Jacquine Vanesse
XV
Dès le jour où il s'était avisé que parmi toutes les femmes qu'il avait rencontrées dans ce monde, il en était une qu'il aimait assez pour vouloir l'épouser, M. Saintis lui avait promis, sur son honneur et sa conscience, de prendre le bénéfice avec les charges, et il n'avait pas attendu d'être entré en possession pour se sentir lié par sa promesse, qu'il lui coûtait peu de tenir. À la vérité, il avait eu en Suède une heure d'oubli, de folie; ce petit manquement ne tirait pas à conséquence: c'était un léger tribut qu'il payait à son passé, une dîme que le vieil homme, avant de disparaître, avait prélevé sur l'homme nouveau.
Cependant il ne considérait pas le mariage comme un état de pénitence et de mortification. Dans quelque régularité qu'on se propose de vivre, il n'est pas défendu d'égayer un peu la règle, et il rangeait le flirt au nombre des plaisirs innocents et gais que les méticuleux eux-mêmes peuvent se permettre. Les femmes qui s'étaient données à lui corps et âme lui avaient laissé de moins agréables souvenirs que celles qui, soit vertu, soit prudence, ne lui avaient donné que leur cœur, et dont il avait respecté les scrupules en se disant: «Si je voulais..., mais je ne veux pas». Si douces que soient les réalités, elles n'ont jamais le charme moelleux et indéfini d'un rêve. Il arriva que de jour en jour Mlle Vanesse, sa modestie et sa fierté silencieuse lui parurent plus intéressantes, que de jour en jour il goûta plus de plaisir à la tourmenter et à la plaindre. Ce jeu lui plaisait et c'était tout; il ne se défiait pas de ses entraînements, il était sûr de sa volonté, sûr de lui-même, et il avait résolu de quitter la partie dès qu'il la jugerait périlleuse. Joignez à cela que Mme Sauvigny lui avait donné trop d'espoir, qu'il ne doutait plus de son bonheur, qu'il se flattait de tenir déjà le bien désiré, et que, pour être sage, il avait besoin d'être inquiet.
Cinq, six semaines s'écoulèrent, et il découvrit qu'il pouvait tirer quelque profit du jeu innocent qui l'amusait. M. Saintis n'oubliait jamais son intérêt, il mêlait un peu de calcul à ses sentiments les plus vifs et les plus sincères. Il aimait passionnément Mme Sauvigny; mais il n'eût jamais songé à l'épouser s'il n'avait acquis la certitude que cette nerveuse tranquille était, de toutes les femmes, celle qui pouvait exercer la plus heureuse influence sur son talent et sur sa destinée d'artiste, qu'elle lui serait d'une grande utilité, qu'elle lui rendrait de grands services. Il en avait déjà fait l'expérience. Pendant les mois de recueillement qu'il avait passés près d'elle et sous sa douce discipline, la voyant sans cesse, pénétrant chaque jour davantage dans son intimité, s'imprégnant de ses pensées, de sa vie et du parfum que répandait autour d'elle cette âme exquise, il avait travaillé avec ardeur, avec joie, et il lui semblait que le musicien qui venait de composer trois actes d'un nouvel opéra était bien supérieur au Saintis qui préférait le plaisir au bonheur. Il y avait dans ses trois actes des inégalités, des trous; ce qui devait lui manquer toujours, c'était la longueur du souffle et le vol soutenu. Mais il avait réussi enfin à être vraiment lui-même, à s'affranchir de la servitude des réminiscences, et du même coup, plus de grâces d'emprunt, ni d'afféterie, ni de recherche. Son imagination rafraîchie et bouillonnante s'était répandue sans effort; les motifs heureux abondaient, les duos d'amour étaient aussi distingués, aussi délicats qu'éloquents et passionnés, et tout semblait couler de source, tout semblait dire que le musicien avait mêlé à son œuvre la femme qu'il aimait, et que, selon le mot du poète, cette femme était «une nature».
À son retour de Suède, il s'était flatté d'écrire de verve son dernier acte, qu'il avait ébauché dans sa tête. Il avait eu de la peine à se remettre au travail, à se ressaisir. Il avait rapporté d'un voyage où on l'avait tant fêté une surexcitation fébrile, une attention dissipée, un cerveau échauffé, et il était trop judicieux pour ne pas sentir que cette effervescence factice n'avait rien de commun avec la fermentation du génie. Il s'était évertué et rebuté. Persuadé que ce dernier acte ne viendrait jamais à bien tel qu'il l'avait conçu, il prit un grand parti: il résolut de le refondre, de changer son dénouement, et, étant son propre librettiste, il n'eut besoin de se concerter là-dessus qu'avec Valery Saintis, dont il faisait tout ce qu'il voulait.
La première fois qu'il avait exposé à Mme Sauvigny le sujet de son opéra, il lui avait dit: «C'est une histoire vieille comme le monde et toujours nouvelle. Représentez-vous un jeune chevalier lithuanien, bon garçon, brave cœur, mais d'une imagination inquiète et trop sujet à ses fantaisies. Son étoile lui a fait rencontrer une femme aussi charmante, aussi femme que Mme Sauvigny et d'aussi bon conseil, à qui il engage sa foi, et il ne tient qu'à lui d'être parfaitement heureux. Cet imprudent a la funeste idée d'aller se promener au bord d'un marais habité par une nymphe des lacs, par une roussalka, qu'il ne voit pas, mais qu'il entend: cachée dans ses roseaux, elle cherche à l'amorcer, à le prendre en lui chantant ses plus beaux airs. Il a la force de résister à ses appels magiques, en quoi il se montre fort avisé, car le seul service qu'une roussalka puisse rendre à l'homme qu'elle aime est de le croquer. Cependant cette voix sortie du fond de l'eau l'a profondément troublé; il adore Mme Sauvigny, il rêve à la roussalka. Furieuse d'avoir laissé échapper sa proie, la coquine aquatique sort de sa grenouillère et revêt une forme humaine pour lui tendre d'abominables pièges, dont il ne se tire que par l'assistance de sa Charlotte.
—J'espère, avait dit Mme Sauvigny, que tout finira bien, que Charlotte aura le dernier mot.
—N'en doutez pas, avait-il répondu; quand on vous a pour voisine, la vie, les opéras, toutes les histoires finissent bien.»
Il venait pourtant de décider que celle de son chevalier lithuanien finirait mal, que son dénouement était fade, plat, insipide et terne, qu'il devait en trouver un autre qui eût plus de couleur et plus de montant, que la victoire d'une roussalka lui offrirait une admirable matière à mettre en vers et en musique. Il était ainsi fait qu'il n'avait tous ses moyens en composant, qu'à la condition de penser à quelqu'un, d'évoquer une image, une ombre qui lui parlait et l'inspirait. Du moment que c'était la roussalka qui avait le dernier mot, Mme Sauvigny ne pouvait plus l'assister dans son travail; elle ressemblait si peu à une coquine aquatique! Heureusement, il avait sous la main une vierge noire, qui faisait mieux son affaire. On la comparait jadis à une Diane chasseresse; elle avait changé, son cœur s'était attendri, et il lui trouvait depuis peu la figure d'une ondine amoureuse.
Il avait lu dans un vieux bouquin, plein de renseignements précieux sur les roussalkas, les nixes et les ondines, les lignes que voici: «Il y a dans leur existence un charme indéfinissable; horrible ou doux, le mystère est leur marque distinctive, et c'est peut-être pour cela que, vivant près d'elles, les poissons sont muets et se gardent de trahir les secrets du silencieux royaume des ondes. Les filles de l'eau dansent souvent près des étangs et des rivières; quand elles se mêlent aux plaisirs et aux assemblées des hommes, on les reconnaît à l'ourlet de leur robe, qui est toujours mouillé, et à la froideur glaciale de leurs mains. Elles sont condamnées à n'avoir point de cœur; quelquefois elles appellent de cet arrêt et deviennent amoureuses; c'est une souffrance pour elles et un malheur pour nous. Lorsque le seigneur Peter de Stauffenberg s'assit à son banquet de noces, ayant regardé par hasard en l'air, il aperçut un petit pied blanc, qui sortait par une ouverture du plafond. Il reconnut le pied d'une ondine, avec laquelle il avait eu la plus tendre liaison, et il comprit à ce signe qu'après son manque de foi, c'en était fait de sa vie.» M. Saintis n'avait jamais vu le petit pied blanc de Mlle Vanesse, mais il tenait pour certain qu'elle avait désormais les yeux d'une ondine, qui, violentant sa nature, venait de faire pour la première fois connaissance avec l'amour. Il en résulta qu'il ne pensait plus à son ondine sans penser à Mlle Vanesse, et souvent les deux images n'en faisaient qu'une, le fantôme et la réalité se confondaient dans son esprit. Il lui parut dès lors qu'il ne perdait pas son temps en s'occupant d'elle, en s'amusant à la tourmenter, qu'elle lui fournissait des idées, des airs, des thèmes, et il la prenait en goût parce que, sans le vouloir et à son insu, elle collaborait à la Roussalka. N'était-il pas juste que, travaillant avec lui et pour lui, elle eût une petite part dans les bénéfices et dans l'immense affection qu'il portait à son œuvre? Il avait écrit à Mme Vanesse, deux ans auparavant, qu'il aimait également «toutes les variétés de la délicieuse espèce». La vérité exacte est que, selon les cas et à tour de rôle, il préférait l'une à l'autre, que les femmes qui l'occupaient le plus étaient celles qui pouvaient l'aider à entrer en verve et à finir ses opéras.
Le 2 août, la veille du grand jour où pour fêter le dixième anniversaire de la fondation de l'Asile des vieillards, il devait produire en public ses élèves, il y eut dans le kiosque une répétition générale de la cantate. Cette fois il ne s'emporta point, ne fit de misères à personne; tout au contraire, il eut pour ces demoiselles de grands ménagements; il s'appliqua à les encourager, il les engagea à prendre confiance en elles-mêmes, les assura qu'elles feraient honneur à leur maître si elles ne se laissaient ni intimider ni troubler. Elles s'en allaient, et Jacquine se disposait à partir avec elles, mais il la retint pour lui faire répéter une fois encore deux passages de son solo, qu'elle avait manqués, prétendait-il. Quand elle les eut chantés de façon à le satisfaire, et qu'elle se fut pénétrée de ses dernières recommandations, il lui avança un fauteuil, l'obligea de s'y asseoir et lui dit:
«Ce n'est plus à mon écolière que je parle, mais à mon amie, qui est peut-être mon ennemie, car je ne suis pas encore fixé sur ce point. Mademoiselle Jacquine Vanesse, vous êtes bien lente à tenir vos engagements.»
Elle l'interrogeait des yeux.
«Vous m'aviez promis, il y a beau jour, continua-t-il, de m'exposer les raisons que vous aviez eues pour dissuader Mme Sauvigny d'épouser votre serviteur. J'attends encore vos explications.
—Elles sont bien difficiles à donner, dit-elle, excusez-moi.»
Elle avait quitté son fauteuil et gagnait la porte; il la ramena, la contraignit à se rasseoir.
«Vous ne sortirez d'ici, mademoiselle, qu'après avoir acquitté votre dette.»
Jacquine leva les yeux au plafond, comme pour prendre le ciel à témoin de la violence qu'on lui faisait; puis, se décidant à parler:
«Elle vous aime et vous l'aimez; que vos désirs s'accomplissent! Mais je pensais et je persiste à penser que vous ne vivrez en paix l'un avec l'autre qu'à la condition de vous faire de grands sacrifices, et je pense aussi que c'est elle qui les fera tous.»
Il se récria:
«Eh! vraiment, pour qui me prenez-vous? Sachez-le bien, je ne suis pas un de ces affreux égoïstes, un de ces tyrans sans foi ni loi, qui demandent à la femme qu'ils aiment de se sacrifier à leur impertinent bonheur.»
Elle savait par cœur la lettre que lui avait montrée sa mère; il ne se souvenait plus de l'avoir écrite, il en avait tant écrit! Elle la lui récita sous une autre forme; elle changea les termes, elle conserva le sens; ce n'était pas tout à fait la même chanson, l'air était le même.
«Je crois, reprit-elle, à l'excellence de vos intentions. Mais vous êtes un artiste, et tout artiste assez imprudent pour se marier devrait épouser une femme infiniment tolérante. Mme Sauvigny est fort tolérante en matière d'opinions, elle ne l'est point dans les choses de la vie et du cœur. Elle n'admet pas les partages; elle exige et elle a le droit d'exiger qu'on lui appartienne tout entier. Elle nous l'avouait l'autre jour, elle a le sentiment très vif de la propriété; elle ne dira jamais comme certain ermite: «Si vous jugez que ma brique est à vous, prenez-la.»
—Ne la plaignez pas, mademoiselle, et soyez sans inquiétude: personne ne lui volera sa brique. Apprenez à me connaître, je ne lui ferai aucune infidélité, et jamais elle ne trouvera rien à reprendre ni dans mes actions ni dans mes pensées.»
Elle le contempla un instant d'un air de profonde admiration, mêlée d'étonnement, jusqu'à ce qu'un nuage se répandît sur son front.
«Oh! c'est autre chose, dit-elle d'une voix sombre, et voilà une résolution qui vous honore. Mais si vous vous donnez sans partage et sans réserve, c'est vous qui vous sacrifierez à son bonheur. L'homme sera sans reproche; que deviendra l'artiste? Ne craignez-vous pas que votre vertu coûte cher à votre génie? Et avais-je tort ou raison de m'opposer à ce mariage?
—Vous pensez donc que la vertu est la mort du talent, et qu'il faut pécher beaucoup pour que la grâce abonde? dit-il en riant et faisant danser dans sa main sa chaîne de montre et ses breloques. Vous passez pour une jeune personne d'humeur rigide et sévère, pour une farouche ennemie des mœurs du siècle et des gens qui s'amusent; je vois qu'il en faut rabattre, que c'est une réputation usurpée. Tudieu! vous avez d'étranges principes. Mademoiselle Vanesse, vous êtes fort immorale.
—Je parlais sérieusement d'un sujet grave, répondit-elle; vous vous moquez de moi, à votre aise! je ne dirai plus rien.
—Me moquer de vous! Dieu m'en garde! Vous aimez à vous faire l'avocat du diable, et j'ai toujours pris le diable au sérieux; c'est un bon compagnon, qui fut jadis de mes amis et qui me disait quelquefois ses secrets; mais sans compliment, il ne m'a jamais parlé par une aussi jolie bouche que la vôtre. Continuez, mademoiselle, je suis grave comme un âne qu'on étrille. Allez, mais allez donc; expliquez-moi pourquoi votre sévérité naturelle ou acquise se montre si indulgente aux artistes et leur prêche une morale si relâchée.
—Je les ai toujours regardés comme des êtres à part; ils jouissent de privilèges refusés au commun des mortels.
—Et vous les dispensez de tous les devoirs d'un honnête bourgeois et d'un bon chrétien, de toutes les obligations d'honneur ou de droit civil?
—Ah! permettez, l'artiste contracte, lui aussi, des engagements auxquels il ne saurait manquer sans forfaire à l'honneur. Il est dans l'obligation d'avoir du talent, beaucoup de talent et même, s'il se peut, du génie, et de se souvenir sans cesse qu'il a été mis au monde pour nous procurer des jouissances exquises, des plaisirs sans prix. Qu'il ait toutes les vertus de sa profession, qu'il fasse bien son métier, sa conscience et la nôtre le tiendront quitte du reste. Quand l'arbre fruitier a pompé laborieusement les sucs de la terre, quand il a bu les rosées et la lumière du ciel, quand il a pris à son service la pluie, le vent et le soleil et les a contraints de travailler pour lui, quand ses bourgeons sont bien sortis, qu'il est riche en sève et que, le moment venu, il offre à notre faim et à notre soif des fruits aussi savoureux qu'abondants, n'a-t-il pas rempli tous les devoirs de son état? Exigerez-vous en outre qu'il soit un honnête bourgeois et un bon chrétien?»
Elle lui disait ce qu'il s'était souvent dit à lui-même; mais, répétées par cet écho, les vérités, les vieilles sagesses dont il s'était nourri lui semblaient nouvelles, et jamais elles n'avaient eu pour lui tant d'attrait, tant de séduction: la jeune évangéliste qui les prêchait avec une ferveur de néophyte leur prêtait le charme de sa personne, l'éclat de son teint, la douceur de ses cheveux blonds.
«Que le soleil et la rosée, que les puissances du ciel et de la terre répandent leurs bénédictions sur ces arbres fruitiers qu'on appelle des artistes! s'écria-t-il. La seule fumure qui les fasse prospérer, c'est l'amour d'une femme.
—Hélas! murmura-t-elle, c'est bien peu de chose qu'une femme toute seule; les artistes comme les poètes trouvent qu'il en faut beaucoup pour en faire une.»
Puis, s'échauffant par degrés:
«Si j'étais un grand musicien, un Saintis, je croirais que le monde n'a été créé que pour fournir à mon génie des sujets et des inspirations, que mon seul devoir est de produire des chefs-d'œuvre, et je voudrais que tout ce qui m'entoure s'employât à me faciliter mes enfantements. Je me tiendrais pour un dieu....
—Disons plutôt un demi-dieu, mademoiselle, pour ne chagriner personne.
—Dieu ou demi-dieu, toutes mes fantaisies me seraient sacrées, je ne connaîtrais d'autre règle que le dérèglement de mon cœur, je ne m'occuperais que de contenter mes insatiables désirs, le bien d'autrui serait mon patrimoine et ma possession, toutes les fleurs du grand jardin me seraient bonnes pour composer mon miel, toutes les femmes me devraient obéissance, aucune n'aurait le droit de me refuser ses sourires et ses caresses. Est-il permis de résister aux volontés de son maître, quand il porte sur le front la marque immortelle de l'esprit divin?
—Voilà parler, et c'est plaisir de vous entendre, dit-il. Si votre doctrine, qui sent le fagot, devenait en tout pays la religion dominante, ce triste monde serait pour les musiciens une terre de promission, ils plieraient sous le poids des félicités. Mais n'avez-vous pas pitié de ces pauvres femmes? À quelle dure servitude vous les condamnez!
—Heureuse la femme qu'un homme de génie a daigné choisir pour sa confidente, son amie, sa servante et sa prêtresse! s'écria-t-elle avec exaltation. Se sentir vivre en lui, avoir une part dans toutes ses pensées, dans tous ses rêves, être pour ce grand chercheur une source d'heureuses inspirations, collaborer à ses chefs-d'œuvre, ne fût-ce que par la souffrance, pouvoir se dire: «Les plus beaux airs qu'il ait trouvés et que le monde ne se lassera pas de redire, c'est mon cœur qui les lui chanta le premier,...» est-il un sort plus enviable? est-il une destinée plus glorieuse?»
Tout à coup elle parut revenir à elle-même; prise de honte, elle baissa la tête, couvrit son visage de ses mains.
«Je suis hors de sens, dit-elle; je bavarde, je déraisonne; pardonnez-moi.»
Le dieu s'approcha de sa prêtresse, et lui frappant un petit coup sur l'épaule:
«Je vous pardonne, répondit-il. Mademoiselle Vanesse, vos déraisons me plaisent.»
Elle s'était levée, elle mettait son chapeau; il l'y aida et lui fit son compliment sur ce chapeau coquet, dont il étudiait de très près la passe et les brides.
«Je le trouve à mon goût; mais j'admire bien plus encore le chignon que voici. Le coiffeur qui inventa cette torsade est à sa façon un grand musicien. Vous a-t-il dit qu'en sa qualité d'artiste, vous lui deviez obéissance, qu'il avait droit à vos sourires?
—Ah! de grâce!» fit-elle.
Il la blessait au cœur. Eh! quoi, elle avait répandu son âme devant lui, et il profanait par de fades plaisanteries ces épanchements sacrés! Elle avait hâte de s'en aller. Elle fouilla précipitamment dans la poche de sa robe pour y chercher ses gants. Chose bizarre, il y en avait trois, et le troisième, en peau de chamois, était beaucoup plus grand que les deux autres. Dans son trouble, elle le laissa tomber à terre. Il s'en saisit, le considéra, l'examina.
«Je gagerais bien qu'il est à moi, dit-il. Eh! oui, vraiment, je le reconnais. Je l'avais déposé il y a quelques jours sur un casier à musique, je ne l'y ai pas retrouvé.»
Rouge de confusion, elle détournait la tête, baissait les yeux. Elle les leva enfin sur l'homme qu'elle avait volé et lui dit:
«Je vous en conjure, monsieur Saintis, rendez-le-moi.»
Il se mit à rire, mais il ne riait que du bout des lèvres. Jamais les yeux de cette ondine amoureuse n'avaient été si tendres; ils suppliaient, ils mendiaient; n'était-ce pas un plaisir de leur faire l'aumône? Sa tête se prit, sa chair s'émut.
«Je vous rends votre relique, puisque vous daignez y attacher quelque prix. Mais on ne s'en va pas sans payer le droit de sortie.»
Qu'entendait-il par là? Elle n'eut pas le temps de s'en informer. Un souffle chaud passa sur son visage, et elle sentit courir sur sa bouche le baiser frémissant d'un dieu.... Elle n'avait pas prévu cet effroyable accident. Elle en fut comme bouleversée; ses traits s'étaient décomposés, et le regard qu'elle jeta à l'audacieux le fit tressaillir: il avait cru voir le zigzag d'un éclair. Ce fut l'affaire d'une seconde; elle dit à son cœur: Tais-toi! et sur un ton de reproche très doux:
«Qu'avez-vous fait, monsieur? murmura-t-elle. On a raison de dire que vous êtes un homme très dangereux.»
À ces mots, elle partit en courant.
«Pauvre petite! pensa-t-il. Ce baiser l'a fort troublée; c'était le premier qu'elle recevait, et cela fait événement dans la vie incolore et froide d'une fille des eaux. Je lui devais bien cette consolation. Relique pour relique, ce souvenir lui sera plus cher et plus précieux qu'un vieux gant troué.»
Il partit à son tour pour aller dîner au Chalet, et il disait en tirant après lui la porte du kiosque: «Le fait est que la pauvre enfant s'est offerte, et qu'il ne tiendrait qu'à moi....»
Mais il répéta une fois de plus: «Oui, si je voulais.... Le malheur est que je ne veux pas.»
XVI
Le temps favorisa la fête, à laquelle tout le village avait été convié. Quoique le baromètre ne fût pas au beau, quoique le vent soufflât de l'ouest, quoiqu'un ciel bas et brouillé eût à plusieurs reprises menacé d'un orage, à peine tomba-t-il quelques gouttes de pluie, et le soleil reparut.
Quand Mme Sauvigny, se rendant aux prières de son économe et de ses religieuses, avait consenti à célébrer le dixième anniversaire de la fondation de son Asile de vieillards, elle s'était réservé le droit de régler la cérémonie à son idée, et son idée était d'exclure de son programme tous les discours et tous les toasts. Elle pensait que, pour fêter son hospice, c'était assez d'une grand'messe, d'une cantate composée par M. Saintis, d'un buffet richement garni et d'un bal champêtre, que les meilleures fêtes sont celles où l'on s'amuse, et elle entendait que, jeunes et vieux, tout le monde s'amusât. Mais elle dut compter avec l'amour-propre de son économe. Il se piquait de littérature, et avait rédigé à la sueur de son front un rapport très fleuri, dans lequel il racontait par le menu l'histoire de la fondation et tressait des couronnes à la fondatrice. Elle l'eût mortellement blessé en le condamnant à laisser son rapport dans ses cartons: elle exigea seulement qu'il raccourcît cette pièce de prose poétique, qu'il supprimât certains passages qui la concernaient, certaines épithètes qui offensaient sa modestie, qu'il amortît, qu'il éteignît l'éclat trop vif de ses couleurs, de ses hyperboles et de ses métaphores. Il se soumit, non sans déplorer in petto qu'une femme si distinguée fût dépourvue de tout sentiment littéraire. Autre complication: l'abbé Blandès avait témoigné le désir de figurer dans la cérémonie en rang d'honneur et de prononcer «quelques mots», et on pouvait prévoir qu'il en prononcerait beaucoup. De son côté, ayant appris que le curé parlerait, le maire, M. Lixieux, qui ne manquait guère les occasions de discourir, avait revendiqué les droits de l'éloquence laïque et demandé à parler aussi. Mme Sauvigny se résigna à retoucher son programme.
Si elle craignait que les deux orateurs inscrits ne l'accablassent de compliments, d'éloges outrés, qui la feraient rougir, la cantate ne l'inquiétait pas: la musique sauve tout. D'ailleurs, avant de se mettre à l'œuvre, M. Saintis lui avait juré qu'il épargnerait sa modestie, qu'elle ne serait pas en scène, qu'il ne sonnerait mot de ses vertus. Il avait tenu sa promesse en écrivant les paroles de ses morceaux d'ensemble; il n'y était pas question d'elle. Partagées en demi-chœurs, qui se réunissaient pour chanter des tutti, ses villageoises célébraient tour à tour, dans des airs d'un mouvement animé, les joies ardentes de la jeunesse, ses espérances et ses rêves, ou glorifiaient, sur un mode plein et grave, les privilèges du vieil âge, son bonheur rassis, le charme des longs souvenirs, la tranquillité de l'olive mûre et ridée, confite sur l'arbre, qui, avant de se détacher de la branche, savoure en paix la douceur de ses derniers soleils.
En revanche, le long solo, airs et récitatif, qu'il avait écrit pour Mlle Vanesse, était consacré tout entier à Mme Sauvigny, qui ne s'en doutait point. Parmi les livres qu'il avait emportés dans sa maison de paysan figuraient en bonne place les poésies d'André Chénier, à qui il rendait un culte. Un soir, feuilletant une notice sur la vie et les œuvres de son poète favori, il était tombé sur une page qui lui avait prouvé que, par un certain côté, la destinée de l'auteur de la Jeune Captive n'était pas sans analogie avec celle de Valery Saintis. Ce passage l'avait assez frappé pour qu'il le copiât dans un des carnets où il consignait de loin en loin des extraits de ses lectures: «Mme Laurent Lecoulteux, la Fanny du poète, n'avait pas dans l'esprit les étincelles de sa sœur. Elle tenait de sa mère le charme, la grâce. Il reste d'elle un portrait, un profit aux traits nobles et purs. Elle fit éclore dans l'âme d'André un sentiment nouveau, la chaste mélancolie de l'amour. Son charme se répandait sur tout ce qui l'entourait. Bonne et compatissante, elle apportait avec elle le sourire et la consolation. Ce fut sous le chaste regard de Fanny qu'après une année de fiévreuse agitation, André sentit renaître en lui sa muse et la plus belle et la plus pure. Le charme de la femme adorée passa dans les vers les plus doux qu'il ait soupirés.»
N'était-ce pas là l'histoire de Valery Saintis? Il avait eu, lui aussi, ses Lycoris, ses Glycère, ses Camille, sa folle Julie, au rire étincelant,
Au sein plus que l'albâtre et solide et brillant.
Mais il avait rencontré sa Fanny, et il pouvait lui dire:
...L'heureux mortel qui près de toi respire
Sait, à te voir parler et rougir et sourire,
De quels hôtes divins le ciel est habité.
Il avait pensé avec raison ne pouvoir mieux faire que d'emprunter à Chénier ses plus beaux vers en l'honneur de Fanny. Les seules stances qui fussent de son cru étaient celles que lui avait commandées Jacquine, en lui disant: «Je voudrais adresser à notre amie des paroles bien tendres et appropriées à ma situation». La musique de ses morceaux d'ensemble était d'une grande simplicité, sans autre parure qu'une grâce touchante et rustique. Il s'était surpassé dans le solo; on y sentait partout la chaleur de l'inspiration et le charme de la femme adorée; l'esprit divin avait soufflé.
La Fanny de M. Valery Saintis savait que sa fête attirerait beaucoup de monde, que le plus grand des deux réfectoires de son Asile ne serait pas suffisant pour contenir, avec ses quatre-vingts vieillards, les pères, les mères, les oncles, les grands-parents des jeunes choristes, leurs cousins et leurs cousines au troisième et au quatrième degré, la foule des amis et des curieux. Elle avait fait dresser dans la cour d'entrée une vaste tente, qui se trouva trop petite: dès midi, une heure avant qu'on commençât, il ne restait pas une place vide. Une société d'harmonie du voisinage, que Mme Sauvigny soutenait de ses libéralités et qui jouissait de quelque renom, lui avait offert ses services pour le bal. Ces instruments à vent et à percussion, qui n'étaient pas des ingrats, ouvrirent la séance et se mirent en haleine en exécutant un Andante religioso. Ils avaient dégourdi l'air de la salle, et le rapport de l'économe fut chaudement accueilli. On eut plus de peine à écouter jusqu'au bout les discours du maire et de l'abbé Blandès, et les louanges qu'ils prodiguaient à celle que M. Lixieux appelait «la grande, la noble amie des vieillards et la Providence des pauvres». Elle était mal à son aise, elle cherchait à se dérober à sa gloire en se cachant derrière son éventail; on ne voyait passer que ses yeux, qui demandaient grâce et suppliaient les orateurs d'être courts. L'un et l'autre abrégèrent leurs harangues et rengainèrent la moitié de leurs compliments. Ils sentaient eux-mêmes qu'on les écoutait mal, que ni la faconde laïque ni l'éloquence sacrée n'avaient de prise sur des esprits distraits, que leur eau-forte ne mordait pas sur la planche. C'était pour la cantate qu'on était surtout venu; elle était impatiemment attendue; on en parlait depuis longtemps déjà, on devait en parler longtemps encore dans les veillées.
Dès que l'abbé Blandès eut prononcé sa dernière phrase et fut descendu de l'estrade qui terminait la grande tente, les écolières de M. Saintis en gravirent les marches de bois, et, après quelques instants de brouhaha, il se fit un religieux silence. Divisées en deux groupes, elles avaient fait face au public et offraient un joli coup d'œil. Malgré les recommandations de Mme Sauvigny, qui désirait qu'on fût simple et avait donné l'exemple, elles étaient mises comme des princesses; il y a des courants qu'on ne remonte pas, la plus pauvre était en robe de soie. Mais qu'elles s'appelassent Gertrude, Zoé, Germaine ou Dorothée, elles ne s'occupaient point en ce moment de leurs rubans et de leurs dentelles; on les avait chargées d'une affaire de conséquence, elle ne songeaient qu'à en sortir avec honneur; le cœur leur battait, il leur semblait que le plancher allait manquer sous leurs pieds. Comme elles, leurs mères, qui pour la première fois les contemplaient avec respect et de bas en haut, étaient palpitantes d'émotion.
Les spectateurs désintéressés eurent bientôt fait de les regarder; ils n'avaient plus d'yeux que pour une jeune fille à la taille élancée, svelte et souple, qui se tenait un peu en arrière, dans l'intervalle que laissaient entre eux les deux groupes. À quoi pensait M. Saintis de la comparer à une ondine amoureuse? Quoiqu'elle n'eût pas chaussé le cothurne, quoiqu'elle eût remplacé la tunique retroussée par une robe de taffetas magenta rayé de noir, c'était Diane, la vierge divine, qui lance des flèches et souvent aussi, sous le nom d'Hécate, préside aux expiations et aux enchantements. Entourée de ses nymphes, elle promenait sur elles un regard d'indifférence; elle ne partageait point leurs inquiétudes, la terre ne lui manquait point sous les pieds. Elle avait l'air grave, mais tranquille, le front pâle, mais serein. Sa suite était nombreuse, elle semblait seule; si accompagnées qu'elles soient, les déesses font une solitude autour d'elles.
Le piano fut tenu par un virtuose complaisant, arrivé de Paris à cet effet et à la requête de M. Saintis, qui avait eu le temps de lui faire sa leçon. Le berger entendait cette fois s'occuper uniquement de conduire son troupeau, le bâton de mesure en main. Au préalable, il le passa en revue; comme la veille, il adressait à chacune de ses brebis une parole encourageante; il avait le ton bénin, caressant. Je ne sais ce qu'il dit à Catherine: la pauvre fille crut voir le ciel s'ouvrir; ce qu'elle éprouva en cet instant suprême, elle s'en souviendra toute sa vie. Quand il eut fini sa tournée et réconforté ses ouailles, campé devant son pupitre, la tête haute, le sourcil frémissant, il donna enfin le signal, et on attaqua le premier tutti. Des conscrits bien commandés se battent quelquefois comme de vieux soldats. Sous l'œil et le bâton du grand maître qui les avait dressées, stylées, façonnées, ces filles de la glèbe firent merveilles. Pas un manquement, pas un accroc; toutes les nuances furent observées. On les admirait tant qu'on n'osait les applaudir. Les mères s'épanouissaient, se rengorgeaient, se pavanaient; leur visage semblait dire: «C'est pourtant nous qui les avons faites!»
Il y avait tout au bout de la salle un étranger. C'était le directeur d'une des principales scènes lyriques de l'Allemagne. Appelé par des affaires à Paris, il était venu voir la forêt. Après son déjeuner, il s'était avisé qu'il y avait un grand parc où tout le monde entrait; il y était entré, lui aussi, et en jouant des coudes, il s'était introduit dans la tente. Pendant une pause, il demanda à l'un de ses voisins d'où sortaient ces jeunes filles qui chantaient avec tant de justesse, d'expression et d'ensemble, et posaient si bien le son. Le voisin lui répondit que c'étaient des villageoises. Il n'en revenait pas; il déclara que, si tous les villages de France étaient en mesure de se donner à eux-mêmes de tels concerts, il fallait que le Français fût, quoi qu'on en dît, le plus musical de tous les peuples. Le voisin lui expliqua qu'il n'y avait des côtes de la Manche aux Pyrénées qu'un seul village où l'on chantât si bien et comment la chose était arrivée, après quoi ils se turent: Diane venait d'entrer en scène.
Jusqu'alors Mlle Vanesse n'avait été qu'une écolière intelligente, docile, appliquée, récitant sa leçon comme le maître voulait qu'on la dît, s'abstenant d'y mettre du sien, ni rien qui ressemblât à une interprétation personnelle. Ce jour-là, ce fut autre chose. En s'avançant au bord de l'estrade, son regard avait rencontré celui de Mme Sauvigny, et elle avait ressenti une commotion, une secousse électrique. Dès ce moment, elle ne vit plus dans cette vaste tente et dans le monde entier que la femme rare ou plutôt unique qui l'avait réchappée des galères, qui l'avait rachetée de captivité, qui l'avait arrachée aux boues d'un marais infect, retirée du pays des menteurs et des impurs, qui avait rafraîchi son sang et donné de l'air à sa vie, qui lui avait persuadé que ce triste monde a du bon et qu'il est doux d'aimer. Elle bénit l'occasion qui s'offrait à elle de lui dire publiquement tout ce qu'elle lui devait, de lui jurer par-devant témoins une tendre et inviolable fidélité. Elle se livra, elle s'abandonna; elle fut extraordinaire. Un sentiment intense fit vibrer sa voix, sans en altérer la merveilleuse limpidité; le frisson de son âme passa dans son chant.
Elle détailla avec une douceur infinie cette stance de Chénier:
Le ciel t'a vue en nos prairies
Oublier tes loisirs, tes lentes rêveries,
Et tes dons, et tes soins chercher les malheureux,
Tes délicates moins à leurs lèvres amères
Présenter des sucs salutaires,
Ou presser d'un lin pur leurs membres douloureux.
Elle eut des éclats de passion et remua tout l'auditoire, lorsque, couvant des yeux Mme Sauvigny, qui très pâle ne jouait plus de l'éventail, elle chanta d'une voix tour à tour sombre ou flûtée les strophes dans lesquelles M. Saintis lui faisait raconter son histoire:
Comme le corps, tu guéris l'âme.
Les cœurs les plus glacés se fondent à ta flamme.
Un ver rongeait ma vie, en dévorait la fleur;
Je m'étais fait un dieu de mon chagrin sauvage.
Tu parus, et ton doux visage
À mes yeux étonnés révéla le bonheur.
Rien ne résiste à ta tendresse.
On croyait voir en moi Diane chasseresse,
Je prenais mon plaisir à vider mon carquois.
Tu vainquis ma fierté, qui fut dure à réduire,
Par la grâce de ton sourire,
Et tu vois à tes pieds l'habitante des bois.
Elle avait fini, et on l'écoutait encore, au grand préjudice du dernier tutti, qui était pourtant un morceau à effet. Le directeur allemand demanda à son voisin comment se nommait la jeune blonde à la robe rouge.
«Si étonnantes que soient vos villageoises, lui dit-il, je veux mourir si jamais celle-ci a trait les vaches.»
Le voisin l'ayant renseigné, il joua de nouveau des coudes à la manière allemande, qui est la meilleure, réussit à fendre la foule, à accoster M. Saintis, qu'il tenait pour un compositeur de grand avenir. Après l'avoir complimenté chaleureusement sur sa cantate, sur ses prodigieuses élèves, après lui avoir déclaré que le professeur qui les avait dressées en si peu de temps avait fait un vrai tour de force, il ajouta:
«Pour Mlle Vanesse, il est regrettable qu'elle ne se destine pas au théâtre. J'estime qu'elle a l'étoffe d'une grande cantatrice.
—C'est aussi mon opinion», répondit M. Saintis.
Il était sincère. Ses choristes, dont il était sûr, avaient rempli son attente, sans la surpasser. Ces machines dociles, qu'il avait montées de ses mains, avaient rendu exactement tout ce qu'il savait qu'elles pouvaient rendre. Mais Mlle Vanesse lui avait causé une profonde surprise, et, pensant à sa Roussalka, il s'était dit:
«Intelligente et douée comme elle l'est, si elle avait de l'étude, plus d'acquis et la pratique de la scène, je la chargerais volontiers de créer le rôle.»
Il l'aborda au moment où, après l'avoir embrassée, Mme Sauvigny lui murmurait à l'oreille:
«Pour vous exprimer dignement ce que j'ai ressenti, il faudrait le mettre en vers, et je n'en fais pas; je vous le dirai en vile prose quand nous serons seules.»
À son tour il félicita, en lui tendant les deux mains, l'héroïne du jour. En matière d'éloges, il n'allongeait jamais les sauces; il se contenta de dire:
«Hier c'était presque bien; aujourd'hui vous avez chanté en artiste.»
On ne put lire sur la physionomie de Jacquine lequel de ces compliments l'avait touchée davantage.
Deux buffets avaient été dressés sur la terrasse. L'un, surchargé de chauds-froids de volailles, de filets à la gelée, de pâtés, de tartes et de paniers de bouteilles, était destiné à l'usage du grand public. L'autre, beaucoup plus petit, dont Mme Sauvigny tenait à faire elle-même les honneurs, était réservé aux vingt chanteuses de M. Saintis. Debout derrière le comptoir, elle donnait la becquée à ces oiseaux, leur choisissait des morceaux délicats, arrosait de son meilleur champagne leurs gosiers qui tout à l'heure avaient si bien travaillé. Pendant qu'elle régalait et abreuvait cette jeunesse, elle s'avisa qu'à trente pas de son comptoir, il y avait un banc au pied d'un orme, que quelqu'un venait de s'y asseoir et fumait des cigarettes. Sans avoir vu le visage de ce fumeur, qu'elle évitait de regarder, elle savait qui c'était, et elle savait aussi qu'il la regardait, et, chaque fois qu'elle sentait ce regard se poser sur elle, un vague sourire errait sur ses lèvres et une légère rougeur montait à ses joues, sans qu'elle cessât un instant de s'occuper de Zoé, de Catherine et de Gertrude. Elle avait raison de croire qu'il la regardait; il ne la perdait de vue que dans les courts moments où il allumait une cigarette. Épanouie par le bonheur, jamais elle ne lui avait paru plus charmante; jamais il n'avait été si fier du bien qui lui était échu, ni si impatient de prendre possession. Il se disait avec orgueil:
«Trois semaines encore, et on saura qu'elle est à moi.»
Tout à coup Mme Sauvigny se trouva seule. Les jeunesses qui l'environnaient avaient entendu les premières mesures d'une polka, elles venaient de s'envoler pour retourner dans la tente, qu'on avait promptement débarrassée, et où le bal allait s'ouvrir. M. Saintis quitta son banc. Il avait fait la réflexion que, s'il est doux de regarder à trente mètres de distance la femme qu'on aime, il est encore plus doux de la serrer dans ses bras. Il entra au buffet et dit à Mme Sauvigny:
«Nous avons été jadis d'intrépides valseurs, vous et moi. Tout à l'heure je prierai la société d'harmonie de jouer une valse de Strauss, et nous valserons ensemble.»
Elle se récria, protesta. Qu'en diraient ses vieillards? qu'en penseraient ses religieuses? Il voulait donc la déconsidérer à jamais! C'en serait fait de son autorité, de son prestige. Et puis elle était vieille, elle n'avait plus ses jambes de vingt ans.
«C'est ce que nous verrons», dit-il.
Et, moitié de gré, moitié de force, il l'emmena; dix minutes plus tard, ils valsaient. Elle crut d'abord que ses jambes de trente-six ans s'étaient rouillées, qu'elle ne parviendrait pas à les déraidir; mais elle les sentit s'assouplir par degrés, et par degrés aussi, elle reprenait goût à un art depuis longtemps délaissé; elle éprouvait des sensations qu'elle avait oubliées et qui l'étonnaient; l'ivresse de la valse la gagna: il lui sembla, comme jadis, qu'il est plus naturel de danser que de marcher, que la vraie vie est un mouvement réglé et rythmique, qu'il n'est pas d'occupation plus charmante ni plus raisonnable que de tourner en mesure sur une terre qui tourne. M. Saintis lui demanda deux fois si elle était lasse; elle répondit que non, et elle ne s'arrêta de tourner, le front penché, les paupières à demi fermées, que quand la musique se tut. Alors elle redressa la tête, rouvrit les yeux, revint à elle et dit:
«Passe encore de bâtir, mais valser à cet âge! Quelle folie! Ne suis-je pas prodigieusement ridicule?
—L'homme qui rira de vous, répondit-il, est encore à trouver. Mais j'en vois un qui fait une bien vilaine grimace.»
Elle regarda autour d'elle. La plupart de ses bons vieux et de ses bonnes vieilles étaient là, faisant galerie. Pendant qu'elle dansait, ils ne l'avaient pas quittée des yeux, et leur figure exprimait la surprise, sans qu'on pût dire si la nouveauté de ce spectacle leur agréait. Ils s'étaient flattés de connaître leur patronne, de savoir exactement qui elle était, et tout à l'heure ils lui avaient découvert à la fois une faiblesse humaine et un remarquable talent, qu'ils étaient loin de soupçonner. Ce qui venait de se passer compliquait, changeait l'idée qu'ils se faisaient de la dame du Chalet. C'était une définition à revoir. Ils se sentaient déroutés; ils cherchaient, et ils devaient tous mourir sans avoir trouvé. À quelques pas derrière eux, une femme en cornette se tenait debout sur une chaise, où elle était montée pour mieux voir. Celle-là ne cherchait plus, elle avait trouvé depuis longtemps. Sœur Agnès était une de ces religieuses qui, dans la grande armée de la charité, sont les grenadiers de la vieille garde. Une longue et laborieuse pratique des œuvres de miséricorde avait produit en elle un saint endurcissement du cœur; rien ne l'émouvait, rien ne la scandalisait; tous les chemins lui étaient indifférents, parce qu'au bout du compte ils peuvent tous mener à Dieu. Elle avait constaté que Mme Sauvigny valsait à merveille, et elle ne s'en étonnait point: la dame du Chalet faisait beaucoup de choses et les faisait toutes bien. Du haut de son perchoir, elle lui témoigna son admiration par un léger battement de ses vieilles mains ridées et jaunies, dont les os s'étaient desséchés en palpant des misères. Elle semblait lui dire: «Hier, ce n'était pas mal; aujourd'hui, c'est encore mieux; vous êtes complète».
Qui donc se permettait de faire une vilaine grimace? Ce ne pouvait être que cet homme corpulent et massif qu'on apercevait là-bas, près de la porte, se disposant à sortir, et qui, éminent dans son art, n'avait jamais eu celui de dissimuler ses chagrins. Dès le matin, cette fête, où il ne jouait qu'un rôle très effacé et dont M. Saintis, disait-il, était le coq, avait été odieuse au docteur Oserel, un vrai jour de deuil et de mortification. L'éclatant succès de la cantate que, par convenance, par bon procédé, il n'avait pu se dispenser d'entendre, l'avait exaspéré. Jusqu'alors il ne professait pour la musique qu'une indifférence méprisante; il l'avait prise en haine, il la tenait désormais pour son ennemie mortelle et pour un art corrupteur. Mais ce qu'il venait de voir, l'événement inouï, déplorable, dont ses yeux avaient été les témoins attristés, l'avait mis hors de lui. M. Saintis, prenant Mme Sauvigny par la taille, l'enlaçant dans ses bras et tournant avec elle sur une terre qui tourne! C'en était trop, la mesure était comble. Chose étrange, il les avait regardés tourner; on a autant de peine à s'arracher aux spectacles funestes qu'à ceux qui plaisent. Dès lors tout lui semblait possible, il prévoyait tous les malheurs; c'est ce que disait sa grimace. Quand il eut savouré son supplice, il leva trois fois jusqu'au ciel ses puissantes épaules, se fraya un chemin à travers une foule de stupides badauds, incapables et indignes de comprendre ce qui se passait dans son cœur, partit, détala; on ne le revit plus.
«Il faut que je retourne sur la terrasse, dit Mme Sauvigny à M. Saintis. Ne ferez-vous pas danser Jacquine?
—Chère madame, répliqua-t-il, il est des cas où, après avoir bu, un galant homme brise son verre; quand on a dansé avec Mme Sauvigny, on ne danse plus.»
Résolu à ne pas la quitter, il sortit avec elle, la suivit quelque temps; mais elle était très occupée, fort entourée; on la lui prit, et faute de mieux, il revint sur ses pas, rentra dans la tente, où, à son tour, il essuya une cruelle mortification. La grimace du docteur l'avait délecté; il ne grimaçait jamais, mais il avait parfois le visage allongé et morne, et lorsque quelque chose lui portait sur les nerfs, cela se lisait dans ses yeux.
M. André Belfons, pour employer sa propre expression, n'en menait pas large depuis quelque temps. On lui donnait peu d'encouragements; on était froide, inattentive, on était capricieuse, et souvent on était hautaine, superbe, on le tenait à distance, on l'envoyait planter ses choux. Il les plantait mélancoliquement. Durant plusieurs semaines, il ne s'était occupé que de cultiver ses terres et le calcul différentiel; il avait résolu un grand nombre d'équations, preuve certaine que ses affaires de cœur allaient mal. Cependant il ne se rebutait pas; les véritables amoureux, les amoureux passionnés ne se rebutent jamais, et les mathématiciens sont de grands entêtés, d'éternels recommenceurs: quand leurs calculs semblent démontrer la fausseté de leur théorème, ils les refont, et tout finit par s'arranger.
En venant assister à une fête de vieillards, M. Belfons ne s'était pas douté qu'elle réservait de vifs plaisirs à sa bouillante jeunesse. Et d'abord il avait eu la joie d'entendre pour la première fois chanter Mlle Vanesse. Elle l'avait ravi en admiration; dans son enthousiasme, il s'était reproché de n'avoir pas senti jusque-là tout ce que valait sa divinité. Belle, mystérieuse et fascinante, elle aurait pu se dispenser d'avoir du talent; elle daignait en avoir, et quel talent! Elle avait touché au sublime. Après la cérémonie, il s'était approché d'elle, mais à peine osait-il l'aborder; il tremblait que ses félicitations ne fussent mal reçues, il avait l'air piteux d'un chien qui craint d'être fouetté. Elle lui avait fait le plus gracieux accueil; elle avait poussé l'amabilité jusqu'à se plaindre que ses visites étaient rares, qu'on ne le voyait plus. Le cœur au large, il s'aventura un peu plus tard à lui témoigner son ardent désir de danser avec elle une polka; sa demande lui fut accordée sans hésitation. Ils polkaient encore quand M. Saintis était entré. Il les vit, l'instant d'après, se mettre à l'écart, puis se retirer dans le fond de la salle, où ils s'assirent, et engager un long entretien qui paraissait les intéresser beaucoup. Il crut remarquer que M. Belfons s'échauffait en parlant, que Jacquine prenait plaisir à lui renvoyer la balle, à se moquer doucement de lui, qu'elle lui faisait des agaceries, qu'elle ne lui plaignait pas ses sourires, qu'au surplus, ils étaient l'un et l'autre trop absorbés dans leur conversation pour s'apercevoir que M. Saintis était là, qu'il les regardait de travers, qu'il n'était pas content.
Il était sûr, parfaitement sûr de ne point l'aimer; il aimait ailleurs. À la vérité, elle lui avait causé, quelques heures auparavant, une légère émotion des sens; c'était un accident négligeable; se préoccupe-t-on des suites que peut avoir une éruption fugitive de petite vérole volante? Non, vraiment, il n'éprouvait pour elle aucun sentiment sérieux, à cela près que cette créature singulière irritait sa curiosité et qu'il se glorifiait, s'applaudissait d'avoir conquis un cœur dur et fermé, qui avait jusque-là méprisé l'amour. Aussi entendait-il la traiter en pays de conquête, assujetti au bon plaisir du vainqueur. Sa superbe fatuité avait conclu avec Mlle Vanesse un contrat unilatéral; il ne lui avait rien promis, ne lui devait rien; elle lui devait une entière et servile obéissance. Elle était engagée; elle avait dans leur entretien de la veille reconnu les droits souverains, imprescriptibles, du génie, elle s'était rendue à discrétion. Elle était désormais son bien, elle lui appartenait. Aux temps antiques, on voyait errer et paître en liberté dans l'enclos de certains temples des cavales vouées au service du dieu; malheur au passant qui eût osé porter sur elles une main sacrilège! Aujourd'hui encore, dans les îles de la Polynésie, il y a des personnes et des choses sur qui pèse une interdiction sacerdotale; soumises à la loi du tabou, elles ne sont plus à l'usage du commun des mortels. Mlle Vanesse était une de ces cavales sacrées dont un dieu jaloux se réserve la possession; Mlle Vanesse était tabou. Non seulement il était défendu d'y toucher, d'avoir des vues sur elle, de la désirer: il n'était pas permis de lui parler longuement et de près, et M. Saintis décida que M. Belfons était un insolent.
Il le vit tout à coup se lever, s'éloigner rapidement, sortir de la salle, et il voulut profiter de son absence pour reprendre possession. Malheureusement le chemin qu'il devait suivre pour arriver jusqu'à Jacquine était fort encombré, et il arriva trop tard: Mme Belfons à son tour s'était emparée d'elle; après le fils, la mère, et, ce qui lui parut grave, elle semblait se soucier autant d'agréer à la mère qu'au fils, elle lui prodiguait ses grâces. Il s'était arrêté à quinze pas de cette prêtresse infidèle, qui, oublieuse de son dieu, coquetait avec des imbéciles. Il s'avança de quelques pas encore, dans l'espoir que, reconnaissant enfin son maître et prise de honte, elle quitterait tout pour venir à lui. Il ne réussit pas à attirer son attention, elle semblait ne pas le voir. Bientôt M. Belfons revint; il apportait à Mlle Vanesse une glace aux framboises. Pour la manger plus à l'aise, elle remit son éventail à son cavalier servant, qui rougit de plaisir, et, comme pour s'assurer que cet éventail précieux jouait bien, tour à tour il le fermait ou le rouvrait; à plusieurs reprises il le porta à la hauteur de son visage, et, quoiqu'il fût loin d'être myope, il l'examinait de si près que c'était une question de savoir s'il ne l'avait pas touché de ses lèvres. Outré de dépit, M. Saintis tourna les talons et s'en alla fumer des cigarettes et cuver son chagrin dans le parc de l'Asile, dont il arpenta longtemps l'avenue la plus solitaire. La jalousie est la fille de l'amour, mais quelquefois c'est elle qui le fait naître, à quoi il faut ajouter que l'homme qui a besoin d'être inquiet pour aimer n'a jamais aimé que lui-même.
À huit heures, pendant que ses vieillards festinaient dans leurs réfectoires, Mme Sauvigny avait quinze ou seize personnes à dîner. Le docteur Oserel boudait, il ne parut pas; il avait envoyé s'excuser en alléguant des prétextes spécieux; les médecins en trouvent facilement. Il serait venu s'il avait pu prévoir que, pendant tout le repas, son triomphant rival aurait l'air pensif et le front nuageux. M. Saintis en voulait à Mme Sauvigny d'avoir placé M. Belfons à côté de Mlle Vanesse. Ils semblaient fort occupés l'un de l'autre, et elle paraissait charmée de les voir si bien ensemble. Avait-elle par hasard conçu un dessein secret dont il transpirait quelque chose sur son visage? Il s'était plaint un jour en riant qu'elle eût la manie de marier tout le monde. Cette fois il ne riait plus.
M. Lixieux et l'abbé Blandès, qui le matin avaient dû, bien à regret, écourter leurs discours, n'attendaient que l'occasion de prendre leur revanche; au dessert, ils portèrent des toasts à M. Saintis. Le maire le remercia, au nom de la commune, «d'avoir allumé le feu sacré des beaux-arts dans un village longtemps inconnu, que Mme Sauvigny avait illustré la première en y fondant son asile, et plus tard en attirant auprès d'elle un éminent et célèbre praticien». Grâce à M. Saintis, ce village jouirait désormais de tous les genres de gloire. S'adressant à l'instituteur et à la maîtresse d'école, qui étaient du dîner, M. Lixieux leur déclara qu'ils étaient dorénavant commis au soin d'entretenir la flamme sainte, et il les compara à ces prêtresses augustes, qui encouraient des peines sévères quand elles laissaient s'éteindre le feu de Vesta. On jugea généralement que cet ancien avocat, qui avait renoncé au barreau pour des raisons de santé, se souvenait trop du Palais, qu'il avait mis dans sa harangue trop de solennité, de pompe et trop de Vestales.
Le discours de l'abbé Blandès eut plus de succès. Il aimait la musique, il la savait, et il avait compris que les résultats obtenus par M. Saintis étaient dus surtout à sa façon de préparer ses élèves. Faisant allusion à une parabole qu'il aimait à citer: «Un semeur, dit-il, avait répandu une partie de son grain le long d'une route où les oiseaux la mangèrent, une autre dans des endroits rocailleux où le soleil la brûla, une autre encore parmi des épines qui l'étouffèrent. M. Saintis ne ressemble point à ce semeur négligent; avant de semer, il avait eu soin de labourer et d'amender sa terre; tout son grain a levé, la beauté de sa moisson nous a tous émerveillés.» Sa conclusion fut que le respect des humbles est la première, la plus touchante des vertus, qu'un musicien illustre, qui ne dédaigne pas d'enseigner l'A b c de son art à de modestes villageoises, donne un grand et bel exemple et témoigne que son caractère est à la hauteur de son génie.
Mme Sauvigny insinua à M. Saintis qu'il était tenu de dire quelque chose. Il ne put s'y refuser, et prenant sur sa mauvaise humeur, il répondît d'un ton de gaîté forcée qu'il était fort sensible aux éloges qu'on faisait de sa vertu, mais qu'il ne les méritait pas, qu'il en allait de lui comme de Mme Sauvigny, qui, de son propre aveu, était une parfaite égoïste et en travaillant au bonheur des autres, ne s'occupait que du sien, qu'en ce qui le concernait, il se piquait d'avoir le don de l'enseignement, qu'il avait été charmé de prouver l'excellence de sa méthode, qu'au surplus c'était l'histoire de tout le monde, que maires, ecclésiastiques, philanthropes ou musiciens, chacun prend plaisir à montrer ce qu'il est capable de faire. Puis, se tournant vers Jacquine et affectant de ne pas la regarder:
«Toutefois, ajouta-t-il, il n'est pas de règles sans exceptions, et j'en conviens, je connais des jeunes filles qui sont aussi heureuses d'enfouir leurs talents que d'autres d'en faire montre. Pour citer, moi aussi, une parabole de l'Évangile, je les comparerai à ce serviteur inutile, qui creusa un trou en terre et y cacha l'argent que son maître lui avait confié pour qu'il le fit valoir. C'est le cas de Mlle Vanesse, qui en toutes choses est une nature exceptionnelle. C'est aujourd'hui seulement qu'elle a daigné nous révéler le don que le ciel lui a départi; aujourd'hui, pour la première fois, elle a chanté ma musique en artiste, me causant ainsi une vive et profonde surprise. Mais, croyez-moi, elle l'a fait sans plaisir, malgré elle, à son corps défendant, comme on s'acquitte d'un devoir désagréable. Monsieur le maire, si la commune veut témoigner sa gratitude à l'un de nous, c'est à Mlle Vanesse qu'elle doit ériger une statue. Sa vertu mérite récompense.»
Jacquine s'était penchée vers M. Belfons; elle lui chuchota quelques mots à l'oreille, et aussitôt il se leva et dit:
«Mesdames et messieurs, Mlle Vanesse, qui se déclare incapable de parler en public, me charge de plaider sa cause devant vous, moi son serviteur indigne. Elle respecte trop son illustre maître pour oser le contredire en face, et cependant elle ne peut laisser passer sans réclamation le jugement qu'il vient de porter sur elle. Non, elle ne goûte point un malin plaisir, comme il l'en accuse, à enfouir ses talents. Si jusqu'ici, pour employer le mot de ce maître aussi sévère qu'illustre, elle n'avait chanté son solo que presque bien, si aujourd'hui, je vous prends tous à témoin, elle l'a chanté excellemment, supérieurement et, que ma cliente me pardonne d'offenser sa modestie, divinement, c'est que pour la première fois elle le chantait en présence de Mme Sauvigny, qui la regardait en souriant. Vous savez que ce sourire fait des miracles; c'en est un de plus à ajouter à la légende de notre sainte. Au surplus, Mlle Vanesse me prie de représenter à M. Saintis qu'après l'avoir accusée injustement, il la gratifie d'une qualité qu'elle ne possède point, qu'à son vif regret et quoi qu'il en dise, elle n'est et ne sera jamais une artiste. Vous en penserez ce qu'il vous plaira, ce n'est pas moi qui parle, c'est elle qui vous parle par ma bouche. Je m'arrête; elle m'a recommandé d'être succinct dans mes explications, et ses volontés sont pour moi des ordres.»
Si Mlle Vanesse avait divinement chanté, la plaidoirie de son avocat déplut souverainement à M. Saintis. De quoi se mêlait M. Belfons? De quel droit s'ingérait-il dans cette affaire? À quel titre Mlle Vanesse l'avait-elle choisi pour l'interprète de ses sentiments? Il fallait que ce faquin fût bien avant dans ses bonnes grâces pour qu'elle le chargeât d'expliquer à son maître ce qu'elle avait à lui dire. Jusqu'à la fin du dîner et pendant les deux heures qui suivirent, M. Saintis sentit que, quelques efforts qu'il pût faire pour dissimuler sa mélancolie, il n'y réussissait qu'à moitié, que la jalousie le mordait au cœur, que sa gaîté affectée sonnait faux. Mme Sauvigny lui demanda s'il était souffrant; il se plaignit d'avoir la tête embarrassée et descendit prendre le frais au jardin. Il n'y resta pas longtemps, son agitation ne se plaisait nulle part. Il venait de rentrer dans la véranda, se disposait à retourner au salon quand il vit paraître Mlle Vanesse, qui le cherchait pour lui offrir une tasse de thé. Il feignit à son tour de ne pas la voir et il passait outre; elle se posta devant lui, lui coupa le chemin. Elle le regardait et souriait. Comme le sourire de Mme Sauvigny, celui de Jacquine faisait quelquefois des miracles. M. Saintis se sentit renaître; grâce à la prodigieuse mobilité de ses nerfs d'artiste, son chagrin se dissipa en fumée.
Ce sourire à la fois doux et malin, ce sourire plein de séduction, ce sourire éloquent, qui valait un long discours, lui disait clairement:
«Que vous êtes ombrageux, et que vous avez quelquefois l'esprit court! Vous n'avez donc pas compris que je jouais la comédie? Ne suis-je pas tenue d'être très prudente, très circonspecte, d'écarter, d'endormir les soupçons? Tout le jour j'ai paru m'occuper de M. Belfons; il m'est tout à fait indifférent. Je ne me soucie que d'un homme, qui est plus qu'un homme. Vous ne savez donc pas lire dans le cœur des femmes? Depuis hier, il y a un pacte entre vous et moi, et je sens encore sur mes lèvres la douceur de votre baiser.»
Il lui prit la tasse des mains, en disant:
«J'existe donc? C'est la première fois que vous daignez me regarder.
—Est-il besoin de regarder son dieu pour le voir? murmura-t-elle. On le porte partout avec soi.»
Ils n'eurent pas le temps d'en dire plus long, Mme Belfons troubla leur tête-à-tête. M. Saintis lui fit bon visage; il était pleinement rassuré, il ne voulait plus de mal à personne et son thé lui parut délicieux. Il rentra bientôt dans le salon, où il courut s'asseoir auprès de Mme Sauvigny, et il lui prodigua les propos caressants, ses plus tendres gentillesses, ses plus exquises chatteries.
Minuit sonnant, il était en selle et regagnait son ermitage. Contre sa coutume, il n'échangea pas, le long du chemin, trois paroles avec sa jument blanche. Il conversait avec lui-même. Son imagination, qui s'était montée, lui persuadait qu'il avait deux cœurs. Les natures d'artistes sont si étoffées, si riche, qu'elles ont tout à double. Quand on a deux cœurs, on peut aimer deux femmes à la fois sans que personne soit lésé; de quoi se plaindraient-elles? chacune a part entière.
Il se disait:
«L'une fera mon bonheur; que ferai-je de l'autre? C'est un point à régler. L'une est adorable et je l'adore; l'autre est née dans le monde de la grande bohème, et elle a beau dire, elle en tient: il y a en elle je ne sais quelle magie noire qui la rend infiniment piquante. L'une est mon bon génie et je me laisserai gouverner par elle; je gouvernerai l'autre et elle m'amusera. L'une sera le charme et les délices de ma vie; l'autre en sera le piment.»
Si discrète que soit une jument blanche, il est des choses qu'on ne lui dit pas.
Au même moment, tous ses invités étant partis, Mme Sauvigny se trouvait seule avec Mlle Vanesse dans la logette vitrée. Elle était parfaitement heureuse, et si elle n'avait pas, comme M. Saintis, l'imagination montée, si elle ne se figurait point avoir deux cœurs, ses nerfs étaient un peu excités. Se sentant le gosier sec, elle sonna, se fit apporter du champagne; elle en avait beaucoup versé et n'en avait point bu. Après avoir parlé à Jacquine de la profonde émotion qu'elle avait ressentie en lui entendant chanter son solo, elle repassa sur les menus incidents de la journée:
«Il me semble que tout a bien marché, que tout le monde s'amusait, qu'il y avait de la gaîté dans l'air.»
Jacquine s'étira lentement comme une chatte qui aiguise ses ongles et répondit:
«Plus les fêtes sont belles, plus il faut se défier de leurs lendemains.»
La lune, qui était dans son plein, sortit tout à coup d'un gros nuage qui l'avait longtemps masquée.
«Bel astre, je vous salue! dit Mme Sauvigny, en levant sa coupe. Faites mentir cet oiseau de mauvais augure.»
L'instant d'après, Jacquine s'accroupissait à ses pieds et, la tête contre ses genoux, s'emparait d'une de ses mains, qu'elle couvrit de tendres baisers. Mme Sauvigny était à mille lieues de se douter que sa fille adoptive, que sa sœur cadette lui demandait pardon d'un cruel chagrin qu'elle lui avait savamment préparé.
XVII
La lune ne fit pas mentir l'oiseau de mauvais augure, et pourtant le lendemain de cette fête s'annonçait bien. Mme Sauvigny avait craint de se réveiller la tête lourde, embarrassée; c'était souvent la rançon de ses plaisirs; elle n'eut pas la migraine. Elle craignait aussi que ses vieillards n'eussent fait des excès préjudiciables à leur santé; elle courut s'en informer dès la première heure; ils se portaient tous à merveille, l'infirmerie était vide.
Vers deux heures de l'après-midi, on vint l'avertir que M. Belfons la demandait. Elle se hâta d'aller le rejoindre au salon, et s'avisa à première vue qu'il était fort agité. Il avait la fièvre, il ne tenait pas en place. Après quelques propos indifférents:
«Chère madame, dit-il, vous êtes la plus clairvoyante des femmes. Vous avez sûrement deviné pourquoi je suis ici et ce que j'ai à vous dire.
—Je crois le deviner.
—Et vous approuvez ma démarche?
—Non. Je vous ai recommandé d'être patient, très patient; je vous trouve trop pressé.»
Il se leva, s'approcha d'une étagère chargée de bibelots, qu'il toucha, tâta, remua de leur place, l'un après l'autre.
«Touchez, lui dit-elle, mais ne cassez rien.»
Après avoir tourné, viré, s'asseyant sur le bras d'un fauteuil:
«Vous m'engagez à attendre, vous en parlez à votre aise. Je n'ai pas fermé l'œil cette nuit; je suis éperdument, stupidement amoureux, et croyez bien que le véritable amour est l'amour bête, et que l'amour bête n'attend pas. Je n'ai pas la présomption de croire que je suis au bout de mes peines, mais je suis au bout de ma patience.»
Elle se mit à rire.
«De grâce, ne demeurez pas perché sur ce bras de fauteuil, asseyez-vous convenablement, et tâchons de parler raison.»
Il obéit, en disant:
«Exige-t-on que les bêtes parlent raison?
—Répondez à mes questions, reprit Mme Sauvigny. Que s'est-il passé hier entre vous? Il me semble que vous avez sujet de vous louer d'elle, qu'elle s'est montrée fort gracieuse. Mais j'ai remarqué que, dès qu'on vous encourage, vous hasardez le paquet; vous devenez audacieux, téméraire, et vos témérités ne sont pas heureuses. Je crains que vous n'ayez lâché quelque parole imprudente.... Que lui avez-vous dit?
—Vous me calomniez, madame. J'ai été tout le jour très prudent, très réservé. Je n'ai pas osé offrir la bataille, tout au plus ai-je engagé une légère escarmouche.
—Je vous prie, quelques minutes avant minuit, au moment de partir, que lui avez-vous dit?
—Puisque vous voulez le savoir, je lui ai dit: «Mademoiselle, vous m'avez fait ce soir l'honneur de me prendre pour votre avocat; me permettez-vous demain de vous prendre pour mon juge et de mettre mon sort dans vos mains?»
—Voilà ce que vous appelez une légère escarmouche!... Et qu'a-t-elle répondu?
—Elle n'a répondu ni oui ni non, ou plutôt, pour être tout à fait exact, elle a dit non, mais je vous jure sur mon honneur que son sourire disait oui.
—Un sourire de ma chère petite sœur! répliqua Mme Sauvigny. La belle caution! la belle garantie!
—Vous ne l'aimez donc plus?
—Je l'aime tous les jours davantage.
—Mais vous croyez que je lui déplais?
—Je crois que vous êtes de tous les hommes celui qui lui déplaît le moins; je crois aussi qu'il faudra l'aller chercher avec la croix et la bannière pour la réconcilier avec le mariage, qui de toutes les chaînes est à ses yeux la plus lourde et la plus humiliante.
—Je me charge de la lui faire aimer; je la lui rendrai si légère! Que dis-je, c'est moi qui la porterai. Vous me tenez, n'est-ce pas? pour un très bon garçon, d'humeur commode. Ah! par exemple, il est des points sur lesquels je suis intraitable; mais dans le détail de la vie, et après tout la vie se compose de détails, je serai très doux, très facile, très complaisant, c'est dans ses yeux que je chercherai ma volonté.... Faites venir cette Diane, qui méprise les hommes; vous lui expliquerez en ma présence que je ne suis plus un homme, qu'elle m'a réduit à l'état de bête, que je serai son caniche, qu'elle me mènera en laisse, qu'elle m'aura à sa merci, que je suis un de ces toutous qui lèchent la main qui les frappe.
—Et si elle commande à Azor de brûler ses livres de mathématiques?
—Azor les brûlera tous jusqu'au dernier. Le calcul infinitésimal a toujours été ma consolation. Si j'épouse cette divine et exécrable créature, de quoi me servira-t-il? La joie où je serai de la posséder à jamais me consolera suffisamment de tous les déplaisirs qu'il lui plaira de me donner.... Faites-la appeler, madame. Vous lui direz que je suis venu vous demander sa main; je ne peux plus attendre; qu'elle ordonne de mon sort!
—Malheureux, vous êtes fou, lui repartit Mme Sauvigny; vous jouez à tout perdre. Vous m'aviez priée, il y a quelque temps, de vous venir en aide, et je vous avais répondu: «C'est à vous de la persuader!» Je me ravise; vous êtes un de ces fiers maladroits; une de ces têtes chaudes qui prétendent brusquer les places qu'il faut assiéger en forme. Confiez-moi le soin de vos intérêts; mais j'exige que vous soyez très sage, très docile. Convenons de nos faits.
—Commandez, vous serez obéie.
—Promettre et tenir sont deux. Je le prévois, vous gâterez nos affaires par quelque échappée, par quelque frasque. Voulez-vous savoir ce que vous feriez si vous étiez vraiment sage?
—Quoi donc?
—L'hiver dernier, à Nice, vous aviez lié connaissance avec un grand propriétaire anglais, réputé l'un des plus habiles éleveurs de tout le Royaume-Uni. Il vous a écrit récemment pour vous presser d'aller faire un séjour chez lui. Si vous m'en croyez, vous irez étudier de près ses moutons, ses vaches, ses chevaux et ses porcs, vous passerez un mois dans cette agréable société. Pendant ce temps, la taupe travaillera; si elle ne réussit pas, ce ne sera pas faute de zèle.»
Il leva les bras au ciel. S'éloigner, s'en aller, être un grand mois sans la voir! Impossible!
Elle insista, parla haut et clair, le menaça de l'abandonner à son mauvais destin; il finit par se rendre.
«Que le ciel bénisse cette bonne taupe, s'écria-t-il, et l'aide à creuser sa galerie! Demain soir, j'aurai passé la Manche.»
Et, lui ayant baisé les mains, il partit. Dix minutes plus tard, Jacquine entrait. Elle avait l'œil scintillant de malice.
«Décidément, Charlotte, ce jeune homme est fort ponctuel, on ne saurait trop louer son exactitude.
—De quel jeune homme pariez-vous, ma chère?
—Je parle de M. André Belfons, qui sort d'ici.
—Comment savez-vous....
—Je l'ai vu sortir, j'étais à ma fenêtre.... Ma petite maman, lui avez-vous accordé ma main?
—Je vous prie de croire qu'il ne me l'a pas demandée.
—Quand Charlotte altère ou déguise la vérité, répliqua-t-elle, Charlotte rougit, et dans ce moment Charlotte est rouge comme le feu.
—Vous êtes donc sûre qu'il est venu faire sa demande? Cela prouve que vous lui aviez donné quelque encouragement.
—Je ne lui veux point de mal. Il est gentil, c'est un bon garçon, dont la candeur m'amuse; quelque amorce que je mette au bout de ma ligne, le poisson mord.
—M. Belfons n'est pas seulement un bon garçon, dit Mme Sauvigny avec un accent de reproche. C'est un homme de grand mérite et un cœur d'or, et si j'étais Mlle Jacquine Vanesse, je ne serais pas tentée de m'amuser de lui.»
Au même instant, elle vit la porte du salon se rouvrir pour livrer passage au docteur Oserel et à M. Saintis, qui venaient s'assurer qu'elle ne se ressentait pas de ses fatigues de la veille. Jacquine leur tournait le dos, mais juste en face d'elle il y avait une glace. Mme Sauvigny l'avertit qu'elles n'étaient plus seules, en posant sur ses lèvres l'index de sa main droite, et elle accompagna son geste d'un chut! fort expressif. Jacquine ne remarqua ni le geste ni le chut! ou plus probablement ne voulut pas les remarquer. Haussant la voix:
«Après tout, dit-elle, je suis fort sensible à la démarche de M. Belfons. Si un homme pouvait me réconcilier avec le mariage, ce serait lui; mais ce ne sera pas l'affaire d'un jour; qu'il me laisse le temps de réfléchir!»
À ces mots, s'étant retournée, elle parut fort surprise de se trouver en présence de M. Saintis, et elle se retira, l'oreille basse, comme si elle eût été confuse de son étourderie.
Mme Sauvigny et les deux survenants furent quelques secondes à se regarder. Elle paraissait fort contrariée; M. Saintis avait le front plissé et lugubre; le docteur seul semblait content.
«Que ceux qui n'ont pas l'ouïe dure entendent! dit-il en se plongeant dans un fauteuil qui craqua sous lui. Mlle Vanesse, plus avisée à l'ordinaire et plus secrète, vient de nous apprendre que M. Belfons a fait tout à l'heure une démarche qui l'a touchée. Elle demande à réfléchir, cela est juste et naturel. Mais je crains que, livrée à elle-même, sa sagesse n'ait bien du mal à triompher de son horreur pour le mariage. Heureusement vous êtes là, madame; vous avez beaucoup d'autorité sur elle, peut-être viendrez-vous à bout de ses virginales résistances.
—Je ferai mon possible, répondit-elle d'un ton bref; je suis convaincue que ce mariage serait pour tout le monde un heureux événement.
—Très heureux!» fit-il d'un air pénétré.
Et il se frotta le nez avec la pomme de sa canne.
«Ce serait un grand débarras, pensait-il; le malheur est que ce n'est pas elle qui me gêne le plus; je commençais à m'y faire. Qui me débarrassera de l'autre?»
Il regarda de côté M. Saintis et s'avisa que ce musicien avait le teint brouillé et la physionomie d'un homme qui vient d'avaler un grand verre de vinaigre ou de vin de prunelle.
M. Valery Saintis s'était promis de se bien tenir et de se taire; la passion fut la plus forte, il parla. C'est un prodigieux effort de vertu que de se laisser voler sans crier au voleur.
«Je suis désolé de vous contredire, chère madame, fit-il d'un ton brusque, grondeur, presque colère. Cet événement que vous qualifiez de fortuné serait à mes yeux un vrai désastre, et si, usant de votre autorité, que je crois très grande, vous arrachiez à votre pupille son consentement, vous lui rendriez un triste service. Comment pouvez-vous travailler à une union si mal assortie? Jamais projet ne fut plus absurde. M. Belfons est fait pour épouser Mlle Vanesse comme moi pour me marier avec la lune.... Il m'en coûte, poursuivit-il en s'échauffant, de mal parler d'un de vos amis, mais je ne partage point votre admiration pour ce propriétaire de biens-fonds. Il m'a toujours paru très ordinaire, très médiocre, et Mlle Vanesse, qui a une rare intelligence, aurait bientôt découvert les bornes de ce génie. Croyez-moi, cette haine, cette répulsion qu'elle ressent pour le mariage est un avertissement de sa nature, qui proteste contre la violence que vous prétendez lui faire. Eh! que diable, laissez-la se rendre heureuse à sa façon, consulter ses goûts et ses dégoûts, suivre les règles de conduite qui conviennent à son caractère, à son tempérament. Je vous l'ai dit, vous aimez trop à marier les gens. Ne vous mêlez pas de cette affaire, ne poussez pas à la roue, vous assumeriez une lourde responsabilité. C'est une belle chose que de faire le métier de providence; encore faut-il y mettre quelque discrétion.»
Il s'aperçut que Mme Sauvigny l'écoutait et le regardait avec un étonnement croissant, voisin de la stupeur. Il s'empressa de tourner bride.
«Mais, à quoi pensai-je? reprit-il, en changeant de ton. C'est bien à moi de vous donner des conseils! Vous n'en devez prendre que de vous-même et de votre chère raison, qui a toujours raison. Grâce à Dieu, vous n'êtes pas une étourdie comme ma sœur.»
Là-dessus, il raconta que Mme Leyrol avait eu récemment la main malheureuse, qu'après avoir marié le Grand-Turc à la république de Venise, elle avait dû les aider à se démarier. Il tâchait de donner à son histoire un tour plaisant; il s'évertuait, se trémoussait, se battait les flancs, il parlait par saccades. Tout en discourant, il se disait: «Il faut que je la voie. Cela presse. Elle est fantasque; je la crois capable de faire un coup de tête, de dire oui dès ce soir.... Quel jour est-il? Jeudi. C'est un des jours où elle va faire la lecture à Mlle Racot. Ne pourrais-je pas aller l'attendre sur la route, à son retour? À quoi bon? Elle ne sera pas seule.... La pendule marque trois heures. Peut-être n'est-elle pas encore partie....»
Il se leva, prit son chapeau, alléguant que l'aimable accompagnateur, qui la veille avait tenu le piano, passait la journée chez lui, qu'il ne pouvait décemment lui brûler plus longtemps la politesse, et il sortit, après avoir prévenu Mme Sauvigny qu'il viendrait le lendemain lui demander une tasse de thé.
Il avait eu une bonne inspiration: comme il traversait la cour, il avisa devant la grille un tilbury attelé et, à la tête du cheval, Mlle Vanesse occupée à l'émoucher. Elle attendait son cocher, qui était monté s'habiller. Il l'aborda, en disant:
«Mademoiselle Jacquine Vanesse, je désire avoir avec vous une conversation sérieuse. J'ai des choses très importantes à vous dire.
—À votre aise, j'écoute.
—Ah! permettez, cet entretien demande plus de mystère. Prenons un rendez-vous; fixez vous-même l'heure et l'endroit.
—Le puis-je? répondit-elle en détournant les yeux. Et si je le pouvais, le dois-je? J'ai constaté avant-hier que vous êtes un homme peu sûr, un homme dangereux, qui ne se contente pas d'user, qui abuse; je m'en suis plainte à vous, et j'ai pris la résolution d'éviter les tête-à-tête.
—Mademoiselle, je vous le répète, il faut absolument que nous causions ensemble, répliqua-t-il d'un ton d'autorité. Il y va de votre bonheur et du mien.»
Après un instant d'hésitation:
«Vous causez quelquefois avec votre jument blanche, fit-elle; j'ai deux mots à dire à mon cheval.»
Et, promenant ses mains sur les naseaux du poney, qui semblait goûter ses caresses:
«Prosper, la nuit sera belle, j'en profiterai pour donner la chasse aux papillons nocturnes. Il y en a par ici de fort beaux, entre autres une des plus grandes espèces de nos pays, la phalène du sureau, qui s'appelle dans une langue que tu ne sais pas l'urapteryx sambucaria. Cette phalène est d'un jaune de soufre et ses ailes sont rayées de brun. L'exemplaire que j'en possède dans ma collection s'est détérioré, je désire le remplacer. Ce soir, après dîner, vers neuf heures, je me rendrai dans un bosquet qui termine l'avenue du parc où l'on passe le moins. Tout près de là est un petit portail de bois, dont on ne retire jamais la clef; nous habitons une maison où l'on ne craint pas les voleurs. Mais, sais-tu, Prosper, on prétend que ce que femme veut, Dieu le veut. Dans la maison que j'habite, ce sont les dieux qui veulent, et la femme obéit.»
Elle achevait sa harangue quand son cocher survint. Elle sauta lestement dans le tilbury. Selon sa coutume, elle voulut conduire; elle prit le fouet en main et rendit les guides au poney, qui partit au grand trot.
«Ah! mais non, grommela entre ses dents M. Saintis, en la regardant s'éloigner, cet imbécile ne l'aura pas. C'est un morceau trop friand, trop délicat, trop cher pour lui. Je veux être perdu d'honneur s'il en tâte.»
Le docteur Oserel venait d'éprouver une douce surprise; un bonheur inespéré lui était tombé du ciel. Il lui semblait qu'en un clin d'œil les affaires avaient changé de face, que, par un étrange retour de fortune, tout conspirait pour lui, qu'avant peu il serait débarrassé de ses ennemis et de ses anxiétés. La veille, pendant que tout le monde s'amusait, il était rongé de dépit, d'envie et d'inquiétude; les lendemains de fêtes étaient ses fêtes; il se sentait au cœur cette surabondance de joie qui est le partage des âmes délivrées du purgatoire.
Il se renversa dans son fauteuil, se gratta le menton et dit:
«Ah ça! madame, que se passe-t-il donc? Que signifie l'inconvenante incartade que vous a faite M. Saintis, le noir chagrin qu'il a manifesté en apprenant que M. Belfons avait des vues sur Mlle Vanesse? Il semblait vraiment qu'on lui prit son bien.... Serait-il amoureux de cette jeune personne?»
Mme Sauvigny ne répondit pas. Il aurait pu deviner à sa pâleur qu'elle avait eu la même pensée que lui, et il se fût montré généreux en la laissant à ses réflexions. Il jeta de l'huile sur le feu; il fut brutal.
«Votre ami a l'humeur changeante, poursuivit-il. Jadis il ne pouvait souffrir Mlle Jacquine Vanesse, il l'avait en horreur; il s'est ravisé. Il nous a dit un soir, s'il m'en souvient, qu'elle était à ses yeux un joli, un très joli petit monstre; il aurait dû ajouter que les monstres, quand ils sont jolis, ont pour les artistes un irrésistible attrait. Il faut s'entendre sur le sens des mots et ne les employer que dans leur acception rigoureuse. Pour les anciens, les monstres étaient les gorgones, les griffons et les harpies; pour le vulgaire d'aujourd'hui, ce sont les moutons à six pattes et les veaux à deux têtes. Ce qui constitue le vrai monstre, dans le sens scientifique du terme, c'est une conformation inusitée, insolite, qui peut être aussi séduisante que singulière. La physiologie moderne a reconnu que toute anomalie est le résultat d'un arrêt de développement, mais que la plupart du temps cet arrêt correspond au développement prématuré, trop rapide, d'autres parties de l'organisme. C'est le cas de Mlle Vanesse. À l'âge où les petites demoiselles commencent à peine à se douter qu'on ne ramasse pas les poupons sous les choux, elle avait toutes les curiosités et toutes les divinations, elle connaissait l'envers des choses et les dessous de la vie. En revanche, d'autres cases de son cerveau étaient demeurées en friche, et elle n'acquerra jamais cet ensemble coordonné de notions communes qu'on appelle le bon sens. Elle joint à une étonnante maturité d'esprit les raisonnements puérils, les enfantillages. Elle ressemble à ces fruits précoces, mais mal venus, qui, encore verts d'un côté, de l'autre sont déjà blets. Cette fille subtile et déraisonnable n'a point d'âge, et c'est peut-être ce qui la recommande à l'admiration de M. Saintis.»
Mme Sauvigny persistait à garder le silence, et à peine l'écoutait-elle, occupée qu'elle était à démêler ses propres pensées.
«Non seulement Mlle Vanesse n'a point d'âge, reprit-il après une courte pause, elle n'a point de sexe. Je ne la soupçonnerai jamais d'être un homme, et je nie qu'elle ait les nerfs et le cœur d'une femme. Sa principale fonction dans ce monde, sa grande affaire est d'être et de rester vierge. Soit orgueil, soit par l'effet d'un respect superstitieux pour sa petite personne, elle met sa gloire à mépriser l'amour et à se défendre contre toute attaque. Je l'ai définie dès le premier jour une vierge noire, et sans doute la couleur de son âme la rend plus désirable et plus précieuse à votre ami. Il a du goût pour l'extraordinaire et pour les entreprises hasardeuses, et il se pique facilement au jeu. Il a juré qu'il viendrait à bout de ce cœur qui se refuse, de cette chair que rien n'émeut, qu'il dompterait ce joli petit monstre, qu'il dénouerait cette indénouable ceinture....»
Il parlait dans la plénitude de son cœur, on voyait briller dans ses yeux la joie féroce du sanglier qui fait face au vautrait et découd le ventre d'un chien. Il ne jouit pas longtemps de son triomphe; il eut une alerte, qui fut vive, Mme Sauvigny s'était levée brusquement et lui criait d'une voix frémissante:
«En voilà assez; pas un mot de plus! Taisez-vous!... Si l'amitié est à vos yeux un privilège qui dispense de tous les égards, dès aujourd'hui rompons la paille.»
Il sentit qu'il était allé trop loin; il s'humilia, fit amende honorable, s'anéantit. Elle refusa d'entendre ses excuses. Elle ne connaissait plus rien, ne se possédait plus.
«Taisez-vous, vous dis-je, et laissez-moi. Votre langage me révolte, votre figure m'est odieuse. Vous êtes un bourru malfaisant et vous avez trop longtemps abusé de ma patience. Sortez, allez-vous-en; je vous déteste. Attendez pour reparaître ici que je vous aie prié d'y revenir.»
Il se retira en baissant la tête, les épaules serrées, le visage bouleversé; il avait l'air d'un homme qui a reçu la foudre. Il venait d'assister à une colère de Mme Sauvigny, et c'était une chose qu'il n'avait jamais vue. Il avait toujours posé en principe que cette nerveuse tranquille était incapable de se fâcher. Les savants se trompent quelquefois.
XVIII
Une méthode recommandée pour la chasse aux papillons nocturnes consiste à déposer dans un berceau de verdure une veilleuse allumée, qu'on y laisse brûler toute la nuit. Il faut avoir soin de l'abriter par un entonnoir en verre, qui empêchera le vent de l'éteindre et les papillons de s'y rôtir les ailes. Le lendemain, Dieu aidant, vous aurez peut-être le plaisir de surprendre dans leur repos une nombreuse compagnie de phalènes, appliquées sur le tronc des arbres ou collées à la charpente du berceau.
Un papillon de grande taille avait hâte de se faire prendre: M. Valery Saintis se présenta au rendez-vous bien avant le moment fixé. La nuit secondait son entreprise; le ciel était voilé, mais la couche de nuages était mince, et la lune dans son plein répandait sur la campagne une clarté diffuse, à la faveur de laquelle il put regarder l'heure à sa montre et s'assurer qu'il était en avance. Il descendit de sa bicyclette à deux pas du petit portail à claire-voie, qui n'était fermé qu'au pêne, et, quelques minutes après, il s'introduisait dans le bosquet de sureaux, dont le milieu était occupé par une petite table de pierre. Il s'assit dans un fauteuil rustique, et il attendit. Il était impatient, mais il n'était pas inquiet. Il était sûr de sa somnambule et de son empire sur elle; il l'avait à son commandement, elle avait fait vœu d'obéissance.
Il ne s'abusait pas; il aperçut dans le parc une lumière mouvante, qui suivait les sinuosités d'un sentier et semblait se diriger vers le bosquet.
«C'est elle, se dit-il; je ne doutais pas qu'elle ne vînt.»
Elle arriva bientôt, tenant à la main sa veilleuse enfermée dans une lanterne. La soirée étant fraîche, cette déesse des bois s'était affublée d'un collet, dont elle avait rabattu le capuchon sur sa tête. Elle déposa sur la table de pierre sa lanterne, après en avoir essuyé les verres avec son mouchoir. Il la regardait en silence et la trouvait exquise. Il décida que cette esclave faisait honneur à son maître, que la Circassie ne produisait aucune fleur digne de lui être comparée, qu'elle valait à elle seule un harem tout entier, et son orgueil s'arrondissait.
«Le pacha turc le plus blasé, pensait-il, m'envierait ma conquête. Il y a en moi plusieurs hommes, et l'un d'eux est un homme de théâtre; c'est à lui que je la donne. Elle sera dans ma riche et heureuse existence la part de la fantaisie.»
Elle se tenait debout devant lui et ne lui jetait que des regards furtifs. Elle semblait éviter ses yeux, dont elle redoutait la puissance magnétique.
«Vous le voyez, dit-elle en lui montrant du doigt la lanterne, c'est bien pour chasser aux papillons que je suis venue dans ce bosquet de sureaux. J'y rencontre par hasard mon maître et seigneur; je ne le cherchais pas, ma conscience n'a rien à me reprocher.
—Mademoiselle Jacquine Vanesse, convenez que votre conscience ne vous tourmente pas souvent; je la crois très bonne fille, et il est des cas où je la voudrais plus sévère.
—De quel crime m'accusez-vous?
—J'ai appris tantôt de votre bouche que M. Belfons avait demandé votre main, que sa démarche vous avait touchée, qu'il était le seul homme qui pût vous réconcilier avec le mariage. Vous l'avez dit, et vous avez la conscience nette! Eh quoi! vous consentiriez à être la femme d'un rustaud qui n'a pour lui que ses millions! Sachez qu'on ne violente pas impunément sa nature et sa destinée. Je vous connais, vous ne tarderiez pas à prendre en dégoût votre épais bonheur bourgeois. On vous a longtemps reproché votre humeur chagrine et farouche. Ah! vraiment, on vous a trop apprivoisée, vous êtes devenue trop accommodante. Appartenir à ce bélître! La pièce s'annonçait bien; quel dénouement, bon Dieu!... Vous allez me jurer solennellement que jamais, au grand jamais, quelques conseils qu'on vous donne, quelque pression qu'on exerce sur vous, on ne pourra vous déterminer à épouser M. Belfons.»
Elle ne prononça pas le serment qu'il réclamait. Elle suivait des yeux une petite phalène qui tournoyait autour de la veilleuse, et qui ne lui inspirait qu'un médiocre intérêt; ce n'était pas une urapteryx sambucaria.
«Vous n'avez pas encore juré, reprit M. Saintis avec un peu d'irritation. Il y a cent bonnes raisons pour que vous n'épousiez pas M. Belfons, il n'y en a pas une pour que vous l'épousiez,... à moins toutefois que vous ne l'aimiez.
—Mon cœur, murmura-t-elle, n'a point de secret pour vous, et vous savez mieux que personne ce qui s'y passe. Mais je crois M. Belfons sérieusement épris de moi, et il pourrait arriver que, s'il s'obstinait dans sa poursuite, de guerre lasse, dans un moment de faiblesse, touchée de pitié....
—Vous vous imaginez donc, interrompit-il, que cet olibrius sait aimer? Il mourra sans avoir pénétré les mystères de la grande passion. Par un effort de son génie, il s'est avisé que vous étiez divinement jolie; le beau mérite! Les vaches qui vous regardent passer le long des chemins ont fait avant lui cette découverte; mais, comme les vaches, il ne saura jamais ce que vous valez. Il faut avoir des yeux et un cœur d'artiste pour sentir ce qu'il y a en vous de particulier, de rare et de prenant.... Ah! croyez-moi, dispensez-vous de le plaindre, ce serait de la pitié mal placée.
—Si vous ne voulez pas que je le plaigne, permettez-moi d'avoir un peu de compassion pour moi-même. Franchement, vous n'entrez pas dans mes peines, vous vous souciez peu de mes intérêts. Ma situation n'est pas gaie. Je vis dans une maison étrangère, où la charité m'a accueillie et où me retient la plus tendre des amitiés. Mais dans quelques semaines Mme Sauvigny sera la femme d'un célèbre musicien. Jusqu'ici elle m'a prouvé par ses attentions que je lui étais chère et qu'elle tenait à moi. Du jour où elle aura épousé l'homme qu'elle aime, peut-être, malgré elle, me fera-t-elle sentir que je suis de trop dans son chalet. Je serai prompte à m'en apercevoir; j'ai l'épiderme délicat, et mon orgueil est chatouilleux. J'aurai bientôt fait de plier mon petit paquet et de m'en aller pour ne plus revenir. Mais où irai-je? que deviendrai-je? Si j'épousais M. Belfons, j'aurais un chez moi. Il est permis de songer à l'avenir, et c'est pourquoi je ne prête pas le serment que vous prétendez m'arracher.
—Vous êtes injuste, mademoiselle, autant qu'ingrate, répliqua-t-il. Vous vous figurez donc que je ne m'occupe point de vos intérêts, de votre avenir? Pourquoi suis-je ici? Je désirais vous entretenir dès aujourd'hui des projets que j'ai formés pour vous. Écoutez-moi: quoi qu'en pense votre modestie, vous avez révélé hier une puissance de talent et d'émotion que je ne vous soupçonnais pas, et quelques minutes ont suffi pour changer l'opinion que j'avais de Mlle Vanesse, pour me convaincre qu'il ne dépend que d'elle de devenir une grande artiste. En retournant le soir dans son ermitage, M. Saintis eut une vision: il se crut transporté dans une salle de spectacle où l'on donnait sa Roussalka, représentée pour la première fois trois ou quatre ans auparavant. Le succès avait été contesté; M. Saintis avait beaucoup d'ennemis; il avait eu raison des jaloux et de leurs cabales, mais sa victoire avait du plomb dans l'aile. Un directeur intelligent venait de reprendre la Roussalka pour les débuts d'une jeune cantatrice, dont on ne parlait encore que sous le manteau de la cheminée, et grâce à sa beauté étrange, à son admirable voix, à la sûreté de sa méthode, cette reprise était un triomphe. La débutante, c'était vous, et vous étiez de moitié dans la gloire du musicien.
—Ah! monsieur, dit-elle, quand donc renoncerez-vous à vous moquer de moi?
—Jamais je ne fus plus sérieux. Cordes de la voix, cordes de l'âme, il semble que ce rôle vous ait été destiné, qu'en écrivant ses vers et sa musique, le compositeur n'ait cessé de penser à vous. J'ai acquis la conviction que vous êtes un grand talent inculte, un diamant emprisonné dans sa gangue. Je vous le répète, il ne tient qu'à Mlle Vanesse d'être un jour une grande cantatrice. Ah! par exemple, ce ne sera pas l'ouvrage d'un jour; c'est par un obstiné travail que vous arriverez.... Que mes conseils soient pour vous des ordres! Dès le lendemain de ce mariage qui vous inquiète, vous donnerez à entendre à Mme Sauvigny que désormais sa maison vous déplaît, et vous retournerez à Paris. Je vous mettrai dans les mains d'une femme qui est un incomparable professeur de chant. Elle m'a des obligations; j'obtiendrai sans peine qu'elle vous prenne chez elle, vous serez sa pensionnaire et son élève. Aussi bien je serai là, je surveillerai, je dirigerai cette éducation. Ce sera l'affaire de deux ans, et je me charge du reste.»
Elle le regardait d'un air interdit. Puis, d'une voix sombre:
«Être de moitié dans la gloire de M. Saintis! Quel rêve! Et pourtant, quand ce rêve devrait s'accomplir, cela ne me suffirait pas.
—Que vous manquerait-il encore?
—Depuis deux mois, depuis le jour où j'eus la candeur de changer ma coiffure dans la vaine espérance de plaire à un homme que je croyais haïr, j'ai tant changé que je ne me reconnais plus.... Vous promettez une couronne d'étoiles à l'artiste. Que donnerez-vous à la femme?»
Il prit plaisir à lui faire attendre sa réponse. «Pauvre petite, qui demandes l'aumône, pensait-il, sois tranquille, on te la fera.» Puis, se penchant vers elle:
«La femme est bien modeste dans ses prétentions, puisque, à la rigueur, elle se contenterait de ce que peut lui offrir M. Belfons.
—Ne parlez pas mal de lui. Il a sur d'autres hommes cet avantage que, lorsqu'il aime, il le dit, et le dit si bien qu'on l'en croit.
—Et si je vous disais que je vous aime, vous ne me croiriez pas?»
Après un silence, elle murmura d'une voix altérée, qui n'était qu'un souffle:
«Si vous m'aimiez, vous ne songeriez pas à épouser Mme Sauvigny.
—Seigneur Dieu! fit-il, que les petites filles ont le cerveau dur et étroit! Et qu'il est difficile de leur expliquer certaines choses! Livrées à leurs propres lumières, elles ne comprennent pas qu'il est des femmes qu'on épouse et d'autres qu'on aime sans avoir aucune envie de les épouser.
—Mais, si je ne me trompe, c'est un mariage d'amour que vous faites.
—N'en doutez pas.»
Elle voulait parler, et la parole expirait sur ses lèvres. Elle réussit enfin à dire:
«Ce sacrifice serait trop grand? Vous ne pourriez vous résoudre à me le faire?
—Jamais, au grand jamais! s'écria-t-il. Vraiment les petites filles sont insupportables, elles ne comprennent rien à rien, elles voient des contradictions où il n'y en a point. M'entendez-vous? Mme Sauvigny est nécessaire à mon bonheur, à mon talent, elle est adorable et je l'adore. Elle est de ces femmes qui transportent un homme de la terre dans le ciel; on en connaît d'autres qui font descendre le ciel sur la terre. Les dieux ont l'humeur inquiète; ils s'ennuient parfois dans leur Olympe, ils veulent voir autre chose.... Cette femme unique est une magicienne bienfaisante, elle sait plus d'un secret et met des baumes sur les blessures. Mais elle n'est pas experte en magie noire, et l'amour qui est une fièvre, une extravagance, une maladie, un voluptueux malheur, ce n'est pas auprès d'elle qu'on en savoure les délices.... Mademoiselle Jacquine Vanesse, vous êtes une Roussalka, une sirène et la plus charmante des empoisonneuses; vous m'avez infusé dans les veines un peu de ce venin subtil, délicieux et funeste, qui brûle le sang, et croyez-moi, ne me croyez pas, je suis à l'heure qu'il est follement amoureux de vous.»
Il avait la tête troublée, il n'était plus maître de lui. Le mystère de cette entrevue nocturne et d'un visage qui tour à tour se dérobait dans l'ombre d'un capuchon ou lui apparaissait à la clarté vacillante et rougeâtre d'une veilleuse, un grand ciel sans étoiles, une lune qui éclairait et qu'on ne voyait pas, une nuit baignée d'une vapeur de lumière, le parfum pénétrant qu'exhalait un buisson de citronnelle en fleur, des papillons tournoyants, qui cherchaient sans bruit leur destin, une chouette cachée dans un sapin noir, son hôlement doux et sinistre, dont les retours réguliers semblaient dire que ce qui doit arriver arrive, que toutes les fatalités s'accomplissent.... Non, il ne se possédait plus; il n'était pas jusqu'au son de sa propre voix qui ne grisât son imagination et son cœur, et leur ivresse se communiquait à ses sens.
«Ne craignez point, dit-il en se levant. Vous me traitez d'homme dangereux, je suis le sage des sages. Ma devise sera: feuille à feuille.»
Et s'avançant vers elle: «Je n'en ai pris qu'un avant-hier, il m'en faut dix».
Cette fois, elle se tenait en garde contre les surprises. Elle fit un saut de côté et mit la table de pierre entre elle et lui. Ils se mesurèrent un instant des yeux. Frappé d'étonnement, il ne reconnaissait plus son esclave. Aussi droite qu'une statue, le front sourcilleux, la bouche de travers, l'œil plombé, elle le regardait avec un sourire méprisant et lui jetait un défi.
«Votre devise me plaît, dit-elle. Feuille à feuille! Quelles fêtes vous me préparez! Et qu'ils aient ou non du génie, que les fats sont faciles à tromper!.... Vous ne voyez donc pas que, depuis deux mois, vous vous laissez mystifier par une petite fille au cerveau étroit et dur!... Vous êtes un imprudent; vous saviez que la femme que vous vous étiez promis d'épouser a le cœur aussi fier que tendre.»
Puis, haussant le ton:
«Dois-je dire à Mme Sauvigny, qui me croira, que vous goûterez un plaisir extrême à la posséder, mais que vous comptez sur moi pour vous consoler de votre bonheur?... Trouvez des raisons ou des prétextes pour ne plus la voir, et je serai discrète comme une phalène.»
La vipère s'était redressée et sifflait. Tout à coup, ce qui n'arrive guère aux serpents, elle partit d'un éclat de rire, et ce rire strident, saccadé, diabolique, qui jadis avait épouvanté Mme Vanesse et un valet de ferme, fit reculer de deux pas M. Saintis. Il se heurta contre une branche d'arbre, son chapeau tomba à terre, il se baissa pour le ramasser; quand il se releva, la vipère avait disparu. Il ne vit plus qu'une veilleuse, protégée par une lanterne contre les empressements d'êtres ailés, désireux de se brûler à sa flamme. Ils semblaient désespérés de ne pouvoir arriver jusqu'à elle, et pourtant M. Saintis, en comparant leur sort au sien, le trouva digne d'envie.
Après avoir eu cet accès de colère dont le docteur Oserel devait garder éternellement la mémoire, Mme Sauvigny avait fait de grands efforts pour s'apaiser, pour se calmer; mais, quoique son visage ne le dît pas, elle était rongée par l'inquiétude. Il est des états d'esprit où l'on se prend à douter que les choses, les âmes, les caractères soient gouvernés par des règles: toutes les certitudes acquises s'évanouissent, on n'a plus d'opinion arrêtée sur rien ni sur personne, les hommes sont des fantômes dont on ignore les secrets, la vie a le décousu et les déraisons d'un mauvais rêve, tout semble possible et tout fait peur. Il semblait à Mme Sauvigny que le malheur rôdât autour de sa maison et n'attendit pour entrer que de trouver une porte ouverte.
Elle avait dîné tête à tête avec Jacquine, et s'était demandé plus d'une fois si cette jeune fille assise à sa table était bien celle qu'elle avait coutume d'y voir, si ce n'était pas une seconde demoiselle Vanesse, qui ne ressemblait que de visage à la première, si cette inconnue au cœur tortueux, à l'âme ténébreuse, avait comme l'autre une sincère aversion pour l'amour et pour les hommes qui lui en parlaient. Une heure plus tard, elle la vit sortir, une lanterne à la main, et se dit: «Je suis folle; c'est bien la même Jacquine, puisqu'elle n'a que ses papillons en tête». Tout à coup elle se prit à douter qu'il s'agit de papillons dans cette affaire. Sa sœur cadette n'allait jamais en chasse sans lui proposer de l'accompagner; l'inconnue s'était échappée furtivement, en grand mystère. Il lui vint une idée qui lui parut extravagante, absurde; mais il est des jours où, malgré soi, on croit à l'absurde. Elle voulut en avoir le cœur net; elle voulait voir, elle voulait savoir. Elle jeta une cape sur sa tête, sortit en hâte, suivit de loin une lanterne dont la flamme lui semblait danser comme un feu follet. Elle approchait du bosquet de sureaux, quand elle entendit une voix d'homme qu'elle reconnut, et qui lui donna une secousse. Elle mourait d'envie d'écouter de plus près ce que cette voix disait. Mais elle se fit un crime d'avoir été sur le point de succomber à la tentation. Sa fierté tenait l'espionnage pour un métier bas, honteux, dégradant, et lui défendait de s'avilir, et sa fierté avait toujours le dernier mot.
Elle se retira, elle s'enfuit. Elle avait l'esprit si troublé qu'elle ne voyait pas son chemin, et qu'à plusieurs reprises elle sentit son pied enfoncer dans le terreau mou d'une plate-bande. Les jambes lui flageolaient; elle s'assit sur un banc, et il lui paraissait évident que l'invraisemblable seul est vrai, qu'elle devait renoncer désormais à discerner les mensonges d'avec les vérités. Quand son cœur battit moins fort, elle se remit en marche. Mais à peine eut-elle gravi les degrés du petit perron en fer à cheval qui précédait la véranda, elle fut prise d'un autre scrupule et se reprocha d'avoir, par une fausse délicatesse, manqué à un devoir sacré: tant qu'elle avait la garde de Mlle Vanesse, elle était tenue de la surveiller; ne répondait-elle pas de son honneur? Elle allait sortir une seconde fois pour retourner au bosquet, lorsqu'elle la vit arriver. Il lui suffit de la regarder pour s'assurer que l'honneur était sauf. Mais que s'était-il passé? Cette jeune fille qu'elle ne connaissait plus avait la tête haute, l'œil ardent, le front rayonnant de joie, et son sourire exprimait l'ivresse d'une victoire.
«Vous vous disposiez à sortir, Charlotte. Voulez-vous que je vous accompagne?
—Merci, ma chère, je renonce à ma promenade. Je ne sais ce que j'ai ce soir, ce parc me fait horreur. Je ferai mieux d'aller dormir.»
Elle monta l'escalier, suivie de Jacquine fort étonnée. En atteignant le haut de la rampe, elle se retourna:
«Avec qui causiez-vous tout à l'heure dans le parc?
—Mais, Charlotte, comment savez-vous....
—Je ne sais rien, j'ai entendu de très loin une voix d'homme que j'ai cru reconnaître. Peut-être avez-vous des explications à me donner; je vous les demanderai plus tard.»
Et elle entra dans sa chambre, dont elle referma la porte sans avoir pris la main que Jacquine lui tendait.
Elle avait eu ses raisons pour retarder le moment des explications; elle était si émue, si ébranlée que, quoi que Mlle Vanesse pût lui dire, elle craignait de répondre avec des larmes; son bonheur avait sombré, elle voulait que sa dignité réchappât de ce naufrage. Durant des heures, de tristes pensées lui roulèrent dans l'esprit; elle avait sur le cœur un poids d'amertume, et son chagrin était mêlé d'indignation: elle protestait contre son sort, qu'elle n'avait pas mérité. Elle s'en prenait à tout le monde, même à son Dieu. Elle se souvint que le jour où elle avait projeté de servir de mère à une jeune fille qui lui inspirait une profonde pitié, elle avait dit au grand inconnu: «Je t'offre ma bonne action, bénis-la». Quelle étrange bénédiction il avait versée sur elle! que cette manne céleste était douce à son palais! Après avoir écouté ses plaintes, son Dieu, qui ne demeurait jamais court, lui répondit par la bouche du moine qui a écrit l'Imitation: «Rien n'est pur ni parfait de ce qui est mêlé d'intérêt propre. Ne demandez pas ce qui est doux, mais ce qui me plaît.» Elle fit un retour sur elle-même: elle s'était promis d'employer sa vie à travailler au bonheur des autres, et elle avait cherché le sien, qui lui était apparu sous les traits d'un jeune et glorieux Apollon, dont la tête, qui ne devait jamais blanchir, était aussi légère que sa chevelure était blonde. Elle s'était flattée de lui jeter un charme, de fixer pour toujours son inconstance, et abusée par une chimère, elle avait cherché «ce qui est doux». Qu'elle payait cher son erreur! À peine avait-elle approché de ses lèvres le fruit rafraîchissant qu'un esprit de séduction avait promis à sa soif, il s'était séché, réduit en cendre, et cette cendre insipide, nauséabonde, criait sous ses dents. De quoi se plaignait-elle? c'était justice, elle avait reçu le châtiment de sa faute et appris, comme l'avait dit un moine, «que rien n'est parfait de ce qui est mêlé d'intérêt propre», qu'il ne faut pas se dévouer à moitié ni se reprendre après s'être donné.
Ces réflexions austères la calmaient, sans adoucir sa peine; mais détachée d'elle-même, tantôt assise, tantôt marchant à petits pas, elle causait avec sa tristesse comme avec une étrangère dont le martyre la touchait, et à qui elle offrait des consolations. Après beaucoup d'allées et de venues, elle finit par s'accroupir sur le pied de son lit, et le front dans ses mains, les yeux clos, elle se plongea, s'enfonça dans un de ces grands silences de l'âme et des sens, où l'on s'engloutit comme dans un gouffre: tous les bruits de la terre s'étaient éteints, son cœur ne parlait plus; perdue dans une immensité, sa vie n'était qu'un point qu'elle avait pris pour un monde; elle sentait son infinie petitesse et jouissait de son néant. Lorsque, à la pointe du jour, elle sortit de cet abîme, elle avait fait son sacrifice.
Le matin, de bonne heure, comme elle achevait de s'habiller, elle reçut la visite de Mlle Vanesse, et son premier mot fut pour lui dire d'une voix qui ne tremblait pas:
«Puisque vous l'aimez, puisqu'il vous aime, il faut vous épouser.»
Frappée de stupéfaction, Jacquine la regardait bouche béante.
«À qui parlez-vous, Charlotte? Vous vous imaginez donc.... Êtes-vous folle?»
Mme Sauvigny s'était assise et attendait.
«Il est bien fâcheux, reprit Jacquine, que vous soyez descendue hier soir dans le parc; il est encore plus fâcheux que, nous ayant surpris dans notre bosquet, M. Saintis et moi, vous n'ayez pas écouté ce que nous disions. Me voilà obligée de parler, et je m'étais promis de me taire; j'ai peu de goût pour la délation. J'avais donné à entendre à M. Saintis que s'il trouvait des prétextes pour être quelque temps sans reparaître ici, je ne vous ferais point part des propositions qu'il m'a faites, que mon silence était à ce prix. Vous auriez cru à un refroidissement de sa passion, vous vous seriez refroidie vous-même, le lien se serait peu à peu dénoué, je vous aurais épargné le chagrin d'une rupture.
—Quelles propositions vous a-t-il faites?» demanda d'un ton tranquille Mme Sauvigny.
Mlle Vanesse en voulait à sa sœur aînée de s'être retirée la veille sans lui donner la main, et d'avoir en ce moment un visage impassible, dont la sévérité calme la démontait. Quand on s'avisait de l'intimider, elle payait d'audace.
«Soyons justes pour tout le monde, Charlotte, reprit-elle avec un accent de froide ironie, ne calomnions pas M. Saintis. Il nous aime toutes les deux, et aucune de nous ne sera sacrifiée à l'autre. C'est un galant homme, qui veut bien faire les choses. Son cœur est si grand que deux femmes y peuvent loger à l'aise, et du reste il estime que ce n'est pas trop de deux pour en faire une. J'ajoute que, dans ce partage, vous avez le beau rôle. Vous êtes la femme qui ouvre les portes du ciel et qu'on épouse; je suis l'humble créature auprès de qui on oublie le ciel, et qu'il n'est pas besoin d'épouser pour entrer en possession de sa personne. Il me destine au théâtre; dans trois ans, dans quatre ans, que sais-je? je chanterai sa Roussalka, et il me récompensera de mon zèle en faisant de moi sa maîtresse. Il ne se pressera pas, il entend faire durer le plaisir et me cueillir feuille à feuille.»
Sa voix et son regard étaient de glace. Elle n'avait pas pris le temps de se coiffer; ses cheveux, négligemment noués, se déroulèrent tout à coup et tombèrent en boucles onduleuses sur ses épaules. Mme Sauvigny crut voir une tête de Méduse et une chevelure de serpents.
«Quand on médit de son prochain, poursuivit-elle, il est équitable de ne pas trop s'épargner soi-même. Durant ces dernières semaines, j'ai pris à tâche de rendre M. Saintis amoureux de moi; à la vérité, je n'y ai pas eu grand'peine, il a fait les trois quarts du chemin. On peut expliquer ma conduite de deux façons. Peut-être ai-je rêvé de vous le prendre; peut-être aussi, persuadée que vous vous faisiez de dangereuses illusions sur son caractère, ai-je voulu vous montrer ce qu'il valait et dissoudre un mariage qui eût fait le malheur de votre vie. Cette seconde explication me paraît la plus vraisemblable; mais je vois bien que, quelles qu'aient été mes intentions, vous ne me pardonnerez jamais le chagrin que je vous cause.... Mon Dieu! tout peut se réparer. Je vous le déclare franchement, M. Saintis n'a d'affection sérieuse que pour vous; il ne s'est agi entre lui et moi que d'un simple flirtage; demain il m'aura oubliée, il ne vous oubliera jamais. Épousez-le; vous en serez quitte pour le surveiller et le tenir de court. Et puis, il y a encore une autre ressource. Persuadez-vous que je vous en impose, que je vous fais des contes en l'air, que nous avons passé notre temps dans ce bosquet à contempler la lune et des papillons tournant autour d'une lanterne. Rien ne prouve que je sois véridique, rien ne vous force à me croire.
—Le malheur est que je vous crois, répondit Mme Sauvigny; mais vous n'attendez pas, je pense, que je vous remercie.
—Et pourtant, répliqua-t-elle en se dirigeant vers la porte, vous m'avez une grande obligation, je m'en rapporte à votre conscience, qui un jour vous accusera d'ingratitude.»
À peine fut-elle sortie, Mme Sauvigny écrivit un petit billet ainsi conçu:
«Le hasard a voulu que je vous aie surpris hier soir causant tête à tête avec Mlle Vanesse. Si vous avez quelque chose à dire pour votre justification, venez vous en expliquer avec moi en sa présence.»
L'exprès qu'elle dépêcha à l'Ermitage revint au bout d'une heure avec la nouvelle que M. Saintis était parti subitement pour Paris, que son valet de chambre, qui devait le rejoindre dans la journée, lui remettrait le billet.
XIX
On avait décousu, et on renonçait à recoudre. On déjeunait, dînait ensemble, on se promenait côte à côte, les corps se touchaient, et les deux âmes ne se touchaient plus, elles étaient loin l'une de l'autre. On ne parlait plus que de choses indifférentes, et on se les disait froidement. On mangeait du même pain, on vivait sous le même toit, et la vie commune avait cessé. Mlle Vanesse ne se reprochait rien; elle pensait avoir mérité les plus grands éloges. Comme Mme Sauvigny l'avait écrit un soir, quoique son caractère parût compliqué, elle n'avait d'autres règles de conduite qu'un petit nombre d'idées très simples, qui étaient à ses yeux des vérités évidentes, des axiomes. Elle s'était vengée d'un homme qui lui avait fait une grave insulte; elle estimait que la vengeance n'est pas seulement un droit, mais un devoir. Elle l'avait privé d'un bonheur dont sa fatuité ne sentait pas le prix; elle avait fait un exemple, exécuté un acte de haute justice, et la justice est la première des vertus. Mais, ce qui lui tenait encore plus au cœur, elle venait de rendre à Mme Sauvigny un inappréciable service. Qui pouvait nier qu'en l'empêchant de se donner à un homme indigne de la posséder, elle ne lui eût épargné d'amers déboires, de cruels chagrins et les humiliantes tristesses d'une déchéance! Elle lui avait sauvé la vie et l'honneur, et Mme Sauvigny lui en voulait. Quel aveuglement! Elle ressentait contre cette ingrate une sourde irritation, qui s'aigrissait de jour en jour.
Une semaine s'écoula, les âmes ne se rapprochaient pas, et on éprouvait, sans oser le dire, le besoin de rester quelque temps sans se voir. Comment sortir de cette situation embarrassante? M. Vanesse, revenu récemment du Brésil, se chargea de trouver l'expédient qu'on cherchait; il fut le dieu secourable qui intervient pour dénouer les tragédies. Il avait été gravement malade, et on l'avait envoyé rétablir ses forces en Europe. Après avoir séjourné un mois à Lisbonne où il avait des affaires à régler, il était venu se reposer tout à fait en s'enterrant dans une petite ferme qu'il possédait en Brie, près de Provins; c'était le seul débris de son patrimoine qui, faute d'acquéreur, lui fût demeuré pour compte. Il désirait y passer quelques semaines, mais l'endroit lui parut fort retiré, et si, dans ses convalescences, il aimait le repos, il n'avait jamais aimé la solitude. Ne pouvant demander à Mme Vanesse de venir partager la sienne, ce fut à sa fille qu'il eut recours. Elle le vit un matin arriver au Chalet, en lui disant: «Je t'enlève». Elle se laissa enlever.
M. Saintis était un homme bien informé, il avait l'art de se renseigner. Deux jours après le départ de Jacquine, dont il fut averti on ne sait comment, il adressait de Paris à Mme Sauvigny une longue, tendre et suppliante missive et lui demandait une audience. Cette lettre mit un peu de baume sur sa blessure: quelque sainte qu'on soit, on a son amour-propre de femme, et il est dur d'être quittée. Elle répondit non. Le surlendemain, nouvelle missive plus pressante encore que la première. Cette fois la réponse fut un peu plus longue:
«Vous perdez votre temps. Vous avez souvent vanté ma douceur; ce sont les âmes douces qui s'obstinent le plus dans leurs refus. Je veux croire que vos protestations sont sincères, qu'il n'y avait rien de sérieux ni dans vos sentiments pour Mlle Vanesse, ni dans les propositions que vous lui avez faites, que les artistes se grisent quelquefois de leurs paroles, que tout cela n'était qu'un jeu d'enfant. Convenez que vous avez été fort léger; la confiance est morte, vous ne la ressusciterez pas. Vous êtes un ami charmant, très obligeant, que je regretterai toujours; mais j'avais commis une erreur déplorable en me laissant arracher un consentement que je n'aurais pas tardé à regretter. Le jour où vous serez aussi convaincu que moi que notre projet était insensé, vous retrouverez en moi l'amie d'autrefois; mais ne me parlez plus d'amour; vous me condamneriez à ne jamais vous revoir.»
Il se le tint pour dit; elle apprit bientôt qu'il avait rendu au propriétaire les clefs de l'Ermitage.
Les deux lettres lui avaient apporté un léger soulagement, elle n'en sentit pas longtemps la douceur. Que la vie lui était amère! Que les heures lui semblaient lourdes! Que sa maison lui semblait vide! Elle n'y voyait plus les deux êtres qui l'intéressaient le plus dans le monde, et le monde lui-même avait changé d'aspect; tout était gris, terne, morne, couleur de plomb, de fumée ou de brouillard. Elle ne pouvait passer devant son piano sans éprouver un frisson: il lui demandait des nouvelles du pianiste sous les doigts duquel il aimait à vibrer. Le matin, à son réveil, son cœur se serrait, parce qu'elle n'entendait plus au-dessus de sa tête un pas sautillant et léger, et bientôt après le bruit d'une fenêtre s'entr'ouvrant pour laisser entrer le souffle frais du matin: qu'était devenue la voix pure qui mêlait à cette fraîcheur la gaîté d'une chanson?
Le docteur Oserel, qui avait obtenu sa grâce, n'était qu'à demi content. Débarrassé de ses deux rivaux, demeuré maître du champ de bataille, il ne s'était pas senti de joie; mais Mme Sauvigny le désolait par sa gravité mélancolique. Il constatait avec chagrin qu'en vaquant à ses fonctions accoutumées, elle semblait s'en acquitter sans plaisir, par devoir, pour l'acquit de sa conscience. Il ne pouvait se dissimuler qu'il ne suffisait pas à son bonheur. Il aurait bien voulu connaître la cause déterminante des deux départs; une fâcheuse expérience l'ayant rendu prudent, il s'abstenait de faire aucune question. Il savait désormais que les colères des nerveuses tranquilles sont terribles, il craignait de rallumer des foudres mal éteints.
«Que les femmes sont absurdes! pensait-il en mâchant son mors. Les servitudes leur plaisent, et on les désoblige en les délivrant. C'est l'éternelle histoire de Martine qui voulait être battue.»
Jacquine était partie depuis un mois, quand Mme Sauvigny reçut la visite de M. Belfons, débarqué de la veille. Il avait tenu loyalement sa parole, il avait passé quatre semaines en Angleterre, témoignant ainsi de l'entière confiance qu'il mettait en son amie. Elle le consterna en lui apprenant que Mlle Vanesse n'était plus au Chalet.
«Mais comment se peut-il, madame, que vous m'ayez laissé si longtemps sans nouvelles?
—J'espérais que vous commenciez à l'oublier. Loin des yeux, loin du cœur.
—Ce proverbe n'est point à mon usage, et vous ne connaissez pas les mathématiciens. De près, de loin, j'aimerai toujours Mlle Vanesse. Mais vous avez donc changé d'idée? Vous ne voulez plus me la donner? Vous ne me jugez plus digne de posséder cette princesse?
—Je craindrais, en vous la donnant, de vous faire un présent funeste. Mon pauvre ami, elle vous rendrait très malheureux.
—Et si je vous disais que j'aime mieux souffrir avec elle que d'être heureux avec une autre!...
—J'en serais quitte pour vous répondre que vous êtes fou. Libre à vous de conspirer contre vous-même, je me ferais conscience de tremper dans ce complot.»
Et comme il se récriait:
«Elle est ce qu'elle est, vous ne la changerez pas. Je m'étais attelée à la plus chimérique des entreprises; j'en ai été punie, j'ai essuyé une défaite, qui est un jugement de Dieu. Je m'étais fait illusion sur ses incurables défauts; elle s'est chargée de m'ouvrir les yeux; je lui croyais du cœur, elle n'en a point. Elle m'a prouvé que la haine du mal, qui n'est pas accompagnée de l'amour du bien, est un poison ou, si vous l'aimez mieux, un mauvais levain qui corrompt et aigrit la pâte. Ah! mon ami, ne mangez pas de ce pain, il n'est pas mangeable.... Elle m'a prouvé aussi qu'on ne respire pas impunément un air vicié. Le monde infect où elle a trop longtemps vécu a perverti son sens moral; elle avait pris son entourage en dégoût, elle le méprise et elle en portera toujours la marque. On l'a dit avant moi, elle est pure, mais perverse. Ajoutez qu'elle a des ruses de sauvage, la manie des machinations secrètes, l'amour des voies obliques et des chemins tortueux. Il n'y a pas pour elle d'autre vertu que la propreté du corps et de l'âme, et soyez sûr que telle pécheresse est plus près du ciel que cette vierge immaculée. L'hermine est fière de la blancheur de sa fourrure, mais l'hermine est, paraît-il, un carnassier farouche et inapprivoisable. J'avais tenté d'apprivoiser une hermine et j'ai misérablement échoué. Je me dois une revanche à moi-même. J'élèverai une petite fille, que j'aurai soin de choisir parmi celles qui, en barbotant dans le ruisseau, se sont crottées jusqu'aux oreilles; Dieu aidant, je la nettoierai. Plût au ciel que Mlle Vanesse y eût attrapé une tache, une petite tache! Si imperceptible que fût l'éclaboussure, son orgueil, qui est son idole, ne s'en consolerait pas, et, devenue plus humble, peut-être aurait-elle du cœur. Mon pauvre ami, faites des mathématiques et oubliez-la. Je voudrais bien l'oublier, moi aussi; hélas! on se souvient à jamais d'une hermine toute blanche qu'on caressait et qui vous a mordu jusqu'au sang.»
Il l'écoutait avec un étonnement profond:
«Ah! madame, est-ce bien vous qui parlez? Elle doit vous avoir fait un abominable trait. Que s'est-il passé entre vous?
—Ne m'interrogez pas. Qu'il vous suffise de savoir qu'elle m'a rendu service, qu'elle m'a préservée d'un danger par un moyen indigne, par un vilain moyen.
—Très vilain?
—Par une odieuse perfidie.
—Vous me voyez désolé, navré.... Sans doute, elle en est aux regrets.
—Que vous la connaissez peu! Elle ne regrette rien, elle fait gloire de sa méchante action.
—C'est fâcheux, très fâcheux. Mais, je vous prie, le service qu'elle vous a rendu était-il important, essentiel?»
Mme Sauvigny ne répondit pas.
«Tout compté, tout rabattu, faisons-lui grâce, s'il vous plaît, reprit-il. Tant de gens emploient les vilains moyens à de vilaines fins qu'il faut être indulgent pour les perfidies bienfaisantes, pour les jeunes filles qui appliquent aux bonnes œuvres les méthodes du diable.»
Puis il s'écria:
«Que voulez-vous? On n'échappe pas à son destin, et le mien est d'aimer Mlle Jacquine Vanesse. Perfidies, incurables défauts, ruses de sauvage, machinations secrètes, voies tortueuses, appétits carnassiers, coquetteries criminelles, entraînements diaboliques, je l'aime en bloc comme les jacobins aiment la Révolution française, sans vouloir y rien ajouter, ni en rien retrancher, et, croyez-moi, les hommes qui n'aiment pas en bloc ne connaissent pas le véritable amour. Mais vous ne me persuaderez jamais que cette hermine n'ait pas de cœur. Ah! madame, elle vous adore, elle vous a voué un tendre et fidèle attachement.»
Elle l'interrompit en lui disant d'une voix éteinte:
«Il vous plaît de le croire. Apprenez que, depuis un mois qu'elle m'a quittée, elle ne m'a pas donné signe de vie, qu'elle ne m'a pas écrit un mot, un seul mot.»
Sa réplique porta coup; il en fut atterré:
«C'est autre chose, dit-il. S'il est vrai qu'après avoir vécu près d'un an dans votre intimité, elle vous ait reniée, chassée de son cœur et de son souvenir, je renonce à l'aimer. Il faut avoir l'âme dénaturée pour rompre avec une femme telle que vous. Allons, voilà qui est fait, qu'on ne me parle plus d'elle, je la laisse à qui veut la prendre.»
Et, l'instant d'après, cet imperturbable optimiste ajoutait:
«Eh bien! madame, figurez-vous que je n'en crois rien. Elle est en délicatesse avec vous, et en pareil cas on n'écrit pas au courant de la plume, on cherche péniblement ses mots, on craint d'en trop dire ou de n'en pas dire assez. Je me porte caution pour elle, soyez certaine qu'elle a commencé vingt lettres qu'elle n'a pas achevées. Madame, ayez un peu de patience, et prenez note de ma prophétie, je donne ma tête à couper qu'avant quinze jours elle vous écrira.»
Cet amoureux avait dit vrai; quinze jours plus tard ou peu s'en faut, Mme Sauvigny recevait la lettre que voici:
«On ne sait qui vit ni qui meurt. Il est certain que je vis encore, et j'en profite pour vous écrire. Après ce qui s'est passé, êtes-vous capable de vous intéresser à moi? Rassurez-vous, ma lettre sera courte, je désire que vous la lisiez jusqu'au bout. Mon père m'a quittée; il est parti pour Bordeaux, et dans la quinzaine il retournera au Brésil. Il est très désireux de m'y emmener; il a découvert à sa vive surprise que je savais tenir un ménage. Je ne crois pas qu'il me trouve sur le quai le jour où il s'embarquera. Quoiqu'il m'ait fait de grandes promesses, le Brésil ne m'attire point. Depuis quarante-huit heures, je suis reine et maîtresse de ma petite maison rustique, où le temps coule comme ailleurs; il ne tiendrait qu'à moi d'y manger mes petites rentes jusqu'à la fin de mes jours. Je n'ai pas d'autre société que celle de ma femme de chambre, du fermier et de sa famille. Je lis, je me promène, je brode, je chante et j'apprends à battre le beurre; je ne m'ennuie pas, vous savez que je ne m'ennuie jamais. Si quelque jour un heureux hasard vous amène à Provins, poussez jusqu'à la petite ferme des Volandes; vous m'y trouverez peut-être trayant les vaches. En attendant, donnez-moi de vos nouvelles; je vous en serais fort obligée, et je vous prie de croire à tous mes sentiments....
«Eh bien! non, Charlotte, je ne puis finir ainsi ma lettre, et je mets ma fierté sous mes pieds. Je m'étais appliquée à me passer de vous, j'ai fait l'impossible pour vous oublier, j'ai cent fois chassé l'obsédante image, elle revenait sans cesse. À la bonté vous joignez un charme qui vous rend redoutable, et quand on a eu le bonheur ou le malheur de vivre sous votre toit, on ne peut plus vivre ailleurs. Dans un des volumes que je feuillette, j'ai trouvé ces mots: «Être avec les gens qu'on aime, cela suffit; rêver, parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal». Et je me disais: J'ai connu cela; pourvu que je la sentisse près de moi, toute occupation me plaisait; pourvu qu'elle fût là, tout me semblait égal. Elle existait; c'était tout ce que je voulais d'elle.... Elle n'existe plus.
«Je vous le répète, la maison que j'habite a tout ce qui peut me plaire; j'y suis parfaitement libre, et vous savez que jadis la liberté était pour moi le premier des biens. Pourquoi vous ai-je connue? Peut-être apprendrez-vous avant peu que je suis morte d'ennui.
Ce serait la meilleure aventure qui pût m'arriver. Vous sentiriez, j'en suis certaine, se ranimer dans votre grand bon cœur une tendresse mal éteinte qui couve sous la cendre, et vous oublieriez les chagrins que j'ai pu vous donner. Pourquoi vous ai-je fait souffrir? C'est que, haines ou affections, je suis violente dans tous mes sentiments, et qu'après m'être longtemps défendue de vous aimer, je vous ai trop aimée.
«Ma grande sœur, ma petite maman, promettez-moi que, si je meurs, vous recommencerez à m'aimer. Je voudrais que votre cœur fût ma tombe; j'y aurais chaud.»
Cette lettre causa à Mme Sauvigny une violente émotion, mêlée de remords et d'inquiétude. Elle fit appeler en hâte M. Belfons et lui dit:
«Vous aviez raison, j'ai manqué de foi. Lisez.... Que dois-je lui dire de votre part?»
Il lut et s'écria:
«Que bénie soit à jamais la trahison qu'elle vous a faite! Ayant beaucoup à réparer, elle ne peut rien vous refuser. Madame, vous lui direz de ma part que j'ai des chevaux qui vont comme le vent, et qu'ils mourraient de honte s'ils mettaient plus de dix minutes à me transporter de la Givrine dans un chalet qu'on ne peut quitter; vous lui direz qu'en devenant ma femme, elle ne cessera pas de vivre avec vous.»
Sept ou huit heures après, un peu avant la tombée de la nuit, Mlle Vanesse était assise au bord d'un étang que la canillée recouvrait ça et là d'un tapis vert, et qu'enfermaient de tous côtés de grands arbres penchés, qui s'appliquaient à lui cacher le ciel. Au pied des berges, alentour des joncs, croissaient des plantes tristes, la pesse, l'utriculaire aux feuilles submergées, le marrube aux petites fleurs blanches striées de rouge. De temps à autre, une couleuvre se glissait parmi les hautes herbes; parfois aussi des bulles d'air montaient à la surface de cette eau immobile et lourde, et on pouvait croire que dans la vase du fond respirait un monstre qui n'osait se montrer ou qui, embusqué, guettait sa proie. Jacquine venait souvent dans ce lieu malsain qui plaisait à sa mélancolie. En ce moment, elle tenait à la main un livre qu'elle ne lisait pas. Elle regardait l'eau et les bulles d'air, et peut-être le monstre invisible adressait-il de secrets appels à cette âme en détresse. Comme aux mauvais jours de son histoire, elle trouvait que la vie humaine et les mares se ressemblent beaucoup.
Absorbée dans sa lugubre songerie, elle n'entendit pas quelqu'un marcher derrière elle. Tout à coup deux doigts longs et menus, qui s'étaient insinués entre sa collerette et sa nuque, pincèrent doucement sa peau rosée de blonde. Elle poussa un cri de joie, se leva brusquement, se retourna, contempla pendant quelques secondes un visage que par instants elle désespérait de revoir, reconnut le sourire d'autrefois, et Mme Sauvigny sentit s'enlacer autour de son cou deux bras souples, qui pour la première fois lui parurent moelleux, tandis que collée à son oreille, une bouche pâlie par le chagrin murmurait:
«Je ne vous remercie pas; j'étais sûre que je vous manquais autant que vous me manquez.»
Durant deux heures, elles furent à la joie de se retrouver; mais dans la soirée un vif débat s'engagea. L'une disait: «Il le faut, je le veux». L'autre répondait: «Vous êtes donc bien pressée de vous débarrasser de moi?» À quoi Mme Sauvigny répliquait que la femme est faite pour se donner, que la vierge qui de propos délibéré entend rester vierge sans se consacrer à Dieu ou au service de la misère humaine, fût-elle blanche comme une hermine, sera toujours une vierge noire.
On était de retour depuis une semaine, et la querelle commencée dans la petite ferme des Volandes n'était pas encore vidée. Enfin Mlle Vanesse se rendit, en disant:
«C'est la plus grande marque d'amitié et de confiance que je puisse vous donner; c'est le plus grand sacrifice que vous puissiez exiger de moi.»
Le lendemain, le docteur Oserel, assisté de Mme Sauvigny, fit une belle, difficile et glorieuse opération. Comme ils sortaient de la maison de santé pour aller déjeuner au Chalet, elle l'informa de l'événement qui la réjouissait. Il en eût été charmé s'il avait pu penser que M. Belfons cloîtrerait sa femme ou la déporterait en Amérique. Il était condamné à ne goûter que des bonheurs imparfaits, ses plaisirs les plus doux étaient toujours mêlés d'amertume. Il se disait mélancoliquement que rien n'est plus propre à exalter les amitiés déraisonnables et à les éterniser que de ne pas vivre ensemble, mais porte à porte, que ces deux femmes, ces deux folles, ne seraient pas un jour sans courir l'une après l'autre. Mais dorénavant il s'observait beaucoup, il surveillait sa langue, il mettait la sourdine à ses plaintes. Il se hasarda pourtant à dire:
«Convenez que Mlle Jacquine Vanesse a de la chance. Grande fortune, nom sans tache, mère respectable, caractère de tout repos, l'argent, la considération, les garanties, c'est lui qui apporte tout.
—Elle apporte sa personne, qui vaut une fortune, repartit vivement Mme Sauvigny. Elle apporte aussi sa bonne volonté, et si on mesure le prix du don à l'étendue du sacrifice, soyez certain que ce n'est pas elle qui doit du retour.
—Là, madame, vous pensez vraiment qu'ils seront heureux? grommela-t-il. Pour commencer, que de difficultés elle va faire!»
Mme Sauvigny se reprochait d'avoir manqué un jour de foi; elle chanta la palinodie:
«Vous ne l'aimez pas, vous ne l'avez jamais aimée, vous n'aimez que les femmes qui se pâment devant vos laparotomies et vous aident à endormir vos patients, répondit-elle avec une volubilité inaccoutumée qui le déconcerta, l'étourdit. Docteur, vous êtes un gros jaloux et vous avez un détestable caractère. J'admire infiniment vos mains de prestidigitateur et la sûreté de votre science; mais, foi d'honnête femme, mon bon voisin, elle a ses bornes. Vous nous donnez pour des oracles vos explications qui expliquent tout, sauf l'inexplicable. Notre vie est gouvernée par une puissance mystérieuse qui aime à se jouer des règles. Comment faut-il la nommer? Il n'importe. Appelons-la, si vous le voulez bien, la divine ironie ou plutôt la grâce divine, et croyons à un royaume de la grâce où il se passe des choses fort étonnantes. Que vous dirai-je? la nature elle-même est une véritable boîte à surprises, la nature abonde en exceptions, en singularités. Mon bon docteur, savez-vous quelle est la pomme de discorde entre les femmes et les savants? Elles croient facilement aux exceptions, parce qu'elles les aiment, et vous autres, vous avez peine à y croire, parce que vous ne pouvez les souffrir; vous leur en voulez de troubler votre quiétude, de vous déranger, de contrarier vos chers petits principes. Je m'étonnais l'an dernier d'avoir découvert cinq variétés de pavots dans mon jardin, qui jusqu'alors n'en possédait qu'une, et j'attribuais ce miracle à l'industrie ou, pour mieux dire, à l'instinct divin de la mouche à miel. Vous avez levé les épaules, vous avez ri de moi et de mes crédulités mystiques. Je gagerais bien que vous ne croyez pas au trèfle à quatre feuilles, qui porte bonheur à qui le rencontre; vous vous figurez qu'il n'existe que dans ma folle imagination, et, à la vérité, vous feriez dix fois le tour de cette pelouse sans en trouver. J'en trouve souvent, ne vous déplaise, moi qui vous parle.»
Elle s'arrêta, laissa vaguer dans le gazon ses yeux qui voyaient tout.
«Eh! tenez, on voilà un!» s'écria-t-elle.
Et ayant cueilli son trèfle à quatre feuilles, elle le promena sous l'énorme nez crochu du docteur. Mécontent de n'avoir pu placer un mot, impatient d'avoir sa revanche, il mesurait, pesait, soupesait dans sa tête les termes d'une réplique très courtoise, mais péremptoire et foudroyante; toute réflexion faite, il préféra la garder pour lui, tant il était devenu circonspect. Il se contenta de dire sans grimacer:
«À vos souhaits, chère madame! Et puisse la grâce divine se mêler de l'affaire qui vous réjouit si fort! M. Belfons lui devra un beau cierge.»
Coulommiers.—Imp. Paul BRODARD.—85-98.