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Jacques

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LXXXIX.

DE JACQUES À SYLVIA.

Aoste.

Il faut avoir vécu ma vie peur savoir quelle chose horrible est devenu pour moi l'isolement. J'ai aimé passionnément la solitude, qui est une chose bien différente. Alors j'étais jeune. J'avais l'avenir ou le présent. Je suis venu plusieurs fois dans les montagnes avec le coeur plein de passions. J'ai peuplé leurs retraites sauvages de mes sentiments ou de mes rêves. J'y ai savouré mon bonheur ou caché ma souffrance; j'y ai vécu enfin. Je passais, je quittais une affection pour la retrouver, ou plutôt je l'apportais là dans le secret de mon âme pour l'interroger et pour m'en repaître. J'y ai répandu des larmes chaudes d'espérance; j'y ai pressé sur mon coeur des fantômes adorés et des spectres de feu. Il est bien vrai qui j'y suis venu aussi maudire et détester ce que j'avais aimé en d'autres temps; mais j'aimais quelque autre chose ou j'attendais un autre amour. Mon sein était riche, et je pouvais mettre une idole de diamant à la place de l'idole d'or qui était tombée. A présent, j'y viens avec un coeur vide et désolé, et, à la manière dont je souffre, je vois bien que je ne guérirai plus. Ce qu'il y a de terrible, ce n'est pas tant le manque d'espoir que le manque de désir. Ma douleur est morne comme ces pics de glace que le soleil n'entame jamais. Je sais que je ne vis plus et je n'ai plus envie de vivre. Ces rochers et ces froides cavernes me font horreur, et je m'y enfonce comme un fou qui se noie pour fuir l'incendie. Si je regarde au loin, la peur me prend; la seule vue de l'horizon me fait frissonner, parce que je crois y voir planer tous mes souvenirs et tous mes maux, et je m'imagine qu'ils me poursuivent avec des ailes rapides. Où irai-je pour leur échapper? Ce sera partout de même. Je suis venu jusqu'ici avec l'intention de voyager ou au moins de parcourir toute cette contrée romantique. Je sentais comme un reste d'activité, comme une inquiétude de ne pas être bien mort. Et puis je me suis laissé tomber sur ce rocher du Saint-Bernard, et je ne songe plus à quitter la cabane où je me suis arrêté croyant n'y passer qu'une heure. M'y voilà depuis près d'un mois, chaque jour plus inerte, plus indifférent, plus paralytique. Je ne sens même plus l'atmosphère, et j'ai souvent chaud là où il doit faire froid, tandis qu'en d'autres moments un rayon de soleil qui brûle l'herbe à mes pieds ne rend pas la circulation à mon sang glacé. Il y a des jours où je marche précipitamment sur le bord des abîmes sans soupçonner le danger, sans ressentir la lassitude; je suis alors comme une roue qui a perdu son balancier, et qui tourne follement jusqu'à ce que sa chaîne trop tendue fasse rompre la machine. Dans ces jours-là, je traverse comme par miracle des passages où jamais le pied d'un homme ne s'est hasardé, et quand je m'en aperçois ensuite, je ne peux plus comprendre comment cela s'est fait. J'espère quelquefois que je suis devenu fou. Mais à cette exaltation terrible succèdent des jours de mort. Cette force maladive tombe tout à coup et fait place à une fatigue épouvantable. La pensée joue un rôle bien effacé dans tout cela. Quelquefois je cherche, la nuit, à me rappeler ce qui a occupé mon cerveau dans la journée, et il m'est impossible de le retrouver. Ma mémoire ne me présente plus que l'image des objets matériels qui m'ont entouré. Je vois des montagnes, des ravins, de ponts étroits suspendus sur des abîmes de fumée blanche, et tout cela se succède et s'enchaîne pendant des heures entières jusqu'à m'obséder. Alors je me lève dans l'obscurité et je touche les murs de ma chambre en faisant des efforts incroyables pour sortir de ce rêve sans sommeil. Quelquefois je me recouche sans avoir pu chasser ces images qui me harcellent, et j'attends le jour avec impatience pour m'élancer comme malgré moi dans la campagne. Alors tout s'efface, je marche au hasard, et il me semble être enveloppé de vapeurs qui me cachent la réalité. D'autres fois il m'arrive de m'apercevoir que je pense; je vois dans mon imagination des tableaux affreux: mon fils mourant, ma femme dans les bras d'un autre; mais je regarde tout cela avec un sang-froid imbécile, jusqu'à ce qu'il me vienne une sorte de réveil qui me montre à moi-même. Je me vois dans ce tableau; cette femme est la mienne; cet enfant est à moi. Je suis Jacques, l'amant oublié, l'époux outragé, le père sans espoir et sans postérité; et je m'assieds, car mes jambes ne peuvent plus me porter, et une idée me fatigue plus en un instant qu'une journée d'agitation et de marche forcée.

Il y a deux ans, j'étais dans un état déplorable d'ennui et de souffrance. Mais que ne donnerais-je pas pour retourner en arriére! Je craignais de ne plus pouvoir aimer. Depuis longtemps je n'avais pas rencontré une femme digne d'amour. Je m'impatientais et je m'effrayais de ce lomg sommeil da mon coeur; je me demandais si c'était la faute de son impuissance, et je sentais bien que non. Mais je voyais les années s'envoler comme des rêves, et je me disais qu'il n'y avait plus pour moi de temps à perdre si je voulais être heureux encore une fois. Je pensais que posséder une femme par le mariage, c'était assurer, autant que possible, la durée de ce bonheur; je ne me flattais pas de le conserver toute ma vie; mais j'espérais qu'il me conduirait jusqu'à cette dernière période de la jeunesse où la philosophie devient facile à mesure que les passions s'éteignent. Il n'en est point ainsi. Je ne suis pas encore assez vieux pour me détacher de tout et pour me consoler d'avoir tout perdu. Mon espérance est morte encore verte, et de mort violente; mais je ne suis plus assez jeune pour croire qu'elle puisse renaître. Cet effort est le dernier que mes forces morales m'ont permis. Je m'étais créé une famille, une maison, une patrie; j'avais rassemblé, sur un coin de terre, les deux seuls êtres qui me fussent chers, elle et toi. Dieu m'avait béni en me donnant des enfants. Cela eût pu durer cinq à six ans! Notre vallée était si belle! je prenais tant de soin pour rendre ma femme heureuse, et elle semblait m'aimer si passionnément! Mais un homme est venu et a tout détruit; son souffle a empoisonné le lait qui nourrissait mes enfants. Oui! j'en suis sur, c'est son premier baiser sur les lèvres de Fernande qui les a tués, comme c'est son premier regard sur elle qui a tué son amour pour moi.

Je suis peut-être injuste et fou de m'en prendre à lui; peut-être en eût-elle aimé un autre si celui là ne fût pas venu; peut-être ne m'a-t-elle jamais aimé. Elle sentait le besoin d'abandonner son coeur, et elle me l'a confié sans discernement; elle a pris pour une passion durable ce qui n'était qu'un caprice d'enfant ou un sentiment d'amitié filiale qui se trompait faute de savoir ce que c'est que l'amour. Avec moi, elle souffrait sans cesse, elle était mécontente de tout; je ne réussissais jamais à produire l'effet que je voulais sur son esprit, et elle attribuait à mes moindres actions des motifs tout opposés à la réalité; ou nous ne nous comprenions pas, ou nous nous comprenions trop. Durant notre voyage en Touraine, alors qu'elle essayait un sacrifice au-dessus de ses forces, et que le dérangement de son être démentait sa volonté, il lui est arrivé de me dire plusieurs fois, dans un accès de colère nerveuse insurmontable, qu'elle avait toujours senti que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Elle m'a accusé de l'avoir senti aussi, et de l'avoir épousée malgré cela; elle m'a rappelé mille circonstances légères qu'elle me présentait comme des preuves. Il est vrai qu'elle rétractait le lendemain ces paroles, qu'elle disait échappées à son délire: et je feignais de les avoir oubliées; mais elles s'étaient enfoncées dans mon coeur comme des poignards, et depuis j'en ai mis souvent le souvenir sur mes plaies pour les cautériser.

Hélas! faut-il renoncer ainsi au passé? elle aurait dû au moins me le laisser; je me serais nourri d'une douleur moins amère. Mais à présent il faut que tout soit détruit et gâté, même le souvenir du bonheur perdu! Si elle m'a aimé, elle m'a aimé moins longtemps et moins fortement que lui; car elle s'est éprise de lui dès le premier jour, il ne faut plus en douter. Elle s'est trompée elle-même pendant six ou huit mois; son âge est si riche en illusions! elle croyait m'aimer encore, mais moi je voyais bien où elle en était. Elle s'est trouvée surprise tout à coup par un amour nouveau avant de savoir que l'autre était anéanti.

Ma douleur se calmera, je n'en doute pas; je la laisse s'exhaler, je ne cherche point à la combattre, je ne rougis pas de crier comme une femme quand mes accès me prennent. Je sais que j'en viendrai à être tranquille et résigné; je ne suis pas impatient de ce moment-là, il sera plus affreux encore que le présent. J'aurai accepté ma sentence; je verrai mon malheur distinctement, et je le sentirai par tous les pores; je n'aurai plus rien de jeune dans le coeur, le regret lui-même s'éteindra. L'orgueil humain ne veut pas lutter contre une espérance perdue, contre un amour qui se retire; il prend son parti, et, en quelques jours, l'homme devient un vieillard. J'aime encore Fernande, parce qu'un amour comme le mien ne peut pas finir sans convulsions et sans une rude agonie; mais je sens que bientôt je ne pourrai plus l'aimer, et mon sort sera pire.

Si Dieu faisait un miracle en ma faveur, s'il me conservait mon fil, je vivrais, non avec une joie, mais avec un devoir, et je m'occuperais à le remplir. Mais ce pauvre enfant ne fait qu'essayer une existence languissante et prolonger mes tristes jours sans faire rétracter l'arrêt qui a mesuré impitoyablement les siens. Il faut que je l'attende, ce pauvre insecte qui se traîne lentement vers la mort, et sans lequel je ne veux point partir. Je me souviens que je te disais une fois: «Que peut-il arriver de pire à un honnête homme? D'être forcé de mourir, voilà tout.» Aujourd'hui, je vois qu'il y a quelque chose de pis: c'est d'être forcé de vivre.




XC.

DE SYLVIA A JACQUES.

Jacques! reviens, Fernande a besoin de toi; elle est malade de nouveau parce qu'elle vient d'éprouver une grande douleur. Rien ne peut la calmer. Elle t'appelle avec angoisse, elle dit que tous les maux qui lui arrivent viennent de ton abandon; que tu étais sa providence, et que tu l'as quittée. Elle s'effraie de ta longue absence, et dit qu'il faut que tu sois informé de tout pour avoir pris ainsi en horreur ta famille et ta maison. Elle craint que tu ne la haïsses, et la douleur que cette idée lui cause résiste à toutes nos consolations; elle veut mourir, parce que, dit-elle, il n'est pas un instant de repos et d'espoir sur la terre pour quiconque a possédé ton affection et l'a perdue. Prends courage, Jacques, et viens souffrir ici! Tu es encore nécessaire; que cette idée te donne de la force! Il y a autour de toi des êtres qui ont besoin de toi. Et puis ta vie n'est pas finie. N'y a-t-il donc rien autre chose que l'amour? L'amitié que Fernande a pour toi est plus forte que l'amour que lui inspire Octave. Tous ses soins et tout son dévouement, qui s'est vraiment soutenu au delà de mon espérance, échouent auprès d'elle quand il s'agit de toi. Peut-il en être autrement? Peut-elle vénérer un autre homme comme toi? Reviens vivre parmi nous. Me comptes-tu pour rien, dans ta vie? ne t'ai-je pas bien aimé? t'ai-je jamais fait du mal? ne sais-tu pas que tu es ma première et presque ma seule affection? Surmonte l'horreur que t'inspire Octave, ce sera l'affaire d'un jour. J'ai souffert aussi pour m'habituer à le voir à ta place: mais laisse-la-lui et prends-en une meilleure; sois l'ami et le père, le consolateur et l'appui de la famille. N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme! L'imagination et les sens de Fernande ont peut-être besoin d'un amour moins élevé que celui que tu veux lui inspirer. Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une affection aussi sainte que la vôtre? Cette jalousie d'enfant n'est pas digne de ta grande âme, et tu as au front bien des cheveux blancs qui te donnent le droit d'être le père de ta femme sans avilir la dignité de ton rôle de mari. Tu ne peux pas douter de la délicatesse avec laquelle Fernande évitera tout ce qui pourrait te blesser. Octave lui-même te deviendra supportable; c'est un assez noble caractère, et depuis ces trois mois, si difficiles pour nous tous, j'ai découvert en lui des vertus sur lesquelles je ne comptais pas. Il tomberait à tes pieds si tu t'expliquais à lui, s'il te comprenait et s'il savait ce que tu es. Reviens donc essuyer les larmes de Fernande, car toi seul pourras rendre un peu de courage et de calme à son coeur. Elle est encore frappée d'un de ces malheurs pour lesquels l'amour n'a point de consolation; toi seul aurais le droit de lui en offrir, parce que tu es de moitié dans son infortune: Tu comprends ce qui est arrivé? Je t'attends!




XCI.

DE JACQUES A SYLVIA.

Genève.

J'irai; mais je veux que tu l'avertisses de mon arrivée quelques jours d'avance: je ne veux surprendre personne. Il me serait horrible de trouver sur le visage de Fernande une expression d'embarras ou d'effroi. Dis lui qu'elle se contraigne, s'il le faut, pour ne me laisser rien apercevoir de ce qui se passe; fais-lui croire toujours que je suis sans soupçon, et persuade-lui de m'entretenir soigneusement dans cette confiance. Non, je ne me sens pas assez fort pour être témoin de leurs amours; je ne suis pas un philosophe stoïcien, et une âme de feu brûle encore mon front sous mes cheveux blancs. Ce que tu fais maintenant est bien cruel, Sylvia; j'étais presque enseveli, et tu me rappelles au monde des vivants pour souffrir quelques jours de plus, et m'assurer de nouveau de la nécessité de le quitter pour jamais. Soit, Fernande souffre; elle a besoin de moi, dis-tu: j'en doute; mais je sens que je ne mourrais pas tranquille si j'avais négligé d'adoucir une de ses peines. C'est la dernière qui l'atteindra, elle n'aura plus rien à perdre: privée de ses enfants et délivrée de son mari, elle pourra se livrer à son amour sans partage et sans crainte. Cette intimité que tu crois encore possible entre nous est un rêve romanesque; quand même j'oublierais mes ressentiments, pourraient-ils oublier le mal qu'ils m'ont fait? La vue d'un homme qu'on a rendu malheureux est insupportable: c'est comme le cadavre de l'ennemi qu'on a tué.

J'arriverai deux jours après cette lettre. Je vais donc revoir cette maison funeste! Je comprends ce qui est arrivé: mon fils est mort.




XCII.

D'OCTAVE A FERNANDE.

Lyon.

Je me suis soumis à ton ordre, et je pense encore que j'ai dû le faire; mais je n'irai pas plus loin: dix lieues suffisent bien pour mettre le silence et la paix entre lui et moi. De quoi donc as-tu peur pour moi? Crois-tu donc que Jacques songe à tirer vengeance de mon bonheur? Il est trop généreux ou trop sage pour cela. J'ai consenti à m'éloigner parce que ma présence lui serait désagréable; la sienne me ferait moins souffrir qu'il ne pense. Je ne saurais m'imputer des torts réels envers lui: il pouvait m'empêcher d'en avoir, il avait pour lui le droit et la force. Je n'ai pas commis un vol en profitant du bien qu'il me laissait. Est-on coupable parce qu'on lutte avec des êtres indifférents au dommage qu'on leur fait, ou trop magnifiques pour daigner s'en apercevoir? Si Jacques est sublime en ceci, comme tu le crois, raison de plus pour que je le voie avec plaisir, et pour que je lui donne la plus franche poignée de main que j'aie donnée de ma vie. Je ne conçois rien à ces subtilités de sentiment: idées fausses dont tu t'entoures pour te torturer, comme si tu n'étais pas déjà assez malheureuse, ma pauvre enfant! Pleure les pertes cruelles dont le sort t'afflige; je les pleure avec toi, et rien ne me consolera jamais de la mort de ta fille, pas même... ô ma Fernande! pas même cet événement que tu ajoutes à la somme de tes douleurs, et que je considère comme un bienfait du ciel, comme un acte de réconciliation entre lui et moi. Laisse mon coeur bondir de joie à cette idée; laisse-moi faire mille rêves, mille projets délicieux. Elle s'appellera Blanche comme celle qui est morte, car ce sera une fille aussi; elle aura le joli regard et les cheveux blonds de ce petit ange qui te ressemblait tant. Tu verras qu'elle sera toute pareille: aussi belle, aussi caressante, aussi capricieuse et plus forte; car les enfants de l'amour ne meurent jamais: Dieu les doue de plus d'avenir et de vigueur que ceux du mariage, parce qu'il sait qu'il leur faut plus de force pour résister aux maux d'une vie où on les accueille mal; veux-tu donc que cela soit vrai pour ton enfant? Pleureras-tu sur lui, au lieu de l'embrasser le jour où il viendra au monde? Ah! si tu le reçois avec douleur, si tu le repousses, si tu refuses de l'aimer, parce qu'il n'aura pas Jacques pour père, laisse-le-moi et que la Providence l'abandonne: je m'en charge; je le recevrai dans mon sein, je le nourrirai moi-même avec du lait de biche et des fruits, comme les solitaires des vieilles chroniques que nous lisions l'autre jour ensemble. Il reposera à mes côtés, il s'endormira au son de ma flûte; il sera élevé par moi, il aura les talents que tu aimes et les vertus que tu auras besoin de trouver en lui pour être heureuse; et quand il sera en âge de garder son secret et le nôtre, il ira t'embrasser; il te dira: «Je m'appelle Octave, et je n'ai pas besoin d'un autre nom: celui de votre mari me serait moins cher, et ne me servirait à rien. Je vous respecte et vous estime; vous n'avez pas assuré mon existence sociale par un mensonge, vous ne m'avez pas donné pour maître un homme auquel je ne suis rien; c'est mon père qui m'a élevé et qui m'a appris à me passer de richesse et de protection. Je n'ai besoin que de tendresse, donnez-moi la vôtre; je ne vous appellerai jamais ma mère; mais un baiser de vous en secret sur mon front me fera connaître toutes les joies de l'amour filial.» Dis-moi, quand il te parlera ainsi, le repousseras-tu? seras-tu fâchée d'avoir cet ami de plus? Toute la peine qu'il te causera consiste à cacher son existence à ton mari. Pour le présent et pour l'avenir, cela me semble une chose si aisée, que je ne conçois pas comment tu t'en inquiètes. Souffriras-tu de ne pouvoir avouer et produire ton enfant? Mais songe que Jacques a le double de ton âge, ma chère Fernande; tu ne peux pas te dissimuler que tu ne doives lui survivre de beaucoup, et qu'un temps viendra, dans l'ordre de la nature, où tu seras libre. Avant même cette époque présumable, que d'accidents, que de hasards peuvent nous permettre d'être époux! Crois-tu que dans dix ans, comme aujourd'hui, comme dans vingt, je ne serai pas toujours à tes pieds, et que mon plus grand bonheur ne sera pas de dire à la société: Cette femme est à moi; je l'ai conquise par mes prières, par mon obstination, par mes fautes, par mon amour; et si j'ai entaché sa réputation, du moins je ne l'ai pas abandonnée comme font les autres. Je suis resté près d'elle; j'ai laissé ma vie couler tout entière au gré de ce mari, qui certes savait se battre, et qui pouvait à tout instant venir m'égorger dans les bras de sa femme. Je suis resté là pour satisfaire au ressentiment de l'un, ou pour protéger l'autre en cas de besoin; j'ai consacré tous mes instants à celle qui s'était un jour sacrifiée à moi. J'ai commencé par l'obtenir à force de persécutions; mais j'ai fini par la mériter à force de tendresse; à présent, elle m'appartient légitimement. Que les hommes ratifient cette union qu'ils ont en vain combattue!

Tu sais bien, Fernande, que cela est sûr, quant à moi; la Providence peut faire le reste, et elle le fera, n'en doute pas. Notre destinée était de nous rencontrer, de nous comprendre et de nous aimer. Le hasard finit par se soumettre à l'amour; la force attractive surmonte tous les obstacles, et l'aimant va embrasser le fer dans les entrailles de la terre, en dépit du roc qui les sépare. Pauvre femme tremblante, jette-toi donc dans mes bras, je te protégerai contre l'univers entier! Pauvre mère désolée, essuie tes larmes; les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas!

Reviens à l'espérance; souviens-toi des beaux jours que nous avons eus au milieu de tes plus grandes anxiétés; souviens-toi des miracles que fait l'amour. Quand nous sommes dans les bras l'un de l'autre, ne sommes-nous pas perdus dans un monde de délires, où les cris et les plaintes de la terre n'arrivent pas? Sois sûre d'ailleurs que tu ne fais pas à ton mari tout le mal que tu penses: c'est un homme trop supérieur pour se laisser affecter des insultes, de la sottise; il sait qu'elles ne peuvent l'atteindre, et il ne croit certainement pas que nous nous fassions un jeu de l'y exposer. Il sait peut-être que nous nous aimons, ou au moins il s'en doute; et ne vois-tu pas que cela ne lui cause aucune colère? C'est un homme calme et raisonneur; de plus, c'est un homme excellent: s'il savait tes anxiétés, il t'en consolerait, il te rassurerait sur tes craintes, et je gage bien qu'il le fera quelque jour. Encore deux ou trois ans, et il sera vieux, et l'amour-propre de l'amant délaissé fera place à la générosité de l'ami consolé. A présent, il voyage et se tient éloigné, parce que notre position à tous est difficile, et notre contenance désagréable en présence l'un de l'autre. Le temps effacera ces répugnances plus vite peut-être que nous ne l'espérons: l'avenir semble placé au delà de notre atteinte; mais le temps travaille avec une rapidité dont on s'étonne quand on voit son oeuvre accomplie. Abandonne-toi donc à l'amour: il sera toujours le maître; ta résistance ne sert qu'à diminuer les joies qu'il te donne. Oh! elles sont si belles et si enivrantes! Respecte-les comme les dons sacrés du ciel; travaille à les préserver des injures du sort, qui est stupide et aveugle, et qu'il faut gouverner avec force et courage, loin de l'accepter tel qu'il est. Ne crains pas que Jacques te les reproche; s'il savait comme notre amour est irrésistible et notre bonheur immense, il nous permettrait d'en jouir. Réponds-moi vite; dis-moi si Jacques doit rester longtemps. J'ai toute la vie, j'espère, à passer avec toi, et pourtant je ne pourrais me soumettre sans douleur à perdre une semaine. Tu sais que si Jacques, d'accord avec toi, l'exigeait, je pourrais me soumettre à un long exil; mais à présent il lui semblerait peut-être que je le fuis; s'il me demandait, dis-lui que je suis à Lyon; surtout donne-moi de tes nouvelles, et soigne ce que j'ai de plus cher au monde.




XCIII.

DE FERNANDE A OCTAVE.

Jacques part bientôt; mais il veut te voir auparavant. Tu as raison, Octave, c'est un homme excellent: il est impossible d'avoir plus de générosité, de douceur, de délicatesse et de raison. Je vois bien qu'il sait tout. J'étais au moment de lui tout avouer, tant je souffrais de ce que je prenais pour un excès de confiance et d'estime; mais, dès les premiers mots, il m'a fait entendre qu'il ne voulait pas en savoir davantage, et il m'a témoigné une amitié si vraie, une indulgence si grande, que je suis pénétrée d'attendrissement et de reconnaissance. Tu avais bien jugé ses intentions, et notre position à tous, mon cher Octave. Il a fait de sérieuses réflexions sur la différence de nos âges, et il a certainement vaincu le reste d'amour qu'il avait pour moi; car il m'a parlé absolument dans le sens de ta lettre. Il m'a dit que certains propos l'obligeaient à se tenir éloigné de nous, afin que le monde ne crût pas qu'il donnait les mains à notre amour. «Et que penses-tu de cet amour? lui ai-je dit; crois-tu que ce soit une calomnie?» J'étais tremblante et prête à embrasser ses genoux. Il a fait semblant de ne pas s'en apercevoir, et il m'a répondu: «Je suis bien sûr que c'est une calomnie.» Mais j'ai vu qu'il savait à quoi s'en tenir, et sa tranquillité a dégagé mon coeur d'un poids énorme. Jacques est bon et affectueux; mais il raisonne. Il n'est plus jeune: il sait que je suis excusable, et, comme tu le dis, sa générosité naturelle est secondée par la sagesse de ses réflexions. Il m'a fait espérer qu'il reviendrait tous les ans passer quelques semaines prés de nous, et que, dans quelques années, il ne nous quitterait plus.

Ta lettre m'aurait décidée à garder le secret sur ma grossesse, quand même Jacques ne m'aurait pas aidée à me taire sur tout le reste. Je me fie et je m'abandonne à toi. Tu savais bien que jamais je n'aurait l'impudence de profiter de la loi qui forcerait Jacques à donner son nom et ses biens à l'enfant de nos amours, encore moins aurais-je eu la bassesse d'aller revendiquer ses caresses pour le tromper sur la légitimité de cet enfant; tu m'aurais tuée plutôt que de le permettre, n'est-ce pas? Et tu le recueilleras, tu le cacheras, tu le soigneras, cet enfant bien-aimé! Nous le confierons à quelque honnête paysanne, bien propre et bien fidèle, qui le nourrira, et nous irons le voir tous les jours. Ah! quel que soit mon sort, et dans quelque circonstance qu'il vienne au monde, sois sûr que je le chérirai autant que ceux qui ne sont plus, et davantage peut-être, à cause de ce que j'ai souffert en les perdant! Si quelques jours Jacques découvre la naissance de celui-là, il ne le haïra pas, il ne le persécutera pas. Qui sait jusqu'où ira sa bonté? Il est capable de tout ce qui est étrange et sublime... Mais combien je suis heureuse que sa générosité aujourd'hui ne lui coûte pas autant que je le croyais! Je n'aurais jamais pu me tranquilliser et t'aimer sans tourments et sans remords, si j'avais vu qu'il fallait briser le noble coeur de Jacques. Heureusement il n'est plus dans l'âge des passions brûlantes; et d'ailleurs il me l'avait toujours dit, et il savait bien ce qu'il disait alors: «Quand tu ne me permettras plus d'être ton amant, je deviendrai ton père.» Il a tenu parole. O mon cher Octave! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.

Et toi! que tu es bon, et comme tu sais aimer! Oh! je n'ai jamais aimé que toi! J'ai cru avoir de l'amour pour Jacques: mais ce n'était qu'une sainte amitié, car cela ne ressemblait en rien à ce que j'éprouve pour toi. Quels transports que les tiens, et comme tu es sans cesse occupé de moi! Quelle sollicitude! quel dévouement! tu n'es pas mon mari, et tu me consacres ta vie; mes larmes et mes faiblesses ne te rebutent pas, tu ne me reproches aucun de mes défauts. Jacques non plus! Il est bien bon aussi; mais il n'est pas mon égal, mon camarade, mon frère et mon amant comme toi. Il n'est pas enfant comme nous, et puis il y a dans sa vie autre chose que l'amour. La solitude, les voyages, l'étude, la réflexion, il aime tout cela; et nous, nous n'aimons que nous. Aimons-le aussi, cet ami si parfait; viens le voir. Il désire, m'a-t-il dit, te donner une poignée de main avant de repartir. Je lui ai demandé avec un peu d'inquiétude s'il avait quelque chose à te dire. «Non, m'a-t-il répondu; mais pourquoi s'éloigne-t-il quand j'arrive? quelle raison a-t-il de me fuir?» J'ai dit que tu avais été voir Herbert, qui venait de Paris, et qui passait par Lyon pour retourner en Suisse. «Écris-lui bien vite de venir, m'a-t-il dit, et si Herbert est encore à Lyon, qu'il l'amène; nous passerons encore une bonne journée tous ensemble comme autrefois, cela te fera du bien.» Brave Jacques!

P. S. J'ai eu ce matin une étrange frayeur pour une circonstance bien misérable. J'avais laissé ta lettre ouverte sur le bureau de mon cabinet, sans fermer la porte à clef. Jacques n'a jamais songé de sa vie à jeter les yeux sur mes papiers. Il est, à cet égard, d'une discrétion si religieuse, que je n'ai pas pris l'habitude de la prudence. Je fis cette réflexion, je ne sais comment, en me promenant dans le parc avec Sylvia. Je me demandai tout à coup où pouvait être Jacques, et la pensée qu'il devait être dans mon cabinet me troubla tellement, que je quittai le parc et courus vers la maison. Je montai sans rencontrer Jacques, et j'entrai dans mon appartement. Il n'y avait personne, et rien n'était dérangé sur mon bureau. Rassurée, mais encore tremblante, je m'assis et pris cette lettre pour la plier et la serrer. Je trouvai sur les dernières lignes une goutte d'eau toute fraîche. Je m'imaginai que c'était une larme, je faillis m'évanouir d'émotion et de terreur. Cependant je repris courage en voyant d'autres gouttes d'eau sur les papiers voisins, tombés d'un bouquet de roses tout humides de pluie que j'avais mis dans un vase à côté ce ces papiers. Mais alors, vois ma puérilité et l'état de faiblesse imbécile où le chagrin et l'inquiétude ont réduit ma pauvre tête! je m'imaginai que la goutte d'eau de la lettre était chaude, et que les autres étaient froides. Je te vois d'ici rire de cette folie; le fait est qu'elle s'empara si bien de moi que je poussai un cri. J'entendis la voix de Jacques qui m'appelait du salon, pour me demander ce que j'avais, et il monta précipitamment, d'un air effrayé, croyant que j'avais une attaque de nerfs. Je t'avoue que peu s'en fallait. Pourtant la physionomie de Jacques me rassura, et il acheva de me rendre la vie en me disant qu'il voulait que tu vinsses le voir, et toutes les autres choses que je t'ai déjà racontées. Je vis bien que la frayeur que je venais d'éprouver était l'ouvrage d'une imagination malade. Ne suis-je pas tombée dans un état bien ridicule? Reviens! un baiser de toi me fera plus de bien que tout le reste; et quand je verrai ta main dans celle de Jacques, je serai tout à fait tranquille.




XCIV.

DE JACQUES A SYLVIA.

Genève.

Ma chère bien-aimée, j'ai fait le voyage jusqu'ici avec Herbert. Tu t'es imaginé que je le quitterais à Lyon; pas du tout. Sa société ne m'a fait nullement souffrir; nous avons constamment parlé de toi. Tu dois t'être aperçue qu'il est amoureux de toi. Je l'ai examiné et questionné de manière à le bien connaître. C'est un digne garçon, simple, loyal, obligeant, sincère. Il a une jolie fortune, une habitation agréable dans le pays que tu aimes, et ses occupations le préservent de l'esprit de tracasserie qui est particulier aux hommes rangés. Il m'a prié de te présenter sa demande en mariage, et je te conseille de l'accepter; non pas à présent, je comprends que tu n'es pas disposée à t'occuper de cela, mais plus tard. Tu ne seras jamais heureuse par l'amour, Sylvia. Tu pourras chercher longtemps un être digne de toi, et, si tu le trouves, tu auras le même sort que moi, il sera trop tard; tu seras trop vieille de coeur pour te faire aimer longtemps. Il y a un désaccord trop complet d'ailleurs entre notre manière de sentir et celle de tous les autres hommes, pour que nous puissions jamais trouver notre semblable en ce monde. Il n'y a pourtant qu'une chose dans la vie, c'est l'amour. Mais l'amour, dans le coeur des femmes surtout, peut être de deux sortes, l'amour d'un homme et l'amour maternel. J'aurais vécu pour mes enfants, tout infortuné que je suis. Ils sont morts! C'est un accident qui me tue. Mais tu pourras élever les tiens, et, à l'abri de tous les maux qui m'accablent, être heureuse par eux. A la manière dont tu chérissais et dont tu soignais les miens, il était facile de voir que tu serais une mère sublime. Deviens-le donc, épouse Herbert. Il suffira que tu aies pour lui de l'estime et de l'amitié. Il en est digne. C'est une de ces belles natures calmes qui ne connaissent ni le transport des passions, ni leurs funestes souffrances. Il ne te demandera pas plus d'affection que tu ne seras disposée à lui en accorder, et, quand tu le connaîtras, tu ne lui en accorderas pas moins qu'il n'en mérite. Vous aurez une vie tranquille et patriarcale. Tu es une véritable Ruth, active, courageuse et dévouée comme la femme forte des beaux temps bibliques; tu feras de tes rêves irréalisés et de tes vains désirs un saint holocauste, et tu répartiras sur tes fils l'amour que tu n'as pu donner à un homme. Ne m'ôte pas cette espérance, et laisse-moi l'emporter dans la tombe. Elle m'est venue l'autre jour, comme nous dînions au rendez-vous de chasse. Je m'étais levé un instant; je revins, et je contemplai ces deux couples assis sur l'herbe, Octave et Fernande, Herbert et toi; Herbert suivait tes moindres mouvements avec sollicitude; il épiait tous tes regards pour trouver l'occasion de te rendre un petit service e de t'entendre lui dire: Merci, Herbert. Les deux autres amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me comblèrent tout le jour d'amitiés e de caresses délicates. Un calme divin est descendu un instant dans mon coeur en voyant que vous étiez tous heureux ou du moins que vous pouviez l'être. Oh! quelle étrange et solennelle journée! c'étaient là des adieux éternels entre vous et moi! Qui l'eût dit? Il y avait des instants où je l'oubliais moi-même, et où je me reportais à notre ancien bonheur, au point de croire que tout ce qui s'est passé depuis était un rêve. Le temps était si beau, l'herbe si verte, les oiseaux chantaient si bien, Fernande était si jolie avec ces pâles roses qui renaissent d'elles-mêmes sur son visage après quelques jours de souffrance! Je dormis un quart d'heure sur le gazon avant le dîner, et, quand je m'éveillai, elle était près de moi et chassait les insectes de mon front avec son bouquet de fleurs sauvages; Octave chantait un duo avec Herbert; tu préparais les fruits pour le dessert, et mes chiens dormaient à mes pieds. C'était un tableau de bonheur rustique si frais et si paisible que je le contemplai quelque temps sans me rappeler la nécessité de mourir. Mais quand cette idée revint au milieu de tout cela!...

Je suis très-calme, mais je souffre encore beaucoup; je te l'ai déjà dit cent fois, tu t'obstines à faire de moi un héros et tu m'invites à vivre comme si j'en avais la force. Souviens-toi donc que j'aimais encore il y a peu de jours, et que je serais furieux si je n'étais anéanti. D'ailleurs tu n'as pas lu ces deux lettres d'Octave et de Fernande! Je les ai lues, et c'est mon arrêt de mort. J'ai vu combien, malgré leur estime et leur amitié pour moi, ma vie leur est à charge. Amants ingénus! ils désirent naïvement que je meure, et se le disent sans s'en apercevoir. Ils ont des raisons bien légitimes pour cela, des raisons que je respecte, mais qui ont mis de la glace dans mon sang. Fernande n'est plus ma femme, c'est celle d'Octave, c'est un être qui ne fait plus partie de moi, et que je ne pourrais plus presser dans mes bras quand même elle viendrait s'y jeter sincèrement. Elle est vraiment ma fille à présent, et toute autre pensée ressemblerait pour moi à celle d'un inceste. Ne me dis donc plus qu'elle peut revenir à moi, et que je peux oublier tout; elle est la mère des enfants d'Octave. Je ne la hais ni ne la méprise pour cela; mais cela rend nécessaire notre éternelle séparation.

C'est la main de Dieu qui a mis cette lettre sous mes yeux. J'allais peut-être me perdre et m'avilir; j'allais accepter le rôle faux et impossible que tu avais rêvé pour moi. Ébranlé par ton éloquence romanesque, touché des pleurs de Fernande et de ses humbles prières, j'allais lui promettre de passer le reste de mes jours entre elle et son amant. J'étais à chaque instant près de lui dire: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Ce rayon d'espérance, cette illusion de quelques heures, qui est venue briller sur mon dernier jour avant de m'abandonner à l'éternelle nuit, n'est-ce pas un raffinement de souffrance? Entrevoir un coin du ciel quand on est condamné à descendre vivant dans la tombe! N'importe, je suis bien aise d'avoir fait toutes les réflexions et tous les efforts possibles pour me rattacher à la vie; je mourrai sans regret. Le destin m'a fait entrer dans la chambre où était écrite cette sentence. J'allais y chercher de l'encre et du papier pour écrire à Octave de revenir; en me penchant sur la table, je vis son écriture, et mes yeux rencontrèrent cette phrase terrible qui s'attachait à ma prunelle comme du feu: Les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas. Je voulus savoir mon sort; je sentis que les considérations ordinaires de la délicatesse devaient se taire devant l'oracle du destin; et d'ailleurs, incapable comme je le suis de nuire à Fernande, je pouvais, sans scrupule, violer ses secrets. Sans cela, je me trompais de route, et j'entrais dans une nouvelle série de maux qui m'auraient également conduit où je vais, mais moins courageux et moins pur que je ne le suis aujourd'hui. Oui! j'ai bien fait de lire; tu as vu ma conduite aussitôt après cela. Mon parti a été pris bien vite, et j'ai eu dès ce moment la sérénité du désespoir dans l'âme et sur le visage.

Il a raison, leurs enfants ne mourront pas; la nature bénit et caresse celui qui est aimé, le froid de la mort s'étend sur celui qui ne l'est plus. Tout l'abandonne, et les plantes mêmes se dessèchent sous la main du maudit; la vie s'éloigne de lui, et le cercueil s'ouvre pour le recevoir, lui et les premiers-nés de son amour; l'air qu'il respire est empoisonné, et les hommes le fuient: Ce malheureux, disent-ils, ne mourra donc jamais!

Cette lettre m'a dicté mon devoir, j'ai vu ce qu'il fallait dire à Fernande pour la consoler et la guérir; il le sait, lui, il la connaît mieux que moi maintenant. J'ai réalisé tout ce qu'il lui promettait de ma part; je me suis conformé au caractère qu'il me suppose, et j'ai vu qu'en effet tout ce qu'elle désirait, c'était d'être délivrée de mon amour. Dès que je lui ai dît qu'il était éteint, je l'ai vue renaître, et ses yeux semblaient me dire: «Je puis donc aimer Octave à mon aise!»

Qu'elle l'aime donc! Un homme moins malheureux que moi eût peut-être trouvé l'occasion de se sacrifier pour l'objet de son amour et d'en être récompensé à sa dernière heure par les bénédictions des heureux qu'il eût faits; mais mon sort est tel qu'il faut que je me cache pour mourir. Mon suicide aurait l'air d'un reproche; il empoisonnerait l'avenir que je leur laisse; il le rendrait peut-être impossible; car, après tout, Fernande est un ange de bonté, et son coeur, sensible aux moindres atteintes, pourrait se briser sous le poids d'un remords semblable. D'ailleurs le monde la maudirait, et, après m'avoir poursuivi de ses féroces railleries pendant ma vie, il poursuivrait ma veuve de ses aveugles malédictions après ma mort. Je sais comment les choses se passent; un coup de pistolet dans la tête fait tout à coup un héros ou un saint de celui qu'on méprisait ou qu'on détestait la veille. J'ai horreur de cette ridicule apothéose; je dédaigne trop les hommes au milieu desquels j'ai vécu pour les appeler à mon agonie comme à un spectacle; nul ne saura pourquoi je meurs; je ne veux pas qu'on accuse ceux qui me survivent, et je ne veux pas qu'on fasse grâce à ma mémoire.

J'ai voulu voir Octave avant de partir, et m'assurer par mes yeux que je pouvais lui léguer sans inquiétude ce que j'ai eu de plus cher au monde. C'est un homme d'un étrange égoïsme, mais il sait faire une vertu de ce vice, et sa hardiesse me plaît. J'espère qu'il la rendra heureuse. Il m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient bien contents!




XCV.

DE SYLVIA A JACQUES.

A présent je ne me flatte plus, et ton désespoir est passé dans mon âme; mais le tien est auguste et résigné, et le mien est sombre et amer. C'en est donc fait, ton parti est pris! O Dieu! ô Dieu! un homme comme Jacques va se tuer, et vous ne ferez pas un miracle pour l'en empêcher! Vous allez laisser tomber cette vie sainte et sublime dans le gouffre de l'éternité, comme un grain de sable dans l'Océan; elle s'en ira pêle-mêle avec celles des méchants et des lâches, et la création tout entière ne se révoltera pas contre vous pour refuser son sacrifice! Ton malheur fera de moi un athée à mon dernier soupir, ô Jacques!

Tu me parles d'avenir, de bonheur, de mariage, de maternité! Mais tu ne sais donc pas... non, tu ne connais pas mon amitié, si tu t'imagines que je puisse te survivre. Quand ce ne serait que par indignation, je hais la vie désormais, je la hais encore plus que tu ne fais; car tu acceptes ton sort, et moi je me révolte contre le ciel et contre les hommes qui l'ont fait ce qu'il est. Je hais Octave, et je ne puis regarder ma soeur en face; je la fuis, tant j'ai peur de la haïr aussi. Voilà comme elle t'a compris, la femme que tu aimais! et voilà l'homme qu'elle t'a préféré! Oui, ils sont faits l'un pour l'autre, ils ont raison; qu'ils s'aiment et qu'ils dorment sur ton cercueil: ce sera leur couche nuptiale.

Mais pourquoi faut il que tu meures! Du moment qu'ils le désirent, n'es-tu pas affranchi de tout devoir envers eux? Parce qu'ils ont une pensée criminelle, tu t'offres à Dieu comme une victime d'expiation pour leur forfait! Que deviendra donc dans le coeur des hommes l'amour de la justice et la foi à la Providence, si les premiers d'entre eux se condamnent et s'immolent ainsi pour laver les fautes des derniers? Ne peux-tu abandonner pour jamais cette maudite Europe où tous tes maux ont pris racine, et chercher quelque terre vierge de tes larmes, où tu pourras recommencer une vie nouvelle? Est-il bien vrai que tu n'as plus rien dans le coeur, pas même de l'amitié pour moi, qui te suivrais au bout du monde? Ah! cette amitié qui remplissait toute mon âme, et qui étouffait à chaque instant l'amour que j'aurais pu concevoir pour d'autres hommes, ne t'a jamais suffi; tu venais te reposer et te consoler près de moi, mais tu retournais bien vite à cette vie de passions orageuses qui a fini par te briser. A présent que tes passions sont mortes, ne peux-tu vivre doucement, et vieillir avec ta soeur sous quelque beau ciel, dans une des solitudes enchantées du Nouveau-Monde? Viens, partons, oublions ce que nous avons souffert: toi, pour aimer trop, et moi, pour ne pouvoir pas aimer assez. Nous adopterons, si tu veux, quelque orphelin; nous nous imaginerons que c'est notre enfant, et nous l'élèverons dans nos principes. Nous en élèverons deux de sexe différent, et nous les marierons un jour ensemble à la face de Dieu, sans autre temple que le désert, sans autre prêtre que l'amour; nous aurons formé leurs âmes à la vérité et à la justice, et il y aura peut-être alors, grâce à nous, un couple heureux et pur sur la face de la terre.

Ah! laisse-moi faire de ces rêves, et fais-en avec moi. Il doit y avoir autre chose dans la vie que l'amour. Tu dis que non. Comment se fait-il qu'un homme comme toi, doué de tous les talents, sage de toutes les sciences, riche de toutes les idées, de tous les souvenirs, n'ait jamais voulu vivre que par le coeur? Ne peux-tu te réfugier dans la vie de l'intelligence? que n'es-tu poète, savant, politique ou philosophe! Ce sont des existences que l'âge rend chaque jour plus belles et plus complètes. Pourquoi faut-il que tu meures à quarante ans d'un désespoir de jeune homme? O Jacques! c'est que ton âme est trop brûlante; elle ne veut pas vieillir, elle aime mieux se briser que de s'éteindre. Trop modeste pour entreprendre d'éclairer les hommes par la science, trop orgueilleux pour pouvoir briller par le talent aux yeux d'êtres si peu capables de te comprendre, trop juste et trop pur pour vouloir régner sur eux par l'intrigue ou par l'ambition, tu ne savais que faire de la richesse de ton organisation. Dieu aurait dû créer un ange exprès pour toi, et vous envoyer vivre tous deux seuls dans un autre monde; il aurait dû au moins te faire naître dans le temps où la foi et l'amour divin servaient à éclairer et à régénérer les nations. Il t'eût fallu une tâche immense, héroïque, humble et enthousiaste à la fois; une vie toute de larmes saintes et de souffrances philanthropiques; une destinée comme celle du Christ.

Mais quand un homme comme toi naît dans un siècle où il n'y a rien à faire pour lui; quand, avec son âme d'apôtre et sa force de martyr, il faut qu'il marche mutilé et souffrant parmi ces hommes sans coeur et sans but, qui végètent pour remplir une page insignifiante de l'histoire, il étouffe, il meurt dans cet air corrompu, dans cette foule stupide qui le presse et le froisse sans le voir. Détesté par les méchants, raillé par les sots, craint des envieux, abandonné des faibles, il faut qu'il cède et qu'il retourne à Dieu, fatigué d'avoir travaillé en vain, triste de n'avoir rien accompli. Le monde reste vil et odieux: c'est ce qu'on appelle le triomphe de la raison humaine.

Tu m'as fait jurer de rester auprès de ta femme jusqu'à ce qu'elle fût consolée de ta mort, tu m'as arraché ce serment, ne peux-tu le rétracter? Sera-t-il en mon pouvoir de le tenir quand je saurai que le jour est venu, et que tu touches à ta dernière heure? Crois-tu, Jacques, que je n'abandonnerai pas tout pour aller partager avec toi le poison ou les balles! Tu me fais sourire avec la demande d'Herbert! Souviens-toi que tu m'as juré, de ton côté, de ne pas exécuter ta résolution sans me prévenir, et sans me laisser le temps d'aller t'embrasser une dernière fois.




XCVI.

DE JACQUES A SYLVIA.

Des montagnes du Tyrol.

Calme ta douleur, ma soeur chérie; elle réveille la mienne, et ne change rien à ma résolution. Quand la vie d'un homme est nuisible à quelques-uns, à charge à lui-même, inutile à tous, le suicide est un acte légitime et qu'il peut accomplir, sinon sans regret d'avoir manqué sa vie, du moins sans remords d'y mettre un terme. Tu me fais bien plus vertueux et bien plus grand que je ne suis; mais il y a quelque chose de profondément vrai dans ce que tu dis de la tristesse qu'éprouvé une âme pleine de bonnes intentions inutiles et de dévouements perdus, quand elle est forcée d'abandonner sa tâche sans l'avoir remplie. Ma conscience ne me reproche rien, et je sens qu'il m'est permis de me coucher dans ma fosse et et de m'y délasser d'avoir vécu. J'ai traversé, il y a quelques jours, un champ de bataille où je me suis trouvé, pour la première fois, au milieu du sang, du feu et de la poussière, il y a une quinzaine d'années; j'étais jeune alors, et une belle carrière s'ouvrait devant moi, si j'avais su en profiter. C'était un temps de gloire et d'enivrement pour mes compagnons. Je me souviens que je passais la nuit de la veillée sur up de ces toits de chaume à fleur de terre qui servent de grange et de bergerie au pied des montagnes. J'étais à mi-côte de la colline; j'avais sous les yeux une arène magnifique: le camp français à mes pieds, les feux de l'ennemi au loin, et Napoléon, général, au milieu de tout cela. Je fis bien des réflexions sur cette destinée qui s'offrait à moi, et sur cet homme de génie qui commandait à tant de destinées. Je me trouvai froid au milieu de ces travaux sanglants et de cette gloire funeste; seul peut-être dans l'armée je ne regrettai pas de ne pas être Napoléon. J'acceptai les horreurs de la guerre avec la force d'âme que donne la raison à celui qui ne peut pas reculer; mais en galopant le lendemain sur ces crânes que brisait le pied de mon cheval, sur ces cadavres qui gémissaient encore, je me sentis pénétré d'une haine si profonde pour les hommes qui appelaient cela la gloire, et d'une aversion si insurmontable pour ces scènes hideuses, qu'une pâleur éternelle s'étendit sur mon visage, et que mon extérieur prit cette glaciale réserve qu'il n'a jamais perdue depuis. Dès ce jour, mon caractère rentra en lui-même: je fis une espèce de scission avec mes pareils, je me battis avec un désespoir et une répugnance qu'ils appelaient du sang-froid, et sur lesquels je ne m'expliquai jamais avec eux; car ces brutes n'eussent pas compris qu'il pût se trouver parmi eux un homme qui n'aimât pas la vue et l'odeur du sang. Je les voyais se prosterner autour de l'ambitieux qui ouvrait tant d'artères et se nourrissait de tant de larmes; et quand je le voyais, lui, marcher sur ces morts au milieu des nuées de vautours qu'il engraissait de chair humaine, j'avais envie de l'assassiner, afin d'être maudit et massacré par ses adorateurs.

Non, le génie sans la bonté, sans l'amour, sans le dévouement, ne m'a jamais ni séduit ni tenté. J'irai vivre aux pieds d'une femme, me disais-je, et j'aimerai un de ces êtres faibles et sensibles qui s'évanouissent devant une goutte de sang. J'ai cherché la faiblesse et je l'ai trouvée; mais la faiblesse tue la force, parce que la faiblesse veut jouir et vivre, et parce que la force sait renoncer et mourir.

Ne maudis pas ces doux amants qui vont profiter de ma mort. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment. Il n'y a pas de crime là où il y a de l'amour sincère. Ils ont de l'égoïsme, et ils n'en valent peut-être que mieux. Ceux qui n'en ont pas sont inutiles à eux-mêmes et aux autres. Pour quiconque veut n'être pas déplacé dans la société, il faut avoir l'amour de la vie et la volonté d'être heureux en dépit de tout. Ce qu'on appelle la vertu dans cette société-là, c'est l'art de se satisfaire sans heurter ouvertement les autres et sans attirer sur soi des inimitiés fâcheuses. Eh bien! pourquoi haïr l'humanité parce qu'elle est ainsi? C'est Dieu qui lui a donné cet instinct pour qu'elle travaillât elle-même à sa conservation. Dans le grand moule où il forge tous les types des organisations humaines, il en a mêlé quelques-uns plus austères et plus réfléchis que les autres, il a créé ceux-là de telle façon, qu'ils ne peuvent vivre pour eux-mêmes, et qu'ils sont incessamment tourmentés du besoin d'agir pour faire prospérer la masse commune. Ce sont des roues plus fortes qu'il engrène aux mille rouages de la grande machine. Mais il est des temps où la machine est si fatiguée et si usée, que rien ne peut plus la faire marcher, et que Dieu, ennuyé d'elle, la frappe du pied et la fracasse pour la renouveler. Dans ces temps-là, il y a bien des hommes inutiles, et qui peuvent prendre leur parti d'aimer et de vivre s'ils peuvent, de mourir s'ils ne sont pas aimés et s'ils s'ennuient.

Tu me reproches de ne pas t'avoir pas assez aimée. Au moment de la mort, on peut tout se dire. Je dois te faire remarquer (c'est la première et la dernière fois) que nous étions dans une position délicate à l'égard l'un de l'autre. Tu es de tous les êtres que j'ai connus celui vers lequel m'entraînait la plus ardente sympathie. Mais tu es jeune et belle, et je n'ai jamais su si tu étais ma soeur. Cette idée ne t'est jamais venue, tu m'as accepté pour ton frère, et lors même que ta mère, qui ne le sait pas elle-même, t'a dit que je ne l'étais pas, notre destinée à tous deux était faite depuis longtemps, et nous ne pouvions plus nous aimer autrement que par le passé. Si nous avions su plus tôt, et d'une manière plus sûre, que nous pouvions être un homme et une femme l'un pour l'autre, notre vie à tous deux eût été bien différente; mais l'incertitude eût rendu la seule idée de ce bonheur odieuse à tous deux. Je fis donc le sacrifice absolu et éternel de ce rêve, la première fois que je soupçonnai la possibilité de l'accueillir, et j'éteignis dans mon coeur une partie de mon amitié, de peur de donner le change à ma conscience.

Que se fût-il passé entre nous si nous n'étions un peu plus forts qu'Octave et Fernande? quand il ne dépendait que d'une parole incertaine ou méchante de madame de Theursan pour nous plonger dans des anxiétés horribles! Pardonne-moi donc cette excessive prudence que tu n'as jamais comprise ni aperçue, parce que ton âme, plus calme que la mienne, ne te la commandait pas. Grâce à elle, je meurs pur, et mon coeur n'a pas été souillé d'une seule pensée que Dieu ait dû haïr et châtier.

Maintenant songe, ô mon amie! que tu ne peux me suivre dans la tombe. Quelque dégoûtée de la vie que tu sois, quelque isolée que tu doives te trouver par ma mort, tu ne peux la partager sans souiller ta mémoire et la mienne de l'accusation qu'on a portée contre nous durant notre vie. Le monde ne manquerait pas de dire que tu étais ma maîtresse, et que c'est un désespoir d'amour qui nous a fait chercher le suicide dans les bras l'un de l'autre. Tu sais comme Octave est soupçonneux, comme Fernande est faible; eux-mêmes le croiraient. Ah! laissons-leur au moins mon souvenir sans tache, et qu'ils me respectent quand je ne serai plus, quand ce respect ne leur coûtera plus rien.

Mais ne m'accuse pas de t'avoir méconnue, ô ma Sylvia, ma soeur devant Dieu! Je te l'ai dit cent fois, il n'y a que toi au monde qui ne m'aies jamais fait que du bien. Toi seule me comprenais, toi seule pensais comme moi. Il semblait qu'une même âme nous animât, et que la plus noble partie te fût échue en partage. Comme tu m'as préféré à tes amants, je t'aurais préférée à mes maîtresses, si je n'avais craint, en m'abandonnant à cette affection si vive, d'aller plus loin que je ne voulais. Toi, tu t'y livrais tranquillement, belle âme éternellement calme et solide! C'est que tu étais le diamant et moi la pierre qui le protège; mes désirs et mes transports ont toujours placé entre nous, comme une sauvegarde, une amante qui recevait mes caresses, mais qui n'empêchait pas ma vénération de remonter toujours vers toi. Vois comme je me fie à ta parole et quelle estime est la mienne: j'ose te révéler toutes les faiblesses, toutes les souffrances de mon coeur! Depuis que je te connais, je t'ai eue pour confidente et pour consolatrice, et avant toi je ne m'étais jamais livré à personne. Sois mon dernier espoir dans le monde que je quitte; du fond du cercueil, mon âme viendra encore s'informer avec sollicitude du bonheur de ceux que j'y laisse. Veille sur ta soeur, je te la confie: si tu veux que je meure en paix, laisse-moi emporter l'assurance que tu ne l'abandonneras jamais, toi qui es pleine de raison, et dont l'amitié vaut mieux que l'amour des autres.




XCVII.

DE JACQUES A SYLVIA.

Des glaciers de Raus.

Cette matinée est si belle, le ciel si pur et la nature entière si sereine, que je veux en profiter pour finir en paix ma triste existence. Je viens d'écrire à Fernande de manière à lui ôter à jamais l'idée que je finis par le suicide. Je lui parle de prochain retour, d'espérance et de calme; j'entre même dans quelques détails domestiques, et je lui fais part de plusieurs projets d'amélioration pour notre maison, afin qu'elle me croie bien éloigné du désespoir, et attribue ma mort à un accident. Toi seule es dépositaire de ce secret d'où dépend tout son bonheur futur; brûle toutes mes lettres, ou mets-les tellement en sûreté, qu'elles soient anéanties avec toi en cas de mort. Sois prudente et forte dans ta douleur; songe qu'il ne faut pas que je sois mort en vain. Je sors de mon auberge et n'y rentrerai pas. Peut-être ne me tuerai-je que demain ou dans plusieurs jours; mais enfin je ne reparaîtrai plus. Mon âme est résignée, mais souffrante encore; et je meurs triste, triste comme celui qui n'a pour refuge qu'une faible espérance du ciel. Je monterai sur la cime des glaciers, et je prierai du fond de mon coeur; peut-être la foi et l'enthousiasme descendront-ils en moi à cette heure solennelle où, me détachant des hommes et de la vie, je m'élancerai dans l'abîme en levant les mains vers le ciel et en criant avec ferveur: «O justice! justice de Dieu!»

Depuis cette dernière lettre adressée à Fernande, dont parle ici Jacques, et qui arriva à Saint-Léon en même temps que ce billet à Sylvia, on n'entendit plus parler de lui; et les montagnards chez qui il avait logé firent savoir aux autorités du canton qu'un étranger avait disparu, laissant chez eux son porte-manteau. Les recherches n'amenèrent aucune découverte sur son sort; et, l'examen de ses papiers ne présentant aucun indice de projet de suicide, sa disparition fut attribuée à une mort fortuite. On l'avait vu prendre le sentier des glaciers, et s'enfoncer très-avant dans les neiges; on présuma qu'il était tombé dans une de ces fissures qui se rencontrent parmi les blocs de glace, et qui ont parfois plusieurs centaines de pieds de profondeur. (Note de l'éditeur.)




FIN DE JACQUES



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