Jean-Christophe, Volume 2: La Révolte, La Foire sur la Place
—Zut pour la fraternité! Je veux bien être «frère» de ceux qui me plaisent; je ne le suis pas des autres... Pouah! Ce n'est pas une société, cela, c'est une fourmilière!
—Jugez donc comme je dois être à mon aise ici, moi qui pense comme vous!
—Venez chez nous alors!
Il ne demandait pas mieux. Il l'interrogea sur Paris et sur les Français. Elle lui donna des renseignements, qui n'étaient pas d'une exactitude parfaite. À sa hâblerie de Méridionale se joignait le désir instinctif d'éblouir son interlocuteur. À l'en croire, à Paris, tout le monde était libre; et comme tout le monde, à Paris, était intelligent, chacun usait de la liberté, personne n'en abusait; chacun faisait ce qui lui plaisait, pensait, croyait, aimait ou n'aimait point ce qu'il voulait: personne n'avait rien à y redire. Ce n'était point là qu'on pouvait voir les gens se mêler des croyances des autres, espionner les consciences, régenter les pensées. Ce n'était point là que les hommes politiques s'immisçaient aux affaires des lettres et des arts, et distribuaient les croix, les places, et l'argent à leurs amis et à leurs clients. Ce n'était point là que des cénacles disposaient de la réputation et du succès, que les journalistes s'achetaient, que les hommes de lettres se cassaient des encensoirs sur la tête, quand ils ne pouvaient pas se casser la tête avec. Ce n'était point là que la critique étouffait les talents inconnus, et s'épuisait en adulations devant les talents reconnus. Ce n'était point là que le succès, le succès à tout prix justifiait tous les moyens et commandait l'adoration publique. Des mœurs douces, affectueuses, obligeantes. Nulle aigreur dans les rapports. Jamais de médisance. Chacun venait en aide aux autres. Tout nouveau venu de valeur était sûr de voir les mains tendues vers lui, la route aplanie sous ses pas. Le pur amour du beau remplissait ces âmes de Français chevaleresques et désintéressés; et leur seul ridicule était leur idéalisme, qui, malgré leur esprit bien connu, faisait d'eux la dupe des autres peuples.
Christophe écoutait, bouche bée; et il y avait bien de quoi s'émerveiller. Corinne s'émerveillait elle-même, en s'écoutant parler. Elle en avait oublié ce qu'elle avait dit à Christophe, le jour d'avant, sur les difficultés de sa vie passée; et il n'y songeait pas plus qu'elle.
Cependant, Corinne n'était pas uniquement préoccupée de faire aimer sa patrie aux Allemands: elle ne tenait pas moins à se faire aimer elle-même. Toute une soirée sans flirt lui eût paru austère et un peu ridicule. Elle n'épargnait pas les agaceries à Christophe; mais c'était peine perdue: il ne s'en apercevait pas. Christophe ne savait pas ce que c'était que flirter. Il aimait, ou n'aimait point. Lorsqu'il n'aimait point, il était à mille lieues de songer à l'amour. Il avait une vive amitié pour Corinne, il subissait l'attrait de cette nature méridionale si nouvelle pour lui, de sa bonne grâce, de sa belle humeur, de son intelligence vive et libre: c'étaient là sans doute plus de raisons qu'il n'en fallait pour aimer; mais «l'esprit souffle où il veut»; il ne soufflait point là; et, quant à jouer l'amour, en l'absence de l'amour, c'était là une idée qui ne lui serait jamais venue.
Corinne s'amusait de sa froideur. Assise auprès de lui, devant le piano, tandis qu'il jouait les morceaux qu'il avait apportés, elle avait passé son bras nu autour du cou de Christophe, et pour suivre la musique, elle se penchait vers le clavier, appuyant presque sa joue contre celle de son ami. Il sentait le frôlement de ses cils et voyait, tout contre lui, le coin de sa prunelle moqueuse, son aimable museau, et le petit duvet de sa lèvre retroussée, qui, souriante, attendait.—Elle attendit. Christophe ne comprit pas l'invite; Corinne le gênait pour jouer: c'était tout ce qu'il pensait. Machinalement, il se dégagea et écarta sa chaise. Comme, un moment après, il se retournait vers Corinne pour lui parler, il vit qu'elle mourait d'envie de rire; la fossette de sa joue riait; elle serrait les lèvres et semblait se tenir à quatre pour ne pas éclater.
—Qu'est-ce que vous avez? dit-il, étonné.
Elle le regarda, et partit d'un bruyant éclat de rire.
Il n'y comprenait rien:
—Pourquoi riez-vous? demandait-il, est-ce que j'ai dit quelque chose de drôle?
Plus il insistait, plus elle riait. Quand elle était près de finir, il suffisait qu'elle jetât un regard sur son air ahuri, pour qu'elle repartît de plus belle. Elle se leva, courut vers le canapé à l'autre bout de la chambre, et s'enfonça la figure dans les coussins, pour rire à son aise: son corps riait tout entier. Il fut gagné par son rire, il vint vers elle, et lui donna de petites tapes dans le dos. Quand elle eut ri tout son soûl, elle releva la tête, essuya ses yeux qui pleuraient, et lui tendit les deux mains.
—Quel bon garçon vous faites! dit-elle.
—Pas plus mauvais qu'un autre.
Elle continuait d'être secouée de petits accès de rire, en lui tenant toujours les mains.
—Pas sérieuse, la Françoise? fit-elle.
(Elle prononçait: «Françouèse».)
—Vous vous moquez de moi, dit-il, avec bonne humeur.
Elle le regarda d'un air attendri, lui secoua vigoureusement les mains, et dit:
—Amis?
—Amis! fit-il, en répondant à sa poignée de main.
—Il pensera à Corinnette, quand elle ne sera plus là? Il n'en voudra pas à la Françoise de n'être pas sérieuse?
—Et elle, elle n'en voudra pas au barbare Teuton d'être si bête?
—C'est pour ça qu'on l'aime... Il viendra la voir à Paris?
—C'est promis... Et elle, elle m'écrira?
—C'est juré... Dites aussi: Je le jure.
—Je le jure.
—Non, ce n'est pas comme cela. Il faut tendre la main.
Elle imita le serment des Horaces. Elle lui fit promettre qu'il écrirait pour elle une pièce, un mélodrame, qu'on traduirait en français, et qu'elle jouerait à Paris. Elle partait, le lendemain, avec sa troupe. Il s'engagea à aller la retrouver, le surlendemain, à Francfort, où avait lieu une représentation. Ils restèrent encore quelque temps à bavarder. Elle fit cadeau à Christophe d'une photographie qui la représentait nue presque jusqu'à mi-corps. Ils se quittèrent gaiement, en s'embrassant comme frère et sœur. Et vraiment, depuis que Corinne avait vu que Christophe l'aimait bien, mais que décidément il n'était pas amoureux, elle s'était mise à l'aimer bien aussi, sans amour, en bonne camarade.
Leur sommeil n'en fut pas troublé, ni à l'un ni à l'autre. Il ne put lui dire au revoir, le lendemain; car il était pris par une répétition. Mais, le jour suivant, il s'arrangea, comme il l'avait promis, pour aller à Francfort. C'était à deux ou trois heures en chemin de fer. Corinne ne croyait guère à la promesse de Christophe; mais il l'avait prise très au sérieux; et, à l'heure de la représentation, il était là. Quand il vint, pendant l'entr'acte, frapper à la loge où elle s'habillait, elle poussa des exclamations de joyeuse surprise et se jeta à son cou. Elle lui était sincèrement reconnaissante d'être venu. Malheureusement pour Christophe, elle était beaucoup plus entourée dans cette ville de Juifs riches et intelligents, qui savaient apprécier sa beauté présente et son succès futur. À tout instant, on heurtait à la porte de la loge; et la porte s'entrebâillait pour laisser passage à de lourdes figures aux yeux vifs, qui disaient des fadeurs avec un âpre accent. Corinne naturellement coquetait avec eux; et elle gardait ensuite le même ton affecté et provocant pour causer avec Christophe, qui en était irrité. Il n'éprouvait d'ailleurs aucun plaisir de l'impudeur tranquille avec laquelle elle procédait devant lui à sa toilette; et le fard et le gras, dont elle enduisait ses bras, sa gorge et son visage, lui inspiraient un profond dégoût. Il fut sur le point de partir sans la revoir, aussitôt après la représentation; mais, quand il lui dit adieu, en s'excusant de ne pouvoir assister au souper qui devait lui être offert au sortir du spectacle, elle manifesta une peine si gentiment affectueuse que ses résolutions ne tinrent pas. Elle se fit apporter un horaire des chemins de fer, pour lui prouver qu'il pouvait—qu'il devait rester encore une bonne heure avec elle. Il ne demandait qu'à être convaincu, et il vint au souper; il sut même ne pas trop montrer son ennui des niaiseries qu'on y débita, et son irritation des agaceries que Corinne prodiguait au premier singe venu. Impossible de lui en vouloir. C'était une brave fille, sans principe moral, paresseuse, sensuelle, amoureuse du plaisir, d'une coquetterie enfantine, mais en même temps si loyale, si bonne, et dont tous les défauts étaient si spontanés et si sains qu'on ne pouvait qu'en sourire, et presque les aimer. Assis en face d'elle, tandis qu'elle parlait, Christophe regardait son visage animé, ses beaux yeux rayonnants, sa mâchoire un peu empâtée, au sourire italien,—ce sourire où il y a de la bonté, de la finesse, une lourdeur gourmande: il la voyait plus clairement qu'il n'avait fait jusque-là. Certains traits lui rappelaient Ada: des gestes, des regards, des roueries sensuelles, un peu grossières:—l'éternel féminin. Mais ce qu'il aimait en elle, c'était la nature du Midi, la généreuse mère, qui ne lésine point avec ses dons, qui ne s'amuse point à fabriquer des beautés de salon et des intelligences de livres, mais des êtres harmonieux, dont le corps et l'esprit sont faits pour s'épanouir au soleil.—Quand il partit, elle quitta la table pour lui faire ses adieux, à part des autres. Ils s'embrassèrent encore et renouvelèrent leurs promesses de s'écrire et de se revoir.
Il reprit le dernier train, pour rentrer chez lui. À une station intermédiaire, le train qui venait en sens inverse attendait. Juste dans le wagon arrêté en face du sien,—dans un compartiment de troisième, Christophe vit la jeune Française, qui était avec lui à la représentation d'Hamlet. Elle vit aussi Christophe, et elle le reconnut. Ils furent saisis. Ils se saluèrent silencieusement, et restèrent immobiles, n'osant plus se regarder. Cependant il avait vu d'un coup d'œil qu'elle avait une petite toque de voyage, et une vieille valise auprès d'elle. L'idée ne lui vint pas qu'elle quittât le pays; il pensa qu'elle partait pour quelques jours. Il ne savait s'il devait lui parler: il hésita, il prépara dans sa tête ce qu'il voulait lui dire, et il allait baisser la glace du wagon, pour lui adresser quelques mots, quand on donna le signal du départ: il renonça à parler. Quelques secondes passèrent avant que train ne bougeât. Ils se regardèrent en face. Seuls dans leur compartiment, le visage appuyé contre la vitre du wagon, à travers la nuit qui les entourait, ils plongeaient leurs regards dans les yeux l'un de l'autre. Une double fenêtre les séparait. S'ils avaient étendu le bras au dehors, leurs mains auraient pu se toucher. Si près. Si loin. Les wagons s'ébranlèrent lourdement. Elle le regardait toujours, n'ayant plus de timidité, maintenant qu'ils se quittaient. Ils étaient si absorbés dans la contemplation l'un de l'autre qu'ils ne pensèrent même plus à se saluer une dernière fois. Elle s'éloignait lentement: il la vit disparaître; et le train qui la portait s'enfonça dans la nuit. Comme deux mondes errants, ils étaient passés, un instant, l'un près de l'autre, et ils s'éloignaient dans l'espace infini, pour l'éternité peut-être.
Quand elle eut disparu, il sentit le vide que ce regard inconnu venait de creuser en lui; et il ne comprit pas pourquoi: mais le vide était là. Les paupières à demi-closes, somnolent, adossé à un angle du wagon, il sentait sur ses yeux le contact de ces yeux; et ses autres pensées se taisaient pour le mieux sentir. L'image de Corinne papillotait au dehors de son cœur, comme un insecte qui bat des ailes de l'autre côté des carreaux; mais il ne la laissait pas entrer.
Il la retrouva, au sortir du wagon, quand l'air frais de la nuit et la marche dans les rues de la ville endormie eurent secoué sa torpeur. Il souriait au souvenir de la gentille actrice, avec un mélange de plaisir et d'irritation, selon qu'il se rappelait ses manières affectueuses ou ses coquetteries vulgaires.
—Diables de Français, grommelait-il, riant tout bas, tandis qu'il se déshabillait sans bruit, pour ne pas réveiller sa mère, qui dormait à côté.
Un mot qu'il avait entendu, l'autre soir, dans la loge, lui revint à l'esprit:
—Il y en a d'autres, aussi.
Dès sa première rencontre avec la France, elle lui posait l'énigme de sa double nature. Mais, comme tous les Allemands, il ne s'inquiétait point de la résoudre; et il répétait tranquillement, en songeant à la jeune fille du wagon:
—Elle n'a pas l'air Française.
Comme s'il appartenait à un Allemand de dire ce qui est Français et ce qui ne l'est point.
Française ou non, elle le préoccupait; car, dans le milieu de la nuit, il se réveilla, avec un serrement de cœur: il venait de se rappeler la valise placée sur la banquette, auprès de la jeune fille; et brusquement, l'idée que la voyageuse était partie tout à fait lui traversa l'esprit. À vrai dire, cette idée aurait dû lui venir, dès le premier instant; mais il n'y avait pas songé. Il en ressentait une sourde tristesse. Il haussa les épaules, dans son lit:
—Qu'est-ce que cela peut bien me faire? se dit-il. Cela ne me regarde pas.
Il se rendormit.
Mais, le lendemain, la première personne qu'il rencontra en sortant fut Mannheim, qui l'appela «Blücher», et lui demanda s'il avait décidé de conquérir toute la France. Par cette gazette vivante, il apprit que l'histoire de la loge avait eu un succès qui dépassait tout ce que Mannheim en attendait:
—Tu es un grand homme, criait Mannheim. Je ne suis rien auprès de toi.
—Qu'est-ce que j'ai fait? dit Christophe.
—Tu es admirable! reprit Mannheim. Je suis jaloux de toi. Souffler la loge au nez des Grünebaum, et y inviter à leur place leur institutrice française, non, cela, c'est le bouquet, je n'aurais pas trouvé cela!
—C'était l'institutrice des Grünebaum? dit Christophe, stupéfait.
—Oui, fais semblant de ne pas savoir, fais l'innocent, je te le conseille!... Papa ne décolère plus. Les Grünebaum sont dans une rage!... Cela n'a pas été long: ils ont flanqué la petite à la porte.
—Comment! cria Christophe, ils l'ont renvoyée!... Renvoyée à cause de moi?
—Tu ne le savais pas? dit Mannheim. Elle ne te l'a pas dit?
Christophe se désolait.
—Il ne faut pas te faire de bile, mon bon, dit Mannheim, cela n'a pas d'importance. Et puis, il fallait bien s'y attendre, le jour où les Grünebaum viendraient à apprendre...
—Quoi? criait Christophe, apprendre quoi?
—Qu'elle était ta maîtresse, parbleu!
—Je ne la connais même pas, je ne sais pas qui elle est.
Mannheim eut un sourire, qui voulait dire:
—Tu me crois trop bête.
Christophe se fâcha, somma Mannheim de lui faire l'honneur de croire à ce qu'il affirmait. Mannheim dit:
—Alors c'est encore plus drôle.
Christophe s'agitait, parlait d'aller trouver les Grünebaum, de leur dire leur fait, de justifier la jeune fille. Mannheim l'en dissuada:
—Mon cher, dit-il, tout ce que tu leur diras ne fera que les convaincre davantage du contraire. Et puis, il est trop tard. La fille est loin, maintenant.
Christophe, la mort dans l'âme, tâcha de retrouver la piste de la jeune Française. Il voulait lui écrire, lui demander pardon. Mais nul ne savait rien d'elle. Les Grünebaum, à qui il s'adressa, l'envoyèrent promener; ils ignoraient où elle était allée, et ils ne s'en inquiétaient pas. L'idée du mal qu'il avait fait torturait Christophe: c'était un remords continuel. Il s'y joignait une mystérieuse attirance qui, des yeux disparus, rayonnait silencieusement sur lui. Attirance et remords parurent s'effacer, recouverts par le flot des jours et des pensées nouvelles; mais ils persistèrent obscurément au fond. Christophe n'oubliait point celle qu'il appelait sa victime. Il s'était juré de la rejoindre. Il savait combien il avait peu de chances de la revoir; et il était sûr qu'il la reverrait.
Quant à Corinne, jamais elle ne répondit aux lettres qu'il lui écrivit. Mais, trois mois plus tard, quand il n'attendait plus rien, il reçut d'elle un télégramme de quarante mots, où elle bêtifiait à cœur-joie, lui donnait de petits noms familiers, et demandait «si on s'aimait toujour». Puis, après un nouveau silence de près d'une année, vint un bout de lettre griffonnée de son énorme écriture enfantine et zigzaguante, qui cherchait à paraître grande dame,—quelques mots affectueux et drolatiques.—Et puis, elle en resta là. Elle ne l'oubliait pas; mais elle n'avait pas le temps de penser à lui.
Encore sous le charme de Corinne, et tout plein des idées qu'ils avaient échangées, Christophe rêva d'écrire de la musique pour une pièce où Corinne jouerait et chanterait quelques airs,—une sorte de mélodrame poétique. Ce genre d'art, jadis en faveur en Allemagne, passionnément goûté par Mozart, pratiqué par Beethoven, par Weber, par Mendelssohn, par Schumann, par tous les grands classiques, était tombé en discrédit depuis le triomphe du wagnérisme, qui prétendait avoir réalisé la formule définitive du théâtre et de la musique. Les braves pédants wagnériens, non contents de proscrire tout mélodrame nouveau, s'appliquaient à faire la toilette des mélodrames anciens; ils effaçaient avec soin dans les opéras toute trace des dialogues parlés, et écrivaient pour Mozart, pour Beethoven, ou pour Weber, des récitatifs de leur façon; ils étaient convaincus de compléter la pensée des maîtres, en déposant pieusement sur les chefs-d'œuvre leurs petites ordures.
Christophe, à qui les critiques de Corinne avaient rendu plus sensible la lourdeur et, souvent, la laideur de la déclamation wagnérienne, se demandait si ce n'était pas un non-sens, une œuvre contre nature, d'accoupler au théâtre et de ligoter ensemble dans le récitatif la parole et le chant: c'était comme si l'on voulait attacher au même char un cheval et un oiseau. La parole et le chant avaient chacun leurs rythmes. On pouvait comprendre qu'un artiste sacrifiât l'un des deux arts au triomphe de celui qu'il préférait. Mais chercher un compromis entre eux, c'était les sacrifier tous deux: c'était vouloir que la parole ne fût plus la parole, et que le chant ne fût plus le chant, que celui-ci laissât encaisser son large cours entre deux berges de canal monotones, que celui-là chargeât ses beaux membres nus d'étoffes riches et lourdes, qui paralysaient ses gestes et ses pas. Pourquoi ne pas leur laisser à tous deux leurs libres mouvements? Telle, une belle fille, qui va d'un pas alerte le long d'un ruisseau, et qui rêve en marchant: le murmure de l'eau berce sa rêverie; sans qu'elle en ait conscience, elle rythme ses pas sur le chant du ruisseau. Ainsi, libres toutes deux, musique et poésie s'en iraient côte à côte, en mélangeant leurs rêves.—Assurément, à cette union toute musique n'était point bonne, ni toute poésie. Les adversaires du mélodrame avaient beau jeu contre la grossièreté des essais qui en avaient été faits, et de leurs interprètes. Longtemps, Christophe avait partagé leurs répugnances: la sottise des acteurs qui se chargeaient de ces récitations parlées sur un accompagnement instrumental, sans se soucier de l'accompagnement, sans chercher à y fondre leur voix, mais tâchant au contraire qu'on n'entendît rien qu'eux, avait de quoi révolter toute oreille musicale. Mais, depuis qu'il avait goûté l'harmonieuse voix de Corinne,—cette voix liquide et pure, qui se mouvait dans la musique, comme un rayon dans l'eau, qui épousait tous les contours d'une phrase mélodique, qui était comme un chant plus fluide et plus libre,—il avait entrevu la beauté d'un art nouveau.
Peut-être avait-il raison; mais il était encore bien inexpérimenté pour se hasarder sans danger dans un genre, qui, si l'on veut qu'il soit vraiment artistique, est le plus difficile de tous. Surtout, cet art réclame une condition essentielle: la parfaite harmonie des efforts combinés du poète, du musicien et des interprètes.—Christophe ne s'en inquiétait point: il se lançait à l'étourdie dans un art inconnu, dont lui seul pressentait les lois.
Sa première idée fut de revêtir de musique une féerie de Shakespeare, ou un acte du Second Faust. Mais les théâtres se montraient peu disposés à tenter l'expérience; elle devait être coûteuse et paraissait absurde. On admettait bien la compétence de Christophe en musique; mais qu'il se permît d'avoir des idées sur le théâtre faisait sourire les gens: on ne le prenait pas au sérieux. Le monde de la musique et celui de la poésie semblaient deux États étrangers l'un à l'autre, et secrètement hostiles. Pour pénétrer dans l'État poétique, il fallut que Christophe acceptât la collaboration d'un poète; et ce poète, il ne lui fut pas permis de le choisir. Il ne se le fût pas permis lui-même: il se défiait de son goût littéraire; on lui avait persuadé qu'il n'entendait rien à la poésie; et, de fait, il n'entendait rien aux poésies qu'on admirait autour de lui. Avec son honnêteté et son opiniâtreté ordinaires, il s'était donné bien du mal, pour tâcher de sentir la beauté de tel ou tel poème; il était toujours sorti de là bredouille, et un peu honteux: non, décidément, il n'était pas poète. À la vérité, il aimait passionnément certains poètes d'autrefois; et cela le consolait un peu. Mais sans doute ne les aimait-il pas comme il fallait les aimer. N'avait-il pas, une fois, exprimé l'idée saugrenue qu'il n'est de grands poètes que ceux qui restent grands, même traduits en prose, même traduits en une prose étrangère, et que les mots n'ont de prix que par l'âme qu'ils expriment? Ses amis s'étaient moqués de lui. Mannheim le traita d'épicier. Il n'avait pas essayé de se défendre. Comme il voyait journellement, par l'exemple des littérateurs qui parlent de musique, le ridicule des artistes qui prétendent juger d'un autre art que le leur, il se résignait, (un peu incrédule au fond), à son incompétence poétique; et il acceptait, les yeux fermés, les jugements de ceux qu'il croyait mieux informés. Aussi se laissa-t-il imposer par ses amis de la Revue un grand homme de cénacle décadent, Stephan von Hellmuth, qui lui apporta une Iphigénie de sa façon. C'était alors le temps où les poètes allemands—(comme leurs confrères de France)—étaient en train de refaire les tragédies grecques. L'œuvre de Stephan von Hellmuth était une de ces étonnantes pièces gréco-allemandes, où se mêlent Ibsen, Homère, et Oscar Wilde,—sans oublier, bien entendu, quelques manuels d'archéologie. Agamemnon était neurasthénique, et Achille impuissant: ils se désolaient longuement de leur état; et naturellement, leurs plaintes n'y changeaient rien. Toute l'énergie du drame était concentrée dans le rôle d'Iphigénie,—une Iphigénie névrosée, hystérique, et pédante, qui faisait la leçon aux héros, déclamait furieusement, exposait au public son pessimisme Nietzschéen, et, ivre de mourir, s'égorgeait elle-même, avec des éclats de rire.
Rien de plus contraire à l'esprit de Christophe que cette littérature prétentieuse d'Ostrogoth dégénéré, qui se costume à la grecque. Autour de lui, on criait au chef-d'œuvre. Il fut lâche, il se laissa persuader. À vrai dire, il crevait de musique, et bien plus qu'au texte il songeait à sa musique. Le texte lui était un lit où épancher le flot de ses passions. Il était aussi loin que possible de l'état d'abnégation et d'impersonnalité intelligente, qui convient au traducteur musical d'une œuvre poétique. Il ne pensait qu'à lui, et pas du tout à l'œuvre. Il se gardait d'en convenir. D'ailleurs, il se faisait illusion: il voyait dans le poème tout autre chose que ce qui s'y trouvait. Comme lorsqu'il était enfant, il était arrivé à se bâtir dans sa tête une pièce entièrement différente de celle qu'il avait sous les yeux.
Au cours des répétitions, il aperçut l'œuvre réelle. Un jour qu'il écoutait une scène, elle lui parut si bête qu'il crut que les acteurs la défiguraient; et il eut la prétention non seulement de la leur expliquer, en présence du poète, mais de l'expliquer à celui-ci, qui prenait la défense de ses interprètes. L'auteur se rebiffa, et dit, d'un ton piqué, qu'il pensait savoir ce qu'il avait voulu écrire. Christophe n'en démordait point, et soutenait que Hellmuth n'y comprenait rien. L'hilarité générale l'avertit qu'il se rendait ridicule. Il se tut, convenant qu'après tout ce n'était pas lui qui avait écrit les vers. Alors il vit l'écrasante nullité de la pièce, et il en fut accablé; il se demandait comment il avait pu s'y tromper. Il s'appelait imbécile, et s'arrachait les cheveux. Il avait beau tâcher de se rassurer, en se répétant: «Tu n'y comprends rien: ce n'est pas ton affaire. Occupe-toi de ta musique!»—il se sentait si honteux—de la niaiserie, du pathos prétentieux, de la fausseté criante des mots, des gestes, des attitudes, que par moments, tandis qu'il conduisait l'orchestre, il n'avait plus la force de lever son bâton: il avait envie d'aller se cacher dans le trou du souffleur. Il était trop franc et trop mauvais politique pour déguiser ce qu'il pensait. Chacun s'en apercevait: ses amis, les acteurs, et l'auteur. Hellmuth lui disait, avec un sourire pincé:
—Est-ce que ceci n'a pas encore l'heur de vous plaire?
Christophe répondait bravement:
—Pour dire la vérité, non. Je ne comprends pas.
—Vous ne l'aviez donc pas lu, pour faire votre musique?
—Si, disait naïvement Christophe, mais je me trompais, je comprenais autre chose.
—C'est dommage alors que vous n'ayez pas écrit vous-même ce que vous compreniez.
—Ah! si je l'avais pu! disait Christophe.
Le poète, vexé, critiquait, pour se venger, la musique. Il se plaignait qu'elle fût encombrante, et qu'elle empêchât d'entendre les vers.
Si le poète ne comprenait pas le musicien, ni le musicien le poète, les acteurs ne comprenaient ni l'un ni l'autre, et ne s'en inquiétaient point. Ils cherchaient seulement dans leurs rôles des phrases, de place en place, où accrocher leurs effets habituels. Il n'était pas question d'adapter leur déclamation à la tonalité du morceau et au rythme musical: ils allaient d'un côté, et la musique de l'autre; on eût dit qu'ils chantaient constamment hors du ton. Christophe en grinçait des dents et s'épuisait à leur crier la note: ils le laissaient crier, et continuaient imperturbablement, ne comprenant même pas ce qu'il voulait d'eux.
Christophe eût tout lâché, si les répétitions n'avaient été avancées, et s'il n'eût été lié par la crainte d'un procès. Mannheim, à qui il fit part de son découragement, se moqua de lui:
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-il. Tout va très bien. Vous ne vous comprenez pas l'un l'autre? Eh! qu'est-ce que cela fait? Qui a jamais compris une œuvre, en dehors de l'auteur? Il a encore bien de la chance, quand il se comprend lui-même!
Christophe se tourmentait de la niaiserie du poème, qui, disait-il, ferait tomber sa musique. Mannheim ne faisait pas de difficulté pour reconnaître que le poème n'avait pas le sens commun, et que Hellmuth était «un daim»; mais il n'avait aucune inquiétude à son égard: Hellmuth donnait de bons dîners, et il avait une jolie femme: qu'est-ce qu'il faut de plus a la critique?—Christophe haussait les épaules, disant qu'il n'avait pas le temps d'écouter des balivernes.
—Mais ce ne sont pas des balivernes! disait Mannheim, en riant. Voilà bien les gens graves! Ils n'ont aucune idée de ce qui compte dans la vie.
Et il conseillait à Christophe de ne pas tant se préoccuper des affaires de Hellmuth, et de songer aux siennes. Il rengageait à faire un peu de réclame. Christophe refusait avec indignation. À un reporter, qui cherchait à l'interviewer sur sa vie, il répondait, furieux:
—Cela ne vous regarde pas!
Et quand on lui demandait sa photographie pour une Revue, il sautait de colère, en criant qu'il n'était pas, Dieu merci! le Kaiser pour étaler sa tête aux passants.—Impossible de le mettre en relations avec les salons influents. Il ne répondait pas aux invitations; et quand, par hasard, il avait été forcé d'accepter, il oubliait de s'y rendre, ou venait de si mauvaise grâce qu'il semblait avoir pris à tâche d'être désagréable à tout le monde.
Mais le comble fut qu'il se brouilla avec sa Revue, deux jours avant la représentation.
Ce qui devait arriver arriva. Mannheim avait continué sa révision des articles de Christophe; il ne se gênait plus pour biffer des lignes entières de critique et les remplacer par des compliments.
Un jour, dans un salon, Christophe se trouva en présence d'un virtuose,—un pianiste bellâtre, qu'il avait éreinté, et qui vint le remercier, en souriant de toutes ses dents blanches. Il répondit brutalement qu'il n'y avait pas de quoi. L'autre insistait, se confondant en protestations de reconnaissance. Christophe y coupa court, en lui disant que s'il était satisfait de l'article, c'était son affaire, mais que l'article n'avait certainement pas été écrit pour le satisfaire. Et il lui tourna le dos. Le virtuose le prit pour un bourru bienfaisant, et s'en alla en riant. Mais Christophe, qui se souvint d'avoir reçu, peu avant, une carte de remerciements d'une autre de ses victimes, fut brusquement traversé d'un soupçon. Il sortit, il alla acheter à un kiosque de journaux le dernier numéro de la Revue, il chercha son article, il lut... Sur le moment, il se demanda s'il devenait fou. Puis, il comprit; et, dans une rage folle, il courut aux bureaux du Dionysos.
Waldhaus et Mannheim s'y trouvaient, en conversation avec une actrice de leurs amies. Ils n'eurent pas besoin de demander à Christophe pourquoi il venait. Jetant le numéro de la Revue sur la table, Christophe, sans prendre le temps de respirer, les apostropha avec une violence inouïe, criant, les traitant de drôles, de gredins, de faussaires, et tapant le plancher à tour de bras avec une chaise. Mannheim essayait de rire. Christophe voulut lui flanquer son pied au derrière. Mannheim se réfugia derrière la table, en se tordant. Mais Waldhaus le prit de très haut. Digne et gourmé, il s'évertuait à faire entendre, au milieu du vacarme, qu'il ne permettrait pas qu'on lui parlât sur ce ton, que Christophe aurait de ses nouvelles; et il lui tendait sa carte. Christophe la lui jeta au nez:
—Faiseur d'embarras!... Je n'ai pas besoin de votre carte pour savoir qui vous êtes... Vous êtes un polisson et un faussaire!... Et vous croyez que je vais me battre avec vous?... Une correction, c'est tout ce que vous méritez!...
De la rue, on entendait sa voix. Les gens s'arrêtaient pour écouter. Mannheim ferma les fenêtres. La visiteuse, effrayée, cherchait à s'enfuir; mais Christophe bloquait la porte. Waldhaus blême et suffoqué, Mannheim bredouillant, ricanant, essayaient de répondre. Christophe ne les laissa point parler. Il déchargea sur eux tout ce qu'il put imaginer de plus blessant, et ne s'en alla que quand il fut à bout de souffle et d'injures. Waldhaus et Mannheim ne retrouvèrent la voix que quand il fut parti. Mannheim reprit vite son aplomb: les injures glissaient sur lui, comme l'eau sur les plumes d'un canard. Mais Waldhaus restait ulcéré: sa dignité avait été outragée; et, ce qui rendait l'affront plus mortifiant, c'est qu'il avait eu des témoins: il ne pardonnerait jamais. Ses collègues firent chorus. De toute la Revue, Mannheim continua, seul, à n'en pas vouloir à Christophe: il s'était amusé de lui, tout son soûl; il ne trouvait pas que ce fût payer trop cher, au prix de quelques gros mots, la pinte de bon sang qu'il s'était faite à ses dépens. C'avait été une bonne farce: s'il en eût été l'objet, il en eût ri tout le premier. Aussi, était-il prêt à serrer la main de Christophe, comme si rien ne s'était passé. Mais Christophe était plus rancunier; il repoussa toute avance. Mannheim ne s'en affecta point: Christophe était un jouet, dont il avait tiré tout l'amusement possible; il commençait à s'enflammer pour un autre pantin. Du jour au lendemain, tout fut fini entre eux. Cela n'empêcha point Mannheim de continuer à dire, quand on parlait devant lui de Christophe, qu'ils étaient amis intimes. Et peut-être qu'il le croyait.
Deux jours après la brouille, eut lieu la première d'Iphigénie. Four complet. La Revue de Waldhaus loua le poème, et ne dit rien de la musique. Les autres journaux s'en donnèrent à cœur-joie. On rit et on siffla. La pièce fut retirée, après la troisième représentation; mais les railleries ne cessèrent point si vite. On était trop heureux de trouver cette occasion de dauber sur Christophe; et l'Iphigénie resta, pendant plusieurs semaines, un sujet d'inépuisables plaisanteries. On savait que Christophe n'avait plus d'arme pour se défendre; et l'on en profitait. La seule chose qui retînt encore un peu, c'était sa situation à la cour. Bien que ses rapports fussent devenus assez froids avec le grand-duc, qui lui avait fait, à maintes reprises, des observations dont il n'avait tenu aucun compte, il continuait de se rendre de temps en temps au château et de bénéficier, dans l'esprit du public, d'une sorte de protection officielle, plus illusoire que réelle.—Il se chargea lui-même de détruire ce dernier appui.
Il souffrait des critiques. Elles ne s'adressaient pas seulement à sa musique, mais à son idée d'une forme d'art nouvelle, qu'on ne se donnait pas la peine de comprendre: (il était plus facile de la travestir, pour la ridiculiser). Christophe n'avait pas encore la sagesse de se dire que la meilleure réponse qu'on puisse faire à des critiques de mauvaise foi, est de ne leur en faire aucune, et de continuer à créer. Il avait pris, depuis quelques mois, la mauvaise habitude de ne laisser passer aucune attaque injuste, sans y répondre. Il écrivit un article, où il n'épargnait point ses adversaires. Les deux journaux bien pensants, auxquels il le porta, le lui rendirent, en s'excusant avec une politesse ironique de ne pouvoir le publier. Christophe s'entêta. Il se souvint du journal socialiste de la ville, qui lui avait fait des avances. Il connaissait un des rédacteurs; ils discutaient parfois ensemble. Christophe avait plaisir à trouver quelqu'un qui parlât librement du pouvoir, de l'armée, des préjugés oppressifs et archaïques. Mais la conversation ne pouvait aller bien loin; car, avec le socialiste, elle revenait toujours à Karl Marx, qui était absolument indifférent à Christophe. D'ailleurs, Christophe retrouvait dans ces discours d'homme libre,—en outre d'un matérialisme qui ne lui plaisait pas beaucoup,—une rigueur pédante et un despotisme de pensée, un culte secret de la force, un militarisme à rebours, qui ne sonnaient pas très différemment de ce qu'il entendait, chaque jour, en Allemagne.
Néanmoins, ce fut à lui et à son journal qu'il songea, quand il se vit fermer la porte des autres rédactions. Il se dit bien que sa démarche ferait scandale: le journal était violent, haineux, constamment condamné; mais comme Christophe ne le lisait pas, il ne pensait qu'à la hardiesse des idées, qui ne l'effrayait point, et non à la bassesse du ton, qui lui eût répugné. Au reste, il était si enragé de voir l'entente sournoise des autres journaux afin de l'étouffer, que peut-être eût-il passé outre, même s'il avait été mieux averti. Il voulait montrer aux gens qu'on ne se débarrassait pas si facilement de lui.—Il porta donc l'article à la rédaction socialiste, où il fut reçu à bras ouverts. Le lendemain, l'article parut; et le journal annonçait, en termes emphatiques, qu'il s'était assuré le concours du jeune et talentueux maître, le camarade Krafft, dont étaient bien connues les ardentes sympathies pour les revendications de la classe ouvrière.
Christophe ne lut ni la note, ni l'article; car, ce matin-là, qui était un dimanche, il était parti avant l'aube, pour une promenade à travers champs. Il était admirablement disposé. En voyant lever le soleil, il cria, rit, iodla, sauta et dansa. Plus de Revue, plus de critiques à faire! C'était le printemps, et le retour de la musique du ciel et de la terre, la plus belle de toutes. Fini des sombres salles de concerts, étouffantes et puantes, des voisins désagréables, des virtuoses insipides! On entendait s'élever la merveilleuse chanson des forêts murmurantes; et sur les champs passaient les effluves enivrants de la Vie qui brisait l'écorce de la terre.
Il revenait de promenade, la tête bourdonnante de lumière, quand sa mère lui remit une lettre apportée du palais en son absence. La lettre, écrite sous une forme impersonnelle, avisait monsieur Krafft qu'il eût à se rendre, ce matin, au château.—Le matin était passé: il était près d'une heure. Christophe ne s'en émut guère.
—Il est trop tard maintenant, dit-il. Ce sera pour demain.
Mais sa mère s'inquiéta:
—Non, non, on ne peut pas remettre ainsi un rendez-vous de Son Altesse; il faut y aller, tout de suite. Peut-être s'agit-il d'une affaire importante.
Christophe haussa les épaules:
—Importante? Comme si ces individus pouvaient avoir quelque chose d'important à vous dire!... Il va m'exposer ses idées sur la musique. Ce sera gai!... Pourvu qu'il ne lui ait pas pris fantaisie de rivaliser avec Siegfried Meyer[1], et qu'il n'ait pas, lui aussi, à montrer un Hymne à Ægir! Je ne l'épargnerai pas. Je lui dirai: «Faites donc de la politique. Là, vous êtes le maître: vous aurez toujours raison. Mais dans l'art, prenez garde! Dans l'art, on vous voit sans casque, sans panache, sans uniforme, sans argent, sans titres, sans aïeux, sans gendarmes;... et dame! pensez un peu: qu'est-ce qui restera de vous?
La bonne Louisa, qui prenait tout au sérieux, leva les bras au ciel:
—Tu ne diras pas cela!... Tu es fou! Tu es fou!...
Il s'amusait à l'inquiéter, en abusant de sa crédulité, jusqu'à ce que la dose de l'extravagance fût si forte que Louisa finît par comprendre qu'il se moquait d'elle. Elle lui tournait le dos:
—Tu es trop bête, mon pauvre garçon!
Il l'embrassa en riant. Il était de magnifique humeur: il avait trouvé, dans sa promenade, un beau thème musical; et il le sentait s'ébattre en lui, comme un poisson dans l'eau. Il ne voulut point partir pour le château, avant d'avoir mangé: il avait un appétit d'ogre. Louisa veilla ensuite à sa toilette; car il recommençait à la tourmenter: il prétendait qu'il était bien comme il était, avec ses vêtements usés et ses souliers poudreux. Cela ne l'empêcha point d'en changer et de cirer ses chaussures, en sifflant comme un merle et en imitant tous les instruments de l'orchestre. Quand il eut fini, sa mère passa l'inspection et refit gravement son nœud de cravate. Il était très patient, par extraordinaire, parce qu'il était content de lui,—ce qui n'était pas non plus très ordinaire. Il partit, en disant qu'il allait enlever la princesse Adélaïde,—la fille du grand-duc, une assez jolie femme, mariée à un petit prince allemand, qui était venue passer quelques semaines auprès de ses parents. Elle avait témoigné jadis quelque sympathie à Christophe, quand il était enfant; et il avait un faible pour elle. Louisa prétendait qu'il en était amoureux; et, pour s'amuser, il feignait de l'être.
Il ne se pressait pas d'arriver, flânant devant les boutiques, s'arrêtant dans la rue, pour caresser un chien, qui flânait comme lui, étendu sur le flanc et bâillant au soleil. Il sauta les grilles inoffensives, qui ceignaient la place du château,—un grand carré désert, entouré de maisons, avec deux jets d'eau assoupis, deux parterres symétriques et sans ombre, séparés, comme par une raie sur le front, par une allée sablée, ratissée, bordée d'orangers en caisse; au milieu, la statue en bronze d'un grand-duc inconnu, costume Louis-Philippe, sur un socle décoré aux quatre angles par des allégories de Vertus. Sur un banc, un promeneur unique dormait sur son journal. A la grille du château, un poste de soldats inutiles dormait. Derrière les fossés pour rire de la terrasse du château, deux canons endormis bâillaient sur la ville endormie. Christophe leur rit au nez à tous.
Il entra au château sans se préoccuper de prendre une attitude officielle: tout au plus s'il cessa de chantonner; ses pensées continuaient de danser. Il jeta son chapeau sur la table du vestibule, en interpellant familièrement le vieil huissier, qu'il connaissait depuis l'enfance:—(le bonhomme était déjà là, lors de la première visite que Christophe avait faite au château avec son grand-père, le soir où il vit Hassler);—mais le vieux qui toujours répondait avec bonhomie aux boutades peu respectueuses de Christophe, prit, cette fois, un air rogue. Christophe n'y fit pas attention. Un peu plus loin, dans l'antichambre, il rencontra un employé de la chancellerie, fort bavard et prodigue avec lui, d'ordinaire, en démonstrations d'amitié; il fut surpris de la hâte que ce personnage mita passer, en esquivant un entretien. Il ne s'arrêta pas à ces impressions, et, continuant son chemin, il demanda à être introduit.
Il entra. Le dîner venait de finir. Son Altesse se tenait dans un des salons. Adossé à la cheminée, il fumait en causant avec ses hôtes, parmi lesquels Christophe distingua sa princesse, qui fumait aussi; négligemment renversée dans un fauteuil, elle parlait très haut à quelques officiers, qui faisaient cercle autour d'elle. La réunion était animée. Tous étaient fort gais; et Christophe, en entrant, entendit le rire épais du grand-duc. Mais ce rire s'arrêta net, quand le prince vit Christophe. Il poussa un grognement, et, fonçant droit sur lui:
—Ah! vous voilà, vous! cria-t-il. Vous daignez venir enfin? Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Vous êtes un drôle, Monsieur!
Christophe fut si stupéfait par ce boulet reçu en pleine poitrine qu'il fut un moment avant de pouvoir articuler un mot. Il ne pensait qu'à son retard, qui ne pouvait légitimer une telle violence. Il balbutia:
—Altesse, qu'ai-je fait?
L'Altesse n'écoutait pas, et poursuivait avec emportement:
—Taisez-vous! Je ne me laisserai pas insulter par un drôle.
Christophe, blêmissant, luttait contre sa gorge contractée, qui refusait de parler. Il fit un effort, et cria:
—Altesse, vous n'avez pas le droit... vous n'avez pas le droit vous-même de m'insulter, sans me dire ce que j'ai fait.
Le grand-duc se tourna vers son secrétaire, qui sortit un journal de sa poche et qui le lui tendit. Il était dans un état d'exaspération, que son humeur colérique ne suffisait pas à expliquer: les fumées de vins trop généreux y avaient aussi leur part. Il vint se planter devant Christophe, et, comme un toréador avec sa cape, il lui agita furieusement devant la figure le journal déplié et froissé, en criant:
—Vos ordures, Monsieur!... Vous mériteriez qu'on vous y mît le nez!
Christophe reconnut le journal socialiste:
—Je ne vois pas ce qu'il y a de mal, dit-il.
—Quoi! quoi! glapit le grand-duc. Vous êtes d'une impudence!... Ce journal de gredins, qui m'insultent journellement, qui vomissent contre moi des injures immondes!...
—Monseigneur, dit Christophe, je ne l'avais pas lu.
—Vous mentez! cria le grand-duc.
—Je ne veux pas que vous disiez que je mens, fit Christophe. Je ne l'avais pas lu, je ne m'occupe que de musique. Et d'ailleurs, j'ai le droit d'écrire où je veux.
—Vous n'avez aucun droit, sauf celui de vous taire. J'ai été trop bon pour vous. Je vous ai comblé de mes bienfaits, vous et les vôtres, malgré toutes les raisons que votre inconduite et celle de votre père m'auraient données de me séparer de vous. Je vous défends de continuer à écrire dans un journal qui m'est ennemi. Et de plus, d'une façon générale, je vous défends d'écrire quoi que ce soit, à l'avenir, sans mon autorisation. J'ai assez de vos polémiques musicales. Je n'admets pas que quelqu'un qui jouit de ma protection passe son temps à attaquer tout ce qui est cher aux gens de goût et de cœur, aux véritables Allemands. Vous ferez mieux d'écrire de meilleure musique, ou, si cela ne vous est pas possible, de travailler vos gammes et vos exercices. Je ne yeux pas d'un Bebel musical, qui s'amuse à diffamer toutes les gloires nationales, à jeter le désarroi dans les esprits. Nous savons ce qui est bon, Dieu merci! Nous n'avons pas attendu que vous nous le disiez, pour le savoir. Donc, à votre piano, Monsieur, et fichez-nous la paix!
Le gros homme, face à face avec Christophe, le dévisageait avec des yeux insultants. Christophe, livide, essayait de parler; ses lèvres remuaient; il bégaya:
—Je ne suis pas votre esclave, je dirai ce que je veux, j'écrirai ce que je veux...
Il suffoquait, il était près de pleurer de honte et de rage; ses jambes tremblaient. En faisant un brusque mouvement du coude, il renversa un objet sur le meuble près de lui. Il se rendait compte qu'il était ridicule; et, en effet, il entendit rire: en regardant au fond du salon, il vit, au travers d'un brouillard, la princesse qui suivait la scène, en échangeant avec ses voisins des réflexions d'une commisération ironique. Dès lors, il perdit l'exacte conscience de ce qui se passait. Le grand-duc criait. Christophe criait plus fort que lui, sans savoir ce qu'il disait. Le secrétaire du prince et un autre fonctionnaire vinrent vers lui, et tâchèrent de le faire taire: il les repoussa; il agitait en parlant un cendrier qu'il avait saisi machinalement sur le meuble auquel il était adossé. Il entendait que le secrétaire lui disait:
—Allons, lâchez cela, lâchez cela!...
Et il s'entendait lui-même crier des*mots sans suite, et frapper avec le cendrier le rebord de la table.
—Sortez! hurla le grand-duc, au comble de la fureur. Sortez! Sortez! Je vous chasse!
Les officiers s'étaient approchés du prince, et essayaient de le calmer. Le grand-duc, apoplectique, les yeux hors de la tête, criait qu'on jetât ce chenapan à la porte. Christophe vit rouge: il fut tout près d'appliquer son poing sur le mufle du grand-duc; mais il était écrasé par un chaos de sentiments contradictoires: la honte, la fureur, un reste de timidité, de loyalisme germanique, de respect traditionnel, d'habitudes humiliées devant le prince. Il voulait parler, il ne pouvait parler; il voulait agir, il ne pouvait agir; il ne voyait plus, il n'entendait plus: il se laissa pousser, et sortit.
Il passa au milieu des domestiques, impassibles, qui, venus près de la porte, n'avaient rien perdu du bruit de la dispute. Les trente pas qu'il eut à faire pour sortir de l'antichambre lui semblèrent durer toute une vie. La galerie s'allongeait, à mesure qu'il avançait. Il ne sortirait jamais!... La lumière du dehors, qu'il voyait luire là-bas, par la porte vitrée, était le salut... Il descendit l'escalier en trébuchant; il oubliait qu'il était nu-tête: le vieil huissier le rappela pour prendre son chapeau. Il lui fallut ramasser toutes ses forces pour sortir du château, traverser la cour, regagner sa maison. Il claquait des dents. Quand il ouvrit la porte de chez lui, sa mère fut épouvantée par sa mine et par son tremblement. Il l'écarta, il refusa de répondre à ses questions. Il monta dans sa chambre, s'enferma, et se coucha. Il avait un tel frisson qu'il n'arrivait pas à se déshabiller: la respiration coupée; les membres brisés... Ah! ne plus voir, ne plus sentir, n'avoir plus à soutenir ce misérable corps, à lutter contre l'ignoble vie, tomber, tomber sans souffle, sans pensée, n'être plus, nulle part!...—Ses habits arrachés avec une peine mortelle et épars autour de lui, par terre, il se jeta dans son lit et s'y enfonça jusqu'aux yeux. Tout bruit cessa dans la chambre: on n'entendit plus que le petit lit de fer, qui tremblait sur le carreau.
Louisa écoutait à-la porte; elle frappa en vain, appela doucement: rien ne répondit; elle attendit, épiant anxieusement le silence; puis elle s'éloigna. Une ou deux fois dans le jour, elle revint écouter; et le soir, encore, avant de se coucher. Le jour passa, la nuit passa: la maison était muette. Christophe tremblait de fièvre; par moments, il pleurait; et, dans la nuit, il se soulevait pour montrer le poing au mur. Vers deux heures du matin, dans un accès de folie, il sortit du lit, en nage et à moitié nu: il voulait aller tuer le grand-duc. Il était dévoré de haine et de honte; son corps et son cœur se tordaient dans la flamme.—De cette tempête, rien ne s'entendait au dehors: pas un mot, pas un son. Les dents serrées, il renfermait tout en lui.
Le lendemain matin, il redescendit, comme d'habitude. Il était ravagé. Il ne dit rien, et sa mère n'osa rien lui demander: elle savait déjà, par les rapports du voisinage. Tout le jour, il resta sur une chaise, au coin du feu, muet, fiévreux, le dos courbé, comme un vieux; et, quand il était seul, il pleurait en silence.
Vers le soir, le rédacteur du journal socialiste vint le voir. Naturellement, il était au courant et voulait des détails. Christophe, touché de sa visite, l'interpréta naïvement comme une démarche de sympathie et d'excuses de la part de ceux qui l'avaient compromis; il mit son amour-propre à ne rien regretter, et il se laissa aller à dire tout ce qu'il avait sur le cœur: ce lui était un soulagement de parler librement à un homme qui eût comme lui la haine de l'oppression. L'autre l'excitait à parler: il voyait dans l'événement une bonne affaire pour son journal, l'occasion d'un article scandaleux, dont il attendait que Christophe lui fournît les éléments, à moins que Christophe ne l'écrivît lui-même; car il comptait qu'après cet éclat, le musicien de la cour mettrait au service de «la cause» son talent de polémiste, qui était appréciable, et ses petits documents secrets sur la cour, qui l'étaient encore plus. Comme il ne se piquait pas d'une délicatesse exagérée, il présenta la chose sans artifice. Christophe en eut un haut-le-corps; il déclara qu'il n'écrirait rien, alléguant que toute attaque de sa part contre le grand-duc serait interprétée comme un acte de vengeance personnelle, et qu'il était tenu à plus de réserve, maintenant qu'il était libre, que lorsque, ne l'étant pas, il courait des risques en disant sa pensée. Le journaliste ne comprit rien à ces scrupules; il jugea Christophe un peu borné et clérical au fond; il pensa surtout que Christophe avait peur. Il dit:
—Eh bien, laissez-nous faire: c'est moi qui écrirai. Vous n'aurez à vous occuper de rien.
Christophe le supplia de se taire; mais il n'avait aucun moyen de l'y contraindre. D'ailleurs, le journaliste lui représenta que l'affaire ne le concernait pas seul: l'insulte atteignait le journal, qui avait le droit de se venger. À cela, rien à répondre; tout ce que put faire Christophe, ce fut de lui demander sa parole qu'il n'abuserait point de certaines confidences faites à l'ami, et non au journaliste. L'autre la lui donna sans difficulté. Christophe n'en fut pas rassuré: il se rendait compte trop tard de l'imprudence qu'il avait commise.—Quand il fut seul, il repassa dans sa tête tout ce qu'il avait dit, et il frémit. Sans réfléchir une minute, il écrivit au journaliste, le conjurant de ne point répéter ce qu'il lui avait confié:—(le malheureux le répétait lui-même, en partie, dans sa lettre.)
Le lendemain, la première chose qu'il lut, en ouvrant le journal avec une hâte fiévreuse, ce fut, en première page, tout au long son histoire. Tout ce qu'il avait dit, la veille, s'y retrouvait démesurément grossi, ayant subi cette déformation spéciale à laquelle sont soumis tous les objets qui passent par un cerveau de journaliste. L'article attaquait avec de basses invectives le grand-duc et la cour. Certains détails qu'il donnait étaient trop personnels à Christophe, trop évidemment connus de lui seul, pour qu'on ne lui attribuât point l'article entier.
Ce nouveau coup écrasa Christophe. À mesure qu'il lisait, une sueur froide lui montait au visage. Quand il eut fini, il resta affolé. Il voulut courir au journal; mais sa mère l'en empêcha, redoutant, non sans raison, sa violence. Il la redoutait lui-même; il sentait que s'il y allait, il ferait quelque sottise; et il resta,—pour en faire une autre. Il adressa au journaliste une lettre indignée, où il lui reprochait sa conduite en termes blessants, désavouait l'article, et rompait avec le parti. Le désaveu ne parut pas. Christophe récrivit au journal, le sommant de publier sa lettre. On lui envoya copie de sa première lettre, écrite le soir de l'entretien, et qui en était la confirmation: on lui demandait s'il fallait la publier aussi. Il se sentit dans leurs mains. Là-dessus, il eut le malheur de rencontrer dans la rue l'interviewer indiscret; il ne put s'empêcher de lui dire le mépris qu'il avait pour lui. Le lendemain, le journal publia un entrefilet insultant, où l'on parlait de ces domestiques de cour, qui, même quand on les a flanqués à la porte, restent toujours des domestiques. Quelques allusions à l'événement récent ne permettaient point de douter qu'il ne s'agît de Christophe.
Quand il fut bien évident pour tous que Christophe n'avait plus aucun appui, il se trouva soudain d'une richesse en ennemis qu'il n'eût jamais soupçonnée. Tous ceux qu'il avait blessés, directement ou indirectement, soit par des critiques personnelles, soit en combattant leurs idées et leur goût, prirent aussitôt l'offensive et se vengèrent avec usure. Le gros public, dont Christophe avait essayé de secouer l'apathie, contemplait, satisfait, la correction administrée à l'insolent jeune homme, qui avait prétendu réformer l'opinion et troubler le sommeil des gens de bien. Christophe était à l'eau. Chacun fit de son mieux pour lui tenir la tête dessous.
Ils ne fondirent pas tous ensemble sur lui. L'un commença d'abord, pour tâter le terrain. Christophe ne répondant pas, il redoubla ses coups. Alors d'autres suivirent; et puis, toute la bande. Les uns étaient de la fête par simple divertissement, comme de jeunes chiens qui s'amusent à déposer leurs incongruités en belle place: c'était l'escadron volant des journalistes incompétents, qui, ne sachant rien, tâchent de le faire oublier, à force d'adulations aux vainqueurs et d'injures aux vaincus. Les autres apportaient le poids de leurs principes, ils tapaient comme des sourds; où ils avaient passé, il ne restait rien de rien: c'était la grande critique,—la critique qui tue.
Par bonheur pour Christophe, il ne lisait pas les journaux. Quelques amis dévoués avaient l'attention de lui envoyer les plus injurieux. Mais il les laissait s'empiler sur sa table, sans penser à les ouvrir. Ce ne fut qu'à la fin que ses yeux furent attirés par une grande marque rouge qui encadrait un article: il lut que ses Lieder ressemblaient aux grognements d'un animal sauvage, que ses symphonies sortaient d'une maison de fous, que son art était hystérique, que ses spasmes d'harmonies voulaient donner le change sur sa sécheresse de cœur et sa nullité de pensée. Le critique, fort connu, terminait ainsi:
«M. Krafft a naguère donné, comme reporter, quelques preuves étonnantes de son style et de son goût, qui excitèrent dans les cercles musicaux une gaieté irrésistible. Il lui fut alors conseillé amicalement de se livrer plutôt a la composition. Les derniers produits de sa muse ont montré que ce conseil, bien intentionné, était mauvais. M. Krafft devrait décidément faire du reportage.»
Après cette lecture, qui empêcha Christophe de travailler pendant toute une matinée, il se mit à la recherche des autres journaux hostiles, pour achever de se démoraliser. Mais Louisa, qui avait la manie de faire disparaître tout ce qui traînait, sous prétexte de «faire de l'ordre», les avait déjà brûlés. Il en fut irrité d'abord, puis soulagé; et, tendant à sa mère le journal qui restait, il lui dit qu'elle aurait bien dû en faire autant de celui-là.
D'autres affronts lui furent plus sensibles. Un quatuor, dont il avait envoyé le manuscrit à une société réputée de Francfort, fut refusé à l'unanimité, et sans explications. Une ouverture, qu'un orchestre de Cologne semblait disposé à jouer, lui fut retournée, après des mois d'attente, comme injouable. La pire épreuve lui fut infligée par une société orchestrale de la ville. Le Kapellmeister H. Euphrat, qui la dirigeait, était assez bon musicien: mais, comme beaucoup de chefs d'orchestre, il n'avait aucune curiosité d'esprit; il souffrait—(ou plutôt il se portait à merveille)—de cette paresse spéciale à sa corporation, qui consiste à ressasser indéfiniment les œuvres déjà connues et à fuir comme le feu toute œuvre vraiment nouvelle. Il n'était jamais las d'organiser des Festivals Beethoven, Mozart, ou Schumann: il n'avait, dans ces œuvres, qu'à se laisser porter par le ronron des rythmes familiers. En revanche, la musique de son temps lui était insupportable. Il n'osait pas l'avouer et se disait accueillant pour les jeunes talents: de vrai, quand on lui apportait une œuvre bâtie sur un patron ancien,—un décalque d'œuvres qui avaient été nouvelles, il y avait cinquante ans,—il la recevait fort bien; il mettait même de l'ostentation à l'imposer au public. Cela ne dérangeait ni l'ordre de ses effets, ni l'ordre d'après lequel le public avait coutume d'être ému. En revanche, il éprouvait un mélange de mépris et de haine pour tout ce qui menaçait de déranger ce bel ordre et de lui causer une fatigue nouvelle. Le mépris dominait, si le novateur n'avait aucune chance de sortir de son ombre. S'il menaçait de réussir, c'était alors la haine,—bien entendu, jusqu'au moment où il avait réussi tout à fait.
Christophe n'en était pas encore là: tant s'en fallait. Aussi, fut-il surpris, quand on lui fit savoir, par des ouvertures indirectes, que Herr H. Euphrat eût été bien aise de jouer quelque chose de lui. Il avait d'autant moins de raisons de s'y attendre que le Kapellmeister était un ami intime de Brahms et de quelques autres qu'il avait malmenés dans ses chroniques. Comme il était bon garçon, il prêta à ses adversaires des sentiments généreux, qu'il eût été capable d'avoir. Il supposa que, le voyant accablé, ils voulaient lui prouver qu'ils étaient au-dessus des rancunes mesquines: il en fut touché, il écrivit un mot plein d'effusion à H. Euphrat, en lui envoyant un poème symphonique. L'autre lui fit répondre, par son secrétaire, une lettre froide, mais polie, lui accusant réception de son envoi et ajoutant que, suivant la règle de la société, la symphonie serait prochainement distribuée à l'orchestre et soumise à l'épreuve d'une répétition d'ensemble, avant d'être reçue pour l'audition publique. La règle était la règle: Christophe n'avait qu'à s'incliner. Aussi bien, c'était là une pure formalité, qui servait à écarter les élucubrations des amateurs encombrants.
Deux ou trois semaines après, Christophe reçut avis que son œuvre allait être répétée. En principe, tout se passait à huis clos, et l'auteur même ne pouvait assister à la répétition. Mais une tolérance universellement admise faisait qu'il était toujours là; seulement, il ne se montrait pas. Chacun le savait, et chacun feignait de ne le point savoir. Au jour dit, un ami vint chercher Christophe et l'introduisit dans la salle, où il prit place au fond d'une loge. Il fut surpris de voir qu'a cette répétition fermée, la salle—du moins, les places du bas—était presque entièrement remplie: une foule de dilettantes, d'oisifs et de critiques s'agitait en caquetant. L'orchestre était censé ignorer leur présence.
On commença par la Rhapsodie de Brahms pour voix d'alto, chœur d'hommes, et orchestre, sur un fragment du Harzreise im Winter de Gœthe. Christophe, qui détestait la sentimentalité majestueuse de cette œuvre, se dit que c'était peut-être, de la part des «Brahmines», une façon courtoise de se venger, en le forçant à entendre une composition qu'il avait critiquée irrévérencieusement. Cette idée le fit rire, et sa bonne humeur augmenta, quand, après la Rhapsodie, vinrent deux autres productions de musiciens connus, qu'il avait pris à partie: l'intention ne lui sembla pas douteuse. Sans pouvoir dissimuler quelques grimaces, il pensa que c'était, après tout, de bonne guerre; et, à défaut de la musique, il apprécia la farce. Il s'amusa même à mêler ses applaudissements ironiques à ceux du public, qui fit pour Brahms et ses congénères une manifestation enthousiaste.
Enfin, ce fut le tour de la symphonie de Christophe. Quelques regards jetés de l'orchestre et de la salle dans la direction de sa loge lui firent voir qu'on était averti de sa présence. Il sedissimula, il attendait, avec ce serrement de cœur que tout musicien éprouve, au moment où la baguette du chef se lève et où le fleuve de musique se ramasse en silence, prêt à briser sa digue. Jamais il n'avait encore entendu son œuvre à l'orchestre. Comment les êtres qu'il avait rêvés allaient-ils vivre? Quelle serait leur voix? Il les sentait gronder en lui; et, penché sur le gouffre de sons, il attendait en frémissant ce qui allait sortir.
Ce qui sortit, ce fut une chose sans nom, une bouillie informe. Au lieu des robustes colonnes qui devaient soutenir le fronton de l'édifice, les accords s'écroulaient les uns à côté des autres, comme une bâtisse en ruines; on n'y distinguait rien qu'une poussière de plâtras. Christophe hésita avant d'être bien sûr que c'était lui qu'on jouait. Il recherchait la ligne, le rythme de sa pensée: il ne la reconnaissait plus; elle allait, bredouillante et titubante, comme un ivrogne qui s'accroche aux murs; et il était écrasé de honte, comme si on le voyait lui-même en cet état. Il avait beau savoir que ce n'était pas là ce qu'il avait écrit: quand un interprète imbécile dénature vos paroles, on a un moment de doute, on se demande avec consternation si l'on est responsable de cette stupidité. Le public, lui, ne se le demande jamais: il croit à l'interprète, aux chanteurs, à l'orchestre qu'il est accoutumé d'entendre, comme il croit à son journal: ils ne peuvent pas se tromper; s'ils disent des absurdités, c'est que l'auteur est absurde. Il en doutait d'autant moins, en cette occasion, qu'il avait plaisir à le croire.—Christophe essayait de se persuader que le Kapellmeister se rendait compte du gâchis, qu'il allait arrêter l'orchestre, et faire tout reprendre. Les instruments ne jouaient même plus ensemble. Le cor avait manqué son entrée et pris une mesure trop tard; il continua quelques minutes, puis s'arrêta tranquillement pour vider son instrument. Certains traits des hautbois avaient totalement disparu. Il était impossible à l'oreille la plus exercée de retrouver le fil de la pensée musicale, ni même d'imaginer qu'il y en eût une. Des fantaisies d'instrumentation, des saillies humoristiques, devinrent grotesques, par le fait de la grossièreté de l'exécution. C'était bête à pleurer, c'était l'œuvre d'un idiot, d'un farceur, qui ne savait pas la musique. Christophe s'arrachait les cheveux. Il voulut interrompre; mais l'ami qui était avec lui l'en empêcha, l'assurant que Herr Kapellmeister saurait bien de lui-même discerner les fautes de l'exécution et tout remettre au point,—qu'au reste Christophe ne devait pas se montrer et qu'une observation de lui ferait le plus mauvais effet. Il obligea Christophe à se retirer au fond de la loge. Christophe se laissa faire; mais il se cognait la tête avec ses poings; et chaque monstruosité nouvelle lui arrachait un râle d'indignation et de douleur:
—Les misérables! Les misérables!... gémissait-il; et il se mordait les mains pour ne pas crier.
Maintenant, montait vers lui, avec les fausses notes, la rumeur du public, qui commençait à s'agiter. Ce ne fut d'abord qu'un frémissement; mais bientôt, Christophe n'eut plus de doute: ils riaient. Les musiciens de l'orchestre avaient donné le signal; certains ne cachaient point leur hilarité. Le public, assuré dès lors que l'œuvre était risible, se tordit de rire. La joie fut générale; elle redoublait au retour d'un motif très rythmé, que les contrebasses accentuaient d'une façon burlesque. Seul, le Kapellmeister, imperturbable, continuait à marquer la mesure, au milieu du charivari.
Enfin, l'on arriva au bout:—(les meilleures choses ont une fin.)—La parole était au public. Il éclata. Ce fut une explosion d'allégresse, qui dura plusieurs minutes. Les uns sifflaient, les autres applaudissaient ironiquement; les plus spirituels criaient: bis! Une voix de basse, venue du fond d'une avant-scène, se mit à imiter le motif grotesque. D'autres farceurs furent pris d'émulation et l'imitèrent, à leur tour. Quelqu'un cria: «L'auteur!»—Il y avait longtemps que ces gens d'esprit ne s'étaient autant amusés.
Après que le tumulte fut un peu calmé, le Kapellmeister, impassible, le visage tourné de trois quarts vers le public, mais affectant de ne pas le voir,—(le public était toujours censé ne pas exister)—fit à l'orchestre un signe, pour marquer qu'il voulait parler. On cria: «Chut!»; et chacun fit silence. Il attendit encore un moment; puis,—(sa voix était nette, froide et tranchante):
—Messieurs, dit-il, je n'aurais certainement pas laissé jouer cette chose jusqu'au bout, si je n'avais voulu me donner une fois en spectacle le monsieur qui a osé écrire des turpitudes sur maître Brahms.
Il dit; et, sautant de son estrade, il sortit au milieu des ovations de la salle en délire. On voulut le rappeler; les acclamations se prolongèrent pendant une ou deux minutes encore. Mais il ne revint pas. L'orchestre s'en allait. Le public se décida à s'en aller aussi. Le concert était fini.
C'était une bonne journée.
Christophe était déjà sorti. À peine avait-il vu le misérable chef d'orchestre quitter son pupitre, qu'il s'était élancé hors de la loge; il dégringolait les marches du premier étage, pour le rejoindre et le souffleter. L'ami qui l'avait amené courut après lui et essaya de le retenir; mais Christophe le bouscula et faillit le jeter en bas de l'escalier:—(il avait des raisons de croire que le personnage était complice dans le traquenard).—Heureusement pour H. Euphrat et pour lui-même, la porte qui menait à la scène était fermée; et ses coups de poing furieux ne purent la faire ouvrir. Cependant, le public commençait à sortir de la salle. Christophe ne pouvait rester là. Il se sauva.
Il était dans un état indescriptible. Il marchait au hasard, agitant les bras, roulant les yeux, parlant tout haut, comme un fou; il renfonçait ses cris d'indignation et de rage. La rue était à peu près déserte. La salle de concert avait été construite; l'année précédente, dans un quartier nouveau, un peu hors de la ville; et Christophe, d'instinct, fuyait vers la campagne, à travers les terrains vagues, où s'élevaient des baraques isolées et: quelques échafaudages de maisons, entourés de palissades. Il avait des pensées meurtrières, il eût voulu tuer l'homme qui lui avait fait cet affront... Hélas! Et quand il l'eût tué, y aurait-il eu rien de changé à l'animosité de tous ces gens, dont les rires injurieux retentissaient encore à son oreille? Ils étaient trop, il ne pouvait rien contre eux; ils étaient tous d'accord—eux qui étaient divisés sur tant de choses—pour l'outrager et l'écraser. C'était plus que de l'incompréhension: il y avait de la haine. Que leur avait-il donc fait à tous? Il avait en lui de belles choses, des choses qui fout du bien et qui dilatent le cœur; il avait voulu les dire, en faire jouir les autres; il croyait qu'ils allaient en être heureux comme lui. Si même ils ne les goûtaient pas, ils devaient au moins lui être reconnaissants de l'intention; ils pouvaient, à la rigueur, lui remontrer amicalement en quoi il s'était trompé; mais de là à cette joie méchante qu'ils mettaient à insulter ses pensées odieusement travesties, à les fouler aux pieds, à le tuer sous le ridicule, comment était-ce possible? Dans son exaltation, il s'exagérait encore leur haine; il lui prêtait un sérieux, que ces êtres médiocres étaient bien incapables d'avoir. Il sanglotait: «Qu'est-ce que je leur ai fait?» Il étouffait, il se sentait perdu, ainsi que lorsqu'il était enfant et qu'il fit, connaissance pour la première fois avec la méchanceté humaine.
Et comme il regardait près de lui, à ses pieds, il s'aperçut qu'il était arrivé au bord du ruisseau du moulin, à l'endroit où, quelques années avant, son père s'était noyé. Et l'idée lui vint sur-le-champ de se noyer. Sans attendre une minute, il se disposa à sauter.
Mais comme il se penchait sur la berge, fasciné par le calme et clair regard de l'eau, un tout petit oiseau, sur un arbre voisin, se mit à chanter—chanter éperdument. Il se tut pour l'écouter. L'eau murmurait. On entendait les frémissements des blés en fleur, ondoyant sous la molle caresse de l'air; les peupliers frissonnaient. Derrière la haie du chemin, dans un jardin, des paniers d'abeilles invisibles emplissaient l'air de leur musique parfumée. De l'autre côté du ruisseau, une vache aux beaux yeux bordés d'agate, rêvait. Une fillette blonde, assise sur le rebord d'un mur, une hotte légère à claires-voies sur les épaules, comme un petit ange avec ses ailes, rêvait aussi, en balançant ses jambes nues et chantonnant un air qui n'avait aucun sens. Au loin, dans la prairie, un chien blanc bondissait, décrivant de grands ronds...
Christophe, appuyé à un arbre, écoutait, regardait la terre printanière; il était repris par la paix et la joie de ces êtres: il oubliait, il oubliait... Brusquement, il serra dans ses bras le bel arbre, contre lequel il appuyait sa joue. Il se jeta par terre; il s'enfonça la tête dans l'herbe; il riait nerveusement, il riait de bonheur. Toute la beauté, la grâce, le charme de la*vie l'enveloppait, le pénétrait. Il pensait:
—Pourquoi es-tu si belle, et eux—les hommes—si laids?
N'importe! Il l'aimait, il l'aimait, il sentait qu'il l'aimerait toujours, que rien ne pourrait l'en déprendre. Il embrassa la terre avec ivresse. Il embrassait la vie:
—Je t'ai! Tu es à moi. Ils ne peuvent pas t'enlever à moi. Qu'ils fassent ce qu'ils veulent! Qu'ils me fassent souffrir!... Souffrir, c'est encore vivre!
Christophe se remit courageusement au travail. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec les «hommes de lettres» les bien nommés, les phraseurs, les bavards stériles, les journalistes, les critiques, les exploiteurs et les trafiquants de l'art. Quant aux musiciens, il ne perdrait pas son temps davantage à combattre leurs préjugés et leurs jalousies. Ils ne voulaient pas de lui?—Soit! il ne voulait pas d'eux. Il avait son œuvre à faire: il la ferait. La cour lui rendait sa liberté: il l'en remerciait. Il remerciait les gens de leur hostilité: il allait pouvoir travailler en paix.
Louisa l'approuvait de tout son cœur. Elle n'avait point d'ambition; elle n'était pas une Krafft; elle ne ressemblait ni au père, ni au grand-père. Elle ne tenait aucunement pour son fils aux honneurs et à la réputation. Certes, elle se fût réjouie qu'il fût riche et célèbre; mais si ces avantages devaient s'acheter au prix de trop de désagréments, elle aimait beaucoup mieux qu'il n'en fût pas question. Elle avait été plus affectée du chagrin de Christophe, à la suite de sa rupture avec le château, que de l'événement même; et, au fond, elle était ravie qu'il se fût brouillé avec les gens des revues et des journaux. Elle avait pour le papier noirci une méfiance de paysan: tout cela n'était bon qu'à vous faire perdre votre temps et à vous attirer des ennuis. Elle avait entendu quelquefois causer avec Christophe les petits jeunes gens de la Revue, avec qui il collaborait: elle avait été épouvantée de leur méchanceté; ils déchiraient tout à belles dents, ils disaient des horreurs de tout; et plus ils en disaient, plus ils étaient contents. Elle ne les aimait pas. Ils étaient sans doute très intelligents et très savants; mais ils n'étaient pas bons: elle se réjouissait que son Christophe ne les vît plus. Elle abondait dans son sens: qu'avait-il besoin d'eux?
—Ils peuvent dire, écrire et penser de moi ce qu'ils voudront, disait Christophe: ils ne peuvent pas m'empêcher d'être moi-même. Leur art, leur pensée, que m'importe? Je les nie!
Il est très beau de nier le monde. Mais le monde ne se laisse pas si facilement nier par une forfanterie de jeune homme. Christophe était sincère; mais il se faisait illusion, il ne se connaissait pas bien. Il notait pas un moine, il n'avait pas un tempérament à renoncer au monde; surtout, il n'en avait pas l'âge. Les premiers temps, il ne souffrit pas trop: il était enfoncé dans la composition; et, tant que ce travail dura, il ne sentit le manque de rien. Mais quand il fut dans la période de dépression qui suit l'achèvement de l'œuvre et qui dure jusqu'à ce qu'une nouvelle œuvre s'empare de l'esprit, il regarda autour de lui, et il fut glacé de son abandon. Il se demanda pourquoi il écrivait. Tandis que l'on écrit, la question ne se pose pas: il faut écrire, cela ne se discute point. Ensuite, on se trouve en présence de l'œuvre enfantée; l'instinct puissant qui l'a fait jaillir des entrailles s'est tu: on ne comprend plus pourquoi elle est née; à peine s'y reconnaît-on soi-même, elle est presque une étrangère, on aspire à l'oublier. Et cela n'est pas possible, tant qu'elle n'est ni publiée, ni jouée, tant qu'elle ne vit pas de sa vie propre dans le monde. Jusque-là, elle est le nouveau-né attaché à la mère, une chose vivante rivée à la chair vivante: il faut l'amputer pour vivre. Plus Christophe composait, plus grandissait en lui l'oppression de ces êtres sortis de lui, qui ne pouvaient ni vivre, ni mourir. Qui l'en délivrerait? Une poussée obscure remuait ces enfants de sa pensée; ils aspiraient désespérément à se détacher de lui, à se répandre dans d'autres âmes comme les semences vivaces, que lèvent charrie dans l'univers. Resterait-il muré dans sa stérilité? Il en deviendrait enragé.
Puisque tout débouché:—théâtres, concerts,—lui était fermé, et que pour rien au monde il ne se fût abaissé à une démarche nouvelle auprès des directeurs qui l'avaient une fois éconduit, il ne lui restait d'autre moyen que de publier ce qu'il avait écrit; mais il ne pouvait se flatter qu'il trouverait plus facilement un éditeur pour le lancer qu'un orchestre pour le jouer. Les deux ou trois essais qu'il fit, aussi maladroitement que possible, lui suffirent; plutôt que de s'exposer à un nouveau refus, ou de discuter avec un de ces négociants et de supporter leurs airs protecteurs, il préféra faire tous les frais de l'édition. C'était une folie: il avait une petite réserve, qui lui venait de son traitement à la cour et de quelques concerts; mais la source de cet argent était tarie, et il se passerait longtemps avant qu'il en trouvât une autre; il eût fallu être assez sage pour ménager ce petit avoir, qui devait l'aider à passer la période difficile où il s'engageait. Non seulement il ne le fit pas; mais, cette réserve étant insuffisante à couvrir les dépenses de l'édition, il ne craignit pas de s'endetter. Louisa n'osait rien dire; elle le trouvait déraisonnable, et ne comprenait pas bien qu'on dépensât de l'argent pour voir son nom sur un livre; mais puisque c'était un moyen de lui faire prendre patience et de le garder auprès d'elle, elle était trop heureuse qu'il s'en contentât.
Au lieu d'offrir au public des compositions d'un genre connu, de tout repos, Christophe fit choix, parmi ses manuscrits, d'une série d'œuvres, très personnelles, et auxquelles il tenait beaucoup. C'étaient des pièces pour piano, où s'entremêlaient des Lieder, quelques-uns très courts et d'allure populaire, d'autres très développés et presque dramatiques. Le tout formait une suite d'impressions joyeuses ou tristes, qui s'enchaînaient d'une façon naturelle et que traduisait tour à tour le piano seul, et le chant, seul ou accompagné. «Car, disait Christophe, quand je rêve, je ne me formule pas toujours ce que je sens: je souffre, je suis heureux, sans paroles pour le dire; mais il vient un moment où il faut que je le dise, je chante sans y penser: parfois, ce ne sont que des mots vagues, quelques phrases décousues, parfois des poèmes entiers; puis, je me remets à rêver. Ainsi, le jour s'écoule: et c'est en effet un jour que j'ai voulu représenter. Pourquoi des recueils composés uniquement de chants, ou de préludes? Il n'est rien de plus factice et de moins harmonieux. Tâchons de rendre le libre jeu de l'âme!»—Il avait donc nommé la Suite: Une Journée. Les diverses parties de l'œuvre portaient des sous-titres, indiquant brièvement la succession des rêves intérieurs. Christophe y avait écrit des dédicaces mystérieuses, des initiales, des dates, que lui seul pouvait comprendre et qui lui rappelaient le souvenir d'heures poétiques, ou de figures aimées: la rieuse Corinne, la languissante Sabine, et la petite Française inconnue.
En outre de cette œuvre, il choisit une trentaine de ses Lieder,—de ceux qui lui plaisaient le plus, et, par conséquent, qui plaisaient le moins au public. Il s'était bien gardé de prendre ses mélodies les plus «mélodieuses»; il prit les plus caractéristiques.—(On sait que les braves gens ont toujours une grande peur de ce qui est «caractéristique». Ce qui est sans caractère leur ressemble beaucoup mieux.)
Ces Lieder étaient écrits sur des vers de vieux poètes silésiens du dix-septième siècle, que Christophe avait lus dans une collection populaire, et dont il aimait la loyauté. Deux surtout lui étaient chers, comme des frères, deux êtres pleins de génie, tous deux morts à trente ans: le charmant Paul Fleming, le libre voyageur au Caucase et à Ispahan, qui garda une âme pure, aimante et sereine, parmi les sauvageries de la guerre, les tristesses de la vie, et la corruption de son temps,—et Jean-Christian Günther, le génie déréglé, qui se brûla dans l'orgie et le désespoir, jetant sa vie à tous les vents. De Günther, il avait traduit les cris de provocation et d'ironie vengeresse contre le Dieu ennemi qui l'écrase, ces malédictions furieuses du Titan terrassé, qui retourne la foudre contre le ciel. De Fleming, il avait pris des chants d'amour à Anemone et à Basilene, suaves et doux comme des fleurs,—la ronde des étoiles, le Tanzlied (chant de danse) des cœurs limpides et joyeux,—et le sonnet héroïque et tranquille: À soi-même (An Sich), que Christophe se récitait, comme prière du matin.
L'optimisme souriant du pieux Paul Gerhardt charmait aussi Christophe. C'était pour lui un repos, au sortir de ses tristesses. Il aimait cette vision innocente de la nature en Dieu, les prairies fraîches, où les cigognes se promènent gravement au milieu des tulipes et des narcisses blancs, au bord des ruisselets qui chantent sur le sable, l'air transparent où passent les hirondelles aux grandes ailes et le vol des colombes, la gaieté d'un rayon de soleil qui déchire la pluie, et le ciel lumineux qui rit entre les nuées, et la sérénité majestueuse du soir, le repos des forêts, des troupeaux, des villes et des champs. Il avait eu l'impertinence de remettre en musique plusieurs de ces cantiques spirituels, qui étaient encore chantés dans les communautés protestantes. Et il s'était bien gardé de leur conserver leur caractère de choral. Loin de là: il l'avait en horreur; il leur avait donné une expression libre et vivante. Le vieux Gerhardt eût frémi de l'orgueil diabolique que respiraient maintenant certaines strophes de son Lied du Voyageur chrétien, ou de l'allégresse païenne qui faisait déborder comme un torrent le flot paisible de son Chant d'été.
La publication fut faite, et naturellement en dépit du bon sens. L'éditeur, que Christophe payait pour faire l'impression de ses Lieder et les garder en dépôt, n'avait d'autre titre à son choix que d'être son voisin. Il n'était pas outillé pour un travail de cette importance; l'ouvrage traîna, des mois; il y eut des bévues, des corrections coûteuses. Christophe, qui n'y connaissait rien, se laissait tout compter un tiers plus cher qu'il ne fallait; les dépenses s'élevèrent bien au-dessus de ce qui avait été prévu. Puis, quand ce fut fini, Christophe se trouva avoir sur les bras une édition énorme, dont il ne savait que faire. L'éditeur était sans clientèle; il ne fit pas une démarche pour répandre l'œuvre. Son apathie s'accordait d'ailleurs avec l'attitude de Christophe. Comme il lui avait demandé, pour l'acquit de sa conscience, de lui écrire quelques lignes de réclame, Christophe répliqua «qu'il ne voulait pas de réclame: si sa musique était bonne, elle parlerait pour elle-même». L'autre respecta religieusement sa volonté: il enferma l'édition au fond de son magasin. Elle était bien gardée; car, en six mois, il ne s'en vendit pas un exemplaire.
En attendant que le public se décidât à venir, Christophe dut trouver un moyen pour réparer la brèche qu'il avait faite à son petit pécule; et il n'avait pas à être difficile: car il fallait vivre et payer ses dettes. Non seulement celles-ci étaient plus fortes qu'il ne l'avait prévu; mais il s'aperçut que la réserve sur laquelle il comptait était moins forte qu'il n'avait calculé. Avait-il perdu de l'argent sans s'en douter, ou—ce qui était infiniment plus probable,—avait-il mal fait ses comptes? (Jamais il n'avait su faire une addition exacte.) Peu importait pourquoi l'argent manquait: il manquait, la chose était sûre. Louisa dut se saigner pour venir en aide à son fils. Il en eut un remords cuisant, et il chercha à s'acquitter, au plus tôt, à tout prix. Il se mit en quête de leçons à donner, si pénible qu'il lui fût de se proposer et d'essuyer parfois des refus. Sa faveur était bien tombée: il eut grand mal à retrouver quelques élèves. Aussi, quand on lui parla d'une place dans une école, il fut trop heureux d'accepter.
C'était une institution à demi religieuse. Le directeur, homme fin, avait su voir, sans être musicien, tout le parti qu'on pouvait tirer de Christophe, à très bon compte, dans la situation actuelle. Il était affable, et payait peu. Christophe ayant risqué une timide observation, le directeur laissa entendre, avec un sourire bienveillant, que Christophe, n'ayant plus de titre officiel, ne pouvait prétendre à plus.
Triste besogne! Il s'agissait moins d'apprendre la musique aux élèves que de donner l'illusion aux parents et à eux-mêmes qu'ils la savaient. La grande affaire était de les mettre en état de chanter pour les cérémonies où le public était admis. Peu importait le moyen. Christophe en était écœuré; il n'avait même pas la consolation de se dire, en accomplissant sa tâche, qu'il faisait œuvre utile: sa conscience se la reprochait, comme une hypocrisie. Il essaya de donner aux enfants une instruction plus solide, de leur faire connaître et aimer la sérieuse musique; mais les élèves ne s'en souciaient point. Christophe ne réussissait pas à se faire écouter; il manquait d'autorité; et, en vérité, il n'était pas fait pour enseigner à des enfants. Il ne s'intéressait pas à leurs ânonnements; il voulait leur expliquer tout de suite la théorie musicale. Quand il avait une leçon de piano à donner, il mettait l'élève à une symphonie de Beethoven, qu'il jouait avec lui à quatre mains. Naturellement, cela ne pouvait marcher; il éclatait de colère, chassait l'élève du piano, et jouait seul, longuement, à sa place.—Il n'en usait pas autrement avec ses élèves particuliers, en dehors de l'école. Il n'avait pas une once de patience: il disait, par exemple, à une gentille jeune fille, qui se piquait de distinction aristocratique, qu'elle jouait comme une cuisinière; ou même, il écrivait à la mère qu'il y renonçait, qu'il finirait par en mourir, s'il devait continuer plus longtemps à s'occuper d'un être aussi dénué de talent.—Tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Ses rares élèves le quittaient; il ne parvenait pas à en garder un, plus de deux mois. Sa mère le raisonnait. Elle lui fit promettre qu'il ne se brouillerait pas au moins avec l'institution où il était entré; car, s'il venait à perdre cette place, il ne savait plus comment il ferait pour vivre. Aussi se contraignait-il, malgré son dégoût: il était d'une ponctualité exemplaire. Mais le moyen de cacher ce qu'il pensait, quand un âne d'élève estropiait pour la dixième fois un passage, ou quand il lui fallait seriner à sa classe, pour le prochain concert, un chœur insipide! (Car on ne lui laissait même pas le choix de son programme: on se défiait de son goût). On peut croire qu'il y mettait peu de zèle. Il s'obstinait pourtant, silencieux, renfrogné, ne trahissant sa fureur intime que par quelque coup de poing sur la table, qui faisait ressauter les élèves. Mais parfois, la pilule était trop amère: il ne pouvait l'avaler. Au milieu du morceau, il interrompait ses chanteurs:
—Ah! laissez cela! laissez cela! Je vais vous jouer plutôt du Wagner.
Ils ne demandaient pas mieux. Ils jouaient aux cartes derrière son dos. Il s'en trouvait toujours un pour rapporter la chose au directeur; et Christophe s'entendait rappeler qu'il n'était pas là pour faire aimer la musique à ses élèves, mais pour la leur faire chanter. Il recevait les semonces en frémissant; mais il les acceptait: il ne voulait pas rompre.—Qui lui eût dit, il y avait quelques années, quand sa carrière s'annonçait brillante et assurée, (alors qu'il n'avait rien fait), qu'il en serait réduit à ces humiliations, dès l'instant qu'il commencerait à valoir quelque chose?
Parmi les souffrances d'amour-propre que lui causa sa charge à l'institution, une des moins pénibles pour lui ne fut pas la corvée des visites obligatoires à ses collègues. Il en fit deux, au hasard; et cela l'ennuya tellement qu'il n'eut pas le courage de continuer. Les deux privilégiés ne lui en surent aucun gré; mais les autres se jugèrent personnellement offensés. Tous regardaient Christophe comme leur inférieur, en situation et en intelligence; et ils prenaient avec lui des manières protectrices. Ils avaient l'air si sûrs d'eux-mêmes et de l'opinion qu'ils avaient de lui, qu'il lui arrivait de la partager; il se sentait stupide auprès d'eux: qu'eut-il pu trouver à leur dire? Ils étaient pleins de leur métier et ne voyaient rien au delà. Ils n'étaient pas des hommes. Si, du moins, ils avaient été des livres! Mais ils étaient des notes à des livres, des commentaires philologiques.
Christophe fuyait les occasions de se trouver avec eux. Mais elles lui étaient quelquefois imposées. Le directeur recevait, un jour par mois, dans l'après-midi; et il tenait à ce que tout son monde fût là. Christophe, qui avait esquivé la première invitation, sans même s'excuser, faisant le mort, dans l'espoir fallacieux que son absence ne serait pas remarquée, fut l'objet, dès le lendemain, d'une observation aigre-douce. La fois suivante, chapitré par sa mère, il se décida à venir; il y mit autant d'entrain que s'il allait à un enterrement.
Il se trouva dans une réunion de professeurs de l'institution et d'autres écoles delà ville, avec leurs femmes et leurs filles. Entassés dans un salon trop petit, ils étaient hiérarchiquement groupés, et ne firent nulle attention à lui. Le groupe le plus voisin parlait de pédagogie et de cuisine. Toutes ces femmes de professeurs avaient des recettes culinaires, qu'elles professaient avec un pédantisme exubérant et revêche. Les hommes n'étaient pas moins intéressés par ces questions, et à peine moins compétents. Ils étaient aussi fiers des talents domestiques de leurs femmes que celles-ci du savoir de leurs époux. Debout, près d'une fenêtre, adossé au mur, ne sachant quelle contenance faire, tantôt tâchant de sourire bêtement, tantôt sombre, l'œil fixe, les traits contractés, Christophe crevait d'ennui. À quelques pas, assise dans l'embrasure de la fenêtre, une jeune femme, à qui personne ne parlait, s'ennuyait comme lui. Tous deux regardaient la salle, et ne se regardaient pas. Après un certain temps, ils se remarquèrent, au moment où, n'en pouvant plus, ils se détournaient pour bâiller. Juste à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent. Ils échangèrent un regard de complicité amicale. Il fit un pas vers elle. Elle lui dit, à mi-voix:
—On s'amuse?
Il tourna le dos à la salle, et, regardant la fenêtre, il tira la langue. Elle éclata de rire et, subitement réveillée, elle lui fit signe de s'asseoir auprès d'elle. Ils firent connaissance. Elle était femme du professeur Reinhart, chargé du cours d'histoire naturelle à l'école, et nouvellement arrivé dans la ville, où ils ne connaissaient encore personne. Elle était loin d'être belle, le nez gros, de vilaines dents, peu de fraîcheur, mais des yeux vifs, assez spirituels, et un sourire bon enfant. Elle bavardait comme une pie: il lui donna la réplique avec entrain; elle avait une franchise amusante, des boutades drolatiques; ils échangeaient en riant leurs impressions, tout haut, sans se préoccuper de ceux qui les entouraient. Leurs voisins, qui n'avaient pas daigné s'apercevoir de leur existence, quand il eût été charitable de les aider à sortir de leur isolément, leur jetaient maintenant des regards mécontents: il était de mauvais goût de s'amuser autant!... Mais ce qu'on pouvait penser d'eux était indifférent aux deux bavards: ils prenaient leur revanche.
À la fin, madame Reinhart présenta son mari à Christophe, Il était extrêmement laid: une figure blême, glabre, grêlée, un peu macabre, mais un air de grande bonté. Il parlait du fond de la gorge, et articulait les mots d'une manière sentencieuse, ânonnante, en faisant des pauses entre les syllabes.
Ils étaient mariés depuis quelques mois, et ces deux laiderons étaient épris l'un de l'autre: ils avaient une façon affectueuse de se regarder, de se parler, de se prendre la main, au milieu de tout ce monde,—qui était comique et touchante. Ce que l'un voulait, l'autre le voulait aussi. Tout de suite, ils invitèrent Christophe à venir souper chez eux, au sortir de la réception. Christophe commença par se défendre, en plaisantant; il disait que, pour ce soir, ce qu'on avait de mieux à faire, c'était d'aller se coucher: on était moulu d'ennui, comme après une marche de dix lieues. Mais madame Reinhart répliqua que, précisément, il ne fallait pas en rester là: il serait dangereux de passer la nuit sur ces pensées lugubres. Christophe se laissa faire violence. Dans son isolement, il se sentait heureux d'avoir rencontré ces braves gens, pas très distingués, mais simples et gemütlich.
Le petit intérieur des Reinhart était gemütlich, comme eux. C'était un Gemüt un peu bavard, un Gemüt avec inscriptions. Les meubles, les ustensiles, la vaisselle parlaient, répétaient sans se lasser leur joie de recevoir «lecher hôte», s'informaient de sa santé, lui donnaient des conseils affables et vertueux. Sur le sofa,—qui au reste était fort dur,—s'étalait un petit coussin, qui murmurait amicalement:
—Seulement un petit quart d'heure! (Nur ein Viertelstündchen!)
La tasse de café, qu'on offrit à Christophe, insistait pour qu'il en reprît:
—Encore une petite goutte! (Noch ein Schlückchen!).
Les assiettes assaisonnaient de morale la cuisine, d'ailleurs excellente. L'une disait:
—Pense à tout: autrement il ne t'arrivera rien de bon.
L'autre:
—L'affection et la reconnaissance plaisent. L'ingratitude déplaît à tous.
Bien que Christophe ne fumât point, le cendrier sur la cheminée ne put se tenir de se présenter à lui:
—Petite place de repos pour les cigares brûlants. (Ruheplätzchen für brennende Cigarren.)
Il voulut se laver les mains. Le savon sur la table de toilette dit:
—Pour notre cher hôte. (Für unseren lieben Gast.)
Et l'essuie-mains sentencieux, comme quelqu'un de très poli, qui n'a rien à dire, mais qui se croit obligé à dire tout de même quelque chose, lui fit cette réflexion, pleine de bon sens, mais non pas d'à-propos, «qu'il faut se lever de bonne heure, pour jouir de la matinée»:
—Morgenstund hat Gold im Mund.
Christophe finit par ne plus oser se tourner sur sa chaise, de peur de s'entendre interpeller par d'autres voix venues de tous les coins de la chambre. Il avait envie de leur dire:
—Taisez-vous donc, petits monstres! On ne s'entend pas ici.
Et il fut pris d'un fou rire, qu'il tâcha d'expliquer à ses hôtes par le souvenir de la réunion de tout â l'heure, à l'école. Pour rien au monde, il n'eût voulu les blesser. Au reste, il n'était pas très sensible au ridicule. Très vite, il s'habitua à la cordialité loquace des choses et des êtres. Que ne leur eût-il passé! C'étaient de si bonnes gens! Ils n'étaient pas ennuyeux; s'ils manquaient de goût, ils ne manquaient pas d'intelligence.
Ils se trouvaient un peu perdus dans le pays, où ils venaient d'arriver. La susceptibilité insupportable de la petite ville de province n'admettait point qu'on y entrât, comme dans un moulin, sans avoir sollicité, dans les règles, l'honneur d'en faire partie. Les Reinhart n'avaient pas tenu assez de compte du protocole provincial, qui régit les devoirs des nouveaux arrivants dans une ville, à l'égard de ceux qui y sont installés avant eux. À la rigueur, Reinhart s'y fût soumis machinalement. Mais sa femme, que ces corvées assommaient, et qui n'aimait pas à se gêner, les remettait de jour en jour. Elle avait choisi dans la liste des visites celles qui l'ennuyaient le moins, pour les faire d'abord; les autres étaient indéfiniment remises. Les notabilités, qui se trouvaient comprises dans cette dernière catégorie, étaient suffoquées d'un tel manque d'égards. Angelika Reinhart—(son mari la nommait Lili)—avait des manières un peu libres; elle ne parvenait pas à prendre le ton officiel. Elle interpellait ses supérieurs hiérarchiques, qui en rougissaient d'indignation; elle ne craignait pas, au besoin, de leur donner un démenti. Elle avait la langue bien pendue et éprouvait le besoin de dire tout ce qui lui passait par la tête: c'étaient parfois des sottises énormes, dont on se moquait derrière son dos; c'étaient aussi de grosses malices, décochées en pleine poitrine, et qui lui faisaient des ennemis mortels. Elle se mordait la langue, au moment où elle les disait, et elle eût voulu les retenir: mais il était trop tard. Son mari, le plus doux et le plus respectueux des hommes, lui faisait à ce sujet de timides observations. Elle l'embrassait, en lui disant qu'elle était une sotte, et qu'il avait raison. Mais, l'instant d'après, elle recommençait; et c'était surtout quand et où il fallait le moins dire certaines choses, qu'aussitôt elle les disait: elle eût crevé, si elle ne les eût dites.—Elle était bien faite pour s'entendre avec Christophe.
Parmi les nombreuses choses saugrenues, qu'il ne fallait pas dire, et que par conséquent elle disait, revenait à tout propos une comparaison déplacée de ce qui se faisait en Allemagne et de ce qui se faisait en France. Allemande elle-même,—(nulle ne l'était plus qu'elle)—mais élevée en Alsace, et en rapports d'amitié avec des Alsaciens français, elle avait subi cette attraction de la civilisation latine, à laquelle ne résistaient pas, dans les pays annexés, tant d'Allemands, et de ceux qui semblaient les moins faits pour la sentir. Peut-être, pour dire vrai, cette attraction était-elle devenue plus forte, par esprit de contradiction, depuis qu'Angelika avait épousé un Allemand du Nord et se trouvait dans un milieu purement germanique.
Dès la première soirée avec Christophe, elle entama son sujet de discussion habituel. Elle vanta l'aimable liberté des conversations françaises. Christophe lui fit écho. La France, pour lui, était Corinne: de beaux yeux lumineux, une jeune bouche rieuse, des manières franches et libres, une voix bien timbrée: il avait grande envie d'en connaître davantage.
Lili Reinhart tapa des mains de se trouver si bien d'accord avec Christophe.
—C'est dommage, dit-elle, que ma petite amie française ne soit plus ici; mais elle n'a pu y tenir: elle est partie.
L'image de Corinne s'éteignit aussitôt. Comme une fusée qui meurt fait paraître soudain dans le ciel sombre les douces et profondes lueurs des étoiles, une autre image, d'autres yeux apparurent.
—Qui? demanda Christophe, sursautant. La petite institutrice?
—Comment! fit madame Reinhart, vous la connaissiez aussi?
Ils firent sa description: les deux portraits étaient identiques.
—Vous la connaissiez? répétait Christophe. Oh! dites-moi tout ce que vous savez d'elle!...
Madame Reinhart commença par protester qu'elles étaient amies intimes et qu'elles se confiaient tout. Mais quand il fallut entrer dans le détail, ce tout se réduisit à fort peu de chose. Elles s'étaient rencontrées en visite. Madame Reinhart avait fait des avances à la jeune fille; et, avec son habituelle cordialité, elle l'avait invitée à venir la voir. La jeune fille était venue deux ou trois fois, et elles avaient causé. Ce n'avait pas été sans peine que la curieuse Lili avait réussi à savoir quelque chose de la vie de la petite Française: la jeune fille était fort réservée; il fallait lui arracher son histoire, lambeau par lambeau. Madame Reinhart avait tout juste appris qu'elle se nommait Antoinette Jeannin; elle était sans fortune, et avait, pour toute famille, un jeune frère resté à Paris, qu'elle se dévouait à soutenir. Elle parlait de lui sans cesse: c'était le seul sujet sur lequel elle se montrât un peu expansive; et Lili Reinhart avait gagné sa confiance, en témoignant une sympathie apitoyée pour le jeune garçon, seul à Paris, sans parents, sans amis, pensionnaire dans un lycée. C'était pour subvenir aux frais de son éducation qu'Antoinette avait accepté une place à l'étranger. Mais les deux pauvres enfants ne pouvaient vivre l'un sans l'autre; ils s'écrivaient, chaque jour; et le moindre retard à l'arrivée de la lettre attendue les jetait dans une inquiétude maladive. Antoinette ne cessait de se tourmenter pour son frère: l'enfant n'avait pas le courage de lui cacher la tristesse de sa solitude; chacune de ses plaintes résonnait dans le cœur d'Antoinette avec une intensité déchirante; elle se torturait à la pensée qu'il souffrait, et elle s'imaginait souvent qu'il était malade, mais qu'il ne voulait pas le dire. La bonne madame Reinhart avait dû bien des fois la rabrouer amicalement, pour ces craintes sans motif; et elle réussissait, pour un moment, à lui rendre confiance.—Sur la famille d'Antoinette, sur sa condition, sur le fond de son âme, elle n'avait rien pu savoir. À la première question, la jeune fille se repliait sur elle-même, avec une timidité effarouchée. Elle était instruite; elle paraissait avoir une expérience précoce; elle semblait à la fois naïve et désabusée, pieuse et sans illusions. Elle n'avait pas été heureuse ici, dans une famille sans tact et sans bonté.—Comment elle était partie, madame Reinhart ne savait pas au juste. On prétendait qu'elle s'était mal conduite. Angelika n'en croyait rien; elle eût mis sa main au feu que c'étaient de dégoûtantes calomnies, bien dignes de cette ville sotte et malfaisante. Mais il y avait eu des histoires: peu importaient lesquelles, n'est-ce pas?
—Oui, dit Christophe, qui baissait la tête.
—Enfin, elle est partie.
—Et que vous a-t-elle dit, en partant?
—Ah! dit Lili Reinhart, je n'ai pas eu de chance. Justement, j'étais allée à Cologne pour deux jours! Au retour... Zu spät! (Trop tard!)... s'interrompit-elle, pour semoncer sa bonne, qui lui apportait le citron trop tard pour le prendre dans son thé.
Et elle ajouta sentencieusement, avec la solennité naturelle que les vraies âmes allemandes mettent à officier les actes familiers de l'existence quotidienne:
—Comme si souvent dans la vie!...
(On ne savait s'il s'agissait du citron, ou de l'histoire interrompue.)
Elle reprit:
—Au retour, j'ai trouvé un mot d'elle, me remerciant de tout ce que j'avais fait, et me disant qu'elle retournait à Paris. Elle n'a pas laissé d'adresse.
—Et elle n'a plus écrit?
—Plus rien.
Christophe vit de nouveau disparaître dans la nuit la mélancolique figure, dont les yeux lui étaient réapparus, un moment, tels qu'ils le regardaient, pour la dernière fois, à travers la glace du wagon.
L'énigme de la France se posait de nouveau avec plus d'insistance. Christophe ne se lassait pas d'interroger madame Reinhart sur ce pays qu'elle prétendait connaître. Et madame Reinhart, qui n'y était jamais allée, ne manquait point de le renseigner. Reinhart, excellent patriote, plein de préjugés contre la France, qu'il ne connaissait pas mieux que sa femme, risquait parfois des réserves, quand l'enthousiasme de Lili devenait trop excessif; mais elle redoublait ses assertions avec plus d'énergie, et Christophe, sans savoir, de confiance, faisait chorus.
Ce qui lui fut plus précieux encore que les souvenirs de Lili Reinhart, ce furent ses livres. Elle s'était fait une petite bibliothèque de volumes français: des manuels d'école, quelques romans, quelques pièces achetées au hasard. À Christophe, avide de s'instruire et ne connaissant rien de la France, ils parurent un trésor, quand Reinhart les mit obligeamment à sa disposition.
Il prit, pour commencer, des recueils de morceaux choisis, d'anciens livres scolaires, qui avaient servi à Lili Reinhart ou à son mari, quand ils allaient en classe. Reinhart assurait qu'il lui fallait débuter par là, s'il voulait apprendre à se débrouiller au milieu de cette littérature, qui lui était totalement inconnue. Christophe, plein de respect pour ceux qui en savaient plus que lui, obéit religieusement; et, le soir même, il se mit à lire. Il tâcha d'abord de se rendre compte sommairement des richesses qu'il possédait.
Il fit connaissance avec des écrivains français, qui se nommaient: Théodore-Henri Barrau, François Pétis de la Croix, Frédéric Baudry, Emile Delérot, Charles-Auguste-Désiré Filon, Samuel Descombaz, et Prosper Baur. Il lut des poésies de l'abbé Joseph Reyre, de Pierre Lachambaudie, du duc de Nivernois, de André van Hasselt, d'Andrieux, de madame Colet, de Constance-Marie princesse de Salm-Dyck, de Henriette Hollard, de Gabriel-Jean-Baptiste-Ernest-Wilfrid Legouvé, d'Hippolyte Violeau, de Jean Reboul, de Jean Racine, de Jean de Béranger, de Frédéric Béchard, de Gustave Nadaud, d'Édouard Plouvier, d'Eugène Manuel, de Hugo, de Millevoye, de Chênedollé, de James Lacour Delâtre, de Félix Chavannes, de Francis-Edouard-Joachim dit François Coppée, et de Louis Belmontet. Christophe, perdu, noyé, submergé dans ce déluge poétique, passa à la prose. Il y trouva Gustave de Molinari, Fléchier, Ferdinand-Edouard Buisson, Mérimée, Malte-Brun, Voltaire, Lamé-Fleury, Dumas père, J.-J. Rousseau, Mézières, Mirabeau, de Mazade, Claretie, Cortambert, Frédéric II, et monsieur de Voguë. L'historien français le plus souvent cité était Maximilien Samson-Frédéric Schœll. Christophe trouva dans cette anthologie française la Proclamation du nouvel Empire d'Allemagne; et il lut un portrait des Allemands par Frédéric-Constant de Rougemont, où il apprit que «l'Allemand naissait pour vivre dans le monde de l'âme. Il n'a point la gaieté bruyante et légère du Français. Il a beaucoup d'âme; ses affections sont tendres, profondes. Il est infatigable dans ses travaux et persévérant dans ses entreprises. Il n'est pas de peuple qui soit plus moral, et chez qui la durée de la vie soit aussi longue. L'Allemagne compte un nombre extraordinaire d'écrivains. Elle a le génie des beaux-arts. Tandis que les habitants des autres pays mettent leur gloire à être Français, Anglais, Espagnols, l'Allemand au contraire embrasse dans son amour impartial l'humanité entière. Enfin, par sa position au centre même de l'Europe, la nation allemande semble être à la fois le cœur et la raison supérieure de l'humanité.»
Christophe, fatigué, étonné, ferma le livre et pensa:
—Les Français sont de bons garçons; mais ils ne sont pas forts.
Il prit un autre volume. Celui-ci était d'un niveau supérieur; il s'adressait aux grandes Écoles. Musset y tenait trois pages, et Victor Duruy trente. Lamartine sept pages, et Thiers près de quarante. On donnait le Cid tout entier,—presque tout entier:—(on avait supprimé les monologues de don Diègue et de Rodrigue, parce qu'ils faisaient longueur...)—Lanfrey exaltait la Prusse contre Napoléon Ier: aussi, la place ne lui avait pas été mesurée; il en tenait plus, à lui seul, que tous les grands classiques du dix-huitième siècle. De copieux récits des défaites françaises de 1870 avaient été puisés dans la Débâcle de Zola. On ne voyait là ni Montaigne, ni La Rochefoucauld, ni La Bruyère, ni Diderot, ni Stendhal, ni Balzac, ni Flaubert. En revanche, Pascal, absent de l'autre livre, apparaissait dans celui-ci, à titre de curiosité; et Christophe apprit en passant que ce convulsionnaire «faisait partie des pères de Port-Royal, institution de jeunes filles, près de Paris...[2]»
Christophe fut sur le point d'envoyer tout promener: la tête lui tournait; il n'y voyait plus rien. Il se disait: «Jamais je n'en sortirai.» Il était incapable de se formuler un jugement. Il feuilletait au hasard, depuis des heures, sans savoir où il allait. Il ne lisait pas facilement le français; et, quand il s'était donné bien du mal pour comprendre un passage, c'étaient presque toujours des choses insignifiantes et ronflantes.
Cependant, du milieu de ce chaos, des traits de lumière jaillissaient, des coups d'épée, des mots cinglants et sabrants, des rires héroïques. Peu à peu, une impression se dégageait de cette première lecture, peut-être par le fait du plan tendancieux des recueils. Les éditeurs allemands avaient surtout choisi dans ces morceaux tout ce qui pouvait établir, au témoignage des Français eux-mêmes, les défauts des Français et la supériorité allemande. Mais ils ne se doutaient pas que ce qu'ils mettaient ainsi en lumière, aux yeux d'un esprit indépendant, comme Christophe, c'était l'étonnante liberté de ces Français, qui critiquaient tout chez eux et louaient leurs adversaires. Michelet célébrait Frédéric II, Lanfrey les Anglais de Trafalgar, Charras la Prusse de 1813. Nul ennemi de Napoléon n'avait osé en parler d'une façon aussi dure. Les choses les plus respectées n'étaient pas à l'abri de leur esprit frondeur. Jusque sous le grand Roi, les poètes à perruques avaient leur franc-parler. Molière n'épargnait rien. La Fontaine raillait tout. Boileau flétrissait la noblesse. Voltaire insultait la guerre, fessait la religion, bafouait la patrie. Moralistes, satiriques, pamphlétaires, auteurs comiques, rivalisaient d'audace joyeuse ou sombre. C'était un manque de respect universel. Les honnêtes éditeurs allemands en étaient quelquefois effarés; ils éprouvaient le besoin de rassurer leur conscience, en cherchant à excuser Pascal, qui mettait dans le même sac les cuisiniers, les crocheteurs, les soldats et les goujats; ils protestaient, en note, que Pascal n'eût point parlé ainsi, s'il avait connu les nobles armées modernes. Ils ne manquaient pas non plus de rappeler avec quel bonheur Lessing avait corrigé les Fables de la Fontaine, changeant d'après le conseil du Genevois Rousseau, le fromage de maître Corbeau en un morceau de viande empoisonnée, dont meurt le vil renard:
«Puissiez-vous ne jamais obtenir que du poison, maudits flatteurs!»
Ils clignotaient des yeux devant la vérité nue; mais Christophe se réjouissait: il aimait la lumière. De-ci, de-là, il avait bien un petit heurt, lui aussi; il n'était pas habitué à cette indépendance effrénée, qui, aux yeux de l'Allemand le plus libre, malgré tout habitué à la discipline, fait l'effet de l'anarchie. Il était dérouté d'ailleurs par l'ironie française: il prenait certaines choses trop au sérieux; d'autres, qui étaient d'implacables négations, lui semblaient au contraire des paradoxes plaisants. N'importe! Étonné ou choqué, il était attiré, peu à peu. Il avait renoncé à classer ses impressions; il passait d'un sentiment à l'autre: il vivait. La gaieté des récits français:—Chamfort, Ségur, Dumas père, Mérimée, pêle-mêle entassés,—lui dilatait l'esprit; et, de temps en temps, par bouffées, montait de quelque page l'odeur enivrante et farouche des Révolutions.
Il était près du matin, quand Louisa, qui dormait dans la chambre voisine, vit, en se réveillant, la lumière filtrer entre les fentes de la porte de Christophe. Elle frappa au mur et lui demanda s'il était malade. Une chaise grinça sur le plancher; la porte s'ouvrit; et Christophe apparut, en chemise, une bougie et un livre à la main, avec des gestes solennels et burlesques. Louisa, saisie, se dressa sur son lit, pensant qu'il était fou. Il se mita rire, et, agitant sa bougie, il déclamait une scène de Molière. Au milieu d'une phrase, il pouffa; il s'assit au pied du lit de sa mère, pour reprendre haleine; la lumière tremblait dans sa main. Louisa, rassurée, bougonnait affectueusement:
—Qu'est-ce qu'il a? Qu'est-ce qu'il a? Veux-tu aller te coucher!... Mon pauvre garçon, tu deviens donc tout à fait idiot?
Mais il repartait de plus belle:
—Tu dois écouter cela!
Et, s'installant à son chevet, il se mit à lui lire la pièce, en reprenant depuis le commencement. Il croyait voir Corinne; il entendait son accent hâbleur, Louisa protestait:
—Va-t'en! Va-t'en! Tu vas prendre froid. Tu m'ennuies. Laisse-moi dormir!
Il continuait, inexorable. Il gonflait la voix, il remuait les bras, il s'étranglait de rire; et il demandait à sa mère si ce n'était pas admirable. Louisa lui avait tourné le dos, et, pelotonnée dans ses couvertures, elle se bouchait les oreilles et disait:
—Laisse-moi tranquille!...
Mais elle riait tout bas de l'entendre rire. À la fin, elle cessa de protester. Et comme Christophe, ayant terminé l'acte, la prenait vainement à témoin de l'intérêt de sa lecture, il se pencha sur elle, et vit qu'elle dormait. Alors, il sourit, lui baisa doucement les cheveux, et, sans bruit, rentra chez lui.
Il retourna puiser dans la bibliothèque des Reinhart. Tous les livres y passèrent, pêle-mêle, les uns après les autres. Christophe dévora tout. Il avait un tel désir d'aimer le pays de Corinne et de l'inconnue, tant d'enthousiasme à dépenser qu'il en trouva l'emploi. Même dans des œuvres de second ordre, une page, un mot lui faisait l'effet d'une bouffée d'air libre. Il se l'exagérait, surtout quand il en parlait à madame Reinhart, qui ne manquait pas de surenchérir. Bien qu'elle fût ignorante comme une carpe, elle s'amusait à opposer la culture française à la culture allemande, et elle humiliait celle-ci au profit de celle-là, pour faire enrager son mari et pour se venger des ennuis qu'elle avait à subir de la petite ville.
Reinhart s'indignait. En dehors de sa science, il en était resté aux notions enseignées à l'école. Pour lui, les Français étaient des gens adroits, intelligents dans les choses pratiques, aimables, sachant causer, mais légers, susceptibles, vantards, incapables d'aucun sérieux, d'aucun sentiment fort, d'aucune sincérité,—un peuple sans musique, sans philosophie, sans poésie, (à part l'Art Poétique, Béranger, et François Coppée),—le peuple du pathos, des grands gestes, de la parole exagérée, et de la pornographie. Il n'avait pas assez de mots pour flétrir l'immoralité latine; et, faute de mieux, il revenait toujours à celui de frivolité, qui, dans sa bouche, comme dans celle de ses compatriotes, prenait un sens particulièrement désobligeant. Il terminait par le couplet habituel en l'honneur du noble peuple allemand,—le peuple moral («Par là, dit Herder, il se distingue de tous les autres peuples»,)—le peuple fidèle (treues Volk... Treu) cela veut tout dire: sincère, fidèle, loyal, et droit—le Peuple par excellence, comme dit Fichte,—la Force allemande, symbole de toute justice et de toute vérité,—la Pensée allemande,—le Gemüt allemand,—la langue allemande, seule langue originale, seule conservée pure, comme la race elle-même,—les femmes allemandes, le vin allemand, et le chant allemand... «L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout, dans le monde!»
Christophe protestait. Madame Reinhart s'esclaffait. Ils criaient très fort tous les trois. Ils s'entendaient très bien ensemble: ils savaient tous les trois qu'ils étaient de bons Allemands.
Christophe venait souvent causer, dîner, se promener avec ses nouveaux amis. Lili Reinhart le choyait, lui faisait des soupers succulents: elle était enchantée de trouver ce prétexte pour satisfaire sa propre gourmandise. Elle avait toutes sortes d'attentions sentimentales et culinaires. Pour l'anniversaire de Christophe, elle lui fit une tarte sur laquelle étaient plantées vingt bougies, et, au milieu, une petite figure en sucre, vêtue à la grecque, qui avait la prétention, de représenter Iphigénie, et qui tenait un bouquet. Christophe, profondément Allemand, en dépit qu'il en eut, était touché par ces manifestations pas très raffinées d'une affection véritable.
Les excellents Reinhart savaient trouver des moyens plus délicats de prouver leur active amitié. À l'instigation de sa femme, Reinhart, qui lisait à peine les notes de musique, acheta une vingtaine d'exemplaires des Lieder de Christophe,—(les premiers qui fussent sortis de la boutique de l'éditeur);—il les répandit en Allemagne, de différents côtés, parmi ses connaissances universitaires; il en fit envoyer un certain nombre à des libraires de Leipzig et de Berlin, avec qui il était en relations pour ses ouvrages scolaires. Cette initiative touchante et maladroite, dont Christophe ne sut rien, ne donna d'ailleurs aucun fruit, pour le moment. Les Lieder envoyés de côté et d'autre semblèrent avoir fait long feu: personne n'en parla; et les Reinhart, chagrins de cette indifférence, s'applaudissaient d'avoir tenu Christophe en dehors de leurs démarches; car il en aurait eu plus de peine que de réconfort.—Mais, en réalité, rien ne se perd, comme on a tant de fois l'occasion de le constater dans la vie; nul effort ne reste vain. On n'en sait rien, pendant des années; puis, un jour, on s'aperçoit que la pensée a fait son chemin. Les Lieder de Christophe allèrent à petits pas au cœur de quelques braves gens, perdus dans leur province, trop timides, ou trop las, pour le lui dire.
Un seul lui écrivit. Deux ou trois mois après les envois de Reinhart, Christophe reçut une lettre: émue, cérémonieuse, enthousiaste, de formes surannées, elle venait d'une petite ville de Thuringe, et était signée «Universitätsmusikdirektor Professor Dr Peter Schulz ».
Ce fut une grande joie pour Christophe, une plus grande encore pour les Reinhart, quand il ouvrit chez eux la lettre qu'il avait oubliée deux jours dans sa poche. Ils la lurent ensemble. Reinhart échangeait avec sa femme des signes d'intelligence, que ne remarquait pas Christophe. Celui-ci semblait radieux, quand brusquement Reinhart le vit s'assombrir et s'interrompre, au milieu de sa lecture.
—Eh bien, pourquoi t'arrêtes-tu? demanda-t-il.
(Ils se tutoyaient déjà.)
Christophe jeta la lettre sur la table, avec colère.
—Non, c'est trop fort! dit-il.
—Quoi donc?
—Lis!
Il tourna le dos à la table, et s'en alla bouder dans un coin.
Reinhart lut, avec sa femme, et ne trouva que les expressions de l'admiration la plus éperdue.
—Je ne vois pas, dit-il, étonné.
—Tu ne vois pas? Tu ne vois pas?...—cria Christophe, en reprenant la lettre, et en la lui mettant sous les yeux.—Mais tu ne sais donc pas lire? Tu ne vois pas qu'il est aussi un «Brahmine»?
Alors seulement, Reinhart remarqua que le Universitätsmusikdirector, dans une ligne de sa lettre, comparait les Lieder de Christophe à ceux de Brahms... Christophe se lamentait:
—Un ami! Je trouve enfin un ami!... Et à peine je l'ai gagné que je l'ai déjà perdu!...
Il était suffoqué par la comparaison. Si on l'eût laissé faire, sur-le-champ, il eût répondu par une lettre de sottises. Ou, peut-être, à la réflexion, il se fût cru très sage et très généreux, en ne répondant rien du tout. Heureusement, les Reinhart, tout en s'amusant de sa mauvaise humeur, l'empêchèrent de commettre une absurdité de plus. Ils lui firent écrire un mot de remerciements. Mais ce mot, écrit en rechignant, était froid et contraint. L'enthousiasme de Peter Schulz n'en fut pas ébranlé: il envoya encore deux ou trois lettres, débordantes d'affection. Christophe n'était pas un bon épistolier; et, quoiqu'un peu réconcilié avec l'ami inconnu par le ton de sincérité qu'il sentait à travers ses lignes, il laissa tomber la correspondance. Schulz finit par se taire. Christophe n'y pensa plus.
Il voyait maintenant les Reinhart, chaque jour, et souvent plusieurs fois par jour. Ils passaient presque toutes leurs soirées ensemble. Après une journée, seul, concentré en lui-même, il avait un besoin physique de parler, de dire ce qu'il avait en tête, même si on ne le comprenait pas, de rire avec ou sans raison, de se dépenser, de se détendre.
Il leur faisait de la musique. N'ayant pas d'autre moyen de témoigner sa reconnaissance, il se mettait au piano et jouait pendant des heures. Madame Reinhart n'était pas du tout musicienne, et elle avait grand peine à ne pas bâiller; mais, par sympathie pour Christophe, elle feignait de s'intéresser à ce qu'il jouait. Reinhart, sans être beaucoup plus musicien, était touché, d'une façon matérielle, par certaines pages; et alors, il était remué violemment, jusqu'à en avoir les larmes aux yeux: ce qui lui semblait idiot. Le reste du temps, rien: c'était du bruit pour lui. Règle générale, d'ailleurs: il n'était jamais ému que par ce qu'il y avait de moins bon dans l'œuvre,—des passages tout à fait insignifiants.—Ils se persuadaient tous deux qu'ils comprenaient Christophe; et Christophe voulait se le persuader aussi. Il lui prenait bien de temps en temps une envie malicieuse de se moquer d'eux: il leur tendait des pièges, il leur jouait des choses qui n'avaient aucun sens, d'ineptes pots-pourris; et il leur laissait croire qu'il en était l'auteur. Puis, quand ils avaient bien admiré, il leur avouait la farce. Alors, ils se méfiaient; et, depuis, quand Christophe prenait des airs mystérieux pour leur jouer un morceau, ils s'imaginaient qu'il voulait encore les attraper; et ils le critiquaient. Christophe les laissait dire, faisait chorus, convenait que cette musique ne valait pas le diable, puis, brusquement, s'esclaffait:
—Cré coquins! Comme vous avez raison!... C'est de moi!
Il était heureux, comme un roi, de les avoir trompés. Madame Reinhart, un peu vexée, venait lui donner une petite tape; mais il riait de si bon cœur qu'ils riaient avec lui. Ils ne prétendaient pas à l'infaillibilité. Et comme ils ne savaient plus sur quel pied danser, Lili Reinhart avait pris le parti de tout critiquer, et son mari de tout louer: ainsi, ils étaient bien sûrs que l'un des deux serait toujours de l'avis de Christophe.
C'était moins le musicien qui les attirait en Christophe que le bon garçon, un peu toqué, affectueux et vivant. Le mal qu'ils avaient entendu dire de lui les avait disposés en sa faveur: comme lui, ils étaient oppressés par l'atmosphère de la petite ville; comme lui, ils étaient francs, ils jugeaient par eux-mêmes, et ils le regardaient comme un grand enfant, pas très habile dans la vie et victime de sa franchise.
Christophe ne se faisait pas beaucoup d'illusions sur ses nouveaux amis; et il était un peu mélancolique de se dire qu'ils ne comprenaient pas le plus profond de son être, que jamais ils ne le comprendraient. Mais il était sevré d'amitié, et il en avait tant besoin qu'il leur gardait une gratitude infinie de vouloir bien l'aimer un peu. L'expérience de cette dernière année l'avait instruit: il ne se reconnaissait plus le droit d'être difficile. Deux ans plus tôt, il n'eût pas été si patient: il se rappelait, avec un remords amusé, sa sévérité à l'égard des braves et ennuyeux Euler. Hélas! comme il était devenu sage!... Il en soupirait un peu. Une voix secrète lui soufflait:
—Oui, mais pour combien de temps?
Cela le faisait sourire, et il était consolé.
Que n'eût-il pas donné pour avoir un ami, un seul qui le comprît et partageât son âme!—Mais bien qu'il fût tout jeune encore, il avait assez d'expérience du monde pour savoir que son vœu était de ceux que la vie réalise le plus difficilement, et qu'il ne pouvait prétendre à être plus heureux que la plupart des vrais artistes qui l'avaient précédé. Il avait appris à connaître l'histoire de quelques-uns d'entre eux. Certains livres, empruntés à la bibliothèque de Reinhart, lui avaient fait connaître les terribles épreuves par où avaient passé les musiciens allemands du dix-septième siècle, et la tranquille constance, dont telle de ces grandes âmes,—la plus grande de toutes: l'héroïque Schütz,—avait fait preuve, poursuivant inébranlablement sa route, au milieu des villes incendiées, des provinces englouties par la peste, de la patrie envahie, foulée aux pieds par les bandes de toute l'Europe et—le pire—brisée, lassée, dégradée par le malheur, n'essayant plus de lutter, indifférente à tout, n'aspirant qu'au repos. Il pensait: «Qui aurait le droit de se plaindre devant un pareil exemple? Ils n'avaient point de public, ils n'avaient point d'avenir; ils écrivaient pour eux seuls et pour Dieu; ce qu'ils écrivaient aujourd'hui, le jour qui allait venir peut-être l'anéantirait. Cependant, ils continuaient d'écrire, et ils n'étaient point tristes: rien ne leur faisait perdre leur bonhomie intrépide; ils se satisfaisaient de leur chant, et ils ne demandaient à la vie que de vivre, de gagner tout juste leur pain, de se décharger de leur pensée dans leur art, et de trouver deux ou trois braves gens, simples, vrais, pas artistes, qui sans doute ne les comprenaient pas, mais qui les aimaient bonnement.—Comment eût-il osé être plus exigeant? Il y a un minimum de bonheur, que l'on peut demander. Mais nul n'a droit à davantage: c'est à soi-même de se donner le surplus; les autres ne vous le doivent pas.»
Ces pensées le rassérénaient; et il en aimait mieux ses braves amis Reinhart. Il ne pensait pas qu'on viendrait lui disputer cette dernière affection.
Il comptait sans la méchanceté des petites villes. Leurs rancunes sont tenaces,—d'autant plus qu'elles n'ont aucun but. Une bonne haine, qui sait ce qu'elle veut, s'apaise quand elle l'a obtenu. Mais des êtres malfaisants par ennui ne désarment jamais; car ils s'ennuient toujours. Christophe était une proie offerte à leur désœuvrement. Il était battu, sans doute; mais il avait l'audace de n'en point paraître accablé. Il n'inquiétait plus personne; mais il ne s'inquiétait de personne. Il ne demandait rien: on ne pouvait rien contre lui. Il était heureux avec ses nouveaux amis, et indifférent à tout ce qu'on disait ou pensait de lui. Cela ne pouvait se supporter.—Madame Reinhart irritait encore plus. L'amitié qu'elle affichait pour Christophe, à l'encontre de toute la ville, semblait, comme son attitude, un défi à l'opinion. La bonne Lili Reinhart ne défiait rien, ni personne: elle ne pensait pas à provoquer les autres; elle faisait ce qui lui semblait bon, sans demander l'avis des autres. C'était la pire provocation.
On était à l'affût de leurs gestes. Ils ne se méfiaient point. L'un extravagant et l'autre écervelée, ils manquaient de prudence, quand ils sortaient ensemble, ou même, à la maison, quand, le soir, ils causaient et riaient, accoudés au balcon. Ils se laissaient aller innocemment à une familiarité de manières, qui devait fournir un aliment à la calomnie.
Un matin, Christophe reçut une lettre anonyme. On l'accusait, en termes bassement injurieux, d'être l'amant de madame Reinhart. Les bras lui en tombèrent. Jamais il n'avait eu la moindre pensée, même de flirt, avec elle: il était trop honnête; il avait pour l'adultère une horreur puritaine: la seule idée de ce partage malpropre lui causait une répulsion. Prendre la femme d'un ami lui eût semblé un crime; et Lili Reinhart eût été la dernière personne du monde avec qui il eût été tenté de le commettre: la pauvre femme n'était point belle, il n'aurait même pas eu l'excuse d'une passion.
Il retourna chez ses amis, honteux et gêné. Il trouva la même gêne. Chacun d'eux avait reçu une lettre analogue; mais ils n'osaient pas se le dire; et, tous trois, s'observant l'un l'autre et s'observant soi-même, ils n'osaient plus ni bouger, ni parler, et ne faisaient que des sottises. Si l'insouciance naturelle de Lili Reinhart reprenait le dessus, un moment, si elle se remettait à rire et dire des extravagances, brusquement un regard de son mari, ou de Christophe, l'interloquait; le souvenir de la lettre lui traversait l'esprit; elle se troublait; Christophe et Reinhart se troublaient aussi. Et chacun pensait:
—Les autres ne savent-ils pas?
Cependant, ils ne s'en disaient rien et tâchaient de vivre comme avant.
Mais les lettres anonymes continuèrent, de plus en plus insultantes, ordurières; elles les jetaient dans un état d'énervement et de honte intolérable. Ils se cachaient, quand ils les recevaient, et ils n'avaient pas la force de les brûler sans les lire: ils les ouvraient d'une main tremblante; le cœur leur manquait en dépliant la page; et, quand ils y lisaient ce qu'ils craignaient d'y lire, avec quelque variation nouvelle sur le même thème,—inventions ingénieuses et ignobles d'un esprit appliqué à nuire,—ils en pleuraient tout bas. Ils s'épuisaient à chercher quel pouvait être le misérable, qui s'attachait à les poursuivre.
Un jour, madame Reinhart, à bout de forces, avoua à son mari la persécution dont elle était victime; et il lui avoua, les larmes aux yeux, qu'il la subissait aussi. En parleraient-ils à Christophe? Ils n'osaient. Il fallait l'avertir pourtant, afin qu'il fût prudent.—Dès les premiers mots que madame Reinhart lui dit, en rougissant, elle vit avec consternation que Christophe recevait aussi des lettres. Cet acharnement dans la méchanceté les affola. Madame Reinhart ne douta plus que la ville entière ne fût dans le secret. Au lieu de se soutenir mutuellement, ils achevèrent de se démoraliser. Ils ne savaient que faire. Christophe parlait d'aller casser la tête à quelqu'un.—Mais à qui? Et puis, ce serait alors que les calomnies auraient beau jeu!... Mettre la police au courant des lettres? Ce serait rendre publiques leurs insinuations... Faire semblant de les ignorer? Ce n'était plus possible. Leurs rapports d'amitié étaient maintenant troublés. Reinhart avait beau avoir une foi absolue en l'honnêteté de sa femme et de Christophe: il les soupçonnait malgré lui. Il sentait la dégradante absurdité des ses soupçons; il s'imposait de laisser seuls ensemble Christophe et sa femme. Mais il souffrait; et sa femme le voyait bien.
Pour elle, ce fut encore pis. Jamais elle n'avait pensé à flirter avec Christophe, pas plus que Christophe avec elle. Les calomnies lui insinuèrent la ridicule idée que Christophe, après tout, avait peut-être pour elle un sentiment amoureux; et, bien qu'il fût à cent lieues de lui en rien montrer, elle crut bon de s'en défendre, non par des allusions précises, mais par des précautions maladroites, que Christophe ne comprit pas d'abord, et qui, lorsqu'il comprit, le mirent hors de lui. C'était bête a pleurer! Lui, amoureux de cette brave petite bourgeoise, bonne, laide et commune!... Et qu'elle le crût!... Et qu'il ne pût pas se défendre, lui dire, dire au mari:
—Allons donc! Soyez tranquilles! Il n'y a pas de danger!...
Mais non, il ne pouvait pas offenser ces excellentes gens. Et il se rendait compte, d'ailleurs, que si elle se défendait d'être aimée par lui, c'était qu'elle commençait secrètement à l'aimer: les lettres anonymes avaient eu ce beau résultat de lui en avoir soufflé l'idée sotte et romanesque.
La situation était devenue si pénible et si niaise qu'il n'était plus possible de continuer. Lili Reinhart, qui, en dépit de ses forfanteries de langage, n'avait aucune force de caractère, perdit la tête devant l'hostilité sourde de la ville. Ils se donnèrent des prétextes honteux pour ne plus se voir:
«Madame Reinhart était souffrante... Reinhart avait à travailler... Ils s'absentaient pour quelques jours...»
Mensonges maladroits, que le hasard prenait un malin plaisir à démasquer.
Plus franc, Christophe dit:
—Séparons-nous, mes pauvres amis. Nous ne sommes pas de force.
Les Reinhart pleurèrent.—Mais ce fut un soulagement pour eux, après qu'ils eurent rompu.
La ville pouvait triompher. Cette fois, Christophe était bien seul. Elle lui avait volé jusqu'au dernier souffle d'air:—l'affection, si humble soit-elle, sans laquelle aucun cœur ne peut vivre.
[1]Sobriquet, sous lequel des pamphlétaires allemands désignaient entre eux le Kaiser.
[2]Les anthologies de la littérature française, que Jean-Christophe emprunte à la bibliothèque de ses amis Reinhart, sont:
I.—Choix de lectures françaises à l'usage des écoles secondaires, par HUBERT H. WINGERATH, docteur en philosophie, directeur de l'École réale Saint-Jean à Strasbourg.—Deuxième partie: classes moyennes.—7e édition, 1902. Dumont-Schauberg.
II.—L. HERBIG et G. F. BURGUY: La France littéraire, remaniée par F. TENDERING, directeur du Real-Gymnasium des Johanneums, Hambourg.—1904. Brunswick.
TROISIÈME PARTIE
LA DÉLIVRANCE
Il n'avait plus personne. Tous ses amis avaient disparu. Le cher Gottfried, qui lui était venu en aide à des heures difficiles et dont il aurait eu tant besoin en ce moment, était parti depuis des mois, et cette fois, pour toujours. Un soir de l'été dernier, une lettre, écrite d'une grosse écriture, et qui portait l'adresse d'un village lointain, avait appris à Louisa que son frère était mort, dans une de ces tournées vagabondes que le petit colporteur s'obstinait à continuer, malgré sa mauvaise santé. On l'avait enterré là-bas, dans le cimetière du pays. La dernière amitié virile et sereine, qui eût été capable de soutenir Christophe, s'était engloutie dans le gouffre. Il restait seul, avec sa mère vieillie et indifférente à sa pensée,—qui ne pouvait que l'aimer, qui ne le comprenait pas. Autour de lui, l'immense plaine allemande, l'océan morne. À chaque effort pour en sortir, il s'enfonçait davantage. La ville ennemie le regardait se noyer...
Comme il se débattait, dans un éclair lui apparut, au milieu de sa nuit, l'image de Hassler, le grand musicien qu'il avait tant aimé, quand il était enfant, et dont la gloire maintenant rayonnait sur tout le pays allemand. Il se souvint des promesses que Hassler lui avait faites autrefois. Et il se raccrocha aussitôt à cette épave avec une vigueur désespérée. Hassler pouvait le sauver! Hassler devait le sauver! Que lui demandait-il? Ni secours, ni argent, ni aide matérielle. Rien, sinon qu'il le comprît. Hassler avait été persécuté comme lui. Hassler était un homme libre. Il comprendrait un homme libre, que la médiocrité allemande poursuivait de ses rancunes et tachait d'écraser. Ils combattaient le même combat.
Aussitôt qu'il eut cette idée, il l'exécuta. Il prévint sa mère qu'il serait absent, huit jours; et il prit, le soir même, le train pour la grande ville du nord de l'Allemagne, où Hassler était Kapellmeister. Il ne pouvait plus attendre. C'était le dernier effort pour respirer.
Hassler était célèbre. Ses ennemis n'avaient pas désarmé; mais ses amis criaient qu'il était le plus grand musicien présent, passé, et futur. Il était entouré de partisans et de dénigrants également absurdes. Comme il n'était pas d'une forte trempe, il avait été aigri par ceux-ci, et amolli par ceux-là. Il mettait toute son énergie à faire ce qui était désagréable à ses critiques et pouvait les faire crier; il était comme un gamin qui joue des niches. Ces niches étaient souvent du goût le plus détestable: non seulement, il employait son talent prodigieux à des excentricités musicales, qui faisaient hérisser les cheveux sur la tête des pontifes; mais il manifestait une prédilection taquine pour des textes baroques, pour des sujets bizarres, pour des situations équivoques et scabreuses, en un mot, pour tout ce qui pouvait blesser le bon sens et la décence ordinaires. Il était content, quand le bourgeois hurlait; et le bourgeois ne s'en faisait pas faute. L'empereur même, qui se mêlait d'art, avec l'insolente présomption des parvenus et des princes, regardait comme un scandale public la renommée de Hassler et ne laissait échapper aucune occasion de manifester à ses œuvres effrontées une indifférence méprisante. Hassler, enragé et enchanté de cette auguste opposition, qui, pour les partis avancés de l'art allemand, était presque devenue une consécration, continuait de plus belle à casser les vitres. À chaque nouvelle sottise, les amis s'extasiaient et criaient au génie.
La coterie de Hassler se composait surtout de littérateurs, de peintres, et de critiques décadents, qui avaient assurément le mérite de représenter le parti de la révolte contre la réaction—éternellement menaçante dans l'Allemagne du Nord—de l'esprit piétiste et de la morale d'État; mais leur indépendance s'était exaspérée, dans la lutte, jusqu'au ridicule, dont ils n'avaient pas conscience; car si beaucoup d'entre eux ne manquaient point d'un talent assez âpre, ils avaient peu d'intelligence, et encore moins de goût. Ils ne pouvaient plus sortir de l'atmosphère factice, qu'ils s'étaient fabriquée; et, comme tous les cénacles, ils avaient fini par perdre entièrement le sens de la vie réelle. Ils faisaient loi pour eux-mêmes et pour les centaines de nigauds qui lisaient leurs revues et acceptaient bouche bée tout ce qu'il leur plaisait d'édicter. Leur adulation avait été funeste à Hassler, en le rendant trop complaisant pour lui. Il acceptait sans examen toutes les idées musicales qui lui passaient par la tête; et il était intimement persuadé que, quoi qu'il pût écrire d'inférieur à lui-même, c'était supérieur encore au reste des musiciens. De ce que cette pensée fût malheureusement trop vraie dans la plupart des cas, il ne s'ensuivait pas qu'elle fût très saine et propre à faire naître les grandes œuvres. Hassler avait au fond un parfait mépris pour tous, amis et ennemis; et ce mépris amer et goguenard s'étendait à lui-même et à toute la vie. Il s'enfonçait d'autant plus dans son scepticisme ironique qu'il avait cru autrefois a une quantité de choses généreuses et naïves. N'ayant pas eu la force de les défendre contre la lente destruction des jours, ni l'hypocrisie de se persuader qu'il croyait à ce qu'il ne croyait plus, il s'acharnait à en persifler le souvenir. Il avait une nature d'Allemand du Sud, indolente et molle, peu faite pour résister à l'excès de la fortune ou de l'infortune, du chaud ou du froid, et qui a besoin, pour conserver son équilibre, d'une température modérée. Il s'était laissé aller, d'une façon insensible, à jouir paresseusement de la vie: il aimait la bonne chère, les lourdes boissons, les flâneries oisives, et les molles pensées. Son art s'en ressentait, quoiqu'il fût trop bien doué pour que des étincelles de génie n'éclatassent pas encore au milieu de sa musique lâchée, qui s'abandonnait au goût de la mode. Nul ne sentait mieux que lui sa déchéance. À vrai dire, il était le seul qui la sentît,—à de rares moments, que, naturellement, il évitait. Alors, il était misanthrope, absorbé par ses humeurs noires, ses préoccupations égoïstes, ses soucis de santé,—indifférent à tout ce qui avait excité autrefois son enthousiasme ou sa haine.
Tel était l'homme auprès de qui Jean-Christophe venait chercher un réconfort. Avec quel espoir il arriva, par un matin froid et pluvieux, dans la ville où vivait celui qui, à ses yeux, symbolisait en art l'esprit d'indépendance! Il attendait de lui la parole d'amitié et de vaillance, dont il avait besoin pour continuer l'ingrate et nécessaire bataille que tout véritable artiste doit livrer au monde, jusqu'à son dernier souffle, sans désarmer un seul jour: car, comme l'a dit Schiller, «la seule relation avec le public, dont on ne se repente jamais,—c'est la guerre.»
Christophe était si impatient qu'il prit à peine le temps de déposer son sac dans le premier hôtel venu, près de la gare, avant de courir au théâtre, pour s'informer de l'adresse de Hassler. Hassler habitait assez loin du centre, dans un faubourg de la ville. Christophe prit un tram électrique, en mordant à belles dents un petit pain. Sou cœur battait, en approchant du but.
Le quartier où Hassler avait élu domicile était bâti dans cette étrange architecture nouvelle, où la jeune Allemagne déverse une barbarie érudite, qui s'épuise en laborieux efforts pour avoir du génie. Au milieu de la ville banale, aux rues droites et sans caractère, s'élevaient brusquement des hypogées d'Égypte, des chalets norvégiens, des cloîtres, des bastions, des pavillons d'Exposition universelle, des maisons ventrues, culs-de-jatte, enfoncées dans la terre, avec une face inerte, un œil unique, énorme, des grilles de cachot, des portes écrasées de sous-marins, des cerceaux de fer, des cryptogrammes d'or dans les barreaux des fenêtres grillées, des monstres vomissants au-dessus de la porte d'entrée, des carreaux de faïence bleue, plaqués par-ci, par-là, partout où on ne les attendait pas, des mosaïques bariolées, représentant Adam et Ève, des toits couverts en tuiles de couleurs disparates; des maisons-châteaux forts, au dernier étage crénelé, avec des animaux difformes sur le faîte, pas de fenêtre d'un côté, puis tout d'un coup, une suite de trous béants, carrés, rectangulaires, des sortes de blessures; de grands pans de murs vides, d'où surgissait soudain,—étayé sur des cariatides nibelungesques,—un balcon massif à une seule fenêtre: perçant sa rampe de pierre, émergeaient deux têtes pointues de vieillards barbus et chevelus, des hommes-poissons de Bœcklin. Sur le fronton d'une de ces prisons, une maison pharaonesque, à un étage bas, avec deux colosses nus à l'entrée, l'architecte avait écrit:
«Que l'artiste montre son univers,
Qui jamais ne fut et jamais ne sera!»
Seine Welt zeige der Künstler
Die niemals war noch jemals sein wird!
Christophe, uniquement absorbé par l'idée de Hassler, regardait avec des yeux ahuris et n'essayait point de comprendre. Il arriva h la maison qu'il cherchait, une des plus simples,—en style carolingien. À l'intérieur, un luxe cossu et banal; dans l'escalier, une atmosphère lourde de calorifère surchauffé; un ascenseur étroit, dont Christophe ne profita point, pour avoir le temps de se préparer à sa visite, en montant les quatre étages, à petits pas, les jambes fléchissantes, le cœur tremblant d'émotion. Durant ce court trajet, son ancienne entrevue avec Hassler, son enthousiasme d'enfant, l'image de grand-père, lui revinrent à l'esprit, comme si c'était hier.
Il était près de onze heures, quand il sonna a la porte. Il fut reçu par une soubrette délurée, aux façons de serva padrona, qui le dévisagea avec impertinence, et commença par déclarer que «Monsieur ne pouvait pas recevoir, parce que Monsieur était fatigué». Puis, le naïf désappointement qui se peignit sur la figure de Christophe l'amusa sans doute; car, après avoir terminé l'examen indiscret qu'elle faisait de toute sa personne, elle s'adoucit brusquement, fit entrer Christophe dans le cabinet de Hassler, et dit qu'elle allait faire en sorte que Monsieur le reçût. Là-dessus, elle lui décocha une petite œillade, et ferma la porte.
Il y avait aux murs quelques peintures impressionnistes et des gravures galantes du dix-huitième siècle français: car Hassler prétendait se connaître à tous les arts; et il associait dans son goût Manet et Watteau, selon les indications qu'il avait reçues du cénacle. Le même mélange de styles se montrait dans l'ameublement, où un fort beau bureau Louis XV était encadré de fauteuils «art nouveau», et d'un divan oriental, avec une montagne de coussins multicolores. Les portes étaient ornées de glaces; et une bibeloterie japonaise couvrait les étagères et le dessus de la cheminée, où trônait le buste de Hassler. Dans une coupe, sur un guéridon, s'étalaient une profusion de photographies de chanteuses, d'admiratrices et d'amis, avec des mots d'esprit et des exclamations enthousiastes. Un désordre incroyable régnait sur le bureau; le piano était ouvert; de la poussière sur les étagères; des cigares à demi brûlés traînaient dans tous les coins...
Christophe entendit, dans la chambre voisine, une voix maussade qui grognait; le verbe tranchant de la petite bonne lui répliquait. Il était clair que Hassler manifestait peu d'enthousiasme à se montrer. Il était clair aussi que la demoiselle avait mis sous son bonnet que Hassler se montrerait; et elle ne se gênait pas pour lui répondre avec une extrême familiarité: sa voix aiguë perçait les murs. Christophe était mal à l'aise d'entendre certaines remarques qu'elle faisait à son maître. Mais celui-ci ne s'en affectait point. Au contraire! on eût dit que ces impertinences l'amusaient; et tout en continuant de grogner, il gouaillait la fille et prenait plaisir à l'exciter. Enfin Christophe entendit une porte s'ouvrir, et, toujours grognant et goguenardant, Hassler qui venait en traînant les pieds.
Il entra. Christophe eut un serrement de cœur. Il le reconnaissait. Plût à Dieu qu'il ne l'eût pas reconnu! C'était bien Hassler, et ce n'était plus lui. Il avait toujours son grand front sans une ride, son visage sans un pli, comme celui d'un enfant; mais il était chauve, empâté, le teint jaune, l'air endormi, la lèvre inférieure un peu pendante, la bouche ennuyée et boudeuse. Il voûtait les épaules, enfonçait ses deux mains dans les poches de son veston débraillé, et traînait des savates aux pieds; sa chemise formait un bourrelet au-dessus de sa culotte, qu'il n'avait même pas achevé de boutonner. Il regarda Christophe de ses yeux somnolents, qui ne s'éclairèrent pas, quand le jeune homme eut balbutié son nom. Il fit un salut automatique, sans parler, indiqua de la tête un siège à Christophe, et s'affaissa, avec un soupir, sur le divan, dont il empila les coussins autour de lui. Christophe répétait:
—J'ai déjà eu l'honneur... Vous aviez eu la bonté.... Je suis Christophe Krafft...
Hassler, enfoncé dans le divan, ses longues jambes croisées, ses mains maigres jointes sur son genou droit, relevé à la hauteur du menton, répliqua:
—Connais pas.
Christophe, la gorge contractée, entreprit de lui rappeler leur ancienne rencontre. En n'importe quelle circonstance, il lui eût été difficile de parler de ces souvenirs intimes; ici, ce lui était une torture: il s'embrouillait dans ses phrases, ne trouvait pas ses mots, disait des choses absurdes, qui le faisaient rougir. Hassler le laissait patauger, sans cesser de le fixer de ses yeux vagues et indifférents. Quand Christophe fut arrivé au bout de son récit, Hassler continua un instant de balancer son genou, en silence, comme s'il attendait que Christophe continuât. Puis, il dit:
—Oui... Cela ne nous rajeunit pas... et s'étira.
Après avoir bâillé, il ajouta:
—... Demande pardon... Pas dormi... Soupé au théâtre, cette nuit... et bâilla de nouveau.
Christophe espérait que Hassler ferait une allusion à ce qu'il venait de lui raconter; mais Hassler, que toute cette histoire n'avait aucunement intéressé, n'en parla plus; et il n'adressa nulle question à Christophe sur sa vie. Quand il eut fini de bâiller, il lui demanda:
—Il y a longtemps que vous êtes à Berlin?
—Je suis arrivé ce matin, dit Christophe.
—Ah! fit Hassler, sans s'étonner autrement. Quel hôtel?
Sans paraître écouter la réponse, il se souleva paresseusement, atteignit un bouton électrique, et sonna.
—Permettez, fit-il.
La petite bonne parut, avec son air impertinent.
—Kitty, dit il, est-ce que tu as la prétention de me faire passer de déjeuner, aujourd'hui?
—Vous ne pensez pourtant pas, dit-elle, que je vais vous apporter votre manger ici, pendant que vous avez quelqu'un?
—Pourquoi donc pas? fit-il en désignant Christophe, d'un clignement d'œil railleur. Il me nourrit l'esprit; je vais nourrir le corps.
—Est-ce que vous n'avez pas honte de faire assister à votre repas, comme une bête dans une ménagerie?
Hassler, au lieu de se fâcher, se mit à rire, et corrigea:
—Comme une bête en ménage...
—Apporte toujours, continua-t-il, je mangerai la honte avec.
Elle se retira, en haussant les épaules.
Christophe, voyant que Hassler ne cherchait toujours pas à s'informer de ce qu'il faisait, tâcha de renouer l'entretien. Il parla de la difficulté de la vie en province, de la médiocrité des gens, de leur étroitesse d'esprit, de l'isolement où on était. Il s'efforçait de l'intéresser à sa détresse morale. Mais Hassler, affalé dans le divan, la tête renversée en arrière sur un coussin et les yeux à demi fermés, le laissait parler, semblant ne pas écouter: ou bien il soulevait un moment ses paupières et lançait quelques mots d'une ironie froide, une saillie bouffonne sur les gens de province, qui coupait net les tentatives de Christophe pour parler plus intimement.—Kitty était revenue avec le plateau du déjeuner: café, beurre, jambon, etc. Elle le déposa, boudeuse, sur le bureau, au milieu des papiers en désordre. Christophe attendit qu'elle fût ressortie, pour reprendre son douloureux récit, qu'il avait tant de peine à suivre.
Hassler avait attiré a lui le plateau; il se versa le café, y trempa les lèvres; puis, familier et bonhomme, un peu méprisant, il interrompit Christophe au milieu d'une phrase, pour lui offrir:
—Une tasse?
Christophe refusa. Il s'évertuait à renouer le fil de sa phrase; mais, de plus en plus démonté, il ne savait plus ce qu'il disait. Il était distrait par le spectacle de Hassler, qui, son assiette sous le menton, se bourrait, comme un enfant, de tartines beurrées et de tranches de jambon, qu'il tenait avec ses doigts. Il réussit pourtant à raconter qu'il composait, qu'il avait fait jouer une ouverture pour la Judith de Hebbel. Hassler écoutait distraitement:
—Was? (Quoi?) demanda-t-il.
Christophe répéta le titre.
—Ach! so, so! (Ah! bon, bon!) fit Hassler, en trempant sa tartine et ses doigts dans sa tasse.
Ce fut tout.
Christophe, découragé, était sur le point de se lever et de partir; mais il pensa à ce long voyage fait en vain; et, ramassant son courage, il proposa à Hassler, en balbutiant, de lui jouer quelques-unes de ses œuvres. Aux premiers mots, Hassler l'arrêta:
—Non, non, je n'y connais rien, dit-il avec son ironie goguenarde et un peu insultante. Et puis, je n'ai pas le temps.
Christophe en eut les larmes aux yeux. Mais il s'était juré de ne pas sortir de là, sans avoir l'avis de Hassler sur ses compositions. Il dit avec un mélange de confusion et de colère:
—Je vous demande pardon; mais vous m'avez promis autrefois de m'entendre; je suis venu uniquement pour cela, du fond de l'Allemagne: vous m'entendrez.
Hassler, qui n'était pas habitué à ces façons, regarda le jeune homme gauche, furieux, rougissant, près de pleurer: cela l'amusa; haussant les épaules avec lassitude, il lui montra le piano du doigt, et dit, d'un air de résignation comique:
—Alors!... Allons-y!...
Là-dessus, il s'enfonça dans son divan, comme un homme qui va faire une somme, bourra les coussins à coups de poing, les disposa sous ses bras étendus, ferma les yeux à demi, les rouvrit un instant pour évaluer les dimensions du rouleau de musique que Christophe avait sorti d'une de ses poches, poussa un petit soupir, et se disposa à écouter avec ennui.
Christophe, intimidé et mortifié, commença à jouer. Hassler ne tarda pas à rouvrir l'œil et l'oreille, avec l'intérêt professionnel de l'artiste qui est repris, malgré lui, par une belle chose. D'abord, il ne dit rien, et resta immobile; mais ses yeux devinrent moins vagues, et ses lèvres boudeuses remuaient. Puis, il se réveilla tout à fait, grognant son étonnement et son assentiment. C'étaient des interjections inarticulées; mais le ton ne laissait aucun doute sur ce qu'il pensait; et Christophe en éprouvait un bien-être inexprimable. Hassler ne songeait plus à calculer le nombre de pages qui étaient jouées et celles qui restaient à jouer. Quand Christophe avait fini un morceau, il disait:
—Après!... Après!...
Il commençait à faire usage du langage humain.
—Bon, cela! Bon!... (s'exclamait-il). Fameux!... Effroyablement fameux! (Schrecklich famos!)... Mais que diable! (grommelait-il, stupéfait), qu'est-ce que c'est que ça?
Il s'était redressé sur son siège, penchait la tête en avant, se faisait un cornet avec sa main, se parlait à lui-même, riait de contentement, et, à certaines curiosités d'harmonies, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres. Une modulation inattendue eut un tel effet sur lui qu'il se leva brusquement, avec une exclamation, et vint s'asseoir au piano, à côté de Christophe. Il n'avait pas l'air de s'apercevoir que Christophe fût là. Il ne s'occupait que de la musique; et, quand le morceau fut fini, il saisit le cahier, se mit à relire la page, puis lut les pages suivantes, continuant de monologuer son admiration et sa surprise, comme s'il eût été seul dans la chambre:
—Que le diable!... (faisait-il). Où cet animal a-t-il trouvé cela?...
Repoussant Christophe de l'épaule, il joua lui-même certains passages. Il avait au piano de charmants doigts, très doux, caressants et légers. Christophe regarda ses mains fines, longues, bien soignées, d'un aristocratisme un peu maladif, qui ne répondait pas au reste de la personne. Hassler s'arrêtait à certains accords, les répétait, en clignant de l'œil et faisant claquer sa langue; il bourdonnait avec ses lèvres, imitant la sonorité des instruments, et il continuait d'entremêler à cette musique ses apostrophes, où il y avait à la fois du plaisir et du dépit: il ne pouvait se défendre d'une secrète irritation, d'une jalousie inavouée; et, en même temps, il jouissait avidement.
Bien qu'il persistât à se parler à lui seul, comme si Christophe n'existait pas, Christophe, rouge de plaisir, ne pouvait s'empêcher de prendre pour son compte les exclamations de Hassler; et il expliquait ce qu'il avait voulu faire. Hassler sembla d'abord ne faire aucune attention à ce que le jeune homme disait, et poursuivit ses réflexions à voix haute; puis, certains mots de Christophe le frappèrent, et il se tut, les yeux toujours fixés sur le cahier de musique, qu'il feuilletait, en écoutant, sans avoir l'air d'écouter. Christophe, de son côté, s'animait peu à peu; et il finit par se confier tout à fait: il parlait avec une excitation naïve de ses projets et de sa vie.
Hassler, silencieux, était repris par son ironie. Il s'était laissé retirer le cahier des doigts; le coude appuyé sur la tablette du piano et le front dans la main, il regardait Christophe qui lui commentait son œuvre avec une ardeur et un trouble juvéniles. Et il souriait amèrement, en pensant à ses propres débuts, à ses espoirs, aux espoirs de Christophe, et aux déboires qui l'attendaient.
Christophe parlait, les yeux baissés, dans la crainte de ne plus savoir ce qu'il avait à dire. Le silence de Hassler l'encourageait. Il sentait que Hassler l'observait, qu'il ne perdait pas une de ses paroles; il lui semblait avoir brisé la glace qui les séparait, et son cœur rayonnait. Quand il eut fini, il leva la tête avec timidité,—avec confiance aussi,—et regarda Hassler. Toute sa joie naissante gela d'un coup, comme les pousses trop précoces, quand il vit les yeux mornes et railleurs sans bonté qui le fixaient. Il se tut.
Après une pause glaciale, Hassler parla, d'une voix sèche. Il avait de nouveau changé: il affectait une sorte de dureté pour le jeune homme; il persiflait cruellement ses projets, ses espoirs de succès, comme s'il eût voulu se persifler lui-même, puisqu'il se retrouvait en lui. Il s'acharnait froidement à détruire sa foi dans la vie, sa foi dans l'art, sa foi en soi. Il se donna lui-même en exemple, avec amertume, parlant de ses œuvres d'aujourd'hui, d'une façon insultante.
—Des cochonneries! dit-il. C'est ce qu'il faut pour ces cochons. Est-ce que vous croyez qu'il y a dix personnes au monde, qui aiment la musique? Est-ce qu'il y en a une seule?
—Il y a moi! dit Christophe, avec emportement.
Hassler le regarda, haussa les épaules, et dit d'une voix lassée:
—Vous serez comme les autres. Vous ferez comme les autres. Vous penserez à arriver, à vous amuser, comme les autres... Et vous aurez raison...
Christophe essaya de protester; mais Hassler lui coupa la parole, et, reprenant son cahier, se mit à critiquer aigrement les œuvres qu'il louait tout à l'heure. Non seulement il relevait avec une dureté blessante les négligences réelles, les incorrections d'écriture, les fautes de goût ou d'expression, qui avaient échappé au jeune homme; mais il lui faisait des critiques absurdes, des critiques comme en eût pu faire le plus étroit et le plus arriéré des musiciens, dont lui-même, Hassler, avait eu, toute sa vie, à souffrir. Il demandait à quoi tout cela rimait. Il ne critiquait même plus, il niait: on eût dit qu'il s'efforçait d'effacer haineusement l'impression que ces œuvres lui avaient faite, en dépit de lui-même.
Christophe, consterné, n'essayait pas de répondre. Comment répondre à des absurdités, qu'on rougit d'entendre dans la bouche de quelqu'un qu'on estime et qu'on aime? Au reste, Hassler n'écoutait rien. Il restait là, buté, le cahier fermé entre les mains, les yeux sans expression, la bouche amère. À la fin, il dit, comme si de nouveau il avait oublié la présence de Christophe:
—Ah! la pire misère, c'est qu'il n'y a pas un homme, pas un qui soit capable de vous comprendre!
Christophe se sentit transpercé d'émotion; il se retourna brusquement, posa sa main sur la main de Hassler, et, le cœur plein d'amour, il répéta:
—Il y a moi!
Mais la main de Hassler ne bougea point; et si quelque chose dans son cœur tressaillit, une seconde, à ce cri juvénile, aucune lueur ne brilla dans ses yeux éteints, qui regardèrent Christophe. L'ironie et l'égoïsme prirent le dessus. Il esquissa un mouvement du buste, cérémonieux et comique, pour saluer:
—Très honoré! dit-il.
Il pensait:
—Je m'en fiche bien! Crois-tu que ce soit pour toi que j'ai perdu ma vie?
Il se leva, jeta le cahier sur le piano, et, de ses longues jambes qui flageolaient, s'en alla reprendre sa place sur le divan. Christophe, qui avait saisi sa pensée et qui en avait senti l'insultante blessure, essayait fièrement de répondre que l'on n'a pas besoin d'être compris de tous: certaines âmes à elles seules valent un peuple tout entier; elles pensent pour lui; et, ce qu'elles ont pensé, il faudra qu'il le pense.—Mais Hassler n'écoutait plus. Il était retombé dans son apathie, causée par l'affaiblissement de la vie qui s'endormait en lui. Christophe, trop sain pour comprendre ce revirement subit, sentait vaguement que la partie était perdue; mais il ne pouvait s'y résigner, après avoir été si près de la croire gagnée. Il faisait des efforts désespérés pour ranimer l'attention de Hassler; il avait repris son cahier de musique, et cherchait à expliquer la raison des irrégularités, que Hassler avait notées. Hassler, enfoncé dans le sofa, gardait un silence morne; il n'approuvait, ni ne contredisait: il attendait que ce fût fini.
Christophe vit qu'il n'avait plus rien à faire ici. Au milieu d'une phrase, il s'arrêta. Il roula son cahier, et se leva. Hassler se leva aussi. Christophe, honteux et intimidé, s'excusait en balbutiant. Hassler, s'inclinant légèrement, avec une certaine distinction hautaine et ennuyée, lui tendit la main, froidement, poliment, et l'accompagna jusqu'à la porte d'entrée, sans un mot pour le retenir, ou pour l'inviter à revenir.
Christophe se retrouva dans la rue, anéanti. Il allait au hasard. Après avoir suivi machinalement deux ou trois rues, il se trouva à la station du tram, qui l'avait amené. Il le reprit, sans penser à ce qu'il faisait. Il s'affaissa sur la banquette, les bras, les jambes cassés. Impossible de réfléchir, de rassembler ses idées: il ne pensait à rien. Il avait peur de regarder en lui. C'était le vide. Ce vide était autour de lui, dans cette ville; il ne pouvait plus y respirer: le brouillard, les maisons massives l'étouffaient. Il n'avait plus qu'une idée: fuir, fuir au plus vite,—comme si, en se sauvant de la ville, il devait y laisser l'amère désillusion qu'il y avait trouvée.
Il retourna à son hôtel. Il n'était pas midi et demi. Il y avait deux heures qu'il y était entré,—avec quelle lumière au cœur!—Maintenant, tout était nuit.
Il ne déjeuna point. Il ne monta pas dans sa chambre. À la stupéfaction de l'hôte, il demanda sa note, paya comme s'il avait passé la nuit, et dit qu'il voulait partir. En vain, lui expliquait-on qu'il n'avait pas à se presser, que le train qu'il voulait reprendre ne partait pas avant plusieurs heures, qu'il ferait mieux d'attendre à l'hôtel. Il voulut aller tout de suite à la gare: il voulait prendre le premier train, n'importe lequel, ne plus rester une heure dans ce pays. Après ce long voyage et ses dépenses pour venir,—bien qu'il se fût fait une fête non seulement de voir Hassler, mais de visiter des musées, d'entendre des concerts, de faire des connaissances,—il n'avait plus qu'une idée en tête: partir...
Il revint à la gare. Ainsi qu'on le lui avait dit, son train ne partait pas avant trois heures. Encore ce train, qui n'était pas express,—(car Christophe était forcé de prendre la dernière classe)—s'arrêtait-il en route; Christophe aurait eu avantage à monter dans le train suivant, qui partait deux heures plus tard et qui rejoignait le premier. Mais c'était deux heures de plus à passer ici, et Christophe ne pouvait le supporter. Il ne voulut même plus sortir de la gare, en attendant.—Lugubre attente, dans ces salles vastes et vides, tumultueuses et funèbres, où entrent et sortent, toujours affairées, toujours courant, des ombres étrangères, toutes étrangères, toutes indifférentes, pas une qu'on connaisse, pas un visage ami. Le jour blafard s'éteignait. Les lampes électriques, enveloppées de brouillard, mouchetaient la nuit, semblaient la rendre plus sombre. Christophe, plus oppressé d'heure en heure, attendait avec angoisse le moment de partir. Il allait, dix fois par heure, revoir les affiches des trains pour s'assurer qu'il ne s'était pas trompé. Comme il les relisait d'un bout à l'autre, une fois de plus, pour passer le temps, un nom de pays le frappa: il se dit qu'il le connaissait; après un moment, il se rappela que c'était le pays du vieux Schulz, qui lui avait écrit de si bonnes lettres. L'idée lui vint aussitôt, dans son désarroi, d'aller voir cet ami inconnu. La ville n'était pas sur son chemin direct de retour, mais à une ou deux heures, par un chemin de fer local; c'était un voyage de toute une nuit, avec deux ou trois changements de train, d'interminables attentes: Christophe ne calcula rien. Sur-le-champ, il décida d'y aller: ce lui était un besoin instinctif de se raccrocher à une sympathie. Sans se donner le temps de réfléchir, il rédigea une dépêche et télégraphia à Schulz son arrivée pour le lendemain matin. Il n'avait pas envoyé ce mot, qu'il le regrettait déjà. Il se plaisantait amèrement sur ses illusions éternelles. Pourquoi aller au-devant d'un nouveau chagrin?—Mais c'était fait maintenant. Trop tard pour changer.
Ces pensées occupèrent sa dernière heure d'attente.—Son train était enfin formé. Il y monta le premier; et son enfantillage était tel qu'il ne commença à respirer que lorsque le train s'ébranla et que, par la portière du wagon, il vit derrière lui s'effacer dans le ciel gris, sous les tristes averses, la silhouette de la ville, sur laquelle la nuit tombait. Il lui semblait qu'il serait mort, s'il avait passé la nuit là.
À cette même heure,—vers six heures du soir,—une lettre de Hassler arrivait pour Christophe, à son hôtel. La visite de Christophe avait remué bien des choses en lui. Pendant toute l'après-midi, il y avait songé avec amertume, et non sans sympathie pour le pauvre garçon qui était venu à lui avec une telle ardeur d'affection, et qu'il avait reçu d'une façon glaciale. Il se reprochait son accueil. À vrai dire, ce n'avait été de sa part qu'un de ces accès de bouderie quinteuse, dont il était coutumier. Il pensa le réparer, en envoyant à Christophe, avec un billet pour l'Opéra, un mot qui lui donnait rendez-vous, à l'issue de la représentation.—Christophe n'en sut jamais rien. En ne le voyant pas venir, Hassler pensa:
—Il est fâché. Tant pis pour lui!
Il haussa les épaules, et n'en chercha pas plus long. Le lendemain, il ne pensait plus à lui.
Le lendemain, Christophe était loin de lui,—si loin que toute l'éternité n'eût pas suffi à les rapprocher l'un de l'autre. Et tous deux étaient seuls pour jamais.
Peter Schulz avait soixante-quinze ans. Il était de santé délicate, et l'âge ne l'avait pas épargné. Assez grand, mais voûté, la tête penchée sur la poitrine, il avait les bronches faibles, et respirait avec peine. Asthme, catarrhe, bronchite, s'acharnaient après lui: et la trace des luttes qu'il lui fallait subir,—bien des nuits, assis dans son lit, le corps courbé en avant, et trempé de sueur, pour tâcher de faire entrer un souffle d'air dans sa poitrine qui étouffait,—était gravée dans les plis douloureux de sa longue figure, maigre et rasée. Le nez était long et un peu gonflé au sommet. Des rides profondes, partant du dessous des yeux, coupaient transversalement les joues creusées par les vides de la mâchoire. L'âge et les infirmités n'avaient pas été les seuls sculpteurs de ce pauvre masque délabré; les chagrins de la vie y avaient eu part aussi.—Et malgré tout, il n'était pas triste. La grande bouche tranquille avait une bonté sereine. Mais c'étaient surtout les yeux qui donnaient à ce vieux visage une douceur touchante: ils étaient d'un gris-clair limpide et transparent; ils regardaient bien en face, avec calme et candeur; ils ne cachaient rien de l'âme: on eût pu lire au fond.
Sa vie avait été pauvre en événements. Il était seul depuis des années. Sa femme était morte. Elle n'était pas très bonne, pas très intelligente, pas du tout belle. Mais il en conservait un souvenir attendri. Il y avait vingt-cinq ans qu'il l'avait perdue: et, pas un soir depuis, il ne s'était endormi, sans un petit entretien mental, triste et tendre, avec elle; il l'associait à chacune de ses journées.—Il n'avait pas eu d'enfant: c'était le grand regret de sa vie. Il avait reporté son besoin d'affection sur ses élèves, auxquels il était attaché, comme un père à ses fils. Il avait trouvé peu de retour. Un vieux cœur peut se sentir très près d'un jeune cœur, et presque du même âge: il sait combien sont brèves les années qui l'en séparent. Mais le jeune homme ne s'en doute point: le vieillard est pour lui un homme d'une autre époque: au reste, il est absorbé par trop de soucis immédiats, et il détourne instinctivement les yeux du but mélancolique de ses efforts. Le vieux Schulz avait rencontré parfois quelque reconnaissance chez des élèves, touchés par l'intérêt vif et frais qu'il prenait à tout ce qui leur arrivait d'heureux ou de malheureux: ils venaient le voir de temps en temps; ils lui écrivaient, pour le remercier, quand ils quittaient l'université; certains lui écrivaient encore, une ou deux fois, les années suivantes. Puis, le vieux Schulz n'entendait plus parler d'eux, sinon par les journaux, qui lui faisaient connaître l'avancement de tel ou tel: et il se réjouissait de leurs succès, comme si c'étaient les siens. Il ne leur en voulait pas de leur silence: il y' trouvait mille excuses; il ne doutait point de leur affection, et prêtait aux plus égoïstes les sentiments qu'il avait pour eux.
Mais ses livres étaient pour lui le meilleur des refuges: ils n'étaient point oublieux, ni trompeurs. Les âmes, qu'il chérissait en eux, étaient maintenant sorties du flot du temps: elles étaient immuables, fixées pour l'éternité dans l'amour qu'elles inspiraient et qu'elles semblaient ressentir, qu'elles rayonnaient à leur tour sur ceux qui les aimaient. Professeur d'esthétique et d'histoire de la musique, il était comme un vieux bois, vibrant de chants d'oiseaux. Certains de ces chants résonnaient très loin, ils venaient du fond des siècles: ils n'étaient pas les moins doux et les moins mystérieux. Il en était d'autres qui lui étaient familiers et intimes: c'étaient de chers compagnons; chacune de leurs phrases lui rappelait des joies et des douleurs de sa vie passée, consciente ou inconsciente:—(car sous chacun des jours que la lumière du soleil éclaire, d'autres jours se déroulent, qu'éclaire une lumière inconnue.)—Il y en avait enfin qu'on n'avait jamais entendus encore, et qui disaient des choses qu'on attendait depuis longtemps, dont on avait besoin: le cœur s'ouvrait pour les recevoir, comme la terre sous la pluie. Ainsi, le vieux Schulz écoutait, dans le silence de sa vie solitaire, la forêt pleine d'oiseaux; et, comme le moine de la légende, endormi dans l'extase du chant de l'oiseau magique, les années passaient pour lui, et le soir de la vie était venu; mais il avait toujours son âme de vingt ans.
Il n'était pas seulement riche de musique. Il aimait les poètes,—les anciens et les nouveaux. Il avait une prédilection pour ceux de son pays, surtout pour Gœthe; mais il aimait aussi ceux des autres pays. Il était instruit et lisait plusieurs langues. Il était, d'esprit, un contemporain de Herder et des grands Weltbürger—des «citoyens du monde», de la fin du dix-huitième siècle. Il avait vécu les années d'âpres luttes qui précédèrent et suivirent 70, enveloppé de leur vaste pensée. Et, quoiqu'il adorât l'Allemagne, il n'en était pas «glorieux». Il pensait, avec Herder, qu'«entre tous les glorieux, le glorieux de sa nationalité est un sot accompli», et avec Schiller, que «c'est un bien pauvre idéal de n'écrire que pour une seule nation». Son esprit était parfois timide; mais son cœur était d'une largeur admirable, et prêt à accueillir avec amour tout ce qui était beau dans le monde. Peut-être était-il trop indulgent pour la médiocrité; mais son instinct n'avait point de doute sur ce qui était le meilleur; et s'il n'avait pas la force de condamner les faux artistes que l'opinion publique admirait, il avait toujours celle de défendre les artistes originaux et forts que l'opinion publique méconnaissait. Sa bonté l'abusait souvent: il tremblait de commettre une injustice; et, quand il n'aimait pas ce que d'autres aimaient, il ne doutait point que ce ne fût lui qui se trompât; et il finissait par l'aimer. Il lui était si doux d'aimer! L'amour et l'admiration étaient encore plus nécessaires à sa vie morale que l'air à sa misérable poitrine. Aussi, quelle reconnaissance il avait pour ceux qui lui en offraient une occasion nouvelle!—Christophe ne pouvait se douter de ce que ses Lieder avaient été pour lui. Il était bien loin de les avoir sentis lui-même aussi vivement, quand il les avait créés. C'est que pour lui ces chants n'étaient que quelques étincelles jaillies de la forge intérieure: il en jaillirait bien d'autres! Mais pour le vieux Schulz, c'était tout un monde qui se révélait, d'un seul coup,—tout un monde à aimer. Sa vie en avait été illuminée.
Depuis un an, il avait dû résigner ses fonctions à l'Université: sa santé de plus en plus précaire ne lui permettait plus de professer. Il était malade, et au lit, quand le libraire Wolf lui fit porter, comme il en avait l'habitude, un paquet des dernières nouveautés musicales qu'il avait reçues, et où se trouvaient, cette fois, les Lieder de Christophe. Il était seul. Nul parent auprès de lui; le peu de famille qu'il avait était mort depuis longtemps. Il était livré aux soins d'une vieille bonne, qui abusait de sa faiblesse, pour lui imposer tout ce qu'elle voulait. Deux ou trois amis, guère moins âgés que lui, venaient le voir de temps en temps; mais ils n'étaient pas non plus d'une très bonne santé; et, quand le temps était mauvais, ils se tenaient clos aussi et espaçaient leurs visites. Justement, c'était l'hiver alors, les rues étaient couvertes d'une neige qui fondait: Schulz n'avait vu personne, de tout le jour. Il faisait sombre dans la chambre: un brouillard jaune était tendu contre les vitres, comme un écran, et murait les regards: la chaleur du poêle était lourde et fatigante. De l'église voisine, un vieux carillon du dix-septième siècle chantait, tous les quarts d'heure, d'une voix boiteuse et horriblement fausse, des bribes de chorals monotones, dont la jovialité paraissait un peu grimaçante, quand on n'était pas très gai, soi-même. Le vieux Schulz toussait, le dos appuyé contre une pile d'oreillers. Il essayait de relire Montaigne, qu'il aimait; mais cette lecture ne lui faisait pas aujourd'hui autant de plaisir qu'à l'ordinaire; il avait laissé tomber le livre, il respirait avec peine, et rêvait. Le paquet de musique était là, sur son lit: il n'avait pas le courage de l'ouvrir; il se sentait le cœur triste. Enfin, il soupira, et, après avoir défait très soigneusement la ficelle, il remit ses lunettes, et commença de lire les morceaux de musique. Sa pensée était ailleurs: elle revenait à des souvenirs qu'il voulait écarter.
Ses yeux tombèrent sur un vieux cantique, dont Christophe avait repris les paroles à un naïf et pieux poète du dix-septième siècle, en renouvelant leur expression: le Christliches Wanderlied (chant du voyageur chrétien) de Paul Gerhardt.
Hoff, o du arme Seele,
Hoff und sei unverzagt!
. . . . . . . . . .
Erwarte nur der Zeit,
So wirst du schon erblicken
Die Sonn der schönsten Freud.
«Espère, pauvre âme,
espère, et sois intrépide!
. . . . . . . . . .
Attends seulement, attends:
voici que tu vas voir
le soleil de la belle Joie!»
Le vieux Schulz connaissait bien ces candides paroles; mais jamais elles ne lui avaient parlé ainsi... Ce n'était plus la tranquille piété, qui calme et endort l'âme par sa monotonie. C'était une âme comme la sienne, c'était son âme même, mais plus jeune et plus forte, qui souffrait, qui voulait espérer, qui voulait voir la Joie, qui la voyait. Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il continua:
Auf, auflgieb deinem Schmerze
Und Sorgen gute Nacht!
Lass fahren, was das Herze
Betrübt und traurig macht!
«Debout, debout! dis à ta douleur
et à tes soucis bonne nuit!
Laisse partir ce qui trouble
le cœur et qui l'attriste!»
Christophe communiquait à ces pensées une jeune ardeur intrépide, dont le rire héroïque rayonnait dans ces derniers vers confiants et naïfs:
Bist du doch nicht Regente,
Der alles führen soll,
Gott sitzt im Regimente,
Und führet alles wohl.
«Ce n'est pas toi qui règnes
et qui dois tout conduire.
C'est Dieu. Dieu est le roi,
Il mène tout comme il doit!»
Et quand venait cette strophe de superbe défi, qu'il avait, avec son insolence de jeune barbare, arrachée tranquillement de sa place primitive dans l'ensemble du poème, pour en faire la conclusion de son Lied:
Und ob gleich alle Teufel
Hier wollten widerstehn,
So wird doch ohne Zweifel
Gott nicht zurücke gehen:
Was er ihm vor genommen,
Und was er haben will,
Das muss doch endlich kommen
Zu seinem Zweck und Ziel.
«Et quand bien tous les diables
voudraient s'y opposer,
sois calme, ne doute pas!
Dieu ne reculera point.
Ce qu'il a décidé,
ce qu'il veut accomplir,
cela sera, cela se fera,
Il viendra à ses fins!»
... alors, c'était un transport d'allégresse, l'ivresse de la bataille, un triomphe d'Imperator romain.
Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant, l'impétueuse musique, comme un enfant qu'un compagnon entraîne dans sa course, en le tenant par la main. Son cœur battait. Ses larmes ruisselaient. Il bégayait:
—Ah! mon Dieu!... Ah! mon Dieu!...
Il se mit à sangloter, et il riait. Il était heureux. Il suffoquait. Il fut pris d'une terrible quinte de toux. Salomé, la vieille servante, accourut, et elle crut que le vieux allait y passer. Il continuait de pleurer, de tousser, et de répéter:
—Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... et, dans les courts moments de répit, entre deux accès de toux, il riait d'un petit rire aigu et doux.
Salomé pensa qu'il devenait fou. Quand elle finit par comprendre la cause de cette agitation, elle le gronda rudement:
—S'il est possible de se mettre dans un état pareil pour une sottise!... Donnez-moi cela! Je l'emporte. Vous ne le verrez plus.
Mais le vieux tenait bon, toujours toussant; et il criait à Salomé de le laisser tranquille. Comme elle insistait, il se mit en fureur, il jurait, et il s'étranglait dans ses jurements. Jamais elle ne l'avait vu se fâcher et oser lui tenir tête. Elle en fut ébahie, et elle lâcha prise; mais elle ne lui ménagea pas les paroles sévères: elle le traita de vieux fou, elle dit qu'elle avait cru jusqu'à présent avoir affaire à un homme bien élevé, mais qu'elle voyait maintenant qu'elle s'était trompée, qu'il disait des blasphèmes à faire rougir un charretier, que les yeux lui sortaient de la tête, et que s'ils étaient des pistolets, ils l'auraient tuée... Elle en avait pour longtemps à continuer cette chanson, s'il ne s'était soulevé, furieux, sur ses oreillers, et ne lui avait crié:
—Sortez! d'un ton si péremptoire qu'elle partit en faisant battre la porte. Elle déclara qu'il pourrait bien l'appeler maintenant, qu'elle ne se dérangerait pas, qu'elle le laisserait claquer tout seul.
Alors, le silence retomba de nouveau dans la chambre où la nuit s'étendait. De nouveau, le carillon égrena dans la paix du soir ses sonneries placides et grotesques. Un peu honteux de sa colère, le vieux Schulz, immobile, étendu sur le dos, attendait, haletant, que le tumulte de son cœur s'apaisât: il serrait sur sa poitrine les précieux Lieder, et il riait comme un enfant.
Il passa les journées solitaires qui suivirent dans une sorte d'extase. Il ne pensait plus à son mal, à l'hiver, à la triste lumière, à sa solitude. Tout était lumineux et aimant autour de lui. Près de la mort, il se sentait revivre dans la jeune âme d'un ami inconnu.
Il tâchait de se figurer Christophe. Il ne le voyait pas du tout comme il était. Il l'imaginait tel que lui-même eût voulu être: blond, mince, les yeux bleus, parlant d'une voix un peu faible et voilée, doux, timide et tendre. Mais quel qu'il fût, il était toujours prêt à l'idéaliser. Il idéalisait tout ce qui l'entourait: ses élèves, ses voisins, ses amis, sa vieille bonne. Sa douceur affectueuse et son manque de critique,—en partie volontaire, pour écarter toute pensée troublante,—tissaient autour de lui des images sereines et pures, comme la sienne. C'était un mensonge de bonté, dont il avait besoin pour vivre. Il n'en était pas tout à fait dupe; et souvent, dans son lit, la nuit, il soupirait en songeant à mille petites choses, arrivées dans le jour, qui contredisaient son idéalisme. Il savait bien que la vieille Salomé se moquait de lui, derrière son dos, avec les commères du quartier, et qu'elle le volait régulièrement dans ses comptes de chaque semaine. Il savait bien que ses élèves étaient obséquieux, tant qu'ils avaient besoin de lui, puis, qu'après qu'ils avaient reçu de lui tous les services qu'ils en pouvaient attendre, ils le laissaient de côté. Il savait que ses anciens collègues de l'Université l'avaient tout à fait oublié, depuis qu'il avait pris sa retraite, et que son successeur le pillait dans ses articles, sans le nommer, ou en le nommant d'une façon perfide, pour citer de lui une phrase sans valeur et pour relever ses erreurs:—(le procédé est courant dans le monde de la critique).—Il savait que son vieil ami Kunz lui avait encore fait un gros mensonge, cette après-midi, et qu'il ne reverrait jamais les livres que son autre ami, Pottpetschmidt, lui avait empruntés pour quelques jours,—ce qui était douloureux pour quelqu'un qui, comme lui, était attaché à ses livres ainsi qu'à des personnes vivantes. Beaucoup d'autres choses tristes, anciennes ou récentes, lui revenaient a l'esprit; il ne voulait pas y penser; mais elles étaient la quand même: il les sentait. Leur souvenir le traversait parfois, d'une douleur lancinante.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu! gémissait-il, dans le silence de la nuit.—Puis, il écartait les fâcheuses pensées: il les niait; il voulait être confiant, optimiste, croire aux hommes: et il y croyait. Combien de fois ses illusions avaient été brutalement détruites!—Mais il en renaissait d'autres, toujours, toujours... Il ne pouvait s'en passer.
Christophe inconnu devint un foyer lumineux dans sa vie. La première lettre froide et maussade, qu'il reçut de lui, devait lui faire de la peine;—(peut-être, lui en fit-elle);—mais il n'en voulut pas convenir, et il en eut une joie d'enfant. Il était si modeste, il demandait si peu aux hommes que le peu qu'il en recevait suffisait à nourrir son besoin de les aimer et de leur être reconnaissant. Voir Christophe était un bonheur qu'il n'eût jamais osé espérer: car il était maintenant trop vieux pour faire le voyage des bords du Rhin; et, quant à solliciter sa visite, la pensée ne lui en venait même pas.
La dépêche de Christophe lui arriva, le soir, au moment où il se mettait à table. Il ne comprit pas d'abord: la signature lui semblait inconnue, il pensa qu'on s'était trompé, que la dépêche n'était pas pour lui; il la relut trois fois; dans son trouble, ses lunettes ne voulaient pas tenir, la lampe éclairait mal, les lettres dansaient devant ses yeux. Quand il eut compris, il fut si bouleversé qu'il oublia de dîner. Salomé eut beau crier après lui: impossible d'avaler un morceau. Il jeta sa serviette sur la table, sans la plier, comme il ne manquait jamais de faire; il se leva en trébuchant, alla chercher son chapeau et sa canne, et sortit. La première pensée du bon Schulz, en recevant un tel bonheur, avait été de le partager avec d'autres, et d'avertir ses amis de l'arrivée de Christophe.
Il avait deux amis, comme lui mélomanes, à qui il avait réussi à communiquer son enthousiasme pour Christophe: le juge Samuel Kunz, et le dentiste Oscar Pottpetschmidt, qui était un chanteur excellent. Les trois vieux camarades avaient souvent parlé de Christophe, ensemble; et ils avaient joué toute la musique de lui qu'ils avaient pu trouver. Pottpetschmidt chantait, Schulz accompagnait, et Kunz écoutait. Et ils s'extasiaient ensuite pendant des heures. Combien de fois avaient-ils dit, quand ils faisaient de la musique:
—Ah! si Krafft était là!
Schulz riait tout seul, dans la rue, de la joie qu'il avait et de celle qu'il allait faire. La nuit venait; et Kunz habitait dans un petit village, à une demi-heure de la ville. Mais le ciel était clair: c'était un soir d'avril très doux; les rossignols chantaient. Le vieux Schulz avait le cœur inondé de bonheur; il respirait sans oppression, et il avait des jambes de vingt ans. Il marchait allègrement, sans prendre garde aux pierres, contre lesquelles il butait dans l'ombre. Il se rangeait gaillardement sur le côté de la route, à l'arrivée des voitures, et il échangeait un joyeux salut avec le conducteur, qui le considérait avec étonnement, quand la lanterne éclairait en passant le vieillard grimpé sur le talus du chemin.
La nuit était complète, lorsqu'il arriva à la maison de Kunz, à l'entrée du village, dans un petit jardin. Il tambourina à sa porte, et l'appela à tue-tête. Une fenêtre s'ouvrit, et Kunz, effaré, parut. Il essayait de voir dans l'obscurité, et demanda:
—Qui est là? Qu'est-ce qu'on me veut?
Schulz, essoufflé et joyeux, criait:
—Krafft... Krafft vient demain...
Kunz n'y comprenait rien; mais il reconnut la voix:
—Schulz!... Comment! À cette heure? Qu'y a-t-il?
Schulz répéta:
—Il vient demain, demain matin!...
—Quoi? demandait toujours Kunz, ahuri.
—Krafft! cria Schulz.
Kunz resta un moment à méditer le sens de cette parole; puis une exclamation retentissante témoigna qu'il avait compris.
—Je descends! cria-t-il.
La fenêtre se referma. Il parut sur le perron de l'escalier, une lampe à la main, et descendit dans le jardin. C'était un petit vieux bedonnant, avec une grosse tête grise, une barbe rouge, des taches de rousseur sur le visage et sur les mains. Il venait à petits pas, en fumant sa pipe de porcelaine. Cet homme débonnaire et un peu endormi ne s'était jamais fait grands soucis dans sa vie. La nouvelle que lui apportait Schulz n'en était pas moins capable de le faire sortir de son calme; et il agitait ses bras courts et sa lampe, en demandant:
—Quoi? c'est vrai? Il vient?
—Demain matin! répéta Schulz, triomphant, en agitant la dépêche.
Les deux vieux amis allèrent s'asseoir sur un banc, sous la tonnelle. Schulz prit la lampe. Kunz déplia soigneusement la dépêche, lut lentement, à mi-voix: Schulz relisait tout haut, par-dessus son épaule. Kunz regarda encore les indications qui encadraient le télégramme, l'heure de l'envoi, l'heure de l'arrivée, le nombre des mots. Puis, il rendit le précieux papier à Schulz, qui riait d'aise, le regarda en hochant la tête, en répétant:
—Ah! bien!... ah! bien!
Après avoir réfléchi un instant, aspiré et expiré une grosse bouffée de tabac, il posa sa main sur le genou de Schulz, et dit:
—Il faut avertir Pottpetschmidt.
—J'y allais, dit Schulz.
—Je viens avec toi, dit Kunz.
Il rentra pour déposer la lampe, et revint aussitôt. Les deux vieux s'en allèrent, bras dessus bras dessous. Pottpetschmidt habitait à l'autre bout du village. Schulz et Kunz échangeaient des mots distraits, en ruminant la nouvelle. Tout à coup, Kunz s'arrêta, et tapa le sol, de sa canne:
—Ah! tonnerre! fit-il... IL n'est pas ici!...
Il se rappelait maintenant que Pottpetschmidt avait dû partir dans l'après-midi pour une opération, dans une ville voisine, où il devait passer la nuit et séjourner un jour ou deux. Schulz était consterné. Kunz ne l'était pas moins. Ils étaient fiers de Pottpetschmidt; ils eussent voulu s'en faire honneur. Ils restaient au milieu de la route, ne sachant que décider.
—Comment faire? Comment faire? demandait Kunz.
—Il faut absolument que Krafft entende Pottpetschmidt, disait Schulz.
Il réfléchit, et dit:
—Il faut lui envoyer une dépêche.
Ils allèrent au télégraphe, et composèrent ensemble une dépêche longue et émue, à laquelle il était difficile de rien comprendre. Puis, ils revinrent. Schulz calculait:
—Il pourra être encore ici demain matin, en prenant le premier train.
Mais Kunz fit remarquer qu'il était trop tard, et que la dépêche ne lui serait remise sans doute que le lendemain. Schulz hocha la tête; et ils se répétaient:
—Quel malheur!
Ils se séparèrent à la porte de Kunz; car, quelle que fût l'amitié de celui-ci pour Schulz, elle n'allait pas jusqu'à lui faire commettre l'imprudence d'accompagner Schulz hors du village, ne fût-ce qu'un bout de chemin, qu'il lui eût fallu refaire seul, dans la nuit. Il fut convenu que Kunz viendrait dîner, le lendemain, chez Schulz. Schulz regardait le ciel, avec anxiété:
—Pourvu qu'il fasse beau, demain!
Et il eut un poids de moins sur le cœur, quand Kunz, qui passait pour se connaître admirablement en météorologie, dit, après avoir gravement examiné le ciel—(car il n'avait pas moins que Schulz le souci que Christophe vît leur petit pays en beauté):
—Il fera beau, demain.
Schulz reprit le chemin de la ville, où il parvint, non sans avoir trébuché plus d'une fois dans les ornières, ou contre les tas de pierres élevés le long de la route. Il ne rentra point chez lui, avant d'être passé chez le pâtissier, pour lui commander une certaine tarte, qui était la gloire de la ville. Puis, il revint à sa maison; mais, au moment d'y rentrer, il rebroussa chemin, pour s'informer à la gare de l'heure exacte de l'arrivée des trains. Enfin, il rentra, appela Salomé, et discuta longuement avec elle le dîner du lendemain. Alors seulement, il se coucha, harassé; mais il était aussi surexcité qu'un enfant, dans la veillée de Noël, et il se retourna toute la nuit dans ses draps, sans trouver un instant de sommeil. Vers une heure du matin, il eut l'idée de se lever, pour dire à Salomé de faire plutôt, pour le dîner, une carpe à l'étuvée; car elle réussissait merveilleusement ce plat. Il ne le lui dit pas: et il fit bien, sans doute. Il ne s'en leva pas moins pour arranger diverses choses dans la chambre qu'il destinait à Christophe; il prenait mille précautions, pour que Salomé ne l'entendît pas: car il craignait d'être grondé. Il tremblait de manquer l'heure du train, bien que Christophe ne dût pas arriver avant huit heures. Il fut debout de grand matin. Son premier regard fut pour le ciel: Kunz ne s'était pas trompé, il faisait un temps magnifique. Sur la pointe des pieds, Schulz descendit à sa cave, où il n'allait plus depuis longtemps, de peur du froid et des escaliers raides; il y fit un choix de ses meilleures bouteilles, se heurta rudement la tête contre la voûte, en remontant, et crut qu'il allait étouffer, quand il parvint au haut de l'escalier avec son panier chargé. Ensuite, il alla au jardin, armé de son sécateur: il coupa impitoyablement ses plus belles roses et les premières branches de ses lilas en fleurs. Puis, il remonta dans sa chambre, fit fiévreusement sa barbe, se coupa une ou deux fois, s'habilla avec soin, et partit pour la gare. Il était sept heures. Salomé ne réussit pas à lui faire prendre une goutte de lait; car il prétendit que Christophe n'aurait pas déjeuné non plus, quand il arriverait, et qu'ils mangeraient ensemble, au retour de la gare.
Il se trouva au chemin de fer, trois quarts d'heure en avance. Il se morfondit à attendre Christophe, et finalement le manqua. Au lieu d'avoir la patience de rester à la porte de sortie, il alla sur le quai, et perdit la tête au milieu du tourbillon des arrivées et des départs. Malgré les indications précises de la dépêche, il s'était imaginé, Dieu sait pourquoi! que Christophe arriverait par un autre train que celui qui l'amena; et d'ailleurs, il ne lui serait pas venu à l'idée que Christophe pût descendre d'un wagon de quatrième classe. Il resta plus d'une demi-heure encore à l'attendre à la gare, quand Christophe, arrivé depuis longtemps, était allé tout droit frapper à sa maison. Pour comble de malheur, Salomé venait d'en sortir, pour se rendre au marché: Christophe trouva porte close. La voisine, que Salomé avait chargée de dire, au cas où quelqu'un sonnerait, qu'elle serait bientôt de retour, fit la commission, sans rien ajouter de plus. Christophe, qui n'était pas venu pour voir Salomé et qui ne savait même pas qui elle était, trouva la plaisanterie mauvaise; il demanda si le Herr Universitätsmusikdirektor Schulz n'était donc pas au pays. On lui répondit que si; mais on ne put lui dire où. Furieux, il s'en alla.
Quand le vieux Schulz rentra, la figure longue d'une aune, et quand il apprit de Salomé, qui venait aussi de rentrer, ce qui s'était passé, il fut dans la désolation: il faillit pleurer. Il se mit en rage contre la sottise de la domestique, qui était sortie en son absence et qui n'avait même pas été capable de donner des instructions pour qu'on fit attendre Christophe. Salomé lui répondit, sur le même ton, qu'elle ne pouvait non plus s'imaginer qu'il serait assez sot pour manquer celui qu'il attendait. Mais le vieux ne s'attarda pas à discuter avec elle; sans perdre un instant, il dégringola de nouveau son escalier, et repartit à la recherche de Christophe, sur la piste très vague que les voisins lui indiquèrent.
Christophe avait été froissé de ne trouver personne, ni même un mot d'excuses. Ne sachant que faire avant le prochain train, il était allé se promener dans les champs qui lui paraissaient jolis. C'était une petite ville tranquille, reposante, abritée entre des collines molles; des jardins autour des maisons, des cerisiers en fleurs, des pelouses vertes, de beaux ombrages, des ruines pseudo-antiques, des bustes blancs de princesses d'autrefois sur des colonnes de marbre au milieu de la verdure, des visages doux et gentils. Tout autour de la ville, des prairies, des collines. Dans les buissons fleuris, les merles sifflaient a cœur-joie, formant de petits concerts de flûtes rieuses et sonores. La mauvaise humeur de Christophe ne tarda pas à tomber: il oublia Peter Schulz.
Le vieillard parcourait en vain les rues, interrogeant les passants; il monta jusqu'au vieux château, sur la colline, au-dessus de la ville, et il revenait, navré, quand, de ses yeux perçants qui voyaient de très loin, il aperçut à quelque distance un homme couché dans un pré, à l'ombre d'un buisson. Il ne connaissait pas Christophe: il ne pouvait savoir si c'était lui. L'homme lui tournait le dos, la tête à moitié enfouie dans l'herbe. Schulz rôdait sur la route, tournait autour du pré, le cœur battant:
—C'est lui... Non, ce n'est pas lui...
Il n'osait pas l'appeler. Une idée lui vint: il se mit à chanter la première phrase du Lied de Christophe:
Auf! Auf!... (Debout! Debout!...)
Christophe ressauta, comme un poisson hors de l'eau, et il cria la suite à tue-tête. Il se retourna, joyeux. Il avait la figure rouge et des herbes dans les cheveux. Ils s'interpellèrent tous deux par leurs noms, et coururent l'un à l'autre. Schulz enjamba le fossé de la route, Christophe sauta par dessus la barrière. Ils se serrèrent la main avec effusion, et revinrent ensemble à la maison, riant et parlant très fort. Le vieux contait sa mésaventure. Christophe, qui, un moment avant, était bien décidé à continuer sa route sans faire une nouvelle tentative pour voir Schulz, sentit immédiatement la candide bonté de cette âme, et se prit à l'aimer. Avant d'être arrivés, ils s'étaient déjà confié une multitude de choses.
En entrant, ils trouvèrent Kunz, qui, ayant appris que Schulz était parti à la recherche de Christophe, attendait tranquillement. On servit le café au lait. Mais Christophe dit qu'il avait déjeuné dans une auberge de la ville. Le vieux fut désolé: ce lui était un vrai chagrin que le premier repas que Christophe avait pris dans le pays n'eût pas été chez lui; ces petites choses avaient une importance énorme pour son cœur affectueux. Christophe, qui le comprit, s'en amusa en secret, et il l'en aima davantage. Afin de le consoler, il lui certifia qu'il avait assez bon appétit pour déjeuner deux fois: et il le lui prouva.
Tous ses ennuis lui étaient sortis de la tête: il se sentait au milieu de vrais amis, il ressuscitait. Il racontait son voyage, ses déboires, d'une façon humoristique: il avait l'air d'un écolier en vacances. Schulz, rayonnant, le couvait des yeux, et il riait de tout son cœur.
L'entretien ne tarda pas à rouler sur ce qui les unissait tous trois d'un lien secret: la musique de Christophe. Schulz mourait d'envie d'entendre Christophe jouer quelques-unes de ses œuvres; mais il n'osait le lui demander. Tout en causant, Christophe arpentait la chambre. Schulz guettait ses pas, quand il passait près du piano ouvert; et il faisait des vœux pour qu'il s'y arrêtât. Kunz avait la même pensée. Ils eurent un battement de cœur, lorsqu'ils le virent s'asseoir machinalement sur le tabouret du piano, sans cesser de parler, puis, sans regarder l'instrument, promener ses mains au hasard sur les touches. Comme Schulz s'y attendait, à peine Christophe eut-il fait deux ou trois arpèges, que le son s'empara de lui: il continua d'enchaîner des accords, en causant; puis, ce furent des phrases entières; et alors, il se tut, et commença à jouer. Les vieux échangèrent un coup d'œil d'intelligence, malicieux et heureux.
—Connaissez-vous cela? demanda Christophe, en jouant un de ses Lieder.
—Si je le connais! dit Schulz, ravi.
Christophe, sans s'interrompre, dit, en tournant à demi la tête:
—Hé! Il n'est pas très bon, votre piano!
Le vieux fut très contrit. Il s'excusa:
—Il est vieux, dit-il humblement, il est comme moi.
Christophe se retourna tout à fait, regarda le vieillard qui semblait demander pardon de sa vieillesse, et lui prit les deux mains, en riant. Il contemplait ses yeux candides:
—Oh! vous, dit-il, vous êtes plus jeune que moi.
Schulz riait d'un bon rire, et parlait de son vieux corps, de ses infirmités.
—Ta ta ta! dit Christophe, il ne s'agit pas de cela; je sais ce que je dis. Est-ce que ce n'est pas vrai, Kunz?
(Il avait déjà supprimé le: «Monsieur».)
Kunz approuvait, de toutes ses forces.
Schulz essayait d'associer à sa cause celle de son vieux piano.
—Il a encore de très jolies notes, dit-il timidement.
Et il les toucha:—quatre ou cinq notes assez fraîches, une demi-octave, dans le registre moyen de l'instrument. Christophe comprit que c'était un vieil ami pour lui, et il dit gentiment,—pensant aux yeux de Schulz:
—Oui, il a encore de jolis yeux.
La figure de Schulz s'éclaira. Il s'embarqua dans un éloge embrouillé de son vieux piano, mais se tut aussitôt: car Christophe s'était remis à jouer. Les Lieder succédaient aux Lieder; Christophe chantait à mi-voix. Schulz, les yeux humides, suivait chacun de ses mouvements. Kunz, les mains croisées sur son ventre, fermait les yeux pour mieux jouir. De temps en temps, Christophe se retournait, radieux, vers les deux vieilles gens, qui étaient dans le ravissement; et il disait, avec un enthousiasme naïf, dont ils ne pensaient pas à rire:
—Hein! Est-ce beau!... Et cela! Qu'est-ce que vous en dites?... Et celui-là!... Celui-là est le plus beau de tous...—Maintenant je vais vous jouer quelque chose, qui va vous ravir au septième ciel...
Comme il terminait un morceau rêveur, le coucou de la pendule se mit à sonner. Christophe bondit, et cria de colère. Kunz, réveillé en sursaut, roulait de gros yeux effarés. Schulz ne comprenait pas d'abord. Puis, quand il vit Christophe montrer le poing à l'oiseau qui saluait, et crier qu'au nom du ciel on emportât de là cet idiot, ce spectre ventriloque, il trouva pour la première fois de sa vie, que ce bruit était en effet intolérable; et, prenant une chaise, il voulut grimper dessus, pour décrocher le trouble-fête. Mais il faillit tomber, et Kunz l'empêcha de remonter; il appela Salomé. Elle arriva sans se presser, suivant son habitude, et fut stupéfaite de se voir mettre sur les bras l'horloge, que Christophe impatient avait décrochée lui-même.
—Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse? demandait-elle.
—Ce que tu voudras. Emporte! Qu'on ne le revoie plus ici! disait Schulz, non moins impatient que Christophe.
Il se demandait comment il avait pu supporter si longtemps cette horreur.
Salomé pensa que décidément ils étaient tous toqués.
La musique reprit. Les heures passaient. Salomé vint annoncer que le dîner était servi. Schulz lui fit faire silence. Elle revint dix minutes après, puis, de nouveau encore, dix minutes après: cette fois, elle était hors d'elle, et, bouillant de colère, en tâchant d'avoir l'air impassible, elle se planta au milieu de la chambre, et, malgré les gestes désespérés de Schulz, elle demanda, d'une voix de trompette:
—«Si ces messieurs aimaient mieux manger leur dîner froid ou brûlé; que, pour elle, cela lui était égal; elle attendait leurs ordres.»
Schulz, confus de l'algarade, voulut faire une scène à sa servante; mais Christophe éclata de rire, Kunz l'imita, et Schulz finit par faire comme eux. Salomé, satisfaite de l'effet produit, tourna les talons, de l'air d'une reine qui veut bien pardonner à ses sujets repentants.
—Voilà une gaillarde! disait Christophe, se levant du piano. Elle a raison. Rien d'insupportable comme un public qui arrive au milieu du concert.
Ils se mirent à table. C'était un repas énorme et succulent. Schulz avait stimulé l'amour-propre de Salomé, qui ne demandait qu'un prétexte pour étaler son art. Elle ne manquait pas d'occasions de le produire. Les vieux amis étaient prodigieusement gourmands. Kunz était un autre homme à table; il s'épanouissait comme un soleil: il eût pu servir d'enseigne pour un restaurateur. Schulz n'était pas moins sensible à la bonne chère; mais sa mauvaise santé l'obligeait à plus de retenue. Il est vrai qu'il n'en tenait pas compte, le plus souvent; et il le payait. Dans ce cas, il ne se plaignait pas: s'il était malade, au moins il savait pourquoi. Il avait, comme Kunz, des recettes culinaires, héritées, de père en fils, depuis des générations. Salomé avait donc l'habitude d'opérer pour des connaisseurs. Mais, cette fois, elle s'était ingéniée pour rassembler en un seul programme tous ses chefs-d'œuvre à la fois: c'était comme une exposition de cette inoubliable cuisine rhénane, honnête, point frelatée, avec tous, ses parfums de toutes herbes, et ses épaisses sauces, ses potages substantiels, ses pot-au-feu modèles, ses carpes monumentales, ses choucroutes, ses oies, ses gâteaux de ménage, ses pains à l'anis et au cumin. Christophe s'extasiait, la bouche pleine, et mangeait comme un ogre; il avait la capacité formidable de son père et de son grand-père, qui eussent englouti une oie entière. D'ailleurs, il pouvait aussi bien vivre, pendant une semaine, de pain et de fromage, que manger à crever, si l'occasion s'en offrait. Schulz, cordial et cérémonieux, le considérait avec des yeux attendris, et l'arrosait de vins du Rhin. Kunz, rutilant, reconnaissait en lui un frère. La large face de Salomé riait de contentement.—Au premier instant, elle avait été déçue, quand Christophe était entré. Schulz lui en avait tellement parlé, à l'avance, qu'elle se l'était figuré sous les traits d'une Excellence, chargée de titres et d'honneurs. En le voyant, elle s'était exclamée:
—Ça n'est que ça?
Mais, à table, Christophe conquit ses bonnes grâces; elle n'avait vu personne qui rendît aussi brillamment justice à ses talents. Au lieu de retourner dans sa cuisine, elle restait sur le seuil de la porte à regarder Christophe, qui disait des folies, sans perdre un coup de dent; et, les poings sur les hanches, elle riait aux éclats. Tous étaient dans la joie. Il n'y avait qu'un point noir dans leur bonheur: Pottpetschmidt n'était pas là. Ils y revenaient souvent:
—Ah! s'il était ici! C'était lui qui mangeait! C'était lui qui buvait! C'était lui qui chantait!
Ils ne tarissaient pas d'éloges.
—«Si Christophe pouvait l'entendre!... Mais peut-être pourrait-il. Pottpetschmidt serait revenu, ce soir, cette nuit au plus tard...»
—Oh! cette nuit, je serai loin, dit Christophe.
La figure radieuse de Schulz s'assombrit.
—Comment, loin! fit-il, d'une voix tremblante. Mais vous ne partez pas?
—Mais si! dit gaiement Christophe, je reprends le train, ce soir.
Schulz fut désolé. Il avait compté que Christophe passerait plusieurs nuits, dans sa maison. Il balbutiait:
—Non, non, ce n'est pas possible!...
Kunz répétait:
—Et Pottpetschmidt!...
Christophe les regarda tous deux: la déception, qui se peignait sur leurs bonnes faces amies, le toucha; il dit:
—Comme vous êtes gentils!... Je partirai demain matin. Voulez-vous?
Schulz lui saisit la main.
—Ah! fit-il, quel bonheur! Merci! Merci!
Il était comme un enfant, à qui demain semble si loin, si loin qu'il n'y a pas à y penser. Christophe ne partait pas aujourd'hui, tout le jour leur appartenait, ils passeraient toute la soirée ensemble, il dormirait sous son toit: voilà tout ce que voyait Schulz; il ne voulait pas regarder plus loin.
La gaieté reprit. Schulz se leva tout à coup, prit un air solennel, et porta un toast ému et emphatique à son hôte, qui lui avait fait l'immense joie et l'honneur de visiter sa petite ville et son humble maison; il but à son heureux retour, à ses succès, à sa gloire, à tout le bonheur de la terre, qu'il lui souhaitait de toute son âme. Ensuite, il porta un autre toast à «la noble musique»,—un autre à son vieil ami Kunz,—un autre au printemps;—et il n'oublia pas non plus Pottpetschmidt. Kunz but à son tour à Schulz et à quelques autres; et Christophe, pour mettre fin aux toasts, but à dame Salomé, qui en devint cramoisie. Après quoi, sans laisser aux orateurs le temps de riposter, il entama une chanson connue, que les deux vieux reprirent avec lui, puis après celle-là une autre, et encore une autre à trois voix, où il était question d'amitié, de musique et de vin: le tout accompagné de rires retentissants et du tintement des verres qui trinquaient constamment.
Il était trois heures et demie, quand ils se levèrent de table. Ils étaient un peu lourds. Kunz s'affala dans un fauteuil; il eût volontiers fait une somme. Schulz avait les jambes cassées de ses émotions du matin, non moins que de ses toasts. Tous deux espéraient que Christophe se remettrait au piano et jouerait pendant des heures. Mais le terrible garçon, tout gaillard et dispos, après avoir frappé trois ou quatre accords sur le piano, le ferma brusquement, regarda par la fenêtre, et demanda si on ne pourrait pas faire un tour jusqu'au souper. La campagne l'attirait. Kunz montra peu d'enthousiasme; mais Schulz trouva sur-le-champ que l'idée était excellente, et qu'il fallait faire voir à leur hôte la promenade des Schönbuchwälder. Kunz fit un peu la grimace; mais il ne protesta point, et se leva avec les autres: il était aussi désireux que Schulz de montrera Christophe les beautés du pays.
Ils sortirent. Christophe avait pris le bras de Schulz, et le faisait marcher plus vite que le vieux n'eût voulu. Kunz suivait, en s'épongeant. Ils péroraient gaiement. Les gens, sur le seuil de leurs portes, les regardaient passer, et trouvaient que Herr Professor Schulz avait l'air d'un jeune homme. Au sortir de la ville, ils prirent à travers prés. Kunz se plaignait de la chaleur. Christophe, sans pitié, trouvait que l'air était exquis. Par bonheur pour les deux vieilles gens, on s'arrêtait à tout instant pour discuter, et la conversation faisait oublier la longueur du chemin. On entra dans les bois. Schulz récita des vers de Gœthe et de Mœrike. Christophe aimait beaucoup les vers; mais il n'en pouvait retenir aucun: il s'abandonnait, en les écoutant, à une rêverie vague, où des musiques se substituaient aux mots et les faisaient oublier. Il admirait la mémoire de Schulz. Quelle différence entre la vivacité d'esprit de ce vieillard malade, presque impotent, enfermé dans sa chambre une partie de l'année, enfermé dans sa ville de province sa vie presque tout entière,—et Hassler, qui, jeune, célèbre, au cœur du mouvement artistique, et parcourant l'Europe pour ses tournées de concerts, ne s'intéressait à rien et ne voulait rien connaître! Non seulement Schulz était au courant de toutes les manifestations de l'art présent, que connaissait Christophe; mais il savait une quantité de choses sur des musiciens passés ou étrangers, dont Christophe n'avait jamais entendu parler. Sa mémoire était une citerne profonde, où toutes les belles eaux du ciel avaient été recueillies. Christophe ne se lassait pas d'y puiser; et Schulz était heureux de l'intérêt de Christophe. Il avait rencontré parfois des auditeurs complaisants, ou des élèves dociles; mais il avait toujours manqué d'un cœur jeune et ardent, avec qui il pût partager les enthousiasmes, dont il était gonflé jusqu'à en étouffer.
Ils étaient les meilleurs amis du monde, quand le vieux eut la maladresse de dire son admiration pour Brahms. Christophe se mit dans une colère froide: il lâcha le bras de Schulz, et dit d'un ton cassant que qui aimait Brahms ne pouvait être son ami. Cela jeta une douche sur leur joie. Schulz, trop timide pour discuter, trop honnête pour mentir, balbutiait, tâchait de s'expliquer. Mais Christophe l'arrêta par un:
—Assez! tranchant qui n'admettait pas de réplique. Il y eut un silence glacial. Ils continuèrent de marcher. Les deux vieillards n'osaient passe regarder. Kunz, après avoir toussoté, essaya de renouer la conversation et de parler des bois et du beau temps; mais Christophe, boudeur, laissait tomber l'entretien et ne répondait que par monosyllabes. Kunz, ne trouvant pas d'écho de ce côté, tâcha, pour rompre le silence, de causer avec Schulz; mais Schulz avait la gorge serrée, il ne pouvait parler. Christophe le regardait du coin de l'œil, et il avait envie de rire: il lui avait déjà pardonné. Il ne lui en avait jamais voulu sérieusement; il trouvait même qu'il était un animal de contrister ce pauvre vieux; mais il abusait de son pouvoir et il ne voulait pas avoir l'air de revenir sur ce qu'il avait dit. Ils restèrent ainsi jusqu'à la sortie du bois: on n'entendait plus que les pas traînants des deux vieux déconfits; Christophe sifflotait et semblait ne pas les voir. Soudain, il n'y tint plus. Il éclata de rire, se retourna vers Schulz, et lui empoigna les bras dans ses solides mains:
—Mon bon cher vieux Schulz! fit-il, en le regardant affectueusement, est-ce beau! est-ce beau!...
Il parlait de la campagne et de la belle journée; mais ses yeux qui riaient semblaient dire:
—Tu es bon. Je suis une brute. Pardonne-moi! Je t'aime bien.
Le cœur du vieux se fondit. C'était comme si le soleil était revenu après une éclipse. Il fut, un moment encore, avant de pouvoir articuler un mot. Christophe lui avait repris le bras et causait plus amicalement que jamais: dans son entrain, il avait doublé le pas, sans faire attention qu'il exténuait ses deux compagnons. Schulz ne se plaignait pas; il ne s'apercevait même pas de la fatigue, tant il était content. Il savait qu'il paierait toutes ses imprudences de la journée; mais il se disait:
—Tant pis pour demain! Quand il sera parti, j'aurai bien le temps de me reposer.
Mais Kunz, moins exalté, suivait à quinze pas, en faisant une mine piteuse. Christophe s'en aperçut enfin. Il s'excusa, tout confus, et il offrit de s'étendre dans une prairie, à l'ombre des peupliers. Schulz, naturellement, acquiesçait, sans se demander si sa bronchite y trouverait son compte. Heureusement, Kunz y songea pour lui; ou, du moins, il donna ce prétexte pour ne pas s'exposer, en nage comme il était, à la fraîcheur des prés. Il proposa d'aller reprendre à une station voisine le train qui ramenait en ville. Ainsi fut fait. Malgré leur fatigue, ils durent hâter le pas, pour n'être pas en retard, et ils arrivèrent en gare, juste au moment où le train y entrait.
À leur vue, un gros homme s'élança à la portière d'un wagon, et mugit les noms de Schulz et de Kunz, en les accompagnant de la liste de tous leurs titres et qualités, et en agitant les bras comme un fou. Schulz et Kunz répondirent en criant et remuant aussi les bras; ils se précipitèrent vers le compartiment du gros homme, qui accourait à leur rencontre, en bousculant ses compagnons de route. Christophe, ahuri, suivait en courant, et il demandait:
—Quoi donc?
Et les autres, exultants, criaient:
—C'est Pottpetschmidt!
Ce nom ne lui disait pas grand'chose. Il avait oublié les toasts du dîner. Pottpetschmidt sur la plate-forme du wagon, Schulz et Kunz sur le marchepied, faisaient un vacarme assourdissant; ils s'émerveillaient de leur chance. Ils se hissèrent dans le train qui partait. Schulz fit les présentations. Pottpetschmidt, après avoir salué, les traits brusquement pétrifiés, et raide comme un piquet, se jeta, aussitôt après les formalités accomplies, sur la main de Christophe, qu'il secoua cinq ou six fois, comme s'il voulait la démancher, et se remit à vociférer. Christophe distingua dans ses cris qu'il remerciait Dieu et son étoile de cette extraordinaire rencontre. Cela ne l'empêcha point, un moment après, en se frappant les cuisses, d'accuser sa mauvaise chance de l'avoir fait partir de la ville,—lui qui n'en sortait jamais,—juste pour l'arrivée de Monsieur le Kapellmeister. La dépêche de Schulz ne lui avait été remise que le matin, une heure après le départ du train; il dormait quand elle était arrivée, et on avait jugé bon de ne pas le réveiller. Il en avait tempêté, toute la matinée, contre les gens de l'hôtel. Il en tempêtait encore. Il avait envoyé promener ses clients, ses rendez-vous d'affaires, et pris le premier train, dans sa hâte de revenir; mais ce train du diable avait manqué la correspondance de la grande ligne: Pottpetschmidt avait du attendre trois heures, dans une gare; il y avait épuisé toutes les exclamations de son vocabulaire, et vingt fois raconté sa mésaventure aux voyageurs qui attendaient comme lui et au portier de la gare. Enfin, on était reparti. Il tremblait d'arriver trop tard... Mais, Dieu soit loué! Dieu soit loué!...
Il avait repris les mains de Christophe, et les pétrissait dans ses vastes pattes aux doigts poilus. Il était fabuleusement gros, et grand en proportion: la tête carrée, les cheveux roux, taillés ras, la figure rasée, grêlée, gros yeux, gros nez, grosses lèvres, double menton, le cou court, le dos d'une largeur monstrueuse, le ventre comme un tonneau, les bras écartés du corps, les pieds et les mains énormes, un gigantesque amas de chair, déformé par l'abus de la mangeaille et de la bière, un de ces pots-à-tabac, à face humaine, comme on en voit rouler parfois dans les rues des villes de Bavière, qui gardent le secret de cette race d'hommes, obtenue par un système de gavage analogue à celui des volailles mises dans une épinette. De joie et de chaleur, il luisait comme une motte de beurre: et, les deux mains posées sur ses deux genoux écartés, ou sur ceux de ses voisins, il ne se lassait point de parler, faisant rouler les consonnes dans l'air, avec une vigueur de catapulte. Par instants, il était pris d'un rire qui le secouait tout entier: il rejetait la tête en arrière, ouvrant la bouche, ronflant, râlant et s'étranglant. Son rire se communiquait à Schulz et à Kunz, qui, quand l'accès était passé, regardaient Christophe, en s'essuyant les yeux. Ils avaient l'air de lui demander:
—Hein!... Et qu'est-ce que vous en dites?
Christophe n'en disait rien; il pensait avec effroi:
—C'est ce monstre qui chante ma musique?
Ils rentrèrent chez Schulz. Christophe espérait éviter le chant de Pottpetschmidt, et ne lui faisait aucune avance, malgré les allusions de Pottpetschmidt, qui grillait de se faire entendre. Mais Schulz et Kunz avaient à cœur de se faire honneur de leur ami: il fallut en passer par là. Christophe se mit au piano, d'assez mauvaise grâce; il pensait:
—Mon bonhomme, mon bonhomme, tu ne sais pas ce qui t'attend: gare à toi! Je ne te passerai rien.
Il se disait qu'il allait faire de la peine à Schulz, et il en était fâché; mais il n'en était pas moins résolu à lui faire de la peine, plutôt que de tolérer que ce sir John Falstaff égorgeât sa musique. Le remords de chagriner son vieil ami lui fut épargné: le gros homme chanta d'une voix admirable. Dès les premières mesures, Christophe fit un mouvement de surprise. Schulz, qui ne le quittait pas des yeux, trembla: il pensa que Christophe n'était pas content et il ne se rassura qu'en voyant sa figure s'éclairer, à mesure qu'il jouait. Lui-même s'illuminait du reflet de sa joie; et, le morceau fini, quand Christophe se retourna, en criant que jamais il n'avait entendu chanter ainsi un de ses Lieder, ce fut pour Schulz un ravissement plus doux et plus profond que celui de Christophe satisfait et de Pottpetschmidt triomphant: car chacun des deux n'avait que son propre plaisir, et Schulz avait celui de ses deux amis. Le concert continua. Christophe s'exclamait: il ne pouvait comprendre comment cet être lourd et commun parvenait à rendre la pensée de ses Lieder. Sans doute, ce n'en étaient pas toutes les nuances exactes; mais c'en était l'élan, la passion, qu'il n'avait jamais réussi à souffler complètement à des chanteurs de profession. Il regardait Pottpetschmidt, et il se demandait:
—Est-ce qu'il sent cela, vraiment?
Mais il ne voyait dans ses yeux d'autre flamme que celle de la vanité satisfaite. Une force inconsciente remuait cette lourde masse. Celte force aveugle et passive était comme une armée, qui se bat, sans savoir contre qui, ni pourquoi. L'esprit des Lieder s'emparait d'elle, et elle obéissait en jubilant: car elle avait besoin d'agir; et, livrée à elle-même, elle n'eût jamais su comment.
Christophe se disait qu'au jour de la Création, le grand sculpteur ne s'était pas donné beaucoup de peine pour mettre en ordre les membres épars de ses créatures ébauchées, et qu'il les avait ajustés, tant bien que mal, sans s'inquiéter s'ils étaient faits pour aller ensemble: ainsi, chacun se trouvait fabriqué avec des morceaux de toute provenance; et le même homme était épars en cinq ou six hommes différents: le cerveau était chez l'un, chez un autre le cœur, chez un troisième le corps qui convenait à cette âme; l'instrument était d'un côté, et l'instrumentiste de l'autre. Certains êtres restaient comme d'admirables violons, éternellement enfermés dans leur boîte, faute de quelqu'un qui sût en jouer. Et ceux qui étaient faits pour en jouer étaient, toute leur vie, obligés de se contenter de misérables crincrins. Il avait d'autant plus de raisons de penser ainsi qu'il était furieux contre lui-même de n'avoir jamais été capable de chanter proprement une page de musique. Il avait la voix fausse, et ne pouvait s'écouter sans horreur.
Cependant, Pottpetschmidt, grisé par son succès, commençait à «mettre de l'expression» dans les Lieder de Christophe: c'est-à-dire qu'il substituait la sienne à celle de Christophe. Celui-ci, naturellement, ne trouvait pas que sa musique gagnât au change; et il s'assombrissait. Schulz s'en aperçut. Son manque de critique et l'admiration qu'il avait pour ses amis ne lui eussent pas permis de se rendre compte, par lui-même, du mauvais goût de Pottpetschmidt. Mais son affection pour Christophe lui faisait percevoir les nuances les plus furtives de la pensée du jeune homme: il n'était plus en lui, il était en Christophe; et il souffrit aussi de l'emphase de Pottpeschmidt. Il s'ingénia à l'arrêter sur cette pente dangereuse. Il n'était pas facile de faire taire Pottpetschmidt. Schulz eut toutes les peines du monde, quand le chanteur eut épuisé le répertoire de Christophe, à l'empêcher de se faire entendre dans les élucubrations de compositeurs médiocres, au seul nom desquels Christophe se hérissait en boule, comme un porc-épic.