Jean-Christophe, Volume 2: La Révolte, La Foire sur la Place
Heureusement, l'annonce du souper vint museler Pottpetschmidt. Un autre terrain s'offrait à lui, pour déployer sa valeur: il y était sans rival; et Christophe, que ses exploits de la matinée avaient un peu lassé, n'essaya point de lutter.
La soirée s'avançait. Assis autour de la table, les trois vieux amis contemplaient Christophe; ils buvaient ses paroles. Il semblait bien étrange à Christophe de se trouver dans cette petite ville perdue, au milieu de ces vieilles gens, qu'il n'avait jamais vus avant ce jour, et d'être plus intime avec eux que s'ils avaient été de sa famille. Il pensait quel bienfait ce serait pour un artiste, s'il pouvait se douter des amis inconnus que sa pensée rencontre dans le monde,—combien son cœur en serait réchauffé et ses forces grandies... Mais il n'en est rien, le plus souvent: chacun reste seul et meurt seul, craignant d'autant plus de dire ce qu'il sent, qu'il sent davantage et qu'il aurait plus besoin de le dire. Les complimenteurs vulgaires n'ont point de peine à parler. Ceux qui aiment le mieux doivent se faire violence pour desserrer les dents et pour dire qu'ils aiment. Aussi, faut-il être reconnaissant à ceux qui osent parler: ils sont, sans s'en douter, les collaborateurs de celui qui crée.—Christophe était pénétré de gratitude pour le vieux Schulz. Il ne le confondait pas avec ses deux compagnons; il sentait qu'il était l'âme de ce petit groupe d'amis: les autres n'étaient que les reflets de ce Foyer vivant d'amour et de bonté. L'amitié que Kunz et Pottpetschmidt avaient pour lui était bien différente. Kunz était égoïste: la musique lui procurait une satisfaction de bien-être, comme à un gros chat qu'on caresse. Pottpetschmidt y trouvait un plaisir de vanité et d'exercice physique. Ni l'un ni l'autre ne s'inquiétait de le comprendre. Mais Schulz s'oubliait tout entier: il aimait.
Il était tard. Les deux amis invités repartirent, dans la nuit. Christophe resta seul avec Schulz. Il lui dit:
—Maintenant, je vais jouer, pour vous seul.
Il se mit au piano et joua,—comme il savait le faire, quand il avait près de lui quelqu'un qui lui était cher. Il joua de ses œuvres nouvelles. Le vieillard était en extase. Assis auprès de Christophe, il ne le quittait pas des yeux et retenait son souffle. Dans la bonté de son cœur, incapable de garder le moindre bonheur pour lui seul, il répétait, malgré lui:
—Ah! quel malheur que Kunz ne soit plus là! (ce qui impatientait un peu Christophe).
Une heure passa: Christophe jouait toujours; ils n'avaient pas échangé une parole. Quand Christophe eut fini, ils ne dirent mot. Tout était silencieux: la maison, la rue dormaient. Christophe se retourna, et vit le vieil homme, qui pleurait: il se leva et alla l'embrasser. Ils causèrent tout bas, dans le calme de la nuit. Le tic-tac de l'horloge, amorti, battait dans une chambre voisine. Schulz parlait à mi-voix, les mains jointes, le corps penché en avant; il racontait à Christophe, qui l'interrogeait, sa vie, ses tristesses; à tout instant, il avait des scrupules de se plaindre, il éprouvait le besoin de dire:
—J'ai tort... je n'ai pas le droit de me plaindre... tout le monde a été très bon pour moi...
Et il ne se plaignait pas, en effet: c'était seulement une mélancolie involontaire qui se dégageait du sobre récit de sa vie solitaire. Il y mêlait, aux moments les plus douloureux, des professions de foi d'un idéalisme très vague et très sentimental, qui agaçaient Christophe, mais qu'il eût été cruel de contredire. Au fond, c'était, chez Schulz, bien moins une croyance ferme qu'un désir passionné de croire,—un espoir incertain, auquel il se cramponnait, comme à une bouée. Il en cherchait confirmation dans les yeux de Christophe. Christophe entendait l'appel des yeux de son ami, qui s'attachaient à lui avec une confiance touchante, qui imploraient de lui—qui lui dictaient sa réponse. Alors il dit les paroles de foi tranquille et de force que le vieux attendait, et qui lui firent du bien. Le vieux et le jeune avaient oublié les années qui les séparaient: ils étaient l'un près de l'autre, comme deux frères du même âge, qui s'aiment et qui s'entr'aident; le plus faible cherchait un appui auprès du plus fort: le vieillard se réfugiait dans l'âme du jeune homme.
Ils se quittèrent, après minuit. Christophe devait se lever de bonne heure pour reprendre le même train qui l'avait amené. Aussi ne flâna-t-il point en se déshabillant. Le vieux avait préparé la chambre de son hôte, comme s'il devait y passer plusieurs mois. Il avait mis sur la table des roses dans un vase, et une branche de laurier. Il avait installé un buvard tout neuf sur le bureau. Il avait fait porter, dans la matinée, un piano droit. Il avait choisi et placé sur la planchette, ou chevet du lit, quelques-uns de ses livres les plus précieux et les plus aimés. Pas un détail auquel il n'eût pensé avec amour. Ce fut peine perdue: Christophe n'en vit rien. Il se jeta sur son lit, et dormit aussitôt, à poings fermés.
Schulz ne dormit pas. Il ruminait à la fois toute la joie qu'il avait eue, et tout le chagrin qu'il avait déjà du départ de l'ami. Il repassait dans sa tête les paroles qu'ils s'étaient dites. Il songeait que le cher Christophe dormait près de lui, de l'autre côté du mur, contre lequel son lit était appuyé. Il était écrasé de fatigue, courbaturé, oppressé; il sentait qu'il s'était refroidi pendant la promenade et qu'il allait avoir une rechute; mais il n'avait qu'une pensée:
—Pourvu que cela dure jusqu'après son départ!
Et il tremblait d'avoir un accès de toux, qui réveillât Christophe. Il était plein de reconnaissance envers Dieu, et se mit à composer des vers sur le cantique du vieux Siméon: Nunc dimittis... Il se leva, en sueur, pour écrire ces vers, et il resta assis à sa table, jusqu'à ce qu'il les eût recopiés soigneusement, avec une dédicace débordante d'affection, et sa signature au bas, la date et l'heure. Puis, il se recoucha, ayant le frisson, et ne put se réchauffer, de tout le reste de la nuit.
L'aube vint. Schulz songeait, avec regret, à l'aube de la veille. Mais il se blâma de gâter par ces pensées les dernières minutes de bonheur qui lui restaient; il savait bien que, le lendemain, il regretterait l'heure qui s'enfuyait maintenant; il s'appliqua à n'en rien perdre. Il tendait l'oreille au moindre bruit de la chambre à côté. Mais Christophe ne bougeait point. Où il s'était couché, il se trouvait encore; il n'avait pas fait un mouvement. Six heures et demie étaient sonnées, et il dormait toujours. Rien n'eût été plus facile que de lui laisser manquer le train; et, sans doute, eût-il pris la chose en riant. Mais le vieux était trop scrupuleux pour disposer d'un ami, sans son consentement. Il avait beau se répéter:
—Ce ne sera point ma faute. Je n'y serai pour rien. Il suffit de ne rien dire. Et s'il ne se réveille pas à temps, j'aurai encore tout un jour à passer avec lui.
Il se répliqua:
—Non, je n'en ai pas le droit.
Et il se crut obligé d'aller le réveiller. Il frappa à sa porte. Christophe n'entendit pas tout de suite: il fallut insister. Cela faisait gros cœur au vieux, qui pensait:
—Ah! comme il dormait bien! Il serait resté là jusqu'à midi!...
Enfin, la voix joyeuse de Christophe répondit, de l'autre côté de la cloison. Quand il sut l'heure, il s'exclama; et on l'entendit s'agiter dans sa chambre, faire bruyamment sa toilette, chanter des bribes d'airs, tout en interpellant amicalement Schulz à travers la muraille, et disant des drôleries, qui faisaient rire le vieux, malgré son chagrin. La porte s'ouvrit: il parut, frais, reposé, la figure heureuse; il ne pensait pas du tout à la peine qu'il faisait. En réalité, rien ne le pressait de partir; il ne lui en eût rien coûté de rester quelques jours de plus; et cela eût fait tant de plaisir à Schulz! Mais Christophe ne pouvait s'en douter exactement. D'ailleurs, quelque affection qu'il eût pour le vieux, il était bien aise de s'en aller: il était fatigué par cette journée de conversation perpétuelle, par ces âmes qui s'accrochaient à lui, avec une affection désespérée. Et puis, il était jeune, il pensait qu'ils auraient le temps de se revoir: il ne partait pas pour le bout du monde!—Le vieillard savait que lui, serait bientôt plus loin qu'au bout du monde; et il regardait Christophe, pour toute l'éternité.
Il l'accompagna à la gare, malgré son extrême fatigue. Une petite pluie fine, froide, tombait sans bruit. À la station, Christophe s'aperçut, en ouvrant son porte-monnaie, qu'il n'avait plus assez d'argent pour prendre son billet de retour jusqu'à chez lui. Il savait que Schulz lui prêterait, avec joie; mais il ne voulut pas le lui demander... Pourquoi? Pourquoi refuser à celui qui vous aime l'occasion—le bonheur de vous rendre service?... Il ne le voulut pas, par discrétion, par amour-propre peut-être. Il prit un billet jusqu'à une station intermédiaire, se disant qu'il ferait le reste du chemin à pied.
L'heure du départ sonna. Sur le marchepied du wagon, ils s'embrassèrent. Schulz glissa dans la main de Christophe sa poésie écrite pendant la nuit. Il resta sur le quai, au pied du compartiment. Ils n'avaient plus rien à se dire, comme il arrive quand les adieux se prolongent; mais les yeux de Schulz continuaient de parler: ils ne se détachèrent pas du visage de Christophe, jusqu'à ce que le train partît.
Le wagon disparut à un tournant de la voie. Schulz se retrouva seul. Il revint par l'avenue boueuse; il se traînait: il sentait brusquement la fatigue, le froid, la tristesse du jour pluvieux. Il eut grand'peine à regagner sa maison et à monter l'escalier. À peine rentré dans sa chambre, il fut pris d'une crise d'étouffement et de toux. Salomé vint à son secours. Au milieu de ses gémissements involontaires, il répétait:
—Quel bonheur!... Quel bonheur que c'ait attendu!...
Il se sentait très mal. Il se coucha. Salomé alla chercher le médecin. Dans son lit, tout son corps s'abandonnait, comme une loque. Il n'aurait pu faire un mouvement; seule, sa poitrine haletait, comme un soufflet de forge. Sa tête était lourde et fiévreuse. Il passa la journée entière à revivre, minute par minute, toute la journée de la veille: il se torturait ainsi, et il se reprochait ensuite de se plaindre, après un tel bonheur. Les mains jointes, le cœur gonflé d'amour, il remerciait Dieu.
Rasséréné par cette journée, rendu plus confiant en soi par l'affection qu'il laissait derrière lui, Christophe revenait au pays. Arrivé au terme de son billet, il descendit gaiement, et se mit en route, à pied. Il avait une soixantaine de kilomètres à faire. Il n'était pas pressé, et flânait comme un écolier. C'était Avril. La campagne n'était pas très avancée. Les feuilles se dépliaient, comme de petites mains ridées, au bout des branches noires; quelques pommiers étaient en fleurs, et les frêles églantines souriaient, le long des haies. Par-dessus la forêt déplumée, où commençait à pousser un fin duvet vert-tendre, se dressait, au faîte d'une petite colline, tel un trophée au bout d'une lance, un vieux château roman. Dans le ciel bleu très doux, voguaient des nuages très noirs. Les ombres couraient sur la campagne printanière; des giboulées passaient; puis, le clair soleil renaissait, et les oiseaux chantaient.
Christophe s'aperçut que, depuis quelques instants, il songeait à l'oncle Gottfried. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait plus pensé au pauvre homme; et il se demandait pourquoi son souvenir lui revenait en ce moment, avec obstination; il en était hanté, tandis qu'il cheminait sur une avenue, bordée de peupliers, le long d'un canal miroitant; cette image le poursuivait de telle sorte qu'au détour d'un grand mur, il lui sembla qu'il allait le voir venir à sa rencontre.
Le ciel s'était assombri. Une violente averse de pluie et de grêle se mit à tomber, et le tonnerre gronda au loin. Christophe était près d'un village, dont il voyait les façades roses et les toits rouges, au milieu des bouquets d'arbres. Il hâta le pas, et se mit à l'abri sous le toit avançant de la première maison. Les grêlons cinglaient dru; ils tintaient sur les tuiles, et rebondissaient dans la rue, comme des grains de plomb. Les ornières coulaient à pleins bords. À travers les vergers en fleurs, un arc-en-ciel tendait son écharpe éclatante et barbare sur les nuées bleu-sombre.
Sur le seuil de la porte, debout, une jeune fille tricotait. Elle dit amicalement à Christophe d'entrer. Il accepta l'invitation. La salle où il pénétra servait à la fois de cuisine, de salle à manger, et de chambre à coucher. Au fond, une marmite était suspendue sur un grand feu. Une paysanne, qui épluchait des légumes, souhaita le bonjour à Christophe, et lui dit de s'approcher du feu, pour se sécher. La jeune fille alla chercher une bouteille et lui servit à boire. Assise de l'autre côté de la table, elle continuait de tricoter, tout en s'occupant de deux enfants, qui jouaient à s'enfoncer dans le cou de ces épis d'herbes, qu'on nomme à la campagne des «voleurs» ou des «ramonas». Elle lia conversation avec Christophe. Il ne s'aperçut qu'après un moment qu'elle était aveugle. Elle n'était point belle. C'était une forte fille, les joues rouges, les dents blanches, les bras solides; mais les traits manquaient de régularité: elle avait l'air souriant et un peu inexpressif de beaucoup d'aveugles, et aussi, leur manie de parler des choses et des gens, comme si elle les voyait. Au premier moment, Christophe, interloqué, se demanda si elle se moquait, quand elle lui dit qu'il avait bonne mine, et que la campagne était très jolie aujourd'hui. Mais après avoir regardé tour à tour l'aveugle et la femme qui épluchait, il vit que cela n'étonnait personne. Les deux femmes interrogèrent amicalement Christophe, s'informant d'où il venait, par où il avait passé. L'aveugle se mêlait à l'entretien, avec une animation un peu exagérée; elle approuvait, ou commentait les observations de Christophe sur le chemin et sur les champs. Naturellement, ses remarques tombaient souvent à faux. Elle semblait vouloir se persuader qu'elle voyait aussi bien que lui.
D'autres gens de la famille étaient rentrés: un robuste paysan, d'une trentaine d'années, et sa jeune femme. Christophe causait avec les uns et avec les autres; et, regardant le ciel qui s'éclaircissait, il attendait le moment de repartir. L'aveugle chantonnait un air, tout en faisant marcher les aiguilles de son tricot. Cet air rappelait à Christophe des choses anciennes.
—Comment! vous connaissez cela? dit-il.
(Gottfried le lui avait autrefois appris.)
Il fredonna la suite. La jeune fille se mit à rire. Elle chantait la première moitié des phrases, et il s'amusait à les terminer. Il venait de se lever, pour aller inspecter l'état du temps et il faisait le tour de la chambre, en furetant machinalement du regard dans tous les coins, quand il aperçut, dans un angle, près du dressoir, un objet, qui le fit tressauter. C'était un long bâton recourbé, dont le manche, grossièrement sculpté, représentait un petit homme courbé qui saluait. Christophe le connaissait bien: il avait joué tout enfant avec. Il sauta sur la canne, et demanda d'une voix étranglée:
—D'où avez-vous... D'où avez-vous cela?
L'homme regarda, et dit:
—C'est un ami qui l'a laissé; un ancien ami, qui est mort.
Christophe cria:
—Gottfried?
Tous se retournèrent, en demandant:
—Comment savez-vous...?
Et quand Christophe eut dit que Gottfried était son oncle, ce fut un émoi général. L'aveugle s'était levée; son peloton de laine avait roulé à travers la chambre; elle marchait sur son ouvrage, et avait pris les mains de Christophe, en répétant:
—Vous êtes son neveu?
Tout le monde parlait à la fois. Christophe demandait, de son côté:
—Mais vous, comment... comment le connaissez-vous?
L'homme répondit:
—C'est ici qu'il est mort.
On se rassit; et quand l'agitation fut un peu calmée, la mère raconta, en reprenant son travail, que Gottfried venait à la maison, depuis des années; toujours il s'y arrêtait, à l'aller et au retour, dans chacune de ses tournées. La dernière fois qu'il était venu—(c'était en juillet dernier),—il semblait très las; et, son ballot déchargé, il avait été un moment avant de pouvoir articuler une parole; mais on n'y avait pas pris garde, parce qu'on était habitué à le voir ainsi, quand il arrivait: on savait qu'il avait le souffle court. Il ne se plaignait pas. Jamais il ne se plaignait: il trouvait toujours un sujet de contentement dans les choses désagréables. Quand il faisait un travail exténuant, il se réjouissait en pensant comme il serait bien dans son lit, le soir; et quand il était souffrant, il disait comme cela serait bon, quand il ne souffrirait plus...
—Et c'est un tort, Monsieur, d'être toujours content, ajoutait la bonne femme; car quand on ne se plaint pas, les autres ne vous plaignent pas. Moi, je me plains toujours...
Donc, on n'avait pas fait attention à lui. On l'avait même plaisanté sur sa bonne mine, et Modesta—(c'était le nom de la jeune fille aveugle),—qui était venue le décharger de son paquet, lui avait demandé s'il ne serait donc jamais las de courir ainsi, comme un jeune homme. Il souriait, pour toute réponse; car il ne pouvait parler. Il s'assit sur le banc devant la porte. Chacun partit à son ouvrage: les hommes, aux champs; la mère, à sa cuisine. Modesta vint près du banc: debout, adossée à la porte, son tricot à la main, elle causait avec Gottfried. Il ne lui répondait pas: elle ne lui demandait pas de réponse, elle lui racontait tout ce qui s'était passé depuis sa dernière visite. Il respirait avec peine; et elle l'entendit faire des efforts pour parler. Au lieu de s'en inquiéter, elle lui dit:
—Ne parle pas. Repose-toi. Tu parleras tout à l'heure... S'il est possible de se fatiguer, comme cela!...
Alors, il ne parla plus. Elle reprit son récit, croyant qu'il écoutait. Il soupira, et se tut. Quand la mère sortit, un peu plus tard, elle trouva Modesta, qui continuait de parler, et, sur le banc, Gottfried, immobile, la tête renversée en arrière et tournée vers le ciel: depuis quelques minutes, Modesta causait avec un mort. Elle comprit alors que le pauvre homme avait essayé de dire quelques mots, avant de mourir, mais qu'il n'avait pas pu; alors, il s'était résigné, avec son sourire triste, et il avait fermé les yeux, dans la paix du soir d'été...
La pluie avait cessé. La bru alla à l'étable; le fils prit sa pioche et déblaya, devant la porte, la rigole que la boue avait obstruée. Modesta avait disparu dès le commencement du récit. Christophe restait seul dans la chambre avec la mère, et se taisait, ému. La vieille, un peu bavarde, ne pouvait supporter un silence prolongé; et elle se mit à lui raconter toute l'histoire de sa connaissance avec Gottfried. Cela datait de très loin. Quand elle était toute jeune, Gottfried l'aimait. Il n'osait pas le lui dire; mais on en plaisantait; elle se moquait de lui, tous se moquaient de lui:—(c'était l'habitude, partout où il passait.)—Gottfried n'en revenait pas moins, fidèlement, chaque année. Il trouvait naturel qu'on se moquât de lui, naturel qu'elle ne l'aimât point, naturel qu'elle se fût mariée et qu'elle fût heureuse avec un autre. Elle avait été trop heureuse, elle s'était trop vantée de son bonheur: le malheur arriva. Son mari mourut subitement. Puis, sa fille,—une belle fille saine, vigoureuse, que tout le monde admirait, et qui allait se marier avec le fils du plus riche paysan de la contrée, perdit la vue, par accident. Un jour qu'elle était montée dans le grand poirier derrière la maison, pour cueillir les fruits, l'échelle glissa: en tombant, une branche cassée la heurta rudement, près de l'œil. On crut qu'elle en serait quitte pour une cicatrice; mais depuis, elle ne cessa de souffrir d'élancements dans le front: un œil s'obscurcit, puis l'autre; et tous les soins furent inutiles. Naturellement, le mariage avait été rompu; le futur s'était éclipsé, sans autre explication; et, de tous les garçons, qui, un mois avant, se seraient assommés mutuellement pour un tour de valse avec elle, pas un n'avait eu le courage—(c'est bien compréhensible)—de se mettre une infirme sur les bras. Alors, Modesta, jusque-là insouciante et rieuse, tomba dans un tel désespoir qu'elle voulait mourir. Elle refusait de manger, elle pleurait, du matin au soir; et, la nuit, on l'entendait encore se lamenter dans son lit. On ne savait plus que faire, on ne pouvait que se désoler avec elle; et elle n'en pleurait que de plus belle. On finit par être excédé de ses plaintes; alors, on la rabrouait, et elle parlait d'aller se jeter dans le canal. Le pasteur venait quelquefois: il l'entretenait du bon Dieu, des choses éternelles, et des mérites qu'elle s'acquérait pour l'autre monde, en supportant ses peines; mais cela ne la consolait pas du tout. Un jour, Gottfried revint. Modesta n'avait jamais été bien bonne pour lui. Non qu'elle fût mauvaise; mais dédaigneuse; et puis, elle ne réfléchissait pas, elle aimait à rire: il n'y avait pas de malices qu'elle ne lui eût faites. Quand il apprit son malheur, il fut bouleversé. Pourtant, il ne lui en montra rien. Il alla s'asseoir auprès d'elle, ne fit aucune allusion à l'accident, et se mit à causer tranquillement, comme il faisait, avant. Il n'eut pas un mot pour la plaindre; il avait l'air de ne pas même s'apercevoir qu'elle était aveugle. Seulement, il ne lui parlait jamais de ce qu'elle ne pouvait voir; il lui parlait de tout ce qu'elle pouvait entendre, ou remarquer, dans son état; et il faisait cela, simplement, comme une chose naturelle: on eût dit qu'il était, lui aussi, aveugle. D'abord, elle n'écoutait pas, et continuait de pleurer. Mais le lendemain, elle écouta mieux, et même elle lui parla un peu...
—Et, continuait la mère, je ne sais pas ce qu'il a bien pu lui dire. Car nous avions les foins à faire, et je n'avais pas le temps de m'occuper d'elle. Mais, le soir, quand nous sommes revenus des champs, nous l'avons trouvée qui causait tranquillement. Et depuis, elle a toujours été mieux. Elle semblait oublier son mal. De temps en temps, cela la reprenait encore: elle pleurait, ou bien elle essayait de parler à Gottfried de choses tristes; mais celui-ci ne semblait pas entendre; il continuait de causer posément de choses qui la calmaient et qui l'intéressaient. Il la décida enfin à se promener hors de la maison, d'où elle n'avait plus voulu sortir depuis l'accident. Il lui fit faire quelques pas d'abord autour du jardin, puis des courses plus longues dans les champs. Et elle est arrivée maintenant à se reconnaître partout et à tout distinguer, comme si elle voyait. Elle remarque même des choses, auxquelles nous ne faisons pas attention; et elle s'intéresse à tout, elle qui ne s'intéressait pas, avant, à grand'chose en dehors d'elle. Cette fois-là, Gottfried s'attarda chez nous plus longtemps que d'habitude. Nous n'osions pas lui demander de remettre son départ; mais il resta, de lui-même, jusqu'à ce qu'il l'eût vue plus tranquille. Et un jour,—elle était là, dans la cour,—je l'ai entendue rire. Je ne peux pas vous dire l'effet que cela m'a fait. Gottfried avait l'air bien content aussi. Il était assis près de moi. Nous nous sommes regardés, et je n'ai pas de honte à vous dire, Monsieur, que je l'ai embrassé, et de bien bon cœur. Alors, il m'a dit:
—Maintenant, je crois que je puis m'en aller. On n'a plus besoin de moi.
J'ai essayé de le retenir. Mais il m'a dit:
—Non. Maintenant, il faut que je m'en aille. Je ne peux plus rester.
Tout le monde savait qu'il était comme le Juif errant: il ne pouvait demeurer en place; on n'a pas insisté. Alors, il est parti; mais il faisait en sorte de repasser plus souvent par ici; et c'était, à chaque fois, une joie pour Modesta: après chacun de ses passages, elle était toujours mieux. Elle s'est remise au ménage; son frère s'est marié; elle s'occupe des enfants; et maintenant, elle ne se plaint plus jamais, elle a toujours l'air contente. Je me demande quelquefois si elle serait aussi heureuse, en ayant ses deux yeux. Oui, ma foi, Monsieur, il y a bien des jours où on se dit qu'il vaudrait mieux être comme elle, et ne pas voir certaines vilaines gens et certaines méchantes choses. Le monde devient bien laid; il empire, de jour en jour... Pourtant, j'aurais grand peur que le bon Dieu me prît au mot; et, pour moi, à vrai dire, j'aime encore mieux continuer à voir le monde, tout vilain qu'il est...
Modesta reparut, et l'entretien changea. Christophe voulait repartir, maintenant que le temps était rétabli; mais ils n'y consentirent pas. Il fallut qu'il acceptât de rester souper et de passer la nuit avec eux. Modesta s'assit auprès de Christophe, et ne le quitta pas de la soirée. Il eût voulu causer intimement avec la jeune fille, dont le sort le remplissait de pitié. Mais elle ne lui en offrit aucune occasion. Elle cherchait seulement à l'interroger sur Gottfried. Quand Christophe lui en apprenait des choses qu'elle ignorait, elle était contente et un peu jalouse. Elle-même ne racontait rien de Gottfried qu'à regret: on sentait qu'elle ne disait pas tout; ou, quand elle avait parlé, elle le regrettait ensuite: ses souvenirs étaient sa propriété, elle n'aimait pas à les partager avec un autre; elle mettait à cette affection une âpreté de paysanne attachée à sa terre: il lui eût été désagréable de penser qu'un autre aimât Gottfried, aussi bien qu'elle. Elle n'en voulait rien croire; et Christophe, qui lisait en elle, lui laissa cette satisfaction. En l'écoutant parler, il s'apercevait que, bien qu'elle eût vu jadis Gottfried avec des yeux sans indulgence, elle s'était fait de lui, depuis qu'elle était aveugle, une image différente de la réalité; et elle avait reporté sur ce fantôme le besoin d'amour qui était en elle. Rien n'était venu contrarier ce travail d'illusion. Avec l'intrépide sûreté des aveugles, qui inventent tranquillement ce qu'ils ne savent pas, elle dit à Christophe:
—Vous lui ressemblez.
Il comprit que, depuis des années, elle avait pris l'habitude de vivre dans sa maison aux volets clos, où n'entrait plus la vérité. Et maintenant qu'elle avait appris à voir dans l'ombre qui l'entourait, et même à oublier l'ombre, peut-être qu'elle aurait eu peur d'un rayon de lumière filtrant dans ses ténèbres. Elle évoquait devant Christophe une foule de petits riens un peu niais, dans une conversation décousue et souriante, où Christophe ne trouvait pas son compte. Il était agacé de ce bavardage, il ne pouvait comprendre qu'un être qui avait tant souffert, n'eût pas puisé plus de sérieux dans sa souffrance et se complût à ces futilités; il faisait de temps en temps un essai pour parler de choses plus graves; mais elles ne trouvaient aucun écho: Modesta ne pouvait pas—ou ne voulait pas—l'y suivre.
On alla se coucher. Christophe fut longtemps avant de pouvoir dormir. Il pensait à Gottfried, dont il s'efforçait de dégager l'image des souvenirs puérils de Modesta. Il n'y parvenait pas sans peine, et il s'en irritait. Il avait le cœur serré, en songeant que l'oncle était mort ici, que dans ce lit, sans doute, son corps avait reposé. Il tâchait de revivre l'angoisse de ses derniers instants, lorsque, ne pouvant parler et se faire comprendre de l'aveugle, il avait fermé les yeux, pour mourir. Qu'il eût voulu lever ces paupières et lire les pensées qui se cachaient dessous, le mystère de cette âme, qui s'en était allée, sans se faire connaître, sans se connaître peut-être! Elle ne le cherchait point; et toute sa sagesse était de ne pas vouloir la sagesse, de ne jamais prétendre imposer sa volonté aux choses, mais de s'abandonner à leur cours, de l'accepter et de l'aimer. Ainsi, il s'assimilait leur essence mystérieuse; et s'il avait fait tant de bien à l'aveugle, à Christophe, à tant d'autres sans doute qu'on ignorerait toujours, c'est qu'au lieu d'apporter les paroles habituelles de révolte humaine contre la nature, il apportait la paix de la nature, la réconciliation. Il était bienfaisant, à la façon des champs et des bois... Christophe évoquait le souvenir des soirs passés avec Gottfried dans la campagne, de ses promenades d'enfant, des récits et des chants dans la nuit. Il se rappelait la dernière course qu'il avait faite avec l'oncle, sur la colline, au-dessus de la ville, par un matin désespéré d'hiver; et les larmes lui remontaient aux yeux. Il ne voulait pas dormir; il ne voulait rien perdre de cette veillée sacrée, dans ce petit pays, plein de l'âme de Gottfried, où ses pas l'avaient conduit. Mais tandis qu'il écoutait le bruit de la fontaine, qui coulait par saccades, et le cri aigu des chauves-souris, la robuste fatigue de la jeunesse l'emporta sur sa volonté; et le sommeil le prit.
Quand il se réveilla, le soleil brillait; tout le monde à la ferme était déjà au travail. Il ne trouva dans la salle du bas que la vieille et les petits. Le jeune ménage était aux champs, et Modesta était allée traire; on la chercha en vain. Christophe ne consentit pas à attendre son retour: il tenait peu à la, revoir, et il se dit pressé. Il se remit en route, après avoir chargé la bonne femme de ses saluts pour les autres.
Il sortait du village, quand, au détour du chemin, sur un talus, au pied d'une haie d'aubépine, il vit l'aveugle assise. Elle se leva au bruit de ses pas, vint à lui, en souriant, lui prit la main, et dit:
—Venez!
Ils montèrent à travers prés, jusqu'à un petit champ fleuri, tout parsemé de croix, qui dominait le village. Elle l'emmena près d'une tombe, et elle lui dit:
—C'est là.
Ils s'agenouillèrent. Christophe se souvenait d'une autre tombe, sur laquelle il s'était agenouillé avec Gottfried; et il pensait:
—Bientôt ce sera mon tour.
Mais cette pensée n'avait, en ce moment, rien de triste. La paix montait de la terre. Christophe, penché sur la fosse, criait tout bas à Gottfried:
—Entre en moi!...
Modesta, les doigts joints, priait, remuant les lèvres en silence. Puis elle fit le tour de la tombe, à genoux, tâtant avec ses mains les herbes et les fleurs; elle semblait les caresser; ses doigts intelligents voyaient: ils arrachaient doucement les tiges de lierre mortes et les violettes fanées. Pour se relever, elle appuya sa main sur la dalle: Christophe vit ses doigts passer furtivement sur le nom de Gottfried, effleurant chaque lettre. Elle dit:
—La terre est douce, ce matin.
Elle lui tendit la main; il donna la sienne. Elle lui fit toucher le sol humide et tiède. Il ne lâcha point sa main; leurs doigts entrelacés s'enfonçaient dans la terre. Il embrassa Modesta. Elle lui baisa les lèvres.
Ils se relevèrent. Elle lui tendit quelques violettes fraîches qu'elle avait cueillies, et garda les fanées dans son sein. Après avoir épousseté leurs genoux, ils sortirent du cimetière sans échanger un mot. Dans les champs gazouillaient les alouettes. Des papillons blancs dansaient autour de leur tête. Ils s'assirent dans un pré. Les fumées du village montaient toutes droites dans le ciel lavé par la pluie. Le canal immobile miroitait entre les peupliers. Une buée de lumière bleue duvetait les prairies et les bois.
Après un silence, Modesta parla à mi-voix de la beauté du jour, comme si elle le voyait. Les lèvres entr'ouvertes, elle buvait l'air; elle épiait le bruit des êtres. Christophe savait aussi le prix de cette musique. Il dit les mots qu'elle pensait, qu'elle n'aurait pu dire. Il nomma certains des cris et des frémissements imperceptibles, qu'on entendait sous l'herbe ou dans les profondeurs de l'air. Elle dit:
—Ah! vous voyez cela aussi?
Il répondit que Gottfried lui avait appris à les distinguer.
—Vous aussi? fit-elle, avec un peu de dépit.
Il avait envie de lui dire:
—Ne soyez pas jalouse!
Mais il vit la divine lumière qui souriait autour d'eux, il regarda ses yeux morts, et il fut pénétré de pitié.
—Ainsi, demanda-t-il, c'est Gottfried qui vous a appris?
Elle dit que oui, qu'elle en jouissait maintenant plus qu'avant...—(Elle ne dit pas: «avant quoi»; elle évitait de prononcer le mot d'«aveugle».)
Ils se turent, un moment. Christophe la regardait avec commisération. Elle se sentait regardée. Il eût voulu lui dire qu'il la plaignait, il eût voulu qu'elle se confiât à lui. Il demanda affectueusement:
—Vous avez souffert?
Elle resta muette et raidie. Elle arrachait des brins d'herbe et les mâchait en silence. Après quelques instants,—(le chant de l'alouette s'enfonçait dans le ciel),—Christophe raconta que, lui aussi, avait souffert, et que Gottfried l'avait aidé. Il dit ses chagrins, ses épreuves, comme s'il pensait tout haut. Le visage de l'aveugle s'éclairait à ce récit, qu'elle suivait attentivement. Christophe, qui l'observait, la vit près de parler: elle fit un mouvement pour se rapprocher et lui tendre la main. Il s'avança aussi;—mais déjà, elle était rentrée dans son impassibilité; et, quand il eut fini, elle ne répondit à son récit que quelques mots banals. Derrière son front bombé, sans un pli, on sentait une obstination de paysan, dure comme un caillou. Elle dit qu'il lui fallait revenir à la maison, pour s'occuper des enfants de son frère: elle en parlait avec une tranquillité riante.
Il lui demanda:
—Vous êtes heureuse?
Elle sembla l'être davantage de le lui entendre dire. Elle dit que oui, elle insista sur les raisons qu'elle avait de l'être; elle essayait de le lui persuader; elle parlait des enfants, de la maison...
—Oui, dit-elle, je suis très heureuse!
Elle se leva pour partir; il se leva aussi. Ils se dirent adieu, d'un ton indifférent et gai. La main de Modesta tremblait un peu dans la main de Christophe. Elle dit:
—Vous aurez beau temps aujourd'hui, pour la marche.
Et elle lui fit des recommandations pour un tournant de chemin, où il ne fallait pas se tromper.
Ils se quittèrent. Il descendit la colline. Quand il fut au bas, il se retourna. Elle était sur le sommet, debout, à la même place: elle agitait son mouchoir, et lui faisait des signaux, comme si elle le voyait.
Il y avait dans cette obstination à nier son mal quelque chose d'héroïque et de ridicule, qui touchait Christophe, et qui lui était pénible. Il sentait combien Modesta était digne de pitié et même d'admiration; et il n'aurait pu vivre deux jours avec elle.—Tout en continuant sa route, entre les haies fleuries, il songeait aussi au cher vieux Schulz, à ces yeux de vieillard, clairs et tendres, devant lesquels avaient passé tant de chagrins, et qui ne voulaient pas les voir, qui ne voyaient pas la réalité blessante.
—Comment me voit-il moi-même? se demandait-il. Je suis si différent de l'idée qu'il a de moi! Je suis pour lui, comme il veut que je sois. Tout est à son image, pur et noble comme lui. Il ne pourrait supporter la vie, s'il l'apercevait telle qu'elle est.
Et il songeait à cette fille, enveloppée de ténèbres, qui niait ses ténèbres et voulait se persuader que ce qui était n'était pas, et que ce qui n'était pas était.
Alors, il vit la grandeur de l'idéalisme allemand, qu'il avait tant de fois haï, parce qu'il est chez les âmes médiocres une source d'hypocrite niaiserie. Il vit la beauté de cette foi qui se crée un monde au milieu du monde, et différent du monde, comme un îlot dans l'océan.—Mais il ne pouvait supporter cette foi pour lui-même, il refusait de se réfugier dans cette Ile des Morts... La vie! La vérité! Il ne voulait pas être un héros qui ment. Peut-être ce mensonge optimiste était-il nécessaire aux êtres faibles, pour vivre; et Christophe eût regardé comme un crime d'arracher à ces malheureux l'illusion qui les soutenait. Mais pour lui-même, il n'eût pu recourir à de tels subterfuges: il aimait mieux mourir que vivre d'illusions... L'art n'était-il donc pas une illusion aussi?—Non, il ne devait pas l'être. La vérité! La vérité! Les yeux grands ouverts, aspirer par tous les pores le souffle tout-puissant de la vie, voir les choses comme elles sont, voir l'infortune en face,—et rire!
Plusieurs mois passèrent. Christophe avait perdu l'espoir de sortir de sa ville. Le seul qui eût pu le sauver, Hassler, lui avait refusé son aide. Et l'amitié du vieux Schulz ne lui avait été donnée que pour lui être aussitôt retirée.
Il lui avait écrit, une fois, à son retour; et il en avait reçu deux lettres affectueuses; mais par un sentiment de lassitude, et surtout à cause de la difficulté qu'il avait à s'exprimer par lettre, il tarda à le remercier de ses chères paroles; il remettait de jour en jour sa réponse. Et comme il allait enfin se décider à écrire, il reçut un mot de Kunz, lui annonçant la mort de son vieux compagnon. Schulz avait eu, disait-il, une rechute de bronchite, qui dégénéra en pneumonie; il avait défendu qu'on inquiétât Christophe, dont il parlait sans cesse. En dépit de sa faiblesse extrême et de tant d'années de maladie, une longue et pénible fin ne lui avait pas été épargnée. Il avait chargé Kunz d'apprendre la nouvelle à Christophe, en lui disant que jusqu'à la dernière heure il avait pensé à lui, qu'il le remerciait de tout le bonheur qu'il lui devait, et que sa bénédiction le suivrait, tant que Christophe vivrait.—Ce que Kunz ne disait pas, c'était que la journée passée avec Christophe avait été probablement l'origine de la rechute et la cause de la mort.
Christophe pleura en silence, et il sentit alors tout le prix de l'ami qu'il avait perdu, et combien il l'aimait; il souffrit, comme toujours, de ne le lui avoir pas mieux dit. Maintenant, il était trop tard. Et que lui restait-il? Le bon Schulz n'avait fait que paraître, juste assez pour que le vide semblât plus vide, après qu'il n'était plus.—Quant à Kunz et à Pottpetschmidt, ils n'avaient d'autre prix que l'amitié qu'ils avaient eue pour Schulz, et que Schulz avait eue pour eux. Christophe leur écrivit une fois; et leurs relations en restèrent là.—Il essaya aussi d'écrire à Modesta; mais elle lui fit répondre une lettre banale, où elle ne parlait que de choses indifférentes. Il renonça à poursuivre l'entretien. Il n'écrivit plus à personne, et personne ne lui écrivit.
Silence. Silence. De jour en jour, le lourd manteau du silence s'abattait sur Christophe. C'était comme une pluie de cendres qui tombait sur lui. Le soir semblait venir déjà; et Christophe commençait à peine à vivre: il ne voulait pas se résigner déjà! L'heure de dormir n'était pas venue. Il fallait vivre...
Et il ne pouvait plus vivre en Allemagne. La souffrance de son génie comprimé par l'étroitesse de la petite ville l'exaspérait jusqu'à l'injustice. Ses nerfs étaient à nu: tout le blessait, au sang. Il était comme une de ces misérables bêtes sauvages, qui agonisaient d'ennui dans les trous et les cages où on les avait enfermées, au Stadtgarten (jardin de la ville). Christophe allait les voir, par sympathie; il contemplait leurs admirables yeux, où brûlaient—s'éteignaient de jour en jour—des flammes farouches et désespérées. Ah! comme eût mieux valu le coup de fusil brutal, qui délivre! Tout, plutôt que l'indifférence féroce de ces hommes qui les empêchaient de vivre et de mourir!
Le plus oppressant, pour Christophe, n'était pas l'hostilité des gens: c'était leur nature inconsistante, sans forme et sans fond. Que n'avait-il affaire à l'opposition têtue d'une de ces races au crâne étroit et dur, qui se refusent à comprendre toute pensée nouvelle! Contre la force, on a la force, le pic et la mine qui taillent et font sauter la roche. Mais que peut on contre une masse amorphe; qui cède comme une gelée, s'enfonce sous la moindre pression, et ne garde aucune empreinte? Toutes les pensées, toutes les énergies, tout disparaissait dans la fondrière: à peine si, quand une pierre tombait, quelques rides tressaillaient à la surface du gouffre; la mâchoire s'ouvrait, se refermait: et de ce qui avait été, il ne restait plus aucune trace.
Ils n'étaient pas des ennemis. Plût à Dieu qu'ils fussent des ennemis! Ils étaient des gens qui n'avaient la force ni d'aimer, ni de haïr, ni de croire, ni de ne pas croire,—en religion, en art, en politique, dans la vie journalière:—toute leur vigueur se dépensait à tâcher de concilier l'inconciliable. Surtout depuis les victoires allemandes, ils s'évertuaient à faire un compromis, un mic-mac écœurant de la force nouvelle et des principes anciens. Le vieil idéalisme n'avait pas été renoncé: c'eût été là un effort de franchise, dont on n'était pas capable; on s'était contenté de le fausser, pour le faire servir à l'intérêt allemand. À l'exemple de Hegel, serein et double, qui avait attendu jusqu'après Leipzig et Waterloo pour assimiler la cause de sa philosophie avec l'État prussien,—l'intérêt ayant changé, les principes avaient changé. Quand on était battu, on disait que l'Allemagne avait l'humanité pour idéal. Maintenant qu'on battait les autres, on disait que l'Allemagne était l'idéal de l'humanité. Quand les autres patries étaient les plus puissantes, on disait, avec Lessing, que «l'amour de la patrie était une faiblesse héroïque, dont on se passait fort bien», et l'on s'appelait: un «citoyen du monde». À présent qu'on l'emportait, on n'avait pas assez de mépris pour les utopies «à la française»: paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l'homme, égalité naturelle; on disait que le peuple le plus fort avait contre les autres un droit absolu, et que les autres, étant plus faibles, étaient sans droit contre lui. Il était Dieu vivant et l'Idée incarnée, dont le progrès s'accomplit par la guerre, la violence, l'oppression. La Force était devenue sainte, maintenant qu'on l'avait avec soi. La Force était devenue tout idéalisme et toute intelligence.
À vrai dire, l'Allemagne avait tant souffert, pendant des siècles, d'avoir l'idéalisme et de n'avoir pas la force, qu'elle était excusable, après tant d'épreuves, de faire le triste aveu qu'avant tout, il fallait la Force. Mais quelle amertume cachée dans cette confession du peuple de Herder et de Gœthe! Cette victoire allemande était une abdication, une dégradation de l'idéal allemand... Hélas! Il n'y avait que trop de facilités à cette abdication dans la déplorable tendance des meilleurs Allemands à se soumettre.
—«Ce qui caractérise l'Allemand, disait Moser, il y a déjà plus d'un siècle, c'est l'obéissance.»
Et madame de Staël:
—«Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu'il y a de moins philosophique au monde: le respect pour la force, et l'attendrissement de la peur, qui change ce respect, en admiration.»
Christophe retrouvait ce sentiment, du plus grand au plus petit en Allemagne,—depuis le Guillaume Tell de Schiller, ce petit bourgeois compassé, aux muscles de portefaix, qui, comme dit le libre Juif Bœrne, «pour concilier l'honneur et la peur, passe devant le poteau du «cher Monsieur» Gessler, les yeux baissés, afin de pouvoir alléguer qu'il n'a pas vu le chapeau, pas désobéi»,—jusqu'au vieux et respectable professeur Weisse, âgé de soixante-dix ans, un des savants les plus honorés de la ville, qui, lorsqu'il voyait venir un Herr Lieutenant, se hâtait de lui céder le haut du trottoir et de descendre sur la chaussée. Le sang de Christophe bouillait, quand il était témoin d'un de ces menus actes de servilité journalière. Il en souffrait, comme si c'était lui-même qui s'était abaissé. Les manières hautaines des officiers, qu'il croisait dans la rue, leur raideur insolente, lui causaient une sourde colère: il affectait de ne point se déranger pour leur faire place: il leur rendait, en passant, l'arrogance de leurs regards. Peu s'en fallut, plus d'une fois, qu'il ne s'attirât une affaire; on eût dit qu'il la cherchait. Cependant, il était le premier à comprendre l'inutilité dangereuse de pareilles bravades; mais il avait des moments d'aberration: la contrainte perpétuelle qu'il s'imposait et ses robustes forces accumulées, qui ne se dépensaient point, le rendaient enragé. Alors, il était prêt à commettre toutes les sottises; il avait le sentiment que, s'il restait encore un an ici, il était perdu. Il avait la haine du militarisme brutal, qu'il sentait peser sur lui, de ces sabres sonnant sur le pavé, de ces faisceaux d'armes et de ces canons postés devant les casernes, la gueule braquée contre la ville, prêts à tirer. Des romans à scandale, qui faisaient grand bruit alors, dénonçaient la corruption des garnisons; les officiers y étaient représentés comme des êtres malfaisants, qui, en dehors de leur métier d'automates, ne savaient qu'être oisifs, boire, jouer, s'endetter, se faire entretenir, médire les uns des autres, et, du haut en bas de la hiérarchie, abuser de leur autorité contre leurs inférieurs. L'idée qu'il serait un jour forcé de leur obéir serrait Christophe à la gorge. Il ne le pourrait pas, non, il ne pourrait jamais le supporter, se déshonorer à ses yeux, en subissant leurs humiliations et leurs injustices... Il ne savait pas quelle grandeur morale il y avait chez certains d'entre eux, et tout ce qu'ils souffraient eux-mêmes: leurs illusions perdues, tant de force, de jeunesse, d'honneur, de foi, de désir passionné du sacrifice, mal employés, gâchés,—le non-sens d'une carrière, qui, si elle est simplement une carrière, si elle n'a point le sacrifice pour but, n'est plus qu'une agitation morne, une inepte parade, un rituel qu'on récite, sans croire à ce qu'on dit...
La patrie ne suffisait plus à Christophe. Il sentait en lui cette force inconnue, qui s'éveille, soudaine et irrésistible, chez les oiseaux, à des époques précises, comme le flux et le reflux de la mer:—l'instinct des grandes migrations. En lisant les volumes de Herder et de Fichte, que le vieux Schulz lui avait légués, il y retrouvait des âmes comme la sienne,—non «des fils de la terre», servilement attachés à la glèbe, mais «des esprits, fils du soleil», qui se tournent invinciblement vers la lumière.
Où irait-il? Il ne savait. Mais ses yeux regardaient vers le Midi latin. Et d'abord, vers la France. La France, éternel recours de l'Allemagne en désarroi. Que de fois la pensée allemande s'était servie d'elle, sans cesser d'en médire! Même depuis 70, quelle attraction se dégageait de la Ville, qu'on avait tenue fumante et broyée sous les canons allemands! Les formes de la pensée et de l'art les plus révolutionnaires et les plus rétrogrades y avaient trouvé tour à tour, et parfois en même temps, des exemples ou des inspirations. Christophe, comme tant d'autres grands musiciens allemands dans la détresse, se tournait vers Paris... Que connaissait-il des Français?—Deux visages féminins, et quelques lectures au hasard. Cela lui suffisait pour imaginer un pays de lumière, de gaieté, de bravoure, voire d'un peu de jactance gauloise, qui ne messied pas à la jeunesse audacieuse du cœur. Il y croyait, parce qu'il avait besoin d'y croire, parce que, de toute son âme, il voulait que ce fût ainsi.
Il résolut de partir.—Mais il ne pouvait partir, à cause de sa mère.
Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie; et elle était tout ce qu'il aimait le plus sur terre. Cependant, ils se faisaient souffrir mutuellement. Elle ne comprenait guère Christophe, et ne s'inquiétait pas de le comprendre: elle ne s'inquiétait que de l'aimer. Elle avait un esprit borné, timide, obscur, et un cœur admirable, un immense besoin d'aimer et d'être aimée, qui avait quelque chose de touchant et d'oppressant. Elle respectait son fils, parce qu'il lui paraissait très savant; mais elle faisait tout ce qu'il fallait pour étouffer son génie. Elle pensait qu'il resterait, toute sa vie, auprès d'elle, dans leur petite ville. Depuis des années, ils vivaient ensemble; et elle ne pouvait plus imaginer qu'il n'en serait pas toujours de même. Elle était heureuse, ainsi: comment ne l'eût-il pas été? Ses rêves n'allaient pas plus loin qu'à lui voir épouser la fille d'un bourgeois aisé de la ville, à l'entendre jouer à l'orgue de son église, le dimanche, et à ne jamais le quitter. Elle voyait son garçon, comme s'il avait toujours douze ans; elle eût voulu qu'il n'eût jamais davantage. Elle torturait innocemment le malheureux homme, qui suffoquait dans cet étroit horizon.
Et pourtant, il y avait beaucoup de vrai,—une grandeur morale—dans cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre l'ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de famille et l'humble devoir accompli. C'était une âme qui voulait aimer, qui ne voulait qu'aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la raison, à la logique, au monde, a tout, plutôt qu'à l'amour! Et cet amour était infini, suppliant, exigeant; il donnait tout, et il voulait tout; il renonçait à vivre pour aimer, et il voulait ce renoncement des autres, des aimés. Puissance de l'amour d'une âme simple! Elle lui fait trouver, du premier coup, ce que les raisonnements tâtonnants d'un génie incertain, comme Tolstoy, ou l'art trop raffiné d'une civilisation qui se meurt, concluent après une vie—des siècles—de luttes forcenées et d'efforts épuisants!... Mais le monde impérieux, qui grondait dans Christophe, avait de bien autres lois et réclamait une autre sagesse.
Depuis longtemps, il voulait annoncer sa résolution à sa mère. Mais il tremblait à l'idée du chagrin qu'il lui ferait: au moment de parler, il était lâche, il remettait à plus tard. Deux ou trois fois, il fit de timides allusions à son départ; Louisa ne les prit pas au sérieux:—peut-être feignit-elle de ne pas les prendre au sérieux, pour lui persuader qu'il parlait ainsi par jeu. Alors, il n'osait poursuivre; mais il restait sombre, préoccupé; et l'on se doutait qu'il avait sur le cœur un secret qui lui pesait. Et la pauvre femme, qui avait l'intuition de ce que pouvait être ce secret, s'efforçait peureusement d'en retarder l'aveu. À des instants de silence, le soir, quand ils étaient l'un près de l'autre, assis, à la lumière de la lampe, brusquement elle sentait qu'il allait parler; alors, prise de terreur, elle se mettait à parler, très vite, et au hasard, n'importe de quoi: à peine si elle savait ce qu'elle disait; mais à tout prix, il fallait l'empêcher de parler. D'ordinaire, son instinct lui faisait trouver le meilleur argument qui l'obligeât au silence: elle se plaignait doucement de sa santé, de ses mains et de ses pieds gonflés, de ses jambes qui s'ankylosaient: elle exagérait son mal, elle se disait une vieille impotente, qui n'est plus bonne à rien. Il n'était pas dupe de ses ruses naïves; il la regardait tristement, avec un muet reproche; et, après un moment, il se levait, prétextant qu'il était fatigué, qu'il allait se coucher.
Mais tous ces expédients ne pouvaient sauver Louisa longtemps. Un soir qu'elle y avait de nouveau recours, Christophe ramassa son courage, et, posant sa main sur celle de la vieille femme, il lui dit:
—Non, mère, j'ai quelque chose à te dire.
Louisa fut saisie; mais elle tâcha de prendre un air riant, pour répondre,—la gorge contractée:
—Et quoi donc, mon petit?
Christophe annonça, en balbutiant, son intention de partir. Elle tenta bien de prendre la chose en plaisanterie et de détourner la conversation, comme à l'ordinaire; mais il ne se déridait pas, et continuait, cette fois, d'un air si volontaire et si sérieux qu'il n'y avait plus moyen de douter. Alors, elle se tut, tout son sang s'arrêta, et elle restait muette et glacée, à le regarder avec des yeux épouvantés. Une telle douleur montait dans ces yeux que la parole lui manqua, à lui aussi; et ils demeurèrent tous deux sans voix. Quand elle put enfin retrouver le souffle, elle dit,—(ses lèvres tremblaient):
—Ce n'est pas possible... Ce n'est pas possible...
Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il détourna la tête avec découragement, et se cacha la figure dans ses mains. Ils pleurèrent. Après quelque temps, il s'en alla dans sa chambre et s'y enferma jusqu'au lendemain. Ils ne firent plus allusion à ce qui s'était passé; et comme il n'en parlait plus, elle voulut se convaincre qu'il avait renoncé. Mais elle vivait dans des transes.
Vint un moment où il ne put plus se taire. Il fallait parler, dût-il lui déchirer le cœur: il souffrait trop. L'égoïsme de sa peine l'emportait sur la pensée de celle qu'il ferait. Il parla. Il alla jusqu'au bout, évitant de regarder sa mère, de peur de se laisser troubler. Il fixa même le jour de son départ, pour n'avoir plus à soutenir une seconde discussion:—(il ne savait pas s'il retrouverait, une seconde fois, le triste courage qu'il avait aujourd'hui).—Louisa criait:
—Non, non, tais-toi!...
Il se raidissait, et continuait avec une résolution implacable. Quand il eut fini,—(elle sanglotait),—il lui prit les mains et tâcha de lui faire comprendre comment il était absolument nécessaire à son art, à sa vie, qu'il partît pour quelque temps. Elle se refusait à écouler, elle pleurait, et répétait:
—Non, non!... Je ne veux pas...
Après avoir vainement tenté de raisonner avec elle, il la laissa, pensant que la nuit changerait le cours de ses idées. Mais lorsqu'ils se retrouvèrent, le lendemain, à table, il recommença sans pitié à reparler de son projet. Elle laissa retomber la bouchée de pain qu'elle portait à ses lèvres, et dit, d'un ton de reproche douloureux:
—Tu veux donc me torturer?
Il fut ému, mais il dit:
—Chère maman, il le faut.
—Mais non, mais non! répétait-elle, il ne le faut pas... C'est pour me faire de la peine... C'est une folie...
Ils voulurent se convaincre l'un l'autre; mais ils ne s'écoutaient pas. Il comprit qu'il était inutile de discuter: cela ne servait qu'à se faire souffrir davantage; et il commença, ostensiblement, ses préparatifs de départ.
Quand elle vit qu'aucune de ses prières ne l'arrêtait, Louisa tomba dans une tristesse morne. Elle passait ses journées, enfermée dans sa chambre, sans lumière, quand le soir venait; elle ne parlait plus, elle ne mangeait plus; la nuit, il l'entendait pleurer. Il en était crucifié. Il eût crié de douleur dans son lit, où il se retournait, toute la nuit, sans dormir, en proie à ses remords. Il l'aimait tant! Pourquoi fallait-il qu'il la fît souffrir?... Hélas! Elle ne serait pas la seule; il le voyait clairement... Pourquoi le destin avait-il mis en lui le désir et la force d'une mission, qui devait faire souffrir ceux qu'il aimait?
—Ah! pensait-il, si j'étais libre, si je n'étais pas contraint par cette force cruelle d'être ce que je dois être, ou sinon, de mourir dans la honte et le dégoût de moi-même, comme je vous rendrais heureux, vous que j'aime! Laissez-moi vivre d'abord, agir, lutter, souffrir; et puis, je vous reviendrai, plus aimant. Que je voudrais ne faire qu'aimer, aimer, aimer!...
Jamais il n'eût résisté au reproche perpétuel de cette âme désolée, si ce reproche avait eu la force de rester muet. Mais Louisa, faible et un peu bavarde, ne put garder pour elle la peine qui l'étouffait. Elle la dit à ses voisines. Elle la dit à ses deux autres fils. Ils ne pouvaient perdre une si belle occasion de mettre Christophe dans son tort. Surtout Rodolphe, qui n'avait pas cessé de jalouser son frère aîné, quoiqu'il n'en eût guère de raisons pour le moment,—Rodolphe, que le moindre éloge de Christophe blessait au vif, et qui redoutait en secret, sans oser s'avouer cette basse pensée, ses succès à venir,—(car il était assez intelligent pour sentir la force de son frère, et pour craindre que d'autres ne la sentissent, comme lui),—Rodolphe fut trop heureux d'écraser Christophe sous le poids de sa supériorité. Il ne s'était jamais préoccupé de sa mère, dont il savait la gêne; bien qu'il fût largement en situation de lui venir en aide, il en laissait tout le soin à Christophe. Mais, quand il apprit le projet de Christophe, il se découvrit sur-le-champ des trésors d'affection. Il s'indigna contre cette prétention d'abandonner sa mère, et il la qualifia de monstrueux égoïsme. Il eut le front d'aller le répéter à Christophe. Il lui fit la leçon, de très haut, comme à un enfant qui mérite le fouet; il lui rappela, d'un air rogue, ses devoirs envers sa mère, et tous les sacrifices qu'elle avait faits pour lui. Christophe faillit en crever de rage. Il flanqua Rodolphe à la porte, à coups de pied au cul, en le traitant de polisson et de chien d'hypocrite. Rodolphe se vengea, en montant la tête à sa mère. Louisa, excitée par lui, commença à se persuader que Christophe agissait en mauvais fils. Elle entendait répéter qu'il n'avait pas le droit de partir, et elle ne demandait qu'à le croire. Au lieu de s'en tenir à ses pleurs, qui étaient son arme la plus forte, elle fit à Christophe des reproches injustes, qui le révoltèrent. Ils se dirent l'un à l'autre des choses pénibles; et le résultat fut que Christophe, qui jusque-là hésitait encore, ne pensa plus qu'à presser ses préparatifs de départ. Il sut que les charitables voisins s'apitoyaient sur sa mère, et que l'opinion du quartier la représentait comme une victime, et lui comme un bourreau. Il serra les dents, et ne démordit plus de sa résolution.
Les jours passaient. Christophe et Louisa se parlaient à peine. Au lieu de jouir, jusqu'à la moindre goutte, des derniers jours passés ensemble, ces deux êtres qui s'aimaient perdaient le temps qui leur restait,—comme c'est trop souvent le cas,—en une de ces stériles bouderies, où s'engloutissent tant d'affections. Ils ne se voyaient qu'à table, où ils étaient assis l'un en face de l'autre, ne se regardant pas, ne se parlant pas, se forçant à manger quelques bouchées, moins pour manger que pour se donner une contenance. À grand'peine, Christophe parvenait à extraire quelques mots de sa gorge: mais Louisa ne répondait pas; et quand, à son tour, elle voulait parler, c'était lui qui se taisait. Cet état de choses était intolérable pour tous deux; et plus il se prolongeait, plus il devenait difficile d'en sortir. Allaient-ils donc se séparer ainsi? Louisa se rendait compte maintenant qu'elle avait été injuste et maladroite; mais elle souffrait trop pour savoir comment regagner le cœur de son fils, qu'elle pensait avoir perdu, et empêcher ce départ, dont elle se refusait à envisager l'idée. Christophe regardait à la dérobée le visage blême et gonflé de sa mère, et il était bourrelé de remords; mais décidé à partir, et, sachant qu'il y allait de sa vie, il souhaitait lâchement d'être déjà parti, pour s'enfuir de ses remords.
Son départ était fixé au surlendemain. Un de leurs tristes tête-à-tête venait de finir. Au sortir du souper, où ils ne s'étaient pas dit un mot, Christophe s'était retiré dans sa chambre; et, assis devant sa table, la tête dans ses mains, incapable d'aucun travail, il se rongeait l'esprit. La nuit s'avançait; il était près d'une heure du matin. Tout à coup, il entendit du bruit, une chaise renversée, dans la chambre voisine. La porte s'ouvrit, et sa mère, en chemise, pieds nus, se jeta à son cou, en sanglotant. Elle brûlait de fièvre, elle embrassait son fils, et elle gémissait, au milieu de ses hoquets de désespoir:
—Ne pars pas! ne pars pas! Je t'en supplie! Je t'en supplie! Mon petit, ne pars pas!... J'en mourrai... Je ne peux pas, je ne peux pas le supporter!...
Bouleversé et effrayé, il l'embrassait, répétant:
—Chère maman, calme-toi, calme-toi, je t'en prie!
Mais elle continuait:
—Je ne peux pas le supporter... Je n'ai plus que toi. Si tu pars, qu'est-ce que je deviendrai? Je mourrai si tu pars. Je ne veux pas mourir loin de toi. Je ne veux pas mourir seule. Attends que je sois morte!...
Ses paroles lui déchiraient le cœur. Il ne savait que dire pour la consoler. Quelles raisons pouvaient tenir contre ce déchaînement d'amour et de douleur! Il la prit sur ses genoux, et tâcha de la calmer, avec des baisers et des mots affectueux. La vieille femme se taisait peu à peu, et pleurait doucement. Quand elle fut un peu apaisée, il lui dit:
—Recouche-toi: tu vas prendre froid.
Elle répéta:
—Ne pars pas!
Il dit, tout bas:
—Je ne partirai pas.
Elle tressaillit, et lui saisit la main:
—C'est vrai? dit-elle. C'est vrai?
Il détourna la tête, avec découragement:
—Demain, dit-il, demain, je te dirai... Laisse-moi, je t'en supplie!...
Elle se leva docilement, et regagna sa chambre.
Le lendemain matin, elle avait honte de cette crise de désespoir qui s'était emparée d'elle, comme une folie, au milieu de la nuit; et elle tremblait de ce que son fils allait lui dire. Elle l'attendait, assise, dans un coin de sa chambre; elle avait pris un tricot pour s'occuper; mais ses mains se refusaient à le tenir: elle le laissa tomber. Christophe entra. Ils se dirent bonjour à mi-voix, sans se regarder en face. Il était sombre, il alla se poster devant la fenêtre, le dos tourné à sa mère, et il resta sans parler. Un combat se livrait en lui; il en savait trop le résultat d'avance, et il cherchait à le retarder. Louisa n'osait lui adresser la parole et provoquer la réponse qu'elle attendait et redoutait. Elle se força à reprendre le tricot; mais elle ne voyait pas ce qu'elle faisait, et ses mailles allaient de travers. Dehors, il pleuvait. Après un long silence, Christophe vint près d'elle. Elle ne fit pas un mouvement; mais son cœur battait. Christophe la regardait, immobile; puis, brusquement, il se jeta à genoux, cacha sa figure dans la robe de sa mère; et, sans dire un mot, il pleura. Alors, elle comprit qu'il restait; et son cœur s'allégea d'une angoisse mortelle;—mais aussitôt, le remords y entra: car elle sentit tout ce que son fils lui sacrifiait; et elle commença de souffrir tout ce que Christophe avait souffert, quand c'était elle qu'il sacrifiait. Elle se pencha sur lui et couvrit de baisers son front et ses cheveux. Ils mêlèrent en silence leurs larmes et leur peine. Enfin, il releva la tête; et Louisa, lui prenant la figure dans ses mains, le regardait, les yeux dans les yeux. Elle eût voulu lui dire:
—Pars!
Et elle ne le pouvait pas.
Il eût voulu lui dire:
—Je suis heureux de rester.
Et il ne le pouvait pas.
La situation était inextricable; ni l'un ni l'autre n'y pouvait rien changer. Elle soupira, dans son douloureux amour:
—Ah! si l'on pouvait être nés tous ensemble, pour mourir tous ensemble!
Ce vœu naïf le pénétra de tendresse; il essuya ses larmes, et, s'efforçant de sourire, il dit:
—On mourra tous ensemble.
Elle insistait:
—Bien sûr? Tu ne pars pas?
Il se releva:
—C'est dit. N'en parlons plus. Il n'y a plus à y revenir.
Christophe tint parole: il ne parla plus de départ; mais il ne dépendait pas de lui qu'il n'y pensât plus. Il resta; mais il fit chèrement payer son sacrifice à sa mère, par sa tristesse et sa mauvaise humeur. Et Louisa, maladroite,—d'autant plus maladroite qu'elle savait qu'elle l'était et faisait immanquablement ce qu'il ne fallait pas faire,—Louisa, qui ne connaissait que trop la cause de son chagrin, insistait pour qu'il la dît. Elle le harcelait de sa chère affection, inquiète, vexante, raisonneuse, qui lui rappelait, à tout instant, qu'ils étaient différents l'un de l'autre,—ce qu'il tâchait d'oublier. Combien de fois avait-il voulu s'ouvrir à elle avec confiance! Mais, au moment de parler, la muraille de Chine se relevait entre eux; et il renfonçait ses secrets. Elle le devinait; mais elle n'osait pas provoquer ses confidences, ou elle ne savait pas le faire. Quand elle essayait, elle ne réussissait qu'à refouler encore plus profondément ces secrets qui lui pesaient tant et qu'il brûlait de dire.
Mille petites choses, d'innocentes manies, la séparaient aussi de Christophe, qu'elles irritaient. La bonne vieille radotait un peu. Elle avait un besoin de répéter les commérages du voisinage, ou cette tendresse de nourrice, qui s'obstine à rappeler les niaiseries des premières années, tout ce qui vous rattache au berceau. On a eu tant de peine à en sortir, à devenir un homme! Et il faut que la nourrice de Juliette vienne vous étaler les langes salis, les médiocres pensées, toute cette époque néfaste, où une âme naissante se débat contre l'oppression de la vile matière et du milieu étouffant!
Au milieu de tout cela, elle avait des élans de tendresse touchante,—comme avec un petit enfant,—qui lui prenaient le cœur; et il s'y abandonnait,—comme un petit enfant.
Le pire était de vivre, du matin au soir, comme ils faisaient, ensemble, toujours ensemble, isolés du reste des gens. Lorsqu'on souffre, étant deux, et qu'on ne peut remédier à la souffrance l'un de l'autre, il est fatal qu'on l'exaspère: chacun finit par rendre l'autre responsable de ce qu'il souffre; et chacun finit par le croire. Mieux vaudrait être seul: on est seul à souffrir.
C'était pour tous deux une torture de chaque jour. Ils n'en seraient jamais sortis, si le hasard n'était venu, comme il arrive souvent, trancher, d'une façon malheureuse en apparence,—intelligente au fond,—l'indécision cruelle, où ils se débattaient.
Un dimanche d'octobre. Quatre heures de l'après-midi. Le temps était radieux. Christophe était resté, tout le jour, dans sa chambre, replié sur lui-même, «suçant sa mélancolie».
Il n'y tint plus, il eut un besoin furieux de sortir, de marcher, de dépenser sa force, de s'exténuer de fatigue, afin de ne plus penser.
Il était en froid avec sa mère, depuis la veille. Il fut sur le point de s'en aller, sans lui dire au revoir. Mais, déjà sur le palier, il pensa au chagrin qu'elle en aurait, pour toute la soirée, où elle resterait seule. Il rentra, se donnant le prétexte qu'il avait oublié quelque chose. La porte de la chambre de sa mère était entrebâillée. Il passa la tête par l'ouverture. Il vit sa mère, quelques secondes... Quelle place ces secondes devaient tenir dans le reste de sa vie!...
Louisa venait de rentrer des vêpres. Elle était assise à sa place favorite, dans l'angle de la fenêtre. Le mur de la maison d'en face, d'un blanc sale et crevassé, masquait la vue; mais, de l'encoignure où elle était, on pouvait voir à droite, par delà les deux cours des maisons voisines, un petit coin de pelouse grand comme un mouchoir de poche. Sur le rebord de la fenêtre, un pot de volubilis grimpait le long de ficelles et tendait sur l'échelle aérienne son fin réseau, qu'un rayon de soleil caressait. Louisa, assise sur une chaise basse, le dos rond, sa grosse Bible ouverte sur ses genoux, ne lisait pas. Ses deux mains posées à plat sur le livre,—ses mains aux veines gonflées, aux ongles de travailleuse, carrés et un peu recourbés,—elle couvait des yeux avec amour la petite plante et le lambeau de ciel qu'on voyait au travers. Un reflet du soleil sur les feuilles vert-dorées éclairait son visage fatigué, marbré d'un peu de couperose, ses cheveux blancs très fins et peu épais, et sa bouche entr'ouverte, qui souriait. Elle jouissait de cette heure de repos. C'était son meilleur moment de la semaine. Elle en profitait pour se plonger dans cet état très doux à ceux qui peinent, où l'on ne pense à rien: dans la torpeur de l'être, rien ne parle plus que le cœur, à demi endormi.
—Maman, dit-il, j'ai envie de sortir. Je vais faire un tour du côté de Buir; je rentrerai un peu tard.
Louisa, qui somnolait, tressaillit légèrement. Puis, elle tourna la tête vers lui, et le regarda de ses bons yeux paisibles.
—Va, mon petit, lui dit-elle: tu as raison, profite du beau temps.
Elle lui sourit. Il lui sourit. Ils restèrent un instant à se regarder; puis, ils se firent un petit bonsoir affectueux, de la tête et des yeux.
Il referma doucement la porte. Elle revint lentement à sa rêverie, où le sourire de son fils jetait un reflet lumineux, comme le rayon du soleil sur les feuilles pâles du volubilis.
Ainsi, il la laissa—pour toute sa vie.
Soir d'octobre. Un soleil tiède et pâle. La campagne languissante s'assoupit. De petites cloches de villages tintent sans se presser dans le silence des champs. Au milieu des labours, des colonnes de fumées montent lentement. Une fine brume flotte au loin. Les brouillards blancs, tapis dans la terre humide, attendent pour se lever l'approche de la nuit... Un chien de chasse, le nez rivé au sol, décrivait des circuits dans un champ de betteraves. Des troupes de corneilles tournaient dans le ciel gris.
Christophe, tout en rêvant et sans s'être fixé de but, allait, d'instinct, vers un but. Depuis quelques semaines, ses promenades autour de la ville gravitaient vers un village, où il était sûr de rencontrer une belle fille qui l'attirait. Ce n'était qu'un attrait, mais fort vif et un peu trouble. Christophe ne pouvait guère se passer d'aimer quelqu'un; son cœur restait rarement vide: toujours il était meublé de quelque image qui en était l'idole. Peu lui importait, le plus souvent, que cette idole sût qu'il l'aimait: mais il avait besoin d'aimer; il fallait qu'il ne fît jamais nuit dans son cœur.
L'objet de la flamme nouvelle était la fille d'un paysan, qu'il avait rencontrée, comme Éliézer rencontra Rébecca, auprès d'une fontaine; mais elle ne lui avait pas offert à boire: elle lui avait jeté de l'eau à la figure. Agenouillée au bord d'un ruisseau, dans un creux de la berge, entre deux saules dont les racines formaient autour d'elle comme un nid, elle lavait du linge avec vigueur; et sa langue n'était pas moins active que ses bras: elle causait et riait très fort avec d'autres filles du village, qui lavaient, de l'autre côté du ruisseau. Christophe s'était couché sur l'herbe, à quelques pas; et, le menton appuyé sur ses mains, il les regardait. Cela ne les intimidait guère: elles continuaient leur bavardage, en un style qui ne manquait pas de verdeur. À peine écoutait-il: il entendait seulement le son de leurs voix riantes, mêlé au bruit des battoirs, au lointain meuglement des vaches dans les prés; et il rêvassait, ne quittant pas des yeux la belle lavandière.—Les filles ne tardèrent pas à distinguer l'objet de ses attentions; elles y firent entre elles des allusions malignes; sa préférée ne lançait pas à son adresse les remarques les moins mordantes. Comme il ne bougeait toujours point, elle se leva, prit un paquet de linge lavé et tordu, et se mit à l'étendre sur les buissons, en se rapprochant de lui, afin d'avoir un prétexte pour le dévisager. En passant à côté, elle s'arrangea de façon à l'éclabousser avec ses draps mouillés, et elle le regarda effrontément, en riant. Elle était maigre et robuste, le menton fort, un peu en galoche, le nez court, les sourcils bien arqués, les yeux bleu foncé, hardis, brillants et durs, la bouche belle, aux lèvres grosses, avançant un peu, comme celles d'un masque grec, une masse de cheveux blonds tordus sur la nuque, et le teint halé. Elle portait la tête très droite, ricanait à chaque mot qu'elle disait, et marchait comme un homme, en balançant ses mains ensoleillées. Elle continuait d'étendre son linge, en regardant Christophe, d'un regard provocant,—attendant qu'il parlât. Christophe la fixait aussi; mais il ne désirait aucunement lui parler. À la fin, elle lui éclata de rire au nez, et s'en retourna vers ses compagnes. Il resta à sa place, étendu, jusqu'à ce que le soir tombât, et qu'il la vît partir, sa hotte sur le dos, et ses bras nus croisés, courbant l'échine, toujours causant et riant.
Il la retrouva, deux ou trois jours après, au marché de la ville, au milieu des montagnes de carottes, de tomates, de concombres et de choux. Il flânait, regardant la foule des marchandes, qui se tenaient debout, alignées devant leurs paniers, comme des esclaves à vendre. L'homme de la police passait devant chacune, avec son escarcelle et son rouleau de tickets, recevant une piécette, délivrant un papier. La marchande de café allait de rang en rang, avec une corbeille pleine de petites cafetières. Une vieille religieuse, joviale et rebondie, faisait le tour du marché, deux grands paniers au bras, et, sans humilité, quémandait des légumes, en parlant du bon Dieu. On criait; les antiques balances, aux plateaux peints en vert, cliquetaient et tintaient, avec un bruit de chaînes; les gros chiens, attelés aux petites voitures, aboyaient joyeusement, tout fiers de leur importance. Au milieu de la cohue, Christophe aperçut Rébecca.—De son vrai nom, elle s'appelait Lorchen.—Sur son blond chignon, elle avait mis une feuille de chou, blanche et verte, qui lui faisait un casque dentelé. Assise sur un panier, devant des tas d'oignons dorés, de petites raves roses, de haricots verts, et de pommes rubicondes, elle croquait ses pommes, l'une après l'autre, sans s'occuper de les vendre. Elle ne cessait pas de manger. De temps en temps, elle s'essuyait le menton et le cou avec son tablier, relevait ses cheveux avec son bras, se frottait la joue contre son épaule, ou le nez au dos de sa main. Ou, les mains sur ses genoux, elle faisait passer indéfiniment de l'une à l'autre une poignée de petits pois. Et elle regardait à droite, à gauche, d'un air désœuvré. Mais elle ne perdait rien de ce qui se faisait autour d'elle, et, sans en avoir l'air, elle cueillait tous les regards qui lui étaient destinés. Elle vit parfaitement Christophe. En causant avec les acheteurs, elle fronçait le sourcil pour observer, par-dessus leurs têtes, son admirateur. Elle semblait digne et grave, comme un pape; mais sous cape, elle se moquait de Christophe. Il le méritait bien: il restait là planté, h quelques pas, la dévorant des yeux; et puis, il s'en alla, sans lui avoir parlé.
Il revint plus d'une fois rôder autour du village où elle habitait. Elle allait et venait dans la cour de sa ferme: il s'arrêtait sur la route pour la regarder. Il ne s'avouait pas que c'était pour elle qu'il venait; et, en vérité, c'était presque sans y penser. Quand il était absorbé par la composition d'une œuvre, il se trouvait dans un état de somnambule: tandis que son âme consciente suivait ses pensées musicales, le reste de son être demeurait livré à l'autre âme inconsciente, qui guette la moindre distraction de l'esprit pour prendre la clef des champs. Il était souvent étourdi par le bourdonnement de sa musique, quand il se trouvait en face d'elle; et il continuait de rêvasser, en la regardant. Il n'eût pu dire qu'il l'aimât, il n'y songeait même pas; il avait plaisir à la voir: rien de plus. Il ne se rendait pas compte du désir qui le ramenait vers elle.
Cette insistance faisait jaser. On s'en gaussait à la ferme, où l'on avait fini par savoir qui était Christophe. On le laissait tranquille, d'ailleurs; car il était inoffensif. Pour tout dire, il avait l'air d'un sot: et il ne s'en inquiétait pas.
C'était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants entre deux cailloux, en criant: «Vive l'Empereur!» (Kaiser lebe! Hoch!) On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes frétillaient dans l'air, au-dessus des champs. Les poules grattaient avec frénésie le fumier d'or: le vent s'engouffrait dans leurs plumes, comme dans les jupes d'une vieille dame. Un cochon rose dormait voluptueusement sur le flanc, au soleil.
Christophe se dirigea vers le toit rouge de l'auberge des Trois Rois, au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d'oignons étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de fleurs de capucines rouges et jaunes. Il entra dans la salle, pleine de fumée de tabac, où s'étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à la place d'honneur, le portrait colorié de l'Empereur-Roi, entouré d'une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première figure qu'il aperçut. Il s'établit dans un angle de la pièce, d'où il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque soin qu'il eut pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le découvrir dans son coin. Tout en tournant d'interminables valses, elle lui lançait par-dessus l'épaule de son danseur de rapides œillades; et, pour mieux l'exciter, elle coquetait avec les garçons du village, en riant de sa grande bouche bien fendue. Elle parlait fort et disait des niaiseries, ne différant point en cela de ces jeunes filles du monde, qui, lorsqu'on les regarde, se croient obligées de rire, de s'agiter, d'être sottes pour la galerie, au lieu de le rester pour elles seules.—En quoi elles ne sont pas si sottes: car elles savent que la galerie les regarde et ne les écoute pas.—Christophe, les coudes sur la table et le menton sur les poings, suivait le manège de la fille avec des yeux ardents et furieux: il avait l'esprit assez libre pour n'être pas dupe de ses roueries; mais il ne l'avait pas assez pour ne pas s'y laisser prendre; et tour à tour, il grognait de colère, ou bien il riait sous cape, et haussait les épaules, de donner dans le panneau.
Un autre l'observait: c'était le père de Lorchen. Petit et trapu, une grosse tête au nez court, le crâne chauve rissolé par le soleil, avec une couronne de cheveux qui avaient été blonds et frisottaient par boucles épaisses comme un Saint-Jean de Dürer, bien rasé, la figure impassible, sa longue pipe au coin de la bouche, il causait très lentement avec d'autres paysans, tout en suivant du coin de l'œil la mimique de Christophe; et il avait un rire silencieux. À un moment, il toussota; un éclair de malice brillant dans ses petits yeux gris, il vint s'asseoir de côté à la table de Christophe. Christophe, mécontent, tourna vers lui un visage renfrogné: il rencontra le regard narquois du vieux qui, sans extraire sa pipe de sa bouche, lui adressa familièrement la parole. Christophe le connaissait: il le tenait pour une vieille canaille; mais le faible qu'il avait pour la fille le rendait indulgent pour le père, et même lui inspirait un bizarre plaisir à se trouver avec lui: le vieux malin s'en doutait. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, et fait une allusion goguenarde aux belles filles, et à ce qu'il ne dansait pas, il conclut que Christophe avait bien raison de ne pas se donner de mal, et qu'on était mieux à table, les coudes devant son pot; et il se fit inviter sans façon à en vider un. En buvant, le vieux causait, sans se presser. Il parlait de ses petites affaires, de la difficulté qu'on avait à vivre, des mauvais temps, de la cherté de tout. Christophe ne répondait que par quelques grognements: cela ne l'intéressait pas; il regardait Lorchen. Il y avait des moments de silence: le paysan attendait un mot; nulle réponse ne venait: il reprenait tranquillement. Christophe se demandait ce qui lui valait l'honneur de la société du vieux et de ses confidences. Il finit par comprendre. Le vieux, après avoir épuisé ses doléances, passa à un autre chapitre: il vanta l'excellence de ses produits, de ses légumes, de sa volaille, de ses œufs, de son lait; et brusquement, il demanda si Christophe ne pourrait pas lui procurer la clientèle du château. Christophe sursauta:
—Comment diable savait-il?... Il le connaissait donc?
—Oui bien, disait le vieux. Tout se sait...
Il n'ajoutait pas:
—... quand on se donne la peine de faire sa petite police soi-même.
Christophe se fit un malin plaisir de lui apprendre que, bien que «tout se sût», on ne savait pas sans doute qu'il venait de se brouiller avec la petite cour, et que, si jamais il avait pu se flatter de quelque crédit auprès de l'office et des cuisines du château,—(ce dont il doutait fort)—ce crédit, à l'heure présente, était mort et enterré. Le vieux eut un froncement imperceptible de la bouche. Il ne se découragea pourtant pas; et, après un moment, il demanda si Christophe ne pourrait pas du moins le recommander à telle et telle famille. Et il lui nomma toutes celles avec qui Christophe se trouvait en relations: car il s'était renseigné très exactement, au marché. Christophe eût été furieux de cet espionnage, s'il n'avait eu plutôt envie de rire, en pensant que le vieux serait volé, malgré toute sa malice: (car il ne se doutait pas que la recommandation qu'il demandait était plus capable de lui faire perdre sa clientèle, que de lui en procurer de nouvelle). Il le laissa donc dévider en pure perte son écheveau de petites ruses grossières; et il ne répondait ni oui, ni non. Mais le paysan insistait; et, s'attaquant enfin à Christophe lui-même et à Louisa, qu'il avait gardés pour la fin, il voulut à toute force leur colloquer son lait, son beurre, et sa crème. Il ajoutait que, puisque Christophe était musicien, rien ne faisait plus de bien pour la voix qu'un œuf frais avalé cru, matin et soir: et il se faisait fort de lui en fournir de tout chauds sortis du cul de la poule. Cette idée que le vieux le prenait pour un chanteur fit éclater de rire Christophe. Le paysan en profita pour faire venir une autre bouteille. Après quoi, ayant tiré de Christophe tout ce qu'il pouvait pour l'instant, il s'en alla, sans autre cérémonie.
La nuit était venue. Les danses étaient de plus en plus animées. Lorchen ne prêtait aucune attention à Christophe: elle avait trop à faire de tourner la tête a un jeune drôle du village, fils d'un riche fermier, que toutes les filles se disputaient. Christophe s'intéressait à la lutte: ces demoiselles se souriaient, et elles se fussent griffées avec délices. Christophe, bon enfant, s'oubliait, et faisait des vœux pour le triomphe de Lorchen. Mais quand ce triomphe fut obtenu, il se sentit un peu triste. Il se le reprocha. Il n'aimait pas Lorchen: il était bien naturel qu'elle aimât qui elle voulait.
—Sans doute. Mais il n'était pas gai de se sentir si seul. Tous ces gens ne s'intéressaient à lui que pour l'exploiter, et se moquer de lui ensuite. Il soupira, sourit en regardant Lorchen, que la joie de faire enrager ses rivales rendait dix fois plus jolie, et il se disposa à partir. Il était près de neuf heures: il avait deux bonnes lieues à faire pour rentrer en ville.
Il se levait de table, quand la porte s'ouvrit; et une dizaine de soldats firent irruption. Leur entrée jeta un froid dans la salle. Les gens se mirent à chuchoter. Quelques couples qui dansaient s'arrêtèrent, pour jeter des regards inquiets sur les nouveaux arrivants. Les paysans debout près de la porte affectèrent de leur tourner le dos et de causer entre eux; mais, sans en avoir l'air, ils eurent bien soin de se ranger prudemment, pour les laisser passer.
—Depuis quelque temps, tout le pays était en lutte sourde avec la garnison des forts qui entouraient la ville. Les soldats s'ennuyaient à périr, et se vengeaient sur les paysans. Ils se moquaient d'eux grossièrement, ils les malmenaient, ils traitaient les filles comme en pays conquis. La semaine d'avant, quelques-uns d'entre eux, pris de vin, avaient troublé une fête dans un village voisin, et assommé à moitié un fermier. Christophe, au courant des choses, partageait l'état d'esprit des paysans; et, se rasseyant à sa place, il attendit ce qui allait se passer.
Les soldats, sans s'inquiéter de la malveillance qui accueillait leur entrée, allèrent bruyamment s'asseoir aux tables pleines, d'où ils bousculèrent les gens, pour se faire place: ce fut l'affaire d'un moment. La plupart s'écartèrent en grommelant. Un vieux, assis au bout d'un banc, ne se rangea pas assez vite: ils soulevèrent le banc, et le vieux culbuta, au milieu des éclats de rire. Christophe se leva, indigné; mais, comme il était sur le point d'intervenir, il vit le vieux, qui se ramassait péniblement, et, au lieu de se plaindre, se confondait en excuses. Deux des soldats vinrent à la table de Christophe: il les regardait venir, serrant les poings. Mais il n'eut pas à se défendre. C'étaient deux grands diables athlétiques et bonasses, qui suivaient, comme des moutons, un ou deux risque-tout et tâchaient de les imiter. Ils furent intimidés par l'air hautain de Christophe; et, quand il leur dit, d'un ton sec:
—La place est prise...
ils s'excusèrent précipitamment, et se reculèrent au bout du banc, afin de ne pas le gêner. Sa voix avait eu les inflexions du maître: la servilité naturelle reprenait le dessus. Ils voyaient bien que Christophe n'était pas un paysan.
Christophe, un peu apaisé par cette attitude soumise, put observer les choses avec plus de sang-froid. Il n'eut pas de peine à voir que toute la bande était menée par un sous-officier,—un petit boule-dogue, aux yeux durs,—face de larbin hypocrite et méchant: un des héros de la bagarre de l'autre dimanche. Assis à une table voisine de Christophe, et déjà ivre, il dévisageait les gens et lançait des sarcasmes injurieux, qu'ils affectaient de ne pas entendre. Il s'attaquait surtout aux couples qui dansaient, décrivant leurs avantages ou leurs défauts physiques, avec une ignominie d'expressions qui soulevait les rires de ses compagnons. Les filles rougissaient, et les larmes leur venaient aux yeux; les garçons serraient les dents et rageaient en silence. Le regard du bourreau faisait lentement le tour de la salle, en n'épargnant personne: Christophe le vit venir vers lui. Il saisit sa chope, et, le poing sur la table, il attendit, décidé à lui jeter le verre à la tête, à la première insulte. Il se disait:
—Je suis fou. Je ferais mieux de m'en aller. Je vais me faire ouvrir le ventre; et après, si j'en réchappe, on me mettra en prison: le jeu n'en vaut pas la chandelle. Partons, avant qu'il ne m'ait provoqué.
Mais son orgueil s'y refusait: il ne voulait pas avoir l'air de fuir devant ces oiseaux-là.—Le regard sournois et brutal se posa sur lui. Christophe, raidi, le fixa avec colère. Le sous-officier le considéra, un instant: la figure de Christophe le mit en verve; il poussa du coude son voisin, lui désigna le jeune homme, en ricanant; et déjà il ouvrait la bouche pour l'injurier. Christophe, ramassé sur lui-même, allait lancer son verre à toute volée.—Cette fois encore, le hasard le sauva. Au moment où l'ivrogne allait parler, un couple maladroit de danseurs vint buter contre lui et fit tomber son verre. Il se retourna furieux, et déversa sur eux un tombereau d'injures. Son attention était détournée: il ne pensait plus à Christophe. Celui-ci attendit encore quelques minutes; puis, voyant que son ennemi ne cherchait plus à reprendre l'entretien, il se leva, prit lentement son chapeau, et s'achemina sans se presser vers la porte. Il ne quittait pas des yeux le banc où l'autre était assis, pour bien lui faire sentir qu'il ne cédait pas devant lui. Mais le sous-officier l'avait décidément oublié: personne ne s'occupait de lui.
Il tournait la poignée de la porte: quelques secondes encore, et il était dehors. Mais il était dit qu'il n'en sortirait pas indemne. Un brouhaha s'élevait dans le fond de la salle. Les soldats, après avoir bu, avaient décidé de danser. Et comme toutes les filles avaient leurs cavaliers, ils chassèrent les danseurs, qui se laissèrent faire. Mais Lorchen ne l'entendait pas ainsi. Ce n'était pas pour rien qu'elle avait ces yeux hardis et ce menton volontaire, qui plaisaient à Christophe. Elle valsait comme une folle, quand le sous-officier, qui avait jeté son dévolu sur elle, vint lui arracher son danseur. Elle tapa du pied, cria, et, repoussant le soldat, elle déclara que jamais elle ne danserait avec un malotru comme lui. L'autre la poursuivit. Il bourrait de coups de poing les gens derrière lesquels elle cherchait à s'abriter. Enfin, elle se réfugia derrière une table; et là, protégée de lui pendant un moment, elle reprit du souffle pour l'injurier; elle voyait que sa résistance ne servirait à rien et elle trépignait de fureur, cherchait les mots les plus blessants, et comparait sa tête à celle de divers animaux de la basse-cour. Lui, penché vers elle, de l'autre côté de la table, avait un mauvais sourire, et ses yeux luisaient de colère. Brusquement, il prit son élan, et sauta par-dessus la table. Il l'empoigna. Elle se débattit, comme une vachère, à coups de poing et de pied. Il n'était pas trop bien d'aplomb sur ses jambes, et faillit perdre l'équilibre. Furieux, il la poussa contre le mur, et la gifla. Il ne recommença pas: quelqu'un lui avait sauté sur le dos, le giflait à tour de bras, et le lançait d'un coup de pied, au milieu des buveurs. C'était Christophe, qui s'était rué sur lui, bousculant tables et gens. Le sous-officier se retourna, fou de rage, tirant son sabre. Avant qu'il eût pu s'en servir, Christophe l'assomma d'un coup d'escabeau. Le tout avait été si prompt qu'aucun des spectateurs n'eut l'idée d'intervenir. Mais quand on vit le soldat s'abattre sur le carreau, comme un bœuf, un tumulte épouvantable s'éleva. Les autres soldats coururent sur Christophe, le sabre hors du fourreau. Les paysans se jetèrent sur eux. La mêlée fut générale. Les chopes volaient à travers la salle, les tables étaient renversées. Les paysans se réveillaient: il y avait de vieilles rancunes à assouvir. Les gens roulaient par terre, et se mordaient avec fureur. Le danseur évincé de Lorchen, un solide valet de ferme, avait empoigné la tête d'un soldat qui l'avait insulté tout à l'heure, et la martelait contre un mur. Lorchen, armée d'une trique, tapait comme une sourde. Les autres filles se sauvaient en hurlant, sauf deux ou trois gaillardes, qui s'en donnaient à cœur-joie. L'une d'elles, une grosse petite blonde, voyant un soldat gigantesque,—le même qui s'était assis à la table de Christophe,—défoncer à coups de genoux la poitrine de son adversaire renversé, courut au foyer, revint, et tirant en arrière la tête de la brute, elle lui appliqua dans les yeux une poignée de cendres brûlantes. L'homme poussa des mugissements. La fille jubilait, insultant l'ennemi désarmé, que les paysans maintenant assommaient à leur aise. Enfin, les soldats, trop faibles, se replièrent au dehors, laissant deux d'entre eux sur le carreau. La lutte continua dans la rue du village. Ils faisaient irruption dans les maisons, en poussant des cris de mort, et voulaient tout saccager. Les paysans les avaient suivis avec leurs fourches; ils lançaient sur l'ennemi leurs chiens hargneux. Un troisième soldat tomba, le ventre troué d'un coup de trident. Les autres durent s'enfuir, pourchassés jusqu'au delà du village; et, de loin, ils criaient, en se sauvant à travers champs, qu'ils allaient chercher les camarades et qu'ils reviendraient tout à l'heure.
Les paysans, restés maîtres du terrain, retournèrent à l'auberge: ils exultaient; c'était la revanche, depuis longtemps attendue, des avanies qu'ils avaient subies. Ils ne pensaient pas encore aux conséquences de l'échauffourée. Ils parlaient tous à la fois, et chacun vantait ses prouesses. Ils fraternisèrent avec Christophe, tout joyeux de se sentir rapproché d'eux. Lorchen vint lui prendre la main, et resta un instant à la tenir dans sa menotte rude, en lui ricanant au nez. Elle ne le trouvait plus ridicule, à cette heure.
On s'occupa des blessés. Parmi les gens du village, il n'y avait que des dents cassées, quelques côtes enfoncées, des bosses et des bleus, sans grave conséquence. Mais il n'en était pas de même des soldats. Trois étaient sérieusement atteints: le colosse aux yeux brûlés, qui avait eu l'épaule à moitié emportée d'un coup de hache; l'homme éventré, qui râlait, et le sous-officier, assommé par Christophe. On les avait étendus par terre, près du foyer. Le sous-officier, le moins blessé des trois, venait de rouvrir les yeux. Il regarda longuement, d'un regard chargé de haine, le cercle des paysans penchés autour de lui. À peine eut-il repris conscience de ce qui s'était passé qu'il commença à les insulter. Il jurait qu'il se vengerait, qu'il leur ferait leur affaire à tous; il étranglait de rage; on sentait que s'il pouvait, il les exterminerait. Ils essayèrent de rire; mais leur rire était forcé. Un jeune paysan cria au blessé:
—Ferme ta gueule, ou je te tue!
Le sous-officier essaya de se redresser, et, fixant celui qui venait de parler, avec ses yeux injectés de sang:
—Salauds! dit-il, tuez-moi! On vous coupera la tête.
Il continuait à vociférer. L'homme éventré poussait des cris aigus, comme un cochon qu'on saigne. Le troisième était immobile et rigide comme un mort. Une terreur écrasante tomba sur les paysans. Lorchen et quelques femmes emportèrent les blessés dans une autre chambre. Les vociférations du sous-officier et les cris du mourant s'assourdirent. Les paysans se taisaient: ils demeuraient à la même place, faisant le cercle, comme si les trois corps étaient toujours étendus à leurs pieds; ils n'osaient pas bouger et se regardaient, épeurés. À la fin, le père de Lorchen dit:
—Vous avez fait de bel ouvrage!
Il y eut un murmure angoissé: ils avalaient leur salive. Puis, ils se mirent à parler tous à la fois. D'abord, ils chuchotaient, comme s'ils avaient peur qu'on ne les écoutât à la porte; mais bientôt, le ton s'éleva et devint plus âpre: ils s'accusaient l'un l'autre; ils se reprochaient mutuellement les coups qu'ils avaient donnés. La dispute s'envenimait: ils semblaient sur le point d'en venir aux mains. Le père de Lorchen les mit tous d'accord. Les bras croisés, se tournant vers Christophe, il le désigna du menton:
—Et celui-là, dit-il, qu'est-ce qu'il est venu faire ici?
Toute la colère de la foule se retourna contre Christophe:
—C'est vrai! C'est vrai! criait-on, c'est lui qui a commencé! Sans lui, rien ne serait arrivé!
Christophe, abasourdi, essaya de répondre:
—Ce que j'en ai fait, ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, vous le savez bien.
Mais ils lui répliquaient, furieux:
—Est-ce que nous ne sommes pas capables de nous défendre seuls? Est-ce que nous avions besoin qu'un monsieur de la ville vînt nous dire ce qu'il fallait faire? Qui vous a demandé votre avis? Et d'abord, qui vous a prié de venir? Vous ne pouviez pas rester chez vous?
Christophe haussa les épaules, et se dirigea vers la porte. Mais le père de Lorchen lui barra le chemin, en glapissant.
—C'est ça! c'est ça! criait-il, il voudrait filer maintenant, après qu'il nous a tous mis dans le pétrin. Il ne partira pas!
Les paysans hurlèrent:
—Il ne partira pas! C'est lui qui est cause de tout. C'est lui qui doit payer pour tout!
Ils l'entouraient, en lui montrant le poing. Christophe voyait se resserrer le cercle de figures menaçantes: la peur les rendait enragés. Il ne dit pas un mot, fit une grimace de dégoût, et, jetant son chapeau sur une table, il alla s'asseoir au fond de la salle, et leur tourna le dos.
Mais Lorchen, indignée, se jeta au milieu des paysans. Sa jolie figure était rouge et froncée de colère. Elle repoussa rudement ceux qui entouraient Christophe:
—Tas de lâches! Bêtes brutes! cria-t-elle. Vous n'êtes pas honteux? Vous voudriez faire croire que c'est lui qui a tout fait! Comme si on ne vous avait pas vus! Comme s'il y en avait un seul qui n'avait pas cogné de son mieux!... S'il y en avait un seul qui était resté les bras croisés, pendant que les autres se battaient, je lui cracherais à la figure, et je l'appellerais: Lâche! Lâche!...
Les paysans, surpris par cette sortie inattendue, restèrent, un instant, silencieux; puis, ils se remirent à crier:
—C'est lui qui a commencé! Sans lui, il n'y aurait rien eu.
Le père de Lorchen faisait en vain des signes à sa fille. Elle reprit:
—Bien sûr que c'est lui qui a commencé! Il n'y a pas de quoi vous vanter. Sans lui, vous vous laissiez insulter, vous nous laissiez insulter, poltrons! froussards!
Elle apostropha son ami:
—Et toi, tu ne disais rien, tu faisais la bouche en cœur, tu tendais le derrière aux coups de botte; pour un peu, tu aurais remercié! Tu n'as pas honte?... Vous n'avez pas honte, tous? Vous n'êtes pas des hommes! Courage de brebis, toujours le nez en terre! Il a fallu que celui-là vous donnât l'exemple!—Et maintenant, vous voudriez lui faire tout retomber sur le dos?... Eh bien, cela ne sera pas, c'est moi qui vous le dis! Il s'est battu pour nous. Ou bien vous le sauverez, ou bien vous trinquerez avec lui: je vous en donne ma parole!
Le père de Lorchen la tirait par le bras; il était hors de lui et criait:
—Tais-toi! tais-toi!... Te tairas-tu, bougre de chienne!
Mais elle le repoussa, et continua, de plus belle. Les paysans vociféraient. Elle criait plus fort qu'eux, d'une voix aiguë, qui crevait le tympan:
—D'abord, toi, qu'est-ce que tu as à dire? Tu crois que je ne t'ai pas vu tout à l'heure piler à coups de talons celui-là qui est quasi comme mort dans la chambre à côté? Et toi, montre un peu tes mains!... Il y a encore du sang dessus. Tu crois que je ne t'ai pas vu avec ton couteau? Je dirai tout ce que j'ai vu, tout, si vous faites la moindre chose contre lui. Je vous ferai tous condamner.
Les paysans, exaspérés, approchaient leur figure furieuse de la figure de Lorchen, et lui braillaient au nez. Un d'eux fit mine de la calotter; mais le bon ami de Lorchen le saisit au collet, et ils se secouèrent tous deux, prêts à se rouer de coups. Un vieux dit à Lorchen:
—Si nous sommes condamnés, tu le seras aussi.
—Je le serai aussi, fit-elle. Je suis moins lâche que vous.
Et elle reprit sa musique.
Ils ne savaient plus que faire. Ils s'adressaient au père:
—Est-ce que tu ne la feras pas taire?
Le vieux avait compris qu'il n'était pas prudent de pousser à bout Lorchen. Il leur fit signe de se calmer. Le silence tomba. Lorchen seule continua de parler; puis, ne trouvant plus de riposte, comme un feu sans aliment, elle s'arrêta. Après un moment, son père toussota, et dit:
—Eh bien, donc, qu'est-ce que tu veux? Tu ne veux pourtant pas nous perdre?
Elle dit:
—Je veux qu'on le sauve.
Ils se mirent à réfléchir. Christophe n'avait pas bougé de place: raidi dans son orgueil, il semblait ne pas entendre qu'il s'agissait de lui; mais il était ému de l'intervention de Lorchen. Lorchen ne paraissait pas davantage savoir qu'il était là: adossée à la table où il était assis, elle fixait d'un air de défi les paysans, qui fumaient, en regardant à terre. Enfin, son père, après avoir mâchonné sa pipe, dit:
—Qu'on dise ou qu'on ne dise pas quelque chose,—s'il reste, son affaire est claire. Le maréchal des logis l'a reconnu: il ne lui fera pas grâce. Il n'y a qu'un parti pour lui, c'est qu'il file tout de suite, de l'autre côté de la frontière.
Il avait réfléchi qu'après tout, il serait plus avantageux pour eux que Christophe se sauvât: il se dénonçait ainsi lui-même; et, quand il ne serait plus là pour se défendre, on n'aurait pas de peine à se décharger sur lui de tout le gros de l'affaire. Les autres approuvèrent. Ils se comprenaient parfaitement.—Maintenant qu'ils étaient décidés, ils avaient hâte que Christophe fut déjà parti. Sans manifester aucune gêne de ce qu'ils avaient dit, un moment avant, ils se rapprochèrent de lui, feignant de s'intéresser vivement à son salut.
—Pas une minute à perdre, monsieur, dit le père de Lorchen. Ils vont revenir. Une demi-heure pour aller au fort. Une demi-heure pour retourner... Il n'y a que le temps de filer.
Christophe s'était levé. Lui aussi avait réfléchi. Il savait que s'il restait, il était perdu. Mais partir, partir sans revoir sa mère?... Non, ce n'était pas possible. Il dit qu'il retournerait d'abord en ville, qu'il aurait encore le temps d'en repartir dans la nuit, et de passer la frontière. Mais ils poussèrent les hauts cris. Tout à l'heure, ils lui avaient barré la porte, pour l'empêcher de fuir: maintenant, ils s'opposaient à ce qu'il ne prit pas la fuite. Rentrer en ville, c'était se faire pincer, à coup sûr: avant qu'il fut seulement arrivé, on serait prévenu là-bas; on l'arrêterait chez lui.—Il s'obstinait. Lorchen l'avait compris:
—C'est votre maman que vous voulez voir?... J'irai à votre place.
—Quand?
—Cette nuit.
—C'est vrai? Vous feriez cela?
—J'y vais.
Elle prit son fichu, et s'en enveloppa.
—Écrivez quelque chose, je lui porterai... Venez par ici, je vais vous donner de l'encre.
Elle l'entraîna dans la pièce du fond. Sur le seuil, elle se retourna; et, apostrophant son galant:
—Et toi, prépare-toi, dit-elle, c'est toi qui le conduiras. Tu ne le quitteras pas, que tu ne l'aies vu de l'autre côté de la frontière.
—C'est bon, c'est bon, fit l'autre.
Il avait aussi hâte que quiconque de savoir Christophe en France, et même plus loin, s'il était possible.
Lorchen entra avec Christophe dans l'autre pièce. Christophe hésitait encore. Il était déchiré de douleur, à la pensée qu'il n'embrasserait plus sa mère. Quand la reverrait-il? Elle était si vieille, si fatiguée, si seule! Ce nouveau coup l'achèverait. Que deviendrait-elle sans lui?... Mais que deviendrait-elle, s'il restait, s'il se faisait condamner, enfermer pendant des années? Ne serait-ce pas plus sûrement encore pour elle l'abandon, la misère? Libre du moins, si loin qu'il fût, il pouvait lui venir en aide, elle pouvait le rejoindre.—Il n'eut pas le temps de voir clair dans ses pensées. Lorchen lui avait pris les mains; debout, près de lui, elle le regardait; leur figure se touchait presque; elle lui jeta les bras autour du cou, et lui baisa la bouche:
—Vite! vite! dit-elle tout bas, en lui montrant la table.
Il ne chercha plus à réfléchir. Il s'assit. Elle arracha à un livre de comptes une feuille de papier quadrillé, avec des barres rouges.
Il écrivit:
«Ma chère maman. Pardon! Je vais te causer une grande peine. Je ne pouvais agir autrement. Je n'ai rien fait d'injuste. Mais maintenant, je dois fuir, et quitter le pays. Celle qui te portera ce mot te racontera tout. Je voulais te dire adieu. On ne veut pas. On prétend que je serais arrêté avant. Je suis si malheureux que je n'ai plus de volonté. Je vais passer la frontière, mais je resterai tout près, jusqu'à ce que tu m'aies écrit; celle qui te remet ma lettre me rapportera ta réponse. Dis-moi ce que je dois faire. Quoi que tu me dises, je le ferai. Veux-tu que je revienne? Dis-moi de revenir! Je ne puis supporter l'idée de te laisser seule. Comment feras-tu pour vivre? Pardonne-moi! Pardonne-moi! Je t'aime et je t'embrasse...»
—Dépêchons-nous, monsieur; sans quoi, il serait trop tard, dit le bon ami de Lorchen, en entr'ouvrant la porte.
Christophe signa hâtivement, et donna la lettre à Lorchen:
—Vous la remettrez vous-même?
—J'y vais, dit-elle.
Elle était déjà prête à partir.
—Demain, continua-t-elle, je vous porterai la réponse: vous m'attendrez à Leiden,—(la première station, au sortir d'Allemagne)—sur le quai de la gare.
(La curieuse avait lu la lettre de Christophe, par-dessus son épaule, tandis qu'il écrivait.)
—Vous me direz bien tout, et comment elle aura supporté ce coup, et tout ce qu'elle aura dit? Vous ne me cacherezrien? disait Christophe, suppliant.
—Je vous dirai tout.
Ils n'étaient plus aussi libres de se parler: sur le seuil de la porte, l'homme les regardait.
—Et puis, monsieur Christophe, dit Lorchen, j'irai la voir quelquefois, je vous enverrai de ses nouvelles: n'ayez point d'inquiétude.
Elle lui donna une poignée de main vigoureuse, comme un homme.
—Allons! fit le paysan.
—Allons! dit Christophe.
Ils sortirent tous trois. Sur la route, ils se séparèrent. Lorchen alla d'un côté, et Christophe avec son guide, de l'autre. Ils ne causaient point. Le croissant de la lune, enveloppée de vapeurs, disparaissait derrière les bois. Une lumière très pâle flottait sur les champs. Dans les creux, les brouillards s'étaient levés, épais et blancs comme du lait. Les arbres grelottants baignaient dans l'air humide... Quelques minutes à peine après la sortie du village, le paysan se rejeta brusquement en arrière, et fit signe à Christophe de s'arrêter. Ils écoutèrent. Sur la route, devant eux, s'approchait le pas cadencé d'une troupe. Le paysan enjamba la haie et entra dans les champs. Christophe fit comme lui. Ils s'éloignèrent à travers les labours. Ils entendirent passer sur le chemin les soldats. Dans la nuit, le paysan leur montra le poing. Christophe avait le cœur serré, comme l'animal traqué. Ils se remirent en route, évitant les villages et les fermes isolées, où les aboiements des chiens les dénonçaient à tout le pays. Au revers d'une colline boisée, ils aperçurent dans le lointain les feux rouges de la ligne du chemin de fer. S'orientant d'après ces phares, ils décidèrent de se diriger vers la première station. Ce ne fut pas aisé. À mesure qu'ils descendaient dans la vallée, ils s'enfonçaient dans les brouillards. Ils eurent à sauter deux ou trois petits ruisseaux. Ils se trouvèrent ensuite dans d'immenses champs de betteraves et de terre labourée; ils crurent qu'ils n'en sortiraient jamais. La plaine était bosselée: c'était une suite de renflements et de creux, où l'on risquait de tomber. Enfin, après avoir erré au hasard, noyés dans la brume, ils aperçurent tout à coup, à quelques pas, les fanaux de la voie ferrée sur le faîte d'un remblais. Ils grimpèrent le talus. Au risque d'être surpris, ils suivirent le long des rails, jusqu'à une centaine de mètres de la station: là, ils reprirent la route. Ils arrivèrent à la gare, vingt minutes avant le passage du train. Malgré les recommandations de Lorchen, le paysan laissa Christophe: il avait hâte d'être revenu, pour voir ce qu'on avait fait des autres et de son bien.
Christophe prit une place pour Leiden, et il attendit seul dans la salle des troisièmes déserte. Un employé, qui somnolait sur une banquette, vint regarder le billet de Christophe et lui ouvrir la porte, à l'arrivée du train. Personne dans le wagon. Dans le train, tout dormait. Tout dormait dans les champs. Seul, Christophe ne dormait point, malgré sa fatigue. À mesure que les lourdes roues de fer le rapprochaient de la frontière, il sentait le désir trépidant d'être hors d'atteinte. Dans une heure, il serait libre. Mais d'ici là, il suffisait d'un mot pour qu'il fût arrêté... Arrêté! Tout son être se révoltait. Être étouffé par la force odieuse!... Il n'en respirait plus. Sa mère, son pays qu'il quittait, avaient disparu de sa pensée. Dans l'égoïsme de sa liberté menacée, il ne pensait qu'à cette liberté qu'il voulait sauver. À quelque prix que ce fût! Oui, même au prix d'un crime... Il se reprochait amèrement d'avoir pris ce train, au lieu d'avoir continué sa route à pied jusqu'à la frontière. Il avait voulu gagner quelques heures. Belle avance! Il allait se jeter dans la gueule du loup. Sûrement, on l'attendait à la gare frontière; des ordres devaient être donnés... Il songea, un moment, à descendre du train en marche, avant la station; il ouvrit même la portière du wagon; mais il était trop tard: on arrivait. Le train s'arrêta. Cinq minutes. Une éternité. Christophe, rejeté dans le fond de son compartiment, abrité derrière le rideau, regardait anxieusement le quai, où se tenait immobile un gendarme. Le chef de gare sortit de son bureau, une dépêche à la main, et se dirigea précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu'il ne s'agît de lui. Il chercha une arme. Nulle autre qu'un fort couteau à deux lames. Il l'ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne attachée sur la poitrine, avait croisé le chef et courut le long du train. Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le manche du couteau, il pensa:
—Je suis perdu!
Il était dans un tel état de surexcitation qu'il eût été capable de plonger son couteau dans la poitrine de l'homme, si celui-ci avait eu la malencontreuse idée de venir à lui et d'ouvrir son compartiment. Mais l'employé s'arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d'un voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à peine se dire qu'il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant que la frontière ne serait point passée... Le jour commençait à poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. L'ombre fantastique d'une voiture passa sur la route, avec un bruit de grelots et un œil clignotant... La figure collée contre la vitre, Christophe tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière naissante, quand le train siffla pour annoncer l'arrivée à la première station belge.
Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l'air glacé. Libre! Toute sa vie devant lui! Joie de vivre!...—Et aussitôt tomba sur lui, d'un coup, la tristesse de ce qu'il laissait, la tristesse de ce qu'il allait trouver; et la lassitude de cette nuit d'émotions le terrassa. Il s'affaissa sur la banquette. Une minute à peine le séparait de l'arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi. Secoué par le bras, Christophe s'éveilla, confus, croyant avoir dormi une heure; il descendit lourdement, se traîna à la douane; et, définitivement accepté sur le territoire étranger, n'ayant plus à se défendre, il se coucha tout de son long sur un banc de la salle d'attente, et se laissa tomber dans le sommeil, comme une masse.
Il se réveilla vers midi. Lorchen ne pouvait guère venir avant deux ou trois heures. En attendant l'arrivée des trains, il faisait les cent pas sur le quai de la petite gare. Il continua tout droit au milieu des prairies. C'était un jour gris et sans joie, qui sentait les approches de l'hiver. La lumière était endormie. Le sifflet plaintif d'un train en manœuvre rompait seul le triste silence. Christophe s'arrêta à quelques pas de la frontière, dans la campagne déserte. Devant lui une toute petite mare, une flaque d'eau très claire, où se reflétait le ciel mélancolique. Elle était close d'une palissade, et bordée de deux arbres. À droite, un peuplier, à la cime dépouillée, qui tremblait. Derrière, un grand noyer, aux branches noires et nues, comme un polype monstrueux. Des grappes de corbeaux s'y balançaient lourdement. Les dernières feuilles exsangues se détachaient d'elles-mêmes, et tombaient une à une sur l'étang immobile...
Il lui semblait qu'il avait déjà vu cela: ces deux arbres, cet étang...—Et brusquement, il eut une de ces minutes de vertige, qui s'ouvrent de loin en loin dans la plaine de la vie. Une trouée dans le Temps. On ne sait plus où on est, qui on est, dans quel siècle l'on vit, depuis combien de siècles on est ainsi. Christophe avait le sentiment que cela avait déjà été, que ce qui était maintenant n'était pas maintenant, mais dans un autre temps. Il n'était plus lui-même. Il se voyait du dehors, de très loin, comme un autre qui déjà s'était tenu debout, ici, à cette place. Il entendait une ruche de souvenirs inconnus; ses artères bruissaient:
«Ainsi... Ainsi... Ainsi...»
Le grondement des siècles...
Bien d'autres Krafft avant lui avaient subi les épreuves qu'il subissait aujourd'hui, et goûté la détresse de cette dernière heure sur la terre natale. Race toujours errante, et de partout bannie par son indépendance et son inquiétude. Race toujours en proie à un démon intérieur, qui ne lui permettait de se fixer nulle part. Race attachée pourtant au sol d'où on l'arrachait, et ne pouvant s'en déprendre...
Christophe repassait à son tour par les mêmes étapes; et ses pas retrouvaient sur le chemin les traces de ceux qui l'avaient précédé. Il regardait, les yeux pleins de larmes, se perdre dans la brume la terre de la patrie, à laquelle il fallait dire adieu... N'avait-il pas désiré ardemment la quitter?—Oui; mais à présent qu'il la quittait vraiment, il se sentait étreint d'angoisse. Il n'y a qu'un cœur de bête qui puisse se séparer sans émotion de la terre maternelle. Heureux ou malheureux, on a vécu ensemble; elle a été la compagne et la mère: on a dormi en elle, on a dormi sur elle, on en est imprégné; elle garde dans son sein le trésor de nos rêves, de notre vie passée, et la poussière sacrée de ceux que nous avons aimés. Christophe revoyait la suite de ses jours et les chères images qu'il laissait sur cette terre, ou dessous. Ses souffrances ne lui étaient pas moins chères que ses joies. Minna, Sabine, Ada, le grand-père, l'oncle Gottfried, le vieux Schulz,—tout reparut à ses yeux, en l'espace de quelques minutes. Il ne pouvait s'arracher à ses morts: (car il comptait aussi Ada parmi les morts). L'idée de sa mère, qu'il laissait, seule vivante de tous ceux qu'il aimait, au milieu de ces fantômes, lui était intolérable. Il fut sur le point de repasser la frontière, tant il se trouvait lâche d'avoir cherché la fuite. Il était décidé, si la réponse que Lorchen devait lui apporter de sa mère trahissait une douleur trop grande, à revenir coûte que coûte. Mais s'il ne recevait rien? Si Lorchen n'avait pu arriver jusqu'à Louisa, ou rapporter la réponse? Eh bien, il reviendrait.
Il retourna à la gare. Après une morne attente, le train parut enfin. Christophe guettait à une portière la figure hardie de Lorchen: car il était certain qu'elle tiendrait sa promesse; mais elle ne se montra pas. Il courut, inquiet, d'un compartiment à l'autre. Comme il se heurtait dans sa course au flot des voyageurs, il remarqua une figure, qui ne lui parut pas inconnue. C'était une petite fille de treize à quatorze ans, joufflue, courtaude, et rouge comme une pomme, avec un gros petit nez retroussé, une grande bouche, et une natte épaisse enroulée autour de la tête. En la regardant mieux, il vit qu'elle tenait à la main une vieille valise qui ressemblait à la sienne. Elle l'observait aussi, de côté, comme un moineau; et quand elle vit qu'il la regardait, elle fit quelques pas vers lui; mais elle resta plantée en face de Christophe, et le dévisagea de ses petits yeux de souris, sans dire un mot. Christophe la reconnut: c'était une petite vachère de la ferme de Lorchen. Montrant la valise, il dit:
—C'est à moi, n'est-ce pas?
La petite ne bougea pas, et répondit d'un air nigaud:
—Savoir. D'où que vous venez, d'abord?
—De Buir.
—Et qui qui vous l'envoie?
—Lorchen. Allons, donne!
La gamine tendit la valise:
—La v'là!
Et elle ajouta:
—Oh! je vous ai bien reconnu tout de suite!
—Alors, qu'est-ce que tu attendais?
—J'attendais que vous me disiez que c'était vous.
—Et Lorchen? demandait Christophe. Pourquoi n'est-elle pas venue?
La petite ne répondait pas. Christophe comprit qu'elle ne voulait rien dire, au milieu de cette foule. Ils durent passer d'abord à la visite des bagages. Quand ce fut fini, Christophe entraîna la fillette à l'extrémité du quai:
—La police est venue, raconta la gamine, à présent très loquace. Ils sont arrivés presque tout de suite après votre départ. Ils sont entrés dans les maisons, ils ont interrogé tout le monde, ils ont arrêté le grand Sami, et Christian, et le père Kaspar. Et aussi, Mélanie et Gertrude, bien qu'elles criaient qu'elles n'avaient rien fait; et elles pleuraient; et Gertrude a griffé les gendarmes. On avait beau leur dire que c'était vous qui aviez tout fait.
—Comment, moi! s'exclama Christophe.
—Bien oui, fit la petite tranquillement, ça ne faisait rien, n'est-ce pas, puisque vous étiez parti? Alors, ils vous ont cherché partout, et on a envoyé après vous, de tous les côtés.
—Et Lorchen?
—Lorchen n'était pas là. Elle est revenue plus tard, après avoir été en ville.
—Est-ce qu'elle a vu ma mère?
—Oui. Voilà la lettre. Et elle voulait venir; mais on l'a arrêtée aussi.
—Alors, comment as-tu pu?
—Voilà: elle est rentrée au village, sans que la police l'ait vue; et elle allait repartir. Mais Irmina, la sœur de Gertrude, l'a dénoncée. On est venu pour la prendre. Alors, quand elle a vu venir les gendarmes, elle est montée dans sa chambre, et elle leur a crié qu'elle descendait tout de suite, qu'elle s'habillait. Moi, j'étais dans la vigne, derrière la maison; elle m'a appelée tout bas par la fenêtre: «Lydia! Lydia!» Je suis venue; elle m'a passé votre valise et la lettre que votre mère lui avait données; et elle m'a expliqué où je vous trouverais; elle m'a dit de courir et de ne pas me laisser prendre. J'ai couru, et me voilà.
—Elle n'a rien dit de plus?
—Si. Elle m'a dit de vous remettre aussi ce fichu, pour vous montrer que je venais de sa part.
Christophe reconnut le fichu blanc, à pois rouges et fleurs brodées, que Lorchen, en le quittant, la veille, avait noué autour de sa tête. L'invraisemblance naïve du prétexte, dont elle s'était servie pour lui envoyer ce souvenir amoureux, ne le fit pas sourire.
—Maintenant, fit la petite, voilà l'autre train qui remonte. Il faut que je rentre chez nous. Bonsoir.
—Attends donc, dit Christophe. Et l'argent pour venir, comment as-tu fait?
—Lorchen me l'a donné.
—Prends tout de même, dit Christophe, lui mettant quelques pièces dans la main.
Il retint par le bras la petite qui voulait se sauver.
—Et puis,... fit-il.
Il se pencha, et l'embrassa sur les deux joues. La fillette faisait mine de protester.
—Ne te défends donc pas, dit Christophe. Ce n'est pas pour toi.
—Oh! je sais bien, fit la gamine, railleuse, c'est pour Lorchen.
Ce n'était pas seulement Lorchen, que Christophe embrassait sur les joues rebondies de la petite vachère: c'était toute son Allemagne.
La petite s'échappa, et courut vers le train qui partait. Elle resta à la portière et lui fit des signaux avec son mouchoir, jusqu'à ce qu'elle ne le vît plus. Il suivit des yeux la rustique messagère, qui venait de lui apporter, pour la dernière fois, le souffle de son pays et de ceux qu'il aimait.
Quand elle eut disparu, il se trouva tout à fait seul, cette fois, étranger sur une terre étrangère. Il tenait à la main la lettre de sa mère et le fichu amoureux. Il serra celui-ci sur sa poitrine, et il voulut ouvrir la lettre; mais sa main tremblait. Qu'allait-il lire? Quelle souffrance allait-il trouver? ... Non, il ne supporterait pas le reproche douloureux, qu'il croyait déjà entendre: il reviendrait sur ses pas.
Il déplia enfin la lettre et lut:
«Mon pauvre enfant, ne te tourmente pas de moi. Je serai sage. Le bon Dieu m'a punie. Je ne devais pas être égoïste et te garder ici. Va à Paris. Peut-être que ce sera mieux pour toi. Ne t'occupe pas de moi. Je sais me tirer d'affaire. L'essentiel, c'est que tu sois heureux. Je t'embrasse.
Maman.
«Écris-moi, quand tu pourras.»
Christophe s'assit sur sa valise, et pleura.
Le portier de la gare appelait les voyageurs pour Paris. Le train pesant arrivait avec fracas. Christophe essuya ses larmes, se leva, et se dit:
—Il le faut.
Il regarda le ciel, du côté où devait se trouver Paris. Le ciel, sombre partout, était plus sombre là. C'était comme un gouffre d'ombre. Christophe eut le cœur serré; mais il se répéta:
—Il le faut.
Il monta dans le train, et, penché à la fenêtre, il continuait de regarder l'horizon menaçant:
—Ô Paris! pensait-il, Paris! Viens à mon secours! Sauve-moi! Sauve mes pensées!
L'obscur brouillard s'épaississait. Derrière Christophe, au-dessus du pays qu'il quittait, un petit coin de ciel, bleu pâle, large comme deux yeux,—comme les yeux de Sabine,—sourit tristement au milieu des voiles lourds des nuées, et s'éteignit. Le train partit. La pluie tomba.—La nuit tomba.
LA FOIRE SUR LA PLACE
PRÉFACE A LA PREMIÈRE ÉDITION
DIALOGUE DE L'AUTEUR
AVEC SON OMBRE
MOI
Décidément, c'est une gageure, Christophe? Tu as entrepris de me brouiller avec le monde entier?
CHRISTOPHE
Ne fais donc pas l'étonné. Dès le premier instant, tu savais où je te menais.
MOI
Tu critiques trop de choses. Tu irrites tes ennemis, et tu troubles tes amis. Quand quelque chose va mal dans une maison convenable, ne sais-tu pas qu'il est de bon goût de ne pas en parler?
CHRISTOPHE
Qu'y faire? Je n'ai point de goût.
MOI
Je le sais: tu es un Huron. Maladroit! Ils te feront passer pour l'ennemi de tout le monde. Déjà, en Allemagne, tu t'es acquis la réputation d'être un anti-Allemand. Tu te feras, en France, celle d'être un anti-Français, ou—ce qui est plus grave—d'être un antisémite. Prends garde. Ne parle point des Juifs...
Ils t'ont fait trop de bien pour en dire du mal....
CHRISTOPHE
Pourquoi n'en dirais-je pas tout le bien et tout le mal que j'en pense?
MOI
Tu en dis surtout le mal.
CHRISTOPHE
Le bien viendra ensuite. Faut-il les ménager plus que les chrétiens? Si je leur fais bonne mesure, c'est qu'ils en valent la peine. Je leur dois une place d'honneur, puisqu'ils l'ont prise à la tête de notre Occident, où la lumière s'éteint. Certains d'entre eux menacent de mort notre civilisation. Mais je n'ignore pas que d'autres, parmi eux, sont une de nos richesses d'action et de pensée. Je sais ce qu'il y a encore de grandeur dans leur race. Je sais toutes les puissances de dévouement, tout le désintéressement orgueilleux, tout l'amour et le désir du mieux, l'énergie inlassable, le travail opiniâtre et obscur de milliers d'entre eux. Je sais qu'il y a en eux un Dieu. Et c'est pour cela que j'en veux à ceux qui l'ont renié, à ceux qui, pour un succès dégradant et pour un vil bonheur, trahissent les destinées de leur peuple. Les combattre, c'est prendre le parti de leur peuple contre eux, de même qu'en attaquant les Français corrompus, c'est la France que je défends.
MOI
Mon garçon, tu te mêles de ce qui ne te regarde pas. Souviens-toi de la femme de Sganarelle, qui veut être rossée. «Entre l'arbre et le doigt...» Les affaires d'Israël ne sont pas les nôtres. Et quant à celles de la France, la France est comme Martine, elle consent à être battue; mais elle n'admet point qu'on lui dise qu'elle l'est.
CHRISTOPHE
Il faut pourtant lui dire la vérité, et d'autant plus qu'on l'aime. Qui la dira, si ce n'est moi?—Ce ne sera pas toi. Vous êtes tous liés entre vous par des relations de société, des égards y des scrupules. Moi, je n'ai pas de liens, je ne suis pas de votre monde. Je n'ai jamais fait partie d'aucune de vos coteries, d'aucune de vos querelles. Je ne suis pas forcé de faire chorus avec vous, ou d'être complice de votre silence.
MOI
Tu es un étranger.
CHRISTOPHE
Oui, l'on dira, n'est-ce pas? qu'un musicien allemand n'a pas le droit de vous juger et ne saurait vous comprendre?—Bon, je me trompe peut-être. Mais du moins, je vous dirai ce que pensent de vous certains grands étrangers, que tu connais comme moi,—des plus grands parmi nos amis morts, et parmi les vivants.—S'ils se trompent, leurs pensées valent pourtant la peine d'être connues; et elles peuvent vous servir. Cela vaudra toujours mieux pour vous que de vous persuader, comme vous le faites, que tout le monde vous admire, et de vous admirer vous-mêmes,—ou de vous dénigrer,—alternativement. À quoi sert de crier, par accès périodiques, comme c'est la mode chez vous, que vous êtes le plus grand peuple du monde,—et puis, que la décadence des races latines est irrémédiable,—que toutes les grandes idées viennent de France,—et puis, que vous n'êtes plus bons qu'à amuser l'Europe? Il s'agit de ne pas vous fermer les yeux sur le mal qui vous ronge, et de ne pas être accablés, mais exaltés au contraire par le sentiment de la bataille à livrer pour la vie et l'honneur de votre race. Qui a senti l'âme chevillée au corps de cette race qui ne veut pas mourir, peut et doit hardiment mettre à nu ses vices et ses ridicules, afin de les combattre,—afin de combattre surtout ceux qui les exploitent et qui en vivent.
MOI
Ne touche pas à la France, même pour la défendre. Tu troubles les braves gens.
CHRISTOPHE
Les braves gens,—sans doute!—les braves gens, à qui cela fait de la peine qu'on ne trouve pas tout très bien, qu'on leur montre tant de choses tristes et laides! Eux-mêmes sont exploités; mais ils n'en veulent pas convenir. Ils ont tant de chagrin de constater le mal chez les autres qu'ils aiment encore mieux être victimes. Ils veulent qu'on leur répète, au moins une fois par jour, que tout est pour le mieux dans la meilleure des nations et que
«...tu resteras, ô France, la première...»
Après quoi, les braves gens rassurés se remettent à dormir,—et les autres à faire leurs affaires... Bonnes et excellentes gens! Je leur ai fait de la peine. Je leur en ferai bien davantage. Je leur demande pardon... Mais s'ils ne veulent pas qu'on les aide contre ceux qui les oppriment, qu'ils pensent que d'autres sont opprimés comme eux et n'ont pas leur résignation, ni leur puissance d'illusion,—d'autres, que cette résignation et cette puissance d'illusion livrent aux oppresseurs. Comme ils souffrent, ceux-là! Souviens-toi! Combien nous avons souffert! Et tant d'autres avec nous, quand nous voyions s'amasser, chaque jour, une atmosphère plus lourde, un art corrompu, une politique immorale et cynique, une pensée veule s'abandonnant au souffle du néant, avec un rire satisfait... Nous étions là, angoissés, nous serrant l'un contre l'autre... Ah! nous avons passé de dures années ensemble. Ils ne s'en doutent pas, nos maîtres, des affres où notre jeunesse s'est débattue sous leur ombre!... Nous avons résisté. Nous nous sommes sauvés... Et nous ne sauverions pas les autres! Nous les laisserions se traîner à leur tour dans les mêmes douleurs, sans leur tendre la main! Non, leur sort et le nôtre sont liés. Nous sommes des milliers d'hommes en France, qui pensons ce que je dis tout haut. J'ai conscience de parler pour eux. Bientôt, je parlerai d'eux. J'ai hâte de montrer la vraie France, la France opprimée, la France profonde;—juifs, chrétiens, âmes libres, de toute foi, de tout sang.—Mais pour arriver à elle, il faut d'abord faire une trouée à travers ceux qui gardent la porte de la maison. Puisse la belle captive secouer son apathie et renverser enfin les murs de sa prison! Elle ne connaît pas sa force et la médiocrité de ses adversaires.
MOI
Tu as raison, mon âme. Mais, quoi que tu fasses, prends garde de haïr.
CHRISTOPHE
Je n'ai aucune haine. Même quand je pense aux plus méchants des hommes, je sais bien qu'ils sont des hommes, qui souffrent comme nous, et qui mourront, un jour. Mais je dois les combattre.
MOI
Lutter, c'est faire le mal, même pour faire le bien. La peine qu'on risque de faire à un seul être vivant vaut-elle le bien qu'on se promet défaire à ces belles idoles: «l'art»—ou «l'humanité»?
CHRISTOPHE
Si tu penses ainsi, renonce à l'art, et renonce à moi-même.
MOI
Non, ne me laisse pas! Que deviendrais-je, sans toi?—Mais quand viendra la paix?
CHRISTOPHE
Quand tu l'auras gagnée. Bientôt... Bientôt... Regarde déjà passer au-dessus de nos têtes l'hirondelle du printemps.
MOI
CHRISTOPHE
Ne rêve point, donne-moi la main, viens.
MOI
Il faut bien que je te suive, mon ombre.
CHRISTOPHE
Lequel de nous deux est l'ombre de l'autre?
MOI
Comme tu as grandi! Je ne te reconnais plus.
CHRISTOPHE
C'est le soleil qui descend.
MOI
Je l'aimais mieux enfant.
CHRISTOPHE
Allons! nous n'avons plus que quelques heures de jour.
R. R.
Mars 1908.
PREMIÈRE PARTIE
Le désordre dans l'ordre. Des employés de chemin de fer débraillés et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout en s'y soumettant.—Christophe était en France.
Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l'interminable plaine ensevelie dans l'ombre. Les trains que l'on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l'air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.
Une heure avant l'arrivée, Christophe était prêt à descendre: il avait enfoncé son chapeau sur sa tête; il s'était boutonné jusqu'au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était plein; il s'était levé et rassis vingt fois; il avait vingt fois déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au filet, pour l'agacement de ses voisins, qu'avec sa maladresse il heurtait, à chaque fois.
Au moment d'entrer en gare, le train s'arrêta en pleine nuit. Christophe s'écrasait la figure contre les vitres, et tâchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quêtant un regard qui lui permît d'engager la conversation, de demander où l'on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l'air renfrognés et ennuyés; aucun ne faisait un mouvement pour s'expliquer l'arrêt. Christophe était surpris de cette inertie: ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu'il imaginait! Il finit par s'asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant à chaque cahot du train, et il s'assoupissait à son tour, quand il fut réveillé par le bruit des portières qu'on ouvrait... Paris!... Ses voisins descendaient.
Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s'offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.
Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu'il allait choisir, et de l'embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d'une chambre. Ce n'étaient pas les hôtels qui manquaient: ils bloquaient la gare, de tous côtés; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant: aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin, dans une rue latérale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s'intitulait Hôtel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une table; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à son jargon; mais il jugea du premier coup d'œil l'Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s'évertuait à lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d'un lieu, où ne parvenait aucun des bruits du dehors; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie à Paris, l'épaule cassée par sa charge, accepta tout: il avait hâte d'être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le saisit; et pour ne pas s'abandonner à la tristesse qui montait en lui, il se hâta de ressortir, après s'être trempé la tête dans l'eau poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s'efforçait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.
Il descendit dans la rue. Le brouillard d'octobre était épais et piquant; il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait point à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s'éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe. Il s'arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui marchaient derrière lui, emporté par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n'avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu'il rencontrait à chaque pas l'intimidaient et le dégoûtaient, à cause de la foule qui y était entassée. Il s'adressa à un sergent de ville. Mais il était si lent à trouver ses mots que l'autre ne se donna même pas la peine de l'écouter jusqu'au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il s'arrêta machinalement comme eux. C'était un magasin de photographies et de cartes postales: elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, de jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras, avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s'éloigna, rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l'horrible dégoût qui l'étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu'on approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc; le cocher le roua de coups pour le faire relever; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s'agitait et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d'eau qui fait déborder l'âme. Les convulsions de cet être misérable sous les regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d'êtres,—la répulsion que depuis une heure il s'efforçait d'étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence qu'il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon au visage convulsé de douleur. Il marchait, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s'arrêtait pour le suivre des yeux, un instant; et, s'il eût été capable de lire dans l'âme de cette foule qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns,—mêlée sans doute à un peu d'ironie parisienne—une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien: ses pleurs l'aveuglaient.
Il se trouva sur une place, près d'une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l'eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder; il ne pensait même plus à manger: il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût; un rien eût suffi pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu:—il avait oublié jusqu'au nom de la rue où il habitait.
Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur et le corps courbaturés, il s'affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s'arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fiévreuse, d'où il s'éveillait à chaque minute, avec l'illusion d'avoir dormi des heures. La chambre était étouffante; il brûlait des pieds à la tête; il avait une soif horrible; il était en proie à des cauchemars stupides, qui continuaient de s'accrocher à lui, même quand il avait les yeux ouverts; des angoisses aiguës le pénétraient comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s'éveilla, pris d'un désespoir si atroce qu'il en aurait hurlé; il s'enfonça les draps dans la bouche, pour qu'on ne l'entendît pas: il se sentait devenir fou. Il s'assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son linge. Christophe n'avait jamais beaucoup lu ce livre; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette Bible avait appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie: naissances, mariages, morts. Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre; le livre était rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de son lit; il la prenait pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plutôt qu'il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu'à l'heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père. Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul, avec lui.
Il l'ouvrit aux plus sombres passages:
La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses jours sont comme les jours d'un mercenaire...
Si je me couche, je dis: Quand me lèverai-je? Et, étant levé, j'attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur jusqu'à la nuit...
Quand je dis: Mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, alors tu m'épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions...
Jusqu'à quand ne m'épargneras-tu point? Ne me donneras-tu point quelque relâche, pour que je puisse respirer? Ai-je péché? Que t'ai-je fait, ô gardien des hommes?...
Tout revient au même: Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant...
Qu'Il me tue! Je ne laisserai pas d'espérer en Lui...
Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui détruit irrémédiablement l'âme, c'est la médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe était ranimé par l'âpre souffle qui montait du vieux livre: le vent du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d'un trait jusqu'au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l'ignominie de sa chambre; il sentit sa misère et son isolement; mais il les regarda en face. Le découragement était parti; il ne lui restait plus qu'une virile mélancolie. Il redit la parole de Job:
Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d'espérer en Lui...
Il se leva, et commença le combat, avec tranquillité.
Il décida, le matin même, de faire les premières démarches. Il connaissait deux seules personnes à Paris, deux jeunes gens de son pays: son ancien ami, Otto Diener, qui était associé à un oncle, marchand de draps, dans le quartier du Mail; et un petit juif de Mayence, Sylvain Kohn, qui devait être employé dans une grande maison de librairie, dont il n'avait pas l'adresse.
Il avait été très intime avec Diener, vers quatorze ou quinze ans[3]. Il avait eu pour lui une de ces amitiés d'enfance, qui devancent l'amour, et qui sont déjà de l'amour. Diener aussi l'avait aimé. Ce gros garçon timide et compassé avait été séduit par la fougueuse indépendance de Christophe; il s'était évertué à l'imiter, d'une façon ridicule: ce qui irritait Christophe et le flattait. Alors ils faisaient des projets qui bouleversaient le monde. Puis Diener avait voyagé, pour son éducation commerciale, et ils ne s'étaient plus revus; mais Christophe avait de ses nouvelles par les gens du pays, avec qui Diener était resté en relations régulières.
Quant à Sylvain Kohn, ses rapports avec Christophe avaient eu un autre caractère. Ils s'étaient connus, tout gamins, à l'école, où le petit singe avait joué des tours à Christophe, qui l'étrillait en échange, quand il voyait le piège où il était tombé. Kohn ne se défendait pas; il se laissait rouler, et frotter la figure dans la poussière, en pleurnichant; mais il recommençait aussitôt après, avec une malice inlassable,—jusqu'au jour où il prit peur, Christophe l'ayant menacé sérieusement de le tuer.
Christophe sortit de bonne heure. Il s'arrêta en route, pour déjeuner à un café. Il s'obligeait, malgré son amour-propre, à ne perdre aucune occasion de parler en français. Puisqu'il devait vivre à Paris, peut-être des années, il lui fallait s'adapter le plus vite possible aux conditions de la vie, et vaincre ses répugnances. Il s'imposa donc de ne pas prendre garde, bien qu'il en souffrît cruellement, à l'air goguenard du garçon, qui écoutait son charabia; et sans se décourager, il bâtissait pesamment des phrases informes, qu'il répétait avec ténacité, jusqu'à ce qu'il fût compris.
Il se mit à la recherche de Diener. Suivant son habitude, quand il avait une idée en tête, il ne voyait rien autour de lui. Paris lui faisait, dans cette première promenade, l'impression d'une ville vieille et mal tenue. Christophe était habitué à ses villes du nouvel Empire allemand, à la fois très vieilles et très jeunes, où l'on sent monter l'orgueil d'une force nouvelle: et il était désagréablement surpris par les rues éventrées, les chaussées boueuses, la bousculade des gens, le désordre des voitures,—des véhicules de toute sorte, de toute forme: de vénérables omnibus à chevaux, des tramways à vapeur, à électricité, et de tous les systèmes,—des baraques sur les trottoirs, des manèges de chevaux de bois (ou plutôt de monstres, de gargouilles), sur les places encombrées de statues en redingote: je ne sais quelle pouillasserie de ville du moyen âge, initiée aux bienfaits du suffrage universel, mais qui ne peut se défaire de son vieux fond truand. Le brouillard de la veille s'était changé en une petite pluie pénétrante. Dans beaucoup de boutiques, le gaz était allumé, bien qu'il fût plus de dix heures.
Christophe arriva, non sans avoir erré dans le dédale de rues qui avoisinent la place des Victoires, au magasin qu'il cherchait, rue de la Banque. En entrant, il crut voir, au fond de la boutique longue et obscure, Diener occupé à ranger des ballots, au milieu d'employés. Mais il était un peu myope et se défiait de ses yeux, bien que leur intuition le trompât rarement. Il y eut un remue-ménage parmi les gens du fond, quand Christophe eut dit son nom au commis qui le recevait; et, après un conciliabule, un jeune homme se détacha du groupe, et dit en allemand:
—Monsieur Diener est sorti.
—Sorti? Pour longtemps?
—Je crois. Il vient de sortir.
Christophe réfléchit un instant; puis il dit:
—Très bien. J'attendrai.
L'employé, surpris, se hâta d'ajouter:
—C'est qu'il ne rentrera peut-être pas avant deux ou trois heures.
—Oh! cela ne fait rien, répondit Christophe avec placidité. Je n'ai rien à faire à Paris. Je puis attendre, tout le jour, s'il le faut.
Le jeune homme le regarda avec stupéfaction, croyant qu'il plaisantait. Mais Christophe ne songeait déjà plus à lui. Il s'était assis tranquillement dans un coin, le dos tourné à la rue; et il semblait prêt à y camper.
Le commis retourna au fond du magasin, et chuchota avec ses collègues; ils cherchaient, avec une consternation comique, un moyen de se débarrasser de l'importun.
Après quelques minutes d'incertitude, la porte du bureau s'ouvrit. Monsieur Diener parut. Il avait une large figure rouge, balafrée sur la joue et le menton d'une cicatrice violette, la moustache blonde, les cheveux aplatis, avec une raie sur le côté, un lorgnon d'or, des boutons d'or à son plastron de chemise, et des bagues à ses gros doigts. Il tenait son chapeau et son parapluie. Il vint à Christophe, d'un air dégagé. Christophe, qui rêvassait sur sa chaise, eut un sursaut d'étonnement. Il saisit les mains de Diener, et s'exclama, avec une cordialité bruyante, qui fit rire sous cape les employés et rougir Diener. Le majestueux personnage avait ses raisons pour ne pas vouloir reprendre avec Christophe ses relations d'autrefois; et il s'était promis de le tenir à distance, dès le premier abord, par ses manières imposantes. Mais à peine retrouvait-il le regard de Christophe, qu'il se sentait de nouveau un petit garçon en sa présence; il en était furieux et honteux. Il bredouilla précipitamment:
—Dans mon cabinet... Nous serons mieux pour causer.
Christophe reconnut sa prudence habituelle.
Mais, dans le cabinet, dont la porte fut soigneusement refermée, Diener ne s'empressait pas de lui offrir une chaise. Il restait debout, expliquant, avec une lourde maladresse:
—Bien content... J'allais sortir... On croyait que j'étais sorti... Mais il faut que je sorte... Je n'ai qu'une minute... Un rendez-vous urgent...
Christophe comprit que l'employé lui avait menti tout à l'heure, et que le mensonge était convenu avec Diener, pour le mettre à la porte. Le sang lui monta à la tête; mais il se contint, et dit sèchement:
—Rien ne presse.
Diener en eut un haut-le-corps. Il était révolté d'un tel sans-gêne.
—Comment! rien ne presse! dit-il. Une affaire...
Christophe le regarda en face:
—Non.
Le gros garçon baissa les yeux. Il haïssait Christophe, de se sentir si lâche devant lui. Il balbutia avec dépit. Christophe l'interrompit:
—Voici, dit-il. Tu sais...
(Ce tutoiement blessait Diener, qui s'était vainement efforcé, dès les premiers mots, d'établir entre Christophe et lui la barrière du: vous.)
—... Tu sais pourquoi je suis ici?
—Oui, je sais, dit Diener.
(Il avait été informé par ses correspondants de l'algarade de Christophe, et des poursuites dirigées contre lui.)
—Alors, reprit Christophe, tu sais que je ne suis pas ici pour mon plaisir. J'ai dû fuir. Je n'ai rien. Il faut que je vive.
Diener attendait la demande. Il la reçut, avec un mélange de satisfaction—(car elle lui permettait de reprendre sa supériorité sur Christophe)—et de gêne—(car il n'osait pas lui faire sentir cette supériorité, comme il l'eût voulu.)
—Ah! fit-il avec importance, c'est bien fâcheux, bien fâcheux. La vie est difficile ici. Tout est cher. Nous avons des frais énormes. Et tous ces employés...
Christophe l'interrompit avec mépris:
—Je ne te demande pas d'argent.
Diener fut décontenancé. Christophe continua:
—Tes affaires vont bien? Tu as une belle clientèle?
—Oui, oui, pas mal, Dieu merci... dit prudemment Diener. (Il se méfiait.)
Christophe lui lança un regard furieux, et reprit:
—Tu connais beaucoup de monde dans la colonie allemande?
—Oui.
—Eh bien, parle de moi. Ils doivent être musiciens. Ils ont des enfants. Je donnerai des leçons.
Diener prit un air embarrassé.
—Qu'est-ce encore? fit Christophe. Est-ce que tu doutes par hasard que j'en sache assez pour un pareil métier?
Il demandait un service, comme si c'était lui qui le rendait. Diener, qui n'eût jamais rien fait pour Christophe que pour avoir le plaisir de le sentir son obligé, était bien résolu à ne pas remuer un doigt pour lui.
—Tu en sais mille fois plus qu'il n'en faut... Seulement...
—Eh bien?
—Eh bien, c'est difficile, très difficile, vois-tu, à cause de ta situation.
—Ma situation?
—Oui... Enfin, cette affaire, ce procès... Si cela venait à se savoir... C'est difficile pour moi. Cela peut me faire beaucoup de tort.
Il s'arrêta, voyant le visage de Christophe se décomposer de colère; et il se hâta d'ajouter:
—Ce n'est pas pour moi... Je n'ai pas peur... Ah! si j'étais seul!... C'est mon oncle... Tu sais, la maison est à lui, je ne peux rien sans lui...
De plus en plus effrayé par la figure de Christophe et par l'explosion qui se préparait, il dit précipitamment—(il n'était pas mauvais an fond; l'avarice et la vanité luttaient en lui: il eût voulu obliger Christophe, mais à bon compte):
—Veux-tu cinquante francs?
Christophe devint cramoisi. Il marcha vers Diener, d'une telle façon que celui-ci recula en toute hâte jusqu'à la porte, qu'il ouvrit, prêt à appeler. Mais Christophe se contenta d'approcher de lui sa tête congestionnée:
—Cochon! dit-il, d'une voix retentissante.
Il le repoussa du chemin, et sortit, au milieu des employés. Sur le seuil, il cracha de dégoût.
Il marchait à grands pas dans la rue. Il était ivre de colère. La pluie le dégrisa. Où allait-il? Il ne savait. Il ne connaissait personne. Il s'arrêta, pour réfléchir, devant une librairie, et il regardait, sans voir, les livres à l'étalage. Sur une couverture, un nom d'éditeur le frappa. Il se demanda pourquoi. Il se rappela, après un instant, que c'était le nom de la maison où était employé Sylvain Kohn. Il prit note de l'adresse... Que lui importait? Il n'irait certainement pas... Pourquoi n'irait-il pas?... Si ce gueux de Diener, qui avait été son ami, le recevait ainsi, qu'avait-il à attendre d'un drôle qu'il avait traité sans ménagement et qui devait le haïr? D'inutiles humiliations? Son sang se révoltait.—Mais un fond de pessimisme natif, qui lui venait peut-être de son éducation chrétienne, le poussait à éprouver jusqu'au bout la vilenie des gens.
—Je n'ai pas le droit de faire des façons. Il faut avoir tout tenté, avant de crever.
Une voix ajoutait en lui:
—Et je ne crèverai pas.
Il s'assura de nouveau de l'adresse, et il alla chez Kohn. Il était décidé à lui casser la figure, à la première impertinence.
La maison d'édition se trouvait dans le quartier de la Madeleine. Christophe monta à un salon du premier étage, et demanda Sylvain Kohn. Un employé à livrée lui répondit «qu'il ne connaissait pas». Christophe, étonné, crut qu'il prononçait mal, et il répéta sa question; mais l'employé, après avoir écouté attentivement, affirma qu'il n'y avait personne de ce nom dans la maison. Tout décontenancé, Christophe s'excusait, et il allait sortir, quand au fond d'un corridor une porte s'ouvrit; et il vit Kohn lui-même, qui reconduisait une dame. Sous le coup de l'affront qu'il venait de subir de Diener, il était disposé à croire en ce moment que tout le monde se moquait de lui. Sa première pensée fut donc que Kohn l'avait vu venir, et qu'il avait donné l'ordre au garçon de dire qu'il n'était pas là. Une telle impudence le suffoqua. Il partait, indigné, lorsqu'il s'entendit appeler. Kohn, de ses yeux perçants, l'avait reconnu de loin; et il courait à lui, le sourire aux lèvres, les mains tendues, avec toutes les marques d'une joie exagérée.
Sylvain Kohn était petit, trapu, la face entièrement rasée, à l'américaine, le teint trop rouge, les cheveux trop noirs, une figure large et massive, aux traits gras, les yeux petits, plissés, fureteurs, la bouche un peu de travers, un sourire lourd et malin. Il était mis avec une élégance, qui cherchait à dissimuler les défectuosités de sa taille, ses épaules hautes et la largeur de ses hanches. C'était là l'unique chose qui chagrinât son amour-propre; il eût accepté de bon cœur quelques coups de pied au derrière pour avoir deux ou trois pouces de plus et la taille mieux prise. Pour le reste, il était fort satisfait de lui; il se croyait irrésistible. Le plus fort est qu'il l'était. Ce petit juif allemand, ce lourdaud, s'était fait le chroniqueur et l'arbitre des élégances parisiennes. Il écrivait de fades courriers mondains, d'un raffinement compliqué. Il était le champion du beau style français, de l'élégance française, de la galanterie française, de l'esprit français,—Régence, talon rouge, Lauzun. On se moquait de lui; mais cela ne l'empêchait point de réussir. Ceux qui disent que le ridicule tue à Paris ne connaissent point Paris: bien loin d'en mourir, il y a des gens qui en vivent; à Paris, le ridicule mène à tout, même à la gloire, même aux bonnes fortunes. Sylvain Kohn n'en était plus à compter les déclarations que lui valaient, chaque jour, ses marivaudages francfortois.
Il parlait, avec un accent lourd et une voix de tête.
—Ah! voilà une surprise! criait-il gaiement, en secouant la main de Christophe dans ses mains boudinées, aux doigts courts, qui semblaient tassés dans une peau trop étroite. Il ne pouvait se décider à lâcher Christophe. On eût dit qu'il retrouvait son meilleur ami. Christophe, interloqué, se demandait si Kohn se moquait de lui. Mais Kohn ne se moquait pas. Ou bien, s'il se moquait, ce n'était pas plus qu'à l'ordinaire. Kohn n'avait pas de rancune: il était trop intelligent pour cela. Il y avait beau temps qu'il avait oublié les mauvais traitements de Christophe; et, s'il s'en était souvenu, il ne s'en fût guère soucié. Il était ravi de cette occasion de se faire voir à un ancien camarade, dans l'importance de ses fonctions nouvelles et l'élégance de ses manières parisiennes. Il ne mentait pas, en disant sa surprise: la dernière chose du monde à laquelle il se fût attendu était bien une visite de Christophe; et s'il était trop avisé pour ne pas savoir d'avance qu'elle avait un but intéressé, il était des mieux disposés à l'accueillir, par ce seul fait qu'elle était un hommage rendu à son pouvoir.
—Et vous venez du pays? Comment va la maman? demandait-il, avec une familiarité qui, en un autre jour, eût choqué Christophe, mais qui lui faisait du bien, maintenant, dans cette ville étrangère.
—Mais comment se fait-il, demanda Christophe, encore un peu soupçonneux, qu'on m'ait répondu tout à l'heure que Monsieur Kohn n'était pas là?
—Monsieur Kohn n'est pas là, dit Sylvain Kohn, en riant. Je ne me nomme plus Kohn. Je m'appelle Hamilton.
Il s'interrompit.
—Pardon, fit-il.
Il alla serrer la main à une dame qui passait, et grimaça des sourires. Puis il revint. Il expliqua que c'était une femme de lettres, célèbre par des romans d'une volupté brûlante. La moderne Sapho avait une décoration violette à son corsage, des formes plantureuses, et des cheveux blond ardent sur une figure réjouie et plâtrée; elle disait des choses prétentieuses, d'une voix mâle, qui avait un accent franc-comtois.
Kohn se remit à questionner Christophe. Il s'informait de tous les gens du pays, demandait ce qu'était devenu celui-ci, celui-là, mettant une coquetterie à montrer qu'il se souvenait de tous. Christophe avait oublié son antipathie; il répondait, avec une cordialité reconnaissante, donnant une foule de détails, qui étaient absolument indifférents à Kohn, et qu'il interrompit de nouveau.
—Pardon, fit-il encore.
Et il alla saluer une autre visiteuse.
—Ah! ça, demanda Christophe, il n'y a donc que les femmes qui écrivent en France?
Kohn se mit à rire, et dit avec fatuité:
—La France est femme, mon cher. Si vous voulez arriver, faites-en votre profit.
Christophe n'écouta point l'explication, et continua les siennes. Kohn, pour y mettre fin, demanda:
—Mais comment diable êtes-vous ici?
Voilà! pensa Christophe. Il ne savait rien. C'est pourquoi il était si aimable. Tout va changer, quand il saura.
Il mit un point d'honneur à conter tout ce qui pouvait le compromettre: la rixe avec les soldats, les poursuites contre lui, sa fuite du pays.
Kohn se tordit de rire:
—Bravo! criait-il, bravo! Ah! la bonne histoire!
Il lui serra la main chaleureusement. Il était enchanté de tout pied de nez à l'autorité; et celui-ci l'amusait d'autant plus qu'il connaissait les héros de l'histoire: le côté comique lui en apparaissait.
—Écoutez, continua-t-il. Il est midi passé. Faites-moi le plaisir... Déjeunez avec moi.
Christophe accepta avec reconnaissance. Il pensait:
—C'est un brave homme, décidément. Je me suis trompé.
Ils sortirent ensemble. Chemin faisant, Christophe hasarda sa requête:
—Vous voyez maintenant quelle est ma situation. Je suis venu ici chercher du travail, des leçons de musique, en attendant que je me sois fait connaître. Pourriez-vous me recommander?
—Comment donc! fit Kohn. À qui vous voudrez. Je connais tout le monde ici. Tout à votre service.
Il était heureux de faire montre de son crédit.
Christophe se confondait en remerciements. Il se sentait le cœur déchargé d'un grand poids.
À table, il dévora, de l'appétit d'un homme qui ne s'était pas repu depuis deux jours. Il s'était noué sa serviette autour du cou, et mangeait avec son couteau. Kohn-Hamilton était horriblement choqué par sa voracité et ses manières paysannes. Il ne fut pas moins blessé du peu d'attention que son convive prêtait à ses vantardises. Il voulait l'éblouir par le récit de ses belles relations et de ses bonnes fortunes; mais c'était peine perdue: Christophe n'écoutait pas, il interrompait sans façons. Sa langue se déliait; il devenait familier. Il avait le cœur gonflé de gratitude, et il assommait Kohn, en lui confiant naïvement ses projets d'avenir. Surtout, il l'exaspérait par son insistance à lui prendre la main par-dessus la table et à la presser avec effusion. Et il mit le comble à son irritation, en voulant à la fin trinquer, à la mode allemande, et boire, avec des paroles sentimentales, à ceux qui étaient là-bas et au Vater Rhein. Kohn vit, avec épouvante, le moment où il allait chanter. Les voisins de table les regardaient ironiquement. Kohn prétexta des occupations urgentes, et se leva. Christophe s'accrochait à lui; il voulait savoir quand il pourrait avoir une recommandation, se présenter chez quelqu'un, commencer ses leçons.
—Je vais m'en occuper. Aujourd'hui. Ce soir même, promettait Kohn. J'en parlerai tout à l'heure. Vous pouvez être tranquille.
Christophe insistait.
—Quand saurai-je?
—Demain... Demain... ou après-demain.
—Très bien. Je reviendrai demain.
—Non, non, se hâta de dire Kohn. Je vous le ferai savoir. Ne vous dérangez pas.
—Oh! cela ne me dérange pas. Au contraire! N'est-ce pas? Je n'ai rien d'autre à faire à Paris, en attendant.
—Diable! pensa Kohn... Non, reprit-il tout haut, j'aime mieux vous écrire. Vous ne me trouveriez pas, ces jours-ci. Donnez-moi votre adresse.
Christophe la lui dicta.
—Parfait. Je vous écrirai demain.
—Demain?
—Demain. Vous pouvez y compter.
Il se dégagea des poignées de main de Christophe, et il se sauva.
—Ouf! pensait-il. Voilà un raseur!
Il avertit, en rentrant, le garçon de bureau qu'il ne serait pas là, quand «l'Allemand» viendrait le voir.—Dix minutes après, il l'avait oublié.
Christophe revint à son taudis. Il était attendri.
—Le bon garçon! pensait-il. Comme j'ai été injuste envers lui! Et il ne m'en veut pas!
Ce remords lui pesait; il fut sur le point d'écrire à Kohn combien il était peiné de l'avoir mal jugé autrefois, et qu'il lui demandait pardon du tort qu'il lui avait fait. Il avait les larmes aux yeux, en y pensant. Mais il lui était moins aisé d'écrire une lettre qu'une partition; et après avoir pesté dix fois contre l'encre et la plume de l'hôtel, qui en effet étaient ignobles, après avoir barbouillé, raturé, déchiré quatre ou cinq feuilles de papier, il s'impatienta et envoya tout promener.
Le reste de la journée fut long à passer; mais Christophe était si fatigué par sa mauvaise nuit et par les courses du matin qu'il finit par s'assoupir sur sa chaise. Il ne sortit de sa torpeur, vers le soir, que pour se coucher; et il dormit douze heures de suite, sans s'arrêter.
Le lendemain, dès huit heures, il commença d'attendre la réponse promise. Il ne doutait pas de l'exactitude de Kohn. Il ne bougea point de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l'hôtel, avant de se rendre au bureau. Pour ne pas s'éloigner, vers midi, il se fit monter son déjeuner de la gargote d'en bas. Puis, il attendit de nouveau, sûr que Kohn viendrait, au sortir du restaurant. Il marchait dans sa chambre, s'asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte, quand il entendait monter des pas dans l'escalier. Il n'avait aucun désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui pensait aussi à lui, en ce moment,—qui seule pensait à lui. Il se sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l'avoir quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond amour, il ne leur serait pas venu à l'idée, ni à l'un ni à l'autre, de s'écrire pour se dire simplement qu'ils s'aimaient: une lettre était faite pour dire des choses précises.
—Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait. Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris remplissait le silence; la maison trépidait.
—La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.
Une journée recommença, semblable à la précédente.
Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n'avait envie de rien voir: nulle curiosité; il était trop préoccupé de sa vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres; et les souvenirs du passé, les monuments d'une ville, le laissaient indifférent. À peine dehors, il s'ennuya tellement que, quoiqu'il eût décidé de ne pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d'une traite.
Le garçon, qui avait le mot d'ordre, dit que M. Hamilton était parti de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il demanda en bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L'employé répondit, au hasard:
—Dans une dizaine de jours.
Christophe s'en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il s'aperçut avec terreur que ses petites économies,—le peu d'argent que sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au fond de sa valise,—diminuaient rapidement. Il se soumit à un régime sévère. Il descendait seulement, vers le soir pour dîner, dans le cabaret d'en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous le nom du «Prussien», ou de «Choucroute».—Il écrivit, au prix de pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français, dont le nom lui était vaguement connu. Un d'eux était mort depuis dix ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience. L'orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont habituelles en allemand. Il adressait l'épître: «Au Palais de l'Académie de France.»—Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes avec ses amis.
Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait. Kohn fit la grimace, en se voyant pincé; mais Christophe était si heureux qu'il ne s'en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains, suivant son habitude agaçante, et il demandait, joyeux:
—Vous étiez en voyage? Vous avez fait bon voyage?
Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua:
—Je suis venu, vous savez... On vous a dit, n'est-ce pas?... Eh bien, quoi de nouveau? Vous avez parlé de moi? Qu'est-ce qu'on a répondu?
Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses manières guindées: ce n'était plus le même homme.
—J'ai parlé de vous, dit Kohn; mais je ne sais rien encore; je n'ai pas eu le temps. J'ai été très pris, depuis que je vous ai vu. Des affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j'en viendrai à bout. C'est écrasant. Je finirai par tomber malade.
—Est-ce que vous ne vous sentez pas bien? demanda Christophe, d'un ton de sollicitude inquiète.
Kohn lui jeta un coup d'œil narquois, et répondit:
—Pas bien du tout. Je ne sais ce que j'ai, depuis quelques jours. Je me sens très souffrant.
—Ah! mon Dieu! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous bien! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné encore cette peine de plus! Il fallait me le dire. Qu'est-ce que vous sentez, au juste?
Il prenait tellement au sérieux les mauvaises raisons de l'autre que Kohn, gagné par une douce hilarité qu'il cachait de son mieux, fut désarmé par cette candeur comique. L'ironie est un plaisir si cher aux Juifs—(et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce point)—qu'ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour les ennemis même, qui leur offrent une occasion de l'exercer à leurs dépens. D'ailleurs, Kohn ne laissait pas d'être touché par l'intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé à lui rendre service.
—Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous des travaux d'édition musicale?
Christophe accepta avec empressement.
—J'ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d'une grande maison d'éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous présenter; vous verrez ce qu'il y aura à faire. Moi, vous savez, je n'y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n'aurez pas de peine à vous entendre.
Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n'était pas fâché de se débarrasser de Christophe, tout en l'obligeant.
Le lendemain, Christophe vint prendre Kohn à son bureau. Il avait, sur son conseil, emporté quelques compositions pour les montrer à Hecht. Ils trouvèrent celui-ci à son magasin de musique, près de l'Opéra. Hecht ne se dérangea pas, à leur entrée; il tendit froidement deux doigts à la poignée de main de Kohn, ne répondit pas au salut cérémonieux de Christophe, et, sur la demande de Kohn, il passa avec eux dans une pièce voisine. Il ne leur offrit pas de s'asseoir. Il resta adossé à la cheminée sans feu, les yeux fixés au mur.
Daniel Hecht était un homme d'une quarantaine d'années, grand, froid, correctement mis, un type phénicien très marqué, l'air intelligent et désagréable, figure renfrognée, poil noir, barbe de roi assyrien, longue et carrée. Il ne regardait presque jamais en face, et il avait une façon de parler glaciale et brutale, qui frappait comme une insulte, même quand il disait bonjour. Cette insolence était plus apparente que réelle. Sans doute, elle répondait à une disposition méprisante de son caractère; mais elle tenait encore plus à ce qu'il y avait en lui d'automatique et de guindé. Les Juifs de cette espèce ne sont point rares; et l'opinion n'est pas tendre pour eux: elle taxe d'arrogance cette raideur cassante, qui est souvent le fait d'une gaucherie incurable de corps et d'âme.
Sylvain Kohn présentait son protégé, sur un ton de prétentieux badinage, avec des éloges exagérés. Christophe, décontenancé par l'accueil, se balançait, son chapeau et ses manuscrits à la main. Lorsque Kohn eut fini, Hecht, qui jusque-là ne semblait pas s'être douté que Christophe fût là, tourna dédaigneusement la tête vers lui, et, sans le regarder, dit:
—Krafft... Christophe Krafft... Je n'ai jamais entendu ce nom.
Christophe reçut cette parole, comme un coup de poing en pleine poitrine. Le rouge lui monta au visage. Il répondit avec colère:
—Vous l'entendrez plus tard.
Hecht ne sourcilla point, et continua imperturbablement, comme si Christophe n'existait pas:
—Krafft... Non. Je ne connais pas.
Il était de ces gens, pour qui c'est déjà une mauvaise note que de n'être pas connu d'eux.
Il continua, en allemand:
—Et vous êtes du Rhein-Land?... C'est étonnant combien il y a de gens là-bas qui se mêlent de musique! Je crois qu'il n'y en a pas un qui ne prétende être musicien.
Il voulait dire une plaisanterie, et non une insolence; mais Christophe le prit autrement. Il eût répliqué, si Kohn ne l'avait devancé.
—Ah! pardon, pardon, disait-il à Hecht, vous me rendrez cette justice que moi, je n'y entends rien.
—Cela fait votre éloge, répondit Hecht.
—S'il faut ne pas être musicien pour vous plaire, dit sèchement Christophe, je suis fâché, je ne fais pas l'affaire.
Hecht, la tête toujours tournée de côté, reprit, avec la même indifférence:
—Vous avez déjà écrit de la musique? Qu'est-ce que vous avez écrit? Des lieder, naturellement?
—Des lieder, deux symphonies, des poèmes symphoniques, des quatuors, des suites pour piano, de la musique de scène, dit Christophe, bouillonnant.
—On écrit beaucoup en Allemagne, fit Hecht, avec une politesse dédaigneuse.
Il était d'autant plus méfiant, à l'égard du nouveau venu, que celui-ci avait écrit tant d'œuvres, et que lui, Daniel Hecht, ne les connaissait pas.
—Eh bien, dit-il, je pourrais peut-être vous occuper, puisque vous m'êtes recommandé par mon ami Hamilton. Nous faisons en ce moment une collection, une Bibliothèque de la jeunesse, où nous publions des morceaux de piano faciles. Sauriez-vous nous «simplifier» le Carnaval de Schumann, et l'arranger à quatre, six et huit mains?
Christophe tressauta:
—Et voilà ce que vous m'offrez, à moi, à moi!...
Ce «moi» naïf fit la joie de Kohn; mais Hecht prit un air offensé:
—Je ne vois pas ce qui peut vous étonner, dit-il. Ce n'est point là un travail si facile! S'il vous paraît trop aisé, tant mieux! Nous verrons ensuite. Vous me dites que vous êtes bon musicien. Je dois vous croire. Mais enfin, je ne vous connais pas.
Il pensait, à part lui:
—Si on croyait tous ces gaillards-là, ils feraient la barbe à Johannes Brahms lui-même.
Christophe, sans répondre,—(car il s'était promis de réprimer ses emportements)—enfonça son chapeau sur sa tête, et se dirigea vers la porte. Kohn l'arrêta, en riant:
—Attendez, attendez donc! dit-il.
Et, se tournant vers Hecht:
—Il a justement apporté quelques-uns de ses morceaux, pour que vous puissiez vous faire une idée.
—Ah! dit Hecht, ennuyé. Eh bien, voyons cela.
Christophe, sans un mot, tendit les manuscrits. Hecht y jeta les yeux, négligemment.
—Qu'est-ce que c'est? Une Suite pour piano... (Lisant:) Une journée... Ah! toujours de la musique à programme!...
Malgré son indifférence apparente, il lisait avec grande attention. Il était excellent musicien, possédait son métier, d'ailleurs ne voyait rien au delà; dès les premières mesures, il sentit parfaitement à qui il avait affaire. Il se tut, feuilletant l'œuvre, d'un air dédaigneux; il était très frappé du talent qu'elle révélait; mais sa morgue naturelle et son amour-propre froissé par les façons de Christophe lui défendaient d'en rien montrer. Il alla jusqu'au bout, en silence, ne perdant pas une note:
—Oui, dit-il enfin, d'un ton protecteur, c'est assez bien écrit.
Une critique violente eût moins blessé Christophe.
—Je n'ai pas besoin qu'on me le dise, fit-il, exaspéré.
—J'imagine pourtant, dit Hecht, que si vous me montrez ce morceau, c'est pour que je vous dise ce que j'en pense.
—En aucune façon.
—Alors, fit Hecht, piqué, je ne vois pas ce que vous venez me demander.
—Je vous demande du travail, pas autre chose.
—Je n'ai rien autre à vous offrir, pour le moment, que ce que je vous ai dit. Encore n'en suis-je pas sûr. J'ai dit que cela se pourrait.
—Et vous n'avez pas d'autre moyen d'occuper un musicien comme moi?
—Un musicien comme vous? dit Hecht, d'un ton d'ironie blessante. D'aussi bons musiciens que vous, pour le moins, n'ont pas cru cette occupation au-dessous de leur dignité. Certains, que je pourrais nommer, et qui sont maintenant bien connus à Paris, m'en ont été reconnaissants.
—C'est qu'ils sont des jean-foutre, éclata Christophe.—(Il connaissait déjà des finesses de la langue française.)—Vous vous trompez, si vous croyez que vous avez affaire à quelqu'un de leur espèce. Croyez-vous m'en imposer avec vos façons de ne pas me regarder en face et de me parler du bout des dents? Vous n'avez même pas daigné répondre à mon salut, quand je suis entré... Mais qu'est-ce que vous êtes donc, pour en user ainsi avec moi? Êtes-vous seulement musicien? Avez-vous jamais rien écrit?... Et vous prétendez m'apprendre comment on écrit, à moi, dont c'est la vie d'écrire!... Et vous ne trouvez rien de mieux à m'offrir, après avoir lu ma musique, que de châtrer de grands musiciens et de faire des saloperies sur leurs œuvres, pour faire danser les petites filles!... Adressez-vous à vos Parisiens, s'ils sont assez lâches pour se laisser faire la leçon par vous! Pour moi, j'aime mieux crever!
Impossible d'arrêter le torrent.
Hecht dit, glacial:
—Vous êtes libre.
Christophe sortit, en faisant claquer les portes. Hecht haussa les épaules, et dit à Sylvain Kohn, qui riait:
—Il y viendra, comme les autres.
Au fond, il l'estimait. Il était assez intelligent pour sentir la valeur non seulement des œuvres, mais des hommes. Sous l'emportement injurieux de Christophe il avait discerné une force, dont il savait la rareté,—dans le monde artistique plus qu'ailleurs. Mais son amour-propre s'était buté: à aucun prix, il n'eût consenti à reconnaître ses torts. Il avait le besoin loyal de rendre justice à Christophe, et il était incapable de le faire, à moins que Christophe ne s'humiliât devant lui. Il attendit que Christophe lui revînt: son triste scepticisme et son expérience de la vie lui avaient fait connaître l'avilissement inévitable des volontés par la misère.
Christophe rentra chez lui. La colère avait fait place à l'abattement. Il se sentait perdu. Le faible appui sur lequel il comptait s'était écroulé. Il ne doutait pas qu'il ne se fût fait un ennemi mortel, non seulement de Hecht, mais de Kohn qui l'avait présenté. C'était la solitude absolue dans une ville ennemie. En dehors de Diener et de Kohn, il ne connaissait personne. Son amie Corinne, la belle actrice, avec qui il s'était lié en Allemagne, n'était pas à Paris,—elle faisait encore une tournée à l'étranger, en Amérique, et cette fois pour son compte: car elle était devenue célèbre; les journaux publiaient de bruyants échos de son voyage. Quant à la petite institutrice française, qu'il avait, sans le vouloir, fait renvoyer de sa place, et dont la pensée avait été longtemps pour lui un remords, combien de fois s'était-il promis de la retrouver, quand il serait à Paris! Mais maintenant qu'il était à Paris, il s'apercevait qu'il n'avait oublié qu'une chose: son nom. Impossible de se le rappeler. Il ne se souvenait que du prénom: Antoinette. Au reste, quand la mémoire lui serait revenue, le moyen de retrouver une pauvre petite institutrice, dans cette fourmilière humaine!
Il fallait s'assurer au plus tôt de quoi vivre. Il restait à Christophe cinq francs. Il prit sur lui, malgré sa répugnance, de demander à son hôte, le gros cabaretier, s'il ne connaîtrait pas dans le quartier des gens à qui il pourrait donner des leçons de piano. L'homme tenait déjà en médiocre estime un locataire qui ne mangeait qu'une fois par jour, et qui parlait allemand; il perdit tout respect, quand il sut que ce n'était qu'un musicien. Il était un Français de la vieille race, pour qui la musique est un métier de feignant. Il se gaussa:
—Du piano!... Vous tapez de ça? Compliments!... C'est-y curieux tout de même de faire ce métier-là par goût! Moi, toute musique me fait l'effet, comme s'il pleuvait... Après ça, vous pourriez peut-être m'apprendre. Qu'est-ce que vous en diriez, vous autres? cria-t-il, en se tournant vers des ouvriers qui buvaient.
Ils rirent bruyamment.
—C'est un joli métier, fit l'un. Pas salissant. Et puis, ça plaît aux dames.
Christophe comprenait mal le français, et plus mal la moquerie: il cherchait ses mots; il ne savait pas s'il devait se fâcher. La femme du patron eut pitié de lui:
—Allons, allons, Philippe, tu n'es pas sérieux, dit-elle à son mari.—Tout de même, continua-t-elle, en s'adressant à Christophe, il y aurait peut-être bien quelqu'un qui ferait votre affaire.
—Qui donc? demanda le mari.
—La petite Grasset. Tu sais, on lui a acheté un piano.
—Ah! ces poseurs! C'est vrai.
On apprit à Christophe qu'il s'agissait de la fille du boucher: ses parents voulaient en faire une demoiselle; ils consentiraient à ce qu'elle prît des leçons, quand ce ne serait que pour faire jaser. La femme de l'hôtelier promit de s'en occuper.
Le lendemain, elle dit à Christophe que la bouchère voulait le voir. Il alla chez elle. Il la trouva à son comptoir, au milieu des cadavres de bêtes. Cette belle femme, au teint fleuri, au sourire doucereux, prit un air digne, quand elle sut pourquoi il venait. Tout de suite, elle aborda la question de prix, se hâtant d'ajouter qu'elle ne voulait pas y mettre beaucoup, parce que le piano est une chose agréable, mais pas nécessaire: elle lui offrit un franc l'heure. Après quoi, elle demanda à Christophe, d'un air méfiant, si au moins il savait bien la musique. Elle parut se rassurer et devint plus aimable, quand il dit que non seulement il la savait, mais qu'il en écrivait: son amour-propre en fut flatté; elle se promit de répandre dans le quartier la nouvelle que sa fille prenait des leçons avec un compositeur.
Quand Christophe se vit; le lendemain, assis près du piano,—un horrible instrument, acheté d'occasion, et qui sonnait comme une guitare,—avec la petite bouchère, dont les doigts courts et gros trébuchaient sur les touches,—qui était incapable de distinguer un son d'un autre,—qui se tortillait d'ennui,—qui lui bâillait au nez, dès les premières minutes,—quand il eut à subir la surveillance de la mère et sa conversation, ses idées sur la musique et sur l'éducation musicale,—il se sentit si misérable, si misérablement humilié qu'il n'avait même plus la force de s'indigner. Il rentrait dans un état d'accablement; certains soirs, il ne pouvait dîner. S'il en était tombé là au bout de quelques semaines, où ne descendrait-il pas, par la suite? À quoi lui avait-il servi de se révolter contre l'offre de Hecht? Ce qu'il avait accepté était plus dégradant encore.
Un soir, dans sa chambre, les larmes le prirent; il se jeta désespérément à genoux devant son lit, il pria... Qui priait-il? Qui pouvait-il prier? Il ne croyait pas en Dieu, il croyait qu'il n'y avait point de Dieu... Mais il fallait prier, il fallait se prier. Il n'y a que les médiocres qui ne prient jamais. Ils ne savent pas la nécessité où sont les âmes fortes de faire retraite dans leur sanctuaire. Au sortir des humiliations de la journée, Christophe sentit, dans le silence bourdonnant de son cœur, la présence de son Être éternel. Les flots de la misérable vie s'agitaient au-dessous de Lui: qu'y avait-il de commun entre elle et Lui? Toutes les douleurs du monde, acharnées à détruire, venaient se briser contre son roc. Christophe entendait battre ses artères, comme une mer intérieure; et une voix répétait:
—Éternel... Je suis... Je suis...
Il la connaissait bien: si loin qu'il se souvînt, il avait toujours entendu cette voix. Il lui arrivait de l'oublier; pendant des mois, il cessait d'avoir conscience de son rythme puissant et monotone; mais il savait qu'elle était là, qu'elle ne cessait jamais, pareille à l'Océan qui gronde dans la nuit. Il retrouva dans cette musique le calme et l'énergie qu'il y puisait, chaque fois qu'il s'y retrempait. Il se releva, apaisé. Non, la dure vie qu'il menait n'avait rien du moins dont il dût avoir honte; il pouvait manger son pain sans rougir; ceux qui le lui faisaient acheter à ce prix, c'était à eux de rougir. Patience! Le temps viendrait...
Mais le lendemain, la patience recommençait à lui manquer; et malgré ses efforts, il finit par éclater de rage, un jour pendant la leçon, contre la stupide pécore, impertinente par surcroît, qui se moquait de son accent, et mettait une malice de singe à faire le contraire de ce qu'il disait. Aux cris de colère de Christophe répondirent les hurlements de la donzelle, effrayée et indignée qu'un homme qu'elle payait osât lui manquer de respect. Elle cria qu'il l'avait battue:—(Christophe lui avait secoué le bras assez rudement.)—La mère se précipita comme une furie, couvrit sa fille de baisers et Christophe d'invectives. Le boucher parut à son tour, et déclara qu'il n'admettait pas qu'un gueux de Prussien se permît de toucher à sa fille. Christophe, blême de colère, honteux, incertain s'il n'étranglerait pas l'homme, la femme, et la fille, se sauva sous l'averse. Ses hôtes, qui le virent rentrer, bouleversé, n'eurent pas de peine à se faire raconter l'histoire; et leur malveillance pour les voisins en fut réjouie. Mais le soir, tout le quartier répétait que l'Allemand était une brute, qui battait les enfants.
Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique: elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants; et leur agitation désordonnée l'ahurissait. Il avait l'impression d'une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et despotique.
Un soir qu'il errait sur les boulevards, découragé de l'inutilité de ses efforts, il vit Sylvain Kohn, qui venait en sens inverse. Convaincu qu'ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer inaperçu. Mais Kohn l'appela:
—Et qu'étiez-vous devenu depuis ce fameux jour? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous; mais je n'ai plus votre adresse... Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.
Christophe le regarda, surpris et un peu honteux:
—Vous ne m'en voulez pas?
—Vous en vouloir? Quelle idée!
Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont Christophe avait étrillé Hecht: il avait passé un bon moment. Il lui était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison; il n'envisageait les gens que d'après le degré d'amusement qu'ils pouvaient avoir pour lui; et il avait entrevu en Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.
—Il fallait venir me voir, continuait-il. Je vous attendais. Qu'est-ce que vous faites, ce soir? Vous allez venir diner. Je ne vous lâche plus. Nous serons entre nous: quelques artistes, qui nous réunissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là. Venez. Je vous présenterai.
Christophe s'excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohn l'emmena.
Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au premier. Christophe se trouva au milieu d'une trentaine de jeunes gens, de vingt a trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le présenta, comme venant de s'échapper des prisons d'Allemagne. Ils ne firent aucune attention à lui, et n'interrompirent même pas leur discussion passionnée, où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.
Christophe, intimidé par cette société d'élite, se taisait, et il était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre—ayant peine à suivre la volubilité de parole française—quels grands intérêts artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne distinguait que des mots comme «trust», «accaparement», «baisse des prix», «chiffres des recettes», mêlés à ceux de «dignité de l'art» et de «droits de l'écrivain». Il finit par s'apercevoir qu'il s'agissait d'affaires commerciales. Un certain nombre d'auteurs, appartenant, semblait-il, à une société financière, s'indignaient contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société rivale, disputant à la leur son monopole d'exploitation. La défection de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des têtes. «... Déchéance... Trahison... Flétrissure... Vendus...»
D'autres ne s'en prenaient pas aux vivants: ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. L'œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et, à ce qu'il paraissait, on l'achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l'État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d'œuvre du passé, afin de s'opposer à leur diffusion à prix réduits, qu'ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d'à présent.
Ils s'interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres des recettes qu'avaient faites telle et telle pièce dans la soirée d'hier. Tous s'extasièrent sur la chance d'un vétéran de l'art dramatique, célèbre dans les deux mondes,—qu'ils méprisaient, mais qu'ils enviaient encore plus.—Des rentes des auteurs ils passèrent à celles des critiques. Ils s'entretinrent de celles que touchait—(pure calomnie, sans doute?)—un de leurs confrères connu, pour chaque première représentation d'un théâtre des boulevards, afin d'en dire du bien. C'était un honnête homme: une fois le marché conclu, il le tenait loyalement; mais son grand art était—(à ce qu'ils prétendaient)—de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber le plus promptement possible, afin qu'il y eût des premières souvent. Le conte—(le compte)—fit rire, mais n'étonna point.
Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots; ils parlaient de «poésie», d'«art pour l'art». Dans ce bruit de gros sous, cela sonnait: «l'art pour l'argent»; et ces mœurs de maquignons, nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d'argent, il avait renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de littérature,—ou, plutôt, de littérateurs.—Christophe dressa l'oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.
Il s'agissait de savoir s'il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C'était la grande occupation de la critique littéraire d'alors: après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l'alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu'elle affectionnait, dans son culte pour l'histoire et pour la vérité:—(ils avaient tous, en ce temps, le culte de la vérité).—Les convives de Christophe montrèrent qu'ils en étaient possédés: rien ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l'étendaient à l'art d'aujourd'hui, comme à l'art du passé; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d'exactitude. C'était une chose curieuse qu'ils connussent les moindres détails de scènes, qui d'habitude se passent de tout témoin. C'était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public de renseignements exacts, par dévouement pour la vérité.
Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d'autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s'occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l'Allemagne,—questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l'ignorance absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier—littérature et art—en dehors de Paris; tout au plus s'ils avaient entendu parler de quelques grands noms: Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, ou Richard?) parmi lesquels ils s'aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s'ils avaient questionné Christophe, c'était par politesse, non par curiosité: ils n'en avaient aucune; à peine s'ils prirent garde à ce qu'il répondit; ils se hâtèrent de revenir aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.
Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n'était musicien. Au fond, ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais soi! succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit; et, puisqu'elle était à la mode, ils feignaient de s'y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d'un récent opéra, dont ils n'étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l'ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s'accommodaient de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L'auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d'un coup anéantissait le passé!... Nom de nom! C'était un gaillard; comment diable avait-il pu faire?—Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l'adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical, Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique à peu près comme Sganarelle savait le latin...
—... Vous n'entendez point le latin?
—Non.
—(Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter... bonus, bona, bonum...
Se trouvant en présence d'un homme, qui «entendait le latin», il se replia prudemment dans le maquis de l'esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l'art classique, qui n'étaient pas en cause: (mais, en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l'avènement d'un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d'une langue musicale, qui venait d'être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisait une langue morte.
Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d'avoir vu les œuvres, se sentait en défiance contre ce Baal musical, à qui l'on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d'entendre parler ainsi des maîtres; et il ne se rappelait pas que naguère, en Allemagne, il en avait dit bien d'autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise,—dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d'entrer dans des explications techniques; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d'une société d'élite, où ses arguments et la chaleur qu'il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot, dit d'esprit, à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s'apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L'opinion était faite désormais sur l'Allemand pédantesque et suranné; et, sans qu'on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l'attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d'une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d'en donner la comédie à ses amis.
La conversation s'était définitivement écartée de la littérature pour s'attacher aux femmes. À vrai dire, c'étaient les deux faces d'un même sujet: car dans leur littérature il n'était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.
On parlait d'une honnête dame, connue dans le monde parisien, qui venait de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s'agitait sur sa chaise et faisait une grimace de dégoût. Kohn s'en aperçut; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l'Allemand, qui sans doute brûlait d'envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition; et Sylvain Kohn, d'un ton flûté, protesta qu'on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur... etc... etc... (Il était à Paris le chevalier de l'Amour.)—Christophe répondit qu'une femme de cette espèce n'était ni plus ni moins qu'une chienne, et qu'avec les chiens vicieux il n'y avait qu'un remède: le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l'hypocrisie, que c'étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter; et il s'indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu'il n'y avait là aucun scandale, rien que de naturel; et tous furent d'accord pour reconnaître en l'héroïne de l'histoire non seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L'Allemand s'exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu'il l'imaginait. Christophe sentit qu'on lui tendait un panneau; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l'amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l'auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule: car il ne pouvait pas ne pas voir qu'ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s'empêtra dans une phrase, n'en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.
On essaya de le relancer dans la discussion; mais il fronça les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu'à la fin du diner, si ce n'est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l'y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu'il vidait sans y penser. Mais, quoiqu'il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu'il venait de passer, il tint bon et ne donna pas le spectacle ridicule que les autres espéraient. Il restait absorbé; on ne faisait plus attention à lui: on pensait qu'il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu'il avait à suivre une conversation française, il était las de n'entendre parler que de littérature,—acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d'alcôves littéraires: à cela se réduisait le monde! Au milieu de ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens, et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque; mais il n'en avait pas conscience. Son regard n'était point comme celui de ces Parisiens et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux d'objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s'imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge; et il les emportait. Il lui semblait n'avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Longtemps après,—des heures, souvent des jours,—lorsqu'il était seul et regardait en lui, il s'apercevait qu'il avait tout raflé.
Pour l'instant, il n'avait l'air que d'un lourdaud d'Allemand, qui s'empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu'en écoutant les convives s'interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d'ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers: flamands, allemands, juifs, levantins, anglo ou hispano-américains...
Il ne s'aperçut pas que l'on se levait de table. Il restait seul assis; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l'eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l'autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva, à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l'entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l'entrebâillement d'une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina: un piano. Il y avait plusieurs semaines qu'il n'avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s'assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l'entendre. L'une était Sylvain Kohn, passionné de musique,—Dieu sait pourquoi! car il n'y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. L'autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là—(c'était plus simple)—ne comprenait ni n'aimait la musique; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire: il n'y a pas d'esprits plus libres que ceux qui ne savent point ce dont ils parlent: car il leur est indifférent d'en dire une chose plutôt qu'une autre.
Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé; la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine: une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d'arriver. Il s'était attaché à la fortune d'un ministre de sa province, dont il s'était découvert vaguement parent ou allié,—quelque fils «du bâtard de son apothicaire».—Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu'il pouvait prendre, notamment des décorations: car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l'abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans être ennuyé lui-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu'il s'obstinait à dire ce qu'il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s'était jamais occupé de musique, et il ne savait rien: on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents; au moins, avec Goujart, on n'avait rien à craindre; il n'attachait pas une importance ridicule à ses opinions; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu'il ne fût pas musicien, c'était une considération secondaire. La musique, chacun en sait assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple: il s'agissait, aux concerts, de prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et de lui faire dire ce qu'il pensait des œuvres qu'on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier: l'oison pouvait voler. À la vérité, ce n'était pas comme un aigle; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité! Il écoutait et lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la leçon aux autres; il écrivait dans un style prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes agressifs; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin en loin, il s'était attiré de cruelles ripostes: dans ces cas-là, il faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus d'une situation ou d'une gloire officielle: (c'était le seul moyen qu'il eût d'évaluer sûrement le mérite musical.) Il traitait dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques.—Ce n'était pas une bête.
Malgré l'autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur il savait qu'il ne savait rien en musique; et il avait conscience que Christophe s'y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire; mais cela lui en imposait.—Et maintenant, il écoutait Christophe, qui jouait; et il s'évertuait à comprendre, l'air absorbé, profond, ne pensant à rien; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d'approbation sur les clignements d'yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand'peine à rester tranquille.
Enfin, Christophe, dont la conscience émergeait peu à peu des fumées du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derrière son dos; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec énergie,—Sylvain Kohn glapissant qu'il avait joué comme un dieu, Goujart affirmant d'un air doctoral qu'il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski—(à moins que ce ne fût le contraire).—Ils s'accordaient tous deux pour déclarer qu'un tel talent ne devrait pas rester sous le boisseau, et ils s'engagèrent à le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-mêmes tout l'honneur et le profit possibles.
Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui, mettant aimablement à sa disposition l'excellent piano qu'il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée, accepta, sans se faire prier; et il usa de l'invitation.
Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de jouer; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l'en laisser jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n'était pas musicien, qui n'était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec, le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris sensuellement par ces musiques, qu'il ne comprenait pas, mais d'où se dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu'il parlât, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d'exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu'il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s'évertuait à se taire; mais c'était plus fort que lui: il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était fini, il eût crevé, s'il n'avait fait part à Christophe de ses ineptes réflexions.
Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague parisienne, et de fatuité qui lui appartenait en propre. Tantôt c'étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités, des insanités, des coquecigrues. Pour louer Beethoven, il y voyait des polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant badinage dans de sombres pensées. Le quatuor en ut dièze mineur lui semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la Neuvième Symphonie lui rappelait Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur, il criait: «N'entrez pas! Il y a quelqu'un!» Il admirait la bataille de Heldenleben, parce qu'il prétendait y reconnaître le ronflement d'une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il l'aimait; à certaines de ces pages, qu'il comprenait de la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d'Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert, après l'Ode à la joie. Alors Christophe bondissait, et il hurlait de colère.—Mais le pire n'était pas quand Sylvain Kohn était absurde; c'était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c'était Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur lui un regard chargé de haine, et il l'écrasait sous des paroles froidement injurieuses, qui blessaient l'amour-propre de Hamilton: les séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais, le lendemain, Kohn avait oublié; et Christophe, qui avait remords de sa violence, s'obligeait à revenir.
Tout cela n'eût encore été rien, si Kohn avait pu se retenir d'inviter des amis à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien.—La première fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs et la maîtresse de Kohn, une grande fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours ineptes et parlait de ce qu'elle avait mangé, mais qui se croyait musicienne, parce qu'elle étalait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Variétés,—Christophe fit grise mine. La deuxième fois, il déclara tout net à Sylvain Kohn qu'il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu'il n'inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce voisine. Naturellement, Christophe finit par s'en apercevoir; il s'en alla, furieux, et, cette fois, ne revint plus.
Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles cosmopolites et lui trouvait des leçons.
De son côté, Théophile Goujart vint, quelques jours après, chercher Christophe dans son taudis. Il ne se montra pas offusqué de le trouver si mal logé. Au contraire: il fut charmant. Il lui dit:
—J'ai pensé que cela vous ferait plaisir d'entendre un peu de musique; et comme j'ai mes entrées partout, je suis venu vous prendre.
Christophe fut ravi. Il trouva l'attention délicate, et remercia avec effusion. Goujart était tout différent de ce qu'il l'avait vu, le premier soir. Seul à seul avec lui, il était sans morgue, bon enfant, timide, cherchant à s'instruire. Ce n'était que lorsqu'il se trouvait avec d'autres qu'il reprenait instantanément son air supérieur et son ton cassant. D'ailleurs, son désir de s'instruire avait toujours un caractère pratique. Il n'était pas curieux de ce qui n'était pas d'actualité. Pour le moment, il voulait savoir ce que Christophe pensait d'une partition qu'il avait reçue, et dont il eut été bien embarrassé pour rendre compte: car il lisait à peine ses notes.
Ils allèrent ensemble à un concert symphonique. L'entrée en était commune avec un music-hall. Par un boyau sinueux, on accédait à une salle sans dégagements: l'atmosphère était étouffante; les sièges, trop étroits, entassés; une partie du public se tenait debout, bloquant toutes les issues:—l'inconfortable français. Un homme, qui semblait rongé d'un incurable ennui, dirigeait au galop une symphonie de Beethoven, comme s'il avait hâte que ce fût fini. Les flonflons d'une danse du ventre venaient, du café-concert voisin, se mêlera la marche funèbre de l'Héroïque. Le public arrivait toujours, s'installait, se lorgnait. Quand il eut fini d'arriver, il commença de partir. Christophe tendait les forces de son cerveau pour suivre le fil de l'œuvre, à travers cette foire; et, au prix d'efforts énergiques, il parvenait à y avoir du plaisir,—(car l'orchestre était habile, et Christophe était sevré depuis longtemps de musique symphonique),—quand Goujart le prit par le bras, et lui dit, au milieu du concert.
—Maintenant, nous partons. Nous allons à un autre concert.
Christophe fronça le sourcil; mais il ne répliqua point, et il suivit son guide. Ils traversèrent la moitié de Paris. Ils arrivèrent dans une autre salle, qui sentait l'écurie, et où, à d'autres heures, on jouait des féeries et des pièces populaires:—(la musique, à Paris, est comme ces ouvriers pauvres qui se mettent à deux pour louer un logement: lorsque l'un sort du lit, l'autre entre dans les draps chauds.)—Point d'air, naturellement: depuis le roi Louis XIV, les Français le jugent malsain; et l'hygiène des théâtres, comme autrefois celle de Versailles, est qu'on n'y respire point. Un noble vieillard, avec des gestes de dompteur, déchaînait un acte de Wagner: la malheureuse bête—l'acte—ressemblait à ces lions de ménagerie, ahuris d'affronter les feux de la rampe, et qu'il faut cravacher pour les faire ressouvenir qu'ils sont pourtant des lions. De grosses pharisiennes et de petites bécasses assistaient à cette exhibition, le sourire sur les lèvres. Après que le lion eut fait le beau, que le dompteur eut salué, et qu'ils eurent été récompensés tous deux par le tapage du public, Goujart eut la prétention d'emmener encore Christophe à un troisième concert. Mais, cette fois, Christophe fixa ses mains aux bras de son fauteuil, et il déclara qu'il ne bougerait plus: il en avait assez de courir d'un concert à l'autre, attrapant au passage, ici des miettes de symphonie, là des bribes de concerto. En vain, Goujart essayait de lui expliquer que la critique musicale à Paris était un métier, où il était plus essentiel de voir que d'écouler. Christophe protesta que la musique n'était pas faite pour être entendue en fiacre, et qu'elle voulait du recueillement. Ce mélange de concerts lui tournait le cœur: un seul lui suffisait, à la fois.
Il était bien surpris de cette incontinence musicale. Il croyait, comme la plupart des Allemands, que la musique tenait en France peu de place; et il s'attendait à ce qu'on la lui servît par petites rations, mais très soignées. On lui offrit, pour commencer, quinze concerts en sept jours. Il y en avait pour tous les soirs de la semaine, et souvent deux ou trois par soir, à la même heure, dans des quartiers différents. Pour le dimanche, il y en avait quatre, à la même heure, toujours. Christophe admirait cet appétit de musique. Il n'était pas moins frappé de l'abondance des programmes. Il pensait jusque-là que ses compatriotes avaient la spécialité de ces goinfreries de sons, qui lui avaient plus d'une fois répugné en Allemagne. Il constata que les Parisiens leur eussent rendu des points à table. On leur faisait bonne mesure: deux symphonies, un concerto, une ou deux ouvertures, un acte de drame lyrique. Et de toute provenance: allemand, russe, scandinave, français,—bière, champagne, orgeat et vin,—ils avalaient tout, sans broncher. Christophe s'émerveillait que les oiselles de Paris eussent un aussi vaste estomac. Cela ne les gênait guère! Le tonneau des Danaïdes... Il ne restait rien au fond.