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Jacquine Vanesse

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Le carlin de Mme Vanesse s'était accroupi sur le bord de sa robe; elle le prit sur ses genoux, et caressant ce museau noir et écrasé:

«Vous aurez un moyen bien simple de vous concilier l'affection de Jacquine; vous la plaindrez d'avoir eu tant à souffrir des brutalités du sa mère.»

Mme Sauvigny la regarda fixement:

«Ah! madame, personne, que je sache, ne vous a accusée de brutaliser mademoiselle votre fille.»

Mme Vanesse perdit un instant contenance; elle constata, une fois encore, que cette timide était intimidante; elle n'en avait pas les gants, d'autres avant elle avaient fait cette découverte. Son usage étant de déguiser son trouble sous des dehors arrogants:

«En voilà assez sur ce sujet, dit-elle avec hauteur. J'interrogerai ma fille; vous ne m'en voudrez pas si, avant d'ajouter foi à l'étrange nouvelle que vous avez mis un si gracieux empressement à me communiquer, j'attends qu'elle me l'ait confirmée de sa propre bouche. Et vraiment je m'étonne qu'elle ait chargé une étrangère....

—Elle voulait venir, interrompit Mme Sauvigny; mais je tenais à vous voir, madame; j'ai à cœur de vous entretenir d'une affaire dont nous avons traité autrefois, qui à mon vif regret n'a pas abouti... et qui ne concerne que vous et moi», ajouta-t-elle en regardant le comte Krassing, dont la présence lui était d'autant plus insupportable qu'à plusieurs reprises, par-dessus l'épaule de Mme Vanesse, il lui avait témoigné par des gestes, pendant qu'elle parlait, la profonde admiration qu'il ressentait pour son éloquence et ses vertus.

Au mot d'affaire, Mme Vanesse avait tressailli, et sa physionomie s'était adoucie; elle avait compris tout de suite qu'elle allait conclure avec une femme qui avait quelque chose à se faire pardonner un marché avantageux, que ce serait pour elle, faute de mieux, une fiche de consolation. Comme on change! durant de longues années les affaires et les marchés lui avaient paru si peu intéressants! Elle tourna majestueusement la tête, ses yeux d'impératrice notifièrent au comte Krassing qu'il était de trop. Elle lui passa le carlin, qu'il emporta, et dès qu'il fut sorti, il sembla à Mme Sauvigny qu'elle avait un poids de moins sur la poitrine, que le salon avait changé d'aspect.

On commença à débattre la grande affaire, qui ce jour-là devait aboutir. Elle s'était dit en venant: «Je lui achèterai sa maison, et je m'imposerai un sacrifice pour l'obliger à s'en aller au plus vite». La chose se trouva plus facile qu'elle ne pensait, elle arrivait dans un moment propice, Mme Vanesse était disposée à vendre. L'esclandre causé par ce qu'elle appelait la frasque de sa fille, les commentaires, les réflexions qu'on avait faites, un commencement d'enquête ordonnée par le maire, les informations prises par des gendarmes trop curieux, l'avaient dégoûtée du pays et de Mon-Refuge. Ce n'était pas tout, elle aspirait à se débarrasser de son aventurier, cause première de tout le mal. Prompte à s'engouer, prompte à se déprendre, elle était la plus fantasque des femmes, et on pouvait prévoir que d'inconstance en inconstance, de lassitude en lassitude, elle chercherait jusqu'à la fin et ne trouverait jamais. La ténébreuse fatuité d'un bellâtre l'avait subjuguée quelque temps; s'étant imaginé que sa fille projetait de le lui ravir, elle avait défendu du bec et de l'ongle le bien qu'on disputait à sa jalousie; mais à peine s'était-elle avisée que Jacquine s'amusait d'elle et de lui, le comte Krassing avait perdu subitement tout son prestige; elle avait percé ce masque de théâtre, reconnu que son idole sonnait creux. Bref, elle guettait l'occasion d'éconduire, de renvoyer à sa besace un hôte indiscret, qui depuis quelques jours l'ennuyait mortellement; Mme Sauvigny la lui offrait.

On ne disputait plus que sur le prix. Le vendeur, pour prouver à l'acheteur que ses prétentions n'étaient pas exorbitantes, lui fit faire le tour de la maison, dont le gros œuvre, il faut en convenir, était intact; on visita aussi le parc, le jardin, qui n'avaient rien d'attrayant.

Après quelques dits et contredits:

«Je serais charmée de pouvoir m'arranger avec vous, conclut Mme Sauvigny. Je vous avais fait offrir dans le temps soixante mille francs, et ce prix me semblait avantageux pour vous. Je consens à en donner dix mille de plus, mais à une condition. Je me propose, en acquérant Mon-Refuge, d'en faire une annexe de la maison Oserel, qui regorge; avant que je puisse livrer à mon locataire le terrain et la maison, je devrai faire de grands travaux d'aménagement et de réparation. Nous sommes très pressés; nous désirons que notre architecte et nos ouvriers puissent se mettre sans retard à l'ouvrage.»

Elle éprouva une agréable surprise, quand Mme Vanesse, faisant la moitié du chemin, l'interrompit pour lui dire:

«Qu'à cela ne tienne, j'aurai vidé les lieux dans quatre ou cinq jours, et j'espère que les malades qui guériront ici me sauront gré de la facilité d'humeur dont je fais preuve aujourd'hui. Les paroles sont échangées, madame; nos notaires feront le reste.»

Puis, lui montrant l'avenue qui conduisait à la petite porte par où l'abbé Blandès était entré: «Voilà votre plus court».

Elle se disposait à la reconduire; Mme Sauvigny la pria de s'épargner cette peine et ne tarda pas à s'en repentir, car à peine avait-elle fait cent pas qu'elle vit sortir de derrière un buisson le comte Krassing qui, la happant au passage et se collant à sa jupe:

«Ah! madame, s'écria-t-il, il y a longtemps que je vous admire, et je croyais savoir tout ce que vous valez; je ne le sais que d'aujourd'hui. S'il est beau d'assister des vieillards dans leurs besoins, il est encore plus beau de sauver des âmes. C'est un art où vous excellez. Soyez bénie, madame! Vous avez formé le noble dessein de rendre la paix et le repos à l'âme tourmentée d'une jeune fille qui nous intéresse également, vous et moi.»

Si modeste qu'elle fût, ce nous lui parut insolent, l'exaspéra, la suffoqua. Le comte Krassing et Mme Sauvigny faisant un nous!

«J'avais tenté moi-même, poursuivit-il, d'initier au culte de l'idéal ce jeune cœur impatient de toute règle, fermé jusqu'ici à toutes les inspirations d'en haut. Vous serez plus heureuse que moi; il y a en vous une céleste douceur, capable d'attendrir les cœurs les plus durs. Et que sait-on? votre sublime entreprise sera peut-être moins laborieuse que nous ne le pensons. Qui pénétrera le mystère des âmes? Notre vie terrestre m'apparaît comme un segment de cône, dont je n'aperçois ni le sommet ni la base, et j'en conclus que notre vie visible n'est qu'une portion de notre véritable vie, laquelle a commencé avant notre apparition dans ce monde et se prolongera après notre mort. Ne croyez-vous pas comme moi, madame, que Mlle Vanesse a vécu avant sa naissance charnelle? Peut-être ses existences antérieures ont-elles laissé dans son âme des prédispositions, des virtualités secrètes qui ne se sont pas encore révélées, et qui vous faciliteront votre tâche. Quand je vois passer un homme sous ma fenêtre, je sais incontestablement, quelle que soit son allure, qu'il existait avant de se montrer à moi, qu'il continuera d'exister après que je l'aurai perdu de vue. Nous voyons Mlle Vanesse telle qu'elle est dans cet instant si court que nous appelons follement notre vie, nous ne savons pas ce qu'elle fut avant de naître, nous ignorons ce qu'elle sera. Ah! madame, nous le savons, puisque, par une dispensation providentielle, ce sont vos blanches mains qui façonneront cette cire. Oui, vous déciderez de ses éternelles destinées. J'ai en vous une confiance absolue; vous n'êtes pas de ces femmes qui font les choses à demi. Vous êtes divinement bonne, vous serez divinement patiente. Vous n'abandonnerez votre ouvrage qu'après l'avoir parachevé. Vous ressemblerez au forgeron qui brise et rejette au feu le fer de cheval, jusqu'à ce qu'il soit à point.»

C'était encore du Tolstoï. Heureusement Mme Sauvigny avait tant pressé le pas qu'elle venait d'atteindre la petite porte, et elle se hâta de prendre le large. Hélas! elle emportait avec elle, comme souvenir du comte Krassing, un odieux parfum de musc, qui la poursuivit pendant plusieurs heures. Sa seule consolation était de penser que, si elle avait été contrainte de l'entendre, elle était partie sans lui avoir une seule fois adressé la parole; elle se flattait que sa taciturnité méprisante lui aurait fait sentir la répulsion qu'elle éprouvait pour un homme qui offensait également sa conscience, ses yeux, ses oreilles et son odorat. Elle se trompait; ce grand fascinateur, certain de lui avoir jeté un charme, attribuait son obstiné silence à une de ces fortes émotions qui paralysent la langue. En la regardant s'éloigner, il se disait qu'il n'avait pas perdu sa journée, que cette guérisseuse d'âmes, qui lui avait paru fort attirante et qu'il savait très riche, serait, le cas échéant, sa ressource, son suprême recours. N'avait-il pas, lui aussi, une âme digne d'être sauvée? Peut-être pressentait-il vaguement que Mme Vanesse ne tarderait pas à le débarquer. Les sots ont quelquefois des lueurs.

VIII

Mme Vanesse achevait de déjeuner quand elle vit arriver Rosalie, qui, assistée de deux déménageurs, venait chercher le bagage de sa maîtresse. Hors d'elle-même, elle déchargea sa colère sur le comte Krassing. Il n'opposa à ses virulentes sorties que la résignation d'un juste méconnu. Plus d'une fois on s'était brouillé et rapatrié; plus d'une fois la longanimité de cette enclume avait usé les fougues de ce marteau.

Quoiqu'elle désespérât de faire revenir Jacquine sur sa résolution, Mme Vanesse pensait au lendemain et tenait à la voir, à s'assurer des chances qui lui restaient de la regagner un jour. Elle la trouva traversant le parc pour aller prendre possession de son nouvel appartement, et l'aborda le sourire aux lèvres. Depuis la tentative de suicide, elle la considérait comme une toquée, comme un cerveau détraqué, dont l'inquiétante démence demandait des ménagements. Contenant son indignation, ce fut d'une voix dolente que cette mère outragée, mais miséricordieuse, remontra à sa fille l'injure qu'elle lui faisait.

«Que voulez-vous? répondit Jacquine. J'ai grand besoin de repos, pour quelque temps du moins, et confessez, chère maman, que vous n'êtes guère reposante.»

Mme Vanesse n'eut garde de s'engager dans une discussion où elle était sûre d'avoir le dessous. Elle se contenta de dire:

«Tu as un étrange caractère, et tu m'as souvent étonnée, mais je te croyais trop fière pour accepter l'hospitalité d'une inconnue.

—Vous n'êtes pas au fait: il a été convenu entre Mme Sauvigny et moi que je payerais pension, et je me propose d'acquitter dès demain par anticipation le premier quartier.»

Le coup fut cruel à Mme Vanesse, qui dut se faire violence pour dissimuler son dépit.

«C'est donc une affaire qu'elle fait avec toi? Elle en fait, paraît-il, avec tout le monde, avec le docteur Oserel, à qui elle loue des maisons, avec moi à qui elle vient d'acheter Mon-Refuge.

—À un bon prix?

—À un prix dérisoire, mais j'étais résolue à m'en défaire coûte que coûte. Comment ne prendrais-je pas en dégoût un pays où ma fille a voulu mourir?

—Je ne vous comprends pas: vous vous êtes plainte quelquefois que c'était un pays trop tranquille, qu'il ne s'y passait jamais rien, j'ai voulu vous prouver qu'il pouvait s'y passer quelque chose.

—Mais enfin que te veut cette femme? reprit Mme Vanesse en froissant les brides de son chapeau. Quelles sont ses intentions sur toi? Sans doute elle avait besoin d'une demoiselle de compagnie, et elle a si bien manœuvré qu'elle ne la paie pas, c'est la demoiselle qui paie. Elle est vraiment très forte. Je te croyais aussi fine que fière; comment t'es-tu laissé prendre aux paroles sucrées de cette enjôleuse?

—Vous savez que la curiosité est mon péché mignon; je désire savoir qui elle est, comment est fait le fond de son cœur, quelles raisons elle a pu avoir de renoncer à la jouissance d'un beau château et d'un parc de cinq cents arpents, à la seule fin de se rendre agréable à des vieillards et d'obliger un docteur, que je vous donne pour un vrai fagot d'épines. Avouez que c'est un cas qui mérite d'être étudié.

—Bah! tu découvriras bien vite que les femmes qui affectent de s'adonner aux œuvres de miséricorde sont ou des intrigantes qui aiment à tracasser ou des pécheresses repenties.

—Oh! bien, les pécheresses qui se repentent sont une variété de l'espèce humaine que je ne connaissais pas encore. Cela me changera.»

Mme Vanesse s'était promis de ne pas se fâcher: elle ne se fâcha pas. Après un court silence:

«J'ai une proposition à te faire, dit-elle, et tu l'accepteras, s'il t'est possible d'être raisonnable une fois dans ta vie. Mme Sauvigny, qui décidément est une forte tête, a obtenu de moi que je lui remettrais au premier jour les clefs de ma maison, et dès après-demain, je serai de retour à Paris. Tu es une honnête fille, et tu as je ne sais comment une imagination dévergondée, qui voit partout des mystères et des noirceurs. Quelque absurdes, quelque extravagantes que soient certaines idées que tu t'étais fourrées dans la cervelle, si tu me promets de partir avec moi, tout à l'heure, en rentrant, je donnerai son congé au comte Krassing.»

Jacquine la regarda dans les yeux; ce regard et le sourire qui l'accompagnait disaient avec une suffisante clarté: «Lui avez-vous trouvé un remplaçant?»

«Je suis touchée, chère maman, répliqua-t-elle, du sacrifice que vous voulez bien me faire; mais, je vous le répète, c'est la curiosité qui me retient ici, et je ne m'en irai qu'après avoir terminé le cours de mes études. Le voyage de découvertes que je vais entreprendre dans le pays du bleu aura pour vous cet avantage qu'il purifiera mon imagination dévergondée; quand nous nous reverrons, j'aurai le cœur d'un innocent agneau, et je ne vous chagrinerai plus par mes soupçons injurieux et téméraires.

—Soit! fais ce qu'il te plaira», lui repartit sa mère, qui avait hâte de la quitter, se sentant, malgré ses résolutions, sur le point de se fâcher. «Je ne te dis pas adieu; il n'est pas besoin d'être grand sorcier pour prévoir que tu t'ennuieras à la mort dans ce lieu de délices, que tu me reviendras et que je serai assez bonne pour te recevoir.»

Pendant deux heures, Jacquine vaqua aux soins de son emménagement. S'étant fait une loi de prendre en toute chose le contre-pied des us et coutumes de son père et de sa mère, dont on pouvait dire que le désordre était leur élément, elle poussait jusqu'à la minutie l'amour de l'ordre et de la tenue, et elle avait dressé, stylé à sa mode sa femme de chambre, qu'elle s'était attachée par ses générosités et à qui elle imposait beaucoup. Quoiqu'elle la traitât civilement, elle lui inspirait une admiration craintive. Cette Bretonne d'humeur grave et d'esprit crédule tenait sa jeune maîtresse pour un être à part; elle trouvait quelque chose de redoutable dans le mystère de ses yeux de teinte indécise, qu'elle soupçonnait de jeter des sorts, et elle respectait aveuglément ses moindres volontés comme les arrêts d'une sagesse supérieure, qu'il était dangereux de discuter. Lorsqu'elle eut vidé les malles, serré le linge et les robes, placé en un lieu convenable et à leur jour les vitrines et leurs papillons, tout épousseté, tout rangé comme l'entendait mademoiselle, qui exigeait qu'on fit bien et qu'on fit vite, Jacquine la renvoya en lui disant qu'elle éprouvait le besoin de se reposer et la priant de ne pas revenir avant qu'elle l'eût sonnée.

Restée seule, elle s'installa dans un fauteuil, promena son regard autour d'elle, décida que son salon lui plaisait, que le rose très pâle de la tenture se mariait bien avec le blanc crémeux d'un ameublement laqué et réchampi, avec les teintes moelleuses des étoffes, du tapis, des rideaux, que par son élégante simplicité et ses tons clairs qui caressaient les yeux, ce salon ressemblait à la personne qui l'avait habillé et dont les qualités apparentes étaient la douceur, la grâce et la distinction. Mais que cachaient cette distinction, cette grâce, cette douceur? C'était là ce qu'il s'agissait de savoir. Toutes les âmes sont des bottes à double fond, et il ne faut jamais être dupe des apparences.

Elle avait peine à admettre que, comme le prétendait sa mère, Mme Sauvigny fût une pécheresse repentie ou une vulgaire intrigante, une tracassière. Non, ce n'était pas là ce que disaient sa figure et son sourire. Toute réflexion faite, elle inclinait à croire que ce mystérieux sourire, qu'elle n'avait pas encore déchiffré, était un appât destiné à prendre les cœurs, un attrape-nigaud; que cette charmeuse, qui s'attribuait le don d'attraction magnétique, se servait de sa grâce pour exercer sur ses crédules et heureuses victimes un irrésistible empire, que son visage exprimait sa pleine confiance dans la vertu de son fluide et la certitude d'une prompte et facile victoire. Elle avait appris de sœur Eulalie que Mme Sauvigny était protestante, et elle croyait savoir que les protestantes sont souvent d'intrépides convertisseuses, que ces femmes qui ne se confessent pas aiment à confesser, qu'elles prennent plaisir à manipuler, à gouverner les âmes, que les joies que procure à leur orgueil le métier de directrices de consciences leur tiennent lieu des friandises mondaines qu'elles se refusent.

«Elle a su couvrir son jeu; mais sûrement son offre aussi obligeante qu'imprévue cachait un piège, et en m'attirant chez elle, elle avait une arrière-pensée. Mon cas lui a paru intéressant; ma mère lui aura dit que j'avais «un caractère indomptable», c'est son mot sacramentel, et elle s'est promis de me dompter.... Ah! madame, vous trouverez à qui parler!»

Une fois entré dans sa cervelle, ce soupçon n'en devait plus sortir, et, se raidissant d'avance contre la charmeuse, elle la mettait au défi; le porc-épic hérissait tous ses piquants.

Elle se leva, ouvrit une porte-fenêtre; elle voulait savoir ce qu'on voyait de son balcon, elle alla prendre l'air. Il avait fait très beau ce jour-là, et quoiqu'on fût en octobre, il soufflait un vent tiède. Elle regarda tour à tour en haut et en bas. Le ciel lui montra de petits nuages floconneux, que le soleil couchant teintait de rose, la terre un pré clos de haies vives, où une jument, qui avait cessé de paître, folâtrait avec son poulain, un noyer au front dépouillé, autour duquel tournoyaient deux corbeaux, dans la vaine espérance d'y découvrir une noix oubliée; plus près d'elle, une rivière lente, traînant si paresseusement ses eaux verdâtres qu'elle semblait, en s'en allant, avoir regret à quelque chose; parmi les roseaux un râle brun fauve, qui, sa journée faite, regagnait son nid; plus loin, dans le fond, une des arches d'un pont de pierre et une petite île où croissaient de grands peupliers, auxquels une vigne de Canada suspendait ses draperies d'un rouge d'écarlate. Quel éclat! quelle splendeur! dans quel ironique dessein la nature se mettait-elle en frais pour parer notre demeure, pour embellir par la pompe de ses spectacles cette sotte rapsodie qu'on appelle la vie humaine? C'était se moquer de nous, insulter à notre misère. Un si riche décor pour une si pauvre pièce!

Les nuages roses, les cabrioles de la jument et de son poulain, la rivière, le râle, la vigne et ses taches rouges, elle ne regarda plus rien, sauf une petite fumée grise qui s'échappait d'un toit voisin, pointait un instant vers le ciel et se dissipait bientôt, s'évanouissait dans l'air. Que cette fumée lui parut heureuse! et qu'elle enviait son bonheur! S'évaporer et disparaître à jamais, quelle félicité! Ô délices de ne plus être!... Où est-elle? Ne la cherchez pas: elle s'en est allée en fumée, vous ne la reverrez point.... Mais elle fit la réflexion que, pour jouir du bonheur de n'être plus, il faudrait être; que dans ce misérable monde, la mort elle-même est une duperie. Elle ne voulut plus voir ni la terre ni le ciel, et elle rentra dans son salon clair, que la nuit commençait à envahir.

Son entretien avec sa mère l'avait profondément irritée, avait exaspéré ses nerfs, ravivé ses vieilles haines, ses vieux dégoûts, ses vieilles rancunes contre la vie; elle avait senti se remuer au fond de son cœur toute cette lie qui lui empoisonnait le sang, et elle était entrée dans une maison de paix la bouche amère, le défi aux lèvres, la guerre dans l'âme.

Pour soulager ou tromper son fiévreux chagrin elle voulut ne penser, pendant quelques instants du moins, qu'au seul être qui l'eût aimée, à ce mort qu'elle avait comme embaumé dans son souvenir. Elle tira ses rideaux; sa cheminée était ornée de deux beaux candélabres de cristal, dont elle alluma toutes les bougies pour faire fête à l'image qu'elle évoquait. Elle s'assit devant une table ovale, couverte d'un tapis de velours, elle y allongea ses bras, y posa sa tête, qui était lourde, ferma les yeux, et le fantôme lui apparut.

Son imagination l'avait transportée dans une salle d'un vieux château, où tout était vieux, hormis le cœur d'un beau vieillard propret, doux et frais, vêtu de gris, dont l'haleine avait une agréable odeur de luzerne coupée. Il avait eu de grands ennuis, des soucis cuisants, et il avait employé sa vive intelligence à se distraire et à se consoler. Au moment où elle l'aperçut, il était à demi couché sur un sopha quelque peu dépenaillé; un chien de chasse édenté, décrépit, dormait à ses pieds; un peu plus loin, lui faisant face, une petite fille travaillait à une tapisserie destinée à remplacer la brocatelle usée du sopha; il désirait que les petites filles fussent toujours occupées, que tour à tour elles fissent travailler leur esprit ou leurs mains; rien n'était plus propre, selon lui, à les préserver des tentations. Ce soir-là, il venait d'entamer un discours en trois points, et tout en parlant, il croquait des talmouses; il aimait presque également les talmouses et les longs discours. Parfois le mot ne lui venait pas, il se penchait sur son chien, lui tirait paternellement les oreilles, et le mot venait comme par miracle.

Il était en train d'expliquer à sa petite-fille que sans doute il y avait dans ce monde de grands désordres et de grands fléaux, que le pire de tous était la femme impudique qui enlace les cœurs et déshonore les maisons, qu'en tolérant le mal, la Providence avait sûrement ses intentions secrètes qui nous échappent, que nous devons tenir pour des épreuves salutaires les souffrances qu'elle nous inflige, que, dans le fond, quoi qu'il nous en semble, Dieu est infiniment bon et veut le bien de ses créatures. Elle avait peine à l'en croire; dès sa plus tendre jeunesse, le peu qu'elle connaissait du monde, tout ce qu'elle avait vu autour d'elle la disposait à croire que Dieu est un grand indifférent, qui laisse aller les choses, ou qu'il a trop d'affaires sur les bras pour se mêler des nôtres: quand on a des soleils hors de service à raccommoder, a-t-on le loisir de s'occuper des petites filles et d'écouter leurs innocentes prières? Peut-être était-il appelé à voyager souvent dans son immense univers; on croyait le tenir, il était absent, il était en courses. Peut-être aussi faisait-il de longs sommes et, avant de s'endormir, défendait-il qu'on le réveillât. Depuis ce temps, toutes les expériences qu'elle avait faites l'avaient confirmée dans ses opinions d'enfant. Quelle grâce lui avait accordée ce Dieu infiniment bon? Il l'avait laissée choir dans une mare, en lui disant: «Nage, tire-toi d'affaire comme tu pourras». Et elle avait nagé au milieu des crapauds, des têtards et des couleuvres. À la vérité, il avait inspiré à Mlle de Salicourt l'heureuse idée de léguer une pension à sa petite-nièce; elle lui avait su gré de ce bon mouvement, elle lui avait marqué une bonne note. Mais jusqu'ici, à quoi avait servi cette pension? À gorger de faisans et de perdreaux un comte Krassing, à l'abreuver de vins fins et à lui payer des épingles de diamant. Ô dispensations providentielles!

De réflexion en réflexion, elle avait oublié qu'elle se trouvait dans un vieux château. Elle y retourna. Passant au second point de son sermon, le marquis de Salicourt s'appliquait à démontrer que, l'infinie bonté étant le principal attribut de Dieu, nous sommes tenus d'être bons, très bons si nous voulons lui ressembler, et pour prêcher d'exemple, il partagea une talmouse avec son vieux chien. Il ajouta que non seulement le pardon des injures nous est commandé par l'Évangile, que c'est de toutes les vertus celle qui ennoblit, honore le plus l'homme qui la pratique et qu'elle donne à la femme une grâce céleste, et il exhorta sa petite-fille à avoir toute sa vie l'horreur du mal et une grande pitié des pécheurs, lesquels sont toujours malheureux.

Ce qu'il lui avait dit alors, il le lui répétait en cet instant. Il était sorti de son tombeau pour venir la trouver. Elle sentait qu'il était là, derrière son fauteuil; mais elle n'avait garde de se retourner et de rouvrir les yeux; on ne voit les fantômes que les yeux fermés. Il était si près d'elle qu'elle respirait son haleine; pouvait-elle en douter? elle avait reconnu la douce odeur de luzerne coupée. De son vivant, il lui imposait tant de respect qu'elle l'écoutait sans contester. On prend plus de libertés avec les morts; on a avec eux un commerce plus intime; on ose leur dire tout ce qu'on a sur le cœur. Elle osa lui représenter que les haines vigoureuses sont nécessaires à la santé de l'âme, que ce sel divin les empêche de se corrompre, que la loi du talion est sainte, qu'en rendant le mal pour le mal, on remplit une mission sacrée, qu'on travaille au rétablissement de l'ordre, qu'on remet les choses à leur place, que s'il y a une justice céleste, on devient son instrument et l'ouvrier de ses vengeances.

Il répliquait, elle ripostait; mais craignant de le chagriner, elle couvrait de baisers ses longues mains pâles de vieillard. Elle lui disait: «Ce n'est pas Dieu qui est infiniment bon, c'est vous. Je vous ai aimé dès le premier jour, et toujours je vous aimerai. Mais on ne se refait pas, on ne violente pas ses penchants, ses instincts. On a été dur pour moi, je serai dure pour les autres. Vous ne savez pas quelle fatalité s'est appesantie sur votre petite-fille. Je veux vous conter tout ce que j'ai souffert, je veux tout vous expliquer. Et d'abord....»

«Mademoiselle, vous avez bien dressé votre femme de chambre, dit en souriant Mme Sauvigny, qui, avant d'entrer dans un salon, qu'elle s'étonnait de trouver si brillamment illuminé, avait frappé deux fois à la porte. Quoi que j'aie pu lui dire, exécutant vos ordres à la lettre, elle attendait que vous l'eussiez sonnée pour venir vous avertir que le dîner était servi. N'avez-vous pas entendu la cloche?

—Excusez-moi, madame, répondit Jacquine d'un ton cérémonieux, je m'étais endormie.»

Mme Sauvigny remarqua qu'elle avait les yeux rouges. Peut-être avait-elle pleuré. C'était la première fois qu'il lui arrivait pareille aventure.

IX

Dès le jour où son château s'était converti en hospice, Mme Sauvigny avait tenu un journal quotidien et circonstancié de tout ce qui s'y passait. Elle y consignait, avec les menus détails qu'elle craignait d'oublier, un résumé de ses expériences heureuses ou fâcheuses et des remarques sur le caractère de ses quatre-vingts vieillards des deux sexes, valides ou infirmes, payants ou non payants, qu'elle connaissait tous et avec qui elle avait de fréquents entretiens. Son journal leur était exclusivement consacré; mais cette année-là, à partir du mois d'octobre, il lui arriva de loin en loin d'y insérer des notes et des réflexions qui ne les concernaient point, et qui prouvaient que leur bonheur n'était plus son unique souci, qu'une complication survenue dans sa vie l'occupait beaucoup.

Elle écrivait, par exemple, le 5 novembre:

«Quand Doubleix, ancien couvreur, soixante-seize ans, est entré à l'asile, il avait été convenu qu'il paierait la demi-pension de 250 francs. L'une de ses brus est venue crier misère et m'a demandé de le recevoir parmi les non-payants. Informations prises, il se trouve que son fils aîné, mécanicien à Paris, gagne dix francs par jour, que le cadet, coquetier à Nemours, a récemment acheté un jardin. Après avoir consulté notre trésorier, j'ai refusé et je tiendrai bon. Il ne faut pas dispenser facilement des enfants de contribuer à l'entretien de leur père. Ce serait d'un mauvais exemple, et dispenser les hommes de leurs devoirs, c'est leur ôter l'honneur....

«Ce soir, pour la première fois, le docteur m'a parlé d'elle:

«Avouez que vos amis avaient raison et que vous regrettez de n'avoir pas suivi nos conseils; que cette demoiselle répond mal à vos avances, qu'elle vous désole par ses froideurs, que vous ne dégèlerez jamais ce glaçon. Mais vous n'avouerez rien; les femmes n'avouent jamais qu'elles se sont trompées.»

«En effet, je n'ai rien avoué. Je lui ai dit: «Convenez de votre côté que si elle s'en allait, mon chalet perdrait son plus bel ornement; elle est si jolie, si élégante!

«—Eh! oui, c'est une jolie diablesse, qui se fera une joie de vous tourmenter. Quand on a une maladie chronique, il faut la prendre en patience; mais s'en donner une de propos délibéré, de gaîté de cœur, pour le seul plaisir de l'avoir, c'est un excès de déraison dont vous êtes seule capable.

«—Ne me plaignez pas, lui ai-je répliqué, j'aime mon mal.»

«J'en disais trop, mon mal me fait souffrir, et il est certain qu'elle me désole par ses froideurs.

«Il faut pourtant qu'elle se trouve bien chez moi, puisqu'elle ne parle point de s'en aller.

«Espérons et patientons. Le monde est aux patients, disait mon père. Je n'aspire pas à conquérir le monde; mon ambition se borne à vouloir forcer l'entrée d'un cœur qui se garde et se ferme. La sentinelle crie: «Passez au large!» Que sait-on? je finirai peut-être par entrer.»

16 novembre.

«Loquerol, pour qui sœur Agnès me reproche d'avoir un faible inexplicable, est un alcoolique imparfaitement corrigé. Il m'est revenu qu'il médisait de mon vin, qui est pourtant bon, qu'il le qualifiait d'eau rougie. Le docteur m'a conseillé de lui octroyer de temps à autre un petit grog au rhum; il m'a cité ce mot d'Hippocrate: «Il faut avoir des égards pour les habitudes, surtout quand elles sont mauvaises.» Loquerol aura ses grogs lorsqu'il aura fait réparation à mon vin....

«Elle m'étudie, elle m'analyse, elle m'épluche, elle veut savoir qui je suis. Dans la meilleure intention, sœur Eulalie m'avait rendu un mauvais service, en lui faisant mon éloge; c'était le plus sûr moyen de la prévenir contre moi. Elle a trop de monde pour me poser des questions indiscrètes; ce sont ses yeux qui m'interrogent, et dans ces moments-là, ils sont gris, luisants et froids comme la peau d'une couleuvre.

«Nous avons passé la soirée tête à tête; nous brodions, assises en face l'une de l'autre. Elle m'a conté gaiement quelques épisodes de son séjour chez sa tante, qui était craintive et qui, à force de craindre, tombait quelquefois de la poêle dans la braise. Je ne l'avais jamais vue si expansive, si bonne fille. J'étais ravie; je me disais: Les glaces fondent. J'ai laissé trop paraître mon contentement, son visage s'est assombri et, changeant de ton, elle m'a débité un long réquisitoire contre le genre humain, dont la conclusion était qu'il n'y a sur la terre que des coquins et des coquines.

«Les présents exceptés, lui ai-je dit.

«—On les excepte toujours», m'a-t-elle répondu.

«Long silence. Tout à coup j'ai éprouvé un secret malaise: il m'a semblé que son regard, posé sur moi, descendait jusqu'au fond de mes entrailles et fouillait partout. C'était une véritable visite domiciliaire.

«J'ai pensé que, pour fléchir mon juge intraitable et effacer les déplorables impressions qu'une amie trop zélée lui avait données de moi en faisant mon panégyrique, je devais lui confesser mes faiblesses, et je me suis exécutée galamment.

«Comme Mlle de Salicourt, lui ai-je dit, je ne suis pas une coquine, mais je suis fort peureuse, et ce ne sont pas seulement les chenilles qui m'effraient.»

«Son visage s'est détendu, ses yeux gris de couleuvre ont repris leur couleur de nuage, son regard m'a paru moins dur et plus chaud. Elle se sentait supérieure à moi, j'avais la tête de moins qu'elle, et dans cet instant du moins, elle me pardonnait mes pauvres petites vertus, imprudemment exaltées par sœur Eulalie. Elle m'a fait énumérer toutes les choses qui me font peur; j'ai tout dit, les serpents, une maison où j'entre pour la première fois, un cheval qui se cabre, les promenades sur l'eau, la solitude et le silence des bois.

«Que craignez-vous dans les bois?

«—Les mauvaises rencontres.

«—On n'en fait que dans les salons.

«—Je gagerais, mademoiselle, que vous n'avez peur de rien.

«—C'est une sensation que je n'ai pas encore éprouvée.»

«Je voulus aller vite en affaire, et ma témérité ne fut pas heureuse.

«Le courage se communique, repris-je; quand il vous plaira de vous promener à pied dans la forêt, emmenez-moi, et vous verrez que sous la conduite d'un tel chaperon, je n'aurai peur de rien.»

«Je secouais trop tôt le prunier; la prune ne tomba pas. Ma pensionnaire fronça légèrement ses blonds sourcils; jamais pouliche ne fut si ombrageuse. Cependant, tout à l'heure, en me quittant, elle m'a presque serré la main; jusqu'ici elle se contentait de me toucher le bout des doigts. Oh! je ne me fais point d'illusions; nous ne nous embrasserons ni cette semaine ni la semaine qui vient.»

25 novembre.

«Je suis sortie mélancolique de la lingerie. J'ai acheté; il y a un an, pour quatre mille francs de linge, et il commence à s'user. C'était de la marchandise d'occasion; je m'étais flattée d'avoir fait une bonne affaire. On a raison de dire que rien n'est plus ruineux qu'une économie mal entendue....

«Ce désolant pessimisme, cette implacable misanthropie, cette impossibilité de croire au bien, d'expliquer une action humaine par un motif noble et désintéressé.... Les plus généreuses, celles qui se présentent le mieux, qui ont le meilleur visage, lui sont suspectes: ouvrez la pomme, vous trouverez le ver. Si elle écrivait des romans ou des pièces de théâtre, elle excellerait dans la littérature cruelle. Qui la guérira de sa maladie d'esprit? Il faudra que le bon Dieu s'en mêle.

«Elle m'a procuré cet après-midi une agréable surprise en me proposant de faire avec elle une promenade à pied, en forêt. J'ai accepté de bonne grâce, sans y mettre trop d'empressement: elle fait mon éducation, j'apprends à doser mes pilules. Le temps était presque doux, la forêt sentait bon; j'aime beaucoup l'odeur des feuilles mortes. Nous avions emmené mon gros bon loulou; elle a folâtré avec lui, elle avait douze ans; pourquoi donc en a-t-elle si souvent soixante? Nous avons fait une halte dans une clairière, au pied d'un éboulis. Assise sur un bloc de grès, elle a observé quelque temps un pic, qui, après avoir grimpé en spirale le long du tronc d'un vieux chêne, en trouait l'écorce à grands coups de bec. Elle m'a expliqué que c'était un épeiche et en quoi il différait d'un pivert. Tout en l'écoutant, je me disais que cette jeune fille, le rocher de grès où elle était assise, et cet épeiche qui cherchait des insectes ou des larves étaient tous les trois également indifférents à tout ce qu'on pouvait penser d'eux, qu'ils n'avaient cure de mon opinion, que ma pensionnaire était beaucoup plus près de la nature que moi. C'est une étrange demoiselle. Aussi raffinée de ton et de manières qu'on peut l'être, cette petite-fille de marquis est dans le fond une vraie sauvagesse. Comme les sauvages, elle n'a d'autre règle de conduite que des sensations, des images et un petit nombre d'idées très simples, qu'elle prend pour des vérités évidentes et qui lui tiennent lieu de raison et de conscience.

«Valery, à qui je faisais part de ma réflexion, m'a dit:

«Défiez-vous! cette sauvagesse est pour moi la preuve qu'on peut avoir à la fois l'âme pure et perverse.»

«Je me suis récriée.

«Eh! oui, chère madame, elle a horreur du péché de la chair; mais amusez-vous à lui chercher noise, faites-lui la plus légère offense, tous les moyens lui seront bons pour se venger de vous. Les sauvages empoisonnent leurs flèches.»

«Nous étions seuls; il a ajouté de sa voix caressante, qui me plaît autant que sa musique:

«Quiconque n'aime pas Charlotte est à mes yeux un être pervers.»

«Il m'a reproché de trop la ménager, d'être beaucoup trop indulgente.

«Que voulez-vous? lui ai-je dît, je ne peux m'empêcher de l'admirer. Si Charlotte avait vécu dans un vilain monde et s'y était rempli les yeux de vilaines choses, je doute que, comme Mlle Vanesse, elle eût l'âme pure.»

«Il m'a défendu d'en dire davantage et s'est mis au piano. Elle a de l'éloignement pour lui et il ne peut la souffrir. Me voilà bien embarrassée. Je tâche de les rapprocher, j'espère qu'ils finiront par s'entendre. Elle a tant de naturel! Ne m'a-t-il pas dit un jour, pour me faire un compliment, qu'il n'avait de goût que pour les femmes qui lui faisaient l'effet d'un morceau de nature?»

12 décembre.

«Longue conférence avec notre jardinier en chef. Désormais, dans le jardin de l'hospice, les légumes et les arbres fruitiers, dont les racines s'étendent de plus en plus, sont en guerre. Il faut opter entre les uns et les autres, et il m'engage à sacrifier une partie des légumes. «Le fruit est cher, m'a-t-il dit, et vous achèterez à bon compte des pommes de terre et des fèves.» Il en parle à son aise. J'ai remarqué que nombre de mes bons vieux et de mes bonnes vieilles s'intéressaient beaucoup à leur jardin, qu'ils aimaient à voir fleurir leurs fèves, qu'ils disaient volontiers: nos pommes de terre; et leurs pommes de terre ne seront plus à eux si je les achète: j'aurai appauvri leur vie et leur imagination. Ne serait-il pas possible de trouver dans le voisinage un terrain bien exposé où nous transporterions notre potager? Ce serait pour les plus valides un but de promenade. C'est une question à étudier....

«Trouvez-vous, madame, que ma petite Diane de bronze me ressemble?»

«Et elle m'en faisait les honneurs. Assurément la ressemblance est frappante: c'est la même finesse de traits, la même rondeur charmante des joues et du menton; c'est aussi la même petite bouche pincée, pareille à une fleur en bouton qui ne s'épanouira jamais.

«Il y a toutefois entre vous, lui ai-je dit, une grande différence: elle se coiffe autrement que Mlle Vanesse, elle a un chignon.

«—Et vous n'aimez pas ma natte qui me bat les talons?

«—Il me semble qu'elle n'est pas de votre âge.

«—Oui, vraiment, c'est une natte de petite fille, et c'est pour cela que j'y tiens; tant que je la porterai, il ne viendra à l'esprit d'aucun jeune homme de me faire la cour. Il n'y a que les vieillards qui s'amourachent des petites filles, et on les soufflette.»

«Je connais pourtant un jeune homme qui tourne beaucoup autour d'elle; c'est un de mes voisins, qui s'appelle M. André Belfons; elle ne daigne pas s'apercevoir de ses petits manèges.

«Ah! c'est pour cela que tu tiens à ta natte! Tu n'avais pas besoin de me le dire, j'avais deviné ton beau secret. C'est égal, s'il ne tenait qu'à moi, j'enterrerais ta déesse au fond d'une armoire; elle est exquise, mais je la crois dangereuse; je soupçonne cette vierge noire d'être ta confidente et de te donner de mauvais conseils.»

1er janvier.

«Il y a eu hier soir du désordre dans le quartier des femmes. Selon la coutume, elles avaient fêté la Saint-Sylvestre, en mangeant de la dinde aux marrons et en buvant du vin de ma cave. Elles en ont trop bu et ont gâté leur joie. Après le dîner, dans la salle de lecture et de récréation, la veuve Pricard, qui jouait au bésigue avec Mlle Maillet et qui perdait, s'est consolée de sa malechance en faisant une allusion détournée à un enfant qu'aurait eu cette pauvre créature à l'âge de seize ans. Mlle Maillet l'a sommée de s'expliquer, la querelle s'est échauffée, toute l'assistance a pris parti. Les religieuses de service, impuissantes à mettre le holà, ont menacé ces folles de venir me chercher, et peu à peu tout est rentré dans l'ordre. Ce matin, je me suis fait envoyer Mme Pricard et je l'ai vertement semoncée. Je ne sais pas si Mlle Maillet a fait une faute à seize ans, mais je sais qu'elle en a soixante-sept, qu'elle a toujours vécu honnêtement de son métier de ravaudeuse, qu'une affection des yeux, qui l'empêchait de coudre, l'avait réduite à la misère, qu'elle n'a point de famille pour la soutenir. Pauvre innocente brebis! Depuis longtemps la paix du ciel est descendue sur son péché....

«Jacquine aime les dentelles. J'en possédais de superbes, que mon père avaient eues dans la liquidation d'un débiteur insolvable. Je mourais d'envie de les lui donner; je n'osais pas et j'avais tort. Vers neuf heures du matin, elle est entrée dans ma chambre pour me souhaiter une heureuse année. Elle tenait à la main un écrin. Sa tante lui a laissé tous ses bijoux de famille, parmi lesquels il en est de très beaux, entre autres un camée antique sur pierre dure que j'avais admiré. Elle venait me l'offrir, et je lui ai offert mes dentelles, en l'assurant que je ne les avais jamais mises.

«C'est dommage, m'a-t-elle dit d'un air de reine affable, elles n'en auraient que plus de prix.»

«Voilà, ce me semble, une année qui s'annonce bien.»

17 janvier.

«La bonne, la charmante journée! Et tout d'abord, sœur Agnès m'a dit un mot qui m'est allé au cœur. Notre buanderie demande à être entièrement refaite et le dallage de la chapelle a besoin d'une réparation sérieuse. Je disais à sœur Agnès que j'avais dressé mon budget, que je désirais renvoyer à l'an prochain l'une ou l'autre de ces deux dépenses extraordinaires. Par laquelle devais-je commencer? Elle m'a répondu sans hésiter:

«Commencez par la buanderie. Il ne faut pas prendre aux pauvres pour donner à Dieu; cela ne lui ferait pas plaisir et je le connais assez pour savoir qu'il attendra volontiers.»

«Nous nous faisons la même idée du grand inconnu.

«Une heure plus tard, je conduisais Jacquine à l'étang de Serly qui depuis huit jours est entièrement gelé. Elle m'avait dit qu'elle patinait; elle ne s'était pas vantée d'être une virtuose, que dis-je? une grande artiste, une étoile; enveloppée dans mes fourrures, assise sur une planche, oubliant le froid qui pinçait et mes pieds morts, je me suis délectée à la voir partir comme un trait, fendre le vent, la tête haute, l'air aisé et vainqueur, plus déesse que sa Diane, puis s'arrêter brusquement, faire une double pirouette, décrire des ronds, des huit, des entrelacs, et ce qui me touchait davantage, me chercher quelquefois des yeux, et quand elle se rapprochait de la berge, me lancer un regard où je croyais découvrir une joie de vivre. Il y avait beaucoup de monde, on était venu de Paris; on l'observait, on l'admirait, on ne voyait qu'elle, on disait:—Savez-vous qui c'est? Et je me rengorgeais, mon cœur se gonflait d'orgueil, comme si je l'avais inventée. Où l'amour-propre va-t-il se nicher?

«Je causais un instant avec Mme Potier, qui m'est fort obligée d'avoir procuré à son mari une place de garde champêtre, quand je vis arriver la déesse, remorquant un petit traîneau, où elle me somma de m'installer.

«Je vous pousserai par derrière, me dit-elle, cela m'amusera beaucoup.

«—Je n'en doute pas, lui dis-je: mais m'amuserai-je?»

«Je lui reproche son caractère soupçonneux, et dans ce moment j'étais moi-même fort méfiante; je lui attribuais de mauvaises intentions, j'aurais juré qu'elle tramait quelque perfidie. Je me défendis quelque temps, mais je me fis honte de ma pusillanimité, et je m'embarquai.

«N'allez pas me l'endommager! lui cria Mme Potier. Quel malheur!

«—Bah! répondit-elle, les morceaux en seront bons.»

«Je m'abandonnai à mon destin, intimement persuadée que je touchais à ma dernière heure, que j'allais disparaître dans un gouffre. Il y avait au milieu de l'étang un endroit où la glace moins épaisse portait mal, et que les patineurs évitaient avec soin. J'avais prévu que c'était là qu'elle me conduirait. Je fermai les yeux; quand je les rouvris, nous étions à deux pas de l'endroit dangereux; je ne pus retenir un cri d'effroi, et mes ongles s'enfoncèrent dans les bras du traîneau; charmée de m'avoir fait peur, elle le détourna adroitement et me débarqua saine et sauve.

«Nous avions apporté dans le caisson du break un panier couvert; je fis servir notre déjeuner dans une cantine improvisée, que chauffait un grand feu de coke. J'ai souvent des appétits de paysanne, des faims de loup, de vraies fringales, surtout quand je viens de faire quelque chose que je ne fais pas tous les jours. Lorsque je vis s'étaler sur mon assiette une large tranche de pâté de faisan, mon cœur se dilata, et je m'écriai sur un ton lyrique, prétend-elle:

«Il faut avouer qu'il y a de bons moments dans la vie.»

«Elle partit d'un éclat de rire, elle se disait sans doute: Ils sont tous à l'encenser; elle n'est à tout prendre qu'une bonne petite femme bien ordinaire.

«Quel enthousiasme, fit-elle, pour une tranche de pâté!»

«Elle a raison, je ne suis qu'une femme bien ordinaire. Cependant, si elle me connaissait mieux, elle saurait que mes plaisirs de gourmande affamée sont plus compliqués qu'elle ne le pense, qu'il y entre d'autres ingrédients qui les ennoblissent, je m'en flatte du moins. Il m'arrive d'éprouver des sensations très agréables et très vives, qui en réveillent d'autres, et il s'y joint des sentiments, des idées, fort disparates en apparence, qui ne laissent pas de former un ensemble indivisible. Tout cela se mélange, s'amalgame, se combine, et il en résulte une grosse joie, qui me fait croire et dire que la vie est bonne. Tandis que je caressais des yeux mon assiette, je songeais au plaisir que j'avais éprouvé en regardant patiner Jacquine, à l'admiration qu'elle s'était attirée sans le savoir, à certains regards qu'elle m'avait lancés et qui semblaient dire que désormais j'étais quelque chose pour elle, au grand effort que j'avais dû faire sur moi-même pour m'embarquer dans le traîneau, au gouffre où je n'étais pas tombée, au soin qu'une déesse avait eu de ma fragile personne, et pour brocher sur le tout, je me souvenais que ce matin-là, à mon réveil, j'avais reçu d'un grand compositeur un petit billet où j'avais lu ceci: «Vous êtes très réservée, très avare de vos démonstrations, et vous avez au plus haut degré la pudeur du sentiment. Ce qui est délicieux, c'est que les gens qui vous aiment se sentent aimés sans que vous preniez la peine de le leur dire.»

«Est-il donc faux qu'il y ait de bons moments dans la vie? Et n'y avait-il pas là de quoi ennoblir ma gourmandise et donner quelque gloire à ma tranche de pâté?»

24 janvier.

«Nous avons enterré ce matin Louis Frivaz. Il est mort d'une embolie à l'âge de quatre-vingt-deux ans, trois semaines et deux jours. Je ne dirai pas que, de tous mes vieillards, c'était celui que je préférais; je ne dois préférer personne, mais je lui étais fort attachée. Cet ancien terrassier, qui ne savait ni lire ni écrire, avait une remarquable netteté dans les idées et dans son sourire une secrète et innocente malice qui me plaisait. Avec cela, beaucoup d'usage, des raffinements de savoir-vivre; je connais des gens du monde à qui il aurait pu en donner des leçons. Il s'affaiblissait depuis peu, sans qu'on le crût en danger. Il avait senti venir sa fin; il m'avait fait demander, il désirait que je fusse là. On m'a avertie trop tard; quand je suis arrivée, il n'était plus. Valery, à qui j'ai dit que je regrettais beaucoup cet octogénaire, a voulu tenir l'orgue. Il a prouvé qu'il n'est pas de mauvais outils pour un grand ouvrier: il m'a profondément émue.

«Je me suis souvent demandé pourquoi j'aimais tant la musique. À l'ordinaire, je l'aime parce que je l'aime, parce qu'elle me délasse, me détend, me repose, me rajeunit; c'est un bain rafraîchissant.

«Vous êtes la femme, me disait Valery, qui aime le plus passionnément les bains de son.»

«Mais, dans la triste cérémonie de ce matin, son orgue a rafraîchi mon esprit plus encore que mes nerfs. Il m'a paru que la musique était une sœur de la mort, qui lui a fait ses confidences et dont elle nous révèle les secrets. Qu'est-ce que la mort? un divin distillateur, qui fait tomber au fond de l'alambic les principes lourds qui doivent y rester, et en dégage ce qui doit s'envoler, cette huile subtile qui est notre vrai moi, notre moi complet, sans les altérations que lui font subir les hasards de la destinée. Par ses soins, par son mystérieux travail, nous devenons tout ce que nous pouvons être; ce n'est plus le romarin, c'est son essence. Nous savons ce que la mort nous ôte, nous sommes incapables de savoir ce qu'elle nous donnera; ce matin, j'ai cru le deviner en entendant chanter cet orgue, je me suis dit que la musique est un art céleste, qui s'entend comme la mort à distiller, et qui, réduisant nos sentiments à l'état d'essences, nous initie ici-bas aux joies, aux mystères, aux visions de la vie d'outre-tombe.

«Jacquine m'a confessé qu'elle aimait beaucoup la musique, mais elle l'aime autrement que moi.

«Quand j'entends un air qui me plaît, me disait-elle, je me sens transportée dans un paradis terrestre, où les hommes sont des êtres aériens, aussi beaux et aussi estimables que des papillons. Les grands musiciens sont pour moi de délicieux imposteurs, qui me débitent des contes bleus, et qui savent si bien mentir que, dans le moment, je crois à tout ce qu'ils me disent. Ce qui me gâte le plaisir que je leur dois, c'est que je sais d'avance que je le paierai; plus le rêve est beau, plus le réveil est triste.»

«La musique est sa morphine, qui engourdit ses chagrins; lorsque Valery se met au piano, elle a beau ne pas aimer l'homme, elle dit au musicien:

«Mon bon docteur, faites-moi ma piqûre.»

«Je lui avais confié que, quoique la faute n'en fût pas à moi, je m'en voulais de n'avoir pu me rendre à l'appel d'un mourant, qui désirait que je le visse mourir. Tout le jour, elle m'a beaucoup ménagée. Elle me disait tout à l'heure:

«Puisque aimer, c'est souffrir, ne pourriez-vous pas vous arranger pour aimer un peu moins?»

2 février.

«À qui donnerons-nous le lit de Louis Frivaz? J'ai déjà reçu plusieurs demandes....

«Depuis une semaine, elle est insupportable; elle me tracasse, elle me chagrine à ce point que je tâche désormais d'éviter les tête-à-tête. Je m'étais imaginé que les glaces fondaient, j'avais vu monter le thermomètre, il est redescendu à zéro. Ce qui m'agace le plus, c'est le ton débonnaire et placide sur lequel elle me récite des aphorismes qui m'exaspèrent. On lui avait vanté ma douceur; elle a juré d'en avoir raison, de voir le bout de ma patience. Elle n'aura pas le plaisir de fâcher Mme Sauvigny; je suis sûre de moi.

«Elle m'a dit ce soir que si, dans le paradis terrestre créé par les musiciens et les poètes, dans ce monde enchanté où les hommes ressemblent à des papillons, l'amour nous apparaît comme une chose noble, charmante, délicate ou sublime, il n'est, dans la vie réelle, qu'un vil appétit, un sentiment bas et grossier, une souillure de l'âme, que c'est l'opinion bien arrêtée de sa Diane. Oh! madame Vanesse, mademoiselle Brehms, monsieur Lunil, que ne peut-elle vous oublier! Vous êtes pour elle tout l'univers et elle juge de la pièce par l'échantillon. Je donnerais beaucoup pour lui faire dégorger ses souvenirs et son passé.

«Elle m'a dit aussi qu'il n'était point d'hommes ni de femmes qui n'eussent quelque chose à cacher, que toutes les âmes ont leur tare.

«Je croyais, lui ai-je dit, que vous aviez toujours tenu votre grand-père pour un homme irréprochable, pour un diamant sans paille.

«—Mon grand-père était un être exceptionnel, unique. Il avait cependant une regrettable faiblesse: il pardonnait.

«—Mademoiselle votre tante avait-elle sa tare?

«—Un vieux monsieur qui l'avait beaucoup connue m'a assuré que sa jeunesse s'annonçait mal, que, comme toutes les Salicourt, elle était de garde difficile et semblait née pour mener une existence orageuse, qu'a vingt ans elle fit une maladie grave et vit la mort de près, que dès lors l'amour de la vie, accompagné d'une prévoyance inquiète de tous les accidents, devint sa passion dominante, qui peu à peu tua toutes les autres.

«—Et vous, mademoiselle, peut-on savoir....

«—Je me pique de n'avoir point de vices: mais on n'est pas parfaite, j'ai du penchant pour le crime, et quand le diable me berce.... Vous voilà prévenue, prenez vos précautions.

«—Et moi-même enfin, qui suis-je?

«—Mon père, a-t-elle répondu de l'air bénin d'une chatte qui mange de la crème, mon père, qui deux ou trois fois chaque année se souvient qu'il a une fille, m'a envoyé six magnifiques papillons du Brésil, ce sont les plus beaux de ma collection. Malheureusement, il avait négligé de les étiqueter, et il en est un dont je n'ai pu trouver le nom dans mes livres. Vous êtes, chère madame, un papillon exotique comme je n'en ai jamais vu; je vous admire beaucoup, mais je n'ai pas encore mis l'étiquette.»

«Je l'aurais souffletée, si ce talent ne me manquait, mais je cassai mon aiguille.

«Quand vous aurez découvert, lui-dis-je, mon nom et ma tare secrète, je vous serai fort obligée de me faire part de votre science; j'aime à m'instruire.»

«Bon Dieu! j'ai comme tout le monde mes faiblesses, mes inconséquences, mes petites misères; mais là, franchement, je n'ai pas de tare. À la vérité, depuis quelques mois, ma vie a son mystère; il est bien innocent; une femme doit-elle rougir de vouloir épouser un musicien qu'elle aime? Il faut que ma conscience se soit endurcie, je ne sens pas ma souillure.

«J'ai des heures de profond découragement. Le jour du patinage, je croyais l'avoir gagnée; il me semble aujourd'hui qu'après trois mois de vie commune, je lui suis plus indifférente que le soir où, l'ayant ramassée sous un saule, je l'emportai à demi morte sur mes genoux.»

Mme Sauvigny se trompait. Le charme commençait à opérer. Jacquine sentait son cœur se prendre, et elle se débattait avec fureur comme un fauve qui a donné dans un piège.

X

Dans les derniers jours de l'automne, M. Saintis, qui était un habile tireur, avait trouvé à louer près de son ermitage une petite chasse assez giboyeuse, moitié plaine, moitié bois, où il avait tué nombre de perdrix et de lapins. Il aurait voulu tuer aussi quelques lièvres. Son rabatteur lui expliqua que jadis ils foisonnaient dans le pays, que les lapins les en avaient délogés, que ces deux espèces de léporidés ont l'une pour l'autre une inimitié héréditaire et se livrent, partout où elles se rencontrent, des combats acharnés, que le lièvre a toujours le dessous et ne tarde pas à disparaître. M. Saintis avait des idées nettes, l'esprit lucide dans les affaires de ce monde comme en musique. Dès la première soirée qu'il avait eu le chagrin de passer au Chalet avec Mlle Vanesse, il lui avait paru clair comme le jour que cette jeune personne lui était aussi antipathique que peut l'être un lièvre à un lapin; qu'elle était de trop dans la maison qui lui était chère, qu'il la forcerait à déloger; qu'il serait le lapin, que, quoiqu'elle n'eût pas l'âme timide, elle serait le lièvre.

Cette créature énigmatique, qu'il déclarait inexplicable, lui déplaisait souverainement. Il était si prévenu contre elle qu'il contestait son évidente beauté. Ni la finesse de ses traits, ni les charmantes rondeurs de son visage, ni l'éclat de son teint, ni ses cheveux abondants, qui avaient l'agréable pâleur du vieil or éteint, ne trouvaient grâce devant lui. Tout cela lui paraissait gâté par les inquiétantes métamorphoses d'un regard, tantôt vague et fuyant comme une fumée, tantôt fixe, acéré et pointu.

Rien n'est plus propre qu'une aversion commune à rapprocher deux hommes qui ne s'aiment pas. Il dit un jour au docteur Oserel, qui depuis peu lui agréait par comparaison, et à qui il faisait des confidences:

«Cette petite fille et sa longue natte me donnent sur les nerfs. Mme Sauvigny s'extasie sur sa figure. Tout bien considéré, elle n'a qu'un joli minois et la beauté du diable.

—Eh! eh! la beauté du diable! répondit le docteur. Dites plutôt qu'elle a une beauté diabolique. Je plains de tout mon cœur le pauvre fou qui s'en coiffera.

—C'est un accident qui ne m'arrivera jamais, repartit M. Saintis. Elle n'a rien de ce qui prend les hommes.»

Il avait une autre raison de ne pas l'aimer: il s'était aperçu tout de suite qu'elle l'aimait peu. Elle avait pour le musicien une grande admiration, qu'elle témoignait rarement, et pour l'homme une médiocre estime. Elle avait rencontré chez ses parents beaucoup d'artistes et d'écrivains connus, et elle s'était convaincue, en observant leurs manèges, que, si admirables que fussent leurs œuvres, ils avaient l'âme petite, qu'ils calculaient toutes leurs démarches, toutes leurs paroles, que l'intérêt et la vanité étaient les seuls mobiles de leurs actions, que le génie se développe aux dépens du caractère, que, comme les perles, les grands talents sont le produit d'une affection morbide, que plus l'huître est malade, plus la perle est d'un bel orient. Au reste, eût-elle fait à M. Saintis l'honneur de le regarder comme une huître saine, il n'aurait pu lui pardonner d'être une intruse fort gênante, de le déranger souvent dans ses entretiens particuliers avec Mme Sauvigny, de tenir trop de place dans une maison où il prétendait régner et dans un cœur qu'il voulait à lui. Je l'ai dit, il avait l'humeur, les susceptibilités et les rancunes d'un dieu jaloux.

Il essayait de se consoler en caressant l'espoir qu'il ne tarderait pas à être débarrassé de son ennemie, que l'ennui la ferait partir ou que la patience de Mme Sauvigny se lasserait, qu'un mariage si mal assorti finirait par un divorce. Mais les mois s'écoulaient, et Mlle Vanesse ne partait pas. Le ciel ne l'aidant pas, il résolut de s'aider, de faire naître quelque incident qui mettrait Mme Sauvigny dans la nécessité de sacrifier à l'homme qu'elle aimait son ingrate pensionnaire. Il entendait toutefois ne rien précipiter, cacher son jeu, sauver les apparences; il voulait que Mlle Vanesse eût tous les torts, et tout en guettant l'occasion, il la traitait avec une irréprochable courtoisie, dont Mme Sauvigny lui était reconnaissante, et pour ne pas être en reste, Mlle Vanesse, de son côté, ne se départait jamais dans leurs fréquentes rencontres d'une civilité froide, mais correcte, qui le désolait, tant il était désireux d'avoir une affaire avec elle et des griefs à redresser. Il semblait qu'elle eût pénétré son dessein et se fît un plaisir de le déjouer.

Depuis le commencement du mois de novembre, deux soirs par semaine, de six à sept heures, dans un grand kiosque construit à cet effet et chauffé dès le matin, M. Saintis, fidèle à sa promesse, enseignait le chant à vingt jeunes villageoises. Que la nuit fût claire ou obscure, qu'il ventât, qu'il plût ou qu'il neigeât, qu'une bise perçante lui cinglât la figure ou que le grésil lui raidît la moustache, il enfourchait sa bicyclette ou son cheval blanc, et on le voyait arriver gaillard et dispos, sans que ses élèves pussent se plaindre que jamais il les eût fait attendre. En vain Mme Sauvigny, confuse de lui imposer une telle corvée, avait voulu le délier de son vœu; il avait répondu à Rachel que sa corvée lui plaisait, qu'il ne s'exemptait que des devoirs désagréables.

Tout d'abord, on avait témoigné peu d'empressement à suivre ses leçons; c'est une entreprise laborieuse que d'introduire des nouveautés dans un village. Plusieurs mères, moins convaincues que Mme Sauvigny de l'utilité de l'inutile, se demandaient si, pour avoir appris d'un compositeur d'opéras à roucouler des romances, leurs filles en auraient la jambe mieux faite ou seraient plus faciles à caser. L'abbé Blandès et M. Moron, l'instituteur primaire, l'un par reconnaissance, l'autre par entraînement de dilettante, secondèrent les désirs de Mme Sauvigny et firent campagne pour l'inutile; c'était la première fois qu'ils se trouvaient d'accord. Ils remontraient aux mères récalcitrantes que, depuis la création de l'homme, on n'avait jamais vu un grand musicien daignant initier de petites villageoises aux rudiments de son art, qu'il avait fallu pour cela un concours de circonstances extraordinaires, que c'était un événement unique qui ne se reverrait pas et une gloire pour la commune, qu'elles seraient inexcusables de refuser la manne qui tombait sur elles. Ils parlèrent si bien qu'on courut se faire inscrire; ce fut une fureur, on dut refuser du monde. M. Saintis avait déclaré qu'il n'accepterait que vingt élèves, choisies, sur la présentation de l'institutrice, parmi les plus douées. La liste fut bientôt close, les retardataires furent éconduites, ce qui donna lieu à des mécontentements, à des zizanies, que Mme Sauvigny tâcha d'apaiser, en se disant que les meilleures choses ont leurs inconvénients et qu'il est dangereux de trop réussir.

Plein d'ardeur, de feu, et sûr de sa méthode, M. Valery Saintis était un admirable maître. Il s'expliquait avec tant de clarté, il possédait à un si haut point l'art de simplifier les questions, de débrouiller les écheveaux emmêlés, qu'il faisait vraiment des prodiges. Il prouvait que, comme on l'a dit, les grands savants sont seuls capables d'enseigner les éléments de leur science. Ce maître ingénieux était aussi le plus véhément, le plus terrible, le plus absolu des despotes. Il menait son troupeau à la baguette; rencontrait-il quelque résistance, lui disait-on: «Je ne peux pas», il sautait au plafond, il bondissait, il tempêtait; il bouleversait ses écolières par ses virulentes sorties, par les éclats de sa voix, par les éclairs de ses yeux. Il ne s'emportait pas toujours, il affectait quelquefois un profond découragement, se laissait couler à bas de son tabouret, et les épaules pliées, tout courbé, l'air aussi douloureux que si on l'eût meurtri de coups, il gagnait la porte, en disant que puisqu'on prenait plaisir à l'abreuver de chagrins, de dégoûts, il s'en allait, qu'on ne le reverrait plus; mais il ne faisait jamais que de fausses sorties, il ne tardait pas à se rasseoir devant son piano, et d'une voix mourante se déclarait prêt à vider son calice jusqu'à la lie; ce n'était plus un Jupiter tonnant, ni le Jéhovah du Sinaï, c'était un Christ portant sa croix; et, pour lui adoucir son supplice, ces demoiselles faisaient l'impossible. Elles tremblaient devant lui; prenait-il l'une ou l'autre à partie, elle perdait contenance: Colette devenait rouge comme braise, Zoé était aussi pâle qu'une morte, Germaine voyait tout danser autour d'elle, Céline sentait la terre s'entr'ouvrir, Marthe ne savait que faire de ses mains et Gervaise de ses yeux, la blonde Gertrude cherchait sa voix et ne pouvait la retrouver, Catherine éperdue fondait en larmes. Constatant d'un air de satisfaction l'empire qu'il exerçait sur ces âmes obéissantes, il s'amusait à les mettre en émoi, et les contorsions de ces petites mouches, comme il les appelait, le payaient de ses peines.

Elles tremblaient devant lui et elles l'admiraient; elles le tenaient pour un être extraordinaire, descendu du ciel à la seule fin de leur procurer des sensations qu'elles n'avaient jamais éprouvées, de leur infliger des tourments dont elles aimeraient à se souvenir. Quelques-unes mêlaient à leur culte superstitieux un sentiment plus tendre: les femmes ont un faible pour les despotes intelligents, et au village comme ailleurs, il y a des imaginations romanesques. La fille du maréchal ferrant, Catherine, cette grosse Catau qui avait la larme facile et la sensibilité exaltée qu'ont souvent les laiderons, s'était avisée de découvrir dans un journal illustré un portrait de l'être extraordinaire. Elle l'avait découpé avec soin, encadré tant bien que mal, accroché au fond d'un placard, dont elle s'était approprié la clef, et avant de se coucher, elle le contemplait longuement, son bougeoir à la main, jusqu'à ce que cette figure céleste lui fût comme entrée dans les chairs. Lorsqu'on fait des entreprises, on ne songe pas toujours aux conséquences; Mme Sauvigny n'avait pas prévu celle-là; mais elle pouvait se rassurer: Catherine aurait mieux aimé se casser bras et jambes ou commettre un crime, comparaître en cour d'assises, que de confesser au dieu sa folie et les rites que célébrait chaque soir, dans un placard transformé en chapelle, une rousse sans beauté, sans grâce et sans tournure. Si Catherine était laide, plusieurs de ses compagnes étaient jolies ou avenantes. Quand elles l'auraient osé, l'idée ne leur serait pas venue de coqueter avec leur maître; elles devinaient instinctivement qu'elles n'avaient pas pour lui de visage, qu'elles étaient des gosiers rustiques, qu'il avait juré d'assouplir et de discipliner. Quelques mois plus tôt, il se serait peut-être humanisé, peut-être eût-il daigné s'apercevoir que Gertrude était une blonde fort agréable. Désormais une image, incrustée dans ses yeux et dans son cœur, le préservait de toutes les surprises des sens; cette amulette, qui le rendait invulnérable aux tentations, l'accompagnait partout. Que lui importait le reste de la terre?

Quoiqu'il prit plaisir à malmener ses écolières, à leur faire des scènes, à leur prouver qu'il excellait dans le tragique, il était content d'elles. L'instituteur et l'institutrice primaires, qui, à la demande de Mme Sauvigny, leur avaient enseigné à lire la musique et à solfier couramment, les avaient bien commencées. Sous la rude et savante discipline de leur nouveau professeur, leurs progrès furent si rapides qu'il les jugea bientôt dignes de passer à des exercices plus relevés. Il avait formé un projet. Il savait que le 3 août Mme Sauvigny entrerait dans sa trente-septième année, et dix ans auparavant, c'était au mois d'août qu'elle avait ouvert son asile. Il voulait fêter ce double anniversaire, excellente occasion de produire ses élèves en public et de montrer quels miracles peuvent opérer une bonne méthode et un maître expert en son métier. Il venait de composer à cette fin une cantate d'un style clair, simple, facile; dès le commencement de février, il la mit à l'étude. De ce jour, il devint plus impérieux encore et plus rigide; il exigeait qu'on respectât religieusement son écriture, il déclara à ces demoiselles qu'elles n'auraient l'honneur de chanter sa cantate que s'il était sûr de la parfaite justesse de l'exécution. Jusqu'alors, Mme Sauvigny assistait aux leçons; il entendait lui ménager une surprise, l'entrée du kiosque lui fut interdite, il lui défendit même d'en approcher.

Mme Sauvigny était convaincue que toute occupation qui aiderait Mlle Vanesse à s'oublier lui serait salutaire, que son malheur était de vivre repliée sur elle-même, sur ses souvenirs, sur ses chagrins, tristes œufs que cette poule couvait avec amour. Les papillons étaient sa seule distraction: on ne les chasse pas en hiver. Elle avait autrefois joué du piano et chanté; Mme Sauvigny cherchait à lui persuader de se remettre à la musique. Jacquine consentit un soir à lui chanter une romance de Schubert. Elle fut frappée de la pureté, de l'éclat et de l'étendue de sa voix d'un timbre exquis. M. Saintis entra sur ces entrefaites. Jacquine, qui était dans un de ses bons jours, lui fit la grâce de recommencer sa romance. Quand elle eut fini:

«L'instrument est admirable, dit le grand juge; mais Mlle Vanesse ne sait ni émettre, ni poser le son.... Qui vous a appris à chanter?

—Mon institutrice, Mlle Brehms.

—Mlle Brehms était une oie.

—Croyez, monsieur, que c'était son moindre défaut.

—Ne pensez-vous pas, Valery, demanda Mme Sauvigny, qu'elle se trouverait bien de suivre votre cours, ne fût-ce que comme simple assistante?»

Et comme il ne répondait mot, se tournant vers Jacquine:

«Cette proposition vous sourit-elle?

—J'attendrai pour l'accepter, répliqua Jacquine, que M. Saintis me la fasse lui-même.

—Mademoiselle, dit-il d'un ton glacial, me ferez-vous l'honneur d'assister dès demain à mon cours?»

Évidemment il désirait qu'elle refusât; elle s'empressa d'accepter.

Le lendemain, son arrivée imprévue dans le kiosque fit une grande sensation. On avait souvent glosé sur elle, on l'avait surnommée dans le village «la demoiselle qui a voulu se détruire». On était infiniment curieux de la contempler de près. Était-il bien certain qu'elle eût le nez au milieu du visage? Gertrude, qui ne l'avait jamais rencontrée, constatait avec étonnement que cette héroïne était une blonde aux yeux gris; elle ne se représentait pas ainsi les demoiselles qui veulent se détruire. Zoé ne cessait de l'examiner dans l'espoir de découvrir quelque part une cicatrice de sa tragique blessure. Accablée de mélancolie, la bonne et romanesque Catherine lui enviait sa beauté et se disait: «Si j'étais faite comme elle, que sait-on?»

M. Saintis, pour la première fois, sentit qu'il ne tenait plus son monde, que Marthe, Céline et Germaine avaient l'esprit partagé entre leur professeur et la nouvelle venue, qu'elles ne l'écoutaient que d'une oreille. Pour ramener à leur devoir ces attentions envolées, il lui aurait suffi de se fâcher. Il ne se fâcha point, ne fit point gronder son tonnerre, n'exécuta aucune fausse sortie. Durant un quart d'heure, il eut l'air de se résigner, de prendre son mal en patience. Tout à coup on le vit se lever et s'approcher de Mlle Vanesse, qui était seule avec lui sur l'estrade où il avait installé son piano. Il lui parla à voix basse, mais avec animation. Gertrude, qui se targuait d'avoir du coup d'œil, remarqua que Mlle Vanesse avait paru un instant interloquée, qu'elle avait légèrement rougi, froncé le sourcil, s'était mordu les lèvres, mais que, commandant à son dépit, elle avait réussi à sourire agréablement et s'était inclinée en signe d'adhésion. On sut bientôt de quoi il retournait. Elle s'avança jusqu'au bord de l'estrade et dit en souriant de nouveau:

«Mesdemoiselles, on me représente que je suis une bête curieuse, qui vous cause de grandes distractions. Je me fais un devoir de rendre les élèves à leur professeur, le professeur à ses élèves, et je m'en vais.»

Puis les ayant saluées du menton, elle partit.

«Il a voulu me faire un affront, pensait-elle en s'en allant. Il se flattait de me mettre en colère; il ne sait pas que je ne me pique jamais quand on veut me piquer. Mais quelles sont ses intentions? Que me reproche-t-il? Qu'y a-t-il là-dessous? Il y a sûrement quelque chose.»

Elle se rappela qu'à plusieurs reprises elle l'avait dérangé dans ses entretiens particuliers avec Mme Sauvigny, et que, ne sachant pas comme elle maîtriser ses émotions, il avait laissé percer une vive contrariété. Elle se remémora plusieurs incidents, auxquels elle avait attaché peu d'importance. Prompte à conclure, elle se persuada qu'elle tenait le fil d'une intrigue et se promit de le suivre jusqu'au bout. Eh! oui, il y avait sûrement quelque chose. Son imagination chercheuse avait désormais de quoi s'occuper. En arrivant au Chalet, elle raconta gaîment à Mme Sauvigny que M. Saintis l'avait mise sans façons à la porte d'un kiosque, où son arrivée subite avait apporté autant de trouble qu'en pouvait causer l'apparition d'une pie dans un colombier. Elle ajouta qu'il avait eu raison, que chacun doit se tenir à sa place.

Dans la seconde quinzaine de mars, Mme Sauvigny et Mlle Vanesse s'étaient rendues un matin à Paris. Elles avaient toutes deux besoin de robes et plus d'une emplette à faire. L'une aimait à consulter, elle était bien aise qu'on approuvât ses choix; l'autre ne demandait jamais de conseils, mais il ne lui déplaisait pas d'en donner. Après une longue séance chez la couturière, elles coururent les magasins; puis elles dînèrent au Grand-Hôtel, et allèrent finir leur journée à l'Opéra-Comique, où Mme Sauvigny avait fait retenir une loge. On donnait Don Juan, et elle adorait Mozart: c'était pour elle celui des grands musiciens qui s'entend le mieux à dégager la pure essence des choses, à nous révéler les délices que peuvent savourer des ombres bienheureuses dans des prés blancs d'asphodèles et cette éternelle jeunesse qui est le partage des morts. Mais, ce soir-là, elle ne se sentait pas portée au mysticisme, et Mozart lui procura des joies plus terrestres. Elle était très contente de sa journée; Jacquine avait eu l'œil et l'esprit gais, avait paru se plaire dans sa compagnie. Elle désirait compléter et fêter son bonheur en prenant «un bain de son». Qui pouvait mieux le lui servir que Mozart?

Ce qui diminua son plaisir, c'est qu'à peine le rideau se fut-il levé, le visage de Jacquine s'allongea, elle devint grave et taciturne. L'irrésistible magicien l'avait prise dans son filet, et elle s'indignait de s'être laissé prendre, séduire; elle se défendait, elle protestait; elle était sous le charme, et à son front crispé, à son regard sombre, on aurait pu croire qu'elle subissait une opération douloureuse. Dans les courts instants où elle parvenait à se ressaisir, à rompre l'enchantement, elle disputait avec Mozart; elle lui disait: «Tu es un divin imposteur. Tu t'amuses à glorifier l'amour, la passion; tu promets à notre cœur des monts d'or; ceux qui t'en croiront seront bien attrapés. Je connais la vie, moi qui te parle, et je sais comment les choses s'y passent et le peu qu'elle vaut. Tu enrichis de broderies magnifiques une vile étoffe, une misérable guenille achetée dans la boutique d'un fripier. Langue dorée, tu ne me persuaderas pas, je ne suis pas dupe de tes mensonges.»

D'acte en acte, de tableau en tableau, elle prenait tous les personnages à partie, leur disait mentalement leur fait.

«Elvire, vous vous moquez de nous. Le divin imposteur vous représente comme une folle sublime, comme une céleste furie. Vous n'êtes ni céleste, ni sublime: je vous connais, je vous ai rencontrée un jour chez mes parents. Tu es, ma chère, la vieille maîtresse abandonnée, qui a l'impudeur de réclamer son bien et de raconter sa honte à l'univers. De quoi te plains-tu? Qui a fait la faute doit la boire, se cacher et se taire... Vous, donna Clara, je n'ai pas eu le bonheur de vous rencontrer, et vraiment votre cas est rare; les hommes, j'imagine, n'essaient de faire violence aux femmes que lorsqu'ils ont de bonnes raisons de croire qu'elles prendront cette aventure en douceur. Je devine votre secret: vous regrettez amèrement de vous être trop bien défendue, il vous est venu à l'esprit que le noble cavalier, «qui vous tenait les bras en croix», était fort beau, et vous mourez d'envie de le voir à la lumière du soleil. Il a tué votre père, dites-vous, et vous avez soif du sang de l'assassin. Non, ce n'est pas là ce qui vous occupe, vous ne songez qu'à satisfaire votre curiosité malsaine, et il se pourrait qu'une autre fois vous fussiez d'humeur plus facile.»

Zerline eut son tour:

«Tu es unique dans ton espèce; tu es une grande artiste et le ciel t'a comblée. Ta voix est une merveille; on dirait un clair ruisseau coulant sous de frais ombrages, entre des rives fleuries, et qui dans ses crues soudaines répand au loin son eau débordée. Comme les oiseaux, tu es née pour chanter; c'est ton parler naturel. Mais tu ne m'abuses point, et je sais qui tu es. Tu te vantes de posséder un doux remède, qui guérit tous les maux:

C'est un baume
Ou quelque arome,
Plein de douceur.
C'est mieux encore,
Car c'est mon cœur.
Tiens, le voilà!
Oh! comme il bat!

«Tu dis cela si bien qu'on passerait sa vie à te l'entendre dire. Mais tu mens, le cœur n'a rien à voir dans cette sorte de plaisirs, et, au surplus, es-tu bien certaine d'en avoir un? Ne t'en déplaise, tu es une de ces effrontées à qui les préliminaires paraissent si doux qu'elles se fâchent contre les séducteurs qui veulent aller trop vite: elles les prient de ne point se hâter; qu'ils attendent! ils sont sûrs de leur affaire, au bout du fossé la culbute. Zerline à la voix d'or, Mazetto t'a appelée de ton vrai nom: tu es une coquine.... Pour vous, noble cavalier, qui l'honorez de vos attentions et daignez la trouvez désirable, vous êtes le plus grand menteur de la bande. Vous avez la prestance et les attitudes d'un héros d'épopée, et vous espérez que nous vous prendrons pour un dieu tombé du ciel. Triste dieu, fait de boue et de crachat! Quoi qu'en disent les airs que vous roucoulez à vos maîtresses, vous n'êtes, don Juan, qu'un plat et grossier libertin et, comme l'affirme avec raison le fastidieux Ottavio, un insupportable fat. Ce qui me chagrine, c'est qu'on vous fera mourir avant l'âge, dans la fleur de votre insolente jeunesse, sans que vous ayez connu les amers regrets, les mortels ennuis, les désolations d'une vieillesse froide et languissante. La terre vous fera trop d'honneur en s'ouvrant pour vous engloutir dans ses étangs de feu et de soufre, c'est une trop belle fin pour vous, et le Commandeur est un imbécile: il se vengerait plus sûrement en vous condamnant à vivre. J'avais dix-huit ans, monseigneur, quand je vis se promenant dans le parc d'une villa un petit vieillard usé, décrépit, racorni, qui était toujours en pantoufles de lisière, seule chaussure que pût supporter sa goutte. Sec et jaune, il marchait appuyé sur une béquille; il avait un visage de parchemin, un faux toupet et des yeux morts, qui ressuscitèrent un instant en contemplant ma jupe. Et mon père me dit: «Tel qu'il est, ce fut un don Juan, qui passait pour n'avoir point trouvé de cruelles. Le voilà bien décati; il se console, dit-on, avec sa cuisinière.» Héros de la vile débauche, puissiez-vous vivre tous jusqu'à cent ans! Ô poésie de l'amour! ô mensonges de l'art!... Vous me demandez, madame, si je m'ennuie? Non, certes, je ne m'ennuie pas, mais les mascarades m'ont toujours attristée. Ce que j'entends me ravit, ce que je vois m'exaspère; cette musique est divine, mais je voudrais l'écouter de mon lit, les yeux fermés, sans penser à rien.»

Il y avait au troisième rang des fauteuils d'orchestre deux artistes de grand renom, MM. Siral et Landaigue, l'un sculpteur, l'autre paysagiste, pour qui Mme Sauvigny était une connaissance de vieille date.

«Comment appelez-vous la jolie blonde qui est avec elle? demanda M. Siral à son ami.

—Ce ne peut être que Mlle Vanesse», répondit M. Landaigue.

Il savait toutes les histoires et s'était fait conter celle-là par M. Saintis. Il expliqua à M. Siral dans un entr'acte par quel bizarre concours de circonstances Mlle Jacquine Vanesse, dont on disait plus de mal que de bien, était devenue en quelque sorte la fille adoptive de Mme Sauvigny.

«Ces deux visages font contraste, dit M. Siral, après avoir braqué sa lorgnette sur la loge. Mlle Vanesse est une beauté; mais, si vous me demandez mon avis, ce n'est pas à elle que je donne la préférence, et la tutrice de cette jeune désespérée ferait mieux mon affaire. Il faut absolument que Mme Sauvigny vienne poser un jour dans mon atelier. C'est une vraie tête de madone tranquille et sérieuse, un charmant type de vierge-mère.

—À cela près qu'elle n'a pas d'enfants, repartit M. Landaigue. En ce qui me concerne, sa figure me fait penser à ces paysages dont le premier plan très agréable et très écrit semble tout proche, et dont les fonds, qui baignent dans la vapeur, sont très lointains. Je veux revoir de près ce paysage.»

Ils montèrent saluer Mme Sauvigny, et l'entretien qui s'engagea parut intéresser Jacquine, qu'il tira de sa rêverie. Elle oublia qu'elle était en querelle avec Mozart, elle ouvrit l'oreille. Elle était si attentive qu'elle ne s'aperçut pas que M. Siral la regardait souvent en coulisse: ce n'est pas seulement au village qu'on est curieux de savoir comment sont faites «les demoiselles qui ont voulu se détruire».

«Pour l'amour de Dieu, s'était écrié M. Landaigue, que devient notre ami Saintis? L'avez-vous nommé économe de votre asile, et est-il retenu là-bas par les fonctions de son nouvel état? Je ne le plains pas, puisqu'il a le bonheur de vivre dans votre voisinage; mais personne ne l'avait jamais soupçonné de chercher la retraite, et sa disparition subite a fait jaser ses belles amies, qu'il néglige. Il ne reparaît plus à Paris qu'à de longs intervalles, il touche barres et décampe. Je l'ai rencontré par hasard l'autre jour, j'avais été cinq mois sans le voir. Donnez-moi le mot de cette énigme. A-t-il fait un vœu ou un pari? Je croirais plutôt.... Et d'abord vit-il seul dans son trou? Il n'a jamais aimé la solitude qu'à la condition d'y être en douce compagnie. Chère madame, les vieux paysagistes sont secrets comme la tombe, c'est une de leurs vertus professionnelles. Convenez qu'il y a une femme dans cette affaire et dites-moi à l'oreille comment elle se nomme.»

Mme Sauvigny avait eu un instant de grande confusion. Jacquine constata que, selon sa coutume en pareil cas, elle avait légèrement pâli et tordu doucement dans sa main droite deux doigts de sa main gauche. Elle se remit très vite et répondit gaiement:

«Je veux vous révéler le grand secret: elle s'appelle la Roussalka. C'est une nymphe des eaux, une sirène du Nord. Malheur aux hommes qui ont l'imprudence de l'aimer! Elle les croque.

—Quoi donc, madame, vous prétendez que Saintis s'est enterré tout vif pour travailler d'arrache-pied à son opéra! Je le déclare incapable d'un tel acte d'héroïsme.

—Vous avez tort, il est plus héroïque que vous ne le pensez, et il ne retournera à Paris qu'après en avoir fini avec la Roussalka. Il a bien voulu me la présenter; elle a tant de charmes que ses belles amies doivent l'excuser de les négliger un peu.

—Excusez-moi, madame, je ne vous crois pas. Je connais le pèlerin; il a toujours mené de front le travail et le plaisir, et les nymphes des eaux n'ont jamais suffi à son bonheur. Parlez-nous franchement. M. Siral vous comparait tout à l'heure à une madone. Est-ce vrai, Siral?

—À une madone tranquille et sérieuse, répondit le sculpteur, et si vous me faisiez un jour la grâce de venir poser dans mon atelier....

—Ceci est une autre affaire, interrompit M. Landaigue, ne sortons pas de la question. Les madones se font une loi de dire toujours la vérité, et quelque indulgence qu'elles puissent avoir pour les fredaines de leurs amis.... Voyons, chère madame, soyez bonne: comment se nomme-t-elle?»

En ce moment on frappa les trois coups, et les deux artistes durent prendre congé pour regagner leurs places, sans savoir comment elle se nommait. Que n'avaient-ils interrogé Mlle Vanesse? Elle le savait, elle s'en flattait du moins. Elle eut des distractions pendant le dernier acte; à peine écouta-t-elle le terrible, l'infernal finale, «avec ces gammes tranquilles, a dit un excellent critique, ce rythme impassible comme une loi qui s'accomplit, cette marche harmonique sans relâche et sans colère, sans bruit, sans hâte surtout, où paraît quelque chose de l'éternité, quelque chose d'invariable et de calme comme elle».

«Non vraiment, pensait Jacquine, il ne méritait pas une fin si tragique et ce châtiment à grand orchestre. Faut-il que le ciel et la terre se dérangent pour faire justice d'un fat? Que la goutte le travaille! Ce supplice obscur et lent est digne de lui.... Mme Sauvigny, pensait-elle un instant après, a été sérieusement embarrassée; elle s'est assez bien tirée d'affaire, elle est fine et adroite. Il n'est que de savoir attendre; tôt ou tard le pot aux roses se découvre.»

Et elle s'applaudissait de sa clairvoyance. À vrai dire, elle n'avait encore que des soupçons; un incident les changea en de quasi-certitudes. Vingt minutes plus tard, Mme Sauvigny, suivie de sa pensionnaire, traversait le quai de la gare de Lyon. Doublant le pas comme si elle avait eu peur de manquer le train, elle se dirigea vers un compartiment dont la portière était ouverte. Un voyageur venait de s'y installer: c'était M. Saintis. Ayant une affaire importante à traiter avec sa sœur, il avait, lui aussi, passé sa journée à Paris. En apercevant Mme Sauvigny, il poussa un cri le joie.

«Vous ici, Charlotte! Quelle bonne fortune! Le train des spectacles est aussi lent qu'une limace, je vous aurai à moi tout seul pendant plus de deux heures.»

Au même instant, il vit paraître une tête blonde qu'il croyait à douze lieues de là, et il se mordit la langue. Mme Sauvigny savait que Mlle Vanesse avait l'ouïe très fine et ne douta pas qu'elle n'eût happé au passage l'imprudente parole. À son air, on aurait pu en douter. Elle salua gracieusement M. Saintis, lui dit sur un ton de parfaite innocence:

«Il y a des jours où les montagnes se rencontrent.»

Et elle se disait à elle-même: «C'était un cri du cœur; les amis d'enfance n'ont pas de tels accents». Quoique le train des spectacles chemine comme une limace, elle ne trouva pas le temps long. Le juge travaillait à l'instruction du procès, relevait impitoyablement tous les faits à la charge de l'accusée. Quelques jours auparavant, M. Saintis, qui venait de terminer les trois premiers actes de sa Roussalka, avait voulu que Mme Sauvigny en eût l'étrenne; il l'avait fait venir dans son ermitage pour les lui chanter à demi-voix, en s'accompagnant sur le piano. Elle était restée toute une après-midi dans ce lieu suspect; on peut faire bien des choses en quatre heures! Autre circonstance grave: depuis quelque temps Mme Sauvigny rendait de fréquentes visites à une vieille aveugle, qui était une proche voisine de M. Saintis. Quel endroit propice aux rendez-vous que la maison d'une vieille aveugle! Quoiqu'elle n'eût gardé qu'un souvenir confus des dernières scènes de Don Juan, deux exécrables vers chantés par le Commandeur lui étaient restés dans l'oreille:

À quoi sert la substance mortelle
Pour qui vit de la manne éternelle?

Elle pensait que ce sot Commandeur ne connaissait guère le monde, qu'on peut vivre de la manne céleste sans refuser certaines douceurs à sa substance mortelle.

Lorsqu'elle se mit au lit vers quatre heures du matin, elle n'avait pas encore formulé ses dernières conclusions. Il lui restait un doute: M. Saintis était-il l'amant de Mme Sauvigny, ou en étaient-ils encore au simple flirtage? Il importait peu, ce n'était qu'une question de temps. Un point lui paraissait bien établi; elle tenait pour constant qu'il y a des madones qui s'amusent et se servent de leur angélique sourire pour cacher leur jeu, que telle femme allie des vertus austères aux faiblesses du cœur, emploie les œuvres de miséricorde à acheter du ciel et des hommes le pardon de ses pêchés mignons.

M. Saintis vint trouver un matin Mme Sauvigny pour l'entretenir de la question d'intérêt qu'il débattait depuis quelque temps avec sa sœur, sans réussir à lui faire entendre raison. Une parente éloignée, morte récemment, les avait institués ses héritiers, en leur laissant le soin de se partager également sa succession, qui avait quelque importance. Très coulant en affaires, M. Saintis avait chargé Mme Leyrol et son mari de régler ce partage avec leur notaire. Ils s'étaient fort bien traités, s'adjugeant les meilleures valeurs, lui en passant de douteuses. Il avait refusé de souscrire à cet arrangement: il se souciait peu, disait-il, de vingt mille écus, mais il se souciait beaucoup de la justice, il n'entendait pas qu'on le volât. Sa sœur avait mal accueilli sa plainte, il était déterminé à défendre son droit.

«Soit! s'écriait-il, nous plaiderons.»

Mme Sauvigny se récria. Un frère plaidant contre sa sœur! Elle s'efforça de le calmer, lui rappela toutes les occasions où Mme Leyrol lui avait rendu service. Il n'en démordit pas, s'emporta, allégua que cette question d'intérêt était pour lui une question d'honneur, qu'on le prenait pour un niais, qu'il prouverait qu'il avait bec et ongles. Comme il lui arrivait quelquefois, il outrait ses sentiments, affectait de se montrer plus raide et plus violent qu'il ne l'était. Quand on compose des opéras, on est sujet à transporter dans la vie réelle les exagérations de l'optique théâtrale et à mêler aux entretiens familiers des couplets bons pour être chantés. Il avait un autre motif de forcer ses effets et de paraître intraitable. Résolu d'avance à suivre les conseils de Mme Sauvigny, il désirait s'en faire un mérite auprès d'elle, lui persuader qu'en lui sacrifiant sa colère, il faisait un prodigieux effort sur lui-même, dont elle était tenue de le récompenser. Il avait en poche le projet de partage; elle l'examina avec soin, lui soumit les termes d'une transaction, qu'il repoussa, la déclarant trop désavantageuse pour lui, et il déclama de plus belle, tempêta. Elle le prêcha longtemps, lui répéta vingt fois qu'un médiocre accommodement vaut mieux que le meilleur procès, et qu'on ne plaide pas contre sa sœur. Il partit sans avoir dit son dernier mot, se donnant l'air de ne pas savoir quel parti il prendrait, quoiqu'il le sût fort bien.

En traversant le vestibule pour descendre au jardin, Jacquine entendit des éclats de voix; elle reconnut sans peine le timbre métallique et le tonnerre de M. Saintis. Elle aurait bien voulu savoir ce qu'il disait, mais elle passa son chemin: elle se respectait trop pour écouter aux portes, sa fierté méprisait les moyens bas, elle ne goûtait que les ruses savantes et les trahisons qui ont grand air.

«Il avait le ton d'un amant qui fait une scène à sa maîtresse, pensait-elle en s'éloignant. Que peut-il lui reprocher? Elle est si bonne pour lui!»

Et comme elle voyait tout à travers ses souvenirs et son passé, elle se rappela avoir entendu dire à son père qu'aussi vrai que la gelée blanche brûle et fait tomber les feuilles des arbres, le meilleur moyen de réduire une femme qui vous résiste est de lui faire une injuste querelle et de la forcer à se justifier, qu'une femme qui s'explique s'attendrit, et qu'une femme qui s'attendrit est perdue.

Elle eut tout le long du jour un air de triomphe et le regard provocant. Elle trouva son moment pour dire à Mme Sauvigny d'un ton compatissant et superbe:

«Je ne sais quel grief M. Saintis peut avoir contre vous; mais vous devriez l'engager à modérer ses emportements. Je me promenais dans le jardin et les éclats de sa foudre arrivaient jusqu'à moi. Qu'il bourre Gertrude et Catherine, je n'y vois pas d'inconvénient, mais comment pouvez-vous souffrir qu'il vous parle si haut?

—Les artistes, répondit-elle tranquillement, ne sont pas toujours maîtres de leurs nerfs, et ils exagèrent souvent les choses, soit en bien, soit en mal.»

Elle avait deviné sa pensée, et tout ce qui se passait dans la tête de cette ingrate, dans l'imagination de cette folle, et que ses yeux lui disaient: «J'ai découvert votre tare, et me voilà délivrée de l'onéreuse obligation de vous respecter.» Pour la première fois, elle sentait peser sur elle d'injurieux soupçons. Elle avait le cœur gros et lourd et renfonçait des larmes. Il y a quelque chose de plus dur que l'ingratitude, c'est la méconnaissance. Elle était profondément découragée. Que n'avait-elle écouté les conseils de ses amis! Elle s'était imposé une tâche au-dessus de ses forces; le cœur qu'elle avait entrepris de guérir était incurable; cette jeune fille qui avait le génie des interprétations malignes et malsaines était condamnée à jeter toute sa vie son venin; cette âme pure, mais perverse, croyait invinciblement et passionnément au mal. Il fallait se rendre à la vérité, le cas était désespéré, et pourtant, malgré tout, elle espérait encore.

Le lendemain matin, comme elle était seule dans son salon, occupée à dépouiller son courrier et à reviser des comptes, elle vit entrer Jacquine, qui lui remit une lettre, en disant:

«Le valet de chambre de M. Saintis vient de l'apporter.»

Elle gagnait déjà la porte; Mme Sauvigny la rappela et lui demanda pourquoi elle s'en allait.

«Je veux vous laisser lire votre lettre», répondit-elle avec un mauvais sourire.

Mme Sauvigny prit incontinent un grand parti, paya d'audace.

«Si vous n'avez rien de mieux à faire, dit-elle, rendez-moi un service, en me lisant cette lettre. J'en ai tant lu tout à l'heure que les yeux me cuisent. M. Saintis écrit comme un chat; vous vous êtes vantée un jour de déchiffrer couramment toutes les écritures; je ne serai pas fâchée de vous mettre à l'épreuve.»

Elle osait beaucoup, elle jouait gros jeu. Quoique M. Valery Saintis, fidèle à sa parole, s'abstînt de faire dans ses lettres aucune allusion à la promesse qu'il lui avait arrachée, il y glissait parfois des expressions fort tendres. Cela ne l'arrêta point: s'il se trouvait dans celle-ci un mot qui demandât explication, quoi qu'il lui en coûtât, elle s'expliquerait. Elle avait résolu d'en finir à tout prix, de sortir d'une situation qui lui était insupportable. Le vilain abcès était mûr, elle voulait le percer.

Jacquine, fort étonnée, hésitait à prendre sa proposition au sérieux.

«Y pensez-vous, madame? M. Saintis ne serait pas content s'il se doutait que vous me chargez de vous lire ses lettres.

—Une fois n'est pas coutume, répliqua-t-elle, et je vous sais très discrète. Il m'écrit sans doute au sujet d'une affaire d'héritage, qu'il a prise à cœur et qui a mis quelque froid entre sa sœur et lui; si désintéressé qu'il soit, il ne souffre pas qu'on lui fasse tort. Il était venu hier me raconter ses griefs; je l'ai exhorté à transiger, et il me tarde de savoir s'il a suivi mon conseil.... Lisez, mais lisez donc.»

À l'étonnement qu'éprouvait Jacquine se mêlait un peu d'émotion. Elle se piquait de connaître à fond le cœur humain, d'en avoir sondé les plis et les replis, et un tel acte de confiance bouleversait toutes ses idées. Quelque haut que remontassent ses souvenirs, elle n'avait jamais rien vu de pareil, et ce fait unique dans sa vie y faisait événement. Son grand-père lui-même qui n'avait rien à cacher, prenait plus de précautions, ne laissait pas voir si facilement le dessous de ses cartes: quelque lettre qu'il reçut, il ne l'aurait pas montrée avant de l'avoir lue. Il y avait dans la généreuse imprudence de Mme Sauvigny quelque chose de surnaturel que sa vieille expérience du monde renonçait à expliquer. Elle déchiffra sans trop de peine le griffonnage de M. Saintis, dont le billet fort court, qu'elle lut à haute voix, était ainsi conçu:

«Chère madame, ma sage et bonne Charlotte, je suis retourné hier soir chez ma sœur, qui n'a pu refuser son assentiment à une transaction minutée et conseillée par vous; il y a des conseils qui sont des arrêts. Cette transaction me plaît, parce que vous la trouvez bonne, et je renonce au procès, parce que vous aimez la paix. Quand on a le privilège d'avoir une sainte pour amie, on doit tirer parti d'un avantage si extraordinaire. J'entends que vous soyez à jamais ma conscience, et je ferai tout ce que ma chère conscience ordonnera à celui qui a pour vous autant de respect que de chaude affection.»

«N'avais-je pas raison de vous dire que les artistes exagèrent toujours? murmura Mme Sauvigny, en rougissant de confusion et de plaisir. Quoi qu'il en dise, je crains que ma canonisation ne souffre de grandes difficultés.»

Le visage de Jacquine s'était transformé.

«Dans ce cas-ci, M. Saintis n'exagère point, répondit-elle d'un air pénétré et d'une voix douce, caressante. Oui, madame, vous êtes une sainte, et si je connaissais une jeune fille qui se permit d'en douter, je lui déclarerais tout net qu'elle est une imbécile.»

XI

Elle confessait son erreur, dont elle était honteuse, et pourtant elle ne se rendait pas encore, tant il lui répugnait de se donner, de faire cette violence à sa nature.

«Oui, se disait-elle, j'avais fait des suppositions en l'air, mes conjectures étaient absurdes et ridicules. C'est entendu, elle n'a jamais péché et selon toute apparence elle ne péchera jamais. Elle a pour M. Saintis une pure et tranquille amitié, et dans la simplicité de son âme, cette colombe ne s'aperçoit pas que l'épervier la regarde amoureusement, car je ne m'en dédis pas, il est amoureux d'elle. Il lui fait l'honneur de la prendre pour son oracle, pour sa conscience, mais sa chère conscience a un visage, et ce visage est de ceux qu'on peut ne pas aimer, mais qu'il est impossible de n'aimer qu'à moitié. Pourquoi ne se déclare-t-il pas? Pour la posséder, il faudrait l'épouser, et ce grand coureur de femmes pense sans doute que la liberté est l'état naturel de l'homme, le mariage lui fait peur. Peut-être aussi a-t-il reconnu qu'elle a trop de bon sens pour consentir à se remarier; quand on est raisonnable, on n'aime pas à courir deux fois de périlleuses aventures. Quoi qu'il en soit, elle n'a point de tare elle est sans tache et sans reproche. Mon Dieu, a-t-elle grand mérite à être une sainte? La blancheur des lis est une vertu dont la nature fait tous les frais. Si elle est restée chaste, c'est qu'étant née avec une imagination calme et froide, elle n'a pas connu les tentations. Si elle n'a pas le cœur haineux et vindicatif, c'est qu'elle n'a jamais eu d'ennemis. Si elle a du charme et beaucoup d'aménité, cela prouve qu'elle n'eut jamais à se plaindre de la vie et des hommes. Si sa douceur ne se dément jamais, il faut s'en prendre à la pâte dont elle est faite. Si elle est charitable, regardez le fond de ses yeux, vous y lirez qu'elle a du plaisir à donner et le goût de s'occuper: ses bonnes œuvres lui procurent d'agréables passe-temps, qu'elle ne peut demander aux passions qu'elle n'a pas. Pour savoir exactement ce qu'elle vaut, il faudrait l'éprouver, la placer dans une de ces situations critiques et délicates où il y a quelque danger à s'acquitter de son devoir. Quelle figure y ferait-elle? Peut-être découvrirait-on que ce diamant a une faille. C'est vraiment une expérience à faire. Le hasard nous aide quand nous l'aidons, il m'a parfois bien servi. Provisoirement j'aurai pour elle les meilleurs procédés, de grands égards, et je l'admirerai comme j'admire la blancheur immaculée du lis».

Cette vierge noire, passionnée pour la méthode expérimentale, avait raison de compter sur la complaisance du hasard; cette fois encore, il la servit bien; lui facilita les moyens de satisfaire sa curiosité.

Le comte Krassing, à qui Mme Vanesse avait signifié son congé, était revenu depuis peu dans le pays. Un jour que Mme Sauvigny était allée prendre des nouvelles d'un malade qui l'intéressait, elle eut le désagrément de rencontrer sur son chemin l'homme qu'elle se souciait le moins de revoir. À peine l'eut-il aperçue, il vint se poster au milieu de la route, et il l'attendait, chapeau bas, dans une humble contenance. La voiture l'eut écrasé, si le cocher n'avait vivement détourné ses chevaux. Le soir même, elle recevait de lui une longue lettre, par laquelle il lui demandait une audience. Elle n'alla pas jusqu'au bout de cette épître écrite d'un style échauffé et alambiqué; elle hésitait sur le sens qu'elle devait donner à ce prétentieux tortillage. Était-ce une déclaration ou une simple demande de secours? Après lui avoir exposé en termes aussi vagues que pathétiques «les mortelles détresses contre lesquelles il se débattait héroïquement», le comte parlait «de l'ineffaçable souvenir que lui avait laissé sa première rencontre avec la seule femme qui eut assez d'âme pour le comprendre et la main assez douce pour panser la profonde blessure de son cœur». Elle ne répondit pas. Le surlendemain, seconde lettre plus courte, mais fort pressante, destinée à lui représenter qu'elle tenait dans ses blanches et adorables mains le sort d'un homme qui s'était promis de vivre pour elle, et qui souhaiterait la mort s'il venait à découvrir que ses espérances n'avaient été qu'un beau rêve.

Elle montra les deux lettres à Jacquine en lui disant:

«J'avais vu jusqu'ici bien des sortes de mendiants, je ne connaissais pas encore le mendiant amoureux.»

Jacquine se mit à rire:

«Ne vous laisserez-vous pas toucher, madame? Il est si beau et si parfumé!

—Le comte Krassing, répondit-elle, fait sur moi la même impression que les serpents; j'éprouve en le voyant un dégoût mêlé d'une insurmontable angoisse que je ne puis définir.

—C'est de fait un homme dangereux, repartit Jacquine, qui n'avait garde de la rassurer. Ce joueur décavé, ce chevalier d'industrie, ce pique-assiette apocalyptique est un sot doublé d'un fou, dont il faut se défier. Quand ses quintes le tiennent, il devient capable de tout. Si vous m'en croyez, vous ferez bien de le ménager, de lui accorder l'audience et l'aumône qu'il sollicite; je crains seulement qu'il n'ait de grands besoins et de grandes exigences.

—Grandes ou petites, je ne lui accorderai rien, répliqua résolument Mme Sauvigny. Donner aux chevaliers d'industrie, c'est voler les bons pauvres, et quand il m'écrirait cent lettres, je me suis fait une loi de ne jamais céder à l'obsession.

—C'est une chose à voir», pensa Jacquine.

Le jour suivant, par une douce matinée d'avril, elle était sortie de bonne heure, pour prendre l'air dans la partie du parc que Mme Sauvigny s'était réservée. Assise sur un banc, elle relisait Don Quichotte. C'était de tous les livres celui qui l'amusait le plus, parce que les récits de mystifications y abondent et que les coups de bâton y pleuvent. Elle tournait un feuillet et levait un instant le nez, lorsqu'elle vit venir le comte Krassing, qui se dirigeait vers le Chalet. Elle se dressa aussitôt sur ses fines jambes, et son livre à la main, elle fit quelques pas au-devant de lui. Il sembla marri de cette rencontre; ce n'était pas Mlle Jacquine Vanesse qu'il cherchait. La saluant sans la regarder, il se détourna de son chemin pour l'éviter.

«Voilà donc comme vous traitez vos amis! lui dit-elle en lui barrant le passage. Mais je ne vous en veux pas, je vous plains de toute mon âme. Vous avez l'air triste et minable d'un chien qui a perdu son maître et n'est pas sûr d'en trouver un autre. Vous avez sans doute commis quelque imprudence. Ne saviez-vous pas que ma mère est inconstante, qu'elle guettait le moment de se brouiller avec vous? Le malheur vous rend maussade et impoli.... Parlez-moi donc! Je suis dans le fond une bonne fille, dont vous avez tort de vous méfier. Je veux vous épargner une inutile démarche, l'humiliation de frapper à une porte qui ne s'ouvrira pas. Mme Sauvigny est décidée à ne pas vous recevoir. Elle m'a montré vos lettres. Si vous aviez daigné me consulter, je vous aurais averti que vous faisiez fausse route, qu'il fallait lui écrire dans un autre style. Mais vous avez voulu vous passer de moi. Vous suis-je donc devenue si étrangère? Il fut un temps où vous m'honoriez de vos plus flatteuses attentions.»

Il consentit à desserrer les dents et répondit d'une voix caverneuse:

«À qui parlez-vous, mademoiselle? Le comte Krassing que vous avez connu n'existe plus.

—Tant pis, répliqua Jacquine. Je m'intéressais à lui, je lui voulais du bien, je lui aurais donné des avis utiles à ses affaires. Je lui aurais dit qu'il faut savoir varier ses moyens, que, dans le cas présent, il ne pouvait rien espérer de son irrésistible beauté, que la reine et maîtresse de ce parc est rebelle à ce genre d'arguments, que c'est sottise de lui parler d'amour, mais que je la crois facile à intimider, et le comte Krassing qui n'est plus n'était pas seulement le plus beau des hommes; quand il voulait s'en donner la peine, il était terrible.»

Il affectait de ne pas l'écouter, il ne perdait pas un mot.

«Mon cher comte, poursuivit-elle d'un ton débonnaire, vous donneriez beaucoup pour avoir accès auprès de Mme Sauvigny, pour l'entretenir un instant tête à tête de vos petites et grandes misères. Nous nous proposons, elle et moi, de profiter de ce beau jour de printemps pour aller cet après-midi nous promener à pied en forêt. Je la conduirai dans un endroit fort solitaire que vous connaissez bien; vous y avez fait jadis un faux pas, vous en faites quelquefois, et peu s'en faut que vous ne vous soyez rompu le cou. Voyez comme je suis bonne! Je m'arrangerai pour la laisser un moment seule. Tâchez de lui arracher une promesse, elle la tiendra, elle est esclave de sa parole. À bon entendeur salut!»

Elle s'en allait; elle se retourna pour lui crier:

«Soyez farouche, soyez sinistre, soyez terrible, mais ne touchez pas à un seul de ses cheveux, ou vous aurez affaire à moi.»

Il était trois heures environ quand Mme Sauvigny et Jacquine atteignirent le lieu solitaire où le comte Krassing avait failli se casser le cou. À l'extrémité d'une crête dénudée, premier contrefort d'un vaste plateau rocheux, une sorte de promontoire en surplomb domine une pente abrupte, où s'entassent en désordre d'énormes blocs de grès éboulés, dont quelques-uns ont des figures d'animaux, d'ours, d'éléphants, de mandrilles ou de mammouths. Par endroits, des coulées de sable fin, d'une éblouissante blancheur, sillonnent un sol rugueux; ça et là croissent de maigres bouleaux. Au bas de la pente, s'arrondit une combe herbue, fraîche, boisée; si abritée qu'elle soit, une échancrure des coteaux qui l'enferment lui procure une échappée de vue sur la vallée, où serpente une rivière et que terminent à l'horizon des collines d'un relief fortement accusé, qui se donnent des airs de montagnes. Mme Sauvigny avait pris en goût cette combe; elle avait une préférence pour les lieux tranquilles et à demi clos, d'où le regard embrasse de grands espaces: c'était ainsi qu'elle entendait la vie.

Elle contempla tour à tour le panorama qui se déployait sous ses yeux, le cours sinueux de la rivière bordée de peupliers et le long de laquelle une locomotive promenait son panache de fumée, une plaine qui semblait dormir, ses champs, ses villages, ses clochers, se chauffant à un soleil doux, et du côté opposé, la grande forêt sévère et recueillie, où régnaient cette paix profonde qui surpassent l'homme et les longs silences qui l'étonnent. Ils n'étaient interrompus que par le gémissement lointain d'un chêne qu'abattait la cognée d'un bûcheron, et par le cri rauque d'un geai se chamaillant avec des ramiers. L'hiver avait été rude et tenace; la nature était en retard, la feuillaison commençait à peine. C'était le premier printemps, celui qui fait sortir les bourgeons et ne fleurit pas encore les jardins et les déserts, le printemps qu'on ne voit pas, mais qu'on devine, qu'on sent, qu'on respire, qu'on hume, dont on se grise, qui entre dans la peau, réchauffe le sang, comme une espérance, chatouille le cœur et l'incline à croire que la mort est un rajeunissement, dont Dieu seul a le secret.

«Qu'on est bien ici! s'écria-t-elle, en s'asseyant sur un rocher bas, qui ressemblait à un morse rampant, au gros museau renflé, armé de défenses. Quelle fête pour les yeux! Et quelle délicieuse odeur! On dirait le fin parfum d'un baume à la violette.

—Mais quelle solitude! dit Jacquine. Quel endroit perdu! pas un être vivant, sauf cet invisible bûcheron qui cogne contre son arbre. Si quelqu'un nous attaquait, madame, qui viendrait à notre secours?

—Je croyais vous avoir dit qu'en votre compagnie je n'avais peur de rien.

—Vous avez donc une grande confiance en moi? Vous pensez que j'ai la figure et la poigne d'un bon gendarme?

—Je pense, ma chère, que vous m'aimez assez pour ne pas souffrir qu'on attente à ma vie.

—C'est la seule marque d'affection que vous attendez de moi?

—Eh! c'est bien quelque chose, dit en riant Mme Sauvigny; c'est un bon commencement.

—Permettez à votre gendarme, reprit Jacquine, de vous quitter une minute, j'ai aperçu en venant ici un amas de mousses et de feuilles mortes, sous lesquelles je suis sûre que je trouverai des chenilles et des chrysalides.... Vous me promettez de n'avoir pas peur en mon absence?

—Je vous le promets; allez chercher vos chrysalides.»

Cependant elle la vit partir à regret et fut prise d'une vague inquiétude. Comme M. Saintis, mais pour une autre raison, elle n'aimait que les lieux solitaires où l'on n'est pas seul. Elle la chercha des yeux et lui cria:

«Ne vous éloignez pas trop.

—Soyez tranquille, répondit-elle, je reviens à l'instant.»

Mme Sauvigny oublia bientôt son inquiétude; elle venait d'apercevoir au pied du rocher où elle était assise une pâle violette des chiens, la première qui se fût épanouie. Les fleurs étaient pour elle des personnes, et elle leur trouvait une physionomie rassurante. Elle se pencha pour cueillir sa violette, gratta la mousse dans l'espoir d'en découvrir une autre. Comme elle se redressait, elle vit s'avancer vers elle l'homme qui lui avait demandé une audience. Le moyen de l'éviter! Il lui coupait le chemin, et elle était au bord d'un précipice. Pour surcroît de malheur, plus de Jacquine! Le bon gendarme avait disparu. Un frisson la saisit. Elle avait retenu ce mot: «Quand ses quintes le tiennent, il est capable de tout».

Après l'avoir saluée avec une politesse révérencieuse, s'étant assis en face d'elle sur le tronc d'un bouleau que le vent avait déraciné et couché en travers du sentier:

«Il est, madame, dit-il, des hasards providentiels. J'avais sollicité en vain l'honneur d'être reçu par vous, mes lettres étaient restées sans réponse. Je m'étonnais de votre silence; je sais combien vous êtes bonne, miséricordieuse, et que les malheureux qui frappent à votre porte ne l'ont jamais trouvée close. Vous refusiez de m'entendre, et pourtant j'étais sûr qu'après m'avoir entendu, vous vous seriez intéressée à mes souffrances. Tout à l'heure je me promenais tristement dans la forêt; je vous aperçus de loin, de très loin, et je vous ai aussitôt reconnue. Vous êtes si facile à reconnaître! Quelle femme pourrait se vanter de vous ressembler?»

Il avait commencé sur un ton très doux, il ménageait ses effets. Aussi bien, le sermon que lui avait fait Jacquine ne l'avait convaincu qu'à moitié, tant il avait peine à admettre qu'un cœur de femme pût résister à sa faconde, à sa beauté et à la puissance magnétique de son regard.

«J'ai toujours cru, madame, reprit-il, aux avertissements intérieurs, vous m'avez prouvé que j'avais raison d'y croire. J'ai fait un triste emploi de ma jeunesse, j'ai connu le désir de la chair, la convoitise des yeux et l'orgueil de la vie, et entraîné par mes passions, étourdi par mes plaisirs, j'ai laissé en friche les talents que j'avais reçus du ciel. Le pis est que dans cet état honteux ma conscience me laissait parfaitement tranquille; je n'éprouvais aucun remords ni même aucune inquiétude. J'étais heureux; il n'est pas pour l'homme de plus grand danger que le faux bonheur; le mien me plaisait, et m'arrivait-il, à de longs intervalles, de rentrer en moi-même, quand je m'examinais, quand je me citais devant mon propre tribunal, avec quelque sévérité que j'épluchasse mes actions, je finissais toujours par m'absoudre. J'étais mon propre accusateur, mon propre défenseur et mon propre juge, et mon juge m'acquittait. «Le seul homme contre qui tu as péché, me disait-il, c'est toi-même, et c'est à toi seul que tu as des comptes à rendre. Si le comte Krassing te remet ta dette, tu ne dois rien, et tu peux marcher parmi les hommes la tête haute. Que t'importe l'opinion d'un sol vulgaire, incapable de te comprendre?»

Il lui récitait encore une leçon apprise; dans leur première entrevue, il lui avait servi du Tolstoï, il lui servait cette fois de l'Ibsen; mais elle n'avait pas lu Jean-Gabriel Borkman.

«Je vivais dans cette paix trompeuse et funeste, poursuivit-il, en chassant de la main une mouche dont le bourdonnement indiscret lui faisait perdre le fil de son discours. Tout à coup.... Ah! madame, que vous dirai-je? Le hasard conduit par la Providence a voulu.... Oui, madame, je suivais ma route fangeuse, que mon imagination pervertie transformait en un chemin délicieux et fleuri, lorsque un jour je me trouvai en présence d'une femme qui ne ressemblait guère à celles que j'avais connues, d'une femme qu'on est étonné de rencontrer sur la terre, d'un de ces esprits de lumière qui révèlent le ciel aux enfants des hommes. Cette femme n'avait fait que passer, mais il m'avait suffi de la voir, un trouble mystérieux s'était emparé de moi. Son souvenir me poursuivait, me hantait. Un ange avait traversé ma vie et me faisait prendre mes ténèbres en horreur. Par moments, je croyais entendre sa voix, qui me criait: «Brebis perdue, quand reviendras-tu de tes égarements? Le bon berger t'appelle. Un homme est tombé sous une voiture, on le relève évanoui, après quoi il recommence à vivre, comme si rien n'était arrivé. Relève-toi, une vie nouvelle t'attend.» Et je répondais à cette voix, qui mêlait les consolations aux reproches: «Je me repens, mais que veux-tu que je fasse?—De quoi sert le repentir, me disait-elle, si l'action ne le suit pas? Le travail, le travail dur, opiniâtre, supporté comme une pénitence, aimé comme un plaisir, peut seul réparer le passé.» Madame, je ne crois pas seulement aux avertissements intérieurs, je crois à la suggestion qui s'exerce à distance. Je suis demeuré de longs mois sans vous voir, et vous n'avez cessé de me parler.»

Elle ressentait un malaise nerveux, causé par le dégoût plus que par l'effroi. Elle s'agitait, la sueur lui venait au front. Il se méprit, crut l'avoir attendrie par son onctueuse éloquence, il lui parut que ses affaires allaient bien, qu'il ne lui restait plus qu'à conclure le marché.

«Ce sont les femmes qui nous corrompent, continua-t-il, ce sont les femmes qui nous régénèrent; à leur gré, elles nous perdent ou elles nous sauvent. Je vivais avec votre pensée, avec votre image; je ne voulais reparaître devant vous que purifié par le repentir; j'ai lavé mes péchés avec mes larmes, et je viens vous demander aide et conseil. Vous disposez de ma destinée; il ne tient qu'à vous que le comte Krassing dépouille entièrement le vieil homme et remonte à la lumière du jour. Cette œuvre, que vous pouvez seule accomplir, n'est-elle pas digne de tenter un cœur amoureux des belles et nobles entreprises?»

Elle se sentait au bout de sa patience; elle s'était promis de ne pas lui parler, mais on ne peut se taire toujours. Elle se leva et lui dit:

«Jusqu'ici, monsieur, j'ai eu souvent à faire à des mendiants de profession, à des infirmes hors d'état de gagner leur vie, quelquefois aussi à des esprits tourmentés, qui me demandaient des conseils. Leur cas me semblait clair, et j'ai fait ce que j'ai pu, mais le vôtre me paraît fort embrouillé, fort obscur. J'ajoute que je ne puis m'intéresser à des souffrances auxquelles je ne crois qu'à demi.»

Elle se disposait à partir, il ne lui en laissa pas le temps. La gagnant de vitesse, il se planta devant elle et lui barra le chemin. Il n'avait plus l'air apocalyptique; comme le lui avait recommandé Mlle Vanesse, il était farouche, terrible, et son regard jetait des flammes. Il ne sortait plus de la grotte de Pathmos, on n'eût pas été surpris d'apprendre qu'il sortait d'une caverne de brigands.

«Eh! quoi, madame, s'écria-t-il, ne seriez-vous pas cette femme tendre et compatissante, de qui j'attendais mon salut? Malheur à moi, malheur à vous, si je n'emportais d'ici que la plus amère des déceptions!»

Et, s'inspirant de nouveau du grand dramaturge norvégien:

«Vous lisez souvent la Bible. Rappelez-vous que le livre divin parle d'un péché mystérieux pour lequel il n'est pas de pardon. Cet irrémissible péché est celui que commet une femme quand elle tue dans un homme la vie du cœur, la vie de l'amour. Sera-t-il dit qu'un pécheur touché de remords a imploré votre assistance, qu'il allait sortir de son abîme et que froidement, résolument, vous l'y avez laissé retomber?... Prenez-y garde, le vieil homme n'est pas mort; il me semble qu'il y a en moi un loup malade, ne le réduisez pas au désespoir.... Madame, je sens un nuage de folie dans ma tête.»

Et l'air égaré:

«Si vous refusez de me venir en aide, je me brûle la cervelle sous vos yeux. Que ma mort soit sur vous!»

À ces mots, il tira brusquement de sa poche un pistolet, que, dans son trouble simulé, il ne braquait pas contre lui, mais contre elle.

Mme Sauvigny se figura un instant qu'elle était sur le point de lui crier:—Combien vous faut-il?—Elle se trompait, il n'était pas au pouvoir d'un comte Krassing de lui arracher ce cri. Les caractères ont leurs fatalités, qui résistent à tous les accidents de la vie, et quelque violente que fût son angoisse, elle était sous la garde de sa fierté. En vain ses nerfs effarés lui donnaient de lâches conseils, ils trouvaient à qui parler. Quoiqu'elle eût les lèvres pâles, quoique les mains lui tremblassent, quoique l'épouvante lui serrât le cœur et la prit à la gorge, elle fixa sur le fou qui la tenait au bout d'un pistolet ses beaux yeux calmes et purs, et elle réussit à dire d'une voix nette, ferme, distincte:

«Tirez, monsieur. Vous n'obtiendrez rien de moi.»

Il lui sembla qu'au même moment un libérateur inespéré lui tombait du ciel. Jacquine, qu'elle n'avait pas vue venir, s'était élancée entre elle et le comte, qui à peine l'eut-il aperçue, retourna vivement son arme contre lui-même et l'appuya sur son front.

«Grand comédien, lui dit Jacquine en ricanant, gageons que votre revolver n'est pas chargé.»

Elle le lui arracha des mains, mais il parvint à le reprendre et s'enfuit précipitamment. Mme Sauvigny, dont les jambes vacillantes fléchissaient, se laissa choir sur son siège de grès; elle était hors de péril, sa fierté n'avait plus besoin de la garder.

«Ma peur, murmura-t-elle, en s'efforçant de sourire, a dû vous paraître bien ridicule. Qu'allez-vous penser de moi?

—Je pense, madame, que vous êtes mille fois plus admirable que les gens qui n'ont peur de rien; je pense que la figure que vous aviez quand vous avez dit: Tirez! ne me sortira jamais des yeux. Mais je dois vous faire une confession: j'avais prévenu le comte et je savais qu'il viendrait vous trouver ici.»

Aussi émue qu'indignée de cette perfidie:

«Quelle était votre intention, mademoiselle? demanda Mme Sauvigny.

—Je voulais prendre la mesure de votre courage.»

Elle baissa tristement la tête. Il lui parut certain, manifeste, évident que cette ingrate, que cette dangereuse vierge noire ne lui serait jamais de rien, qu'elle l'abandonnait pour toujours à ses instincts pervers, à son mauvais sort, qu'elle en avait assez, qu'elle avait tenté l'impossible, qu'elle renonçait à sa folle entreprise, qu'elle avait perdu son procès et n'irait pas en appel. Elle se redressa, et, la regardant de travers, lui dit d'un ton glacial:

«J'ose espérer, mademoiselle, que c'est la dernière expérience que vous faites sur mon humble personne. Autrement....»

Elle ne put achever. Jacquine venait de s'agenouiller devant elle, en disant:

«Ne voyez-vous donc pas que c'en est fait? Ne voyez-vous donc pas que je vous adore?»

Et, les genoux en terre, la vierge noire lui baisait le bas de sa robe. Puis, relevant la tête, elle contempla longuement la femme qu'elle avait résolu d'aimer. Elle ne lui proposait plus des énigmes; ses yeux gris, au regard lointain, étaient sortis de leur brouillard et lui parlaient de tout près; ils lui annonçaient dans un langage limpide et tendre qu'une place imprenable s'était rendue, lui ouvrait ses portes, lui remettait ses clefs. Après les yeux, la bouche parla.

«Mon Dieu! oui, comme saint Thomas, je ne puis croire sans avoir vu, et je vous ai fait souffrir. Je ne suis pas née méchante; ce n'est pas la nature qui nous fait, c'est la vie. J'ai eu si peu d'occasions d'aimer! Je suis toute neuve dans ce métier-là; peut-être, l'habitude aidant, y deviendrai-je habile. Mais j'entends n'aimer que vous seule; vous ne me guérirez pas de ma misanthropie; vous êtes une femme comme il n'y en a point; le reste des humains me sera toujours suspect. Mon cœur est un vieil avare; il fut toujours si ménager de ses petits sous, il regardait tant à la dépense qu'il a dû amasser à la longue des trésors de tendresse; ils seront pour vous seule; vous voilà riche, vous toucherez le montant de mes économies. Mon grand-père se plaignait de n'avoir que l'eau de ses citernes pour arroser ses fleurs et ses légumes. Il y avait près de son château un terrain sec, sablonneux, où il imagina de faire creuser un puits; il en fut pour son argent, pour ses peines. Il fit venir un sourcier et sa baguette divinatoire; la baguette ne s'agita pas. Cette affaire lui semblait désespérée, lorsque, un jour, il remarqua dans un coin de cette vilaine lande une place où l'herbe poussait plus dru qu'ailleurs; parfois aussi on y voyait danser une nuée de moucherons. Il creusa, l'eau était presque à fleur de terre. Et voilà ce que c'est que d'avoir des yeux! Mon cœur est un jardin aussi aride que la friche de mon grand-père. Creusez; vous y découvrirez peut-être une fontaine miraculeuse, prête à jaillir: depuis que je vous connais, votre sourire et vous, j'ai vu parfois danser les moucherons....»

Elle se tut un instant, elle réfléchissait. «Ce n'est pas tout d'aimer, reprit-elle, il faut prouver qu'on aime. Je vous dois une réparation; je vous ai fait injure, et je veux que la satisfaction soit proportionnée à l'offense. Que puis-je bien faire pour réparer?... Eh! voici, dès aujourd'hui je ne vous paierai plus de pension. Cela vous ravit, n'est-ce pas? Oui, je m'engage solennellement, à ne plus être votre pensionnaire; je serai une amie en visite, une de ces amies qui ne s'en vont pas. J'en dis trop peu. N'ayant pas de fille, vous vous étiez mis dans la tête que je pourrais vous en tenir lieu. C'était absurde; mais pour flatter votre lubie, quand je serai très contente de vous, je vous appellerai ma petite maman. Le plus souvent, je me regarderai comme votre sœur cadette, et je vous appellerai ma grande et crédule Charlotte, car, si fine, si avisée que vous soyez, soit douceur d'âme, soit besoin d'être heureuse, vous êtes trop confiante, vous croyez trop facilement.... Ce n'est pas encore tout. Ne vous payant plus pension, il faudra que je m'acquitte autrement. Quoique vos pauvres soient peu dignes des bontés que vous avez pour eux, vous mettrez à leur profit une grosse taxe sur ma petite cassette. Mieux que tout cela, entre vos bonnes œuvres vous choisirez la plus insipide, la plus fastidieuse, et vous vous en déchargerez sur moi. Si je ne réussis pas à vous cacher mon ennui, eh! bien, vous me chasserez de votre maison et de votre grand cœur, auquel je ne reproche que d'être trop grand et trop hospitalier: je voudrais le rogner, le diminuer un peu, et qu'il n'y eut de place que pour Jacquine Vanesse.»

Mme Sauvigny ne revenait pas de son étonnement, elle ne trouvait rien à dire. Pour toute réponse, elle se pencha, lui prit la tête entre ses mains, attira doucement vers elle un petit front bas encadré par des cheveux d'or pâle, l'effleura de ses lèvres. Elle voulut la contraindre à se relever. «Pas encore!» lui dit Jacquine. Et, saisissant un des plis de la jupe qu'elle avait baisée, elle s'y cacha le visage. Elle désirait demeurer un moment dans la nuit. Quelle révolution venait de s'accomplir dans sa vie! Était-ce bien vrai? était-ce vraiment arrivé? Elle n'en pouvait douter: après s'être défendu avec acharnement, son cœur venait de s'offrir, son cœur s'était donné. Elle était languissante et comme brisée de fatigue, et sa fatigue la réconfortait, et sa langueur lui plaisait, et elle constatait que les défaites sont quelquefois plus douces que les victoires, que la servitude a ses délices.

Cependant la fraîcheur du soir se faisait sentir, et le silence s'était accru. L'invisible bûcheron laissait reposer sa cognée, il avait abattu son chêne. Le geai et les ramiers ne sonnaient plus mot, ils avaient reconnu la vanité de leur querelle. Le soleil, qui commençait à décliner, colorait la plaine de teintes plus chaudes, mêlait un peu de pourpre aux fumées des champs, de la rivière et des villages.

«Il faut partir, dit Mme Sauvigny, je crains que nos gens ne s'inquiètent.»

Une voix grondeuse, qui sortait du pays des songes, lui répondit:

«Oh! ma grande et crédule Charlotte, quand cesserez-vous de croire à leurs inquiétudes? Leur sommes-nous donc si chères?»

Et Jacquine se releva en se frottant les yeux; il lui semblait avoir dormi et rêvé. Elles partirent; quoique le sentier fût étroit, elles s'en allaient la main dans la main, et, leurs pensées se reflétant sur tout ce qui les entourait, elles s'imaginaient que les choses, les pierres, les arbres avaient changé d'aspect et de figure.

Elles marchaient d'un pas si léger et si rapide que lorsqu'elles atteignirent la grille du parc, elles s'en croyaient encore loin. À peine l'avaient-elles dépassée, elles rencontrèrent le docteur Oserel et M. Saintis au milieu d'un carrefour. Ils arrivaient du Chalet; en apprenant que Mme Sauvigny n'était pas rentrée, quoi qu'en eût dit Mlle Vanesse, ils s'étaient inquiétés: ils n'aimaient pas à la savoir dans la forêt, seule avec sa pensionnaire, qui leur inspirait peu de confiance. Quand ils la virent paraître, ils remarquèrent qu'elle avait le visage radieux, et M. Oserel lui cria:

«Arrivez donc, madame. Vous avez fait, paraît-il, une agréable promenade; mais, foi de docteur, vous vous attardez trop. Vous avez eu, il y a trois semaines, une amygdalite, qui sans moi et mes soins préventifs, aurait pu se tourner en angine. Quand on a la gorge délicate, on se défie du serein des soirées de printemps.

—Excusez-moi, mon bon docteur, répondit-elle. Il ne m'est pas arrivé souvent de rencontrer un brigand dans la forêt; quand on a cette bonne fortune, on tient à en jouir jusqu'au bout.»

Là-dessus, elle coula brièvement l'histoire, en chantant les louanges de Mlle Vanesse qui l'avait, disait-elle, tirée de la gueule du loup. Dès qu'elles se furent éloignées, le docteur dit à M. Saintis:

«Voulez-vous savoir mon opinion? Il y a du louche dans cette aventure. Ce matin, comme je traversais le carrefour où nous sommes, j'ai aperçu au bout de cette allée, Mlle Vanesse, qui était en conférence avec le comte Krassing, et j'ai entendu distinctement ces mots: «Mon cher comte, soyez terrible!» Elle a sûrement joué à Mme Sauvigny un tour de sa façon. Certain médecin, dit-on, avait deux portes à sa maison; il sortait par l'une pour assaillir les passants, l'épée à la main, par l'autre pour les panser. Je soupçonne Mlle Vanesse d'avoir fait coup double, de s'être donné le plaisir d'effrayer Mme Sauvigny et de mystifier le comte Krassing. Je l'ai toujours tenue pour une déséquilibrée, pour une irresponsable; quand le diable la possède, aucune considération ne l'arrête. Ce serait rendre un service essentiel à notre amie que de la débarrasser de sa dangereuse pensionnaire; mais elle ne veut rien écouter.

—Elle m'écoutera! dit M. Saintis, d'un air délibéré, en enfonçant son chapeau. J'en fais mon affaire; l'occasion me semble bonne, je la prends au toupet.»

Cela dit, ils se quittèrent, l'un pour aller visiter une de ses opérées qui lui donnait du souci, l'autre pour se rendre dans le kiosque où l'attendaient ses élèves. Elles apprirent de lui avec chagrin, avec consternation, qu'il partait en voyage, qu'elles seraient tout un mois sans le voir, sans être houspillées, rabrouées, tourmentées, par le plus orageux des maîtres, par l'être extraordinaire qui était descendu du ciel pour fournir d'émotions leur monotone existence et leur âme endormie: grâce à lui, elles étaient assurées de sentir leur pouls battre quatre-vingts fois par minute, et qu'on soit paysanne ou duchesse, il est des angoisses dont on se fait une douce habitude. Il avait reçu de Copenhague la nouvelle que l'Alcade de Zalamea y serait prochainement représenté, et des lettres par lesquelles un musicien danois de ses amis le pressait d'assister aux dernières répétitions et de conduire lui-même l'orchestre. On lui écrivait aussi de Stockholm pour l'engager à y donner des concerts; il était question d'organiser en son honneur un grand festival, où il exécuterait ses dernières compositions pour piano, encore inédites. Avant d'accepter il avait soumis le cas à Mme Sauvigny. Considérait-elle ce voyage comme une infraction à leur traité?

«Je vous en fais juge, lui avait-il dit. Décidez, prononcez.»

Elle l'avait mis fort à l'aise:

«La lettre tue, lui avait-elle répondu, et l'esprit vivifie. Parlez bien vite, bel oiseau bleu; allez chanter aux Scandinaves vos plus beaux airs et jouir de votre gloire. Vous avez bien mérité vos vacances. Je n'exige qu'une chose, écrivez-moi quelquefois.»

Il devait se mettre en route au premier jour, et il pensait qu'il aurait en partant le cœur plus léger si au préalable il chassait le loup de la bergerie, s'il parvenait à évincer de la maison qu'il aimait une intruse qu'il avait en aversion, et qui lui inspirait de superstitieuses inquiétudes.

Après avoir pris congé de ces demoiselles et donné ses dernières instructions à l'instituteur primaire, qui, pendant son absence, devait les faire répéter et les tenir en haleine, il courut au Chalet. Il y entra bouillant d'impatience, la tête fumante. Mlle Vanesse était seule au salon, assise sur un pouf. Au premier regard qu'il lui lança, elle comprit quelles étaient ses intentions, qu'il venait lui chercher querelle, que, comme un autre soir dans le kiosque, il avait juré de mettre le feu aux poudres.

«Tenons-nous bien, pensa-t-elle; ne lui faisons pas beau jeu, prenons le contre-pied de ce qu'il désire.»

Il était allé s'adosser à la cheminée, et tour à tour il balançait sa canne, ou en frappait de petits coups secs sur le talon d'une de ses bottines.

«Mademoiselle, dit-il d'une voix stridente, il court d'étranges bruits. On assure que ce matin vous avez eu un entretien secret avec le soi-disant comte Krassing, que c'est d'accord avec vous et à votre instigation qu'il est allé surprendre Mme Sauvigny dans la forêt. Qu'en pensez-vous?»

Elle avait froncé le sourcil, mais elle ne répondit pas. Elle tenait ses yeux fixés sur l'âtre, où flambait un feu de sarments.

«Votre silence, reprit-il, est un aveu; je me permets du moins de l'interpréter ainsi. Vous n'avez pas voulu que l'affaire allât trop loin, et il faut croire, puisque Mme Sauvigny l'affirme, qu'au dernier moment votre intervention a mis ce drôle en déroute. Il vous avait suffi de procurer à notre amie une cruelle émotion. Vous vous donnez en vérité de singuliers divertissements.»

Elle persistait à se taire; ce silence prolongé l'exaspéra.

«Puisque j'ai trouvé l'occasion de m'expliquer avec vous une fois pour toutes, poursuivit-il en s'échauffant, apprenez que s'il n'avait tenu qu'à moi, vous seriez sortie depuis longtemps de cette maison. Mme Sauvigny a quelquefois un bandeau sur les yeux, elle ne vous voit pas telle que vous êtes. Vous dirai-je ce que je pense de vous? Je considère Mlle Jacquine Vanesse comme une jeune fille d'autant plus dangereuse qu'elle n'est qu'à demi responsable, et que sa conscience ne lui reproche jamais rien. Mais il n'importe! Mme Sauvigny est pour ses amis un être sacré, et ils ne souffriront pas que personne lui manque d'égards.»

Elle ne desserrait pas les dents. Il éclata.

«Mademoiselle, on m'a apporté cet hiver un fagot où dormait une vipère; quand je l'ai délié pour le brûler, elle s'est réveillée et a tenté de me mordre; je ne lui en ai pas laissé le temps, je lui ai écrasé la tête sous mon talon. M'écoutez-vous, mademoiselle? S'il vous arrivait de causer de sérieux chagrins à cette femme adorablement bonne, qui a eu l'imprudence de vous recevoir chez elle, ah! croyez-moi, j'aurais bientôt fait d'écraser la vipère.»

Elle quitta brusquement son pouf; le rouge lui était monté au visage, et son premier mouvement fut de souffleter M. Saintis sur les deux joues. Mais elle se dit: «Cela lui ferait plaisir». L'instant d'après, il lui vint une autre idée, qui lui parut infiniment meilleure que la première. Elle se recueillit, se contint, se calma, et son regard, qui était une flamme, s'éteignit par degrés.

«Monsieur, dit-elle, avant de vous répondre, permettez-moi de vous rendre un léger service. Je vois courir sur une des manches de votre redingote une punaise des bois, qui semble s'y trouver à l'aise; il me paraît indécent qu'un si vil insecte prenne de telles privautés avec un grand musicien.»

Et, d'une chiquenaude adroitement donnée, elle envoya le vil insecte dans le feu de sarments. Puis, d'un ton doux:

«Monsieur, soyez indulgent pour la vipère; elle a confessé son forfait et sa victime lui a pardonné.»

Et d'un ton plus doux encore:

«Votre remontrance a été dure, elle était méritée. Monsieur Saintis, faisons la paix.»

L'événement avait trompé son attente, l'entretien avait tourné tout autrement qu'il ne pensait. L'ennemi lui ayant démonté ses batteries, il restait sot, déconfit, ahuri.

«Je vous en prie, monsieur Saintis, répétait-elle, pour l'amour de Mme Sauvigny, faisons la paix.»

Elle lui tendit ses deux mains, que, sans trop savoir ce qu'il faisait, il pressa gauchement dans les siennes. La maîtresse de la maison entra et parut ravie de les voir en si bons termes. Pendant toute la soirée, il observa avec une curiosité étonnée cette jeune irresponsable, qui se montrait charmante pour Mme Sauvigny, fort gracieuse pour lui, et peu s'en fallait qu'il ne s'attribuât l'honneur de cette métamorphose.

«M'étais-je abusé? pensait-il. Cette prétendue vipère ne serait-elle qu'une malicieuse, mais inoffensive couleuvre? Laissons-la vivre.»

Avant de se coucher, Mme Sauvigny écrivit dans son journal:

«Oh! l'heureuse, l'étonnante journée! Les glaces ont subitement fondu, et pour qu'il ne manquât rien à mon bonheur, elle s'est rapatriée avec Valery. Mais je songe à l'avenir; je ne serai sûre de sa pleine guérison que quand je l'aurai décidée à se marier. J'ai un si bon parti à lui proposer! Si elle épousait André Belfons, vivant presque porte à porte, nous ne nous quitterions pas. Est-ce une chimère? J'ai trop le cœur à la joie pour n'être pas tentée de croire qu'en ce pauvre bas monde, qu'on calomnie, l'espérance a toujours raison.»

XII

M. Belfons avait un défaut, il était impatient. Ce hussard avait voulu brusquer l'attaque, il fut vivement ramené. Il ne se tint pas pour battu; il était ardent, il était tenace; il se promit de recommencer, mais moins à la chaude, avec plus de méthode; sur ces entrefaites, il était parti pour Nice, où sa mère passait l'hiver. Son absence avait duré deux mois; dès le lendemain de son retour, il revit Mlle Vanesse.

L'aveugle à laquelle s'intéressait Mme Sauvigny était une ancienne lingère, Mlle Antoinette Racot, qui, avant de perdre la vue, avait souvent travaillé pour elle. Sa cécité était, selon le docteur Oserel, la juste peine d'un stupide entêtement. Pourquoi ne s'était-elle pas prêtée à une opération dont il lui garantissait la réussite? Les gens qui refusent de se laisser opérer étaient à son avis les plus méprisables des humains. Il reprochait à Mme Sauvigny d'avoir trop de bontés pour cette inepte créature, de prouver une fois de plus qu'elle se plaisait à semer en terre ingrate.

Mlle Racot était fort à plaindre. Enjôlée par un fripon et ne se défiant pas assez des gouffres, elle avait aventuré dans une spéculation sur les mines d'or toutes ses petites épargnes. Dans l'espace d'une année, ses yeux, son petit magot, un mauvais vent avait tout emporté. En attendant qu'elle eut l'âge requis pour entrer à l'Asile, Mme Sauvigny l'avait mise en pension chez un fermier de M. Belfons. Bien logée, bien nourrie, on avait grand soin d'elle, et en hiver tout allait bien, elle trouvait toujours à qui parler. Mais dans la saison où tout le monde travaille aux champs, elle restait sous la garde du père de la fermière; ce vieillard taciturne était pour elle une maigre société. Il fumait sa pipe et ne sonnait mot. Elle lui criait de temps à autres:

«Père Hugues, êtes-vous là?

—Bien sûr que je ne suis pas ailleurs», répondait-il.

Et c'était tout. Elle avait tenté de se faire lire par lui le journal; il ânonnait péniblement. Se piquant d'avoir reçu de l'éducation, elle s'était appliquée à faire celle du bonhomme, à lui enseigner l'art de lire, de marquer les repos, de bien ponctuer ses phrases. Il avait fait une belle résistance; elle avait bientôt découvert qu'à laver la tête d'un âne, on perd sa lessive.

«Nous sommes convenues, avait dit Mlle Vanesse à Mme Sauvigny, que vous me donneriez à faire quelque chose de très ennuyeux, que le poisson serait plein d'arêtes, que je l'avalerais sans broncher et sans m'étrangler.

—J'ai votre affaire, répondit-elle, et vous pourrez vous vanter d'être bien servie. Une ou deux fois chaque semaine, vous vous ferez conduire en voiture dans une ferme située à deux kilomètres d'ici; vous y trouverez une pauvre aveugle, que vous distrairez pendant quelques heures et à qui vous ferez la lecture. Mlle Racot est la meilleure créature du monde, mais elle est fort ennuyeuse. Elle se répète volontiers; elle ne se lassera pas de vous raconter ses malheurs, elle vous assassinera de ses doléances. Elle est indiscrète, familière. Soyez patiente, et vous serez sûre de faire une heureuse. Elle a beaucoup d'amour-propre; l'idée d'avoir pour lectrice la petite-fille d'un marquis, laquelle lit à merveille, lui mettra du baume dans le sang, et corps et âme, elle s'en portera mieux.

—Présentez-moi dès aujourd'hui à cette rabâcheuse», avait reparti Jacquine.

Dans l'après-midi de ce même jour, Mme Sauvigny disait à Mlle Racot:

«Ma bonne Antoinette, je vous présente une jeune personne de mes amies, qui s'intéresse à vous; elle viendra de temps en temps vous tenir compagnie, vous désennuyer.

—Que le bon Dieu la bénisse! Comment l'appelez-vous?

—Mlle Jacquine Vanesse.

—Mlle Vanesse! s'écria l'aveugle. C'est un nom que je connais. On raconte qu'un certain soir, au bord de la rivière.... Eh! vraiment, est-ce la demoiselle qui....

—Oui, interrompit Jacquine, c'est la demoiselle qui....»

Deux ou trois semaines plus tard, M. Belfons, arrivé de Nice la veille, faisait le tour de son domaine, lorsque en passant devant la ferme où logeait Mlle Racot, il se crut tenu de s'y arrêter pour rendre ses devoirs à la protégée de Mme Sauvigny. S'étant dirigé vers une salle basse du rez-de-chaussée, il entendit le gazouillement d'une voix flexible et légère qu'il crut reconnaître. Il poussa doucement la porte et demeura comme pétrifié de surprise, tant Mlle Vanesse, lisant le Petit Journal à une vieille aveugle, lui parut différente de la jeune fille hautaine qui avait si mal répondu à ses avances. Elles étaient toutes les deux remarquablement jolies; mais l'une avait le cœur aride et comme un long passé derrière elle; l'autre était toute jeune et aussi fraîche qu'un beau fruit qui n'a pas encore perdu son duvet. Il cherchait à superposer, à combiner les deux images, à les réduire à une seule, et ce problème lui parut plus insoluble que la quadrature du cercle. Ce qui lui paraissait certain, c'est que Mme Sauvigny avait le don des miracles.

Le journal était fort intéressant ce jour-là; il contenait le récit circonstancié d'un crime passionnel, qui faisait du bruit. Le meurtrier et sa victime, appartenaient au grand monde, et Mlle Racot, n'ayant que des notions confuses sur le grand monde et sur les crimes passionnels, demandait des éclaircissements, que Mlle Vanesse lui fournissait avec une infatigable patience. Le héros de l'aventure, après avoir tué sa maîtresse, avait tenté de se brûler la cervelle. L'aveugle en prit occasion pour poser à sa lectrice une question qu'elle avait depuis longtemps sur le bout de la langue.

«Je n'ai jamais compris qu'on ait le courage de se détruire. Mais il paraît que vous-même, mademoiselle.... Vous allez me trouver bien curieuse; je meurs d'envie de savoir pour quelles raisons....

—Ce serait trop long à vous expliquer, interrompit Jacquine sans se fâcher. Le monde me semblait un endroit déplaisant, et je me flattais d'en trouver ailleurs un autre plus agréable.»

Mlle Racot étant aussi friande de sucreries que d'histoires, Jacquine lui apportait toujours soit des dragées, soit du sucre d'orge. Elle ouvrit une boîte carrée en métal, d'où elle tira un berlingot de Morel, qu'elle lui mit dans la main, en disant:

«Croquez-moi ce bonbon, ma chère Antoinette; cela vaudra mieux que de faire des questions oiseuses.»

À ces mots, ayant levé les yeux, elle aperçut M. Belfons, qui, immobile dans l'embrasure de la porte, s'acharnait à résoudre son insoluble problème. Il rougit, s'avança, s'excusa et dit à Mlle Racot:

«Je suis un trouble-fête, je me sauve.»

Elle ne le laissa point partir, elle tenait à ce qu'il la contemplât dans sa gloire.

«Qu'en pensez-vous, monsieur Belfons? s'écria-t-elle en faisant la roue. Comme on me gâte! Qui m'eût dit qu'un jour j'aurais une lectrice, et que ma lectrice serait la petite-fille du marquis de Salicourt? Je n'ai qu'un chagrin: je l'entends, mais je ne vois pas. Je voudrais tant savoir à quoi elle ressemble! Je l'ai priée de me faire son portrait; elle a refusé, elle m'a soutenu qu'elle avait une figure fort insignifiante. Monsieur Belfons, est-elle brune ou blonde?

—M'autorisez-vous à répondre?» demanda-t-il à Jacquine.

Sa bouche dit non, son regard disait oui. Elle avait en ce moment l'air d'une très bonne fille. Il osa se fier de nouveau à cette mer perfide et dure, qui l'avait secoué, mais qui avait ses bonaces. Il s'embarqua.

«On me défend de parler, mais la défense n'est pas formelle, dit-il à Mlle Racot. Les cheveux de Mlle Vanesse sont d'un blond très doux, de la nuance que je préfère à toutes les autres, celle de l'or pâle, de l'or éteint.

—Quelle couleur ont ses yeux?

—Pour vous répondre pertinemment, il faudrait qu'on me permît de les regarder de près.... Sont-ils bleus? sont-ils gris? Je ne puis les comparer qu'à un ciel léger, vaporeux, de printemps.

—Parlez-moi de son nez, poursuivit l'interrogante aveugle. Je gagerais qu'il est charmant.

—Tout ce qu'on peut dire, fit Jacquine, c'est qu'il est situé à peu près au milieu de mon visage; c'est là qu'on les met d'ordinaire.

—Le nez, la bouche, les oreilles, reprit M. Belfons, sont d'une merveilleuse finesse.

—Je savais bien que ma lectrice était fort jolie, reprit Mlle Racot en se rengorgeant et gonflant ses joues.

—Adorablement jolie, soupira-t-il.

—Et adorablement bonne, aussi bonne qu'un petit agneau», ajouta-t-elle en s'attendrissant.

M. Belfons ne répondit pas: ce second point lui semblait plus discutable que le premier, et il eût trouvé plus naturel de comparer Mlle Vanesse à une chèvre qu'à un agneau; mais il était disposé à tout mettre au mieux. Il eût volontiers embrassé l'aveugle pour lui avoir procuré l'occasion de faire à haute et intelligible voix sa profession de foi, et il se jugeait le plus heureux des hommes parce que Mlle Vanesse l'avait entendue et ne s'en était point formalisée.

«Là-dessus, revenons à notre fait divers, dit-elle en rouvrant le journal.

—Mais l'histoire est finie, dit Mlle Racot. Il a tué sa maîtresse et il s'est tué.

—Il a voulu se tuer; mais, comme il arrive quelquefois, le pistolet rata», repartit Jacquine d'un ton si impassible qu'on eût pu douter qu'il se fût passé rien de semblable dans sa vie.

«Que Dieu bénisse les pistolets qui ratent!» s'écria M. Belfons d'un air pénétré et avec un tremblement dans la voix.

Elle reprit sa lecture où elle l'avait laissée. Assis derrière elle, il ne l'écoutait pas, mais il dévorait des yeux sa taille svelte, le fin contour de ses épaules, sa longue natte pendante, sa petite nuque penchée, qui semblait s'offrir aux baisers. L'imagination de ce jeune homme au cœur inflammable battait la campagne. Il se disait:

«Elle est trop jolie pour moi, mais je connais des hommes fort laids, que de jolies femmes ont pris en goût. Elle est la petite-fille d'un marquis, mais la fille d'un bourgeois ruiné, et j'ai cent mille livres de rente à mettre à ses pieds. Ma mère jettera les hauts cris. Épouser une jeune fille qui a voulu se tuer! Devenir le gendre d'une Mme Vanesse!... Bah! elle a une si grande envie de me marier qu'elle passera sur tout. Et puis je compte sur l'amitié de Mme Sauvigny, qui plaidera ma cause. L'affaire est en bon chemin, je la crois à moitié faite.»

Et pendant qu'il raisonnait ainsi, Jacquine, qui sentait rôder, vaguer autour d'elle un regard indiscrètement amoureux, pensait tout en lisant:

«Mon Dieu! que les hommes sont bêtes et faciles à prendre!»

Elle regarda sa montre, se leva et dit à Mlle Racot:

«Il se fait tard; sans doute la voiture est venue me chercher. À samedi, ma chère Antoinette. Ce jour-là nous serons seules et nous emploierons mieux notre temps; nous ne le perdrons plus à disserter sur mes yeux gris, aussi vaporeux qu'un beau ciel du mois d'avril.»

Elle prononça ces dures paroles avec une ironie emphatique, qui consterna M. Belfons et lui prouva que son mariage ressemblait à celui d'Arlequin, lequel était à moitié fait, puisqu'il ne manquait que le consentement de la future. Il la salua d'un air cérémonieux et la laissa partir; mais il se ravisa aussitôt, la suivit, la rejoignit et quoiqu'il eût hâte de la quitter, il l'accompagna tout le long d'un chemin vert jusqu'à la route où la voiture l'attendait: il arrive quelquefois qu'on veut s'en aller et qu'on ne s'en va pas. Mais il ne savait que lui dire, ni sur quel ton il devait lui parler. Le voyant morne et silencieux, elle craignit de l'avoir trop découragé; elle voulut lui rendre quelque espoir. Il était de tous les jeunes gens qu'elle avait rencontrés celui qu'elle méprisait le moins. Elle le trouvait gentil, intelligent, agréable; elle lui savait gré de se croire malin et d'être sincère jusqu'à la candeur, de découvrir maladroitement son jeu, d'avoir une figure qui le trahissait, des yeux où on lisait comme à livre ouvert toutes ses impressions, tous ses sentiments. Elle se promettait de le faire passer par des alternatives de peine et de plaisir, de le désoler tour à tour par ses froideurs ou de l'amuser de vaines espérances, de jouer avec cette souris, digne de servir à son divertissement. Elle avait juré une éternelle et tendre fidélité à Mme Sauvigny, cette femme unique, cet être parfait et sacré; mais elle n'avait pris aucun engagement envers le reste des humains, et bien qu'elle parût changée, elle se plaisait aux jeux cruels.

Le chemin vert se terminait par une rampe douce, du haut de laquelle le regard embrassait dans toute leur étendue les biens-fonds de M. Belfons, vaste et riche propriété, appelée la Givrine, du nom d'un ruisseau qui la traversait. Mlle Vanesse s'arrêta pour contempler ces champs, ces vignes et ces bois.

«Quel beau domaine! Jusqu'où va-t-il?

—Jusqu'à ce groupe de noyers, que vous apercevez là-haut, sur la colline.

—Si j'étais homme, s'écria-t-elle, je voudrais être agriculteur.»

Il se redressa comme une plante rafraîchie par la rosée; il ne lui en fallait qu'une goutte pour le rafraîchir.

«En vérité, dit-il, ce métier vous plaît? Ce n'est pourtant pas celui que j'avais choisi. Je me croyais né pour être ingénieur des ponts et chaussées; les circonstances ne l'ont pas voulu, la terre m'a pris et m'a gardé. Le prince de Ligne disait que la philosophie et l'agriculture sont deux retraites honorables, où, si l'on est encore trompé, on ne l'est plus par les hommes.

—Ni par les femmes, dit-elle.

—Ah! permettez, la terre est une femme qui trompe les plus fins; bien fou qui se fie à ses promesses et à ses sourires!

—Que, vu d'ici, votre château se présente bien! Quelle fière tournure a sa terrasse, ombragée de beaux platanes!

—Mon château a un défaut grave, il est trop grand. Quand ma mère m'y tient compagnie, comme ces jours-ci, elle y attire beaucoup de monde; mais elle est plus souvent chez ma sœur, en Normandie, et je me sens perdu dans mon désert.

—Que faites-vous pour amuser vos soirées?

—En vrai polytechnicien, j'ai la passion des mathématiques. Oh! je ne suis qu'un simple amateur, je n'inventerai jamais rien; j'étudie les savants mémoires de mes maîtres et je refais leurs calculs. C'est après tout un plaisir plus noble que celui de deviner des rébus. Les mathématiques pures sont la plus romanesque des sciences; elles n'ont rien à démêler avec les réalités de la vie, elles nous transportent dans le monde des suppositions et des rêves. Le calcul infinitésimal est un abîme où j'aime à me plonger; j'y perds la notion du temps et j'oublie jusqu'à ma propre existence. Quand je sors de mon gouffre, je me dis: «À propos, quelle heure est-il?» Et le chant du coq m'avertit qu'il est l'heure où les agriculteurs se lèvent et que j'ai oublié de me coucher.

—Autant dire que votre goût est une fureur et que vous êtes parfaitement heureux.

—Vous vous trompez bien. Un homme heureux ne cherche pas à oublier sa propre existence; qu'est-ce qu'un bonheur qui éprouve le besoin de s'étourdir et de se consoler?»

Il hésita un instant; puis, franchissant le pas:

«Ce qui me manque?... C'est elle. Je suis seul et je voudrais être deux; ne vous ai-je pas dit que ma maison était trop grande?»

Elle pensa qu'elle l'avait trop encouragé, qu'il devenait audacieux.

«Vous avez tort, monsieur, dit-elle du bout des lèvres. Un mathématicien qui se respecte ne doit pas se marier; les femmes exigent quelquefois que deux fois deux fassent cinq.»

Le moment d'après, elle montait en voiture. Comme elle aimait à conduire, elle prit des mains du cocher les guides et le fouet; mais, avant de toucher, elle fit à son adorateur morfondu un petit salut assez gracieux, et cette goutte de rosée suffit de nouveau pour lui rafraîchir le sang.

«Ne le désespérons point. Que sait-on? il pourra nous être, le cas échéant, d'une grande utilité, pensait-elle en pressant le pas de son cheval. Mais quelle duperie que l'amour! Cet intelligent nigaud, qui se croirait le plus heureux des hommes s'il possédait ma précieuse personne, ne se doute point que le gros bonheur après lequel il soupire, la première venue peut le lui donner aussi bien que Mlle Jacquine Vanesse. Si ses mathématiques ne lui suffisent pas, qu'il y ajoute le ragoût d'une jolie dindonnière!»

Durant plusieurs semaines, M. Belfons se conduisit d'une manière fort sage, fort discrète. Les jours où Jacquine venait faire la lecture à Mlle Racot, il n'avait garde de la guetter, il ne l'attendait point au passage dans le chemin vert, et soit qu'il craignit de l'offenser ou de l'exposer aux médisances de l'aveugle, soit qu'il se fit un scrupule de troubler leur tête-à-tête, de la distraire de son œuvre de miséricorde, il ne remit pas les pieds dans la salle basse. Il s'occupait de ses champs, de ses prés, de ses vignes, il cultivait son immense jardin; mais il délaissait les mathématiques: le calcul infinitésimal ne lui paraissait plus le plus beau des romans.

Sa mère, qui depuis longtemps l'exhortait à se marier et qu'il désespérait par ses refus, lui causa un jour une agréable surprise. Elle profita d'un instant où ils étaient seuls pour lui dire à brûle-pourpoint:

«Je suis allée voir tout à l'heure Mme Sauvigny, qui m'a présenté Mlle Vanesse. J'avais de grandes préventions contre cette jeune folle, dont l'aventure a fait esclandre; j'en suis bien revenue. Le croirais-tu? elle a tant de cœur que deux fois par semaine, elle vient tenir compagnie à cette pauvre demoiselle Racot. Elle est si raisonnable que Mme Sauvigny lui a confié depuis peu le gouvernement de sa maison et les clefs de tout; elle a, paraît-il, beaucoup d'ordre; elle avait fait son apprentissage de ménagère chez sa tante, Mlle de Salicourt. Et puis, qu'elle est jolie!... Grand calculateur, l'as-tu jamais regardée? André, as-tu des yeux?

—Vos attaques sont chaudes, répondit-il en tressaillant d'aise. Chère madame, que vous êtes vive! que vous êtes prompte! Vous croyez à l'entière guérison de cet esprit malade. Qui vous en répond?

—J'ai la garantie de Mme Sauvigny; en connais-tu de plus sûre?

—Vous pardonnez à Mlle Vanesse d'être la fille de sa mère?

—Pauvre enfant! Ce n'est pas sa faute, et elle ne la voit plus.

—Il ne suffit pas de demander pour obtenir. Voudrait-elle de moi?

—Tu as l'œil doux, persuasif, une terre bien plantée, bien bâtie, et tu t'engageras par serment à brûler tous les livres de mathématiques.

—Peste! comme vous y allez! si je vous entends, vous exigez que dès demain je sois follement amoureux de cette énigmatique créature. On tâchera de vous contenter. Suis-je un fils soumis?»

Quelques jours après, la mère, le fils et leurs hôtes, qui étaient tous de la connaissance de Mme Sauvigny, dînèrent au Chalet. Mme Belfons constata que Mlle Vanesse n'était pas seulement une habile ménagère, mais possédait toutes les qualités d'une maîtresse de maison accomplie, qu'elle était gracieuse, avenante, qu'elle trouvait un mot à dire à chacun, qu'elle avait de la race, beaucoup de monde, de distinction. Cette tendre mère, qui n'aimait pas à prévoir les difficultés et croyait facilement qu'il suffit de désirer les choses pour les avoir, constata avec un égal plaisir que son fils lui avait tenu parole, qu'il s'occupait beaucoup de Mlle Vanesse et que ses attentions ne déplaisaient point.

«Elle s'habille à ravir, pensait-elle, et elle sera parfaite quand elle aura appris à se coiffer. Dès que nos affaires seront plus avancées, j'exigerai qu'elle me sacrifie sa longue natte de petite fille, qui ne rime à rien.»

Après le dîner, on vint à parler des concerts de l'Opéra et des danses anciennes qu'on y avait exécutées avec un grand succès. Mlle Vanesse dit à ce propos que son grand-père, qui savait tout, même la chorégraphie, lui avait appris à danser la gavotte. On la supplia de donner un échantillon de son savoir-faire.

«Je le veux bien, dit-elle, si M. le docteur Oserel consent à me servir de cavalier.»

Le docteur fit une horrible grimace et ne daigna pas répondre. Elle se tourna vers M. Belfons en lui disant:

«Résignez-vous.»

Il la soupçonna de lui tendre un piège, de vouloir se moquer de lui; il allégua qu'il n'avait plus ses jambes de quinze ans et que d'ailleurs il n'avait jamais dansé la gavotte.

«Vous verrez, reprit-elle, que c'est une science moins compliquée que le calcul infinitésimal et que je suis un excellent professeur. J'aurai bientôt fait votre éducation.»

Elle avait cette fois encore la figure d'une bonne fille; il se risqua. Mme Sauvigny se mit au piano, joua un air à deux temps, d'un mouvement modéré, et la leçon commença. Mlle Vanesse, souple et légère, dansait aussi bien qu'elle patinait, avec une grâce rythmée et la joie de se sentir des ailes. Mme Belfons, qui ne se lassait pas de la regarder, se confirma dans la conviction que sa future bru, garantie par Mme Sauvigny, était une perle, une merveille. Jacquine lui prouva qu'elle joignait à tous ses talents le don d'enseigner. Son élève n'était pas un lourdaud, il avait été autrefois un assez bon valseur; il se débrouilla; intelligent, appliqué, désireux de bien faire, il étonna toute l'assistance par la rapidité de ses progrès. Son courage fut récompensé; on lui fit de grands compliments; mais il fut plus sensible encore à l'admiration qu'on témoignait à son professeur.

Il aurait voulu que cette leçon délicieuse durât éternellement; tout finit. Cet imaginatif se figurait qu'en lui apprenant la gavotte, Mlle Vanesse s'était engagée, lui avait donné des arrhes. L'œil luisant, le cœur débordant de joie, il prit le bras de Mme Sauvigny, et, l'ayant emmenée à l'autre bout du salon, il la rencogna dans une croisée, lui débita à voix basse mille douceurs, la traita de fée bienfaisante, de faiseuse de miracles, lui fit le dénombrement de ses angéliques perfections. Elle se mit à rire.

«Pourquoi riez-vous, chère madame?

—Je pense à ma chatte. Lorsqu'elle est contente de Mlle Vanesse, qui lui a donné une gimblette, n'osant pas caresser cette reine, c'est à ma jupe qu'elle vient se frotter.»

Il joignit les mains.

«Je vous en conjure, donnez-la-moi.

—Laquelle de mes deux chattes me demandez-vous?

—Celle qui danse si bien la gavotte.

—Croyez-vous donc que je dispose de sa volonté? Je vous aiderai de mes conseils, mais c'est à vous de la persuader. Ne vous pressez pas, ne brûlez pas les étapes. Profitez de mon expérience; j'ai été patiente, et je m'en trouve bien.»

Quand on a un tempérament chaud, on promet d'être patient et on ne l'est pas. Il voulut brûler l'étape et mal lui on prit. La semaine suivante, Mme Belfons rendit sa politesse à Mme Sauvigny, qui, accompagnée de Mlle Vanesse, alla déjeuner à la Givrine en nombreuse société. Le temps était gris, mais il ne pleuvait pas. En sortant de table, on se répandit dans le parc, et M. Belfons manœuvra si bien qu'il réussit à se trouver seul avec Jacquine dans une allée ombreuse, à laquelle on avait ménagé des échappées de vue, l'une sur des prairies où se promenait un ruisseau, l'autre sur le château et sa terrasse. Jacquine admira ces deux perspectives; terrasse, château, prairies, le regard de M. Belfons lui offrait tout, et il s'imagina qu'elle acceptait. Il résolut de faire le saut, d'être audacieux; mais son audace l'épouvantait, il atermoyait. Il se disait:

«Ne partons pas trop tôt.... Quand nous passerons près de ce grand massif de thuyas d'Amérique, je prononcerai la parole décisive.»

Ils venaient d'atteindre le massif et Mlle Vanesse s'apprêtait à rejoindre Mme Sauvigny qu'elle avait aperçue sur la terrasse, lorsque se plantant devant elle, il lui dit d'une voix sourde et frémissante:

«Mademoiselle....»

Il n'alla pas plus loin, la parole s'était subitement glacée dans sa bouche, et le reste de sa phrase lui était demeuré dans la gorge. Elle le regardait fixement; ses yeux ne ressemblaient plus à un ciel d'avril, ils étaient froids, durs comme l'hiver, et ses lèvres se tendaient comme un arc qui va lancer sa flèche. Elle avait deviné ce qui se passait dans la tête de ce mathématicien et répondait à ce qu'il n'avait pas dit.

«Mademoiselle, fit-il, en pliant les épaules, il me semble que quelques gouttes de pluie commencent à tomber, que nous ferions bien de rentrer.»

Il employa sa soirée à chercher l'équation d'une courbe très compliquée; il la cherchait péniblement et ne la trouvait pas. Il avait de fréquentes distractions, mais il se répétait sans cesse ce que Zulietta avait dit à Jean-Jacques: Zanetto, studio la matematica!

À la même heure, Mlle Vanesse ruminait sur une affaire qui n'était pas une équation, et qui absorbait toutes ces pensées. Elle n'avait pas voulu quitter la Givrine sans donner le bonjour à Mlle Racot, et Mlle Racot, toujours pleine d'informations, lui avait appris que dès le lendemain un grand musicien, parti pour les pays brumeux, serait de retour dans son ermitage. Cette nouvelle, que l'aveugle tenait de la cuisinière de M. Saintis, avait profondément troublé Jacquine.

Comme on croit facilement ce qu'on désire et que l'absence de M. Saintis était prolongée au delà du terme fixé par lui, elle s'était logé dans la tête qu'il était retenu là-bas par quelque sirène du Nord, que, si jamais il avait été amoureux de Mme Sauvigny, il l'avait oubliée, que la fièvre du monde et des dissipations l'avait repris, qu'il ne reviendrait que pour se réinstaller à Paris, que son ermitage ne le reverrait pas. Et sa cuisinière l'attendait et se disposait à rallumer ses fourneaux. Un amour sérieux pouvait seul le ramener dans son désert. Est-ce que par hasard...? À cette pensée son sang bouillonnait.

En se faisant violence à elle-même, elle s'était, contre toute attente, réconciliée avec la vie. Elle avait rencontré une femme, qui lui inspirait une tendresse passionnée, à laquelle, après une longue résistance, elle rendait un culte. Elle se berçait de l'espoir de ne plus la quitter, de vivre à jamais heureuse dans une maison dont elle avait depuis peu toutes les clefs. Elle se sentait transformée; une huile d'onction s'était répandue sur son âme, et quoiqu'elle s'amusât encore à des jeux cruels, désormais il lui semblait plus doux d'aimer que de haïr. M. Saintis revenait! Cela changeait tout. Son avenir était remis en question, un danger la menaçait.

Jusqu'à minuit elle retourna la même idée, et tandis que M. Belfons répétait mélancoliquement le mot de Zulietta: Studia la matematica! elle se disait:

«Si l'homme qui m'a traitée de vipère s'avisait de troubler mon repos, de toucher à mon bonheur, malheur à lui!»

XIII

À Stockholm comme à Copenhague, il avait été admiré, applaudi, acclamé. On lui avait fait de bruyantes ovations, on lui avait prodigué les flatteries, les caresses, on l'avait repu de vent et de fumée, on avait encensé le compositeur, le pianiste et l'homme. Il faut tout dire: il avait eu une brillante aventure, qui, pendant quelques heures, avait chassé de son souvenir son amie d'enfance, la seule femme qu'il aimât assez pour vouloir l'épouser. Une belle Suédoise du grand monde, trop enthousiaste de son génie, s'était jetée à sa tête; sa victoire avait été complète, mais son bonheur avait duré l'espace d'une nuit. Cette ombre enchanteresse n'avait fait qu'apparaître et disparaître. Il n'était point parti à sa recherche, il ne s'était pas soucié de la revoir et de la ravoir. Cette affaire n'avait pas été sérieuse, il avait cédé à une ivresse des sens et sa bonne fortune avait procuré une fête à son orgueil, mais son cœur n'était pas pris. Il s'était reproché d'avoir manqué à son serment. En revenant de son triomphal voyage, il n'avait pas la conscience nette, et quand notre conscience n'est pas tranquille, notre esprit est facilement inquiet. À peine débarqué, il courut au Chalet. Mme Sauvigny était absente. Deux heures plus tard, elle venait le trouver dans son ermitage.

Elle avait eu, elle aussi, ses inquiétudes. Après avoir été le plus exact, le plus zélé des correspondants, il s'était négligé; ses lettres étaient devenues plus courtes et plus rares, et il fut toute une semaine sans écrire. Il récrivit bientôt, mais il n'annonçait pas son retour. Comme Jacquine, le docteur Oserel aimait à croire que cet ermite s'était laissé reprendre par le tourbillon des plaisirs, des affaires et du monde, qu'on ne le reverrait pas de si tôt. Peut-être aussi quelque Calypso du Nord le retenait-elle dans sa grotte; il y a partout des grottes et des Calypso. Le gros jaloux vantait à Mme Sauvigny l'irrésistible beauté des Suédoises; il ajoutait: «Pardonnons-lui. Les artistes ne se régénèrent pas en un jour; ils attendent pour être sages qu'il ait neigé sur leur tête.» Quoiqu'elle ne le laissât pas voir, ces propos la chagrinaient. En vain sa raison lui disait: «Mieux vaut qu'il te soit infidèle avant le 1er septembre qu'après; il t'épargne une vie de chagrin». En croit-on sa raison quand on aime?

Elle fut bientôt rassurée; elle le trouva qui se disposait à enfourcher sa bicyclette pour retourner dare-dare au Chalet. Il parut si ému en la voyant, il eut le visage si luisant de joie, que ses craintes lui semblèrent absurdes, ridicules, et qu'elle se reprocha de trop écouter les prophètes de malheur, le cri sinistre des oiseaux de nuit. Il la conduisit tout au bout de son jardinet, la fit asseoir sur un banc et, sans autre préambule:

«Charlotte, s'écria-t-il, je vous supplie de ne pas me tenir plus longtemps dans l'incertitude. Je ne me sens pas la force d'attendre trois mois encore avant de connaître mon sort. C'est la première pensée qui m'est venue en arrivant ici. Vous êtes bonne, compatissante pour tout le monde, sauf pour votre serviteur. Tâchez de vous figurer que je suis un vieux mendiant ou un gueux couvert d'ulcères, ou une des opérées du docteur Oserel. Ayez pour moi un peu de la pitié que vous témoignez si libéralement aux béquillards et aux besaciers.»

Elle le regarda d'un œil doux, mais pénétrant et fixe.

«Ainsi, dit-elle, vous n'avez rencontré aucune belle Suédoise qui vous ait fait oublier Charlotte Sauvigny?»

Il avait dans l'occasion un front d'airain, et ses yeux savaient mentir; elle n'y lut pas son crime.

«Charlotte Sauvigny, répliqua-t-il, ne saura jamais ce qu'elle vaut et qu'elle peut soutenir et défier toutes les comparaisons. Un soir, une belle Suédoise, puisqu'il est convenu qu'elles sont belles, me pria d'écrire quelque chose sur son album. J'y écrivis ce mot de Gœthe: «La plus belle qualité d'une femme est d'être une nature». Elle rougit modestement, elle avait pris le compliment pour elle, sans se douter que je venais de tracer sur son album le fidèle portrait de la dame de mes pensées. On fait bien de voyager, on s'instruit. Charlotte Sauvigny est la femme de tous les bons conseils, elle est plus sage que la reine de Saba, et elle a les grâces et la délicieuse candeur d'une jeune pensionnaire. Je me suis convaincu en voyageant qu'elle est unique, qu'on chercherait vainement sa pareille en Danemark, en Suède et, je suppose, dans les cinq parties du monde. Mais, je le répète, elle est dure pour son chevalier, qui languit dans l'attente. Je la supplie de me faire savoir ce que je puis espérer d'elle et si elle consent à m'appartenir.

—Je suis superstitieuse en matière d'engagements, répondit-elle. Mon père disait que lorsqu'on a fait une convention, coûte que coûte, il faut s'y tenir. La Suède est un pays si attachant qu'on n'en revient jamais au jour dit. Nous sommes aujourd'hui le 14 juin. Vous ne serez plus longtemps à languir dans l'attente. Deux mois et demi sont bientôt passés.

—Que vous êtes intraitable et exacte dans vos calculs! On attendra, puisque vous l'exigez. Mais du moins vous allez me promettre, me jurer solennellement que si, pendant ces deux mois et demi, je ne commets aucun assassinat, aucun horrible méfait, aucune abomination, le 1er septembre vous me direz oui.»

Elle se pencha vers lui, et du bout de son ombrelle elle écrivit dans le sable de l'allée le mot oui en gros caractères très lisibles. Il eut un transport de joie. Sa conscience ne lui reprochait plus rien, et, avec ses remords, ses inquiétudes s'étaient envolées. Il n'eut plus le ton grave, il lui demanda gaiement des nouvelles de ses vieillards, de son docteur, de son village, de son chien, de sa chatte et de la jeune sauvagesse qu'elle avait entrepris de domestiquer. Elle lui apprit que cette sauvagesse était devenue une charmante fille et à la fois sa sœur cadette et son impeccable ménagère.

«Chère madame, je le crois, puisque vous le dites. Eh! tenez, je suis si content de vous et de moi que je veux du bien à toute la création et même à votre sœur cadette. J'ai eu des torts envers elle, je l'ai trop malmenée. J'entends faire quelque chose pour elle et pour sa gloire. À la réflexion, il m'a paru que ma cantate était un peu maigre; j'ai formé le projet de l'étoffer, en y ajoutant un long solo, que chantera Mlle Vanesse. Elle ne sait pas chanter, mais elle a une voix d'un timbre rare, d'une étonnante pureté, tranchons le mot, un superbe instrument. Nous lui apprendrons le métier. Engagez-la en mon nom à suivre désormais mes leçons, que je recommencerai au premier jour. Nous lui ouvrirons à deux battants les portes de notre kiosque, où elle sera reçue et traitée en princesse.»

Mme Sauvigny se chargea très volontiers de cette commission. L'instant d'après, elle se leva, mais, avant de partir, elle s'approcha d'un groseillier, qu'elle lorgnait depuis quelques minutes, et dont les fruits lui semblaient à point. Elle allongeait déjà la main pour en cueillir un; M. Saintis la prévint, en disant:

«C'est à moi de vous l'offrir. Charlotte Sauvigny, souvenez-vous qu'il fut un temps où vous aviez douze ans; j'en avais dix et je vous disais quelquefois: Fermez les yeux, ouvrez la bouche.

—J'ai gardé, dit-elle, un fâcheux souvenir de ce jeu, qui vous servait à me faire d'odieuses trahisons.

—Lolotte, ma chère petite Lolotte, reprit-il d'une voix suppliante, ouvrez la bouche et fermez les yeux.»

Elle se prêta à son désir, elle obéit, et au même moment, l'ayant saisie par la taille, il mit une groseille dans cette bouche qui s'ouvrait et un long baiser sur chacune de ces paupières hermétiquement closes. Dès qu'elle les eut rouvertes, elle promena ses yeux autour d'elle pour s'assurer que, si elle avait senti les deux baisers, personne ne les avait vus. Elle avisa, perché au bout d'une branche, un bouvreuil qui la regardait; mais les bouvreuils ne se scandalisent de rien.

«Ce jeune homme, lui dit-elle en lui montrant du doigt M. Saintis, sera toujours traître.»

Et elle s'en alla, l'âme légère et libre de toute crainte. Mais à peine était-elle montée en voiture, il lui vint une pensée qui l'inquiéta. Elle se dit qu'elle s'était engagée, que quand les musiciens sont contents et se flattent d'avoir ville gagnée, leur visage le dit ou le crie, que Jacquine avait des yeux perçants, l'humeur soupçonneuse, que pour empêcher son imagination de s'égarer, elle ferait bien de la mettre au fait, de lui confier le grand secret. Cela lui donnait quelque souci; elle pressentait que sa confidence serait mal reçue.

Après leur dîner, elles traversèrent la route, descendirent au bord de l'eau et s'assirent dans l'herbe. On était dans les plus longs jours de l'année, le soleil avait disparu depuis un quart d'heure, mais le couchant d'un rouge de carmin s'éloignait lentement. Les champs se taisaient, la roue du moulin avait cessé de tourner, le village commençait à s'endormir. La rivière coulait molle et paresseuse entre ses deux rangées de peupliers et de trembles; on l'entendait à peine frôler au passage les racines déchaussées d'un vieux saule et les longues herbes qui se penchaient pour la regarder s'en aller. Sombre en aval, plus lumineuse en amont, des nuages enflammés s'y reflétaient par places, et elle se tachetait de rose ou semblait charrier de l'or: le ciel communiquait un peu de sa gloire à cette eau silencieuse et cachée.

Mme Sauvigny n'aurait pu choisir un endroit et une heure plus favorables à un entretien secret, aux épanchements, aux aveux, aux paroles qu'on articule à peine, qui se murmurent. Et cependant elle ne savait par où commencer et la voix lui manquait. Dans ce moment Jacquine lui imposait, l'intimidait beaucoup. Les rôles étaient intervertis; c'était le monde renversé: sa sœur cadette lui apparaissait comme son aînée de dix ans, devant qui elle se sentait toute petite et dont elle devait réclamer l'indulgence pour une erreur de sa trop verte jeunesse. Comment s'y prendrait-elle pour dire à cette jeune fille mûre et sévère, qui méprisait l'amour: «J'aime et je suis aimée!» Elle avait à cœur de désarmer, de fléchir ou de corrompre ce juge redoutable, d'obtenir qu'il excusât sa faiblesse et pardonnât à sa folie. Jamais elle n'avait tant souhaité d'avoir la persuasion sur les lèvres.

Elle prit son courage à deux mains, entama un récit de son aventure fort exact, et pourtant un peu confus, un peu trouble, qu'elle termina par ces mots:

«Il ne pouvait supporter plus longtemps l'incertitude; il m'a fait jurer qu'à moins qu'il n'arrivât quelque événement invraisemblable, qui me délierait de mon serment, le 1er septembre, je dirais oui. Qu'en pensez-vous?»

Jacquine avait tout écouté dans un profond et morne silence. Elle tenait à la main une rose qu'elle venait de cueillir en traversant la terrasse; elle la froissa, l'effeuilla, la tordit entre ses doigts, la déchiqueta avec ses ongles: ce fut tout ce qu'elle accorda à ses nerfs et à la violence de son émotion. Accoutumée à se commander, elle avait défendu à ses yeux comme à ses lèvres de révéler ses sentiments, son noir chagrin, sa colère farouche contre l'insolent qui lui escroquait son bonheur.

«Vous me blâmez? lui demanda Mme Sauvigny.

—Je ne vous blâme pas, mais j'étais si loin de m'attendre....

—Oui, vous désapprouvez ce projet de mariage. Parlez-moi avec une entière franchise, dites-moi vos raisons.

—Je n'en ai point, et d'ailleurs si j'en avais et si je les disais, vous croiriez sans doute que ma réconciliation avec M. Saintis était feinte, que je lui en veux encore, que je suis l'ennemie de ses joies.

—Non, je croirais que vous n'avez d'autre mobile que votre affection pour moi, qui m'est précieuse, très précieuse.

—Dites plutôt que vous désirez connaître mes objections pour avoir le plaisir de les réfuter victorieusement. Soit! on vous en fera. Dans toutes les affaires de ce monde, il y a du pour et du contre. Je serai l'avocat du diable, et puisqu'il vous plaît de l'entendre, il vous dit par ma bouche: «Madame Sauvigny, vous êtes donc lasse de porter votre beau nom, aimé et vénéré à dix lieues à la ronde, ce nom qui éveille dans l'esprit de tous ceux qui le prononcent l'idée d'une femme d'un grand cœur, au-dessus du commun, née avec le goût de l'extraordinaire et des vertus d'exception? Bien traitée de la nature comme du sort, il ne tenait qu'à elle de se rendre la vie douce et facile. Elle a voulu se sacrifier au bonheur des autres; elle a ouvert sa maison et son cœur à toutes les misères qui passaient sur son chemin, en leur disant: «Entrez; je connais les baumes qui guérissent et les paroles magiques qui consolent. Mlle Jacquine Vanesse le sait, elle m'est témoin....» Ah! madame, on vous croyait parfaite; en exécutant le projet qui vous charme, vous prouverez que vous aviez votre part des faiblesses humaines. Ne craignez-vous pas de déchoir, de vous diminuer dans l'esprit de vos vieillards, de vos religieuses, de vos pauvres, du docteur Oserel et d'une jeune fille qui vous adore?»

—Faut-il donc que je sois parfaite pour qu'elle m'aime? répliqua l'accusée. Je la dispense de m'adorer; je me sens si peu divine! Qu'elle me garde à jamais toute l'amitié qu'on peut avoir pour un être imparfait! je ne lui en demande pas davantage. Et qu'elle ne s'inquiète pas pour mes pauvres et mes vieillards! Quoi qu'il arrive, je leur porterai toujours le même intérêt. J'ai stipulé dans le contrat que je continuerais à vivre près d'eux et avec eux.... Que répond à cela l'avocat du diable?

—Il ne reste jamais court. Il répondra sans doute: «Que vous êtes jeune, madame Sauvigny! que vous êtes romanesque! Vous ne savez pas encore qu'un amoureux qui demande est souple comme un gant et acquiesce à tout ce qu'on souhaite de lui; a-t-il reçu, il oublie ses promesses et l'humble mendiant se change en un maître dur. Vous ne savez pas que tout artiste s'idolâtre, qu'il n'est pas pour lui d'engagements réciproques, que sa parole ne l'a jamais lié, qu'il s'arroge tous les droits et laisse à la femme qui l'aime tous les devoirs! Vous ignorez qu'aux duretés il joint souvent les inconstances, que Mme Sauvigny a le cœur aussi fier que tendre, qu'elle sera savante dans l'art de souffrir, et que, désormais, la misère d'autrui la trouvera plus insensible, qu'elle s'occupera surtout de consoler la sienne!»

Elle lui avait parlé jusque-là en détournant les yeux; elle la regarda fixement, et baissant la voix:

«Ferez-vous un acte de charité en l'épousant, ou l'aimez-vous?»

Elle dut répéter sa question; la réponse fut lente à venir.

«N'en doutez pas, je l'aime beaucoup.

—On n'aime pas un peu ou beaucoup, répliqua-t-elle d'un ton brusque et saccadé; on aime ou on n'aime pas... J'imagine que ce que vous aimez, ce n'est pas le musicien, c'est sa musique. Ma grande sœur, comment l'aimez-vous?

—Quand je suis contente de lui, je suis contente de moi, tout me paraît facile et la vie me semble légère.

—Singulière façon d'aimer! s'écria Jacquine. Et vous croyez qu'il s'en contentera! Les hommes sont si grossiers!»

Mme Sauvigny fut prise d'un léger frisson.

«On ne devrait jamais se faire dire la bonne aventure», murmura-t-elle avec un sourire forcé.

Elle sentit le besoin de mettre un peu de distance entre elle et la bouche qui lui annonçait des malheurs: elle se leva et, s'adossant au tronc d'un peuplier, elle regarda pendant quelques minutes couler l'eau et ses pensées. Devait-elle mépriser comme de vaines impostures les prédictions qui l'inquiétaient? Ce que venait de lui dire une jeune sibylle, elle se l'était dit souvent dans ses heures de mélancolie. Oui, il arrive parfois aux grands prometteurs de fausser leurs serments, et on a connu d'humbles mendiants qui devenaient des maîtres hautains et durs; oui, les artistes ont la tête légère et le cœur changeant, et une femme qui souffre ne vit plus qu'en elle et pour elle; oui, les hommes exigent qu'on les aime tout autrement qu'on ne peut les aimer. Les nuages rouges avaient pâli, s'étaient décolorés; la rivière ne charriait plus d'or, elle était grise comme la peau d'un serpent. Sur l'autre rive, dans un repli de la berge, au fond d'une petite anse, se dressait un épais fourré de buissons, d'arbustes, de broussailles enchevêtrées; ce hallier enveloppait la crique d'une ombre noire, et il semblait à Mme Sauvigny que cette ombre était pleine de vérités tristes, qui la regardaient et lui parlaient.

Elle leva les yeux, elle aperçut une étoile, c'était la première qui s'allumât. La vue des étoiles l'avait toujours rassérénée. Elle secoua sa tristesse. Elle pensa à la joie qu'avait témoignée M. Saintis en la revoyant, à son visage radieux. Elle se souvint aussi de lui avoir entendu dire un soir que la vocation d'une nerveuse tranquille est d'épouser un artiste et de l'aider à gouverner sa vie et son talent. N'était-ce pas une œuvre aussi méritoire que toute autre? Était-ce folie que de risquer quelque chose pour accomplir une si noble tâche? Par un de ces contrastes qu'il admirait, elle alliait à ses accès de mélancolie, à sa défiance d'elle-même, un fonds d'optimisme et de gaîté naturelle. Trois ou quatre ans après son mariage, elle avait failli mourir de la fièvre typhoïde. On désespérait de la sauver, lorsqu'un parent éloigné vint prendre de ses nouvelles. Cet homme bizarre avait l'imagination funèbre. On ne le voyait jamais que dans les jours de deuil; on l'avait surnommé le cousin des enterrements; il n'en manquait pas un. La mourante, qui depuis quelques heures était sans connaissance, le reconnut à la voix; et, comme par miracle, elle retrouva la sienne pour dire: «Est-il venu demander l'heure?» Et un pâle sourire glissa sur ses lèvres blêmes. «C'est sa gaîté qui l'a sauvée», avait dit le médecin qui la soignait.

Sa gaîté naturelle et l'étoile qu'elle contemplait, et qui lui semblait briller comme une espérance, eurent raison de son abattement. Elle se rapprocha de Jacquine et lui dit:

«Non, je n'ajoute pas foi à vos sinistres prophéties. On ne me fera point d'infidélités et je n'en ferai point à mes vieillards et à mes pauvres. Les contradictions que vous me reprochez n'en sont pas; je me sens de force à tout concilier. Mahomet disait: «Ce que je préfère en ce monde, ce sont les femmes, les parfums et les fleurs, et ce qui me réconforte l'âme, c'est la prière». Ayons le cœur aussi large que Mahomet. Le Dieu que j'aime à prier se mêle volontiers aux choses de la terre, et il ne méprise rien que ce qui est vil et bas. Il me permet d'aimer les fleurs, le parfum du mélilot et la musique. Eh! pourquoi donc m'en voudrait-il d'aimer un musicien?»

Elle avait repris des couleurs; elle avait l'œil clair et riant, l'air délibéré d'une petite fille qui chante pour se persuader qu'elle n'a pas eu peur en traversant les bois. Jacquine, qui s'était levée, demeura un instant en contemplation devant sa sœur aînée, qui croyait à la vertu des hommes, et la trouva si charmante qu'elle lui prit les deux mains et les porta à ses lèvres.

«Oui, vous êtes jeune et romanesque. Que le Dieu des fleurs et des parfums vous bénisse! Oubliez bien vite tout ce qu'a pu vous dire l'avocat du diable; il parlait sans conviction. Mariez-vous. Les règles communes ne vous sont pas applicables, votre grand cœur saura tout concilier. Vous ne ressemblez à personne.

—Et vous m'aimerez autant qu'avant?

—Ah! ma petite maman, que dites-vous là? Quand on s'est mis à vous aimer, c'est pour toujours.»

Elles retournèrent au chalet, la main dans la main, comme le soir où elles avaient rencontré dans la forêt le comte Krassing. Avant de se séparer, on s'embrassa. À peine Jacquine fut-elle rentrée dans sa chambre, elle alla se camper devant la statuette de bronze qui trônait sur une cheminée, entre deux candélabres. Son masque tomba subitement, et la figure que lui montra sa glace avait une expression tragique. Elle dit à sa Diane:

«Tu m'entends, ce mariage ne se fera pas.»

Elle le jura par l'arc et l'inexorable virginité de sa déesse; elle le jura par la tête de l'ennemi dont elle brûlait de tirer vengeance; elle le jura par les yeux doux et tendres de la femme qu'elle adorait, et qui aspirait à déchoir, en se donnant à un homme indigne de la posséder, indigne même de l'aimer.

XIV

Le lendemain, Mme Sauvigny dut se rendre de bonne heure à Paris, où elle avait affaire, et Jacquine l'y accompagna, sous prétexte que sa mère avait été souffrante, qu'il était convenable qu'elle allât s'informer de sa santé. Elle la trouva tout à fait remise de sa grippe; il en allait de ses maux comme de ses caprices amoureux, ils étaient violents, mais courts. Elle venait de renouveler le meuble de son salon, et Jacquine en conclut avec raison que les eaux n'étaient point basses: elle avait fait dans le cours de l'hiver une excursion à Monaco et expérimenté de nouveau la vertu bienfaisante de son fétiche, de sa corde de pendu. Elle montra à Jacquine de jolis bibelots, qu'elle avait acquis récemment, et Jacquine les admira. La dernière fois qu'elles s'étaient vues, Mme Vanesse s'étant permis de parler légèrement de Mme Sauvigny, sa fille l'avait vertement relevée. Ce jour-là, elle se tint sur ses gardes, s'observa, s'abstint de toute incartade; désireuse de la ravoir, convaincue que cette toquée, cette détraquée, comme elle l'appelait dans ses entretiens avec elle-même, finirait par lui revenir, elle la ménageait. Tout se passa bien. On déjeuna ensemble, on raisonna sur les choses de la vie, on philosopha sans se quereller.

Dès qu'elles furent retournées au salon, où elles prirent le café, Jacquine s'occupa d'amener la conversation sur l'affaire qui l'intéressait et de se procurer les renseignements qu'elle était venue chercher. Elle ne trouvait pas le joint; sa mère l'aida, en lui disant:

«Décidément tu ne t'ennuies pas dans ton chalet?

—Non, jusqu'à présent du moins; je m'y repose. Mais ce qui gâte mon repos, c'est une idée funeste que Mme Sauvigny s'est mise en tête.

—Quelle idée?

—Elle meurt d'envie de me marier.

—Je lui en sais un gré infini, dit Mme Vanesse en prenant feu, et me voilà du coup réconciliée avec sa sainteté. A-t-elle quelqu'un à te proposer?

—Elle veut beaucoup de bien à l'un de nos plus proches voisins, à un jeune et riche propriétaire, M. André Belfons.

—Effectivement ces Belfons sont très riches! Ne va pas à la légère refuser un si brillant parti.»

Elle eût été charmée que Jacquine épousât un millionnaire. Elle n'avait jamais cru qu'une conscience pure fût un bon oreiller; mais elle pensait que lorsque les filles couchent sur le duvet, il en tombe toujours quelques plumes, et que les mères les ramassent si elles n'ont pas la main trop maladroite.

«Ce parti que vous trouvez brillant, reprit Jacquine, me paraît un peu terne. Il y a parmi nos voisins un artiste célèbre, que je prendrais plus facilement en goût, si je n'avais tous les hommes en horreur.

—De qui s'agit-il? Serait-ce par hasard de M. Valery Saintis? se récria Mme Vanesse.

—Oh! rassurez-vous, il ne pense point à moi, il ne me fait pas la cour, il ne s'est jamais mis en peine de m'être agréable.

—À la bonne heure; c'est de tous les partis imaginables celui qui te convient le moins. La femme qui épousera ce grand musicien sera tenue d'avoir une prodigieuse tolérance, et tu es la créature la plus intolérante du monde. Si tu faisais pareille sottise, huit jours plus tard tu plaiderais en divorce.

—Vous connaissez de vieille date M. Saintis; dans le temps, si j'ai bonne mémoire, il a dîné quelquefois chez vous.

—Je le connaissais assez pour m'être trouvée mêlée à une petite négociation qui le concernait. Il venait de donner son opéra, qui a fait tourner tant de têtes; une jeune veuve de ma connaissance, riche et jolie, s'affola de ce soleil levant au point de vouloir l'épouser, et me chargea de sonder le terrain, sans la nommer et sans la compromettre. Je le rencontrai dans un salon peu de jours après, et je lui dis qu'une charmante femme m'avait autorisée à lui offrir sa main. Il ne fut point insensible à cette proposition flatteuse; il me questionna, me tourna et retourna, fit tout pour m'arracher le nom de l'inconnue. Je fus discrète.

«Elle vous aime tendrement, lui dis-je, mais elle entend qu'on l'épouse.

«—Le cas est grave», répondit-il, et il demanda à réfléchir. Il ne réfléchit pas longtemps. Le lendemain, je recevais de lui un billet, où il se peint.

—Avez-vous encore ce billet? demanda Jacquine, qui avait tressailli de plaisir.

—Peut-être le retrouverai-je dans mes papiers; les autographes de M. Saintis sont assez précieux pour qu'on les conserve.»

Mme Vanesse sortit et revint bientôt avec la lettre, qu'elle tendit à Jacquine, et qui était ainsi conçue:

«Madame, mettez-moi aux pieds de votre gracieuse amie; dites-lui, je vous prie, combien je lui suis reconnaissant de l'honneur qu'elle voulait bien me faire. Hélas! le mariage m'épouvante, je crains de n'en point avoir les vertus, et ma probité bien connue m'empêche de prendre un engagement que je serais incapable de remplir. Jurer fidélité à une seule femme, pour toujours et à l'exclusion de toutes les autres, c'est jurer d'être infidèle à la femme, cette délicieuse espèce, si riche en variétés dont chacune a sa façon particulière d'aimer et souhaite avec raison qu'on l'aime comme elle veut être aimée. C'est à la femme que j'ai promis d'être fidèle, et dans cette occurrence mon serment me gêne. Passe encore si chez nous comme chez les Turcs, peuple heureux, la polygamie avait force de loi. Napoléon, qui était évidemment un grand homme, admettait le mariage polygame pour les colonies; il aurait voulu que tout colon eût au moins deux femmes, une blanche et une noire. C'était peu, mais c'était quelque chose. Que n'a-t-il introduit dans le code une disposition de ce genre en faveur des artistes, gens pour le moins aussi intéressants que les colons! La femme est l'être inspirateur, la source inépuisable de toutes les pensées géniales, de toutes les rêveries heureuses et fécondes. L'artiste qui se réduit à n'en aimer qu'une se condamne à n'avoir qu'une corde à sa lyre, et qu'est-ce qu'une lyre monocorde? Mais peut-être me direz-vous que, pour remédier aux inconvénients du mariage monogame, il ne tiendrait qu'à ce nourrisson des Muses d'exiger de son unique femme la promesse d'une tolérance infinie, illimitée. On promet et on s'en dédit, et, l'aimable inconnue fût-elle de son naturel la plus tolérante des femmes, je craindrais toujours qu'elle ne le fût pas assez.»

Jacquine relut trois fois cette lettre, et quand elle la rendit, elle s'en était pénétrée, imbue, elle la savait par cœur. Elle pensait comme sa mère que M. Saintis s'y était peint. Il aurait pu lui représenter que, lorsqu'il l'avait écrite, il n'avait pas encore revu son amie d'enfance, la seule femme qui eût le don de changer les âmes; mais elle ne croyait pas que M. Saintis eût une de ces âmes qui changent.

«Quel insupportable fat! dit-elle.

—Quand il a griffonné ces pattes de mouche, repartit Mme Vanesse, il avait sans doute quelques verres de champagne dans la tête; c'est le seul moment où les hommes soient sincères. Que veux-tu? il avait eu de si prodigieux succès! Pour moi, il ne m'a pas fait illusion un seul jour; c'est un de ces comédiens qui ne jouent jamais bien dans le sérieux; les femmes qui ont été ses dupes étaient de celles qui ne demandent qu'à se laisser tromper.... Tiens-le à distance, il est très entreprenant, et garde-toi d'éconduire M. Belfons. C'est un admirable parti. Au surplus, désires-tu que j'aille aux informations?

—Oh! ne vous donnez pas cette peine», s'empressa-t-elle de répondre.

Et ayant regardé la pendule, elle s'avisa qu'il était l'heure de prendre congé.

«Rappelle-toi, Jacquine, lui dit sa mère en lui serrant le bout des doigts, que, le jour où viendra l'ennui, tu me trouveras prête à te recevoir. Mais franchement, j'aime mieux que tu te maries.»

Elle ajouta d'un air de gravité presque solennelle: «Jusqu'ici tu as suivi tes caprices; défie-toi de ton imagination, tâche de devenir raisonnable, et prends au sérieux la vie, qui, quoi qu'en pense M. Saintis, est vraiment une chose fort sérieuse.

—Merci de votre conseil, répliqua Jacquine; soyez sûre que je le méditerai.»

Elle partit, charmée de sa visite, en se disant qu'elle n'avait pas perdu son temps. Au bas de l'escalier, elle trouva Mme Sauvigny qui l'attendait. Elle lui raconta que sa mère l'avait prêchée, sermonnée, chapitrée, moralisée, exhortée à prendre la vie au sérieux. Elle ajouta à son récit véridique un détail qui était de son cru:

«Elle veut absolument que je me marie et déclare que je ne serai mariable que le jour où j'aurai réformé ma coiffure, qui me donne l'air d'une petite fille. Je me soucie peu d'être mariable, mais vraiment, ma malheureuse natte contre laquelle tout le monde conspire, me vaut trop d'ennuis. Seriez-vous contente de moi, Charlotte, si je vous en faisais sans retard le sacrifice?

—Elle n'est pas de votre âge, repartit Mme Sauvigny, et j'aime assez que tout soit dans l'ordre.»

Elle ne dit pas tout ce qu'elle pensait: elle tirait un bon augure de cette résolution subite; les affaires de M. André Belfons lui semblaient prendre un meilleur tour, leurs communes espérances lui paraissaient moins chimériques. Cette fois encore, si avisée qu'elle fût, elle était loin du compte. On avait deux heures à soi avant le départ du train; on se rendit aussitôt chez un grand coiffeur qui remplaça la malheureuse natte par un délicieux chignon; faisant bouffer les cheveux de devant, il rejeta les autres en arrière, les serra à la nuque, en forma une torsade, avec un petit nœud de côté, le tout d'une élégance coquette. En sortant de chez ce grand coiffeur, Mme Sauvigny dit à Jacquine:

«Ma petite sœur a maintenant l'air d'une vraie demoiselle, et, ce que je croyais impossible, elle est encore plus jolie qu'hier.»

Ce ne fut pas M. André Belfons, ce fut M. Valery Saintis qui, quelques heures après, eut l'étrenne de la nouvelle coiffure. Il était venu dîner au Chalet. Lorsque ces dames, qui ne faisaient que d'arriver, entrèrent au salon, il s'y trouvait seul. Il regarda Mlle Vanesse avec étonnement; il hésitait à la reconnaître, tant elle lui semblait changée, et il lui fallut un instant de réflexion pour découvrir la cause de ce changement. À sa surprise se mêlait un peu de confusion: il se souvenait des duretés qu'il avait dites à une méchante gamine, qui tout à coup se révélait à ses yeux comme «une vraie demoiselle». En ce moment le docteur entra, et selon sa coutume, il prit à part Mme Sauvigny. Quand il était resté une demi-journée sans la voir, il avait toujours d'importantes nouvelles à lui donner, des affaires d'État à lui conter. Pendant qu'il lui faisait ses confidences, M. Saintis aborda Jacquine, et lui tapotant les doigts avec une gracieuse familiarité:

«Et votre natte, qu'est-elle devenue? Je croyais que vous y teniez autant qu'à votre vie. Quelle est la raison grave qui a pu vous décider à ce grand sacrifice?

—Devinez. Peut-être y êtes-vous pour quelque chose.

—Si vous avez voulu me plaire, vous n'avez pas manqué votre effet. Ce chignon est un vrai chef-d'œuvre.

—Je me souciais moins de vous plaire que de vous inspirer du respect.

—Nous en aurons, mademoiselle; mais il faut pardonner leurs impertinences aux artistes, ils ne sont pas toujours maîtres de leur langue. Rappelez-vous que nous avons signé un traité de paix. Mme Sauvigny vous a-t-elle transmis mon message? Je compte que vous serez désormais la plus assidue de mes écolières. Nous avons besoin de vous et de votre admirable voix.

—En vérité!... Je croyais que certains animaux rampants ne chantaient pas, qu'ils sifflaient.

—Vous voulez donc me faire mourir de honte?... Si je me suis oublié, si je vous ai fait une gratuite et odieuse offense, vous en aurez satisfaction. Proportionnez la peine au délit; parlez, quel supplice m'infligez-vous?

—Si j'osais....

—Osez, mademoiselle.

—Mme Sauvigny m'a appris que vous pensiez à intercaler dans votre cantate un solo que je chanterais. Je voudrais que ce solo, composé sur des paroles très tendres et appropriées à ma situation, me servît à exprimer à notre amie ma reconnaissance pour les bontés dont elle me comble.

—Paroles et musique, mademoiselle, avant quarante-huit heures, ce plat, auquel j'aurai mis mes soins, vous sera servi tout paré.

—Je ne sais comment vous remercier, répondit-elle. Pouvoir me dire, en étudiant mon solo, que M. Saintis l'a écrit tout exprès pour moi, si ce n'est pas de la gloire, cela y ressemble beaucoup.

—Cette petite a du bon, pensa-t-il, et je l'avais jugée trop vite. Libre à elle d'établir sa demeure dans cette maison; elle ne m'y gênera pas.»

Mme Sauvigny avait bien fait de tout raconter à Mlle Vanesse, qui, autrement, ce soir-là, eût tout deviné. M. Saintis ne portait bien ni le vin ni le bonheur. Il s'observa moins, il ne se ressemblait plus à lui-même. Assurément, il ne fit, il ne dit rien qui pût compromettre la maîtresse de la maison, mais les regards trop appuyés qu'il lui lançait, le ton plus familier dont il lui parlait, une nuance de laisser aller, d'abandon trop marqué dans ses manières, l'animation de son teint, l'éclat humide de ses yeux, son front où semblait perler comme une rosée de joie, paraissaient dire: «Elle est à moi, j'ai sa promesse». Il en fit assez pour donner des ombrages au docteur Oserel, que tourmentait sa jalousie toujours en éveil, et dont le grand nez, à plusieurs reprises, se plissa d'inquiétude. Pour ce cœur rempli de soupçons, les moindres indices étaient des preuves, les plus légères présomptions des certitudes. Peu scrupuleux et ne connaissant que son intérêt, le docteur était toujours prêt à contracter des alliances et à les rompre sans vergogne. Il s'était rapproché de M. Saintis pour comploter avec lui la perte de Mlle Vanesse; il lui parut tout à coup que ce fat, qu'il ne pouvait souffrir même lorsqu'il le caressait, était le plus dangereux de ses deux ennemis, et il vira subitement de bord.

Après le dîner, M. Saintis s'était mis au piano, et Mme Sauvigny était restée auprès de lui. Jacquine se retira dans la méniane; le docteur vint la rejoindre et lui dit:

«Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, que M. Saintis a ce soir des allures bizarres et l'air encore plus avantageux que d'habitude? J'ai découvert depuis longtemps qu'il fait une cour acharnée à Mme Sauvigny, mais je la croyais une femme trop sensée pour écouter ce dangereux soupirant. Je commence à changer d'avis, et je ne serais pas surpris qu'elle lui eût donné des espérances. On vous dit tout, si je ne m'abuse, et, au surplus, vous me semblez fort sagace. Avez-vous eu vent de quelque chose?»

Il eut beau la presser de questions, il ne put rien tirer d'elle.

«Cet artiste, reprit-il, est un homme très compromettant, et quiconque persuaderait à Mme Sauvigny de l'éconduire, de l'envoyer ailleurs porter à terme l'opéra qu'il a dans le ventre et dont il n'accouchera jamais y employât-on les fers, rendrait à une femme admirable, mais trop confiante, un service essentiel. Car enfin remarquez, je vous prie....

—Docteur, interrompit-elle, comment appelez-vous cette étoile rouge, celle que je vous montre du doigt?

—Ce n'est pas une étoile, répondit-il d'un ton bourru; c'est la planète Mars.

—Elle me plaît beaucoup. Ne pourriez-vous pas lui persuader de se rapprocher un peu de la terre? J'aimerais à la voir de plus près.

—Pourquoi me débitez-vous ces billevesées, mademoiselle?

—C'est dans l'espoir de vous faire comprendre qu'il n'est pas plus difficile de persuader à une planète de changer son itinéraire que d'arrêter une femme dans un mauvais chemin, en lui criant: Casse-cou! Mais, ajouta-t-elle, où la persuasion ne peut rien, certains expédients sont plus efficaces. Pensez-vous que tous les moyens sont bons, pourvu que la fin soit bonne?»

Il ouvrit une grande bouche de brochet qui mord à l'hameçon.

«Je pense, dit-il avec chaleur, que quelques moyens que vous imaginiez pour renvoyer M. Saintis à ses belles Suédoises, je les approuve d'avance et vous donne mon quitus.

—Cela prouve, docteur, que vous avez la conscience large. C'est à vous d'aviser. Aussi vrai que mon chignon est charmant et que vous ne l'admirez pas assez, M. Saintis est, à mon sens, un grand musicien et un homme fort agréable, qui, dans son genre, me plaît autant que la planète Mars.»

Il lui tourna brusquement le dos:

«Je la croyais mauvaise, mais intelligente, se dit-il; c'est une idiote.»

Et il jeta son cigare, qui lui paraissait amer et dur à fumer.

Dès le lendemain, M. Saintis reprenait ses leçons de chant, que Mlle Vanesse suivit avec autant de zèle que d'assiduité. Il s'était engagé à respecter son chignon, mais tant qu'elle était chez lui, dans son kiosque, dans son conservatoire de musique, il en usait avec elle comme avec ses jeunes villageoises; il ne lui passait rien, lui disait son fait sans ménagement; hors de là, il la dédommageait de ses rudesses, de ses impertinences, en la traitant avec beaucoup de courtoisie. Ce maître exigeant et superbe, qui tenait la férule comme un sceptre, éprouvait plus de satisfaction à mortifier l'orgueil d'une Jacquine Vanesse, petite-fille du marquis de Salicourt, qu'à voir se courber, s'anéantir devant lui la modestie de Gertrude, humble roseau qui pliait à tout vent, ou à faire rougir Germaine et pleurer la douce Catherine. Peut-être aussi voulait-il mettre à l'épreuve la vierge noire, s'assurer qu'elle s'était sérieusement amendée. Il avait beau la tourmenter, ses vertus fraîchement acquises, sa douceur, sa patience, ne se démentaient jamais. Il lui reprochait durement d'aller à contretemps, de ne pas observer la mesure, elle s'excusait et s'humiliait; il lui faisait répéter vingt fois de suite un passage, elle l'eût répété cinquante fois sans se plaindre; il la gourmandait, la rudoyait, elle se laissait battre à terre, et son visage n'exprimait qu'une douloureuse contrition.

Il dut se rendre à l'évidence: cette âme rebelle s'était singulièrement assouplie. Il avait dit un jour au docteur qu'il faisait peu de cas de la beauté si vantée de Mlle Vanesse, que c'était une beauté dépourvue de tout charme, qu'il n'aimait que les femmes qui sont des femmes. Il commençait à trouver qu'elle s'était féminisée, que le charme ne lui manquait plus. Était-ce Mme Sauvigny qui avait opéré cette métamorphose? Non, il s'en attribuait l'honneur. Avant de partir pour Copenhague, il avait dit une brutalité à la vierge noire, et l'avait fait rentrer en elle-même. Il avait le don du dressage: témoin sa jument blanche, à laquelle il avait administré une verte correction; il n'en avait pas fallu davantage pour lui apprendre à goûter la bride.

Il s'avisa bientôt d'une autre explication, plus flatteuse encore pour son amour-propre. Dans un de ces rares moments où ce professeur rigide consentait à se dérider, où, se relâchant de sa sévérité chagrine, il laissait tomber de ses augustes lèvres une parole encourageante, il daigna signifier à Mlle Vanesse que si elle redoublait de zèle, d'attention, de docilité, à force de travail, à force d'application, elle parviendrait peut-être, le ciel aidant, à chanter passablement le solo qu'il avait écrit pour elle. Touchée jusqu'aux moelles de la faveur insigne qu'il lui faisait, elle le remercia en lui lançant un regard étrange, qui lui parut exprimer un sentiment plus tendre que la reconnaissance.

«D'honneur, pensa-t-il, elle est amoureuse de moi.»

Cette aventure n'étonna point sa fatuité, qui en avait vu bien d'autres; rien de plus naturel, et d'ailleurs il savait depuis longtemps que le cœur des femmes est sujet à d'étranges retours, à de brusques sautes de vent, que, lorsqu'elles renoncent à haïr, elles ne s'arrêtent pas à mi-chemin, qu'on les voit souvent s'enflammer pour l'homme qu'elles avaient cru haïr.

Il la plaignait profondément; un amour sans espérance fait tant souffrir! Mais il ne lui demandait pas de guérir; depuis son accident, il la trouvait plus intéressante; jusqu'alors il ne s'était occupé d'elle que lorsqu'il la voyait; il lui arrivait maintenant de penser quelquefois à elle quand il ne la voyait pas. Il aurait voulu être plus sûr de son fait, tirer la chose au clair, mettre cette amoureuse à la question, lui arracher, lui extorquer un aveu, l'obliger à montrer le fond de son cœur. Ce jeu l'eût amusé; malheureusement elle ne se prêtait point à son désir. Pendant les leçons, cette écolière modèle était toute à son affaire, n'avait point de distractions ni d'autre pensée que celle de contenter son maître, de justifier le précieux éloge qu'il lui avait publiquement donné en prédisant que, si elle se crevait de travail et que le ciel lui vînt en aide, un jour peut-être elle chanterait son solo tant bien que mal. Dans les heures qu'ils passaient ensemble au Chalet, elle était avec lui d'une politesse empressée, gaie, accorte, à laquelle ne se mêlait aucune coquetterie, et au surplus elle évitait soigneusement les tête-à-tête.

Il réussit cependant à lui parler seul à seule. Un après-midi il se présenta au Chalet pour prendre des nouvelles de Mme Sauvigny, qui, la veille, avait été souffrante. Elle était sujette de loin en loin à de violents accès de migraine de courte durée, le lendemain il n'y paraissait plus. Il ne doutait point qu'elle ne fût en parfaite santé, mais tout prétexte lui semblait bon pour passer quelques moments auprès d'elle. Il ne la trouva pas, elle venait de sortir: le docteur Oserel, qui, lui aussi, était un homme à prétextes et à subterfuges, l'avait fait appeler pour l'entretenir d'une affaire de bibus, qu'il déclarait urgente et grave. Ayant appris qu'elle ne serait pas longtemps absente, M. Saintis entra au salon, où il fut reçu par Jacquine, qui lui tendit gracieusement la main. Il mit la sienne derrière son dos, en disant:

«Une fois pour toutes, sommes-nous amis ou ennemis?

—Je croyais, dit-elle, que ce n'était plus une question.

—Je le croyais aussi, je ne le crois plus. Vous me faites bonne mine, j'en conviens; mais il m'est revenu que vous parliez mal de moi, que vous me rendiez en cachette de mauvais services.

—Expliquez nettement vos griefs, je n'ai jamais su deviner les charades.

—Vraiment votre conscience ne vous reproche rien? Voici le fait. Je demandais l'autre jour à Mme Sauvigny si elle vous avait fait part de certain projet qui m'est cher, infiniment cher. Elle ne sait pas mentir, elle m'a avoué qu'elle vous en avait parlé en confidence. Elle a ajouté en riant qu'avant de se fixer à un parti, d'arrêter ses dernières résolutions, il est bon d'entendre l'avocat du diable, que vous lui aviez représenté avec une rare éloquence tous les dangers auxquels elle s'exposait en m'accordant sa main, que toutefois, après avoir tout dit, vous l'aviez engagée bénévolement à risquer le paquet, que vous aviez poussé la charité jusqu'à nous donner la bénédiction. Est-ce vrai?

—C'est presque vrai.

—Mademoiselle Jacquine Vanesse, auriez-vous la bonté de m'exposer en détail les détestables raisons qu'a bien pu invoquer l'avocat du diable pour détourner Mme Sauvigny de faire le bonheur de Valery Saintis?

—Oh! je vous prie, dispensez-moi....

—Non, je ne vous dispense de rien. Je veux savoir si ma nouvelle amie ne serait pas en secret la plus dangereuse de mes ennemies, et ce qu'il y a au fond de ses yeux félins et troublants.»

Elle essaya de le rassurer en attachant sur lui un regard débonnaire, accompagné d'un indéfinissable sourire.

«Tout cela est bel et bon, reprit-il; mais vous me devez une explication, donnez-la-moi.

—Plus tard. Mme Sauvigny peut rentrer d'un moment à l'autre, et comme elle lit sur les visages à livre ouvert, elle se dirait: «Ils parlaient de moi; qu'en pouvaient-ils bien dire?» Mais soyez sûr que l'avocat du diable n'a parlé que par manière d'acquit; il savait sa cause perdue d'avance.

—Heureusement pour moi, car, s'il l'avait gagnée, il ne me restait plus qu'à me brûler la cervelle.

—Ah! monsieur Saintis, vous n'avez pas le droit de vous tuer.

—Et vous, mademoiselle, vous n'avez point qualité pour prêcher contre le suicide.

—Eh! bon Dieu, une créature aussi insignifiante que moi peut disparaître de ce monde sans qu'il s'en aperçoive; votre mort le mettrait en deuil.

—Ce qui est encore plus certain, c'est qu'elle causerait une grande satisfaction à tel musicien de ma connaissance.

—Le lion, s'écria-t-elle, est-il tenu de procurer des joies aux roquets qui jappent après lui?»

Il trouva qu'elle avait prononcé sa phrase avec une intonation fort juste et un accent de ferme conviction; il lui en sut gré.

«Ne mourons ni l'un ni l'autre, dit-il; j'ai un opéra à finir, et, après avoir maudit la vie, vous avez découvert qu'elle a du bon.... Tenez, je me sens en verve, je veux vous raconter votre histoire.»

Ce disant, il s'était assis au piano. Il préluda par des accords sourds, pénibles, dissonants, qu'il ne cherchait ni à préparer ni à sauver, et qui éveillaient dans l'esprit des images confuses et incohérentes; on eût dit les bégaiements d'une langue nouée, les oracles obscurs d'un cœur d'enfant, qui travaille à débrouiller son chaos. Aux accords plaqués succédèrent de rapides arpèges; la mélodie se dessina, et le mouvement s'accélérait sans cesse. Un orage s'amassait; après avoir couvé quelque temps, il éclata. Le piano, affolé et comme pris de frénésie, grondait, tonnait, rugissait; son infernal tumulte racontait des batailles, des rébellions, les fureurs d'une jeune âme insurgée contre la vie et les hommes, des crises de désespérance alternant avec des transports de haine. Peu à peu la tempête s'apaisa, s'assoupit; les nuées s'entr'ouvrirent, on revit le bleu du ciel; une lumière sereine s'épanchait sur un paysage aussi doux que le sourire de Mme Sauvigny, et on entendit une voix légère qui murmurait en coulant ses notes un hymne d'une suavité séraphique.

Dès que ce merveilleux improvisateur eut fini de faire chanter son ange, Jacquine lui dit d'une voix vibrante:

«Ah! monsieur Saintis, quel magicien vous êtes!»

Il était blasé sur les compliments, on l'en avait gorgé; pourtant celui-ci le toucha. Il tombait d'une bouche avare de son miel, et il ressemblait à un cri du cœur.

«Ma petite improvisation vous a plu? lui demanda-t-il en quittant son tabouret. Vous y avez reconnu votre histoire?

—À cela près que le finale était trop angélique; il racontait de souveraines félicités que je ne connaîtrai jamais. Non, je ne puis être parfaitement heureuse qu'en musique, et c'est en musique que je voudrais vivre.

—Il manque donc quelque chose à votre bonheur?»

Et comme elle ne répondait pas, la regardant en coulisse:

«On n'a pas de secrets pour ses amis; dites-moi le vôtre.»

Elle se leva tout d'une pièce et s'écria avec véhémence:

«Je ne vous le dirai jamais.... Je suis fière, monsieur Saintis.»

Au même instant, la porte s'ouvrit, et Mme Sauvigny entra. Elle avait cru entendre les éclats d'une voix en colère et le bruit d'une querelle.

«Eh! quoi, leur dit-elle, à peine ai-je tourné les talons, on se dispute. Je vous croyais entièrement rapatriés.

—Ah! Charlotte, repartit M. Saintis, il est bon de se quereller de temps à autre, c'est un exercice très hygiénique, et je suis bien aise de trouver dans cette maison une jeune personne qui aime la bataille et contre qui je puis m'escrimer un peu; car le moyen d'avoir une altercation, que dis-je? une bisbille avec vous! Il n'y faut pas songer. Vous ressemblez à cet ermite pacifique, à qui un autre anachorète, son voisin, d'humeur plus chaude, dit un jour:

«—Les heures sont longues. Voulez-vous que par passe-temps nous ayons ensemble une petite contestation? Rien n'est plus propre à fouetter le sang.

—Mais, mon frère, comment nous y prendrons-nous?

—C'est bien simple. Voici une brique qui s'est détachée de votre mur; vous me direz qu'elle est à vous, je vous soutiendrai qu'elle est à moi, peu à peu la conversation s'échauffera, et nous nous divertirons.»

«Ils ne se divertirent pas longtemps. Quand l'ermite querelleur eut répété trois fois que la brique était indubitablement à lui:

«—Oh! bien, mon frère, dit l'autre, si vous en êtes si sûr, prenez-la.»

—Vous ne me connaissez pas encore, répliqua Mme Sauvigny, en passant son bras autour de la taille de Mlle Vanesse. J'ai plus que personne le sentiment de la propriété, et quand je suis sûre qu'une brique est à moi, je ne permets pas qu'on y touche.... Mais quel était le sujet de votre dispute, Jacquine, et pourquoi avez-vous dit: «Je suis fière?»

Il s'empressa de répondre pour elle.

«Mlle Vanesse, dit-il, me reprochait de l'avoir terriblement rabrouée avant-hier, dans le kiosque; elle se plaignait surtout qu'en la couvrant de confusion, je l'avais exposée aux quolibets de Mlle Germaine et de Mlle Catherine. Elle prétend que Germaine a ri: j'affirme que Germaine n'a pas ri, que personne ne se permet de rire en ma présence. Je suis, j'en conviens, un professeur revêche et peu galant; je ne fais aucune différence entre les princesses et les villageoises; je défends aux unes comme aux autres d'estropier ma musique, de partir trop tôt, de presser ou de ralentir la mesure, de confondre un allegretto poco mosso avec un allegretto agitato, et j'exige qu'elles prononcent toutes distinctement, qu'elles s'appliquent à bien dire autant qu'à bien chanter. J'ai dit et ne me dédirai pas.»

Jacquine s'inclina devant lui avec une humilité mélancolique.

«Seigneur, soupira-t-elle, que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel!»

Et, se sentant de trop, elle sortit discrètement du salon. Une heure après, M. Saintis, qui se disposait à partir, voulut mettre ses gants. Il se souvint qu'avant de s'asseoir au piano, il les avait déposés sur le casier à musique. Il n'en retrouva qu'un, l'autre avait disparu; il le chercha vainement et s'en alla, une main nue, l'autre gantée. Une demi-heure suffit à sa jument blanche pour le ramener au petit trot dans son ermitage. Il causait souvent avec elle, chemin faisant. Pendant les vingt-cinq premières minutes, il ne lui parla que de Mme Sauvigny; pendant les cinq dernières, il lui toucha un mot de Mlle Vanesse:

«La pauvre enfant, lui dit-il, avait juré d'enfermer son secret au plus profond de son âme, elle l'a laissé échapper: «Monsieur Saintis, s'est-elle écriée, je suis fière!» C'est un aveu, ce me semble. Qu'en penses-tu, ma belle?... Vraiment cette singulière créature n'a pas de chance. On la croyait et elle se croyait elle-même aussi insensible aux émotions tendres qu'un caillou de rivière; elle s'est aperçue subitement qu'elle avait un cœur, et le premier usage qu'elle en fait est d'aimer quelqu'un qui ne peut l'aimer. Il ne tiendrait qu'à moi de la mener loin. Oui, si je voulais.... Mais voilà le chiendent, je ne veux pas.»

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