Jean-Christophe Volume 3: Antoinette, Dans la maison, Les Amies
De toute la maison, ceux avec qui il se lia le plus vite furent le petit ménage du second. Plus d'une fois, en passant devant leur porte, il avait prêté l'oreille aux sons du piano, dont la jeune Mme Arnaud jouait avec goût, lorsqu'elle était seule. Là-dessus, il leur envoya des billets pour son concert. Ils l'en remercièrent avec effusion. Depuis, il allait de temps en temps chez eux, le soir. Jamais il n'avait pu réentendre la jeune femme: elle était trop timide pour jouer devant quelqu'un; même quand elle était seule, maintenant qu'elle savait qu'on pouvait l'entendre de l'escalier, elle mettait la sourdine. Mais Christophe leur faisait de la musique; et ils en causaient longuement. Les Arnaud apportaient à ces entretiens une jeunesse de cœur qui l'enchantait. Il ne croyait pas qu'il fût possible à des Français d'aimer tant la musique.
—C'est, disait Olivier, que tu n'as vu jusqu'ici que les musiciens.
—Je sais bien, répondait Christophe, que les musiciens sont ceux qui aiment le moins la musique; mais tu ne me feras pas croire que les gens de votre sorte soient légion en France.
—Quelques milliers.
—Alors, c'est une épidémie, une mode toute récente?
—Ce n'est pas une mode, dit Arnaud. «Celuy, lequel oyant un doux accord d'instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s'en réjouist point, ne s'en esmeut point, et de teste en pied, n'en tressault point, comme doucement ravy, et si ne scay comment dérobé hors de soy, c'est signe qu'il a l'âme tortue, vicieuse, et dépravée, et duquel il se faut donner garde comme de celui qui n'est point heureusement né...»
—Je connais cela, dit Christophe: c'est de mon ami Shakespeare.
—Non, dit Arnaud doucement, c'est de notre Ronsard, qui vivait avant lui. Vous voyez que la mode n'est pas d'hier, en France.
Qu'on aimât la musique en France étonnait encore moins Christophe que le fait qu'on y aimât, à peu de choses près, la même musique qu'en Allemagne. Dans le monde des artistes et des snobs parisiens, qu'il avait vus d'abord, il était de bon ton de traiter les maîtres allemands en étrangers de distinction, que l'on ne se refusait pas à admirer, mais qu'on tenait à distance: on ironisait volontiers la lourdeur d'un Gluck, la barbarie d'un Wagner; on leur opposait la finesse française. Et de fait, Christophe avait fini par douter qu'un Français pût comprendre les œuvres allemandes, à la façon dont on les exécutait en France. Il était revenu scandalisé d'une représentation de Gluck: ces ingénieux Parisiens ne s'étaient-ils pas avisés de maquiller le terrible vieux! Ils le paraient, ils l'enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de teintes impressionnistes, de perversités lascives... Pauvre Gluck! que restait-il de son éloquence du cœur, de sa pureté morale, de sa douleur toute nue? Était-ce qu'un Français ne pouvait les sentir?—Or, Christophe voyait maintenant l'amour profond et tendre de ses nouveaux amis pour ce qu'il y a de plus intime dans l'âme germanique, dans les vieux lieder, dans les classiques allemands. Et il leur demandait s'il n'était donc pas vrai que ces Allemands leur fussent des étrangers, et qu'un Français ne pût aimer que les artistes de sa race.
—Ce n'est pas vrai! protestaient-ils. Ce sont nos critiques qui se permettent de parler en notre nom. Comme ils suivent toujours la mode, ils prétendent que nous la suivions aussi. Mais nous ne nous inquiétons pas plus d'eux qu'ils ne s'inquiètent de nous. Voilà de plaisants animaux qui veulent nous apprendre ce qui est, ou n'est pas français! À nous, Français de la vieille France!... Ils viennent nous enseigner que notre France est dans Rameau,—ou dans Racine,—et qu'elle n'est pas autre part! Comme si Beethoven, Mozart et Gluck ne venaient pas s'asseoir à notre foyer, veiller avec nous au chevet de nos aimés, partager nos peines, ranimer nos espoirs, ... comme s'ils n'étaient pas devenus de notre famille! Si l'on osait dire ce qu'on pense, ce serait bien plutôt tel artiste français, prôné par nos critiques parisiens, qui serait pour nous un étranger.
—La vérité, dit Olivier, c'est que, s'il y a des frontières en art, elles sont moins des barrières de races que des barrières de classes. Je ne sais pas s'il y a un art français et un art allemand; mais il y a un art des riches, et un art de ceux qui ne le sont pas. Gluck est un grand bourgeois, il est de notre classe. Tel artiste français, que je m'abstiendrai de nommer, n'en est point: bien qu'il soit né bourgeois, il a honte de nous, il nous renie; et nous, nous le renions.
Olivier disait vrai. Plus Christophe apprenait à connaître les Français, plus il était frappé des ressemblances entre les braves gens de France et ceux d'Allemagne. Les Arnaud lui rappelaient son cher vieux Schulz, avec son amour si pur, si désintéressé de l'art, son oubli de soi-même, sa dévotion au beau. Et il les aimait, en souvenir de lui.
En même temps qu'il constatait l'absurdité des frontières morales entre les bonnes gens des races différentes, Christophe vit l'absurdité des frontières entre les pensées différentes des bonnes gens d'une même race. Grâce à lui, et sans qu'il l'eût cherché, deux des hommes qui semblaient le plus loin de se comprendre, l'abbé Corneille et M. Watelet, firent connaissance.
Christophe leur empruntait des livres à tous deux, et, avec un sans-gêne qui choquait Olivier, il les prêtait de l'un à l'autre. L'abbé Corneille n'en était pas scandalisé: il avait l'intuition des âmes; et, sans en avoir l'air, il lisait dans celle de son jeune voisin ce qu'elle avait, à son insu, de religieux. Un volume de Kropotkine, emprunté à M. Watelet, et qu'ils aimaient tous trois, pour des raisons diverses, commença le rapprochement. Le hasard fit qu'un jour ils se trouvèrent ensemble, chez Christophe. Christophe craignait d'abord quelque parole désobligeante entre ses hôtes. Tout au contraire, ils se témoignèrent une courtoisie parfaite. Ils causèrent de sujets sans danger: de leurs voyages, de leur expérience des hommes. Et ils se découvrirent tous deux pleins de mansuétude, d'esprit évangélique, d'espérances chimériques, malgré toutes leurs raisons de désespérer. Ils se prirent l'un pour l'autre d'une sympathie, mêlée de quelque ironie. Sympathie très discrète. Jamais il n'était question entre eux du fond de leurs croyances. Ils se voyaient rarement, et ne le cherchaient point; mais quand ils se rencontraient, ils avaient plaisir à se voir.
Des deux, le moins indépendant n'était pas l'abbé Corneille. Christophe ne s'y fût pas attendu. Il apercevait peu à peu la grandeur de cette pensée religieuse et libre, ce puissant et serein mysticisme, sans fièvre, qui pénétrait toutes les pensées du prêtre, tous les actes de sa vie journalière, tout son spectacle de l'univers—qui le faisait vivre en Christ, ainsi que, d'après sa croyance, Christ avait vécu en Dieu.
Il ne niait rien, aucune force de vie. Pour lui, toutes les Écritures, anciennes et modernes, religieuses et laïques, de Moïse à Berthelot, étaient certaines, étaient divines, étaient l'expression de Dieu. L'Écriture sainte en était seulement l'exemplaire le plus riche, comme l'Église était l'élite la plus haute des frères unis en Dieu; mais ni l'une ni l'autre n'enfermait l'esprit dans une vérité immobile. Le christianisme, c'était Christ vivant. L'histoire du monde n'était que l'histoire de l'agrandissement perpétuel de l'idée de Dieu. La chute du Temple juif, la ruine du monde païen, l'échec des Croisades, le soufflet de Boniface VIII, Galilée qui rejeta la terre dans l'espace vertigineux, les infiniment petits plus puissants que les grands, la fin des royautés et celle des Concordats, tout cela désorientait pour un temps les consciences. Les uns s'attachaient désespérément à ce qui tombait; les autres prenaient une planche, au hasard, et allaient à la dérive. L'abbé Corneille se demandait seulement: «Où sont les hommes? Où est ce qui les fait vivre?» Car il croyait: «Où est la vie, est Dieu.»—Et c'est pourquoi il avait de la sympathie pour Christophe.
De son côté, Christophe avait plaisir à réentendre la belle musique, qu'est une grande âme religieuse. Elle éveillait en lui de lointains et profonds échos. Par ce sentiment de réaction perpétuelle, qui, chez les natures vigoureuses, est un instinct de vie, l'instinct même de la conservation, le coup de rame qui rétablit l'équilibre menacé et imprime à la barque un nouvel élan,—l'excès du doute et l'écœurement du sensualisme parisien avaient, depuis deux ans, ressuscité Dieu dans le cœur de Christophe. Non pas qu'il crût en lui. Il le niait. Mais il en était plein. L'abbé Corneille lui disait, en souriant, que comme le bon géant, son patron, il portait Dieu, sans le savoir.
—D'où vient alors que je ne le voie pas? demandait Christophe.
—Vous êtes comme des milliers d'autres: vous le voyez, tous les jours, sans vous douter que c'est lui. Dieu se révèle à tous, sous des formes diverses,—aux uns, dans leur vie ordinaire, comme à saint Pierre en Galilée,—aux autres, (à votre ami M. Watelet), ainsi qu'à saint Thomas, dans les plaies et dans les misères à guérir,—à vous, dans la dignité de votre idéal: Noli me tangere... Un jour, vous le reconnaîtrez.
—Jamais je n'abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre.
—Vous n'en êtes que davantage avec Dieu, répliquait tranquillement le prêtre.
Mais Christophe n'admettait pas qu'on fît de lui un chrétien malgré lui. Il se défendait avec une ardeur naïve, comme s'il pouvait y avoir la moindre importance à ce qu'on attachât à ses pensées une étiquette, ou bien une autre. L'abbé Corneille l'écoutait avec un peu d'ironie ecclésiastique, à peine perceptible, et beaucoup de bonté. Il avait une patience inaltérable, qui reposait sur l'habitude de sa foi. Les épreuves de l'Église actuelle l'avaient trempée; tout en jetant sur lui une grande mélancolie, et bien qu'elles l'eussent fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l'atteignaient pas, au fond. Certes, il était cruel de se voir opprimé par ses chefs, ses démarches épiées par les évêques, guettées par les libres penseurs qui cherchaient à exploiter ses pensées, à se servir de lui contre sa foi, également incompris et traqué par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de résister: car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du cœur: car on sait que l'autorité se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d'être faussement interprété. Sans compter les autres âmes dont on est responsable, ceux qui attendent de vous un conseil, une aide, et que l'on voit souffrir... L'abbé Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se résignait. Il savait combien peu comptent les jours d'épreuves, dans la longue histoire de l'Église.—Seulement, à se replier dans sa résignation muette, il s'anémiait lentement, il prenait une timidité, une peur de parler, qui lui rendait pénible la moindre démarche, et peu à peu l'enveloppait d'une torpeur de silence. Il s'y sentait tomber avec tristesse, mais sans réagir. La rencontre de Christophe lui fut d'un grand secours. La juvénile ardeur, l'intérêt affectueux et naïf que son voisin lui témoignait, ses questions parfois indiscrètes, lui faisait du bien. Christophe le forçait à rentrer dans la compagnie des vivants.
Aubert, l'ouvrier électricien, se rencontra avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le prêtre. Il eut peine à cacher sa répulsion. Même quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui en resta un malaise, à se trouver avec cet homme enjuponné, qui était pour lui un être indéfinissable. Toutefois, le plaisir qu'il avait à causer avec des gens bien élevés l'emporta sur son anticléricalisme. Il était surpris du ton affable qui régnait entre M. Watelet et l'abbé Corneille; il ne l'était pas moins de voir un prêtre démocrate, et un révolutionnaire aristocrate: cela renversait toutes ses idées reçues. Il cherchait vainement dans quelles catégories il pourrait les classer; car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n'était pas facile de trouver un compartiment où ranger la paisible liberté de ce prêtre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et justesse. En matière de science, l'abbé Corneille avait pour règle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l'autorité; mais elle n'était pas, pour lui, du même ordre que la science. Chair, esprit, charité: les trois ordres, les trois degrés de l'échelle divine, l'échelle de Jacob.—Naturellement, le brave Aubert était bien loin de soupçonner un tel état d'esprit. L'abbé Corneille disait doucement à Christophe que Aubert lui rappelait des paysans français, qu'il avait vus. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils écoutaient sans comprendre. Puis, ils parlaient français. Elle ne comprenait pas. Alors, ils la regardaient avec pitié, hochaient la tête, et disaient, en reprenant leur travail:
—C'est-y-malheureux, tout de même! Une si belle fille!...
Dans les premiers temps, Aubert, intimidé par la science et les manières distinguées du prêtre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Peu à peu, il s'y mêla, cédant au plaisir naïf qu'il avait à s'entendre parler. Il étala son idéologie vague. Les deux autres l'écoutaient poliment, avec un petit sourire intérieur. Aubert, ravi, ne s'en tint pas là; il usa, et bientôt il abusa de l'inépuisable patience de l'abbé Corneille. Il lui lut ses élucubrations. Le prêtre écoutait, résigné; cela ne l'ennuyait pas trop: car il écoutait moins les paroles que l'homme. Et puis, comme il disait à Christophe, qui le plaignait:
—Bah! j'en entends bien d'autres!
Aubert était reconnaissant à M. Watelet et à l'abbé Corneille; et tous trois, sans beaucoup s'inquiéter de se comprendre mutuellement, arrivaient à s'aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils étaient surpris de se trouver si proches l'un de l'autre. Ils ne l'eussent jamais pensé.—Christophe les unissait.
Il avait d'innocentes alliées dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il était devenu leur ami. Il avait peine de l'isolement où elles vivaient. À force de parler à chacune de la petite voisine inconnue, il leur donna le désir irrésistible de se voir. Elles s'adressaient des signaux par les fenêtres; elles échangeaient des mots furtifs dans l'escalier. Elles firent tant, secondées par Christophe, qu'elles obtinrent la permission de se rencontrer au Luxembourg. Christophe, heureux du succès de son astuce, alla les y voir, la première fois qu'elles furent ensemble; il les trouva gauches, empruntées, ne sachant que faire d'un bonheur si nouveau. Il les dégela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse; il y fit sa partie avec autant de passion que s'il avait dix ans; les promeneurs jetaient un coup d'œil amusé sur ce grand garçon, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soupçonneux, se montraient peu disposés à ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent,—(car ils ne pouvaient les surveiller d'assez près)—Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants à jouer dans le jardin même de la maison, par le commandant Chabran, qui habitait au rez-de-chaussée.
Le hasard l'avait mis en relations avec lui:—(le hasard sait trouver ceux qui savent s'en servir).—La table de travail de Christophe était près de sa fenêtre. Le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d'en bas. Christophe courut les chercher, nu-tête, débraillé, comme il était. Il pensait avoir affaire à un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqué, il lui exposa l'objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer; ils allèrent dans le jardin. Après qu'il eut ramassé ses papiers, il s'esquivait, et elle le reconduisait, quand ils se croisèrent avec l'officier qui rentrait. Le commandant regarda, d'un œil surpris, cet hôte hétéroclite. La jeune fille le lui présenta, en riant.
—Ah! c'est vous, le musicien? dit l'officier. Charmé! Nous sommes confrères.
Il lui serra la main. Ils causèrent, sur un ton d'ironie amicale, des concerts qu'ils se donnaient l'un à l'autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa flûte. Christophe voulait partir; mais l'autre ne le lâchait plus; et il s'était lancé dans des développements à perte de vue sur la musique. Brusquement, il s'arrêta, et dit:
—Venez voir mes canons.
Christophe le suivit, se demandant de quel intérêt pouvait bien être son opinion sur l'artillerie française. L'autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des tours de force, des morceaux qu'on pouvait lire en commençant par la fin, ou bien à quatre mains, en jouant l'un la page à l'endroit, l'autre la page à l'envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le goût de la musique; mais ce qu'il aimait surtout en elle, c'était le problème; elle lui semblait—(ce qu'elle est en effet, pour une part)—un magnifique jeu de l'esprit; et il s'ingéniait à poser et résoudre des énigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n'avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carrière, pour cultiver sa manie; mais depuis qu'il avait pris sa retraite, il s'y donnait avec passion; il y dépensait l'énergie qu'il avait mise naguère à poursuivre à travers les déserts de l'Afrique les bandes de rois nègres, ou à échapper à leurs traquenards. Christophe s'amusa de ces charades, et il en posa, à son tour, une autre plus compliquée. L'officier fut ravi; ils joutèrent d'adresse: ce fut, de part et d'autre, une pluie de logogriphes musicaux. Après qu'ils eurent bien joué, Christophe remonta chez lui. Mais dès le matin suivant, il reçut de son voisin un problème nouveau, un véritable casse-tête, auquel le commandant avait travaillé, une partie de la nuit; il y répliqua; et la lutte continua, jusqu'au jour où Christophe, que cela finissait par assommer, se déclara battu: ce qui enchanta l'officier. Il regardait ce succès comme une revanche sur l'Allemagne. Il invita Christophe à déjeuner. La franchise de Christophe, qui trouva détestables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commença à massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conquérir. Ils eurent, depuis, d'assez fréquents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un intérêt médiocre à écouter là-dessus des billevesées; aussi mettait-il de préférence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux; la musique était, pour ce malheureux homme, une distraction forcée; au fond, il se rongeait.
Il se laissa entraîner à conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cortès! Christophe voyait revivre avec stupéfaction cette épopée merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Français eux-mêmes ignorent presque tous, et où, pendant vingt ans, se dépensèrent l'héroïsme, l'audace ingénieuse, l'énergie surhumaine d'une poignée de conquérants français, perdus au milieu du continent noir, entourés d'armées noires, dépourvus des moyens d'action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gré d'une opinion et d'un gouvernement épeurés, et conquérant à la France, en dépit de la France, un empire plus grand qu'elle. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, où surgissaient aux yeux de Christophe, des figures de modernes condottieri, d'aventuriers héroïques, imprévues dans la France d'aujourd'hui, et que la France d'aujourd'hui rougit de reconnaître: pudiquement, elle jette sur eux un voile. La voix du commandant sonnait gaillardement, en évoquant ces souvenirs; et il racontait avec une bonhomie joviale, et—(bizarrement intercalées, parmi ces récits épiques)—de sages descriptions des terrains géologiques, ces larges randonnées, et ces chasses humaines, où il était tour à tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci.—Christophe l'écoutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint à l'inaction, réduit à se dévorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se résigner à ce sort. Il le lui demanda. Sur ses rancœurs, le commandant semblait peu disposé d'abord à s'expliquer avec un étranger. Mais les Français ont la langue longue, surtout lorsqu'il s'agit de s'accuser les uns les autres:
—Que voulez-vous que je foute, dit-il, dans leur armée d'aujourd'hui? Les marins font de la littérature. Les fantassins font de la sociologie. Ils font de tout, sauf de la guerre. Ils n'y préparent même plus, ils préparent à ne plus la faire; ils font la philosophie de la guerre... La philosophie de la guerre! Un jeu d'ânes battus, qui méditent sur les coups qu'ils recevront un jour!... Discutailler, philosophailler, non, ce n'est pas mon affaire. Autant rentrer chez moi, et fabriquer mes canons!
Il ne disait point, par pudeur, les pires de ses griefs: la suspicion jetée entre les officiers par l'appel aux délateurs, l'humiliation de subir les ordres insolents de politiciens ignares et malfaisants, la douleur de l'armée, employée aux basses besognes de police, aux inventaires d'églises, à la répression des grèves ouvrières, aux services des intérêts et des rancunes du parti au pouvoir—ces petits bourgeois radicaux et anticléricaux—contre le reste du pays. Et le dégoût de ce vieil Africain pour la nouvelle armée coloniale, recrutée en majeure partie dans les pires éléments de la nation, afin de ménager l'égoïsme des autres, qui refusent de prendre part à l'honneur et aux risques d'assurer la défense de «la plus grande France»,—la France d'au delà des mers...
Christophe n'avait pas à se mêler de ces querelles françaises: cela ne le regardait point; mais il sympathisait avec le vieil officier. Quoi qu'il pensât de la guerre, il estimait qu'une armée est faite pour produire des soldats, comme un pommier des pommes, et que c'est une aberration d'y greffer des politiciens, des esthètes et des sociologues. Toutefois, il ne comprenait pas que ce vigoureux homme cédât la place aux autres. C'est être son pire ennemi, que ne pas combattre ses ennemis. Il y avait chez tous les Français de quelque prix un esprit d'abdication, un renoncement singulier.—Christophe le retrouvait, plus touchant, chez la fille de l'officier.
Elle se nommait Céline. Elle avait des cheveux fins, tirés à la chinoise, soigneusement peignés, qui découvraient le front haut et rond et l'oreille pointue, les joues maigres, le menton gracieux, d'une élégance rustique, de beaux yeux noirs, intelligents, confiants, très doux, des yeux de myope, le nez un peu gros, une petite mouche au coin de la lèvre supérieure, un sourire silencieux, qui lui faisait avancer gentiment, avec une aimable moue, la lèvre inférieure, un peu gonflée. Elle était bonne, active, spirituelle, mais d'une extrême incuriosité d'esprit. Elle lisait peu, ne connaissait aucun livre nouveau, n'allait jamais au théâtre, ne voyageait jamais—(cela ennuyait le père, qui avait trop voyagé autrefois),—ne prenait part à aucune œuvre de philanthropie mondaine—(son père les critiquait),—n'essayait point d'étudier—(il se moquait des femmes savantes),—ne bougeait guère de son carré de jardin, au fond des quatre grands murs, comme d'un énorme puits. Elle ne s'ennuyait pas trop. Elle s'occupait comme elle pouvait, et elle était résignée avec bonne humeur. Il s'exhalait d'elle et du petit cadre que toute femme se crée inconsciemment, en quelque lieu qu'elle se trouve, une atmosphère à la Chardin: ce tiède silence, ce calme des figures et des attitudes attentives—(un peu engourdies)—à leur tâche habituelle; la poésie de l'ordre quotidien, de la vie accoutumée, des pensées et des gestes prévus, prévus à la même heure et de la même façon, et qui n'en sont pas moins aimés, avec une pénétrante et tranquille douceur; cette sereine médiocrité des belles âmes bourgeoises: conscience, honnêteté, vérité, calmes travaux, calmes plaisirs, et pourtant poétiques. Une élégance saine, une propreté morale et physique: cela sent le bon pain, la lavande, la droiture, la bonté. Paix des choses et des gens, paix des vieilles maisons et des âmes souriantes...
Christophe, dont l'affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle; ils causaient assez librement; il finit même par lui poser des questions, auxquelles elle s'étonnait de répondre; elle lui disait des choses, qu'elle n'avait dites à aucun autre.
—C'est, expliquait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n'y a pas de risque que nous nous aimions: nous sommes trop bons amis, pour cela.
—Que vous êtes gentil! répondait-elle, en riant.
Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l'amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu'elles sentent. Ils étaient de bons camarades.
Il lui demanda un jour ce qu'elle pouvait bien faire, certaine après-midi qu'il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d'y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n'était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d'heure, «pour continuer son histoire».
—«Quelle histoire?»
—«L'histoire qu'elle se contait.»
—Vous vous contez des histoires! Oh! racontez-les-moi!
Elle lui dit qu'il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c'étaient des histoires, dont elle n'était pas l'héroïne.
Il s'en étonna:
—À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu'il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.
—Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je le faisais, cela me désespérerait.
Elle rougit de nouveau d'avoir livré un peu de son âme cachée; et elle reprit:
—Et puis, quand je suis au jardin, et qu'il m'arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu'il vient de loin, il dit tant de choses!
Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n'était pas dupe, qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à s'affranchir? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile!—Elle alléguait l'affection de son père, qui n'entendait pas qu'elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait que l'officier, vigoureux et énergique, n'avait pas besoin d'elle, qu'un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu'il n'avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n'était pas lui qui la forçait à rester, qu'elle n'aurait pu se décider à le quitter.—Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l'entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait naturel qu'elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Lui-même n'était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur leur vie, ligotait leurs mouvements; on eût dit que, du moment qu'on avait des enfants, la vie personnelle fût finie et qu'on dût renoncer pour toujours à son propre développement; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite.—Ces excellentes gens se laissaient anémier par l'atmosphère d'affection familiale, si profonde en France, mais si étouffante. D'autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum: père, mère, un ou deux enfants. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d'or.
Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à Céline, lui montra ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, et de prendre ce qui est son bien.
L'ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. Brave garçon, ainsi qu'il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques: ils voudraient bien faire de l'art; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n'est point un problème très difficile; et la plupart des artistes d'à présent l'ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir; et, de ce pauvre effort d'énergie, tous ne sont pas capables; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu'ils veulent; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s'y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s'ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu'on est convenu d'appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu'à ce que l'usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de la vieille amertume. Tel était le cas d'André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature; mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu'il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences—ou les lettres,—indifféremment; il n'était pas assez sûr d'être un artiste, et il était trop sûr d'être un bourgeois; il s'était plié, provisoirement d'abord—(on sait ce que ce mot veut dire)—à la volonté de son frère; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d'ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de ses dispositions artistiques; aussi n'en parlait-il qu'avec ironie.
—Et puis, disait-il,—(Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d'Olivier)—la vie ne valait pas la peine qu'on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins!...
Les deux frères s'aimaient; ils avaient la même trempe morale; mais ils s'entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste; et Elie, patriote.
Il arrivait qu'André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère; et Christophe s'en étonnait: car il n'existait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu'un ou de quelque chose,—ce qui était lassant; et quand Christophe parlait, André ne l'écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses; mais l'autre n'en tenait pas compte; il ne semblait pas s'en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l'énigme, un jour qu'il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu'il lui disait. Il le lui fit observer; et André n'eut pas de peine à convenir qu'en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu'elle était pour quelque chose dans les visites qu'il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu'il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus: la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant; mais après avoir été très intimes, la politique les avait séparées; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu'il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser, chacun à sa guise, et continuer de s'estimer? André protesta de sa liberté d'esprit; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n'était pas permis d'avoir un avis différent du sien; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c'est l'usage. Christophe connaissait l'usage: il n'essaya point de discuter; mais il demanda si cette Affaire ne unirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s'étendre jusqu'à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l'égoïsme du père, qui trouvait naturel qu'elle se sacrifiât à lui.
—Que ne l'épousez-vous, dit Christophe, si vous l'aimez et si elle vous aime?
André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L'autre répondit que cela signifiait: pratiquer la religion, s'inféoder à un Dieu et à ses bonzes.
—Et qu'est-ce que cela peut vous faire?
—Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu'à moi.
—Comment! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant!
—Vous en parlez à votre aise! est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n'aimerait pas la musique?
—Cela m'est arrivé déjà!
—Comment peut-on vivre ensemble, si l'on ne pense pas de même?
—Laissez donc votre pensée tranquille! Ah! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu'ai-je à faire que la femme que j'aime aime, comme moi, la musique? Elle est, pour moi, la musique! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu'on aime et qui vous aime, qu'elle croie tout ce qu'elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez! Au bout du compte, toutes vos idées se valent; et il n'y a qu'une vérité au monde: c'est de s'aimer.
—Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d'esprit.
—C'est qu'ils ne s'aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu'on veut.
—La volonté ne peut pas tout. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.
—Je voudrais bien savoir pourquoi!
André parla de ses scrupules: sa situation n'était pas faite; pas de fortune; peu de santé. Il se demandait s'il avait le droit de se marier. Grande responsabilité... Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu'il aimait, et le sien,—sans parler des enfants à venir?... Il valait mieux attendre,—ou renoncer.
Christophe haussa les épaules:
—Belle façon d'aimer! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n'en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d'en faire de petits rentiers dodus, qui n'aient rien à souffrir... Que diable! cela ne vous regarde pas; vous n'avez qu'à leur donner la vie, l'amour de la vie, et le courage delà défendre. Le reste... qu'ils vivent, qu'ils meurent... c'est le sort de tous. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie?
La robuste confiance qui émanait de Christophe, pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait:
—Oui, peut-être...
Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d'une incapacité de vouloir et d'agir.
Christophe entreprit le combat contre cette inertie, qu'il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu'il voyait, dans les divers milieux bourgeois, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l'âme trahie de leur race. Et ce n'était pas le fait de rancunes personnelles, l'amertume d'hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C'était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, général: on le rencontrait partout, dans l'armée, dans la magistrature, dans l'Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n'agissaient point. Ils étaient découragés d'avance; ils répétaient:
—Il n'y a rien à faire.
Et, détournant peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos, ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.
S'ils ne s'étaient retirés que de l'action politique! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d'agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu'ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient d'engager la lutte, la jugeant inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, ces musiciens que connaissait Christophe, supportaient-ils sans protester l'effronterie des Scaramouches de la presse, qui leur faisaient la loi? Il y avait là des ânes bâtés, dont l'ignorance in omni re scibili était proverbiale, et qui n'en étaient pas moins investis d'une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d'écrire leurs articles, ni leurs livres; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s'ils en avaient possédé une, pour du pain et des filles. Ce n'était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner, ils traitaient de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il lisait certaines de leurs chroniques.
—Oh! les lâches! disait-il.
—À qui en as-tu? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place?
—Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier; ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres,—ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques probes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s'escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par un pacte secret conclu avec l'ennemi, pour rester à l'abri de ses coups,—s'ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C'est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J'ai rencontré vingt braves gens qui m'ont dit d'un individu: «C'est un drôle.» Il n'y en avait pas un, qui ne lui donnât du «cher confrère», et ne lui serrât la main.—«Ils sont trop!» disent-ils.—Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.
—Eh! que veux-tu qu'on fasse?
—Faites votre police, vous-mêmes! Qu'attendez-vous? Que le ciel se charge de vos affaires? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l'ordure. Mais vous, essayez-vous d'en sortir? Qu'à Dieu ne plaise! Vous vous croisez les bras. Aucun n'a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l'État, ni les particuliers: l'un et l'autre se croient quittes, en s'accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d'éducation monarchique à ne rien faire par vous-mêmes que vous avez toujours l'air de bayer aux corneilles, dans l'attente d'un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l'intelligence et des vertus à revendre; mais le sang vous manque. À toi tout le premier. Ce n'est ni l'esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C'est la vie. Elle s'en va.
—Qu'y faire? Il faut attendre qu'elle revienne.
—Il faut vouloir qu'elle revienne. Il faut vouloir! Et pour cela, d'abord, il faut faire rentrer chez vous l'air pur. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l'avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que vous ne songez pas à vous en indigner, à peine à vous en étonner. Quelques-uns même de ces absurdes braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N'ai-je pas rencontré, à ta revue Esope, où vous faites profession de n'être dupes de rien, de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu'ils aiment un art qu'ils n'aiment point? Ils s'intoxiquent, sans plaisir, par servile moutonnerie: et ils meurent d'ennui dans leur mensonge!
Christophe passait au milieu des incertains, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n'essayait pas de leur inculquer sa pensée; il leur soufflait l'énergie de penser par eux-mêmes. Il disait:
—Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi, c'est le doute neurasthénique. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu'on croit bon et vrai. Ce qu'on croit, on doit le défendre. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d'abdiquer. Le plus petit, en ce inonde, a un devoir, à l'égal du plus grand. Et—(ce qu'il ne sait pas)—il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte isolée soit vaine! Une conscience forte, et qui ose s'affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d'une fois, dans ces dernières années, l'État et l'opinion forcés de compter avec le jugement d'un brave homme, qui n'avait d'autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec ténacité...
Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon?... eh bien, sachez-le:—Parce que la France meurt, parce quel'Europe meurt,—parce que notre civilisation, l'œuvre admirable édifiée, au prix de souffrances millénaires, par notre humanité, s'engloutira, si nous ne luttons. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne,—et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie française. Votre apathie la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile... Debout! Il faut vivre! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.
Mais le plus difficile n'était pas encore de les amener à agir: c'était de les amener a agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa maison. M. Félix Weil, l'ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d'hostilité muette. Et pourtant, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous trois la même chose.
M. Weil et le commandant auraient eu beaucoup de raisons pour s'entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l'esprit, était passionné de choses militaires. «Nous sommes tous de lopins», disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d'esprits, comme celle à qui appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s'entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve empanaché de l'épopée impériale. Comme tant d'autres de son époque, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, discutait les opérations; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette «Napoléonite», son ironie s'en égayait; mais il n'en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue; à certains épisodes, il avait la larme à l'œil: quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s'appelant vieille bête. À vrai dire, c'était moins le patriotisme que l'intérêt romanesque et l'amour platonique de l'action, qui le rendait Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s'attache nécessairement, au bout d'une ou deux générations, au sol où elle s'est fixée, les Juifs ont des raisons spéciales d'aimer le peuple qui représente en Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle. Ils l'aiment d'autant plus qu'ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale? C'est faire le jeu de l'ennemi, que tâcher—comme le voudraient une bande de fous criminels,—de briser les liens qui attachent à la France ces Français d'adoption.
Le commandant Chabran était de ces patriotes malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant, s'obligent à suspecter, haïr, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d'ignorer le locataire du premier, quoiqu'il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l'officier; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.
Christophe avait moins de raisons encore que le commandant de s'intéresser à M. Weil. Mais il ne pouvait souffrir l'injustice. Aussi rompait-il des lances pour M. Weil, quand Chabran l'attaquait.
Un jour que le commandant déblatérait, ainsi qu'à l'ordinaire, contre l'état des choses, Christophe lui dit:
—C'est votre faute. Vous vous retirez tous. Quand les choses ne vont pas en France, selon votre fantaisie, vous démissionnez avec éclat. On dirait que vous mettez votre point d'honneur à vous déclarer vaincus. On n'a jamais vu perdre sa cause avec autant d'entrain. Voyons, commandant, vous qui avez fait la guerre, est-ce que c'est une façon de se battre?
—Il n'est pas question de se battre, répondit le commandant, on ne se bat pas contre la France. Dans les luttes comme celles-ci, il faudrait parler, discuter, voter, se frotter à des tas de fripouilles: cela ne me va pas.
—Vous êtes bien dégoûté! En Afrique, vous en avez vu d'autres!
—Parole d'honneur, c'était moins dégoûtant. Et puis, on pouvait toujours leur casser la gueule! D'ailleurs, pour se battre, il faut des soldats. J'avais mes tirailleurs là-bas. Ici, je suis seul.
—Ce ne sont pourtant pas les braves gens qui manquent.
—Où sont-ils?
—Partout.
—Eh bien, qu'est-ce qu'ils foutent alors?
—Ils font comme vous, ils ne font rien, ils disent qu'il n'y a rien à faire.
—Citez-m'en un, seulement.
—Trois si vous voulez, et dans votre maison.
Christophe nomma M. Weil,—(le commandant s'exclama),—et les Elsberger,—(il sursauta):
—Ce Juif, ces Dreyfusards?
—Dreyfusards? dit Christophe, eh bien, qu'est-ce que cela fait?
—Ce sont eux qui ont perdu la France.
—Ils l'aiment autant que vous.
—Alors, ce sont des toqués, des toqués malfaisants.
—Ne peut-on rendre justice à ses adversaires?
—Je m'entends parfaitement avec des adversaires loyaux, qui combattent à armes franches. La preuve, c'est que je cause avec vous, monsieur l'Allemand. J'estime les Allemands, tout en souhaitant de leur rendre un jour, avec usure, la raclée que nous en avons reçue. Mais les autres, les ennemis du dedans, non, ce n'est pas la même chose: ils usent d'armes malhonnêtes, d'idéologies malsaines, d'humanitarisme empoisonné...
—Oui, vous êtes dans l'esprit des chevaliers du moyen âge, quand ils se sont trouvés pour la première fois, en présence de la poudre à canon. Que voulez-vous? La guerre évolue.
—Soit! Mais alors, ne mentons pas, disons que c'est la guerre.
—Supposez qu'un ennemi commun menace l'Europe, est-ce que vous ne vous allieriez pas aux Allemands?
—Nous l'avons fait, en Chine.
—Regardez donc autour de vous! Est-ce que votre pays, est-ce que tous nos pays ne sont pas menacés dans l'idéalisme héroïque de leurs races? Est-ce qu'ils ne sont pas tous en proie aux aventuriers de la politique et de la pensée? Contre cet ennemi commun, ne devriez-vous pas donner la main à ceux de vos adversaires qui ont une vigueur morale? Comment un homme de votre sorte peut-il tenir si peu de compte des réalités? Voilà des gens qui soutiennent contre vous un idéal différent du vôtre! Un idéal est une force, vous ne pouvez la nier; dans la lutte que vous avez récemment engagée, c'est l'idéal de vos adversaires qui vous a battus. Au lieu de vous user contre lui, que ne l'employez-vous avec le vôtre, côte à côte, contre les ennemis de tout idéal, contre les exploiteurs de la patrie, contre les pourrisseurs de la civilisation européenne?
—Pour qui? Il faudrait s'entendre d'abord. Pour le triomphe de nos adversaires?
—Quand vous étiez en Afrique, vous ne vous inquiétiez pas de savoir si c'était pour le Roi, ou pour la République, que vous vous battiez. J'imagine que beaucoup d'entre vous ne pensaient guère à la République.
—Ils s'en foutaient.
—Bon! Et la France y trouvait son avantage. Vous conquériez pour elle, et pour vous. Eh bien, faites de même, ici! Élargissez le combat. Ne vous chicanez pas pour des futilités de politique ou de religion. Ce sont des niaiseries. Que votre race soit la fille aînée de l'Église, ou celle de la Raison, cela n'importe guère. Mais qu'elle vive! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n'y a qu'un ennemi, c'est l'égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, l'amour fécond, la joie du sacrifice. Et ne déléguez jamais à d'autres le soin d'agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous! Allons!...
Et il se mit à taper sur le piano les premières mesures de la marche en si bémol de la Symphonie avec chœurs.
—Savez-vous, fit-il en s'interrompant, si j'étais un de vos musiciens,Charpentier ou Bruneau, (que le Diable emporte!) je vous mettrais ensemble, dans une symphonie chorale, Aux armes, citoyens! l'Internationale, Vive Henri IV! Dieu protège la France!—toutes les herbes de la Saint-Jean—(tenez, dans le genre de ceci...)—je vous ferais une de ces bouillabaisses, à vous emporter la bouche! Ça serait rudement mauvais,—(pas plus mauvais, en tout cas, que ce qu'ils font);—mais je vous réponds que ça vous flanquerait le feu au ventre, et qu'il faudrait bien que vous marchiez!
Il riait de tout son cœur.
Le commandant riait, comme lui:
—Vous êtes un gaillard, monsieur Krafft. Dommage que vous ne soyez pas des nôtres!
—Mais je suis des vôtres! C'est le même combat, partout. Serrons les rangs!
Le commandant approuvait; mais les choses en restaient là. Alors, Christophe s'obstinait, remettant l'entretien sur M. Weil et sur les Elsberger. Et l'officier, qui n'était pas moins obstiné, reprenait ses éternels arguments contre les Juifs et contre les Dreyfusards.
Christophe s'en attristait. Olivier lui dit:
—Ne t'afflige pas. Un homme ne peut pas changer, d'un coup, l'esprit de toute la société. Ce serait trop beau! Mais tu fais déjà beaucoup, sans t'en douter.
—Qu'est-ce que je fais? dit Christophe.
—Tu es Christophe.
—Quel bien en résulte-t-il pour les autres?
—Un très grand. Sois seulement ce que tu es, cher Christophe! Ne t'inquiète pas de nous.
Mais Christophe ne s'y résignait point. Il continuait de discuter avec le commandant Chabran, et parfois violemment. Céline s'en amusait. Elle assistait à leurs entretiens, travaillant en silence. Elle ne se mêlait pas à la discussion; mais elle paraissait plus gaie; son regard avait plus d'éclat: il semblait qu'il y eût plus d'espace autour d'elle. Elle se mit à lire; elle sortit davantage; elle s'intéressait à plus de choses. Et un jour que Christophe bataillait contre son père à propos des Elsberger, le commandant la vit sourire; il lui demanda ce qu'elle pensait; elle répondit tranquillement:
—Je pense que M. Krafft a raison.
Le commandant, interloqué, dit:
—C'est un peu fort!... Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n'avons pas besoin devoir ces gens-là. N'est-ce pas, fillette?
—Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.
Le commandant se tut, et feignit de n'avoir pas entendu. Il était beaucoup moins insensible à l'influence de Christophe qu'il ne voulait le paraître. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l'empêchaient point d'avoir de la droiture et le cœur généreux. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s'emporter dans les discussions avec lui: il cherchait ces discussions; et les arguments de Christophe le travaillaient. Il se fût bien gardé de le reconnaître. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu'il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit:
—Savez-vous ce qu'il lisait? Un livre de M. Weil.
Christophe fut heureux.
—Et qu'est-ce qu'il en dit?
—Il dit: «Cet animal!...» Mais il ne peut s'en détacher.
Christophe ne fit aucune allusion au fait, quand il revit le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda:
—D'où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif?
—Parce que ce n'est plus la peine, dit Christophe.
—Pourquoi? demanda le commandant, agressif.
Christophe ne répondit pas, et s'en alla en riant.
Olivier avait raison. Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. Mais par son être. Il est des hommes qui rayonnent autour d'eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine. Christophe rayonnait la vie. Elle pénétrait doucement, doucement, comme une tiédeur de printemps, à travers les vieux murs et les fenêtres closes de la maison engourdie, elle ressuscitait des cœurs, que la douleur, la faiblesse, l'isolement rongeaient et desséchaient depuis des années, avaient laissés pour morts. Puissance des âmes sur les âmes! Celles qui la subissent et celles qui l'exercent l'ignorent également. Et pourtant, la vie du monde est faite des flux et des reflux, que régit cette force d'attraction mystérieuse.
Deux étages au-dessous de l'appartement de Christophe et d'Olivier, habitait, comme on l'a vu, une jeune femme de trente-cinq ans, Mme Germain, veuve depuis deux ans, qui avait perdu l'année précédente sa petite fille, âgée de sept à huit ans. Elle vivait avec sa belle-mère. Elles ne voyaient personne. De tous les locataires de la maison aucun n'avait eu moins de rapports avec Christophe. À peine s'ils s'étaient rencontrés; jamais ils ne s'étaient adressé la parole.
C'était une femme grande, maigre, assez bien faite, de beaux yeux bruns, opaques, inexpressifs, où s'allumait, par moments, une flamme morne et dure, dans une figure jaune de cire, les joues plates, la bouche crispée. La vieille Mme Germain était dévote, et passait ses journées à l'église. La jeune femme s'isolait jalousement dans son deuil. Elle ne s'intéressait à rien. Elle s'entourait des reliques et des images de sa petite fille; et, à force de les fixer, elle ne la voyait plus; les images mortes tuaient l'image vivante. Elle ne la voyait plus; et elle s'obstinait; elle voulait, elle voulait penser uniquement à elle: ainsi, elle avait fini par ne plus pouvoir même penser à elle; elle avait achevé l'œuvre de la mort. Alors, elle restait là, glacée, le cœur pétrifié, sans larmes, la vie tarie. La religion ne lui était pas un secours. Elle pratiquait, mais sans amour, par conséquent sans foi vivante; elle donnait de l'argent pour des messes, mais elle ne prenait aucune part active à des œuvres; toute sa religion reposait sur cette pensée unique: la revoir! Le reste, que lui importait? Dieu? Qu'avait-elle à faire de Dieu? La revoir!... Et elle était loin d'en être sûre. Elle voulait le croire, elle le voulait durement, désespérément; mais elle en doutait... Elle ne pouvait supporter de voir d'autres enfants; elle pensait:
—Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts?
Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle tremblait. Elle se mettait à la suivre; et quand la petite se retournait, et qu'elle voyait que ce n'était pas elle, elle avait envie de l'étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l'étage au-dessus; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique réclamer le silence. Christophe qui la rencontra, une fois qu'il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu'elle leur jeta.
Un soir d'été que cette morte vivante s'hypnotisait dans son néant, assise dans l'obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l'habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l'irrita, en troublant le vide où elle s'engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu'au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer; mais elle n'en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât; et lorsqu'il tardait, son irritation n'en était que plus vive. Elle devait, malgré elle, suivre jusqu'au bout la la musique; et quand la musique était finie, elle avait peine à retrouver son apathie.—Et, un soir qu'elle était tapie dans un coin de sa chambre obscure, et qu'à travers les cloisons et la fenêtre fermée, lui arrivait la musique lointaine, elle fut prise d'un frisson, et la source des larmes de nouveau jaillit en elle. Elle rouvrit la fenêtre; et désormais, elle écoutait, en pleurant. La musique était une pluie, qui pénétrait goutte à goutte son cœur desséché, et qui le ranimait. Elle revoyait le ciel, les étoiles, la nuit d'été; elle sentait poindre, comme une lueur bien pâle encore, un intérêt à la vie, une sympathie humaine. Et la nuit, pour la première fois depuis des mois, l'image de sa petite fille lui reparut en rêve.—Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n'est pas de mourir, c'est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.
Elle ne chercha pas à rencontrer Christophe. Mais elle l'entendait passer dans l'escalier avec les fillettes; et elle se tenait cachée derrière la porte, pour épier le babillage enfantin, qui lui remuait le cœur.
Un jour, elle allait sortir, elle entendit les petits pas trottinants, qui descendaient l'escalier, avec un peu plus de tapage que d'habitude, et l'une des voix d'enfants, qui disait à la petite sœur:
—Ne fais pas tant de bruit, Lucette, tu sais, Christophe a dit, à cause de la dame qui a du chagrin.
Et l'autre assourdit ses pas et se mit à parler tout bas. Alors, Mme Germain n'y tint plus: elle ouvrit la porte, elle saisit les enfants, elle les embrassa avec violence. Elles eurent peur; l'une des fillettes se mit à crier. Elle les lâcha, et elle rentra.
Depuis, quand elle les rencontrait, elle essayait de leur sourire, d'un sourire crispé,—(elle avait perdu l'habitude...)—elle leur adressait de brusques paroles d'affection, auxquelles les enfants intimidées répondaient par des chuchotements oppressés. Elles continuaient d'avoir peur de la dame, plus peur qu'auparavant; et lorsqu'elles passaient devant sa porte, maintenant, elles couraient de crainte qu'elle ne les attrapât. Elle, de son côté, se cachait pour les voir. Elle avait honte. Il lui semblait qu'elle volait à sa petite morte un peu de l'amour, auquel celle-ci avait droit, tout entier. Elle se jetait à genoux et lui demandait pardon. Mais maintenant que l'instinct de vivre et d'aimer était réveillé, elle n'y pouvait plus rien, il était le plus fort.
Un soir,—Christophe rentrait,—il remarqua un désordre inaccoutumé dans la maison. On lui apprit que M. Watelel venait de mourir subitement, d'une angine de poitrine. Christophe fut pénétré de compassion, à la pensée de l'enfant, qui se trouvait abandonnée. On ne connaissait aucun parent à M. Watelet, et il y avait tout lieu de croire qu'il la laissait à peu près sans ressources. Christophe monta, quatre à quatre, et entra dans l'appartement du troisième, dont la porte était ouverte. Il trouva l'abbé Corneille auprès du mort, et la petite fille en larmes, qui appelait son papa; la concierge essayait maladroitement de la consoler. Christophe prit l'enfant dans ses bras, il lui dit des mots tendres. La petite s'accrocha désespérément à lui; il voulut l'emporter de l'appartement; mais elle s'y refusa. Il resta avec elle. Assis près de la fenêtre, dans le jour qui déclinait, il continuait de la bercer dans ses bras. L'enfant se calmait peu à peu; elle s'endormit, au milieu de ses sanglots. Christophe la déposa sur son lit, et il tâchait gauchement de défaire les lacets de ses petits souliers. C'était la tombée de la nuit. La porte de l'appartement était restée ouverte. Une ombre entra, avec un frôlement de jupe. Aux derniers reflets décolorés du jour, Christophe reconnut les yeux fiévreux de la femme en deuil. Debout au seuil de la chambre, elle dit, la gorge serrée:
—Je viens... Voulez-vous... Voulez-vous me la donner?
Christophe lui prit la main. Mme Germain pleurait. Puis, elle s'assit au chevet du lit. Après un moment, elle dit:
—Laissez-moi la veiller...
Christophe remonta à son étage, avec l'abbé Corneille. Le prêtre, un peu gêné, s'excusait d'être venu. Il espérait, disait-il avec humilité, que le mort ne saurait le lui reprocher: ce n'était pas comme prêtre, c'était comme ami qu'il était là.
Le lendemain matin, lorsque Christophe revint, il trouva la fillette au cou de Mme Germain, avec la confiance naïve qui livre sur-le-champ ces petits êtres à ceux qui ont su leur plaire. Elle consentit à suivre sa nouvelle amie... Hélas! elle avait oublié déjà son père adoptif. Elle montrait la même affection à sa nouvelle maman. Ce n'était pas très rassurant. L'égoïsme d'amour de Mme Germain le voyait-il?... Peut-être. Mais qu'importe? Il faut aimer. Le bonheur est là...
Quelques semaines après l'enterrement, Mme Germain emmena l'enfant à la campagne, loin de Paris. Christophe et Olivier assistaient au départ. La jeune femme avait une expression de joie secrète, qu'ils ne lui connaissaient pas. Elle ne faisait aucune attention à eux. Cependant, au moment de partir, elle remarqua Christophe, elle lui tendit la main, et lui dit:
—Vous m'avez sauvée.
—Qu'est-ce qu'elle a, cette folle? demanda Christophe, étonné, tandis qu'ils remontaient l'escalier.
À peu de jours de là, il reçut par la poste une photographie qui représentait une petite fille inconnue, assise sur un tabouret, ses menottes sagement croisées sur ses genoux, et qui le regardait de ses yeux clairs et mélancoliques. Au-dessous, il y avait ces mots écrits:
«Ma petite morte vous remercie.»
Ainsi passait entre tous ces gens un souffle de vie nouvelle. Là-haut, dans la mansarde du cinquième, brûlait un foyer de puissante humanité, et ses rayons pénétraient lentement la maison.
Mais Christophe ne s'en apercevait point. C'était bien lent pour lui.
—Ah! soupirait-il, est-il donc impossible de faire fraterniser tous les braves gens, de toute foi, de toute classe, qui ne veulent pas se connaître? N'y a-t-il aucun moyen?
—Que veux-tu? dit Olivier, il faudrait une tolérance mutuelle et une force de sympathie, qui ne peuvent naître que de la joie intérieure,—joie d'une vie saine, normale, harmonieuse,—joie d'un utile emploi de son activité, du sentiment que l'on sert à quelque chose de grand. Pour cela, il faudrait un pays qui fût dans une période de grandeur, ou—(ce qui vaut mieux encore)—d'acheminement à la grandeur. Et il faudrait aussi—(les deux vont ensemble)—un pouvoir qui sût mettre en œuvre toutes les énergies, un pouvoir intelligent et fort, qui fût au-dessus des partis. Or, il n'est de pouvoir au-dessus des partis que celui qui tire sa force de soi, et non de la multitude, celui qui n'essaie pas de s'appuyer sur des majorités anarchiques, mais qui s'impose à tous par les services rendus: général victorieux, dictature de Salut public, suprématie de l'intelligence... Que sais-je? Cela ne dépend pas de nous. Il faut que l'occasion naisse, et les hommes qui sachent la saisir; il faut du bonheur et du génie. Attendons et espérons! Les forces sont là: forces de la foi, de la science, du travail de la vieille France et de la France nouvelle, de la plus grande France... Quelle poussée ce serait, si le mot était dit, le mot magique qui lancerait toutes ces forces unies! Ce mot, ce n'est ni toi, ni moi, qui pouvons le dire. Qui le dira? La victoire, la gloire?... Patience! L'essentiel, c'est que tout ce qui est fort dans la race se recueille, ne se détruise pas, ne se décourage pas avant l'heure. Bonheur et génie ne viennent qu'aux peuples qui ont su les mériter par des siècles de patience, de labeur et de foi.
—Qui sait? dit Christophe. Ils viennent souvent plus tôt qu'on ne croit,—au moment où on les attend le moins. Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous! Ceignez vos reins! Ayez toujours vos souliers à vos pieds et votre bâton en votre main... Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit.
Il passa bien près, cette nuit. L'ombre de son aile toucha le seuil de la maison.
À la suite d'événements insignifiants en apparence, les relations entre la France et l'Allemagne s'étaient brusquement aigries. En trois jours, on en vint des rapports habituels de bon voisinage au ton provocant qui précède la guerre. Cela ne pouvait surprendre que ceux qui vivaient dans l'illusion que la raison gouverne le monde. Mais ils étaient nombreux en France; et ce fut chez beaucoup une stupeur de voir, du jour au lendemain, se déchaîner la violence gallophobe de la presse d'outre-Rhin. Certaines de ces feuilles qui, dans les deux pays, s'arrogent le monopole du patriotisme, parlent au nom de la nation, et dictent à l'État, parfois avec la complicité secrète de l'État, la politique qu'il doit suivre, lançaient à la France des ultimatum outrageants. Un conflit s'était élevé entre l'Allemagne et l'Angleterre; et l'Allemagne n'accordait pas à la France le droit de n'y pas prendre parti; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l'Allemagne, ou sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre; ils prétendaient arracher son alliance par la peur, et la traitaient d'avance en vassale battue et contente,—pour tout dire, en Autriche. On reconnaissait là l'orgueilleuse démence de l'impérialisme allemand, soûl de ses victoires, et l'incapacité totale de ses hommes d'État à comprendre les autres races, en leur appliquant à toutes la même commune mesure qui fait loi pour eux: la force, raison suprême. Naturellement, sur une vieille nation, riche de siècles de gloire et de suprématie sur l'Europe, que l'Allemagne n'avait jamais connus, cette brutale sommation avait l'effet contraire à celui que l'Allemagne en attendait. Elle faisait cabrer son orgueil assoupi; la France frémissait, delà base à la cime; et les plus indifférents en criaient de colère.
La masse de la nation allemande n'était pour rien dans ces provocations: les braves gens de tous les pays ne demandent qu'à vivre en paix; et ceux d'Allemagne sont particulièrement pacifiques, affectueux, désireux d'être en bons termes avec tous, plus portés à admirer les autres et à les imiter qu'à les combattre. Mais on ne demande pas leur avis aux braves gens; et ils ne sont pas assez hardis pour le donner. Ceux qui n'ont pas pris la virile habitude de l'action publique sont fatalement condamnés à en être les jouets. Ils sont l'écho éclatant et stupide, qui répercute les cris hargneux de la presse et les défis des chefs, et qui en fait la Marseillaise ou la Wacht am Rhein.
C'était un coup terrible pour Christophe et Olivier. Ils étaient si habitués à s'aimer qu'ils ne concevaient plus pourquoi leurs pays ne faisaient pas de même. Les raisons de cette hostilité persistante, brusquement réveillée, leur échappaient à tous deux, et surtout à Christophe, qui, en sa qualité d'Allemand, n'avait aucun motif d'en vouloir à un peuple, que son peuple avait vaincu. Il était choqué de l'insupportable orgueil de quelques-uns de ses compatriotes; il s'associait, dans une certaine mesure, à l'indignation des Français contre cette sommation à la Brunswick; mais il ne comprenait pas bien pourquoi la France ne se prêtait pas, après tout, à devenir l'alliée de l'Allemagne. Les deux pays lui semblaient avoir tant de raisons profondes d'être unis, tant de pensées communes, et de si grandes tâches à accomplir ensemble, qu'il se fâchait de les voir s'obstiner à ces rancunes stériles. Ainsi que tous les Allemands, il regardait la France comme la principale coupable du malentendu: car, s'il consentait à admettre qu'il fût pénible pour elle de rester sur le souvenir d'une défaite, il ne voyait pourtant là qu'une question d'amour-propre, qui devait s'effacer devant les intérêts plus hauts de la civilisation et de la France elle-même. Jamais il ne s'était donné la peine de réfléchir au problème de l'Alsace-Lorraine. À l'école, il avait appris à considérer l'annexion de ces pays comme un acte de justice, qui avait fait rentrer, après des siècles de sujétion étrangère, une terre allemande dans la patrie allemande. Aussi, tomba-t-il de son haut, quand il découvrit que son ami la regardait comme un crime. Il n'avait pas encore causé de ces choses avec lui, tant il était convaincu qu'ils étaient d'accord; et maintenant, il voyait Olivier, dont il savait la bonne foi et la liberté d'intelligence, lui dire, sans passion, sans colère, avec une tristesse profonde, qu'un grand peuple pouvait bien renoncer à se venger d'un tel crime, mais qu'il ne pouvait y souscrire sans se déshonorer.
Ils eurent beaucoup de peine à se comprendre. Les raisons historiques qu'Olivier alléguait des droits de la France à revendiquer l'Alsace comme une terre latine, ne firent aucune impression sur Christophe; il en existait d'aussi fortes pour prouver le contraire: l'histoire fournit à la politique tous les arguments dont elle a besoin, pour la cause qu'il lui plaît.—Christophe fut beaucoup plus touché par le côté, non plus seulement français, mais humain, du problème. Les Alsaciens étaient-ils ou non Allemands, là n'était pas la question. Ils ne voulaient pas l'être; et cela seul comptait. Qui donc a le droit de dire: «Ce peuple est à moi: car il est mon frère»? Si son frère le renie, quand ce serait à tort, le tort retombe sur celui qui ne sut pas se faire aimer, et qui n'a aucun droit à prétendre l'attacher à son sort. Après quarante ans de violences, de vexations brutales ou déguisées, et même de services réels, rendus par l'exacte et intelligente administration allemande, les Alsaciens persistaient a ne pas vouloir être Allemands. Et, quand leur volonté lassée eût fini par céder, rien ne pouvait effacer les souffrances des générations contraintes à s'exiler de la terre natale, ou, plus douloureusement encore, ne pouvant en partir et contraintes à y subir un joug qui leur était odieux, le vol de leur pays et l'asservissement de leur peuple.
Christophe avouait naïvement qu'il n'avait jamais envisagé cet aspect de la question; et il ne laissait pas d'en être troublé. Un honnête Allemand apporte à la discussion une bonne foi, que n'a pas toujours l'amour-propre passionné d'un Latin, si sincère qu'il soit. Christophe ne pensait pas à s'autoriser de l'exemple des crimes semblables qui avaient été accomplis, à toutes les époques de l'histoire, par toutes les nations. Il avait trop d'orgueil pour chercher ces excuses humiliantes; il savait qu'à mesure que l'humanité s'élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière. Mais il savait aussi que si la France était victorieuse à son tour, elle ne serait pas plus modérée dans la victoire que ne l'avait été l'Allemagne, et qu'à la chaîne des crimes s'ajouterait un anneau. Ainsi s'éterniserait le conflit tragique, où le meilleur de la civilisation européenne menaçait de se perdre.
Si angoissante que fût la question pour Christophe, elle l'était plus encore pour Olivier. Ce n'était pas assez de la tristesse d'une lutte fratricide entre les deux nations les mieux faites pour s'associer. En France même, une partie de la nation s'apprêtait à lutter contre l'autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et antimilitaristes se répandaient, propagées à la fois par les plus nobles et les plus vils de la nation. L'État les avait longtemps laissé faire, avec le dilettantisme énervé qu'il apportait à tout ce qui ne touchait point à l'intérêt immédiat des politiciens; et il ne pensait pas qu'il y aurait eu moins de danger à soutenir franchement la doctrine la plus dangereuse, qu'à la laisser cheminer dans les veines de la nation et y ruiner la guerre, tandis qu'on la préparait. Cette doctrine parlait aux libres intelligences, qui rêvaient de fonder une Europe fraternelle, unissant ses efforts, en vue d'un monde plus juste et plus humain. Et elle parlait aussi au lâche égoïsme de la racaille, qui ne voulait point risquer sa peau, pour qui que ce fût, pour quoi que ce fût.—Ces pensées avaient atteint Olivier et beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l'avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d'illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu'il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen était d'exciter les soldats à la révolte: qu'ils tirent sur leurs chefs! Il se faisait fort d'y réussir. L'ingénieur Elie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que, si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d'avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l'un l'autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu'ils ne disaient rien qu'ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées... Des fous. Des fous logiques. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu'au bout, sans se déranger d'un pas. Et, naturellement, ils s'annihilent l'un l'autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l'ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l'humanité.
—Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples?
—Il faut bien que quelqu'un commence. Ce sera nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal!
—Et si les autres ne marchent pas?
Ils marcheront.
—Avez-vous des traités, un plan tracé d'avance?
—Pas besoin de traités! Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.
—Ce n'est pas une question d'idéologie, mais de stratégie. Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d'opérations dans les deux pays. Convenez des mouvements, à telle date, en France et en Allemagne, de vos troupes alliées. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu'il en advienne? Le hasard d'un côté, d'énormes forces organisées de l'autre,—le résultat est certain: vous serez écrasés.
André Elsberger n'écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues: il suffisait, disait-il, d'une poignée de sable au bon endroit, dans l'engrenage, pour briser la machine.
Mais autre chose est de discuter à loisir, d'une façon théorique, ou d'avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ... Heure poignante, où passe au fond des cœurs la houle! On croyait être libre, maître de sa pensée. Et voici qu'on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l'on découvre alors le Maître inconnu, cette Force invisible, dont les lois gouvernent l'Océan humain...
Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu'elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une soudaine violence, l'orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu'à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit où il ne croyait pas encore au sérieux de l'affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c'était le moment d'appliquer ses théories, s'il ne voulait pas que l'Allemagne prît la France. L'autre bondit, et répondit avec colère:
—Essayez un peu!... Bougres, qui n'êtes pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d'électeurs!... Nous nous en chargeons, nous autres! Prenez-nous! Nous vous prendrons...
À mesure que l'attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu'une foi est vraie, et qu'on ne peut la défendre! Et se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre! Elle travaillait tous ces hommes qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l'écart les uns des autres.
Mais il était impossible de rester longtemps dans cette incertitude. Le vent de l'action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l'un ou l'autre parti. Et un jour, où l'on se crut à la veille de l'ultimatum,—où, dans les deux pays, tous les ressorts de l'action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s'aperçut que tous avaient choisi. Tous les partis ennemis, d'instinct, se rangeaient autour du pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Les esthètes, les maîtres de l'art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l'œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, autant que les autres,—plus que les autres: écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu'ils détestaient, ils s'y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d'eux des instruments forcenés pour la tuerie. L'ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout: c'était que la France incarnait l'humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l'invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s'entourer d'art; ils tâchaient d'oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d'eux isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s'arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient soudain. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et il lui montra, dans le jardin d'en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.
Christophe ne songeait pas à s'étonner de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s'y faisait un bouleversement qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s'agiter, était plus calme que lui. Il était le seul qui semblât rester à l'abri de la contagion. Si oppressé qu'il fût par l'attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu'il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille; il savait aussi que c'est le rôle de la France d'être le champ d'expériences pour le progrès humain, et que les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d'être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entrégorgement de la civilisation, il eût redit la devise d'Antigone: «Je suis fait pour l'amour, et non pas pour la haine.»—Pour l'amour, et pour l'intelligence, qui est une autre forme de l'amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d'êtres s'apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de garder leur amour et leur raison intacts, dans la tourmente. Il se souvenait de Gœthe, refusant de s'associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l'Allemagne contre la France.
Christophe sentait tout cela; et pourtant, il n'était point tranquille. Lui, qui avait en quelque sorte déserté d'Allemagne, qui n'y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du XVIIIe siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l'esprit de l'Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions; et il ne savait pas de quel côté elle allait l'entraîner. Il ne le disait pas à Olivier; mais il passait ses journées dans l'angoisse, à l'affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C'était plus fort que lui. Olivier l'observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami; et il n'osait l'interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d'habitude, ils s'aimaient plus que jamais; mais ils craignaient de se parler; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s'ils étaient à la veille d'une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.
Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l'autre côté de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers, donnaient les derniers coups de marteau; et l'ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant:
—V'là toujours ma maison finie!
L'orage passa, par bonheur, aussi vite qu'il était venu. Des notes officieuses de chancellerie annoncèrent, comme le baromètre, le retour du beau temps. Les chiens hargneux de la presse furent rentrés au chenil. En quelques heures, les âmes se détendirent. C'était un soir d'été. Christophe, hors d'haleine, venait de rapporter la bonne nouvelle à Olivier. Il respirait, heureux. Olivier le regardait, souriant, un peu triste. Et il n'osait pas lui poser la question qu'il avait sur le cœur. Il dit:
—Eh bien, tu les as vus unis, tous ces gens qui ne pouvaient s'entendre?
—Je les ai vus, dit Christophe, de bonne humeur. Vous êtes des farceurs! Vous criez tous les uns contre les autres. Au fond, vous êtes tous d'accord.
—On dirait, dit Olivier, que tu en es content?
—Pourquoi pas? Parce que cette union se fait à mes dépens?... Bah! Je suis assez fort... Et puis, c'est bon, de sentir ce torrent qui nous emporte, ces démons réveillés dans le cœur.
—Ils m'épouvantent, dit Olivier. J'aime mieux la solitude éternelle que l'union de mon peuple, à ce prix.
Ils se turent; et ni l'un ni l'autre n'osait aborder le sujet qui les troublait. Enfin, Olivier fit un effort, et, la gorge serrée, il dit:
—Dis-moi franchement, Christophe: tu allais partir?
Christophe répondit:
—Oui.
Olivier était sûr de la réponse. Et pourtant, il en eut un coup au cœur. Il dit:
—Christophe, tu aurais pu...!
Christophe se passa la main sur le front, et dit:
—Ne parlons plus de cela, je ne veux plus y penser.
Olivier répétait douloureusement:
—Tu te serais battu contre nous?
—Je ne sais pas, je ne me suis pas demandé.
—Mais dans ton cœur, tu avais pris parti?
Christophe dit:
—Oui.
—Contre moi?
—Jamais contre toi. Tu es mien. Où je suis, tu es avec moi.
—Mais contre mon pays?
—Pour mon pays.
—C'est une chose terrible, dit Olivier. J'aime mon pays, comme toi. J'aime ma chère France; mais puis-je tuer mon âme pour elle? Puis-je pour elle trahir ma conscience? Ce serait la trahir elle-même. Comment pourrais-je haïr, sans haine, ou jouer, sans mensonge, la comédie de la haine? L'État moderne a commis un crime odieux,—un crime qui l'écrasera,—le jour où il a prétendu lier à sa loi d'airain la libre Église des esprits, dont l'essence est de comprendre et d'aimer. Que César soit César, mais qu'il ne prétende pas être Dieu! Qu'il nous prenne notre argent, nos vies: il n'a pas droit sur nos âmes; il ne les ensanglantera point. Nous sommes venus en ce monde pour répandre la lumière, non pour l'éteindre. À chacun son devoir! Si César veut la guerre, que César ait des armées pour la faire, des armées comme jadis, dont la guerre était le métier! Je ne suis pas assez sot pour perdre mon temps à gémir en vain contre la force. Mais je ne suis pas de l'armée de la force. Je suis de l'armée de l'esprit; avec des milliers de frères, j'y représente la France. Que César conquière la terre, s'il veut! Nous conquérons la vérité.
—Pour conquérir, dit Christophe, il faut vaincre, il faut vivre. La vérité n'est pas un dogme dur, secrété par le cerveau, comme une stalactite par les parois d'une grotte. La vérité, c'est la vie. Ce n'est pas dans votre tête que vous devez la chercher. C'est dans le cœur des autres. Unissez-vous à eux. Pensez tout ce que vous voudrez, mais prenez chaque jour un bain d'humanité. Il faut vivre de la vie de autres, et subir, et aimer son destin.
—Notre destin est d'être ce que nous sommes. Il ne dépend pas de nous de penser, ou de ne pas penser, même s'il y a danger à le faire. Nous, sommes arrivés à un degré de civilisation, d'où nous ne pouvons plus retourner en arrière.
—Oui, vous êtes parvenus à l'extrême rebord du plateau, à cet endroit critique où un peuple ne peut atteindre, sans être pris du désir de se jeter en bas. Religion et instinct se sont affaiblis chez vous. Vous n'êtes plus qu'intelligence. Casse-cou! La mort vient.
—Elle, vient pour tous les peuples: c'est une affaire de siècles.
—Vas-tu faire fi des siècles? La vie tout entière est une affaire de jours. Il faut être de sacrés diables d'abstracteurs, pour se placer dans l'absolu, au lieu d'étreindre l'instant qui passe.
—Que veux-tu? La flamme brûle la torche; On ne peut pas être et avoir été, mon pauvre Christophe.
—Il faut être.
—C'est une grande chose d'avoir été quelque chose de grand.
—Ce n'est une grande chose qu'à condition qu'il y ait encore, pour l'apprécier, des hommes qui vivent et qui soient grands.
—N'aimerais-tu pas mieux, avoir été les Grecs, qui sont morts, que d'être tant de peuples qui végètent aujourd'hui?
—J'aime mieux être Christophe vivant.
Olivier cessa de discuter. Ce n'était pas qu'il n'eût beaucoup à répondre; Mais cela ne l'intéressait point. Dans toute cette discussion, il ne pensait qu'à Christophe. Il dit, en soupirant:
—Tu m'aimes moins que je ne t'aime.
Christophe lui prit la main avec tendresse:
—Cher Olivier, dit-il, je t'aime plus que ma vie. Mais pardonne, je ne t'aime pas plus que la Vie, que le soleil de nos races. J'ai l'horreur de la nuit, où votre faux progrès m'attire. Toutes vos paroles de renoncement recouvrent le même abîme. L'action seule est vivante, même quand elle tue. Nous n'avons le choix, en ce monde, qu'entre la flamme qui dévore et la nuit. Malgré la douceur mélancolique des rêves qui précèdent le crépuscule, je ne veux pas de cette paix avant-coureur de la mort. Le silence des espaces infinis m'épouvante. Jetons de nouvelles brassées de bois sur le feu! Encore! Encore! Et moi avec, s'il le faut... Je ne veux pas que le feu s'éteigne. S'il s'éteint, c'est fait de nous, c'est fait de tout ce qui est.
—Je connais ta voix, dit Olivier; elle vient du fond de la barbarie du passé.
Il prit sur un rayon un livre de poètes hindous et il lut la sublime apostrophe du dieu Krichna:
«Lève-toi, et combats d'un cœur résolu. Indifférent au plaisir et à la douleur, au gain et à la perte, à la victoire et à la défaite, combats de toutes tes forces...
Christophe, lui arracha le livre des mains, et lut:
—... Je n'ai rien au monde qui me contraigne à agir: il n'est rien qui ne soit à moi; et pourtant je ne déserte point l'action. Si je n'agissais pas, sans trêve ni relâche, donnant aux hommes l'exemple qu'il leur faut suivre, tous les hommes périraient. Si je cessais un seul instant d'agir, je plongerais le monde dans le chaos, et je serais le meurtrier de la vie.»
—La vie, répétai Olivier, qu'est-ce que la vie?
—Une tragédie, fit Christophe. Hourrah!
La houle s'effaçait. Tous se hâtaient d'oublier, avec une peur secrète. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s'était passé. On s'apercevait pourtant qu'ils y pensaient encore, à la joie avec laquelle ils s'étaient repris à la vie, à la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu'elle est menacée. Comme après chaque danger, on faisait les bouchées doubles.
Christophe s'était rejeté dans la création, avec un entrain décuplé. Il y entraînait avec lui Olivier. Ils s'étaient mis à composer ensemble, par réaction contre les pensées sombres, une épopée Rabelaisienne. Elle était empreinte de ce robuste matérialisme, qui suit les périodes de compression morale. Aux héros légendaires,—Gargantua, frère Jean, Panurge,—Olivier avait ajouté, sous l'inspiration de Christophe, un personnage nouveau, le paysan Patience, naïf, madré, rusé, rossé, volé, se laissant faire,—sa femme baisée, ses champs pillés, se laissant faire,—jamais lassé de cultiver sa terre,—forcé d'aller en guerre, recevant tous les coups, se laissant faire,—attendant, s'amusant des exploits de ses maîtres, des coups qu'il endossait, se disant: «Cela ne durera point toujours», prévoyant la culbute finale, la guettant du coin de l'œil, et déjà riant d'avance, de sa grande bouche muette. Un beau jour, en effet, Gargantua et frère Jean, en croisade, faisaient le plongeon. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait: «Je sais bien que tu me joueras encore des tours; mais je ne puis me passer de toi: tu soulages ma rate, tu me fais rire.»
Sur ce poème, Christophe composait des tableaux symphoniques avec chœurs, des batailles héroï-comiques, des kermesses effrénées, des bouffonneries vocales, des madrigaux à la Jannequin, d'une joie énorme et enfantine, une tempête sur la mer, l'Ile sonnante et ses cloches, et, pour finir, une symphonie pastorale, pleine de l'air des prairies, de l'allégresse des flûtes sereines et des hautbois, et de chants populaires.—Les deux amis travaillaient dans la jubilation. Le maigriot Olivier, aux joues pâles, prenait un bain de force. À travers leur mansarde, des trombes de joie passaient... Créer avec son cœur et le cœur de son ami! L'étreinte de deux amants n'est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. Elles avaient fini par se fondre si bien qu'il leur arrivait d'avoir les mêmes éclairs de pensée, à la fois. Ou bien Christophe écrivait la musique d'une scène, dont Olivier trouvait ensuite les paroles. Il l'emportait dans son sillage impétueux. Son esprit couvrait l'autre, et le fécondait.
Au bonheur de créer se joignait le plaisir de vaincre. Hecht venait de se décider à publier le David; et la partition, bien lancée, avait eu un retentissement immédiat, à l'étranger. Un grand kapellmeister wagnérien, ami de Hecht, établi en Angleterre, s'enthousiasma pour l'œuvre; il la donna, à plusieurs de ses concerts, avec un succès considérable, qui se répercuta, avec l'enthousiasme du kapellmeister, en Allemagne, où le David fut joué aussi. Le kapellmeister se mit en relations avec Christophe; il lui demanda d'autres ouvrages, il lui offrit ses services, il fit pour lui une propagande acharnée. On redécouvrit en Allemagne l'Iphigénie, qui y avait jadis été sifflée. On cria au génie. Les circonstances romanesques de la vie de Christophe ne contribuèrent pas peu à piquer l'attention. La Frankfurter Zeitung publia, la première, un article retentissant. D'autres suivirent. Alors, quelques-uns, en France, s'avisèrent qu'ils avaient chez eux un grand musicien. Un des directeurs de concerts de Paris demanda à Christophe son épopée Rabelaisienne, avant qu'elle fût finie; et Goujart, pressentant la célébrité prochaine, commença à parler, en termes mystérieux, d'un génie de ses amis, qu'il avait découvert. Il célébra dans un article l'admirable David,—ne se souvenant même plus qu'il lui avait consacré, dans un article de l'an passé, deux lignes injurieuses. Et personne autour de lui ne s'en souvenait davantage. Combien à Paris ont bafoué Wagner et Franck, qui les célèbrent aujourd'hui, pour écraser des artistes nouveaux, qu'ils célébreront demain!
Christophe ne s'attendait guère à ce succès. Il savait qu'il vaincrait, un jour; mais il ne pensait pas que ce jour dût être si prochain; et il se méfiait d'une réussite trop rapide. Il haussait les épaules, et disait qu'on le laissât tranquille. Il eût compris qu'on applaudit le David, l'année précédente, quand il levait écrit; mais maintenant, il en était loin, il avait gravi quelques échelons de plus. Volontiers, il eût dit aux gens qui lui parlaient de son ancienne œuvre:
—Laissez-moi tranquille avec cette ordure! Elle me dégoûte. Et vous aussi.
Et il se renfonçait dans son travail nouveau, avec un peu d'humeur d'en avoir été dérangé. Toutefois, il éprouvait une satisfaction secrète. Les premiers rayons de la gloire sont bien doux. Il est bon, il est sain de vaincre. C'est la fenêtre qui s'ouvre, et les premiers effluves du printemps, qui pénètrent dans la maison.—Christophe avait beau mépriser ses anciennes œuvres, et spécialement l'Iphigénie: ce n'en était pas moins une revanche, de voir cette misérable production, qui lui avait valu tant d'avanies, vantée par des critiques allemands et demandée par les théâtres. Une lettre venue de Dresde lui annonçait qu'on serait heureux de monter la pièce, pour la saison prochaine...
Le jour même où Christophe recevait cette nouvelle, qui lui faisait entrevoir enfin, après les années de misère, des horizons plus calmes et la victoire au loin, une autre lettre lui vint.
C'était l'après-midi. Il était en train de se débarbouiller, en causant gaiement avec Olivier, d'une chambre à l'autre, quand la concierge glissa sous la porte une enveloppe. L'écriture de sa mère... Justement, il se disposait à lui écrire; il se réjouissait de lui apprendre son succès... Il ouvrit la lettre. Quelques lignes... Comme l'écriture était tremblée!...
«Mon cher garçon, je ne vais pas très bien. Si ça était possible, je voudrais bien te voir encore une fois. Je t'embrasse.
Maman.»
Christophe poussa un gémissement. Olivier accourût, effrayé. Christophe, ne pouvant parler, lui montra la lettre sur la table. Il continuait de gémir, sans écouter Olivier qui, d'un coup d'œil, avait lu, et essayait de de rassurer. Il courut à son lit, sur lequel il avait déposé son veston, se rhabilla précipitamment, et, sans attacher son faux col,—(ses doigts tremblaient)—il sortit. Olivier le rattrapa sur l'escalier: que voulait-il? Partir par le premier train? Il n'y en avait pas avant le soir. Il valait mieux attendre ici qu'à da gare. Avait-il seulement l'argent nécessaire?—Ils fouillèrent leurs poches, et, en réunissant tout ce qu'ils possédaient, ils ne trouvèrent qu'une trentaine de francs. On était en septembre. Hecht, les Arnaud, tous les amis, étaient loin de Paris. Personne à qui s'adresser. Christophe, hors de lui, parlait de faire une partie de la route à pied. Olivier le pria d'attendre une heure; il promit de trouver la somme. Christophe le laissa faire; il était incapable d'avoir une idée. Olivier courut au mont-de-piété: c'était la première fois qu'il y allait; il eût mieux aimé souffrir du dénuement que mettre en gage un de ces objets, qui tous lui rappelaient quelque cher souvenir; mais il s'agissait de Christophe, et il n'y avait pas de temps à perdre. Il déposa sa montre, sur laquelle on lui avança une somme bien inférieure à ce qu'il attendait. Il lui fallut remonter chez lui, prendre quelques-uns de ses livres, et les porter à un bouquiniste. C'était douloureux; mais il y songeait à peine en ce moment: le chagrin de Christophe absorbait toutes ses pensées. Il revint et retrouva Christophe, à la place où il l'avait laissé, dans un état de prostration. Jointe aux trente francs qu'ils avaient, la somme réunie par Olivier était plus que suffisante. Christophe était trop accablé pour se demander comment son ami se l'était procurée, et s'il gardait assez d'argent pour vivre, en son absence. Olivier n'y pensait pas plus que lui; il avait remis à Christophe tout ce qu'il avait. Il lui fallut s'occuper de Christophe, comme d'un enfant. Il le conduisit à la gare, et ne le quitta qu'au moment où le train se mit en marche.
Dans la nuit, où il s'enfonçait, Christophe, les yeux grands ouverts, regardait devant lui, et il pensait:
—Arriverai-je à temps?
Il savait bien que, pour que sa mère lui eût écrit de venir, il fallait qu'elle ne pût plus attendre. Et sa fièvre éperonnait la course trépidante du rapide. Il se reprochait amèrement d'avoir quitté Louisa. Et en même temps, il sentait que ces reproches étaient vains: il n'était pas le maître de changer le cours des choses.
Cependant, le bercement monotone des roues et des ressauts du wagon l'apaisait peu à peu, maîtrisait son esprit, comme les flots soulevés d'une musique, qu'un puissant rythme endigue. Il revoyait tout son passé, depuis les rêves de la lointaine enfance: amours, espoirs, déceptions, deuils, et cette force exultante, cette ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d'étreindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l'âme de son âme, le Dieu caché. Tout s'éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu'emporte le grand courant vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d'épreuves: à chaque épreuve, c'était une barrière, que le fleuve grossissant brisait; il passait d'une étroite vallée à une autre plus vaste, qu'il remplissait tout entière; la vue devenait plus large, l'air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s'était frayé passage, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de son destin, qui était de charrier, comme une artère, dans les peuples ennemis, toutes les forces de vie de l'une et l'autre rives.—Étrange sérénité, calme et clarté soudains, qui lui apparaissaient, à l'heure la plus sombre... Puis, la vision se dissipa; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.
L'aube s'annonçait à peine, lorsqu'il arriva dans la petite ville allemande. Il lui fallait prendre garde de n'être pas reconnu; car il était toujours sous le coup d'un mandat d'arrêt. Mais, à la gare, nul ne fit attention à lui: la ville dormait; les maisons étaient fermées, et les rues désertes: c'était l'heure grise, où s'éteignent les lumières de la nuit, et où celle du jour n'est pas encore venue,—où le sommeil est le plus doux, et où les rêves s'éclairent de la pâleur de l'Orient. Une petite servante ouvrait les volets d'une boutique, en chantant un vieux lied. Christophe faillit suffoquer d'émotion. Ô patrie! Bien-aimée!... Il eût voulu baiser la terre. En écoutant l'humble chant qui lui fondait le cœur, il sentit combien il avait été malheureux loin d'elle, et combien il l'aimait... Il marchait, retenant son souffle. Quand il vit sa maison, il fut obligé de s'arrêter et de mettre sa main sur sa bouche, pour s'empêcher de crier. Comment allait-il trouver celle qui était là, qu'il avait abandonnée? Il reprit haleine, et courut presque, jusqu'à la porte. Elle était entr'ouverte. Il la poussa. Personne... Le vieil escalier de bois craquait sous ses pas. Il monta à l'étage au-dessus. La maison semblait vide. La porte de la chambre de sa mère était fermée.
Christophe, le cœur battant, mit la main sur la poignée. Et il n'avait pas la force d'ouvrir...
Louisa était seule, couchée, et se sentait finir. De ses deux autres fils, l'un, le commerçant, Rodolphe, s'était établi à Hambourg, l'autre, Ernst, était parti pour l'Amérique, et l'on ne savait ce qu'il était devenu. Personne ne s'occupait d'elle, qu'une voisine qui venait, deux fois par jour, voir ce dont Louisa avait besoin, restait quelques instants, et s'en retournait à ses affaires; elle n'était pas trop exacte, et tardait souvent à venir. Louisa trouvait tout naturel qu'on l'oubliât, comme elle trouvait tout naturel d'avoir mal. Elle était d'une patience angélique, étant habituée a souffrir. Elle avait le cœur malade, et des suffocations, pendant lesquelles elle croyait qu'elle allait mourir: les yeux dilatés, les mains crispées, la sueur coulant sur son visage. Elle ne se plaignait pas. Elle savait que ce devait être ainsi. Elle était prête; elle, avait déjà reçu les sacrements. Elle n'avait qu'une inquiétude: que Dieu ne la trouvât pas digne d'entrer dans son paradis. Tout le reste, elle l'acceptait avec patience.
Dans le cour obscur de son réduit, autour de l'oreiller, sur le mur de l'alcôve, elle; avait fait un sanctuaire de ses souvenirs; elle avait réuni les images de ceux qui lui étaient chers: celles de ses trois petits, celle de son mari, pour le souvenir de qui elle avait conservé son amour des premiers temps, celles du vieux grand-père, et de son frère, Gottfried: elle gardait un attachement touchant pour tous ceux qui avaient été bons, si peu que ce fût, pour elle. Elle avait épinglé sur le drap de son lit, tout près de son visage, la dernière photographie que Christophe lui avait, envoyée; et ses dernières lettres étaient sous l'oreiller. Elle avait l'amour de l'ordre et de la propreté méticuleuse; elle souffrait de ce que tout, dans sa chambre, ne fût pas parfaitement rangé. Elle s'intéressait aux petits bruits du dehors, qui marquaient pour elle les divers moments du jour. Il y avait si longtemps qu'elle les entendait! Toute sa vie passée dans cet étroit espace... Elle pensait à son cher Christophe. Quel immense désir elle avait qu'il fût là, près d'elle, en ce moment! Et pourtant, même à ce qu'il ne fût pas là elle était résignée. Elle était sûre de le revoir là-haut. Elle n'avait qu'à fermer les yeux pour le voir déjà. Elle passait des journées, assoupie, au milieu du passé...
Elle se retrouvait dans l'ancienne maison, au bord du Rhin... Jour de fête... Un superbe jour d'été. La fenêtre était ouverte: sur la route blanche, le soleil. On entendait les oiseaux qui chantaient. Melchior et le grand-père, assis devant la porte, fumaient en causant et riant très fort. Louisa ne les voyait pas; mais elle se réjouissait que son mari fût à la maison, ce jour-là, et que le grand-père fût de bonne humeur. Elle était dans la pièce du bas, et préparait le dîner: un dîner excellent; elle le veillait comme la prunelle de ses yeux; il y avait une surprise: un gâteau aux marrons; elle jouissait d'avance des cris de joie du petit... Le petit, où était-il? Là haut: elle l'entendait, il étudiait son piano. Elle ne comprenait pas ce qu'il jouait, mais c'était un bonheur pour elle d'entendre ce petit gazouillement familier, de savoir qu'il était là, bien sagement assis... Quelle belle journée! Les grelots joyeux d'une voiture passaient sur le chemin... Ah! mon Dieu! Et le rôti! Pourvu qu'il ne fût pas brûlé, tandis qu'elle regardait par la fenêtre! Elle tremblait que le grand-père, qu'elle aimait tant, et qui l'intimidait, ne fût pas content, qu'il lui fît des reproches... Grâce à Dieu, il n'y avait aucun mal. Voilà, tout était prêt, et la table était servie. Elle appelait Melchior et le grand-père. Ils répondaient avec entrain. Et le petit?... Il ne jouait plus. Depuis un moment, son piano s'était tu, sans qu'elle l'eût remarqué...—«Christophe!»... Que faisait-il? On n'entendait aucun bruit. Toujours il oubliait de descendre pour le dîner: le père allait le gronder encore. Elle montait précipitamment l'escalier...—«Christophe!»... Il se taisait. Elle ouvrait la porte de la chambre, où il travaillait. Personne. La chambre, vide; le piano, fermé... Louisa avait une angoisse. Qu'est-ce qu'il était devenu? La fenêtre était ouverte. Mon Dieu! s'il était tombé!... Louisa est bouleversée. Elle se penche pour regarder...—«Christophe!»... Il n'est nulle part. Elle parcourt toutes les chambres. D'en bas, le grand-père lui crie: «Viens donc, ne t'inquiète pas, il nous rejoindra toujours.» Elle ne veut pas descendre; elle sait qu'il est là: il se cache pour jouer, il veut la tourmenter. Ah! le méchant petit!... Oui, elle en est sûre maintenant, le plancher a craqué; il est derrière la porte. Mais la clef n'y est pas. La clef! Elle cherche précipitamment dans un tiroir, au milieu d'une quantité d'autres clefs. Celle-là, celle-là,... non, ce n'est pas cela... Ah! la voilà enfin!... Impossible de la faire entrer dans la serrure. La main de Louisa tremble. Elle se dépêche; il faut se dépêcher. Pourquoi? Elle ne sait pas; mais elle sait qu'il le faut: si elle ne se hâte point, elle n'aura plus le temps. Elle entend le souffle de Christophe derrière la porte... Ah! cette clef!... Enfin! La porte s'ouvre. Un cri joyeux. C'est lui. Il se jette à son cou... Ah! le méchant, le bon, le bien-aimé petit!...
Elle a ouvert les yeux. Il est là, devant elle.
Depuis un moment, il la regardait, si changée, le visage à la fois tiré et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire résigné; et ce silence, cette solitude autour... Il avait le cœur transpercé...
Elle le vit. Elle ne fut pas étonnée. Elle sourit d'un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta à son cou, il l'embrassa, elle l'embrassa; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas:
—Attends...
Il vit qu'elle suffoquait.
Ils ne firent aucun mouvement. Elle lui caressait la tête avec ses mains; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure, cachée dans les draps.
Quand son angoisse fut passée, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus à trouver ses mots; elle se trompait, et il avait peine à comprendre. Qu'est-ce que cela faisait? Ils s'aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient: c'était l'essentiel.—Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde:
—Elle ne pouvait pas toujours être là: elle avait son travail...
D'une voix faible, entrecoupée, qui ne parvenait pas à articuler toutes les syllabes, elle fit hâtivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l'avaient oubliée. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l'affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu'elle lui envoyait sa bénédiction—(elle se reprit bien vite, timidement, pour employer une formule plus humble)—«sa respectueuse affection»...
Elle suffoqua de nouveau. Il lai soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se forçait à sourire. Elle se disait qu'elle n'avait plus rien à demander au monde, maintenant qu'elle avait la main dans la main de son fils.
Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie.—Et elle passa.
Le soir du même jour, Olivier arriva. Il n'avait pu supporter la pensée de laisser Christophe seul, à ces heures tragiques, dont il n'avait que trop l'expérience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s'exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait être là, afin de veiller sur lui. Mais l'argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, où il avait accompagné Christophe, il décida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille. Comme le mont-de-piété était fermé, à cette heure, et qu'il voulait partir par le premier train, il allait chez un brocanteur du quartier, lorsque dans l'escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un vif chagrin qu'Olivier ne se fût pas adressé à lui; et il le força à accepter de lui la somme nécessaire. Il ne se consolait pas de penser qu'Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il eût été si heureux de rendre service. Dans son zèle à leur venir en aide, il proposa même à Olivier de l'accompagner auprès de Christophe. Olivier eut grand'peine à l'en dissuader.
L'arrivée d'Olivier fut un bienfait pour Christophe. Il avait passé la journée dans l'accablement, seul avec sa mère endormie. La garde était venue, avait rendu quelques soins, et puis était partie, et n'était plus revenue. Les heures s'étaient écoulées, dans une immobilité funèbre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte; il ne la quittait point des yeux; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, lui-même était un mort.—Le miracle d'amitié, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.
Getrost! Es ist der Schmerzen werth die Leben,
So lang...
... mit uns ein treues Auge weint.
(«Courage! Aussi longtemps que deux yeux fidèles pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir.»)
Ils s'embrassèrent longuement. Puis, ils s'assirent auprès de Louisa, et causèrent à voix basse... La nuit... Christophe, accoudé au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d'enfance, où revenait toujours l'image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu'à ce qu'il se tut tout à fait, écrasé de fatigue, la figure cachée dans ses mains; et quand Olivier s'approcha pour le regarder, il vit qu'il était endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit à son tour, le front posé sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.
Comme le matin commençait, ils furent réveillés par des coups frappés à la porte. Christophe alla ouvrir. C'était un voisin, un menuisier; il venait avertir Christophe que sa présence avait été dénoncée, et qu'il fallait partir s'il ne voulait être pris. Christophe se refusait à fuir; il ne voulait pas quitter sa mère, avant de l'avoir conduite au lieu où elle resterait maintenant, pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fidèlement, à sa place; il le força à sortir de la maison; et, pour être plus sûr qu'il ne reviendrait pas sur sa décision, il l'accompagna à la gare. Christophe s'obstinait à ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, près duquel s'était passée son enfance, et dont son âme gardait, comme une conque marine, l'écho retentissant. Malgré le danger qu'il y avait à se montrer en ville, il fallut en passer par sa volonté. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se hâtait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort dans les sables du Nord. Un énorme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l'eau grise, comme les moitiés de roues d'un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, à travers les prairies, les méandres sinueux. Christophe s'absorbait dans ce rêve. Olivier l'en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena à la gare. Christophe se laissa faire; il était comme un somnambule. Olivier l'installa dans le train qui allait partir; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, à la première station française, afin que Christophe ne rentrât pas seul à Paris.
Le train partit, et Olivier revint à la maison, où il trouva, à l'entrée, deux gendarmes qui attendaient le retour de Christophe. Ils prirent Olivier pour lui. Olivier ne se pressa point d'éclaircir une méprise, qui favorisait la fuite de Christophe. Au reste, la police ne manifesta aucune déconvenue de son erreur; elle montrait un empressement assez tiède à rechercher le fugitif; et il sembla même à Olivier qu'au fond, elle n'était pas fâchée que Christophe fût parti.
Olivier resta jusqu'au lendemain matin, pour l'enterrement de Louisa. Le frère de Christophe, Rodolphe, le commerçant, y assista entre deux trains. Cet important personnage suivit correctement le convoi, et partit aussitôt après, sans avoir adressé un mot à Olivier pour lui demander des nouvelles de son frère, ou pour le remercier de ce qu'il avait fait pour leur mère. Olivier passa quelques heures encore dans cette ville, où il ne connaissait personne de vivant, mais qui était peuplée pour lui de tant d'ombres familières: le petit Christophe, ceux qu'il avait aimés, ceux qui l'avaient fait souffrir,—et la chère Antoinette... Que restait-il de tous ces êtres, qui avaient ici vécu, de cette famille des Krafft, à présent effacée?... L'amour qui vivait d'eux en l'âme d'un étranger.
Dans l'après-midi, Olivier retrouva Christophe à la station frontière, où ils s'étaient donné rendez-vous. Un village au milieu des collines boisées. Au lieu d'y attendre le train suivant pour Paris, ils décidèrent de faire à pied une partie de la route, jusqu'à la ville prochaine. Ils avaient besoin d'être seuls. Ils se mirent en marche à travers les bois silencieux, où retentissaient au loin les coups sourds de la cognée. Ils arrivèrent à une clairière, au sommet d'une colline. Au-dessous d'eux, dans un vallon étroit, encore en pays allemand, le toit rouge d'une maison forestière, un petit pré, lac vert entre les bois. Tout autour, l'océan des forêts bleu sombre, enveloppées de vapeurs. Des brouillards se glissaient entre les branches des sapins. Un voile transparent amollissait les lignes, amortissait les couleurs. Tout était immobile. Ni bruit de pas, ni son de voix. Quelques gouttes de pluie sonnaient sur le cuivre doré des hêtres, que l'automne avait mûris. Entre les pierres tintait l'eau d'un petit ruisseau. Christophe et Olivier s'étaient arrêtés et ils ne bougeaient plus. Chacun songeait à ses deuils. Olivier pensait:
—Antoinette, où es-tu?
Et Christophe:
—Que me fait le succès, â présent qu'elle n'est plus?
Mais chacun entendit la voix consolatrice de ses morts:
—Bien-aimé, ne pleure pas sur nous. Ne pense pas à nous. Pense à lui...
Ils se regardèrent tous deux, et chacun ne sentit plus sa peine, mais celle de son ami. Ils se prirent la main. Une sereine mélancolie les enveloppait tous deux. Doucement, sans un souffle d'air, le voile de vapeurs s'effaçait; le ciel bleu refleurit. Douceur attendrissante de la terre après la pluie... Elle nous prend dans ses bras, avec un beau sourire affectueux; elle nous dit:
—Repose. Tout est bien...
Le cœur de Christophe se détendait. Depuis deux jours, il vivait tout entier dans le souvenir, dans l'âme de la chère maman; il revivait l'humble vie, les jours uniformes, solitaires, passés dans le silence de la maison sans enfants, et dans la pensée des enfants qui l'avaient laissée, la pauvre vieille femme, infirme et vaillante, avec sa foi tranquille, sa douce bonne humeur, sa résignation souriante, son absence d'égoïsme... Et Christophe pensait aussi à toutes les humbles âmes qu'il avait connues. Combien il se sentait près d'elles, en ce moment! Au sortir des années de luttes épuisantes, dans le brûlant Paris, où se mêlent furieusement les idées et les hommes, au lendemain de cette heure tragique, où venait de souffler le vent des folies meurtrières qui lancent les uns contre les autres les peuples hallucinés, une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d'égoïsmes, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces vaniteux, qui se croient la raison du monde et n'en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait aux milliers d'âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice,—cœur du monde.
—Oui, je vous reconnais, je vous retrouve enfin, vous êtes de mon sang, vous êtes miennes. Comme l'Enfant prodigue, je vous ai quittées, pour suivre les ombres qui passaient sur le chemin. Je reviens à vous, accueillez-moi. Nous sommes un seul être, vivants et morts; où je suis, vous êtes avec moi. Maintenant, je te porte en moi, ô mère, qui m'as porté. Vous tous, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, vous êtes tous en moi. Vous êtes ma richesse. Nous ferons route ensemble. Je serai votre voix. Par nos forces unies, nous atteindrons au but...
Un rayon de soleil glissa entre les branches mouillées des arbres, qui lentement s'égouttaient. Du petit pré d'en bas montaient des voix enfantines, un vieux lied allemand, candide, que chantaient trois petites filles, en dansant une ronde autour de la maison. Et de loin, le vent d'ouest apportait, comme un parfum de roses, la voix des cloches de France...
—Ô paix, divine harmonie, musique de l'âme délivrée, où se fendent la douleur et la joie, et la mort et la vie, et les races ennemies, les races fraternelles, je t'aime, je te veux, je t'aurai....
Le voile de la nuit tomba. Christophe, sortant de son rêve, revit près de lui le visage fidèle de l'ami. Il lui sourit et l'embrassa. Puis, ils se remirent en marche, à travers la forêt, en silence; et Christophe frayait le chemin à Olivier.
Taciti, soli e senza compagnia,
n'andavan l'un dinnanzi, e l'altro dopo,
come i frati minor vanno per via...
[3]Notamment, le livre d'Anna dans Le Buisson Ardent.
[4]Charles Péguy.
LES AMIES
En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s'améliorer. Périodiquement, revenaient des moments difficiles, où l'on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l'argent. Mais c'était, à la longue, un régime exténuant.
Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht; il ne s'était couché qu'à l'aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure: il avait un cours à faire, à l'autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D'habitude, il n'insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant; il n'écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d'un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle.
Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure inconnue, qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit:
—Qu'est-ce que vous venez foutre ici?
Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l'intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s'expliquèrent. Un reporter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l'article paru dans le Grand Journal.
—Quel article?
—Il ne l'avait pas lu? Le reporter s'offrait à lui en donner connaissance.
Christophe se recoucha. S'il n'avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l'homme à la porte; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s'enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l'autre était tenace, et lisait, d'une voix forte, le début de l'article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l'oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l'époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d'étonnement, et, se dressant sur sou séant, il dit:
—Ils sont fous. Qu'est-ce qui les a pris?
Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir, il avait pris l'article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s'étalait, en première page; mais il n'eut pas le temps de lire: car un second journaliste venait d'entrer dans la chambre, Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place: ce qu'ils ne firent point, avant d'avoir relevé, rapidement la disposition des meubles dans la chambre, les photographies aux murs, et la physionomie de l'original, qui, riant, et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu'à la porte, qu'il verrouilla derrière eux.
Mais il était dit qu'on ne le laisserait pas tranquille, ce jour-là. Il n'avait pas fini sa toilette qu'on frappait de nouveau à la porte, d'une façon convenue que, savaient seuls quelques intimes. Christophe ouvrit, et se trouva en présence d'un troisième inconnu, qu'il se mettait en devoir d'expulser rondement, quand l'autre, en protestant, excipa de son titre douteur de l'article. Le moyen d'expulser qui vous traite de génie! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s'étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait, s'il avait, sans s'en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d'œuvre. Il n'eut pas le temps de s'informer. Le journaliste était venu pour l'enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir: l'auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre; mais naïf, et sensible, malgré lui, aux protestations d'amitié, il finit par se laisser faire.
Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d'une cinquantaine d'années, petit et râblé, grosse tête ronde, aux cheveux gris, taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l'accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s'était imposé à Paris par son énorme «autogobisme». Homme d'affaires, et manieur d'hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l'humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n'avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France; et, pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l'État. Au reste, il n'était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l'est après dîner, il aimait, à la façon de Dieu le père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait une gloire, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s'il eût voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s'il lui plaisait.
Ce jour-là, il venait de «faire» Christophe.
C'était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot.
Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d'autres devoirs, quand il s'agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour acheter un passe-droit en faveur de leur garnement de fils.
Écrivant dans des revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait pas une occasion de parler de Christophe; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu'il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l'origine? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d'œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne? Il ne semblait pas qu'il y eût une cause précise. C'était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l'air de Paris, et, mieux que l'Observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l'avance, le vent qui se prépare, et ce qu'il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l'autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l'idole nouvelle. Il arrive d'ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l'homme qu'elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables.
Ainsi, Olivier avait sa part dans l'article du Grand Journal. Il avait profité de l'intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d'adroites informations. Il s'était gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d'un café, Christophe avec un reporter, sans qu'il se doutât de rien. Toutes ces précautions irritaient la curiosité et rendaient Christophe plus intéressant. Olivier n'avait jamais eu affaire encore avec la publicité; il n'avait pas calculé qu'il mettait en branle une machine formidable, qu'on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer.
Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l'article du Grand Journal. Il n'avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d'avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C'était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c'est pour lui, bien entendu, et afin d'enlever aux confrères l'honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu'il loue. Mais il est rare que l'auteur s'en plaigne: quand on l'admire, il est toujours assez compris.
Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu'il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l'Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres,—(beau prétexte à des tirades chauvines!)—faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien,—rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l'auteur de l'article ignorait l'œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions,—sur celles qu'il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis çà et là de la bouche de Christophe ou d'Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l'image d'un Jean-Christophe, a génie républicain,—le grand musicien de la démocratie. Il profitait de l'occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n'exceptait qu'un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c'était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d'importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l'éloge d'un homme, il est toujours prudent de se demander:
—De qui médit-on?
Olivier rougissait de honte, à mesure qu'il parcourait le journal, et il se disait:
—J'ai bien travaillé!
Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes! Il l'attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D'heure en heure, Olivier, plus inquiet, pensait:
—Que de sottises ils lui font dire!
Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu'il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d'Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu'il avait dit et fait.
—Ce que j'ai fait? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n'avais aussi bien mangé.
Il lui raconta le menu.
—Et des vins... J'en ai absorbé de toutes les couleurs. Olivier l'interrompit, pour lui parler des convives.
—Les convives?... Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l'or; Clodomir, l'auteur de l'article, un garçon charmant; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.
Olivier n'avait pas l'air convaincu. Christophe était étonné de son peu d'enthousiasme.
—Est-ce que tu n'as pas lu l'article?
—Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l'as bien lu?
—Oui... C'est-à-dire, j'ai jeté un coup d'œil. Je n'ai pas eu le temps.
—Eh bien, lis donc un peu.
Christophe lut. Aux premières lignes, il s'esclaffa.
—Ah! l'imbécile! fit-il.
Il se tordait de rire.
—Bah! continua-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.
Mais à mesure qu'il lisait, il commençait à se fâcher: c'était trop bête, on le rendait ridicule. Qu'on voulût faire de lui «un musicien républicain», cela n'avait aucun sens... Enfin, passons sur cette calembredaine!... Mais qu'on opposât son art «républicain» à «l'art de sacristie» des maîtres venus avant,—(lui qui se nourrissait de l'âme de ces grands hommes),—c'était trop...
—Bougres de crétins! Ils vont me faire passer pour un idiot!...
Et puis, quelle raison d'éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu'il aimait plus ou moins,—(et plutôt moins que plus),—mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur? Et,—le pire,—on lui prêtait des sentiments odieux à l'égard de son pays!... Non, cela ne pouvait se supporter...
—Je m'en vais leur écrire, dit Christophe.
Olivier s'interposa.
—Non, pas maintenant! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée...
Christophe s'obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s'attachait surtout à rectifier les opinions qu'on lui attribuait sur l'Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.
—Comme cela, dit-il en revenant, il n'y a que demi-mal: la lettre paraîtra demain.
Olivier secoua la tête, d'un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux:
—Christophe, tu n'as rien dit d'imprudent, au dîner?
—Mais non, fit Christophe en riant.
—Bien sûr?
—Oui, poltron.
Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l'était guère. Il venait de se rappeler qu'il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s'était mis à l'aise. Pas un instant, il n'avait songé à se défier des gens: ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui! Et en vérité, ils l'étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l'on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu'elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l'émouvoir, dans son gosier, n'étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n'osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d'un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l'Opéra.—(Le comble de l'art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.)—Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l'empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l'Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts:—(à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.)—Et cette proposition lui rappelant l'étrange déguisement qu'on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l'histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie[5]. Gamache, qui n'aimait point Roussin, fut enchanté; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l'auditoire, se lança dans d'autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu'à la question d'Olivier, elles lui revenaient à l'esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l'échine. Car il ne se faisait pas d'illusion; il avait suffisamment d'expérience, pour se douter de ce qui allait se passer; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c'était déjà fait: ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu'Olivier, à quoi s'en tenir là-dessus: répondre à un journaliste, c'est perdre son encre; un journaliste a toujours le dernier mot.
Tout se passa, de point en point, comme Christophe l'avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu'il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l'honoraient; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l'on s'indigna qu'un artiste allemand s'exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays.
Christophe crut très habile de profiter de l'interview que lui faisait subir le reporter d'un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l'on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu'en République française.—Il parlait au représentant d'un journal conservateur, qui lui prêta sur-le-champ des déclarations anti-républicaines.
—De mieux en mieux! dit Christophe. Ah! ça, qu'est-ce que ma musique a à faire avec la politique?
—C'est l'habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne, ceux-ci un valet de prince.
—Ah! comme il leur flanquerait à tous son pied au cul!
—Eh bien, fais de même.
Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n'était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l'interviewer; et Christophe avait beau promettre de se surveiller: il ne pouvait s'empêcher d'être expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D'autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.
—Encore quelque bêtise? demandait-il.
—Toujours, disait Christophe, atterré.
—Tu es donc incorrigible!
—Je suis bon à enfermer... Mais cette fois, je te jure, c'est la dernière.
—Oui, oui, jusqu'à la prochaine...
—Non, cette fois, c'est fini.
Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier:
—Il en est venu encore un. Je l'ai fichu à la porte.
—Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. «Cet animal est très méchant...» Il vous attaque, quand on se défend... Il leur est si facile de se venger! Ils tirent parti des moindres mots qu'on dit.
Christophe se passa la main sur le front:
—Ah! bon Dieu!
—Qu'est-ce qu'il y a encore?
—C'est que je lui ai dit, en fermant la porte...
—Quoi donc?
—Le mot de l'Empereur.
—De l'Empereur?
—Oui, enfin, si ce n'est lui, c'est donc quelqu'un des siens...
—Malheureux! tu vas le voir en première page du journal!
Christophe frémit. Mais ce qu'il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n'était pas entré, et une conversation qu'il n'avait pas tenue.
Les informations s'embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s'agrémentaient de contresens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d'un journal anglais qu'il avait joué de la guitare dans les cours.
Il ne lisait point que des éloges. Tant s'en faut! Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal pour qu'il fût aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n'était pas de leur dignité d'admettre qu'un confrère pût découvrir un génie qu'ils avaient ignoré. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vexé qu'on lui eût coupé l'herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris: c'était un musicien bien doué, certainement; mais—(il pouvait le dire, puisqu'ils étaient amis),—insuffisamment instruit, sans originalité, d'un orgueil extravagant; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d'une façon ridicule, alors qu'il eût eu besoin d'un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère:—(tout le portrait de Goujart).—Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l'appui des journaux; et, jouant le dégoût du servum pecus, ils refusaient les présents d'Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe; les autres l'accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s'en prenaient à Olivier—(c'étaient de ses confrères).—Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l'écart,—plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c'est qu'on puisse se passer d'eux. Quelques-uns n'étaient pas loin de laisser entendre qu'il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui; ils montraient des mines navrées de l'inconscience d'Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie,—Christophe!—dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l'avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, le travail opiniâtre méritait un meilleur sort, et qu'on grisait avec un encens de mauvaise qualité. C'était une grande pitié! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment?
Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre:
—Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain?
Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité:
—C'est un détail. Il faut souffrir.
Naturellement, c'étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère:
—Mais, monsieur, Mozart est mort de misère!
Ils eussent trouvé de mauvais goût qu'Olivier leur dît que Mozart n'eût pas demandé mieux que de vivre, et que Christophe y était résolu.
Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s'ils dureraient toujours.—Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas:
—L'auteur de David ou de Gargantua?
mais:
—Ah! oui, l'homme du Grand Journal!...
C'était la célébrité.
Olivier s'en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu'il recevait lui-même, par ricochet: offres de librettistes, propositions d'entrepreneurs de concerts, protestations d'amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux: sur la dépopulation de la France, sur l'art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre,—s'il ne croyait pas que l'Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc. etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s'en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron, acceptait les invitations à dîner! Olivier n'en croyait pas ses yeux.
—Toi? disait-il.
—Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu'il n'y avait que toi pour aller voir les madames? À mon tour, mon petit! Je veux m'amuser!
—T'amuser? Mon pauvre vieux!
La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui qu'il était pris soudain d'un besoin violent d'en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s'ennuya d'ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens; mais il n'y retournait pas; il trouvait des prétextes saugrenus, d'un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n'allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l'artiste a besoin d'enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d'un geste, l'harmonie d'un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d'un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s'y fige. Le sourire d'une jolie femme est aussi stéréotypé, dans sa grâce étudiée, qu'une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l'influence débilitante du monde, les énergies s'émoussent, les caractères originaux s'atténuent et s'effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu'il rencontrait parmi les artistes: tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé; il ne pensait plus qu'à renifler les flagorneries dont on l'asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu'il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l'autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n'ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s'aplatissait devant tous, peureux devant l'opinion, le pouvoir, et la presse, n'osant dire ce qu'il pensait, et d'ailleurs ne pensant plus, n'existant plus, s'exhibant, âne chargé de ses propres reliques.
Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d'esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l'être, on pouvait être sûr qu'il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l'étaient point; celles qui aimaient, et celles qui s'aimaient; les meilleures étaient les pires: car elles étouffaient d'autant plus sûrement l'artiste sous l'éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s'appliquait à domestiquer le génie, à le niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu'à ce qu'il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.
Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d'une cherchait à l'accaparer pour son salon, pour son service; et Christophe n'avait pas été sans happer à demi l'hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l'exemple inquiétant des transformations opérées autour d'elles par les modernes Circés, il n'eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu'ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s'évertuaient à l'étouffer. Ces gens-là n'ont qu'une idée, quand ils voient une fleur: la mettre en pot,—un oiseau: le mettre en cage,—un homme libre: en faire un valet.
Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.
Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet; mais ce qu'il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.
Il avait bénéficié du succès de son ami: la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l'homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu'il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe; et il l'accompagna, dans l'intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L'amour passa, et le prit.
C'était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d'un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire «Parmesanesque» d'un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d'une maigreur élégante, quelque chose d'heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu'enveloppait l'énigme inquiétante du printemps qui s'éveille,—Frühlingserwachen.—Elle se nommait Jacqueline Langeais.
Elle n'avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d'esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d'amour et d'argent—(le seul vrai mariage d'amour pour ces gens-là)—avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L'argent était resté; l'amour était parti. Il s'en était conservé pourtant quelques étincelles: car il avait été vif, de part et d'autre; mais ils ne se piquaient pas d'une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs; et ils s'entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents.
Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l'objet d'une rivalité sourde: car ils l'aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu'idéalisait la grâce de l'enfance; et il cherchait sournoisement à la dérober à l'autre. L'enfant n'avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n'ont que trop de tendance à croire que l'univers gravite autour d'eux; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d'affection. Il n'était pas un caprice qu'elle ne fût certaine de voir favoriser par l'un, si l'autre le refusait; et l'autre était si vexé d'avoir été distancé qu'aussitôt il offrait encore plus que le premier n'avait accordé. Elle avait été indignement gâtée; et il était heureux que sa nature n'eût rien de mauvais,—si ne n'était l'égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu'il doit à l'absence d'obstacles.
M. et Mme Langeais, qui l'adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l'enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence,—(car on ne se gênait guère),—quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d'amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l'amant. Il va de soi qu'elle n'y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l'ombre d'un sentiment, ce fut fini pour les poupées: elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées; cela sortait on ne savait d'où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n'y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s'entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonnance imperceptible, diluée dans l'air bleu. On savait seulement que c'était là-bas, de l'autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible: là-bas était le bonheur. Ah! Pourvu qu'on arrivât!...
En attendant qu'on y fût parvenu, on se faisait d'étranges idées sur ce qu'on trouverait. Car la grande affaire, pour l'intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s'entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s'accrochant aux pierres, les deux fillettes s'évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l'avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu'elles voyaient à travers les fissures: elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d'ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s'en douter; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre: il suffisait d'une scène ou d'un mot un peu crus pour la dégoûter; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d'eau sale,—sans une éclaboussure.
Les romans l'attiraient peu: ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d'émoi et d'espérance, c'étaient les livres des poètes,—ceux qui parlaient d'amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret; ils avaient l'air de regarder, comme elle, par les tentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu'il s'agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu'il fallait démailloter avec d'infinies précautions, pour trouver... pour trouver... Ah! l'on ne trouvait rien, mais l'on était toujours sur le point de trouver...
Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d'Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité; elles les copiaient; elles s'interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n'en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui' ne savaient rien de l'amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l'amour et la volupté; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l'œil paterne du professeur,—un vieux papa très doux et très poli,—des vers comme ceux qu'il saisit un jour et dont il fut suffoqué:
Laissez, oh! laissez-moi vous tenir enlacées.
Boire dans vos baisers des amours insensées,
Goutte à goutte et longtemps!...
Elles suivaient les cours d'une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l'Université. Elles y trouvèrent l'emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu'ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C'étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S'il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s'il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c'était le paradis. Il n'était pas besoin d'être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée! Quels transports de jalousie! Quels coups d'œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale! Au cours, lorsqu'il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu'elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l'idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas:
—Crois-tu qu'il serait bien, avec une cravate à pois bleus?
Puis, ce fut un idéal de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes poétiques,—des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy,—les regards échangés avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussitôt ébauchées, en idée,—un besoin perpétuel de s'éprendre, d'être occupées d'un amour, d'un prétexte à aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout: preuve évidente qu'elles ne sentaient pas grand'chose; c'était même le meilleur moyen pour n'avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait à l'état de maladie chronique, dont elles étaient les premières à se moquer, mais qu'elles cultivaient amoureusement. Elles s'exaltaient l'une l'autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d'extravagances. Mais Jacqueline, sincère et ardente, était plus près de les réaliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises... Toutefois, elle ne les commit point. C'est le cas ordinaire chez les adolescents: il y a des heures où ces pauvres petites bêtes affolées—(que nous avons tous été)—sont à deux doigts de se jeter, ceux-ci dans le suicide, celles-là dans les bras du premier venu. Seulement, grâce à Dieu, presque tous en restent là. Jacqueline écrivit dix brouillons de lettres passionnées à des gens, qu'à peine connaissait-elle de vue; mais elle n'en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu'elle ne signa point, à un critique laid, vulgaire, égoïste, de cœur sec et d'esprit rétréci. Elle s'en était éprise, pour trois lignes où elle avait découvert des trésors de sensibilité. Elle s'enflamma aussi pour un grand acteur: il habitait près de chez elle; chaque fois qu'elle passait devant la porte, elle se disait:
—Si j'entrais!
Et une fois, elle eut la hardiesse de monter à son étage. Une fois là, elle prit la fuite. De quoi lui eût-elle parlé? Elle n'avait rien, rien du tout à lui dire. Elle ne l'aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moitié, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l'autre moitié, c'était l'éternel et délicieux et stupide besoin d'aimer. Comme Jacqueline était d'une race très intelligente, elle n'en ignorait rien. Cela ne l'empêchait point d'être folle. Un fou qui se connaît en vaut deux.
Elle allait beaucoup dans le monde. Elle était entourée de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d'un l'aimaient. Elle n'en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu'elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l'amour. Il lui semble tout naturel qu'on l'aime, et elle ne se croit tenue à rien qu'envers celui qu'elle aime; volontiers, elle croirait que qui l'aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu'elle ne se doute point de ce qu'est l'amour, quoiqu'elle y pense, toute la journée. On se figure qu'une jeune fille du monde, élevée en serre-chaude, est plus précoce qu'une fille des champs; et c'est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l'amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie; il arrive même parfois qu'elle ait lu la pièce d'avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu'on sent; et qui se presse de parler avant d'avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien.
Jacqueline, comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d'autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fièvre perpétuelle, les mains brûlantes, la gorge sèche et les yeux irrités, l'empêchait de voir les choses. Elle croyait les connaître. Ce n'était pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle lisait et elle écoutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-là, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle tâchait même de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu où elle vivait. Elle était plus vraie.
Une femme eut—trop peu de temps—sur elle une influence bienfaisante. Une sœur de son père, qui ne s'était point mariée. De quarante à cinquante ans, les traits réguliers, mais tristes et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir; elle avait dans ses gestes une distinction étriquée; elle parlait à peine, d'une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche mélancolique.
On ne la voyait chez les Langeais qu'à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d'ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu'elle trouvait à ces visites. Ils s'obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine; et ils ne lui montraient pas trop que c'était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l'intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, souriant par habitude, et répondait, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d'effusions affectueuses, quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu'on ne l'eût espéré; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe voyait tout; peu de choses échappaient à son regard; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l'attristaient. Mais elle n'en montrait rien: à quoi cela eût-il servi? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, ainsi que le reste de la famille, qui n'avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile,—(comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes),—elle voyait clair en lui; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou—(car il savait autant qu'elle)—de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l'écart. Personne ne s'inquiétait de sa vie intérieure. Il était plus commode de l'ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n'avait qu'un petit nombre d'amis qui n'étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents: elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en resta là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec des hommes distingués, qui lui avaient témoigné de l'intérêt, et qu'elle eût été peut-être bien aise de connaître. Elle ne répondit pas à leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place à un spectacle où l'on jouait de belles œuvres qu'elle aimait, de ne pas y aller; et, pouvant faire un voyage qui l'attirait, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n'effleurait en rien l'intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu'elle était seule à savoir, l'avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue,—inconnue même d'elle,—était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà la rongeait.—Cependant, les Langeais ne voyaient d'elle que son clair regard, qui parfois les gênait.
Jacqueline ne prêtait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse,—ce qui fut d'abord son état ordinaire. Mais quand elle arriva à l'âge, où se fait dans le corps et dans l'âme un travail inquiétant qui livre à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l'on se sent mourir,—l'enfant qui se noyait et qui n'osait pas crier: «Au secours!» vit seule, à côté d'elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah! que les autres étaient loin! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d'une poupée de quatorze ans! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement; par-dessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se réfugier auprès d'elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler.
La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu'elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires: elle en aurait eu honte; elle sentait que ce n'était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.
—Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse!
—Pauvre petite! disait Marthe, en souriant.
Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux delà tante, et, baisant les mains qui la caressaient:
—Est-ce que je serai heureuse? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse?
—Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi... On peut toujours être heureux, quand on veut.
Jacqueline était incrédule.
—Est-ce que tu es heureuse, toi?
Marthe souriait mélancoliquement.
—Oui.
—Non? vrai? tu es heureuse?
—Est-ce que tu ne le crois pas?
—Si. Mais...
Jacqueline s'arrêtait.
—Quoi donc?
—Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.
—Pauvre petit! Je l'espère aussi, dit Marthe.
—Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec décision, moi, d'abord, je ne pourrais pas.
—Moi non plus, je n'aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.
—Oh! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.
—Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment!
—Je sais très bien ce que je veux.
Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s'agissait de les dire, elle n'en trouvait plus qu'une, qui revenait toujours, comme un refrain:
—D'abord, je voudrais qu'on m'aime.
Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit:
—Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n'aimes pas?
Jacqueline, interloquée, s'exclama:
—Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j'aime! Le reste, ça ne compte pas.
—Et si tu n'aimais rien?
—Quelle idée! On aime toujours, toujours.
Marthe secouait la tête, d'un air de doute.
—On n'aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu'il te la fasse.
—Et si on ne m'aime pas?
—Même si on ne t'aime pas. Tu seras encore plus heureuse.
La figure de Jacqueline s'allongea; elle prit une mine boudeuse:
—Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.
Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.
—Pauvre petite! fit-elle encore.
—Mais pourquoi dis-tu toujours: pauvre petite? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse!
—C'est bien pour cela que je dis: Pauvre petite!
Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l'embrassait, en feignant d'être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d'être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s'auréole de poésie; et l'on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.
Jacqueline ne s'apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins; mais elle l'attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante:
—Est-ce que tu es malade?
Marthe répondait:
—Ce n'est rien.
Mais voici qu'elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.
—Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.
Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte!
—Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine! Tu ne m'aimes pas. Tu n'aimes que le coin de ton feu.
Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement:
—Laisse ta tante tranquille! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade!
Jacqueline pâlit; et, d'une voix tremblante, elle demanda ce qu'avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d'un cancer à l'intestin; il y en avait pour quelques mois.
Jacqueline eut des jours d'épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d'une lampe intérieure. Jacqueline se disait:
—Non, ce n'est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme...
Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d'intérêt qu'avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu'elle souffrît; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d'allusion à son état, elle essayait de le cacher; peut-être avait-elle besoin de n'y pas trop penser: le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu'on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves. Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d'où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s'enferma, pour mourir.
Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d'une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n'aurait pas dû lui manquer: on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement: sa mère les pratiquait; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison! Les yeux d'enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s'ils n'avaient pas cru. Non, ce n'était pas là un soutien suffisant... Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l'avait blessée... Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu'on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s'enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu'aujourd'hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d'une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n'en voyait plus que les hypocrisies; et ces aimables compromissions, qui, en d'autres temps, l'eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale: tout la faisait souffrir; sa conscience était à nu. Ses yeux s'ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d'entre eux la blessa jusqu'au sang.
Elle était, une après-midi, dans le salon de sa mère. Mme Langeais avait une visite,—un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres; d'autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d'aujourd'hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu'elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur:
—Mon chéri...
Elle s'en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu'elle; et ils poursuivirent leur causerie cérémonieuse. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l'impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d'intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent.—Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-même en riant d'intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère... Sa mère, non, ce n'était pas la même chose!... Avec son exagération ordinaire, elle passa d'un extrême à l'autre. Elle n'avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s'acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d'elle, et dont l'intelligence avait pour elle beaucoup d'attrait. Elle eût voulu l'aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d'être plaint; et l'esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier,—que son père n'ignorait rien, mais qu'il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu'il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent.
Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n'osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d'aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s'épargnait pas; elle souffrait de ce qu'elle voyait en elle de laid et de médiocre; elle s'accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s'effaçait; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l'empreinte. Et alors, tout serait fini; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier... Oh! sortir à tout prix de ce monde! Sauvez-moi! Sauvez-moi!...
En ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d'attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier.
Mme Langeais n'avait pas manqué d'inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s'était pas mis en frais. Mme Langeais ne l'en avait pas moins trouvé charmant:—il pouvait tout se permettre, pendant qu'il était à la mode; on le trouverait toujours charmant; c'était l'affaire de quelques mois...—Jacqueline se montra moins charmée; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d'esprit, la joie de vivre lui semblait grossière; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l'âme, et elle se figurait qu'elle l'aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle causait avec lui, il parla d'Olivier: il éprouvait le besoin d'associer son ami à tout ce qui lui arrivait d'heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troublée par la vision d'une âme qui s'accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n'accepta pas tout de suite: ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d'achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu'il ressemblât, lorsqu'enfin il se décida à venir.
Il vint, mais ne parla guère. Il n'avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l'enveloppait et qu'il rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n'en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait; elle continuait de ne causer qu'avec Christophe: mais c'était d'Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s'apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d'entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l'écoutait avec complaisance, bien que cela ne l'intéressât nullement; puis, sans en avoir l'air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier.
Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un homme qui ne se méfiait point. Sans y penser, Christophe s'éprenait d'elle; il trouvait du plaisir à revenir; il soignait sa toilette; et un sentiment, qu'il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur riante à tout ce qu'il songeait. Olivier s'était épris aussi, et dès les premiers jours; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L'idée ne venait pas à Olivier qu'il pût plaire à Jacqueline. Bien qu'à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d'optimisme, il se défiait de lui; il se voyait avec des yeux trop véridiques, il ne pouvait croire qu'il serait jamais aimé:—qui donc serait digne de l'être, si c'était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour?
Un soir qu'il était invité chez les Langeais, il sentit qu'il serait trop malheureux, en revoyant l'indifférente Jacqueline; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d'aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s'en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu'au plaisir d'avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n'eut pas lieu de s'en réjouir longtemps. À la nouvelle qu'Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté; elle n'éprouvait plus aucun désir de plaire; elle n'écoutait pas Christophe, répondait au hasard; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée; et elle ne reparut point.
Christophe s'en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s'expliquer ce brusque revirement; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, Olivier l'attendait; il demanda, d'un air qu'il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu'il parlait, il voyait le visage d'Olivier s'éclairer.
—Et cette fatigue? dit-il. Pourquoi ne t'es-tu pas couché?
—Oh! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.
—Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t'a fait beaucoup de bien de ne pas venir.
Il le regarda affectueusement, malicieusement, s'en alla dans sa chambre, et là, quand il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu'aux larmes:
—La mâtine! pensait-il. Elle se moquait de moi! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu!
À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l'égard de Jacqueline; et, comme une brave mère poule qui couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l'air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l'un à l'autre, il les aida, à leur insu.
Il crut de son devoir, gravement, d'étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu'il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité...
—Voilà un imbécile! De quoi se mêle-t-il? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos.
Et Olivier s'épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe. Et Christophe s'épanouissait de voir qu'Olivier était heureux. Sa joie s'étalait même, d'une façon beaucoup plus bruyante que celle d'Olivier. Et comme elle ne s'expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu'elle n'y voyait elle-même, le trouvait insupportable; elle ne pouvait comprendre qu'Olivier se fût entiché d'un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait; il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager; puis, il se retirait à l'écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.
Il n'était pas sans inquiétudes cependant pour l'avenir. Il s'attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait; et il se tourmentait: car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses: sa richesse d'abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque...
—Mais ce n'est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d'une polissonnerie de l'ami Diderot; il faut avoir les reins solides.
Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n'avait plus le courage de parler. Il pensait:
—Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.
Peu à peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait; il finit par croire que Jacqueline était telle qu'Olivier la voyait et qu'elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté! Elle aimait Olivier pour tout ce qu'il avait de différent d'elle et de son monde: parce qu'il était pauvre, parce qu'il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu'il était maladroit dans le monde. Elle aimait d'une façon si pure et si entière qu'elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments,... oui, presque devenir laide, afin d'être plus sûre d'être aimée pour elle-même, pour l'amour dont son cœur était plein et dont il avait faim... Ah! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s'occuper d'autre chose, de le regarder à peine; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s'interrompait; elle se sauvait dans sa chambre; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur; elle restait ainsi, ramassée sur elle-même, sans un souffle; elle n'osait pas bouger, de peur qu'au moindre geste le bonheur ne s'enfuît. Sur son corps, en silence, elle étreignait l'amour.
Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d'Olivier. Il s'occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s'habiller, lui faisait—(comment!)—ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l'escalier, lorsque Christophe n'était plus là. Il souriait, mais il était touché de cette grande affection. Intimidé par son amour, il n'était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ému que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, à chercher les moyens d'aplanir le chemin à l'amour de son ami.
Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisière de la forêt de l'Isle-Adam, qu'Olivier et Jacqueline eurent l'entretien, qui décida de leur vie.
Christophe accompagnait son ami; mais il avait trouvé un harmonium dans la maison; et il se mit à jouer, laissant les amoureux se promener en paix.—À vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d'être seuls. Jacqueline était silencieuse et un peu hostile. Déjà, à la dernière visite, Olivier avait senti un changement dans ses manières, une froideur subite, des regards qui paraissaient étrangers, durs, presque ennemis. Il en avait été glacé. Il n'osait s'expliquer avec elle: il craignait trop de recevoir de celle qu'il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s'éloigner; il lui semblait que sa présence le garantissait seule du coup qui allait le frapper.
Jacqueline n'aimait pas moins Olivier. Elle l'aimait beaucoup plus. C'était ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec lequel naguère elle avait joué, qu'elle avait tant appelé, il était là, devant elle; elle le voyait s'ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arrière, effrayée; elle ne comprenait plus; elle se demandait:
—Mais pourquoi? pourquoi? Qu'est-ce que cela veut dire?
Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait:
—Qui est cet homme?
Et elle ne savait pas.
—Pourquoi est-ce que je l'aime?
Elle ne savait pas.
—Est-ce que je l'aime?
Elle ne savait pas... Elle ne savait pas; mais elle savait que pourtant elle était prise; l'amour la tenait; elle allait se perdre en lui, se perdre tout entière, sa volonté, son indépendance, son égoïsme, ses rêves d'avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec colère; elle éprouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux.
Ils allèrent jusqu'à l'extrémité du parc, dans le jardin potager, que séparait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient à petits pas, au milieu des allées, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l'haleine emplissait l'air. On était au mois de juin; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel était gris, la lumière à demi éteinte; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d'une masse, charriés par le vent. De ce grand vent lointain, rien n'arrivait sur la terre: pas une feuille ne remuait. Une grande mélancolie enveloppait les choses, et leur cœur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fenêtres entr'ouvertes, vinrent les sons de l'harmonium, qui disait la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach. Ils s'assirent côte à côte sur la margelle d'un puits, tout pâles, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline.
—Vous pleurez? murmura-t-il, les lèvres tremblantes.
Ses larmes aussi coulèrent.
Il lui prit la main. Elle pencha sa tête blonde sur l'épaule d'Olivier. Elle n'essayait plus de lutter: elle était vaincue; et c'était un tel soulagement!... Ils pleurèrent tout bas, écoutant la musique, sous le dais mouvant des nuées lourdes, dont le vol silencieux semblait raser la cime des arbres. Ils pensaient à tout ce qu'ils avaient souffert,—qui sait? peut-être aussi à ce qu'ils souffriraient plus tard. Il est des minutes où la musique fait surgir toute la mélancolie tissée autour de la destinée d'un être...