Jean-Christophe Volume 3: Antoinette, Dans la maison, Les Amies
—Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m'emporter!... Mais lorsqu'on voit pleurer un ami qu'on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant?
—Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.
—Quoi! vous la défendez?
—Je la plains.
—Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.
—Eh! croyez-vous qu'elle n'ait pas souffert, elle aussi? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu'elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l'ai vue que deux fois, et seulement en passant; elle ne m'a rien dit d'amical, elle n'avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant, je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu'elle n'est pas mauvaise. Pauvre petite! Je devine ce qui a pu se passer en elle...
—Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable!...
—Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté,—un homme durement fermé à tout ce qui n'est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez... Hélas! Si vous saviez quelle souffrance c'est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas crier: «Oh! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas! Tout, plutôt que de nous aimer ainsi!»... Connaissez-vous cette parole d'un poète: «Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entourée d'honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères»? Pensez à cela, Christophe...
—Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j'entrevois... Alors, vous-même...
—J'ai connu ces tourments.
—Est-ce possible?... N'importe! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.
—Je n'ai pas d'enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, à sa place.
—Non, cela ne se peut pas, j'ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.
—Ne jurez pas! J'ai été bien près de faire comme elle... J'ai de la peine, de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste.—Oui, j'ai été à deux doigts d'une folie pareille. Et si je ne l'ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J'étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n'avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c'était pour rien que j'avais vécu... J'étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi! Je suis montée chez vous... Est-ce que vous vous souvenez?... Vous n'avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux... Et puis, je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas ce que vous m'avez dit, je ne me rappelle plus exactement... mais je sais qu'il y a certains mots de vous... (vous ne vous doutiez pas...) ... ils m'ont été une lumière... Il suffisait de la moindre chose, a ce moment, pour me perdre ou me sauver... Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j'ai pleuré tout le jour... Et après, c'était bien: la crise était passée.
—Et aujourd'hui, demanda Christophe, vous le regrettez?
—Aujourd'hui? dit-elle. Ah! si j'avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n'aurais pu supporter cette honte, et le mal que j'aurais fait à mon pauvre homme.
—Alors, vous êtes heureuse?
—Oui, autant qu'on peut être heureux, en cette vie. C'est une chose si rare, d'être deux qui se comprennent, qui s'estiment, qui savent qu'ils sont sûrs l'un de l'autre, non par une simple croyance d'amour qui est souvent une illusion, mais par l'expérience d'années passées ensemble, d'années grises, médiocres, même avec—surtout avec le souvenir de ces dangers que l'on a surmontés. À mesure que l'on vieillit, cela devient meilleur.
Elle se tut, et brusquement rougit.
—Mon Dieu, comment ai-je pu raconter?... Qu'est-ce que j'ai fait?... Oubliez, Christophe, je vous en prie! Personne ne doit savoir...
—Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C'est une chose sacrée.
Mme Arnaud, malheureuse d'avoir parlé, se détourna un moment. Puis, elle dit:
—Je n'aurais pas dû vous raconter... Mais, voyez-vous, c'était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes... que vous estimez, Christophe..., il y a de ces heures, non pas seulement d'aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s'aime le mieux.
—Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté?
—C'est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l'homme (et souvent contre l'homme), est quelque chose d'affreux, dans une société qui n'est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile...
Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s'arrêtait, puis continuait son chemin:
—Pourtant, ce n'est pas notre faute: quand une femme vit ainsi, ce n'est pas par caprice, c'est qu'elle y est forcée; elle doit gagner son pain et apprendre à se passer de l'homme, puisqu'il ne veut pas d'elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices: car, chez nous, elle ne peut, comme l'homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale: tout lui est interdit.—J'ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu'elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s'efforcent de vivre en travaillant; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l'écart, soit parce qu'ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l'habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Elles-mêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider; elle trouve qu'elles sont des orgueilleuses. Nul ne s'intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n'est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel,—(je dirai même, anormal, maladif: car il n'est pas naturel de se sacrifier totalement),—c'est une mort vivante...—À défaut du travail de l'esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlottes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant! Quand l'une d'elles, écœurée, à l'incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu'elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle! presque impossible à supporter! C'est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide? Elle est noyée dans cet océan d'infortunes. Elle lutte cependant, elle s'efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s'épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux! Mais elle, qui la sauvera? Qui s'inquiète de la sauver? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne; à mesure qu'elle donne sa foi, elle en a moins pour elle; toutes ces misères s'accrochent à elle; et elle n'a rien à quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre... Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable qui s'était donnée à l'œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire: elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui viennent d'accoucher, les malheureuses filles dont l'Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l'Assistance publique; elle s'efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n'avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d'amertume,—(on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées! Et tous ces petits enfants qui meurent! Ces innocents, condamnés en naissant!...)—Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l'égoïsme humain,—comment croyez-vous qu'on la jugeât, Christophe? La malveillance publique l'accusait de gagner de l'argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée...—Jamais vous n'imaginerez assez la cruauté de la lutte qu'ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d'aujourd'hui, conservatrice et sans cœur, qui est moribonde, et qui dépense le peu d'énergie qui lui reste à empêcher les autres de vivre.
—Ma pauvre amie, ce n'est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.
—Lequel?
—L'art.
—Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter?
—Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.
—Qu'en savez-vous? Ah! que vous avez vite fait de juger! Parce qu'elle est vaillante, parce qu'elle ne s'attarde pas sur ce qui l'attriste, parce qu'elle le cache aux autres, vous dites qu'elle est heureuse! Oui, elle est heureuse d'être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu'elle était faite pour cette vie décevante de l'art? L'art! Quand on pense qu'il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d'écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte au bonheur! Faut-il qu'elles soient dénuées de tout, qu'elles ne sachent plus à quelle affection se prendre!... L'art! qu'avons-nous à faire de l'art, si nous n'avons tout le reste, avec? Il n'y a qu'une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste: c'est un cher petit enfant.
—Et quand on l'a, vous voyez qu'il ne suffit même pas.
—Oui, pas toujours... Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d'être une femme. Beaucoup plus que d'être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d'esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d'étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d'une façon, nous regrettons l'autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n'en avez qu'une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes! Vous l'êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.
—Que faire? Ce n'est pas notre faute.
—Non, ce n'est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n'est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c'est que la vie n'est pas du tout une chose simple. On dit qu'il n'y a qu'à vivre d'une façon naturelle. Mais qu'est-ce qui est naturel?
—C'est vrai. Rien n'est naturel dans notre vie. Le célibat n'est pas naturel. Le mariage ne l'est pas non plus. Et l'union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n'est pas une chose naturelle; nous l'avons fabriquée. On dit que l'homme est un animal sociable. Quelle bêtise! Il a bien fallu qu'il le devînt, pour vivre. Il s'est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l'a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n'a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C'est une lutte: il n'est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là?—En étant forts.
—En étant bons.
—Oh! Dieu! être bon, arracher son corset d'égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l'on enfonce ses racines! Ce qu'on ne peut avoir en horizons, s'efforcer de l'avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l'étroit qui monte vers le soleil!
—Oui. Et d'abord, s'aimer les uns les autres. Si l'homme voulait sentir davantage qu'il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, ou qu'elle doit être la sienne! S'ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l'autre!... Nous sommes faibles: aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé: «Je ne te connais plus.» Mais: «Courage, ami. Nous sortirons de là.»
Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s'éteindre, caressait de son battement d'aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s'étonnait de s'être ainsi livrée. Jamais elle n'en avait tant dit. Jamais plus elle n'en dirait tant.
Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit:
—Que faites-vous de l'enfant?
C'était à cela qu'elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s'était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l'enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l'élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait:
—Non, c'est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres.
Mais c'était plus fort qu'elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d'espoir.
Christophe dit:
—Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l'élever. Il faut les soins d'une femme. J'avais songé qu'une amie voudrait bien nous aider...
Mme Arnaud respirait à peine.
Christophe dit:
—Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l'heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l'enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m'a dit: «Christophe...»
Le sang de Mme Arnaud s'arrêta; elle n'entendit pas la suite; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier:
—Non, non, donnez-le-moi!...
Christophe parlait. Elle n'entendait pas ce qu'il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa:
—Elle en a plus besoin que moi. Moi, j'ai mon cher Arnaud... et puis toutes mes choses... Et puis, je suis plus vieille...
Et elle sourit, et dit:
—C'est bien.
Mais la flamme du foyer s'était éteinte; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n'y avait plus que l'expression habituelle de bonté résignée.
—Mon amie m'a trahi.
Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.
—Que veux-tu? disait-il. Une trahison d'ami, c'est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c'est qu'on n'est qu'un pauvre homme.
—Ah! c'est tout ce que je suis. Je n'y mets pas d'orgueil... Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s'il ne l'a plus.
—Ta vie n'est pas finie: il y a d'autres êtres à aimer.
—Je ne crois plus à aucun. Il n'y a pas d'amis.
—Olivier!
—Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu'il y ait des moments où je doute de tout... de moi... Mais toi, tu es fort, tu n'as besoin de personne, tu peux te passer de moi.
—Elle s'en passe encore mieux.
—Tu es cruel, Christophe.
—Mon cher petit, je te brutalise; mais c'est pour que tu te révoltes. Que diable! c'est honteux, de sacrifier ceux qui t'aiment, et ta vie, à quelqu'un qui se moque de toi.
—Que m'importent ceux qui m'aiment! C'est elle que j'aime.
—Travaille! Ce qui t'intéressait autrefois...
—... ne m'intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m'apparaît loin, loin... Je vois, mais je ne comprends plus... Penser qu'il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d'horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine... Ah! que je me sens vieux! Je n'ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit: tout m'ennuie. Je sens qu'il n'y a rien... Écrire? Pourquoi écrire? Qui vous comprend? Je n'écrivais que pour un être; tout ce que j'étais, je l'étais pour lui... Il n'y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir.
—Eh bien, dors, mon petit. Je te veillerai.
Mais c'était ce qu'Olivier pouvait le moins. Ah! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu'à ce que sa peine s'efface de son être renouvelé, jusqu'à ce qu'il soit un autre! Mais nul ne peut lui faire ce don; et il n'en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d'être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l'amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l'avaler, toutes les forces du cerveau pompées par la seule idée fixe.
Il n'avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu'il avait sa part de responsabilité et qu'il n'était pas le seul à souffrir: Jacqueline aussi était victime;—elle était sa victime. Elle s'était livrée à lui: qu'en avait-il fait? S'il n'était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l'avait-il liée à lui? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.
—Ce n'est pas sa faute, pensait-il. C'est la mienne. Je l'ai mal aimée. Pourtant, je l'aimais bien. Mais je n'ai pas su l'aimer, puisque je n'ai pas su me faire aimer.
Ainsi, il s'accusait; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand'chose de faire le procès du passé: cela n'empêcherait point de le recommencer, si c'était à recommencer; et cela empêche de vivre. L'homme fort est celui qui oublie le mal qu'on lui a fait,—et aussi, hélas! celui qu'il a fait, dès l'instant qu'il s'est rendu compte qu'il ne peut le réparer. Mais l'on n'est pas fort par raison, on l'est par passion. L'amour et la passion sont deux parents éloignés; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait; il n'était fort que contre lui-même. Dans l'état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s'abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l'été. Christophe, aidé de Mme Arnaud, le soigna avec dévouement; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir.
Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu'ils ont peur qu'il ne soit contagieux: à tout le moins, il ennuie; on se sauve de lui. Qu'il est peu d'êtres qui vous pardonnent de souffrir! C'est toujours la vieille histoire des amis de Job. Eliphaz de Theman accuse Job d'impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. «Et à la fin, Elin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu'il était juste devant Dieu.»—Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, «il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d'homme malheureux: on se fait détester.»
Olivier ne pouvait parler de ce qu'il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s'apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme au cœur généreux, qui avait fait pour son compte l'épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance d'Olivier. Telle est l'infirmité de la nature humaine! Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts: vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, au fond de l'âme! Celui qui n'est pas en cause trouve irritant que l'autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l'on se dit, pour mettre sa conscience en repos:
—Qu'y puis-je? Toutes les raisons ne servent de rien.
Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu'en aimant celui qui souffre, en l'aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l'aimant et en le plaignant. L'amour est le seul baume aux blessures de l'amour. Mais l'amour n'est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux; ils n'en ont qu'une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu'ils ont pu trouver de paroles d'affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment, ils font le vide autour du patient, ainsi que d'un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l'aider aussi peu, ils l'aident de moins en moins; ils cherchent à se faire oublier, à oublier eux-mêmes. Et si le malheur importun s'obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu'à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l'épreuve. Soyez sûrs que s'il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère cette sentence dédaigneuse:
—Le pauvre diable! J'avais de lui une meilleure opinion.
Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté!... Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s'obligeait à une patience méritoire; il lui cachait, par affection, ce qu'il pensait de lui. Mais Olivier, avec l'acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C'était assez pour l'écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l'envie de lui crier:
—Va-t'en!
Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s'aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d'un côté ce qui veut vivre, de l'autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l'amour! La mère qui voit mourir son fils, l'ami qui voit son ami se noyer,—s'ils ne peuvent les sauver, n'en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie...
Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était trop fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu'il était honteux de lui! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu'un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n'a pas encore assez appris de la vie, pour n'être pas impitoyable envers ses faiblesses.
Il allait voir Cécile et l'enfant qui lui avait été confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d'emprunt; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n'avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d'elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D'ailleurs, le souffle qui l'avait troublée était passé: c'était un moment de crise, que la vue de l'égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l'en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d'aimer trouvait à se satisfaire dans l'amour de l'enfant. Avec le merveilleux pouvoir d'illusion—d'intuition—de la femme, elle retrouvait celui qu'elle aimait, au travers de ce petit être; ainsi, elle l'avait faible et livré, tout à elle: il lui appartenait; et elle pouvait l'aimer, passionnément l'aimer, d'un amour aussi pur que l'étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière... Non qu'il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah! ce n'est jamais la même chose qu'un enfant de notre sang!... Mais c'est bon, tout de même.
Christophe regardait maintenant Cécile avec d'autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon:
—Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas?
Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison: quand on est un Christophe, il est rare qu'on aime qui peut vous faire du bien; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s'attirent; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s'économise. Et l'on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n'est pas de vivre le plus longtemps possible, mais le plus fort.
Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l'amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu'il inspire est peu de chose, au prix de ce qu'il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais?
Et comme il médisait ainsi de l'amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait:
—Ingrat!
Christophe n'avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l'ambassade d'Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l'élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s'imposait; les Lévy-Cœur n'avaient plus le droit de feindre de l'ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts; il avait une pièce reçue à l'Opéra-Comique. D'invisibles sympathies s'intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d'une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d'une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l'aidait en ses démarches: quelqu'un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir; mais il semblait que l'ami se fût dépité de ce que Christophe n'eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d'ailleurs par d'autres préoccupations: il pensait à Olivier, il pensait à Françoise; le matin même, il venait de lire dans un journal qu'elle était tombée gravement malade à San Francisco: il se la représentait seule dans une ville étrangère, dans une chambre d'hôtel, se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.
Obsédé par ces pensées, il évitait le monde; et il s'était retiré dans un petit salon à l'écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l'ombre, derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas: il regardait en lui; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes... Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne, il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, «l'amie» qui le regardait... L'amie? Qui était-elle? Il ne savait rien de plus, sinon qu'elle était l'amie, et qu'il la connaissait; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait: la divine bonté de son sourire compatissant.
Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance... Il avait six à sept ans, il était à l'école, il était malheureux, il venait d'être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l'avait injustement puni; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres,—(il la revoyait en ce moment, lui qui n'y avait jamais pensé, depuis: elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d'un blond tout à fait blanc, les yeux d'un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges),—elle était venue près de lui, elle s'était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l'avait regardé pleurer; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant:
—Ne pleure pas!...
Alors, Christophe n'y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d'une voix tremblante et tendre:
—Ne pleure pas...
Elle était morte, quelques semaines après; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort... Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment? Il n'y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l'aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n'est qu'une seule âme pour tous; et bien que les millions d'êtres semblent différents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c'est le même éclair d'amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu'il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice...
Cela ne dura qu'une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l'autre salon. Il se renfonça dans l'ombre, hors de l'atteinte du miroir; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu'elle ne fût partie. Il entra dans le salon; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu'elle ne fût plus de même qu'elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël...
Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s'approcha d'elle.
—Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.
À cet instant, il la reconnut:
—Grazia... dit-il[9].
Au même moment, l'ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin produite; et elle présentait Christophe à «la comtesse Berény». Mais Christophe était si ému qu'il n'entendait même pas; et il ne remarquait point ce nom étranger. C'était toujours pour lui sa petite Grazia.
Grazia avait vingt-deux ans. Elle était mariée, depuis un an, à un jeune attaché d'ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparenté à un premier ministre de l'empereur, snob, viveur, élégant, prématurément usé, dont elle s'était sincèrement éprise, et qu'elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa était mort. Son mari avait été nommé à l'ambassade de Paris. Par les relations du comte Berény, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu'un rien effarouchait était devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la société parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en être gênée. C'est une grande force d'être jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu'on plaît. Et c'est une force non moins grande d'avoir un cœur tranquille, très sain et très serein, qui trouve son bonheur dans l'accord harmonieux de ses désirs et de sa destinée. La belle fleur de vie s'était épanouie; mais elle n'avait rien perdu de la calme musique de son âme latine, nourrie de la lumière et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant: elle ne s'en étonnait point, et savait en user pour les œuvres artistiques ou charitables qui recouraient à elle; de ces œuvres elle laissait à d'autres le patronage officiel: car, bien qu'elle sût tenir son rang, elle avait conservé de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secrète indépendance, que le monde fatiguait tout en l'amusant, mais qui savait déguiser son ennui sous l'aimable sourire d'un cœur bon et courtois.
Elle n'avait pas oublié son grand ami Christophe. L'enfant, que brûlait en silence un innocent amour, sans doute n'existait plus. La Grazia d'à présent était une femme très sensée et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exagérations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d'être émue par ces souvenirs. La pensée de Christophe était associée aux heures les plus pures de sa vie. Elle n'entendait pas son nom sans plaisir; et chacun de ses succès la réjouissait, comme si elle y avait part: car elle les avait pressentis. Dès son arrivée à Paris, elle avait cherché à le revoir. Elle l'avait invité, en ajoutant sur la lettre d'invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n'y avait pas fait attention, et il avait jeté l'invitation au panier, sans répondre. Elle ne s'en était pas offensée. Elle avait continué de suivre, sans qu'il le sût, ses travaux et même un peu sa vie. C'était elle, dont la main bienfaisante l'avait secouru, dans la campagne récente menée contre lui par les journaux. La proprette Grazia n'avait guère de rapports avec le monde de la presse; mais quand il s'agissait de rendre service à un ami, elle était capable d'enjôler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu'elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs; et, en moins de rien, elle lui tourna la tête; elle sut flatter son amour-propre; elle le séduisit si bien, tout en lui en imposant, qu'elle n'eut besoin que de quelques mots, négligemment jetés, d'étonnement méprisant sur les attaques dont Christophe était l'objet, pour que la campagne s'arrêtât net. Le directeur supprima l'article injurieux qui allait paraître le lendemain; et quand le chroniqueur s'informa des motifs de la suppression, il lui lava la tête. Il fit plus: il donna ordre à un de ses gens à-tout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe; l'article fut fabriqué, enthousiaste et stupide, à souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l'idée d'organiser à l'ambassade des auditions d'œuvres de son ami, et qui, sachant qu'il patronnait Cécile, aida la jeune chanteuse à se faire connaître. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commença tout doucement, avec une habileté tranquille, à éveiller l'intérêt du pouvoir pour Christophe banni d'Allemagne; et peu à peu, elle détermina un mouvement d'opinion afin d'obtenir de l'Empereur un décret qui rouvrît les portes de son pays à un grand artiste qui l'honorait. S'il était prématuré d'attendre pour l'instant cet acte de grâce, elle réussit du moins à ce qu'on fermât les yeux sur le voyage de quelques jours qu'il fit dans sa ville natale.
Et Christophe, qui sentait planer sur lui la présence de l'invisible amie, sans pouvoir découvrir qui elle était, venait de la reconnaître dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir.
Ils causaient du passé. Ce qu'ils disaient, Christophe ne le savait guère. Pas plus qu'on ne la voit, on n'entend celle qu'on aime. Et quand on l'aime bien, on ne songe même point qu'on l'aime. Christophe ne s'en doutait pas. Elle était là: c'était assez. Le reste n'existait plus...
Grazia s'arrêta de parler. Un jeune homme très grand, assez beau, élégant, la figure rasée, la tête chauve, l'air ennuyé et méprisant, considérait Christophe à travers son monocle, et, déjà, s'inclinait avec une politesse hautaine.
—Mon mari, dit-elle.
Le bruit du salon reparut. La lumière intérieure s'éteignit. Christophe, glacé, se tut, et répondant au salut, il se retira aussitôt.
Ridicules et dévorantes exigences de ces âmes d'artistes et des lois enfantines qui régissent leur vie passionnée! Cette amie, qu'il avait négligée jadis quand elle l'aimait, et à qui il n'avait plus pensé depuis des années, à peine la retrouvait-il qu'il lui semblait qu'elle était à lui, qu'elle était son bien, et que si un autre l'avait prise, c'est qu'on la lui avait volée: elle-même n'avait pas le droit de se donner à un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son démon créateur s'en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-là, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour.
Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la santé d'Olivier l'obsédaient. Un jour enfin, retrouvant l'adresse qu'elle lui avait laissée, il se décida.
En montant l'escalier, il entendit des marteaux d'ouvriers qui clouaient. L'antichambre était en désordre, encombrée de caisses et de malles. Le valet répondit, que la comtesse n'était pas visible. Mais comme Christophe déçu se retirait après avoir remis sa carte, le domestique courut après lui, et le fit rentrer en s'excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis étaient enlevés et roulés. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un élan de joie. Toutes les sottes rancunes s'évanouirent. Il saisit cette main dans le même élan de bonheur, et il la baisa.
—Ah! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu! le craignais tant de partir, sans vous avoir revu!
—Partir, vous allez partir!
L'ombre, de nouveau, retomba.
—Vous le voyez, dit-elle, montrant le désordre de la chambre; à la fin de la semaine, nous aurons quitté Paris.
—Pour longtemps?
Elle fit un geste:
—Qui le sait?
Il fit effort pour parler. Sa gorge était contractée.
—Où allez-vous?
—Aux États-Unis. Mon mari y est nommé premier secrétaire d'ambassade.
—Et ainsi, ainsi, fit-il... (Ses lèvres tremblaient)... c'est fini?
—Mon ami! dit-elle, émue de son accent... Non, ce n'est pas fini.
—Je vous ai retrouvée seulement pour vous perdre!
Il avait les larmes aux yeux.
—Mon ami, répéta-t-elle.
Il mit la main sur ses yeux, et se détourna, pour cacher son émotion.
—Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main.
À ce moment encore, il pensa à la petite fille d'Allemagne. Ils se turent.
—Pourquoi êtes-vous venu si tard? demanda-t-elle enfin. J'ai cherché a vous voir. Vous n'avez jamais répondu.
—Je ne savais point, je ne savais point, fit-il... Dites-moi, c'est vous qui tant de fois m'êtes venue en aide, sans que j'aie pu deviner?... C'est à vous que je dois d'avoir pu retourner en Allemagne? C'est vous qui étiez mon bon ange, qui veilliez sur moi?
Elle dit:
—J'étais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant!
—Quoi donc? demanda-t-il. Je n'ai rien fait pour vous.
—Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez été pour moi.
Elle parla du temps où, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et où elle eut, par lui, par sa musique, la révélation de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Et peu à peu, s'animant doucement, elle lui raconta, par brèves allusions transparentes et voilées, ses émotions d'enfant, la part qu'elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert où il avait été sifflé et où elle avait pleuré, et la lettre qu'elle lui écrivit et à laquelle il ne répondit jamais: car il ne l'avait pas reçue. Et Christophe, en l'écoutant, de bonne foi projetait dans le passé son émotion présente et la tendresse qui le pénétrait pour le tendre visage qui était penché vers lui.
Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s'arrêtèrent tous deux: car Grazia s'aperçut que Christophe l'aimait. Et Christophe s'en aperçut aussi...
Autrefois, Grazia avait aimé Christophe sans que Christophe s'en souciât. Maintenant, Christophe aimait Grazia; et Grazia n'avait plus pour lui qu'une paisible amitié: elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l'une des deux horloges de leurs vies fût en avance sur l'autre pour que toute leur vie, à tous deux, fût changée...
Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils restèrent, un moment, interdits, sans parler.
Et Grazia dit:
—Adieu.
Christophe répéta sa plainte:
—Et ainsi, c'est fini?
—C'est mieux sans doute, que les choses soient ainsi.
—Ne nous reverrons-nous pas, avant votre départ?
—Non, dit-elle.
—Quand nous reverrons-nous?
Elle fit un geste de doute mélancolique.
—Alors, à quoi bon, dit Christophe, à quoi bon nous être revus?
Mais au reproche de ses yeux, il répondit aussitôt:
—Non, pardon, je suis injuste.
—Je penserai toujours à vous, dit-elle.
—Hélas! fit-il, je ne puis même pas penser à vous. Je ne sais rien de votre vie.
Tranquillement, elle lui décrivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journées se passaient. Elle parlait d'elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux.
—Ah! dit-il jalousement, vous l'aimez?
—Oui, dit-elle.
Il se leva.
—Adieu.
Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu'elle était enceinte. Et cela lui fit au cœur une impression inexprimable de dégoût, de tendresse, de jalousie, de pitié passionnée. Elle raccompagna jusqu'à l'entrée du petit salon. À la porte, il se retourna, s'inclina vers les mains de l'amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux à demi fermés. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement.
... E chi allora m'avesse domandato
di cosa alcuna, la mia risponsione
sarebbe stata solamente AMORE,
con viso vestito d'umiltà...
Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l'enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu'il avait manqué le bonheur; mais il ne songeait pas à se plaindre: il savait que le bonheur existait... Soleil, je n'ai pas besoin de te voir pour t'aimer! Pendant ces longs jours d'hiver où je grelotte dans l'ombre, mon cœur est plein de toi; mon amour me tient chaud: je sais que tu es là...
Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l'enfant, et finissait par croire qu'il était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie! La vie... Qu'est-ce que la vie? Elle n'est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c'est l'amour.
Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l'instinct maternel,—plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances, cachées de cette vie d'épouse, qui, sans que l'on en soupçonne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l'amour de Juliette ou d'Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse...
Socia rei humanæ atque divinæ...
Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d'enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l'âme, l'harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l'âme, c'est la bonté.
Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes; une sérénité nouvelle éclairait ses yeux bleus. Il sourit à l'enfant, serra la main a Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l'observaient avec un étonnement affectueux. Il n'était plus le même. Dans l'isolement où il s'était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu'elle s'est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie, qui ne l'intéressait plus que pour la sacrifier; et, comme c'est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s'était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s'était passé, et ils n'osaient le lui demander; mais ils sentaient qu'il s'était délivré, et qu'il n'y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût.
Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier:
—Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms?
—De Brahms? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi?
—C'est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.
Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l'enfant, quelques phrases d'un vieux lied populaire de Souabe:
... Für die Zeit, wo du g'liebt mi hast
Da dank'i dir schön,
Und i wünsch', dass dir's anderswo
Besser mag geh'n...
(«Pour le temps où tu m'as aimé, je te remercie, et je souhaite qu'ailleurs ce soit mieux pour toi...»)
—Christophe! dit Olivier.
Christophe le serra sur sa poitrine.
—Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.
Ils étaient assis tous les quatre, près de l'enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée,—le visage vêtu d'humilité, ils eussent répondu seulement:
—Amour.
[5]La Foire sur la Place.
[6]La Révolte.
[7]Copie textuelle.
[8]Le Matin.
[9]La Foire sur la Place.
La Révolte et La Foire sur la Place ont été publiées d'abord, aux Cahiers de la quinzaine, dirigés par Charles Péguy,—la première, en trois livraisons des 18 novembre, 16 décembre 1906 et 6 janvier 1907;—la seconde, en trois livraisons des 22 et 29 mars 1908.
Antoinette a paru, aux Cahiers de la quinzaine, le 5 avril 1908. Dans la Maison, en deux livraisons des 21 et 28 février 1909. Les Amies, en deux livraisons des 30 janvier et 13 février 1910.