de protection. Je suis un trop honnête homme et un héros de roman trop maladroit pour abuser sérieusement de cette petite coquetterie; mais il m'est bien permis de faire durer encore le roman pendant quelques jours. J'ai débuté par un baiser, qui peut-être a laissé quelque émotion dans le coeur de la blonde Fernande, quand elle a su qu'elle avait été embrassée avec Sylvia, dans l'obscurité, par un autre que son mari. Ne me trouves-tu pas devenu bien scélérat par dépit, moi qui le suis si peu par nature? Ce soir-là, vraiment, j'étais tout occupé de Sylvia; j'étais entré par une des portes de glace du salon qui donne sur les bosquets du jardin, avec l'intention d aller ouvertement demander pardon à Sylvia des torts que j'ai et de ceux que je n'ai pas. Elles jouaient du piano; il faisait sombre; elles ne s'aperçurent pas de la présence d'un tiers. Je m'assis sur le sofa. Une d'elles vint s'asseoir auprès de moi sans me voir. J'allais la saisir dans mes bras, quand je reconnus au piano la voix de Sylvia. J'écoutai une petite conversation sentimentale qu'elles eurent ensemble, et, au moment où elles me découvrirent, j'embrassai Sylvia, et j'allais parler, lorsque Fernande, me prenant pour son mari et m'entendant embrasser sa compagne, approcha son visage du mien, avec une petite manière d'enfant jaloux à laquelle je t'aurais bien défié de résister. Je ne sais comment, dans l'obscurité, mes lèvres rencontrèrent les siennes. Ma foi! je fus si troublé de cette aventure que je m'enfuis sans leur faire savoir que je n'étais pas Jacques. Depuis ce temps, je sais par mon vieux hôte, qui est l'oncle de Rosette, soubrette de ces dames, que la belle Fernande a des terreurs paniques, et n'entend pas remuer une feuille dans le parc ou trotter une souris dans le château, sans se trouver mal. Rien n'est plus propre à l'audace d'un lutin que les frayeurs et les évanouissements de sa châtelaine; heureusement pour Fernande, je ne suis ni audacieux ni amoureux à ce point.
Mais ces aventures m'amusent et m'occupent; j'ai vingt-quatre ans, cela m'est bien permis. Le beau temps, le clair de lune, cette vallée sauvage et pittoresque, ces grands bois pleins d'ombre et de mystère; ce château à mine vénérable, qui est assis gravement sur le doux penchant d'une colline; ces chasseurs qui arpentent la vallée et la font retentir des hurlements des chiens et des sons du cor; ces deux chasseresses, plus belles que toutes les nymphes de Diane, l'une brune, grande, fière et audacieuse, l'autre blanche, timide et sentimentale, montées toutes deux sur des chevaux superbes et galopant sans bruit sur la mousse des bois: tout cela ressemble à un rêve, et je voudrais ne pas m'éveiller.
XL.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Mardi.
Cette histoire se complique et commence à me causer beaucoup de trouble et de chagrin: J'ai eu grand tort de cacher tout cela à Jacques; mais à présent, chaque jour de silence agrandit ma faute, et je crains réellement ses reproches el sa colère. La colère de Jacques! je ne sais ce que c'est, je ne puis croire qu'il me la fasse jamais connaître; et pourtant, comment un mari peut-il apprendre tranquillement que sa femme a reçu d'un autre une déclaration d'amour?
Oui, Clémence, voilà où m'a conduite cette fatale méprise du bracelet. Hier soir, j'étais dans ma chambre avec mes enfants et Rosette; ma fille semblait souffrante et ne pouvait s'endormir. Je dis à Rosette d'emporter la lumière, qui peut-être l'incommodait. J'étais depuis quelque temps dans l'obscurité avec ma petite sur mes genoux, et je tâchais de l'apaiser en chantant; mais elle ne criait que plus fort, et cela commençait à m'inquiéter, lorsque le son du hautbois s'éleva, de l'autre extrémité de l'appartement, comme une voix plaintive et douce. L'enfant se tut aussitôt et resta comme ravi à l'écouter; pour moi, je retenais ma respiration; la surprise et la peur me rendaient incapable de mouvement. L'inconnu était dans ma chambre, seul avec moi! Je n'osais appeler, je n'osais fuir. Rosette entra comme le hautbois venait de se taire, et s'émerveilla de voir la petite silencieuse et calmée. «Va chercher de la lumière, bien vite, bien vite, lui dis-je, j'ai une peur épouvantable; pourquoi m'as-tu laissée seule?—Il va falloir que madame reste encore seule, répondit-elle, pendant que j'irai chercher la lumière en bas.—Ah! mon Dieu! pourquoi n'en as-tu pas dans ta chambre? lui répondis-je. Non! n'y va pas, ne me laisse pas ainsi. N'as-tu rien entendu, Rosette? Es-tu sûre qu'il n'y ait personne avec nous dans la chambre?—Je ne vois personne que madame, les enfants et moi, et je n'ai entendu que la flûte.—Qui est-ce qui jouait de la flûte?—Je ne sais pas; monsieur, apparemment; quel autre dans la maison saurait en jouer!—Est-ce toi qui es là, Jacques? m'écriai-je; si c'est toi, ne t'amuse pas à m'effrayer, car je mourrais de peur.» Je savais bien que ce n'était pas Jacques, mais je parlais ainsi pour forcer notre persécuteur à s'expliquer ou à se retirer. Personne ne répondit. Rosette ouvrit les rideaux, et, au clair de la lune, examina tous les recoins de l'appartement sans y découvrir personne. Elle trouvait, sans doute, mes frayeurs bien ridicules, et j'en eus honte moi-même; je lui dis d'aller chercher de la lumière, et quand elle fut sortie, j'allai tirer le verrou derrière elle. Mais c'était bien inutile, car l'inconnu entra par la fenêtre. Je ne sais comment il s'y prit, et si de la galerie supérieure il a eu l'audace de se risquer sur ma persienne, ou si, à l'aide d'une échelle, il sera venu d'en bas; le fait est qu'il entra aussi tranquillement que dans la rue. La colère me donna des forces, et je m'élançai devant le berceau de mes enfants, en criant au secours; mais il s'agenouilla au milieu de la chambre, en me disant d'une voix douce: «Comment est-il possible que vous ayez peur d'un homme qui voudrait pouvoir vous prouver son dévouement en mourant pour vous?—Je ne sais qui vous êtes, Monsieur, lui répondis-je d'une voix tremblante; mais, à coup sûr, vous êtes bien insolent d'entrer ainsi dans ma chambre; partez, partez! que je ne vous revoie jamais, ou j'avertirai mon mari de votre conduite.—Non, dit-il en se rapprochant, vous ne le ferez pas; vous aurez pitié d'un homme au désespoir.» Je vis en ce moment le bracelet, et l'idée me vint de le redemander. Je le fis d'un ton d'autorité et en jurant que j'avais cru le jeter à mon mari. «Je suis prêt à vous obéir en tout, dit-il d'un air résigné; reprenez-le, mais sachez que vous me reprenez le seul honneur et le seul espoir de ma vie.» Alors il s'agenouilla de nouveau tout près de moi et me tendit son bras. Je n'osais reprendre moi-même le bracelet; il eût fallu toucher sa main ou seulement son vêtement, et je ne trouvais pas cela convenable. Alors il crut que j'hésitais, car il me dit: «Vous avez compassion de moi, vous consentez à me le laisser, n'est-ce pas, ô ma chère Fernande!» Et il saisit ma main, qu'il baisa plusieurs fois très-insolemment. Je me mis à crier, et des pas se firent entendre aussitôt dans la galerie voisine; mais avant que l'on eût le temps d'entrer, l'inconnu avait disparu, comme un chat, par la fenêtre.
Jacques et Sylvia frappèrent alors à la porte, que j'avais fermée au verrou et que je ne songeais plus à ouvrir, tout en leur criant d'entrer au nom du ciel. Cette circonstance du verrou, qui se trouvait fatalement liée à l'entrée d'un homme dans ma chambre, m'empêcha de raconter ce qui s'était passé; je dis que j'avais entendu le hautbois, que j'avais envoyé Rosette chercher de la lumière, qu'elle m'avait enfermée par mégarde; que j'avais cru entendre du bruit dans ma chambre et que j'avais perdu la tête. Comme on me tient pour folle de peur, on ne m'en demanda pas davantage. Rosette assura bien avoir entendu le hautbois en traversant la galerie, on fit quelques recherches dans la maison et dans le jardin. On ne trouva personne, et on décréta, en riant, qu'on ferait venir un piquet de gendarmerie pour me garder. Sylvia alla chercher le dolman et le shako de Jacques, et s'en affubla avec de fausses moustaches; elle se planta ainsi derrière moi le sabre en main, affectant de suivre tous mes pas par la chambre pour me servir d'escorte. Elle était jolie comme un ange avec ce costume. Nous avons ri jusqu'à minuit, et le reste de la nuit s'est passé fort tranquillement. Mais mon esprit est bien agité! Je sens que je suis engagée dans une aventure folle et imprudente, qui peut-être aura des suites fatales. Fasse te ciel qu'elles retombent toutes sur moi seule!
Jeudi.
Je viens de recevoir le billet suivant, qui a été remis à Rosette par son oncle le garde-chasse: «Belle et douce Fernande, ne soyez pas irritée contre moi, et ne vous méprenez pas sur les motifs de ma conduite. Vous pouvez me sauver du malheur éternel et me rendre le plus heureux des amis et des amants; j'aime Sylvia, et j'en ai été aimé. Je ne sais par quel crime irréparable j'ai perdu sa confiance et mérité sa colère. Je ne renoncerai à elle qu'avec la vie; et j'espère en vous, en vous seule. Vous avez une âme aimante et généreuse, je le sais; je vous connais plus que vous ne pensez. Le bracelet que vous avez cru jeter à voire mari et que je vous rendrai, si vous ne l'accordez à la sainte amitié d'un frère, est à mes yeux un gage de confiance et de salut. Pardonnez-moi de vous avoir effrayée; j'espérais pouvoir vous parler en secret; je vois que cela sera impossible si vous ne m'accordez vous-même cette grâce; et vous me l'accorderez, n'est-ce pas, bel ange aux cheveux blonds? Votre mission sur la terre est de consoler les infortunés. J'irai vous attendre ce soir sous le grand ormeau des quatre sentiers, à l'entrée du Val-Brun; faites-vous accompagner, si vous voulez, d'une personne sûre, mais que ce ne soit pas votre mari. Il me connaît, et je me flatte de posséder son estime et son amitié; mais en ce moment-ci il m'est contraire, et si vous ne travaillez à me justifier, je n'ai aucun espoir de rentrer en grâce. Si vous ne venez pas, je déposerai votre bracelet sous la pierre du grand ormeau; vous l'y ferez prendre; mais il sera teint du sang «D'OCTAVE.»
Qu'en penses-tu? que dois-je faire? Mais à quoi sert de te le demander? Tu ne me répondras que dans huit jours, et il faut qu'avant ce soir j'aie pris un parti. Accorder un rendez-vous à ce jeune homme, surtout quand je sais que Jacques n'est pas dans ses intérêts, pour le réconcilier avec Sylvia, c'est une grande imprudence peut-être selon le monde; selon ma conscience je n'y vois pourtant aucun mal. S'il y a des inconvénients, il n'y en a que pour moi, qui risque de déplaire à Jacques et d'encourir ses reproches, tandis que je puis rendre, si je réussis, un service à Sylvia et à Octave, peut-être assurer le bonheur de leur vie entière; car il n'est pas de bonheur sans l'amour. Sylvia cache en vain son chagrin; je vois maintenant pourquoi ses pensées sont si noires et son avenir si sombre à ses yeux. Si elle a pu aimer ce jeune homme, il doit être au-dessus du commun et avoir une belle âme; car Sylvia est bien exigeante dans ses affections, et trop fière pour avoir jamais pu s'attacher à un être qui n'en eût pas été digne. Je vois bien maintenant qu'elle a reconnu son amant dans le chasseur qu'elle a si bien corrigé de l'envie d'être prévenant avec elle, et je vois aussi, dans ce coup de cravache, accompagné d'un silence si complet sur sa découverte, plus de moquerie malicieuse que de véritable colère. Je parie qu'elle meurt d'envie qu'on amène son ami à ses genoux; il est impossible qu'il en soit autrement; cet Octave l'aime à la folie, puisqu'il fait des choses si extraordinaires pour la retrouver. Il a une figure charmante, du moins à ce qu'il m'a semblé quand je l'ai entrevu dans ma chambre au clair de la lune. Jacques est sévère et inexorable, il traite trop Sylvia comme un homme; il ne devine pas les faiblesses du coeur d'une femme, et ne comprend pas, comme moi, ce que son courage doit cacher d'ennui et de souffrance. Si je refuse d'aider cette réconciliation, c'en est peut-être fait de son bonheur; peut-être se condamnera-t-elle à une éternelle solitude; et ce jeune homme, s'il allait se tuer en effet! Je l'en croirais assez capable; il semble véritablement épris. Que faire? Je n'ose me décider à rien; heureusement j'aurai le temps d'y penser d'ici à ce soir.
XLI.
D'OCTAVE À HERBERT.
Mon ami, je me suis hâté de remettre les choses sur le pied où elles doivent être; car mes affaires commençaient à s'embrouiller. Fernande prenait mes plaisanteries au sérieux, et il était temps de la désabuser; autrement je courais le risque ou d'être découvert et recommandé par elle à son mari, ou d'être forcé de lui faire la cour tout de bon. Je ne voulais ni l'un ni l'autre. Peut-être, avec ce caractère de femme craintif, nerveux, et toujours dans le paroxysme d'une émotion quelconque, m'eût-il été facile, aidé par le romanesque des circonstances, de tourner les choses à mon profit et de faire beaucoup de progrès en peu de temps. Les femmes comme Sylvia se donnent par amour; mais, ou je me trompe bien, ou celles qui ressemblent à Fernande se laissent prendre sans savoir pourquoi, sauf à en être au désespoir le lendemain. Je ne pense pas; que Lovelace, à ma place, eût agi aussi vertueusement que moi; mais je n'ai pas l'honneur d'être M. Lovelace, et j'agis selon ma manière, qui n'a rien de scélérat. Surprendre les sens d'une jeune femme pour laquelle je n'ai point d'amour, et la livrer à la honte et à la colère, en m'adressant le lendemain sous ses yeux à une autre, ce ne serait pas seulement le fait d'un lâche, mais celui d'un sot. Car, assurément, après avoir possédé ces deux femmes, je serais chassé et détesté de toutes deux; et je ne crois pas que le souvenir d'avoir pressé Fernande une heure dans mes bras valût le bonheur de m'asseoir pendant un an seulement à côté de Sylvia.
J'ai donc coupé court à cette intrigue, qui prenait une tournure trop folle; mais trop fou moi-même pour me résoudre à détruire tout à fait mon roman en un jour, j'ai pris Fernande pour confidente et pour protectrice. Je lui ai écrit un billet bien sentimental, où, avec un peu de flatterie, un peu d'exagération et un peu de mensonge, je l'ai engagée à m'accorder une entrevue pour traiter de la grande affaire de ma réconciliation avec Sylvia. J'ai arrangé mon plan de manière à faire durer le plus longtemps possible le mystérieux mais innocent commerce que j'ai établi avec mon bel avocat. J'aurai donc pour quelques jours encore le clair de lune, les appels du hautbois, les promenades sur la mousse, les robes blanches à travers les arbres, les billets sous la pierre du grand ormeau, en un mot ce qu'il y a de plus charmant dans une passion, les accessoires. Je suis bien enfant, n'est-ce pas? Oh bien, oui! et je n'en ai pas honte. Il y a si longtemps que je suis triste et ennuyé!
XLII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Eh bien! je me suis décidée à aller consoler cet amant infortuné. Tu diras ce que tu voudras, mais il me semble que j'ai bien fait, car je me sens le coeur heureux et attendri. J'ai emmené Rosette, après lui avoir bien recommandé le secret (elle était déjà dans la confidence), et nous avons été ensemble au grand ormeau. Le pauvre désolé est venu à moi avec des transports de joie et de reconnaissance. C'est un bien bon jeune homme que cet Octave, et je suis sûre à présent qu'il est digne de Sylvia. Il m'a raconté toutes ses peines, et m'a dépeint le caractère de Sylvia et le sien de manière à me faire comprendre par quels endroits ils s'étaient souvent offensés sans raison apparente. Sais-tu que ce récit m'a fait une singulière impression, et qu'il m'a semblé lire l'histoire de mon coeur depuis un an? Pauvre Octave! je le plains plus qu'il ne peut l'imaginer; je comprends le malheur dont il souffre; et je ne sais trop si je ne devrais pas lui conseiller d'oublier à jamais son amour et de chercher quelque âme plus semblable à la sienne. Oui, c'est la même souffrance, c'est la même destinée que moi! Une tête jeune, confiante et sans expérience comme la mienne, aux prises avec un caractère fier, obstiné et grave comme celui de Jacques. Maintenant qu'il m'a fait connaître Sylvia, je vois bien qu'elle est la soeur de mon mari; si elle n'est que son élève, il est certain qu'il lui a bien enseigné et fidèlement transmis sa manière d'aimer. Que ne sont-ils époux! ils seraient à la hauteur l'un de l'autre.
Ce ne sera pas une chose aisée, je ne sais pas même si ce sera une chose possible, que cette réconciliation. Nous n'avons rien conclu, Octave et moi, dans cette première entrevue; je ne pouvais rester qu'une heure, et elle a été toute employée à me mettre au fait de leur position respective. Il m'a promis que le lendemain il me dirait ce qu'il faut faire; j'y retournerai donc ce soir. Il m'est très-facile de m'absenter une heure sans qu'on s'en aperçoive au château. Jacques et Sylvia ne sont pas fâchés de se trouver seuls pour faire ensemble de la philosophie aussi sombre que possible; ils ne tiennent donc pas grand'note de ce que je fais pendant ce temps-là. Dieu sait, d'ailleurs, si Jacques m'aimerait assez à présent pour être jaloux!
Ah! que les temps sont changés, ma pauvre amie! Il est vrai que nous sommes heureux maintenant, si le bonheur est dans la tranquillité et dans l'absence de reproches; mais quelle différence avec les premiers temps de notre amour! Il y avait alors en nous une joie toujours vive, un transport continuel, et notre âme, pour être remplie de passion, n'en était pas moins calme et sereine. Qui a détruit ce repos? qui a emporté ce bonheur? Je ne puis croire que ce soit moi seule. Il y a eu de ma faute, il est vrai; mais avec un être plus imparfait et plus indulgent que Jacques, au lieu de relâcher nos liens, ces premières souffrances les auraient peut-être resserrés. D'où vient qu'Octave, malgré toutes les duretés et les bizarreries de Sylvia, l'aime davantage chaque jour, en proportion des maux qu'il souffre pour elle? D'où vient que Jacques ne peut se faire enfant avec moi, comme Octave se fait esclave et victime patiente avec Sylvia? A présent Jacques semble content, parce que mes enfants me distraient de lui, et que Sylvia le distrait de moi; il n'est pas jaloux de mes enfants, et moi je suis jalouse de sa soeur. Il n'y a plus en apparence entre nous que de l'amitié; il n'en souffre pas, et je passe les nuits à pleurer notre amour.
Cette Sylvia, avec son âme de bronze, est-ce là une femme? Jacques ne devrait-il pas préférer celle qui mourrait en le perdant à celle qui est toujours préparée à tous les malheurs, et toujours sûre de se consoler de tout? Mais on n'aime que son pareil en ce monde. D'où vient donc, alors, que j'aime toujours Jacques? Toute sa force, toute sa grandeur, ne servent pas à rendre son amour aussi solide et aussi généreux que le mien.
Sylvia ne s'occupe pas plus d'Octave que s'il n'avait jamais existé; elle sait pourtant qu'il est ici et qu'il n'y est venu que pour elle. Elle dort, elle chante, elle lit, elle cause avec Jacques des étoiles et de la lune, et ne daigne pas jeter sur la terre un regard à l'amant dévoué qui pleure à ses pieds. Octave est pourtant digne d'un meilleur sort et d'un plus tendre amour. Il a une si douce éloquence, un coeur si pur, une figure si intéressante! Je le connais à peine, et je me sens pour lui de l'amitié, tant il a su m'intéresser à son sort et me montrer ingénument le fond de son âme! Combien je voudrais pouvoir le réconcilier avec Sylvia et le voir fixé près de nous! Quel aimable ami ce serait pour moi! Quelle douce vie nous mènerions à nous quatre! Je mettrai tous mes soins à ce que ce beau rêve se réalise; ce sera une bonne action, et Dieu peut-être bénira mon amour, pour avoir rallumé celui d'Octave et de Sylvia.
XLIII.
D'OCTAVE A FERNANDE.
Vous m'avez laissé, ce soir, si consolé, si heureux, ô ma belle amie! ô mon cher ange tutélaire! que j'ai besoin, en rentrant sous mon toit de fougères, de vous remercier et de vous dire tout ce que j'ai dans le coeur d'espoir et de reconnaissance. Oui, vous réussirez! vous le voulez fortement, avez-vous dit; vous vous mettrez à genoux prés de moi, s'il le faut, pour implorer la fière Sylvia, et vous vaincrez son orgueil. Que Dieu vous entende! Comme j'ai bien fait de m'adresser à vous et d'espérer en votre bonté! Votre extérieur ne m'avait pas trompé; vous êtes bien cet être angélique qu'annoncent vos grands yeux et votre doux sourire, et cette taille mignonne, gracieusement courbée comme une fleur délicate, et ces cheveux teints du plus beau rayon du soleil. Quand je vous vis pour la première fois, j'étais caché dans le parc, et vous passâtes près de moi en lisant. Au premier aspect d'une femme, j'avais cru que vous étiez celle que je cherchais. Ah! vous étiez réellement celle dont j'avais besoin alors, et que Dieu m'envoyait dans sa miséricorde. Je me cachai dans le feuillage, et je restai à vous regarder pendant que vous passiez lentement. Vous teniez bien le livre, mais de temps en temps vous leviez vers l'horizon un regard mélancolique et distrait, vous aussi vous sembliez n'être pas heureuse, et s'il faut que je vous dise tout, Fernande, il me semble encore que vous ne l'êtes pas autant que vous le méritez. Quand je vous raconte mes souffrances, elles semblent trouver un écho dans votre coeur, et quand je vous dis que l'amour est les premier des maux, plus souvent que le premier des biens, vous me répondez: Oh! oui, avec un accent de douleur inexprimable. Oh! ma bonne Fernande, si vous avez besoin d'un ami, d'un frère, si je puis être assez heureux pour vous rendre ce service, ou au moins pour alléger vos peines en pleurant avec vous, initiez-moi à ces saintes larmes, et que Dieu m'aide à vous rendre le bien que vous m'avez fait.
De ce premier jour où je vous ai vue, j'ai retrouvé le courage de vivre désespéré; je venais tenter un dernier effort, résolu à mourir s'il échouait. Le soir j'entrai dans le salon, et j'entendis votre entretien avec Sylvia. Là je connus toute votre âme, elle se révéla à moi en peu de mots; vous parliez d'amour malheureux; vous parliez de mourir. Vous ne conceviez pas l'avenir solitaire que votre amie envisageait sans frayeur. Oh! celle-ci est ma soeur, me disais-je en vous écoutant; elle pense comme moi qu'il faut être aimé ou mourir; son coeur est un refuge que je veux implorer; là, du moins, je trouverai de la compassion, et si elle ne peut me secourir, elle me plaindra, sa pitié descendra du ciel comme la manne, et je la recevrai à genoux. Si je suis chassé d'ici, si je dois renoncer à Sylvia, j'emporterai dans mon coeur le souvenir sacré de cette amitié sainte, et je l'invoquerai dans mes souffrances. O Fernande! pourquoi Sylvia est-elle si différente de vous? Ne pouvez-vous pas adoucir son âme indomptable? ne pouvez-vous lui communiquer cette douceur et cette miséricorde qui sont en vous? Dites-lui comment on aime, apprenez-lui comment on pardonne; apprenez-lui surtout que l'oubli des torts est plus sublime que l'absence des torts eux-mêmes, et que, pour m'être véritablement supérieure, il faudrait qu'elle m'eût pardonné. Son ressentiment la rend plus criminelle devant Dieu que toutes mes fautes. La perfection qu'elle cherche et qu'elle rêve n'existe que dans les cieux; mais c'est la récompense de ceux qui ont pratiqué la miséricorde sur la terre.
Je serai ce soir autour de la maison. La lune ne se lève qu'à dix heures; si vous avez obtenu quelque succès, mettez-vous à la fenêtre et chantez quelques paroles en italien; si vous chantez en français, je comprendrai que vous n'avez rien de favorable à m'apprendre. Mais alors je n'en ai que plus besoin de vous voir, Fernande; venez au rendez-vous à onze heures. Ayez pitié de votre ami, de votre frère.
OCTAVE.
XLIV.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Je vous ai dit, hier soir, combien j'avais peu de succès: j'ai encore moins d'espérance aujourd'hui. Ne nous décourageons pourtant pas, mon pauvre Octave, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai pas. Le temps affreux qu'il fait aujourd'hui m'ôte l'espoir de vous voir dans la soirée; je prends donc le parti de vous écrire aussi, et de confier ma lettre à Rosette, qui la mettra sous la pierre du grand ormeau.
J'ai essayé de parler de vous à Sylvia, mais j'ai rencontré des difficultés sur lesquelles je n'avais pas assez compté; son caractère raide et réservé a résisté à toutes les investigations de mon amitié. En vain je l'ai assaillie de questions aussi adroites et aussi discrètes en même temps qu'il m'a été possible de les imaginer, je n'ai même pas pu obtenir l'aveu qu'elle eût jamais aimé. Voyez-vous, Octave, on me traite ici en enfant de quatre ans; mon mari et Sylvia s'imaginent que je ne suis pas en état de comprendre leurs sentiments et leurs pensées. Réfugiés tous deux dans un monde qu'ils croient accessible à eux seuls, ils m'en ferment impitoyablement l'entrée, et je vis seule entre deux êtres qui me chérissent, et qui ne savent pas me le témoigner. Je vous l'ai avoué hier soir, je ne suis pas heureuse; j'ai eu tort peut-être de vous faire cette confidence; mais vous m'avez pressée de questions si affectueuses et de reproches si doux, que j'aurais cru faire injure à votre amitié en vous refusant la confiance que vous m'accordez. Vous m'avez raconté toutes vos souffrances; l'étais si émue hier que je vous ai à peine fait comprendre les miennes. Mais il vous est bien facile de les imaginer, Octave; car ce sont absolument les mêmes que les vôtres, et quiconque a souffert votre vie depuis trois ans a souffert aussi celle que je mène depuis un an. Vous avez donc raison de m'appeler votre soeur. Nous sommes frères d'infortune, et nos destinées ont été mêlées dans la même coupe de fiel et de larmes; nous sommes tous deux froissés et méconnus. Jacques est le frère de Sylvia, n'en doutez pas; il a tout son caractère, toute sa fierté, tout son silence inexorable. Moi, j'ai bien d'autres défauts que ceux dont vous vous accusez; nous nous heurtons, nous nous déchirons donc souvent sans cause apparente; un mot, une question, un regard suffisent pour nous attrister tout un jour; et pourtant Jacques est un ange, et d'après ce que vous m'avez dit de Sylvia, je vois qu'elle est loin de posséder sa douceur et sa bonté dans le pardon. Mais si le caractère de Jacques l'emporte, le fond de leur coeur est le même; la différence de nos sexes et de nos situations fait que nous sommes traités différemment. Jacques ne peut me maltraiter et me bannir comme Sylvia fait de vous, mais dans son âme il s'isole de moi chaque jour davantage, et il se dit tout bas ce que Sylvia vous dit tout haut: «Nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.»
Affreuse parole, arrêt inexorable peut-être! Eh! qu'avons-nous fait pour le mériter? Je ne puis concevoir qu'on n'aime pas l'être dont on est n'aimé, par cette seule raison qu'il aime. N'est-ce pas la meilleure de toutes? n'est-ce pas le mérite qui doit lui faire tout pardonner? L'expiation tout entière n'est-elle pas dans, cette seule parole: Je t'aime! Jacques me l'a dit souvent, et avec quel transport je l'accueille! Quand je me suis imaginé pendant des jours entiers qu'il est bien cruel et bien coupable envers moi, s'il revient avec cette douce et sainte parole, je ne lui demande pas d'autre justification; elle efface à mes yeux tous les torts et tous les maux; pourquoi n'a-t-elle pas pour lui la même valeur dans ma bouche? Ah! Octave, ils croient qu'ils savent aimer, eux deux!
Eh bien! ayons courage, aimons-les tristement et patiemment; peut-être deviendront-ils justes en nous voyant résignés, peut-être deviendront-ils généreux en nous voyant souffrir; donnons-nous la main, et marchons ensemble dans la vallée de larmes. Si mon amitié vous aide et vous console, soyez sûr aussi que la vôtre m'est douce; que ne puis-je vous donner le bonheur! Mais réussirai-je? donne-t-on ce qu'on n'a pas?
Il faudrait se décider à parler à Jacques; mais plus je vais et moins je me flatte que ce message soit bien accueilli en passant par ma bouche. Depuis deux ou trois jours, il est avec moi d'une distraction et d'une froideur inconcevables. Sylvia me comble de prévenances, de soins et de caresses; mais quand je veux causer avec elle de toute autre chose que de botanique et de partitions, je ne trouve plus que d'habiles défaites pour éloigner ma sollicitude. Elle est, comme Jacques, bonne, affectueuse el dévouée; comme lui, méfiante et incompréhensible. Tâchez de vous décider à écrire, soit à elle, soit à mon mari; je remettrai la lettre; je dirai que je vous ai vu; je serai alors en droit de parler de vous et de prendre votre défense. Mais si vous ne me permettez pas encore de dire que vous êtes ici, que voulez-vous que j'obtienne de gens qui affectent de ne pas savoir seulement votre nom? Il faudra, si nous prenons le parti que je vous conseille, cacher un peu de notre amitié mutuelle à Jacques, et dire que vous m'avez rencontrée et abordée dans le parc le jour même où je parlerai de vous. Ce sera le premier mensonge que j'aurai fait de ma vie, mais il me semble nécessaire. Si nous avons l'air de nous trop bien entendre pour vaincre leur orgueil, ils s'entendront pour se tenir en garde, ils parleront de nous ensemble, et s'il leur arrive de faire un parallèle entre nous, un jour de leur plus sombre philosophie, nous serons perdus. Celui de nous qui n'est pas tout à fait précipité tombera dans l'abîme avec l'autre. Adieu, Octave; je suis triste comme le temps aujourd'hui, et je me sens une sorte d'effroi inexplicable; je crains que vous ne me portiez malheur, ou d'achever de vous perdre en voulant vous sauver.
Pardonnez-moi de n'avoir pas plus de courage, quand vous avez tant besoin d'espoir et de consolation; peut-être demain sera-t-il un meilleur jour pour tous deux.
Songez donc, mon ami, à me rapporter mon bracelet la première fois que nous nous reverrons. Je vais prier pour que la pluie cesse; je mettrai un fanal à ma fenêtre ce soir, si je ne puis sortir.
XLV.
DE CLÉMENCE A FERNANDE.
Fernande! Fernande! tu te perds, et en vérité c'est trop tôt; tu me fais de la peine. Je savais bien que cela devait t'arriver un jour; avec ton caractère faible et l'absence de sympathie qui existe entre ton mari et toi, cela m'a toujours semblé inévitable; mais j'espérais que tu résisterais plus longtemps à ton destin, et que tu soutiendrais contre lui une lutte plus noble et plus courageuse. C'est se laisser vaincre trop vite. Ma pauvre Fernande, tu es dans l'âge où l'on ne sait pas encore tirer parti de son mauvais sort, et conduire au moins prudemment une affaire de coeur. Tu vas te compromettre, te laisser découvrir par ton mari; lui demander pardon, l'obtenir; le tromper encore, et peu à peu devenir son ennemie ou son esclave. Fernande, est-il possible que tu n'aies pu attendre deux ou trois ans!
Je sais que tu es pure encore, et qu'avant de commettre ta première faute tu verseras bien des larmes inutiles, et que tu adresseras à tous les anges protecteurs bien des prières perdues; mais le mal est déjà fait et le péché commis dans ton coeur. Tu aimes, il n'y a pas à dire, mon amie, tu aimes un autre homme que ton mari.
Tu ne le savais pas encore en m'écrivant; sans quoi tu ne m'aurais peut-être pas écrit ce qui se passe; mais cela est aussi clair pour moi que l'avenir et le passé de ma pauvre Fernande. Cet Octave est jeune, tu as remarqué qu'il a une figure charmante; il entre par tes fenêtres, il joue du hautbois et endort tes enfants d'une manière magique; il joue au roman autour de toi, et te voilà troublée, confuse, émue, c'est-à-dire éprise. Tu pouvais très-bien raconter dès le commencement à ton mari les impertinences de M. Octave, et y couper court sans mériter le plus léger reproche de la part de M. Jacques. Mais ce serait finir trop vite une aventure qui t'amuse et te charme bien plus qu'elle ne te fait peur; car tu es prête à te trouver mal de frayeur chaque fois que le lutin apparaît, et pourtant tu t'arranges toujours de manière à l'évoquer dans l'obscurité. Enfin l'ennemi change ses batteries, et, pour t'apprivoiser, te parle d'un amour qu'il n'a peut-être jamais eu pour Sylvia, et qui bien certainement n'est qu'un prétexte pour arriver à toi. Tu accueilles ce prétexte avec empressement, et sans concevoir le plus léger soupçon sur sa sincérité, tu cours au rendez-vous, et te voilà engagée dans une intrigue d'amour qui aura les résultats accoutumés, quelques plaisirs et beaucoup de larmes.
Il est bien vrai que, pour te disculper à tes propres yeux du nouvel amour que tu sens fermenter en toi, tu récapitules les torts de ton mari, et tu t'efforces de le prouver qu'il t'a fallu bien du courage et du dévouement pour l'aimer jusqu'ici. Mais toute cette théorie d'amour et d'infidélité est fondée sur des principes faux. D'abord, tu n'as jamais eu d'amour véritable pour M. Jacques; ensuite, rien dans sa conduite n'autorise les fautes que tu vas commettre. D'après tout ce que tu m'as raconté de lui, je vois qu'il est le meilleur homme du monde, et qu'il n'a d'autre tort dans tout ceci que d'avoir le double de ton âge. Pourquoi lui en chercher de plus graves? Pourquoi accuser son caractère et son coeur? Fernande, cela est injuste et ingrat. Il suffit de tromper ton mari, il ne faut pas le calomnier. Avoue que tu es jeune, étourdie, que tes principes ont peu de solidité et ton caractère aucune énergie; que tu sens le besoin d'aimer et que tu t'y abandonnes. Ce sont là des malheurs et non pas des crimes; mais aie au moins la noblesse de rendre justice à ton mari, et de ne l'accuser de rien, sinon d'avoir trente-cinq ans et de t'avoir épousée.
Je gage qu'à l'heure qu'il est tu as versé dans le sein de M. Octave le secret de tes chagrins domestiques, car il t'a raconté ce qu'il avait eu à souffrir de Sylvia ou de quelque autre, et ce récit a éveillé en toi tant de sympathie que tu as décidé en une heure d'en faire ton ami et ton frère. Dès lors tu agis en conséquence, les billets et les rendez-vous vont leur train. Quel billet que ce premier billet de M. Octave! quelle passion, quels éloges, quelles prières, quelles tendres expressions! et tout cela pour toi, Fernande! Aussi, tu ne l'as pas fait attendre, et tu étais au rendez-vous avant lui, je parie. À présent, il doit t'avoir dit clairement que c'est toi et non Sylvia qu'il aime, ou du moins que, s'il a jamais connu et aimé celle-ci, tu la lui as fait parfaitement oublier. Cela aura pu t'empêcher pendant deux jours d'aller au grand ormeau, mais le troisième tu n'auras pu y tenir, et vous en êtes maintenant au délire charmant de l'amour platonique. Il est convenu qu'on respectera l'honneur de M. Jacques, jusqu'à ce que les sens l'emportent par surprise, quelque beau soir, sur la volonté. Moyennant quelques louis, sortis de la poche de M. Octave, Rosette n'a-t-elle pas déjà quelque entorse, une écorchure au pied qui l'empêche de marcher jusqu'à l'entrée du vallon? Ai-je deviné juste, ou ne s'est-il rien passé de pareil à tout ce que je suppose?
Il peut se présenter un hasard qui change la marche des choses; c'est que M. Jacques, étonné de te voir devenue si brave, toi qui n'osais traverser le salon dans l'obscurité il y a quelques jours, et qui maintenant traverses le parc et la campagne à neuf heures du soir, s'avise de te suivre et de t'observer; le moins qu'il puisse faire, en mari sage et prudent, c'est de t'adresser un sermon laconique, mais un peu grave, et de prendre des moyens pour éloigner ton amant. Alors le désespoir allumera la passion, et vous deviendrez plus ingénieux et plus habiles dans vos rapports secrets; le malheur de M. Jacques n'en sera que plus sûr et plus prompt. Si M. Octave ne t'aime pas assez pour risquer d'être tué en escaladant ta fenêtre, tu t'en consoleras et tu te mettras à détester ton mari, parce que, dans sa mauvaise humeur, une femme s'en prend surtout à son mari de tous les chagrins qui lui adviennent. Dans ce cas-là, tu ne seras pas longtemps à trouver un autre amant, car ton coeur appellera impérieusement quelque affection nouvelle pour chasser la douleur et l'ennui dont tu seras consumée. Comme tu n'es pas fort patiente pour observer et pour connaître les caractères auxquels tu te fies, il pourra bien t'arriver de faire encore un mauvais choix, et alors malheur à toi! Tu marcheras d'erreur en faute et d'étourderie en coups de tête. Une des plus belles fleurs d'innocence que la société ait vues éclore sera flétrie et empoisonnée par son mauvais destin et sa faible nature.
Quoi qu'il t'arrive, Fernande, je ne t'abandonnerai pas; pour te secourir et te consoler, je vaincrai les préjugés, trop bien fondés et malheureusement trop nécessaires, qui soutiennent l'édifice de la société. Mais mon amitié ne pourra pas te servir à grand'chose, et je vois avec douleur l'abîme où tu te précipites les yeux bandés. Pardonne à la dureté de ma lettre; si elle te blesse, je me consolerai de t'avoir fait de la peine en espétant t'avoir inspiré un peu de prudence, et retardé peut-être, ne fût-ce que de quelques jours, le déplorable sort vers lequel tu t'achemines.
XLVI.
DE JACQUES A SYLVIA.
De la ferme de Blosse.
Les affaires qui m'ont attiré ici ne sont qu'un prétexte. J'ai été frappé d'un malheur inattendu; il m'a été impossible d'en parler, même à toi. Je suis parti sans rien faire paraître de ma douleur; j'ai voulu mettre entre moi et elle une quinzaine de lieues, pour me forcer d'agir avec réflexion. Lorsque les communications qu'on peut avoir ensemble exigent un intervalle de quelques heures, la violence ne l'emporte pas sur la volonté aussi aisément. Voici ce que j'ai à t'apprendre.
Samedi soir, tu te rappelles que je te laissai à la maison de Rémi, pour aller parler aux gardes forestiers de la côte Saint-Jean. Nous devions, toi marchant plus lentement que moi, et m'attendant, si tu arrivais la première, nous rejoindre au carrefour du grand ormeau; mais, par une singulière combinaison du hasard, tu te trompas de sentier et arrivas tout droit au château, tandis que je me hâtais de t'aller retrouver au lieu convenu. Il faisait fort sombre, tu t'en souviens, et un peu de pluie avait rendu l'herbe humide; le bruit des pas s'y trouvait entièrement amorti. J'arrivai donc sans être remarqué de ceux qui étaient là. Ils étaient deux, Fernande et un homme. Ils se donnèrent un baiser, et ils se séparèrent en disant demain; ils avaient échangé quelques paroles à voix basse où j'avais saisi un seul mot: bracelet. L'homme disparut après avoir sauté par-dessus la haie du taillis, Fernande appela à plusieurs reprises Rosette, qui était apparemment assez loin, car elle se fit attendre, puis elles partirent ensemble, et je les suivis en me tenant à une certaine distance. Fernande avait l'air parfaitement calme en rentrant au salon, et quand je lui demandai où elle avait été, elle me répondit qu'elle n'était pas sortie du parc, avec une assurance étonnante. Je l'accompagnai jusqu'à sa chambre, et j'attendis qu'elle eût ôté ses bracelets; tandis qu'elle passait dans son cabinet de toilette, je les examinai: l'un des deux avait été évidemment changé; quoiqu'il fût exactement pareil à l'autre, quoiqu'il portât mon chiffre, il n'avait pas une petite marque que le bijoutier de Genève à qui je les ai commandés avait mise à l'un et à l'autre. Je souhaitai le bonsoir à Fernande avec calme et sans rien témoigner de mon émotion: elle me jeta les bras autour du cou avec sa tendresse accoutumée, et me reprocha, comme elle fait tous les jours, de ne pas l'aimer assez. Le matin, elle entra dans ma chambre et m'accabla de caresses auxquelles je me dérobai en inventant un prétexte pour sortir précipitamment. Alors je sentis qu'il était au-dessus de mes forces de dissimuler l'horreur que me causait cette femme. Je partis dans la journée.
Il y a plusieurs jours que j'avais remarqué quelque chose d'extraordinaire dans la conduite de Fernande. Cette histoire de voleur ou de revenant, dont la maison était remplie, me paraissait expliquer, jusqu'à un certain point, son émotion au moindre bruit. Je voyais son trouble; son agitation, et à Dieu ne plaise que j'accueillisse l'ombre d'un soupçon! Lorsque, attirés par ses cris, nous la trouvâmes enfermée dans sa chambre, l'idée ne me vint pas qu'un homme pût avoir été assez hardi pour tenter de la séduire sans qu'elle m'eût averti, dès le premier jour, de ses tentatives. Je la vis ensuite errer dans le parc, écrire plus souvent que de coutume, avoir de fréquents conciliabules avec Rosette, déployer tout à coup plus d'activité et de gaieté que je ne lui en avais vu depuis longtemps, et surtout passer d'un excès de pusillanimité à une sorte de hardiesse. Que le ciel m'écrase si l'idée me vint de l'observer pour trouver une explication à ces bizarreries! Elle que j'ai connue si naïve, si chaste, si vraie! elle qui s'accusait de torts qu'elle n'avait pas et de fautes qu'elle n'avait pas commises! Infortunée! qui a pu la corrompre et la flétrir si vite?
Il faut qu'elle ait dans le coeur quelque odieux germe d'impudence et de perfidie; il faut que sa mère, en la parant de toutes les grâces de la candeur, lui ait versé dans l'âme une goutte de ce poison que distillent ses veines; ou il faut que l'homme qui a réussi à la dominer en si peu de jours ait dans le souffle quelque chose d'infernal, et qu'il soit impossible à une femme de toucher ses lèvres sans être avilie et endurcie au mal au même instant. Il y a, je le sais, des libertins si pervers, qu'ils semblent doués d'un pouvoir surnaturel, et qu'entre leurs mains l'innocence se change en infamie, comme par miracle. Il y a aussi des femmes qui naissent avec l'instinct de l'effronterie. Dans les années de leur première inexpérience, cette impudeur se voile sous les grâces de la jeunesse et ressemble à la confiante sincérité de l'enfance; mais, dès leur premier pas dans le vice, tout leur devient mensonge et bassesse. J'ai vu tout cela, et pourtant je n'aurais jamais pu soupçonner Fernande; et me voici aussi surpris, aussi atterré de stupeur, que s'il s'était opéré quelque révolution dans le cours des astres.
À présent il s'agit de savoir ce que j'ai à faire. Pour moi, je ne suis pas embarrassé de ce que je deviendrai: le mépris est l'appui le plus fort sur lequel puisse se reposer une âme désolée; je partirai, et ne la reverrai que lorsque mes enfants seront en âge de recevoir l'impression funeste de son exemple et de ses leçons; alors je les lui retirerai et je lui assurerai une existence riche et indépendante. O Dieu! ô Dieu! était-ce ainsi que j'avais rêvé son avenir et le mien? Mais elle a menti sans pâlir, elle m'a embrassé sans honte et sans confusion, elle m'a reproché de ne pas l'aimer assez, le jour où elle me trompait! Qui pouvait prévoir que c'était là un coeur vil, avec lequel il n'y aurait pas d'autre parti à prendre que l'oubli?
Je n'attends de toi qu'un service: c'est que tu ne fasses paraître aucune émotion et que tu l'observes attentivement pendant plusieurs jours. Je crois qu'elle aime ses enfants; il m'a semblé qu'elle redoublait pour eux de soins et de te adresse, depuis qu'elle a trouvé dans une autre affection que la mienne le bonheur dont elle était avide. Pourtant je veux savoir si je ne me trompe pas, et si ce nouvel amour ne lui fera pas oublier et mépriser les lois sacrées de la nature. Hélas! j'en suis maintenant à la croire capable de tous les crimes! Observe-la, entends-tu? et si mes enfants doivent souffrir de sa passion, condamne-la sans pitié; je veux alors les reprendre sur-le-champ, et partir avec eux sans aucune explication.
Mais non, ce serait trop cruel. Elle peut les négliger pendant quelques jours sans cesser de les aimer; lui arracher ses enfants au berceau! ses enfants, qu'elle allaite encore! Pauvre femme! ce serait un trop rude châtiment. C'est une mauvaise et ignoble nature de femme; mais elle a au moins pour eux l'amour que les animaux ont pour leur famille. Je les lui laisserai, et tu resteras auprès d'eux; tu veilleras sur eux, n'est-ce pas? Adieu. J'attends ta réponse par le courrier que je t'envoie. Dis à Fernande que mes affaires me retiennent encore ici, et que je fais demander des nouvelles de mon fils que j'ai laissé souffrant. Mes pauvres enfants!
XLVII.
DE SYLVIA A JACQUES.
Tu te trompes, sur l'âme de notre père! je jure que tu te trompes: Fernande n'est pas coupable; l'homme que tu as vu n'est pas son amant, c'est le mien, c'est Octave. Je l'ai vu, je sais qu'il est ici, et que c'est lui qui rôde autour de la maison. Je le croyais parti; mais si tu as vu un homme parler à Fernande, ce ne peut être que lui. Il se sera adressé à elle pour qu'elle le réconcilie avec moi. Le baiser que tu as entendu aura été déposé sur sa main. Octave n'est pas un grand caractère, et il me reste peu d'amour pour lui; mais c'est au moins un honnête homme, et je le sais incapable de chercher à séduire ta femme. Quant à elle, il est impossible qu'elle se laisse séduire ainsi et qu'elle sache mentir avec cet aplomb. Je ne sais rien encore; ce qui se passe me semble bizarre, et je ne me chargerai pas de t'en donner l'explication à présent. Je ne sais comment ils peuvent être déjà amis, mais ils ne sont point amants, j'en réponds. Je connais, non leur conduite actuelle, mais leur âme. Ne juge donc pas, tiens-toi tranquille, attends; demain tu sauras tout, j'espère. Je suis fâchée de ne pouvoir te donner une explication plus satisfaisante aujourd'hui, mais je ne veux point questionner Fernande; je ne veux pas qu'elle se doute de tes soupçons. Tout ce que je puis oser te dire, c'est qu'elle ne les mérite pas. Adieu, Jacques; tâche de dormir cette nuit. Quoi qu'il arrive, je ferai ce que tu voudras; ma vie t'appartient.
XLVIII.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Courage! mon ami, courage! j'ai parlé enfin à Sylvia, et j'espère; j'ai trouvé une occasion favorable. Vous m'aviez tellement recommandé de ne rien précipiter, que je tremblais d'agir trop vite; mais, d'un autre côté, je craignais de ne jamais retrouver un moment aussi propice. Jamais je n'avais vu Sylvia aussi prévenante, aussi bonne, aussi expansive avec moi; elle semblait désirer de m'entendre. Elle est venue dans ma chambre hier soir, et m'a demandé pourquoi j'étais triste. Je le lui ai dit: Jacques lui avait écrit de Blosse pour avoir des nouvelles des enfants, et il ne m'avait pas adressé une ligne. Je ne peux pas m'offenser de cette préférence si marquée pour Sylvia, mais je puis m'affliger du tort qu'elle me fait. Je le lui ai dit ingénument. Elle m'a embrassée avec effusion en me disant: «Est-il possible, ma pauvre enfant, que je sois un sujet de chagrin pour toi, moi qui espérais contribuer à ton bonheur, et l'entretenir, sinon l'augmenter, par ma tendresse? Eh quoi! Fernande, crois-tu donc que je sois une femme aux yeux de Jacques?—Non, lui ai-je répondu; je sais, ou du moins je crois savoir que tu es sa soeur, mais je n'en suis que plus sûre de mon malheur: il t'aime mieux que moi.—Non, Fernande! non, s'est-elle écriée. S'il en était ainsi, j'estimerais et j'aimerais moins Jacques. Tu es ce qu'il a de plus cher au monde, tu es son amante, la mère de ses enfants. Et tu l'aimes par-dessus tout, n'est-il pas vrai?—Par-dessus tout, ai-je répondu.—Et tu n'as jamais eu un tort grave envers lui?—Jamais, ai-je dit avec assurance, j'en prends Dieu à témoin.—En ce cas, tu n'as rien à craindre, a-t-elle repris; il est vrai que Jacques est sévère et inexorable dans de certaines occasions, mais il est doux et tolérant pour les petites fautes. Sois sûre, Fernande, que ton sort est bien beau, et que, si tu en es mécontente, tu es ingrate. Hélas! que ne donnerais-je pas pour changer avec toi? Tu peux aimer de toutes les forces de ton âme, tu peux vénérer l'objet de ton amour, tu peux t'abandonner tout entière; c'est un bonheur que je n'ai jamais goûté.—Est-il bien vrai, me suis-je écriée en passant un bras autour de son cou; n'as-tu jamais aimé?—J'ai aimé un être que je n'ai point possédé et que je ne posséderai jamais, a-t-elle dit, parce qu'il n'existe pas. Tous les hommes que j'ai essayé d'aimer lui ressemblaient de loin, mais, vus de près, ils redevenaient eux-mêmes, et je ne les aimais plus du moment où je les connaissais.—Oh! mon Dieu, lui ai-je dit, tu as donc essayé bien des fois?—Oui, bien des fois, m'a-t-elle répondu en riant, et presque toujours mon amour était fini la veille du jour que j'avais fixé pour en faire l'aveu; deux fois seulement il a été plus loin; la seconde même, il a supporté quelques épreuves assez graves, et, après s'être presque éteint, il s'est parfois presque rallumé, mais pas assez pour employer tout ce que mon âme se sent de force pour aimer.—Ce n'est donc pas par froideur et par impuissance de coeur que tu veux te vouer à la solitude?—Non, c'est tout le contraire, c'est par excès de richesse et d'énergie. Je me sens dans l'âme une soif ardente d'adorer à genoux quelque être sublime et je ne rencontre que des êtres ordinaires; je voudrais faire un dieu de mon amant, et je n'ai affaire qu'à des hommes.»
Alors, la voyant si bien en train de causer, je l'ai interrogée plus particulièrement sur son dernier amour, et lui ai fait beaucoup de questions sur votre caractère. Elle m'a dit que vous étiez le premier des hommes qu'elle ait connus, et le dernier des amants qu'elle ait rêvés. «Mais, m'a-t-elle dit tout à coup, est-ce que Jacques ne t'en a jamais parlé?—Jamais.—Est-ce qu'il ne t'a pas lu quelquefois mes lettres depuis ton mariage?—Jamais.—Il a eu tort, a-t-elle repris; mais toi, ne penses-tu rien de son caractère et de sa figure? Ne l'as-tu jamais vu rôder dans le parc? Ne trouves-tu pas qu'il joue du hautbois avec beaucoup d'expression?—Ah! méchante Sylvia! me suis-je écriée; tu savais donc bien qu'il est ici?—Et que t'a-t-il dit? a-t-elle repris en riant, car il t'a écrit.» Alors je me suis jetée dans ses bras et presque à ses pieds, et je lui ai parlé avec tout le dévouement et toute l'ardeur de l'amitié que je vous ai vouée. En m'écoutant, son visage avait une étrange expression de plaisir et d'intérêt. Oh! je l'espère, Octave, elle vous aime plus qu'elle ne le dit, plus qu'elle ne le pense. Elle m'interrompit pour me demander quel jour je vous avais vu pour la première fois et comment vous m'aviez abordée. Cela m'embarrassa un peu; cependant je lui racontai à peu près tout, et je lui demandai à mon tour comment elle savait nos relations. «Parce que j'ai vu par hasard un billet à ton adresse dans les mains de Rosette, et que j'ai reconnu le caractère de la suscription... Ne pourrais-tu me montrer un de ces billets? a-t-elle ajouté; je serais curieuse de voir de quelle façon il parle de moi.» J'ai couru chercher l'avant-dernier1, où il est exclusivement question d'elle. Elle l'a lu très-vite, et me l'a rendu en souriant; elle s'est promenée dans l'appartement avec quelque agitation, comme fait Jacques quand il hésite à prendre un parti, puis elle m'a dit en prenant son bougeoir: «Adieu, Fernande; donne-moi deux ou trois jours pour te répondre touchant ce que je compte faire d'Octave; pour aujourd'hui, je souhaite qu'il dorme aussi bien que moi.» Mais quoiqu'elle affectât un ton moqueur, il y avait sur son visage un rayonnement inaccoutumé. Elle m'embrassa si affectueusement, et me dit des choses si bonnes et si tendres pour mon compte, que je la crois enchantée de ma conduite; elle ne demandait qu'à écouter votre avocat pour vous absoudre. Espérez, Octave, espérez; à présent qu'elle sait nos manoeuvres, il est inutile que nous nous voyions à son insu. Attendons un peu; si je vois que sa miséricorde fasse d'heureux progrès, je vous ferai venir ici, et vous vous jetterez à ses pieds. Mais je crois qu'elle veut consulter Jacques auparavant; laissez-la faire, puisque cela est inévitable. O mon ami! que je serais fière et heureuse si je réussissais à vous rendre le bonheur! Est-il encore possible pour moi? La conduite froide de Jacques à mon égard me désespère et me décourage presque d'aimer. Je tâcherai de vivre d'amitié; votre joie remplira mon âme et me tiendra lieu de celle que je ne goûte plus.
Note 1: (retour) Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de lettres ont été supprimées de cette collection. Les seules que l'éditeur ait cru devoir publier sont celles qui établissent certains faits et certains sentiments nécessaires à la suite et à la clarté des biographies; celles qui ne servaient qu'à confirmer ces faits, ou qui les développaient avec la prolixité des relations familières, ont été retranchées avec discernement. (Note de l'éditeur.)
XLIX.
DE SYLVIA A JACQUES.
Je te l'ai dit, Jacques, tu t'es trompé; Fernande est pure comme le cristal; le coeur de cette enfant est un trésor de candeur et de naïveté. Pourquoi t'es-tu fait tant souffrir? Ne sais-tu pas qu'en de certaines occasions il faut refuser le témoignage même des yeux et des oreilles? Pour moi, il y a encore des circonstances inexplicables dans cette aventure, celle du bracelet, par exemple. Je n'ai pu trouver un moyen d'interroger Fernande à cet égard; il eût fallu laisser percer tes remarques et tes soupçons, et il ne faut pas que Fernande se doute jamais que tu l'as condamnée sans l'entendre.
Mais comme son innocence dans tout le reste est aussi évidente pour moi que le soleil, aussi prouvée que l'existence du monde, je crois pouvoir assurer que tu t'es trompé en croyant entendre le mot de bracelet, et que la marque du bijoutier n'a jamais existé que sur l'un des deux. S'il y a quelque mystère à cet égard entre eux, sois sûr qu'il est aussi puérilement innocent que le reste. Reviens, je te raconterai tout, je te donnerai sur tout les explications les plus satisfaisantes. Je sais ce qu'ils s'écrivaient, j'ai vu les lettres; je sais ce qu'ils se disaient, Fernande m'a tout dit avec candeur: ce sont deux enfants. Fernande eût agi d'une manière imprudente avec un autre homme qu'Octave; mais Octave a l'ingénuité et toute la loyauté d'un Suisse. Reviens, nous parlerons de tout cela. Ne me demande pas pourquoi je ne t'ai pas dit qu'Octave était ici; je le savais, je l'avais reconnu sous un déguisement à la dernière chasse au sanglier que nous avons faite. Il eût fallu, pour te faire comprendre sa conduite étrange et romanesque, t'avouer que je t'avais fait un petit mensonge en te disant qu'Octave avait renoncé à moi, et que nos liens étaient rompus d'un mutuel accord. Il est bien vrai que j'avais rompu les miens, mais sans le consulter, et sans savoir à quel point il souffrirait de ce parti. Tu me mandais que ma présence te devenait nécessaire. J'aimais encore Octave, mais sans enthousiasme et sans passion. Ce que j'aime le mieux au monde, c'est toi, Jacques, tu le sais; ma vie t'appartient; je te dois tout, je n ai pas d'autre devoir, pas d'autre bonheur en ce monde que de le servir. J'ai donc quitté Genève sans hésiter, et, pour prévenir des explications inutiles et pénibles, je suis partie sans voir Octave et sans lui faire d'adieux. Je savais que cette nouvelle séparation lui ferait beaucoup de mal; je savais que mon affection ne pouvait jamais lui faire de bien, et qu'il souffrirait moins, s'il parvenait à y renoncer, que s'il continuait cette lutte entre l'espoir et le découragement, à laquelle il est livré depuis plus d'un an. Je croyais que cette rupture serait d'autant plus facile que je ne lui disais point où j'allais, et que le temps qu'il perdrait à me chercher serait autant de gagné pour se consoler. Je t'ai dit qu'il m'avait laissée partir sans regret, parce que tu te serais imaginé que je venais de te faire un sacrifice, et cette idée aurait gâté le bonheur que tu éprouvais à me voir. Non, ce n'était pas un sacrifice bien grand, mon ami; je n'ai réellement plus d'amour pour Octave. Il est vrai qu'il m'est cher encore comme un ami, comme un enfant adoptif, et que, dans le secret de mon coeur, j'ai pleuré sa douleur, et demandé à Dieu de l'alléger en me la donnant; mais combien je suis dédommagée aujourd'hui de ces peines secrètes, en voyant que je te suis utile et que j'ai fait quelque bien à Fernande.
D'ailleurs, tout est réparé: Octave a découvert ma retraite; il est venu chanter et soupirer sous mon balcon, comme un amant de Séville ou de Grenade; il a conté ses chagrins à Fernande, et l'a conjurée d'intercéder pour lui. Que pourrais-je refuser à Fernande? Reviens; et, pour que les choses se passent convenablement, charge-toi de nous présenter l'un à l'autre et de l'inviter à demeurer quelque temps avec nous. Je prends sur moi de le faire partir sans cris et sans reproches; car je ne prévois pas que l'envie me vienne de vous quitter pour le suivre.
L.
DE SYLVIA A OCTAVE.
Vous êtes un fou, et vous avez failli nous faire bien du mal. Ne vous voyant plus reparaître, j'avais espéré que vous étiez parti, tandis que vous vous amusiez à jouer avec le repos et l'honneur d'une famille. Êtes-vous si étranger aux choses de ce monde? Vous qui me reprochez sans cesse de mépriser trop le côté réel de la vie, ne savez-vous pas que la plus pure des relations entre un homme et une femme peut être mal interprétée, même par les personnes les plus douces et les plus honnêtes? Vous qui m'avez blâmée avec tant d'amertume quand j'exposais ma réputation aux doutes des indifférents par une conduite trop indépendante, comment êtes-vous assez irréfléchi ou assez égoïste pour exposer aujourd'hui Fernande aux soupçons de son mari? Heureusement il n'en a point été ainsi, et Jacques ne s'est aperçu de rien; mais j'ai découvert les enfantillages de votre conduite. Tout autre que moi aurait jugé sur les apparences; heureusement je vous sais honnête homme, et je connais la sainteté du coeur de Fernande. Mais que doivent penser les domestiques et les paysans que vous mettez dans la confidence de vos rendez-vous puérils? L'homme chez qui vous demeurez et la femme de chambre qui accompagne Fernande aux Quatre-Sentiers, croyez-vous qu'ils jugent vos entretiens innocents et qu'ils gardent bien scrupuleusement le secret? Tous ces mystères sont d'ailleurs inutiles: que ne m'écriviez-vous directement? ou, si vous pensiez avoir besoin d'un avocat, que ne vous adressiez-vous à Jacques, qui a pour vous de l'amitié, et qui a sur mon esprit bien plus d'influence que Fernande? Je ne conçois pas cette niaiserie de n'oser pas vous présenter vous-même; il faut promptement terminer et réparer vos imprudences. Habillez-vous comme tout le monde demain, et venez dîner avec nous. Jacques vous invitera à passer quelque temps au château; vous devez accepter. Mais, écoutez, Octave.
Je n'ai point d'amour pour vous; j'ai cru en avoir autrefois, peut-être même en ai-je eu. Depuis longtemps je ne sens plus que de l'amitié dans mon coeur; n'en soyez pas blessé, et croyez que ce que je vous ai dit est très-réel et très-sincère. Je n'ai d'amour pour aucun autre et je ne crois pas en avoir jamais. Cessez d'attribuer à un caprice ou à une tristesse passagère la résolution que j'ai prise de ne plus être votre maîtresse. Les embrassements de l'amour ne sont beaux qu'entre deux êtres qui le ressentent; c'est profaner l'amitié que de les lui imposer. Quels plaisirs purs pourriez-vous goûter dans mes bras désormais, sachant que je ne vous y reçois que par dévouement? Cessez donc d'y songer, et soyons frères. Je ne vous retire qu'un plaisir devenu stérile; ce n'est pas moi, c'est vous qui avez détruit ce que vous m'inspiriez d'enthousiasme et de passion. Mais ne revenons pas sur d'inutiles reproches; ce n'est pas votre faute si je me suis trompée. Je puis vous dire que l'amitié et l'estime ont survécu dans mon âme à l'amour, et que rarement une femme peut rendre ce témoignage à l'homme qu'elle connaît aussi intimement que je vous connais. Si vous dédaignez mon amitié et si vous la refusez, il est inutile de rester longtemps ici; quelques jours suffiront pour réparer vos étourderies; si vous l'acceptez, au contraire, nous serons tous heureux de vous garder parmi nous le plus que nous pourrons, et la tendresse de mon affection fraternelle s'efforcera de vous faire oublier la dureté de ma franchise.
LI.
DE JACQUES A SYLVIA.
Je serai demain auprès de toi; aujourd'hui je suis malade. Je me suis senti comme foudroyé par la fièvre en lisant ta lettre; jusque-là j'étais si agité que je ne sentais pas mon mal; aussitôt que mon être moral a été guéri, mon être physique s'est aperçu du choc terrible qu'il avait reçu, et il a semblé vouloir se dissoudre. Pendant quelques heures j'ai cru que j'allais mourir, et je songeais à te faire appeler, quand une saignée, que le médecin du village voisin m'a faite à propos, est venue me soulager; je serai tout à fait bien demain. Ne prends point d'inquiétude et ne dis rien à Fernande.
Je l'ai accusée injustement, j'ai été coupable envers elle; je ne lui en demanderai point pardon, ces sortes d'aveux aggravent le mal; mais je réparerai ma faute. Je sens que mon affection pour elle n'a rien perdu de sa ferveur, et que la souffrance n'a point affaibli les facultés aimantes de mon coeur. J'ignore si je puis encore appeler amour le sentiment que Fernande a pour moi; j'en doute, car elle a bien souffert de cet amour, et je ne crois pas qu'elle puisse, comme moi, souffrir sans se dégoûter. Pour moi, il me semble que je suis le même qu'au jour où je l'ai pressée dans mes bras pour la première fois; la même chaleur sainte et bienfaisante entretient la jeunesse de mon coeur; je suis aussi dévoué, aussi sûr de moi, aussi calme pour supporter les douleurs journalières qu'engendre l'intimité. Je ne sens pas la moindre amertume contre le passé, pas le moindre ennui du présent, pas le moindre découragement devant l'avenir; oui, je l'aime encore comme je l'aimais; seulement je suis un peu moins heureux.
Octave me paraît fort extravagant en tout ceci; mais c'est peut-être son caractère, et alors il n'y a pas de reproche à lui faire. Tu as raison de penser qu'il faut couper court promptement à ce manège puéril, et réparer, aux yeux de nos gens, le mauvais effet qu'il a dû produire. Il n'y a pas d'explication possible à leur donner; il y en aurait qu'il ne faudrait pas en prendre la peine. Mais une prompte bonne intelligence entre nous quatre, et Octave assis à notre table pendant une ou plusieurs semaines, répondront victorieusement à tous les mauvais commentaires.
Tu t'excuses de m'avoir caché ton sacrifice; car c'en était un, Sylvia. Je connais ton coeur; je sais ce que ton noble orgueil et ta paisible fermeté cachent de tendresse et de compassion; je sais que tu as dû pleurer les larmes d'Octave, et que tu ne l'as pas affligé sans déchirer ton âme. Tu dis que ce que tu as de plus cher au monde, c'est moi. Bonne Sylvia! ce que tu as de plus cher au monde, tu ne l'as pas encore rencontré. Le rencontreras-tu jamais, et, si cela arrive, sera-ce pour ton bonheur ou pour ton malheur?
Quant à Octave, je te supplie d'avoir beaucoup de douceur et de bonté avec lui; il est bien assez à plaindre de ne pouvoir être aimé de toi; épargne-lui les reproches. Pour moi, quelque étrange qu'ait été son procédé en s'adressant à ma femme plutôt qu'à moi, je lui témoignerai l'amitié et l'estime qu'il mérite. A demain donc! tu m'as sauvé, Sylvia; sans toi je partais, j'abandonnais Fernande; j'étais à jamais criminel et malheureux. Pauvre Fernande! brave Sylvia! oh! je vais être encore bien heureux, je le sens. Et mes enfants que je croyais ne plus revoir que dans cinq ou six ans, mes chers enfants que je vais couvrir de douces larmes!
LII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Pour le coup, mon amie, je ne puis ni me fâcher, ni m'affliger de ta lettre; elle est burlesque, voilà tout. Je suis tentée de croire que tu es gravement malade, et que tu m'as écrit dans l'accès de la fièvre. S'il en était ainsi, je serais bien triste; et je souhaite me tromper, d'autant plus que je ne voudrais pas perdre une si bonne occasion de rire. L'immuable raison et l'auguste bon sens ont donc aussi leurs jours de sommeil et de divagation! Chère Clémence, ton état m'inquiète, et je te conjure de présenter ton pouls au médecin.
Malgré tous tes beaux pronostics et tes obligeantes condamnations, rien de ce que tu as prévu n'est arrivé. Je ne suis pas plus amoureuse de M. Octave que M. Octave n'est amoureux de moi. Nous nous aimons beaucoup et très-sincèrement, il est vrai; mais je n'ai d'amour que pour Jacques, et Octave n'a d'amour que pour Sylvia. Il la connaissait si bien, et il m'avait si peu trompée, que Sylvia m'a confirmé mot pour mot tout ce qu'il m'avait dit de leurs amours et de leurs querelles. J'ai obtenu qu'elle lui rendît au moins son amitié, et ce matin Jacques m'a aidé à les réconcilier. J'étais un peu inquiète de Jacques, qui a passé quatre jours à la ferme de Blosse, et qui ne m'a pas écrit pendant tout ce temps, bien qu'il envoyât tous les jours un courrier à Sylvia; enfin, ils m'ont avoué ce matin que Jacques avait été très-malade et presque mourant pendant plusieurs heures. Il est encore d'une pâleur mortelle; jamais je ne l'ai vu si beau qu'avec cet air abattu et mélancolique. Il y a dans ses manières une langueur et dans ses regards une tendresse qui me rendraient folle de lui si je ne l'étais déjà. Mais je te demande pardon; cela est en contradiction ouverte avec ce que ta sagesse et ta pénétration ont décrété. Heureusement Jacques n'a pas apposé sa signature à ces majestueux arrêts, et jamais je ne l'ai vu si expansif et si tendre avec moi. En vérité, les beaux jours de notre passion sont revenus, ne t'en déplaise, ma chère Clémence.
Pour continuer ce récit, je te dirai donc que j'avais donné rendez-vous à Octave, et que pendant le déjeuner, le son du hautbois s'est fait entendre sous la fenêtre. Il fallait voir la figure des domestiques! «Le revenant, le revenant en plein jour! disaient-ils d'un air stupéfait.—Allons, Fernande, m'a dit Jacques en souriant, va chercher ton protégé;» et, comme Octave achevait son chant, Sylvia et mon mari ont battu des mains en riant. J'ai quitté la table et j'ai mis ma serviette sur la tête d'Octave pour en faire un revenant. Il est entré ainsi d'un air mystérieux, et je l'ai conduit aux pieds de Sylvia, qui lui a découvert la figure, et lui a donné un soufflet sur une joue et un baiser sur l'autre. Jacques l'a embrassé et l'a invité à rester avec nous tant qu'il voudrait, en lui promettant de rendre Sylvia plus humaine pour lui. Octave était ému et timide comme un enfant; il s'efforçait d'être gai, mais il regardait Sylvia avec une expression de crainte et de joie. Moi, qui ai bonne espérance de tout cela, et qui ai retrouvé aujourd'hui Jacques si aimable pour moi, j'étais transportée au point de pleurer comme une niaise à chaque mot qu'on disait de part et d'autre. Enfin, nous avons fait déjeuner Octave, qui n'avait pas mangé de la journée et qui s'est mis à dévorer. Il était assis entre Sylvia et moi; Jacques fumait près de la fenêtre, et nous ne nous parlions plus qu'avec les yeux; mais que de joie et de bien-être nous avions tous dans le coeur! Sylvia plaisantait un peu Octave sur ce grand appétit, qui n'avait rien, disait-elle, du héros de roman. Il s'en vengeait en lui baisant les mains, et de temps en temps il pressait la mienne; il me l'a baisée aussi en se levant de table, et Jacques, s'approchant de nous, lui a dit en m'embrassant: «Je vous remercie d'avoir de l'amitié pour elle, Octave; c'est un ange, et vous l'avez deviné.» Le reste de la journée s'est passé à courir et à faire de la musique. Le berceau de mes enfants est toujours auprès de nous, que nous nous mettions au piano ou que nous soyons assis dans le jardin. Octave a comblé mes jumeaux de caresses et de petits soins; il aime les enfants à la folie, et trouve les miens charmants; il les endort au son du hautbois d'une manière magique, comme tu dis, et Jacques se plaît beaucoup à voir opérer le magicien. Enfin, nous avons eu un jour bien beau et bien pur. Nous allons avoir, j'espère, une vie un peu différente de celle que, dans ta riante imagination, tu m'avais préparée. Je suis vraiment désolée d'avoir à te contrarier, ma bonne Clémence, en te déclarant que cette fois ton grand savoir est en défaut, et que je ne suis pas encore perdue. Je te remercie de l'arrêt irrévocable par lequel tu me condamnes à l'être avant peu; la prédiction me paraît charitable et l'expression fort belle; mais je te demanderai la permission d'attendre encore quelques jours avant de me laisser choir dans le précipice. Et toi, Clémence, quand te maries-tu? Est-ce que tu ne t'ennuies pas un peu du célibat? Es-tu toujours bien contente d'être au couvent à vingt-cinq ans? N'est-ce pas une bien belle chose d'être veuve, indépendante et sans amour? J'envie ton sort! Tu ne te perdras pas; tu t'es mise derrière la grille et sous les verrous pour être plus sûre de ton bonheur et de ta vertu; tu sais qu'ainsi gardés ils ne s'échapperont pas. Permets-moi d'aimer encore mon mari quelques années avant d'entrer dans cette auguste permanence. Adieu, ma belle; bien du plaisir! Je vais tacher de prendre goût à ton sort, et de me détacher des affections humaines, pour entrer dans l'impassibilité du néant intellectuel.
LIII.
D'OCTAVE A HERBERT.
Je ne sais pas trop ce qui se passe dans ma tète; je ne dors pas, j'ai la fièvre, je suis comme un homme qui commence à s'énamourer; mais de qui serais-je amoureux, si ce n'est de Syivia? Pourtant je n'en sais rien; je vis auprès de deux femmes charmantes, et il me semble être également épris de toutes deux. Je suis ému, content, actif; je m'amuse de tout: j'ai des envies de rire comme un enfant et des envies de gambader comme un jeune chien. Peut-être que j'ai enfin trouvé la manière de vivre qui me convient. Ne rien faire d'obligatoire; m'occuper doucement de dessin et de musique, habiter un beau et tranquille pays avec d'aimables amis, aller à la chasse, à la pêche, voir autour de moi des êtres heureux du même bonheur et remplis des mêmes goûts; oui, cela est une douce et sainte vie.
Je t'avouerai que je commençais à devenir sérieusement amoureux de Fernande lorsque heureusement Sylvia a découvert le roman et l'a terminé avec quelques reproches et une poignée de main. Elle a bien fait: ce roman me montait trop au cerveau; ces rendez-vous, ces forêts, ces nuits d'été, ces billets, ces douces confidences, Fernande affligée de la froideur de son mari, et répandant ses belles larmes dans mon sein, tout cela devenait trop enivrant pour ma pauvre tête. Je ne pensais pas plus à Sylvia que si elle n'eût jamais existé, et je fuyais toutes les occasions de réussir dans ma prétendue entreprise. Je ne saurais avoir beaucoup de remords de toutes les folies qui m'ont passé par l'esprit durant ces jours de bonheur et d'imprudence. Quel autre à ma place n'eût fait pis? Mais je suis un scélérat fort ingénu, et je trouve mon bonheur dans la pensée et dans l'espoir du crime plutôt que dans le crime lui-même. J'ai horreur des plaisirs qu'il faut acheter par des perfidies et payer par des remords. Attirer Fernande à un rendez-vous et baiser doucement ses mains, en m'entendant appeler son ami et son frère, me semblait beaucoup plus agréable que de recevoir les embrassements de la passion et du désespoir.... Je n'ai jamais séduit personne, et je ne crois pas que les reproches et les terreurs d'une femme rendent bien heureux; et puis il y a un étrange plaisir à protéger et à respecter une pudeur qui se confie et s'abandonne à vous! L'idée que j'étais le maître de bouleverser cette âme naïve et de ravir ce trésor suffisait à mon orgueil; je goûtais un raffinement de vanité à la voir se livrer, et à ne pas vouloir abuser de sa confiance.
Cependant je commençais à être trop ému; je ne savais plus ce que je disais, et si Fernande n'a pas deviné ce qui se passait en moi, il faut qu'elle soit aussi pure qu'une vierge. Je crois en effet qu'elle est ainsi, et cela augmente mon respect, mon enthousiasme, dirai-je mon amour? Eh bien, oui, pense de moi ce que tu voudras, je suis amoureux d'elle au moins autant que de Sylvia. Qu'est-ce que cela fait? Je ne serai plus l'amant de Sylvia, et je ne chercherai jamais à être celui de Fernande. Sylvia m'a déclaré formellement, clairement et obstinément, que nous serions désormais amis, et rien de plus. Je ne sais si c'est un parti pris ou une épreuve à laquelle elle veut me soumettre; pour moi, je suis un peu las de ses caprices, et je sens que le dépit m'aidera puissamment à m'en consoler. Ce qu'il y a de certain, c'est que Sylvia se trompe si elle me croit d'humeur à accepter son pardon plus tard; je renonce à son amour, et le mien achèvera de s'éteindre avant qu'elle ait pris soin de le rallumer.
Malgré cette passion étrange et les rapports un peu problématiques que nous avons ensemble, il est impossible d'avoir une existence plus douce que la nôtre. Jacques, Sylvia et Fernande sont des amis d'élite certainement, des intelligences pures et dégagées de tous les préjugés, de toutes les considérations étroites et vulgaires. Sylvia va trop loin dans cette indépendance pour rendre un amant heureux; mais, à ne la contempler qu'à la lumière de l'amitié, c'est un être d'une originalité sublime. Jacques a beaucoup de ses idées et de ses sentiments; mais il est moins absolu, et son caractère est plus aimable et plus doux. Je ne le connaissais pas, je l'avais mal jugé; la manière dont il m'a accueilli, la confiance qu'il me témoigne, la loyauté avec laquelle il accepte ma prétendue amitié pour sa femme, ont quelque chose de si noble et de si grand que je me mépriserais du jour où je songerais à le trouver ridicule. Trahir cette confiance, c'est une idée qui me fait horreur, une tentation que je n'ai pas besoin de combattre. L'amour que Fernande a pour lui, et que j'admire comme un des côtés les plus divins de son âme, suffit pour la préserver à jamais. Je ne sais pas comment je ferai pour me séparer d'elle, pour renoncer à passer mes jours à ses côtés, mais il est certain que je m'en séparerai sans lui laisser d'amertume et sans emporter de remords.
Je voudrais trouver un moyen de m'établir dans leurs environs et de les voir tous les jours sans demeurer chez eux, et sans dépendre d'un caprice de Sylvia, qui peut m'éloigner demain du toit qu'elle habite sans que j'aie rien à dire, puisque je suis censé n'y être que pour elle et d'après sa permission. Il y a une jolie petite maison qui a servi autrefois de presbytère, et qui est dans une situation délicieuse, à une demi-lieue dans la montagne; si je pouvais faire déguerpir le vieux militaire qui l'occupe en lui payant le double de son loyer, je serais le plus heureux et le mieux logé des hommes. Envoie-moi une petite somme que mon régisseur te portera, et toute la musique qui est dans ma chambre. Si je m'établis dons mon presbytère, je veux que tu viennes passer le reste de la belle saison avec moi. Tu es un peu amoureux de Sylvia, quoique tu ne t'en sois jamais vanté. Nous vivrons tous deux de chasse, de pèche, de musique et d'amour contemplatif.
LIV.
DE FERNANDE A CLÉMENCE.
Non, mon amie, non, je ne suis pas en colère; il est possible que j'aie eu un moment d'aigreur et d'ironie en te répondant: ta lettre était si dure et si cruelle! mais je le jure que la mienne a suffi pour épancher tout mon dépit, et qu'après l'avoir écrite je n'ai pas plus pensé à notre querelle que s'il ne se fût rien passé. Si j'ai été trop loin dans ma réponse, pardonne-moi, et, une autre fois, ménage-moi un peu plus. Vraiment, je n'avais pas mérité des leçons si dures; je m'étais conduite un peu follement, il est vrai; mais mon coeur était resté si étranger aux sentiments que tu me supposes, que, cette fois, je ne pouvais accepter ton arrêt comme une vérité utile. Il me semblait voir dans ta manière de me traiter une sorte de mépris que je ne pouvais pas et que je ne devais pas supporter. Pour l'amour de Dieu, n'en parlons plus jamais! Tu m'as boudée bien longtemps, et tu as attendu trois lettres de moi pour me dire enfin que tu étais fâchée. J'espère que tu verras dans ma persévérance à t'écrire une amitié à l'épreuve des mortifications de l'amour-propre: il en doit être ainsi. Oublie donc toute rancune, et reviens à moi comme je reviens à toi, sincèrement et avec joie.
Tu me montres tant d'indifférence et tu te déclares si étrangère désormais à ce qui me concerne, que je n'ose presque plus t'en parler. Cependant je veux te forcer à reprendre notre correspondance telle qu'elle était. Il m'était si agréable de te raconter toute ma vie, semaine par semaine! Il me semblait avoir allégé mes chagrins de moitié quand je te les avais confiés; il est vrai qu'à présent je n'ai plus de chagrins. Jamais je n'ai été plus heureuse et plus tranquille. Toutes les petites blessures que nous nous faisions, Jacques et moi, sont à jamais cicatrisées; rien ne nous fait plus souffrir: nous nous entendons sur tout, nous nous devinons. J'étais bien coupable envers lui, et je ne conçois plus, comment j'ai pu l'accuser si souvent, lui qui n'a qu'une pensée et qu'un voeu dans l'âme, mon bonheur. Tout cela me semble un rêve aujourd'hui, et je ne peux m'expliquer ce que j'étais alors; peut-être que nous étions trop seuls vis-à-vis l'un de l'autre et trop inoccupés. Un peu de société et de distraction est nécessaire a mon âge et même à celui de Jacques; car il est aussi plus heureux depuis que nous vivons en famille. Je t'ai dit qu'Octave s'était installé à une demi-lieue d'ici, dans une petite habitation charmante où nous allons tous lui demander à déjeuner une ou deux fois par semaine. Pour lui, il vient tous les jours nous trouver. Il a eu cet été, pendant deux mois, un de ses amis, M. Herbert, un brave Suisse plein de franchise et de douceur. Nous ne faisions que chasser, manger, rire, aller en bateau, chanter; et quelles bonnes nuits de sommeil après toute cette fatigue et cette gaieté! Sylvia est l'âme de nos plaisirs. Je ne sais dans quels termes elle est avec Octave; il ne se plaint pas d'elle, et, quoiqu'ils se prétendent amis seulement, je crois fort qu'ils sont plus amants que jamais. Sylvia devient tous les jours plus belle et plus aimable; elle est si forte, si active, qu'elle nous entraîne dans son activité comme dans un tourbillon. Elle est toujours éveillée la première, et c'est elle qui arrange la journée et décrète nos amusements; elle en prend si bien sa part qu'elle nous force à nous amuser autant qu'elle. Jacques, avec son sang-froid, est le plus comique et le plus amusant de nous tous; il fait toutes sortes de drôleries et d'espiègleries avec une gravité imperturbable, et sa manière d'être fou est si douce, si gentille et si peu bruyante, qu'on ne s'en lasse jamais. Octave est plus turbulent, il est si jeune! il saute, il court, il joue dans nos prés comme un poulain échappé. Son ami Herbert, quand il était ici, était chargé de la lecture pendant que nous dessinions ou que nous brodions les jours de pluie ou de trop grande chaleur. Au milieu de ce bonheur, mes enfants poussent comme de petits champignons; c'est à qui les aimera le plus. Jamais je n'ai vu d'enfants si gâtés et si caressés; Octave est celui de tous que ma fille préfère; il se couche par terre sur le tapis où elle se roule au soleil, et pendant des heures entières elle s'amuse à passer ses petites mains dans les longs cheveux blonds de son ami. Sylvia est la favorite de mon fils; elle le tient sur ses genoux en jouant du piano avec une main, et il l'écoute comme s'il comprenait le langage des notes; de temps en temps il se tourne vers elle avec un sourire d'admiration et cherche à parler; mais il ne fait entendre que des sons inarticulés, qui, au dire de Sylvia, sont des réponses très-précises et très-logiques au langage du piano. Il faut voir ses interprétations et la traduction qu'elle fait de ses moindres gestes, et le sérieux, le recueillement avec lequel Jacques écoute tout cela. Ah! nous sommes bien enfants tous, et bien heureux!
Depuis qu'Herbert est parti et que le froid commence à se faire sentir, nous sommes un peu plus sédentaires. Nous avons encore pourtant de belles journées d'automne, et nos soirées ont pris une tournure de mélancolie délicieuse. Sylvia improvise au piano, et, pendant ce temps, nous sommes assis tout pensifs autour de l'âtre où pétille le sarment. Sylvia ne s'approche jamais du feu; elle est d'un tempérament sanguin, et craint toujours que le sang ne lui monte à la tête. Mon vieux fumeur de Jacques va et vient par la chambre, et de temps en temps donne un baiser à sa soeur et à moi; puis il tape sur l'épaule d'Octave en lui disant: «Est-ce que tu es triste?» Octave relève la tête, et nous nous apercevons quelquefois que son visage est couvert de larmes. C'est l'effet des improvisations étranges et tour à tour tristes et folles de Sylvia. Alors Jacques et Octave se racontent les divers rêves poétiques qu'ils ont faits pendant le chant et les modulations de piano. Il est étrange de voir comme les mêmes notes et les mêmes sons agissent différemment sur les nerfs de chacun d'eux; quelquefois Jacques est à cheval sur la bête de l'Apocalypse quand Octave est endormi sur la paille d'une prison; d'autres fois c'est Jacques qui est atterré de tristesse dans quelque désert épouvantable, tandis qu'Octave vole avec les sylphes autour du calice des fleurs au clair de la lune. Bien n'est plus amusant que d'entendre les fantaisies qui leur passent par l'esprit. Sylvia s'en mêle rarement: c'est la fée qui évoque les apparitions et qui les contemple sans émotion et en silence, comme des choses qu'elle est habituée à gouverner. Ce qui l'amuse le plus, c'est de voir l'effet de la musique sur le chien de chasse d'Octave, et d'interpréter les singuliers gémissements qui lui échappent à de certaines phrases d'harmonie; elle prétend qu'elle a trouvé l'accord et la combinaison des sons qui agissent sur la fibre de ce vaporeux animal, et que ses sensations sont beaucoup plus vives et plus poétiques que celles de ces messieurs. Tu ne saurais t'imaginer combien ces folies nous occupent et nous divertissent. Quand on est plusieurs à s'aimer comme nous faisons, toutes les idées, tous les goûts deviennent communs à tous, et il s'établit une sympathie si vive et si complète, qu'une seule âme semble animer plusieurs corps.
Adieu, mon amie, écris-moi donc; et, comme tu as pris autrefois part à mes chagrins, prends part à ma joie.
TROISIEME PARTIE.
LV.
D'OCTAVE A FERNANDE.
Fernande, je n'en puis plus, j'étouffe, cette vertu est au-dessus de mes forces, il faut que je parle et que je fuie, ou que je meure à vos pieds; je vous aime, il est impossible que vous ne le sachiez pas. Jacques et Sylvia sont des êtres sublimes, mais ce sont des fous, et moi aussi je suis un insensé, et vous aussi, Fernande. Comment ont-ils pu, comment avons-nous pu croire que je vivrais entre Sylvia et vous, sans aimer passionnément l'une des deux? Longtemps je me suis flatté que je n'aimerais que Sylvia; mais Sylvia ne l'a pas voulu. Elle m'a repoussé avec une obstination qui m'a rebuté, et mon coeur peu à peu lui a obéi; il s'est rangé sans colère et sans effort à l'amitié, et il est certain que ce sentiment, entre elle et moi, m'a rendu bien plus heureux que l'amour. C'est ainsi que j'aurais dû l'aimer toujours, et c'est ainsi que je l'aimerai toute ma vie, avec calme, avec force, avec vénération. Mais vous, Fernande, je vous aime mille fois plus que je ne l'ai jamais aimée, je vous aime avec emportement, avec désespoir, et il faut que je parte! oh! Dieu! oh! Dieu! pourquoi vous ai-je connue?
Vous me demandez tous les jours pourquoi je suis triste, vous vous inquiétez de ma santé; vous ne comprenez donc pas que je ne suis pas votre frère et que je ne peux pas l'être? Vous ne voyez pas que je bois le poison par tous les pores, et que votre amitié me tue? Que vous ai-je fait pour que vous m'aimiez avec cette tendresse et cette douceur impitoyables? Chassez-moi, maltraitez-moi, ou parlez-moi comme à un étranger. Je vous écris dans l'espoir de vous irriter; quelque chose que vous fassiez, quelque malheur qui m'arrive, ce sera un changement; le calme étouffant où nous vivons m'oppresse et me rendra fou. J'ai été longtemps heureux auprès de vous. Votre amitié, qui m'irrite et me fait souffrir aujourd'hui, était, dans les premiers mois, un baume divin répandu sur les blessures d'un coeur déchiré. J'étais incertain, agité, plein d'un espoir inconnu, transporté de désirs que je ne savais pas expliquer, et dont le but me semblait être l'éternité avec vous. J'étais si fatigué des choses de la terre, Sylvia m'avait rendu l'amour si fâcheux et si rude dans les derniers temps, et ce que j'avais souffert pour la perdre, la retrouver et la perdre encore, m'avait tellement brisé, que je n'espérais presque plus rien en ce monde, et que je me sentais dans une disposition à me nourrir de rêves et de chimères. Il faut que je vous dise toute ma folie; dès que je vous vis, je vous aimai, non d'une amitié paisible et fraternelle, comme je m'en vantais, mais d'an amour romanesque et enivrant. Je m'abandonnais à ce sentiment à la fois vif et pur; si j'avais été repoussé et contrarié, peut-être serait-il devenu dès lors une passion violente; mais vous m'accueillîtes avec tant de confiance et d'ingénuité! Jacques ensuite m'appela si loyalement à partager le bonheur de vous voir tous les jours, que je m'habituai à vous contempler sans oser vous désirer. Je pensais alors que cela me suffirait toujours, ou je me disais du moins que le jour où ce sentiment me ferait trop souffrir, j'aurais toujours la force de m'en aller; à présent, je me sens plus volontiers la force de mourir.
Où est-il ce temps où un baiser sur votre main me rendait si heureux? où un regard de vous me restait dans les yeux et dans l'âme pour toute une nuit? Je me confesse à vous, Fernande, je vous possédais dans mon sommeil, et cela me suffisait. L'amour encore mal éteint que j'avais eu pour Sylvia se rallumait de temps en temps, et je donnais le change à mon coeur, selon les circonstances qui me rapprochaient d'elle ou de vous plus intimement. Combien de fois j'ai pressé dans mes bras un fantôme qui avait vos traits et les siens, et dont la longue chevelure d'ébène, mêlée à des flocons de soie dorée, reposait éparse sur mon coeur et sur mes épaules! Dans le délire de ces nuits heureuses, je vous appelais tour à tour, j'invoquais l'affection de l'une de vous, et il me semblait vous voir toutes deux descendre du ciel et me donner un baiser au front; mais insensiblement les traits de Sylvia s'effacèrent, et le fantôme ne m'apparut que sous les vôtres. Quelquefois encore, par habitude, par effroi, par remords peut-être, j'appelais l'image de votre compagne, mais elle ne me répondait plus; et vous passiez sans cesse devant mes yeux, comme une révélation de mon destin, comme une prophétie obéissant à l'ordre de Dieu. Alors je m'abandonnai à ma passion, et je commençai à souffrir; mais je vous offrais ma douleur en sacrifice. Je vous voyais éprise de Jacques avec raison; j'estime et je vénère cet homme: pouvais-je désirer lui arracher le bien le plus précieux qu'il ait au monde? J'aimerais mieux l'assassiner. Longtemps cette idée de vertu et de dévouement a soutenu mon courage; je me disais bien qu'il serait plus prudent et plus facile de vous fuir que de me taire éternellement; mais il était trop tard, je ne le pouvais plus: tout me semblait supportable plutôt que de cesser de vous voir. Il y a huit mois que je me tais; j'ai supporté héroïquement ce terrible hiver passé à vos côtés, sans distraction et presque tête à tête, car vous ne pouvez pas disconvenir que nous faisons deux à nous quatre: Jacques et Sylvia font un, vous et moi faisons un autre; ils se comprennent en tout, et nous nous comprenons de même. Quand nous sommes tous ensemble, nous sommes comme deux amis qui s'entretiennent de leurs plaisirs et de leurs peines, et qui se révèlent mutuellement ce qu'ils éprouvent et ce qu'ils sont. Vous et moi nous ne nous racontons rien, nous n'avons qu'une âme, et nous n'avons pas besoin de nous exprimer ce que nous sentons en commun. Cette impérieuse et enivrante sympathie dont je m'abreuve en silence, j'ai pourtant besoin de l'épancher. Ce n'est pas par des mots que nous pouvons nous comprendre; ils sont inutiles; nos regards et le battement de nos coeurs se répondent. Mais il faut des embrassements et des étreintes ardentes à ce feu qui s'allume et s'avive chaque jour de plus en plus; car tu m'aimes, peut-être!... Ah! pardonnez-moi, Fernande, je deviens fou. Adieu, adieu! je partirai demain. Ne me méprisez pas; j'ai fait ce que j'ai pu, mes forces ne vont pas au delà.
LVI.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Octave, Octave, que fais-tu? où t'égares-tu? Tu es fou, mon ami! Tu es mon frère; tu l'as juré devant Dieu et devant moi; tu ne peux pas te parjurer, tu ne peux pas te souiller à ce point, toi que je connais si noble et si pur. Est-ce que je pourrais t'aimer autrement qu'une soeur aime son frère? Quelles pensées affreuses harcellent ta pauvre tête? Tu es malade. O mon cher Octave! tu souffres, je le vois; des fantômes évoqués par la fièvre troublent ton sommeil; la raison, la mémoire et le jugement t'abandonnent. Tu crois avoir de l'amour pour moi; et, si j'y répondais, tu aurais horreur de cet amour comme d'un forfait. Non, mon ami, tu ne m'aimes pas comme tu le crois; tu as besoin d'aimer, et tu te méprends. C'est Sylvia que tu aimes; et si ce n'est plus elle, c'est un être que tu désires, et qui existe pour toi dans quelque autre lieu où il faut aller le chercher. Oui, tu as raison, pars, voyage; il faut distraire ta folie. Hélas! tu n'as pu vivre ici, et je croyais que nous pouvions vieillir ensemble, et j'étais si heureuse de cette idée! Mais tu guériras, et tu reviendras, Octave; tu reviendras avec une compagne digne de toi, et notre bonheur à tous sera plus pur et plus paisible. Tu dis que je dois avoir deviné ton amour; j'aurais vécu mille ans ainsi, près de toi, dans cette confiance sacrée en ta parole, sans jamais songer qu'il te fût possible de te parjurer, même dans le secret de ton coeur. Et aujourd'hui encore, je suis sûre que tu t'abuses; je contemple ta douleur avec la stupeur et la sollicitude que j'aurais si je te voyais atteint d'un mal subit, d'une attaque de folie ou de terribles convulsions. Que pourrais-je penser alors? Rien, sinon que ton mal me ferait autant souffrir que toi-même. Comment pourrais-je m'en irriter ou m'en croire coupable? Je te soignerais avec tendresse, j'essaierais de te calmer par de douces paroles, par de saintes caresses, et cela te ferait du bien. Mon ami bien-aimé, reviens à toi, reviens à nous; oublie cette funeste secousse. Brûlons ces deux lettres, et qu'il n'en soit jamais question. Tout cela est un rêve; il ne s'est rien passé. Personne n'a entendu les paroles que tu as proférées dans le délire; elles sont ensevelies dans mon coeur, et n'en ont point altéré le calme et la tendresse. Une amitié comme la nôtre peut-elle être brisée par un instant d'erreur et de souffrance? Pars, mon ami; mais reviens sans crainte et sans honte aussitôt que tu seras guéri. Cet éclair n'aura pas laissé de trace sinistre dans notre beau ciel, et tu nous retrouveras tels que tu nous laisses.
LVII.
D'OCTAVE A FERNANDE.
Tu as raison, ma soeur bien-aimée, je suis fou; mon cerveau et mon coeur sont malades; il faut que j'aie du courage et que je parte. Tu es un ange, Fernande; quel billet tu m'écris! Ah! tu ne sauras jamais le bien et le mal qu'il me fait. Persuade-toi que c'est une maladie, et tâche de me persuader que j'en guérirai et que je pourrai revenir, car l'idée de te quitter pour toujours est au-dessus de mes forces. Invoque ma parole et la sainteté de nos liens; invoque le nom respecté et chéri de Jacques; dis-moi tout ce qu'il faut me dire pour me donner la force dont j'ai besoin. Oh! je l'aurai, Fernande; ta douceur et ta compassion nous sauvent tous les deux. Je ne m'étais pas attendu à cette tendresse miséricordieuse avec laquelle tu me plains en me repoussant; j'espérais que tu me repousserais durement, et que je pourrais t'aimer et t'estimer moins. Alors, malheur à toi, je serais resté, et j'aurais peut-être réussi à te perdre. Mais que puis-je faire devant une vertu si calme et si compatissante? Le dernier des lâches tomberait à genoux devant toi, et tu sais que je suis un honnête homme; j'aurai du coeur. Adieu, Fernande; adieu, ma soeur chérie; adieu, mon seul et dernier amour; je deviendrai ce qu'il plaira à Dieu; je guérirai ou je mourrai. Il ne s'agit pas de cela; l'important, c'est que tu restes heureuse et pure; je partirai avec cette idée, et elle me soutiendra.
Il faut que vous me pardonniez un vol que je vous ai fait: le bracelet que vous m'avez jeté par la fenêtre, un soir que vous me prîtes pour Jacques, ne m'a jamais quitté. Celui que vous avez est une copie exacte que j'ai fait faire à Lyon, et que je vous ai rendue pour ne pas vous offenser par ma résistance. Je n'ai pas eu le courage de me séparer de ce premier gage d'une affection qui m'est devenue si nécessaire et si funeste; aujourd'hui que je sens mon coeur criminel, je n'oserais emporter ce bracelet sans votre permission. Vous ne pouvez pas me le refuser, quand je pars, peut-être pour toujours. J'accomplis le plus terrible des sacrifices; serez-vous sans pitié? Je paierai mon dévouement de ma vie peut-être, et votre générosité ne vous coûtera rien, car personne ne pourra deviner la supercherie. J'ai fait effacer de l'écusson de mon bracelet le chiffre de Jacques, qui était enlacé au vôtre, et je l'ai fait remplacer par le mien. Si, à ce moment affreux et solennel où je vous quitte, vous m'accordez ce gage d'amitié et de pardon, il me deviendra plus cher que jamais.
Je dirai ce soir que je pars demain; je trouverai un prétexte; je promettrai de revenir. Soyez tranquille, je ne me trahirai pas. Mais partirai-je sans te dire adieu, sans couvrir tes mains de mes larmes? N'évite pas de te trouver seule avec moi, comme tu fais depuis hier, Fernande; que crains-tu donc? n'es-tu pas sûre de toi? Et si j'avais un instant de faiblesse et de désespoir, ne sais-tu pas qu'avec un mot tu me verrais à tes genoux, le plus silencieux et le plus résigné des hommes? Ah! ne me fuis pas, ne me fais pas souffrir pendant ce dernier jour que je vais passer près de toi. Si mes larmes te font du mal, si mes plaintes te fatiguent, aie du courage aussi; il m'en faut bien davantage pour te quitter. Songe que ta tâche sera finie demain, et que la mienne va commencer, affreuse, éternelle! Songe que je suis sur les marches de l'échafaud, et que Dieu te tiendra compte d'une parole de miséricorde que tu m'auras accordée en m'envoyant au martyre.
LVIII.
D'OCTAVE A FERNANDE.
O mon ange, ô ma bien-aimée, nous sommes sauvés! que Dieu te couvre de ses bénédictions, ô la plus pure et la plus sainte de ses créatures! Oui, tu as raison, on a la force qu'on veut avoir, el le ciel n'abandonne point au danger ceux qui se recommandent à lui dans la sincérité de leur coeur. Que serais-je devenu loin de toi? Mon âme se serait souillée de regrets, de fureurs, de projets, et peut-être d'entreprises insensées pour te retrouver et te ressaisir, au lieu que tu m'aideras à être vertueux et tranquille comme toi. Le continuel spectacle de ta sérénité angélique fera passer le même calme dans mon coeur et dans mes sens. J'étais perdu si tu me retirais ta main secourable; laisse-moi la coller à mes lèvres, et qu'elle me conduise où elle voudra. Je suis résigné à tous les sacrifices; je me tairai et je guérirai. Eh! ne suis-je pas déjà guéri? n'ai-je pas fait l'essai de mes forces durant ces heures de la nuit que tu m'as laissé passer dans ta chambre? J'étais fou quand je me suis levé pour t'aller dire adieu. Et ce Jacques que le hasard fait partir précisément hier soir, au milieu du plus terrible accès de ma fièvre et de mon égarement! An! c'était la volonté de la Providence. Si tu avais refusé de me voir, j'enfonçais ta porte; je ne savais plus ce que je faisais; mais tu m'as ouvert, et tu as bien fait. Est-ce qu'il y a au monde un emportement, un délire, qui puisse résister à la sainte confiance d'un être aussi chaste, aussi divin que toi? Tu ne dormais pas non plus, ô mon enfant chéri! tu n'étais pas même déshabillée, et tu priais pour moi! ange du ciel, Dieu t'a exaucée! Quand je t'ai vue si belle, si candide avec ta robe blanche et les cheveux blonds épars sur tes épaules, avec ton sourire affectueux sur les lèvres, et tes grands yeux encore humides des larmes que tu avais versées pour moi, il m'a semblé voir une vierge de l'Elysée, et je suis tombé à tes pieds comme devant un autel. Oh! comme tu as écouté ma douleur, comme tu as essuyé mes larmes avec une ineffable tendresse! et tu m'embrassais en pleurant toi-même, ô sublime imprudente! Mais quel être immatériel es-tu donc? et quelle puissance divine as-tu reçue d'en haut pour calmer les fureurs du désespoir avec les caresses qui devraient les allumer? Tes lèvres étaient si fraîches sur mon front! Il me semblait qu'un baume ineffable passait dans toutes mes artères, et que mon sang devenait aussi pur, aussi paisible que celui de tes enfants endormis auprès de nous. Oh! qu'ils sont beaux, tes enfants, et combien je les aime! Il y a déjà sur le visage de ta fille un reflet de ton âme virginale! Je te l'aurais enlevée, si tu m'avais chassé; je n'aurais pu abandonner ce berceau où je l'ai endormie si souvent; car mon âme se brisait à l'idée de vivre seul et abandonné, moi qui, depuis huit mois, vis d'affections ineffables. Avec toi, mon plus précieux trésor, que de biens j'allais perdre: l'amitié de Sylvia, qui est si grande, si éclairée, si belle! et celle de Jacques, que je paierais de mon sang! Où aurais-je retrouvé des coeurs semblables? Qui m'aurait fait une vie supportable loin de vous tous?
Bénie sois-tu, ma Fernande! tu n'as pas voulu mon désespoir, et quand je t'ai demandé si tu croyais qu'il nous fût possible de vivre l'un près de l'autre sans danger, c'est Dieu qui a dicté ta réponse. Ah! ce oui! comme tu l'as dit avec enthousiasme et avec confiance! il m'a frappé d'une commotion électrique; je m'attendais si peu à cette parole d'encouragement et de pardon! Un instant, un mot a suffi pour faire de moi un autre homme. Puisque tu es sûre de moi, je le suis aussi; c'était une lâcheté de fuir quand je pouvais me vaincre; et d'ailleurs est-ce donc si difficile? Je ne conçois plus pourquoi j'ai été en proie à ces agitations frénétiques; c'est que le danger est toujours plus terrible de loin que de près; c'est que, d'ailleurs, quand je croyais pouvoir succomber et t'entraîner avec moi, je ne te connaissais pas; je te prenais pour une femme comme les autres, et tu es une divinité qu'aucune souillure humaine ne peut atteindre. Je ne pouvais m'imaginer qu'au lieu de la crainte ou de la colère, quand je t'aurais avoué mes tourments, je trouverais sur ton front cette impassible confiance, et sur tes lèvres ce miséricordieux sourire. Je croyais que tu t'arracherais de mes bras avec effroi, et quand j'approcherais mes lèvres de ton visage pour te donner, comme les autres jours, un fraternel baiser, que tu te détournerais avec indignation. Mais ton innocence brave tous les périls vulgaires et les surmonte tranquillement. Ah! je saurai m'élever jusqu'à toi, et planer du même vol au-dessus des orages des passions terrestres, dans un ciel toujours radieux, toujours pur. Laisse-moi t'aimer, et laisse-moi donner encore le nom d'amour à ce sentiment étrange et sublime que j'éprouve; amitié est un mot trop froid et trop vulgaire pour une si ardente affection; la langue humaine n'a pas de nom pour la baptiser. Mais n'appelle-t-on pas amour aussi l'amitié des mères pour leurs enfants et l'enthousiasme de la foi religieuse? Ce que tu m'inspires participe de tout cela, mais c'est quelque chose de plus encore. Ah! sache qu'il faut bien t'aimer, Fernande, pour éprouver ce calme qui est descendu en moi depuis six heures. Chose étrange et délicieuse! en rentrant dans ma chambre, purifié par mes résolutions, apaisé par ton chaste embrassement, je me suis endormi du plus profond et du plus bienfaisant sommeil que j'aie goûté depuis trois mois, et je viens de m'éveiller plus calme et plus joyeux que je ne l'ai été de ma vie. Oh! quel bien m'ont fait tes paroles! Écris-moi, répète-moi tout ce que tu m'as dit, afin que je le relise à genoux si quelque nuage de mélancolie vient encore à passer dans mon beau ciel, et que je retrouve la pure lumière, ô étoile radieuse qui me conduis! Il me semble que je vois le soleil pour la première fois, tant la nature m'apparaît belle et jeune ce matin! Je viens d'entendre le premier coup de la cloche qui t'appelle au déjeuner, et j'ai tressailli comme à la voix d'un ami. Quelle belle vie! comme nous sommes heureux! Comme je demeure près de toi, Fernande! le vent d'ouest m'apporte les bruits de ta maison et les parfums de ton jardin. J'ai le temps de m'habiller et d'aller m'asseoir à la même table que toi, avant que Sylvia ait fini d'arranger méthodiquement ses livres et ses crayons dans le grand salon. Comment! je vais revoir tout cela! tout cela que j'ai cru quitter pour toujours, hier soir. Je vais encore rire et causer à cette table où il est permis de mettre les deux coudes, et d'où l'on peut se lever autant de fois qu'on veut pendant le repas? Je vais chanter encore avec toi le duo que nous aimons? Oh! quel jour de fête! Si tu savais comme la lune était belle à son coucher ce matin, quand j'ai traversé le vallon pour revenir chez moi! Comme l'herbe humide était semée de pâles diamants, et comme les premières fleurs des amandiers exhalaient une odeur fraîche et suave! Mais tu as joui de tout cela aussi, car tu étais à ta fenêtre, et je t'ai vue aussi longtemps que me l'a permis la distance. Tu me suivais des yeux, ô ma belle amie! tu m'accompagnais de tes voeux, tu demandais à Dieu de conserver pure en moi l'oeuvre de tes pieux efforts, cette nouvelle âme que tu m'as donnée, cette nouvelle vertu que tu m'as révélée! Allons, allons, je plie ma lettre et je pars; je viens de regarder dans la lunette d'approche qui est fixée sur ma fenêtre et braquée sur ta demeure; j'ai vu Sylvia avec sa robe bleue dans le jardin. Tu dors encore, mon petit ange, ou tu habilles tes enfants; je vais t'aider, et jouer du hautbois pour empêcher ta fille de crier quand tu lui mettras ses bas. Et notre Jacques! il revient ce soir, n'est-ce pas? je vais l'embrasser comme si je l'avais perdu pendant dix ans! Toi, je ne t'embrasserai plus, mais tu me laisseras baiser tes pieds et le bas de ta robe tant que je voudrai.
LIX.
DE FERNANDE A OCTAVE.
Ce qu'il y avait d'affreux et d'impossible, c'était de nous quitter. Je savais bien que vous auriez la force d'étouffer une pensée funeste plutôt que celle de m'abandonner. Je comptais sur votre amitié quand je vous ai dit: «Oui, tu le peux, reste Octave; renonce à des rêves coupables, fais un noble effort sur toi-même; ouvre les yeux, regarde comme tu es saintement aimé, comme tu peux être heureux entre ces trois amis qui te chérissent à l'envi l'un de l'autre, et comme tu vas souffrir dans la solitude avec le remords d'avoir désolé un de ces coeurs sincères, et le regret d'avoir affligé les deux autres par ton départ. Examine ton âme, et vois combien elle est belle, jeune et forte; ne peut-elle, entre deux sacrifices, choisir le plus noble et le plus généreux? n'es-tu pas sûr qu'elle gouvernera toujours tes passions? veux-tu que je croie que les sens chez toi commanderont au coeur? ne serai-je donc pas toujours là pour relever ton courage s'il venait à faiblir? seras-tu sourd à ma voix quand elle t'implorera? et ces douces larmes que tu verses maintenant, seront-elles taries quand les miennes couleront?» O cher Octave! en te parlant ainsi, je sentais Dieu m'inspirer; une confiance, une foi miraculeuse, descendaient en moi; j'avais comme une révélation de ce qui allait s'opérer entre nous, et ce fut un prodige en effet que ma resolution et ton enthousiasme en ce moment. Tu ne sais pas comme tu devins beau en tombant à genoux et en levant les bras vers le ciel pour le prendre à témoin de tes serments; comme ton visage pâle devint vermeil et animé; comme les yeux fatigués et presque éteints s'illuminèrent d'une flamme sublime. Ce rayon du ciel a laissé son reflet sur ta figure, et depuis hier tu as une autre expression, une autre beauté que je ne te connaissais pas. Ta voix aussi a changé; elle a quelque chose qui me pénètre comme une musique délicieuse, et quand tu lis tout haut, je n'écoute pas les mots, je ne comprends pas le sens des choses que tu dis; la seule harmonie de ta voix m'émeut et me donne envie de pleurer. Moi-même je me sens toute changée; j'ai des facultés nouvelles, je comprends mille choses que je ne comprenais pas hier; mon coeur est plus chaud et plus riche; j'aime mon mari, ma soeur Sylvia et mes enfants plus que jamais; et pour toi, Octave, je ressens une affection à laquelle je ne chercherai point de nom, mais que Dieu m'inspire et que Dieu bénit. Ah! que tu es grand et pur, mon ami! que tu es différent des autres hommes, et combien peu d'entre eux sont capables de te comprendre!
Que serais-je devenue si tu nous avais quittés? La seule pensée de te perdre me fait encore tressaillir douloureusement. Sais-tu, mon ami, combien tu nous es nécessaire, et à moi surtout? Ce que tu m'écrivais l'autre jour est bien vrai: nous ne faisons qu'un. Jamais deux caractères ne se sont convenus, jamais deux coeurs ne se sont compris comme les nôtres. Jacques et Sylvia se ressemblent et ne nous ressemblent pas, et c'est pour cela que nous les aimons tant; voilà pourquoi nous avons pu avoir de l'amour pour eux, mais nous ne pouvons en avoir l'un pour l'autre. Pour alimenter l'amour, Il faut, je crois, des différences de goûts et d'opinions, de petites souffrances, des pardons, des larmes, tout ce qui peut exciter la sensibilité et réveiller la sollicitude journalière. L'amitié, l'amour fraternel, si tu veux, est plus heureux et plus également pur; c'est un refuge contre tous les maux de la vie, c'est une consolation suprême aux douleurs que cause l'amour. Avant de te connaître, j'avais une amie dans le sein de laquelle je versais toutes mes douleurs, et quoiqu'elle fût bien acre et bien sévère dans ses réponses, la seule habitude de lui écrire tous les petits événements de ma vie me soulageait d'un grand poids. Tu as lu ses lettres, et tu as conclu en me conjurant de destituer cette confidente et de t'accorder ses fonctions. Je ne sais pas si elle était, comme tu le prétends, une fausse et mauvaise amie, mais elle était bien certainement au-dessous de toi, mon cher et bon Octave. Oh! qu'elle était loin, cette Clémence, d'avoir ta douceur et ta sensibilité! Elle m'effrayait, et tu me persuades; elle me menaçait de maux inévitables, et tu m'apprends à m'en préserver; car tu as au moins autant de raison et de jugement qu'elle, et, de plus, tu sais comment il faut me parler et me convaincre. Depuis que tu es ici, et que je me suis habituée à t'ouvrir mon coeur à chaque instant, je me suis guérie des petites maladies morales et corrigée des nombreux défauts qui compromettaient et troublaient mon bonheur. Tu m'as appris à accepter les souffrances de la vie journalière, à tolérer les imperfections de l'amour, à ne demander que ce qui est possible au coeur humain; tu m'as enseigné la justice, et tu m'as appris à aimer Jacques comme il faut l'aimer pour le rendre heureux. Mon bonheur et le sien sont donc ton ouvrage, ô mon cher ami! et je suis si accoutumée à avoir recours à toi en tout, que ma félicité serait ruinée du jour où je le perdrais; je retomberais peut-être dans mes anciens torts, et je perdrais le fruit de tes conseils. Reste donc, et ne parle jamais de t'éloigner. Notre vie sera plus belle encore qu'elle ne l'a été jusqu'ici. Mes enfants grandiront sous tes yeux, et nous les élèverons; nous prendrons de leur intelligence le même soin que nous prenons aujourd'hui de leurs petites personnes. Après eux et après Jacques, tu seras ce que j'aurai de plus cher au monde; car je t'aime encore mieux que Sylvia, et pourtant je regarde et je chéris Sylvia comme ma soeur. Mais ton caractère a bien plus de rapport avec le mien, et je me sens bien plus de confiance et d'entraînement vers toi; à présent surtout, il me semble que nous avons reçu un nouveau baptême, et que Dieu nous abandonnerait si nous l'invoquions séparément.
Garde mon bracelet, à une condition: c'est que tu y feras remettre le chiffre de Jacques, sans effacer le tien; qu'ils soient tous deux enlacés au mien, et que ton coeur ne me sépare jamais ni de lui ni de toi.
LX.
DE JACQUES A SYLVIA.
De la ferme de Blosse.
Tu me demandais hier pourquoi je viens si souvent à Blosse, et tu me reprochais de chercher la solitude depuis quelque temps. Il est vrai que jamais je n'ai senti si vivement le besoin d'être seul et de réfléchir. Ce lieu désert et plein d'aspects sauvages me plaît et me fait du bien. Je sens comme une main inexorable, mais paternelle encore dans sa rigueur, qui m'attire au fond de ces bois silencieux pour m'y enseigner la résignation. Je viens m'asseoir au pied de ces chênes séculaires que ronge la mousse, et j'y résume ma vie. Cela me calme.
Est-ce que tu ne sais pas ce que j'ai? Est-ce que tu ne t'es pas aperçue qu'Octave aime ma femme? Cet amour a été romanesque et innocent pendant bien longtemps; mais il prend de la violence, et si Fernande ne le voit pas encore, elle ne peut tarder à le voir. Nous avons été imprudents; les laisser ainsi ensemble! ils sont si jeunes! Mais que pouvions-nous faire? Tu ne pouvais pas feindre de revendiquer un amour que tu avais repoussé. Ta fierté se refusait à tout ce qui aurait eu l'apparence d'une ignoble jalousie et d'une vanité blessée. Pour moi, c'était bien pis; j'avais d'abord accusé injustement ces pauvres jeunes fous; je sentais que j'avais beaucoup à réparer envers eux, et la crainte de me tromper encore me forçait à fermer les yeux. Je t'avoue que, malgré l'évidence, j'hésite encore à croire qu'Octave soit amoureux d'elle. Il semblait si sûr de lui dans les commencements, et toute l'année dernière il a été si heureux auprès de nous! Mais depuis l'hiver il a été de plus en plus agité et distrait; à présent il est réellement malade de chagrin. C'est un honnête homme, il est devenu froid et sec avec moi. Il ne sait pas me dissimuler la gêne et le trouble que je lui cause; pourtant il m'aime sincèrement. Hier soir, quand je suis monté à cheval, il est venu avec moi, et il m'a parlé d'un voyage qu'il compte faire bientôt à Genève. J'ai compris qu'il voulait s'éloigner de Fernande; j'ai pressé sa main sans rien dire, et il s'est jeté dans mes bras en s'écriant: «Ah! mon brave Jacques!...» puis il s'est arrêté brusquement et m'a parlé de mon cheval. Pauvre Octave! il est malheureux, et c'est par notre faute; nous l'avons trop abandonné aux périls de la jeunesse. Mais où ne les aurait-il pas rencontrés? et où les eût-il combattus avec autant de vertu?
Il partira, j'en suis sûr, et peut-être à l'heure où je t'écris il est déjà parti. Il y avait sur sa figure quelque chose d'extraordinaire, comme s'il eût pris une résolution pénible mais ferme. Ce qui m'a fait partir sur-le-champ moi-même pour la ferme, c'est la grande altération que j'ai vue sur la figure de ma femme à l'heure du dîner; jusque-là j'étais convaincu qu'elle n'avait pas la plus légère idée de l'amour d'Octave; depuis ce moment je ne sais que penser. Il est vrai qu'elle est souffrante depuis quelque temps; le sevrage de ses enfants la fatigue, et l'abondance de son lait l'incommode encore souvent. Je n'ai pas voulu l'observer attentivement, cela me faisait peur; quoi qu'il pût s'être passé entre eux, du moment qu'Octave avait le courage de partir, je ne devais pas lui rendre plus amer le dernier jour peut-être qu'il avait à vivre auprès d'elle. Je suis sûr maintenant de la raison et de la prudence de Fernande; elle l'éloignera sans l'offenser et sans irriter sa passion par d'inutiles démonstrations de force. J'ai vu que je devais la laisser agir, et que ma confiance aveugle était la meilleure garantie possible de leur vertu.
Je n'ai aucune inquiétude, mais je suis triste et profondément las de moi. J'avais un ami sincère, aimable, dévoué, et il faut qu'il parte désespéré parce que je suis au monde! Vous aviez une belle vie, intime, riante et pure comme vos coeurs, et voilà qu'elle est gâtée, dérangée, empoisonnée, parce que je suis M. Jacques, le mari de Fernande! J'espère si peu en moi et en mon avenir, que je voudrais plutôt mourir et vous laisser tous heureux, que de conserver mon bonheur au prix de celui de l'un de vous. Mon bonheur! sera-t-il possible désormais, si Fernande a dans le coeur un regret profond? Et comment ne l'aurait-elle pas! Voilà ce qui m'a consterné hier. Elle l'aime peut-être... si cela est, elle ne le sait pas encore elle-même; mais l'absence et la douleur le lui apprendront. Et pourquoi partirait-il, s'il faut qu'elle le pleure et qu'elle me haïsse?
Non, elle ne me haïra pas, elle est si bonne et si douce! et moi je serai bon et doux avec elle; mais elle sera malheureuse, malheureuse par nos liens indissolubles... J'ai beaucoup pensé à cela avant que nous fussions mariés, et depuis quelque temps j'y pense encore; je verrai. Ne me parle pas, ne m'apprends rien sans que je t'interroge. Je crains que la première fois tu ne m'aies beaucoup trop rassuré sur leur amitié: ils étaient purs alors, et ils le sont encore; mais ils pouvaient se séparer aisément, et aujourd'hui il faut que leurs coeurs se brisent. Que Dieu nous pardonne, nous n'avons rien fait à mauvaise et coupable intention. Je retournerai demain au château; si Octave n'est point parti, je songerai à ce que je dois ou à ce que je puis faire.
LXI.
D'OCTAVE A FERNANDE.
Voici un mois bien étrange que nous passons ensemble, mon amie. Depuis le jour où vous m'avez commandé d'étouffer mon amour, je l'ai tellement couvert de cendres que j'ai cru parfois avoir réussi à l'éteindre. Je suis plus tranquille que je ne l'étais cet hiver, bien certainement; mais ce transport d'enthousiasme qui m'a fait tout promettre et tout sacrifier, vous auriez dû prendre un peu plus de soin pour le ranimer de temps en temps. Votre coeur semble m'avoir abandonné; et je tombe dans une tristesse chaque jour plus profonde. Est-ce que vous craignez de me trouver indocile à vos leçons? pourquoi me les avez-vous déjà retirées? Peut-être ma mélancolie vous fatigue; peut-être craignez-vous l'ennui que vous causeraient mes plaintes. Et pourtant il vous serait si facile de me consoler avec quelques mots de confiance ou de compassion! Ne connaissez-vous pas votre pouvoir sur moi? quand s'est-il trouvé en défaut? Vous êtes quelquefois cruelle sans vous en douter, et vous me faites un mal horrible sans daigner vous en apercevoir. Ne pourriez-vous, par exemple, me cacher un peu l'amour que vous avez pour votre mari? Votre âme est si généreuse et si délicate dans tout le reste! mais, en ceci, vous mettez une sorte d'ostentation à me faire souffrir: laissez cette vaine parade aux femmes qui doutent d'elles-mêmes. Vous aviez eu tant d'esprit, au milieu de votre miséricorde, dans les premiers jours! vous saviez si bien me dire les choses qui pouvaient me consoler, ou du moins adoucir ma peine! Quand vous parliez de votre mari, sans blasphémer un mérite que personne n'apprécie mieux que moi, sans nier une affection que je ne voudrais pas lui arracher, vous aviez le secret ineffable de me persuader que ma part était aussi belle que la sienne, quoique différente. A présent vous avez le talent inutile et cruel de me montrer combien sa part est magnifique et la mienne ridicule. Ne pouviez-vous me cacher ce tripotage d'enfants et de berceaux? me comprenez-vous? Je ne sais comment m'expliquer, et je crains d'être brutal; car je suis aujourd'hui d'une singulière âcreté. Enfin, vous avez fait emporter vos enfants de votre chambre, n'est-ce pas? A la bonne heure. Vous êtes jeune, vous avez des sens; votre mari vous persécutait pour hâter ce sevrage. Eh bien! tant mieux! vous avez bien fait: vous êtes moins belle ce matin, et vous me semblez moins pure. Je vous respectais dans ma pensée jusqu'à la vénération, et en vous voyant si jeune, avec vos enfants dans vos bras, je vous comparais à la Vierge mère, à la blanche et chaste madone de Raphaël caressant son fils et celui d'Élisabeth. Dans les plus ardents transports de ma passion, la vue de votre sein d'ivoire, distillant un lait pur sur les lèvres de votre fille, me frappait d'un respect inconnu, et je détournais mon regard de peur de profaner, par un désir égoïste, un des plus saints mystères de la nature providente. A présent, cachez bien voire sein, vous êtes redevenue femme; vous n'êtes plus mère; vous n'avez plus de droit à ce respect naïf que j'avais hier, et qui me remplissait de piété et de mélancolie. Je me sens plus indifférent et plus hardi. Ce sont là de mauvais moyens avec un homme aussi rustiquement candide que je le suis: vous pouviez bien rendre à votre mari le droit d'entrer la nuit dans votre chambre, sans le faire savoir à toute la maison, et à moi surtout.
LXII.
DE JACQUES A SYLVIA.
De la ferme de Blosse.
Il va falloir que je voyage, je ne sais pour combien de temps, mais il est nécessaire que je m'éloigne; je deviens antipathique, et c'est ce qu'il y a de pire au monde. Fernande aime Octave: cela est maintenant hors de doute pour moi. Hier, quand j'obtins qu'elle fît emporter ses enfants, dont les cris l'empêchent de dormir et la rendent réellement malade, je ne sais si tu remarquas la singulière contestation qui s'éleva entre Octave et elle. «Est-ce que vous êtes sûre que vos enfants se passeront de vous toute une nuit! disait-il.—Il faut qu'ils s'y habituent, répondait-elle; il est temps de les sevrer.—Ils me paraissent bien jeunes pour cela.—Ils ont un an bientôt.—-Mais on les soignera mal. A qui une mère peut-elle remettre le soin de veiller sur ses enfants la nuit?—Je puis remettre sans inquiétude ce soin à Sylvia.» Il fit alors un geste d'impatience extrême, et partit sans dire bonsoir à personne.
Je ne compris pas d'abord le sens de cette conduite; mais, en y réfléchissant, elle me parut fort claire. J'examinai Fernande: elle était bien pâle depuis quelque temps! elle me sembla plus triste que malade. Je résolus de savoir à quoi m'en tenir, et j'entrai dans sa chambre à minuit.
Le ciel m'est témoin qu'en faisant emporter les enfants je n'avais pas les intentions qu'Octave m'a supposées. Il y a plus d'un an que je n'ai endormi ma femme sur mon coeur, et ce serait pour moi une joie aussi vive et aussi pure aujourd'hui que le premier jour de notre union, si cette joie était réciproque; mais il y a un mois que je doute, et ce mois où j'aurais pu, sans la faire manquer aux saints devoirs de la maternité, la presser dans mes bras, a été pour moi une angoisse perpétuelle. Elle est sombre et silencieuse, l'as-tu remarqué, Sylvia? Octave est triste, et quelquefois désespéré. Ils luttent, ils résistent, les infortunés! mais ils s'aiment et ils souffrent. En vain j'avais tour à tour accueilli et repoussé la conviction de cet amour réciproque; elle m'arrivait de plus en plus. Je me décidai enfin hier à l'accepter, quelque rude qu'elle fût, et à paraître odieux un instant, afin de n'être plus jamais exposé à le devenir. Je m'approchai de son lit, et je vis qu'elle feignait de dormir, espérant, la pauvre femme, se soustraire ainsi à mes importunités; je la baisai au front, elle ouvrit les yeux et me tendit la main; mais je crus remarquer un imperceptible frisson d'effroi et de répugnance. Je lui parlai comme autrefois de mon amour, elle m'appela son cher Jacques, son ami et son ange protecteur; mais le nom d'amour était oublié; et quand je cherchais à attirer ses lèvres sur les miennes, sa figure prenait une singulière expression d'abattement et de résignation. Une douceur angélique résidait sur son front, et son regard avait la sérénité d'une conscience pure; mais sa bouche était pâle et froide, ses bras languissants. Je jugeai l'épreuve assez forte; il m'eût été impossible de trouver du plaisir à la tourmenter. J'avais horreur du droit dont je suis investi, et dont elle me croyait capable d'user contre son gré. Je lui baisai les mains, et lui demandai de me dire sincèrement si elle avait quelque chagrin, et si quelque chose manquait à son bonheur. «Comment pourrais-je trouver que je ne suis point heureuse, me répondit-elle, quand tu n'es occupé qu'à me rendre la vie agréable, et à éloigner de moi les moindres contrariétés? Quelle femme il faudrait être pour se plaindre de toi!—Quand tu voudras changer ta vie, lui dis-je, habiter un autre pays, t'entourer d'une société plus nombreuse, tu sais qu'il te suffira de me dire un mot pour que je mette ma plus grande joie à le satisfaire; si c'est l'ennui qui te rend malade et mélancolique, pourquoi ne me l'avoues-tu pas?—Non, ce n'est pas l'ennui, me répondit-elle avec un soupir.» Et je vis qu'elle était tentée de m'ouvrir son coeur. Elle l'eût fait certainement si son secret n'eût appartenu qu'à elle; mais elle ne devait pas me faire la confession d'un autre. Je l'aidai à la renfermer dans son sein, et je la quittai en lui disant: «Souviens toi que je suis ton père, et que je te porterai dans mes bras pour t'empêcher de marcher sur les épines. Dis-moi seulement quand lu seras lasse de marcher seule; et, dans quelque circonstance que nous nous trouvions, Fernande, ne me crains jamais.—Tu es un ange! un ange!» me dit-elle à plusieurs reprises; et son visage me remercia malgré elle de ce que je m'en allais. Je rentrai dans ma chambre, et je tombai désolé sur mon lit; je venais de franchir, pour la dernière fois de ma vie, le seuil de la sienne.
C'en est donc fait irrévocablement; elle ne m'aime plus! Hélas! ne le sais-je pas depuis longtemps, et avais-je besoin d'une épreuve décisive pour m'en assurer? N'y a-t-il pas bien des mois qu'elle aime Octave sans le savoir? Cette paisible affection qu'elle me témoigne désormais, est-ce autre chose que de l'amitié? Elle est heureuse avec moi maintenant, el elle commence à souffrir par lui; car l'amour est chez elle une souffrance. La voilà en proie à toutes les terreurs et à toutes les difficultés de la vie sociale. Dieu sait combien de remords exagérés déchirent son coeur; mais que dois-je faire? L'éloignerai-je du danger et tâcherai-je de lui faire oublier Octave? Si je la lance au milieu du monde, impressionnable et ingénue comme elle l'est, elle cherchera à aimer encore et elle fera un mauvais choix; car elle est trop supérieure à ces poupées de salon qu'on appelle femmes du monde, pour prendre goût à leur existence vide et à leurs imbéciles plaisirs. Elle pourra en être étonnée, étourdie pour quelque temps et se distraire de sa passion; mais bientôt le besoin d'aimer qui est en elle se fera sentir plus vivement, et l'amour se réveillera dans son coeur, soit pour Octave, soit pour un autre qui ne le vaudra pas et qui la perdra. Et alors elle me haïra avec raison pour l'avoir arrachée à une affection qui était innocente encore, et qui l'aurait peut être été toujours, et pour l'avoir précipitée dans un abîme de déceptions et de douleurs. Mais si je la laisse ici, un matin elle se trouvera criminelle à ses propres yeux; elle se noiera dans ses larmes et m'accusera de l'avoir abandonnée au danger avec une lâche indifférence, ou avec une confiance stupide. Elle haïra peut-être son amant pour lui avoir fait souffrir ces agitations et ces remords; elle me méprisera pour ne l'avoir pas préservée.
Je suis aussi incertain et aussi peu avancé qu'un homme qui n'aurait jamais prévu ce qui lui arrive. Pourtant voilà bientôt deux ans que j'emploie à retourner sous toutes les faces possibles l'avenir qui s'accomplit; mais il y a cent mille manières de perdre l'amour d'une femme, et la seule qu'on n'ait pas prévue est précisément celle qui se réalise. Il est absurde de se prescrire une règle de conduite, quand le hasard seul se charge de vous éclairer sur le meilleur parti à prendre. Voilà pourquoi les sociétés ne peuvent exister qu'au moyen de lois arbitraires, bonnes pour les masses, horribles et stupides pour les individus. Comment peut-on créer un code de vertu pour les hommes, quand un homme ne peut s'en faire un pour lui seul, et quand les circonstances le forcent à en changer dix fois dans sa vie? L'année dernière, quand j'accusai Fernande de me tromper effrontément, j'allais partir, j'allais l'abandonner sans remords et sans compassion. Qu'est-ce qui change si étrangement ma conduite et mes dispositions aujourd'hui? Elle aime Octave, comme je supposais qu'elle l'aimait alors; ce sont les mêmes êtres, les mêmes lieux, la même position sociale; mais ce n'est pus le même sentiment. Je la croyais grossièrement amoureuse d'un homme dans ce temps-là, et aujourd'hui, je vois qu'elle aime, en tremblant et malgré elle, une âme qui la comprend. Elle pâlit, elle frissonne, elle pleure, à présent! Voilà toute la différence extérieure; mais cette différence, c'est tout; c'est celle d'une femme sans coeur à une femme noble et sincère. Je ne peux pas me consoler par le mépris, maintenant. Qu'a-t-elle fait pour perdre mon estime? Rien, en vérité; et quand même elle se serait abandonnée aux transports de son amant, elle n'aurait fait que céder à l'entraînement d'une destinée inévitable. Elle n'a plus d'amour pour moi, et elle a dix-neuf ans, et elle est belle comme un ange. Ce n'est ni sa faute, ni la mienne, si je ne lui inspire plus que de l'amitié; puis-je demander plus de sacrifices, de dévouement et d'affection qu'elle n'en montre, en se combattant comme elle fait? Puis-je exiger que son coeur se dessèche, et que sa vie finisse avec notre amour?
Je serais un insensé et un monstre si je pouvais concevoir contre elle une pensée de colère; mais je suis horriblement malheureux, car mon amour est encore vivant. Elle n'a rien fait pour l'éteindre; elle m'a fait souffrir; mais elle ne m'a ni offensé ni avili. Je suis vieux, et ne puis pas comme elle ouvrir mon coeur à un amour nouveau. Le moment de souffrir est venu; il n'y a plus à espérer de le retarder ou de l'éviter. Du moins j'ai contre la souffrance un bouclier qu'aucune espèce de trait ne peut traverser; c'est le silence. Tais-toi aussi, ma soeur! Je me soulage, en t'écrivant; mais que ces discours ne viennent jamais sur nos lèvres.