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Jean-Jacques Rousseau

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Je me souviens des réflexions que nous faisions, en lisant ton Plutarque, sur un goût dépravé qui outrage la nature. Quand ces tristes plaisirs n'auraient que de n'être pas partagés, c'en serait assez, disions-nous, pour les rendre insipides et méprisables... Malheureux! de quoi jouis-tu quand tu es seul à jouir! Ces voluptés solitaires sont des voluptés mortes.

Cela est vraiment extraordinaire sous la plume d'une jeune fille de dix-huit ans![13]

Mais là encore elle est bien à l'image de son père. L'impudeur de Julie nous fait ressouvenir que celui qui la fait parler n'est venu qu'après de longues souillures à l'amour normal et qu'il l'a connu pour la première fois dans des conditions tranquillement cyniques et avec une femme pour qui l'amour n'était qu'un geste comme un autre.

3º Enfin, dans les deux premières parties de la Julie, plus que partout ailleurs, c'est l'affreux épanouissement de l'abominable style des «hommes sensibles». Ce style implique cette convention, que toujours, partout, en toute occasion, les sentiments naturels, affections de famille, tendresse maternelle, paternelle, filiale, conjugale, amour, amitié, pitié, humanité ne peuvent être éprouvés qu'avec une extrême intensité, ni exprimés que dans le style le plus noble, le plus solennel, le plus emphatique, coupé quelquefois d'exclamations, d'apostrophes, de suspensions, de frémissements, de silences... Ce style, à vrai dire, préexistait à Jean-Jacques. Il se trouvait un peu dans les romans de l'abbé Prévost, et surtout dans Diderot. Mais Jean-Jacques en a fait, dans le premier tiers de la Julie, un triomphal et effarant abus. Voici quelques courts exemples de ce style, pris véritablement au hasard, car on le trouve presque à chaque page.

Julie vient de revoir son père (qu'elle ne doit pas aimer autrement, d'après ce que nous savons):

Ô toi que j'aime le mieux au monde après les auteurs de mes jours, écrit-elle à Saint-Preux, pourquoi tes lettres, tes querelles viennent-elles contraster mon âme?... Tu voudrais que mon cœur s'occupât de toi sans cesse; mais, dis-moi, le tien pourrait-il aimer une fille dénaturée, à qui les feux de l'amour feraient oublier les droits du sang, et que les plaintes d'un amant rendraient insensible aux caresses d'un père!

Et que dites-vous de ce délire de Saint-Preux:

Quelle taille enchanteresse!... Au devant deux légers contours... Ô spectacle de volupté!... La baleine a cédé à la force de l'impression... Empreintes délicieuses, que je vous baise mille fois!... Dieux! dieux! que sera-ce quand...

Et la phrase ne s'achève pas.—Du même Saint-Preux:

Oh! si bientôt tu pouvais tripler mon être!... Si bientôt un gage adoré... Espoir trop tôt déçu, viendras-tu m'abuser encore?... Ô désirs! ô crainte! ô perplexités!...

De Julie (tableau de famille):

...Je feignis de glisser; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon père; je penchai mon visage sur son visage vénérable, et dans un instant, il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu'il était lui-même soulagé d'une grande peine; ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie!

Et cætera, et cætera.

Je crois, pour moi, que ce style emphatique et pleurard est sincère chez Rousseau; que ce style sans naturel lui est naturel. Pourquoi? Parce qu'il était malade, atteint d'une profonde névrose; parce qu'il avait, au sens exact du mot, une sensibilité morbide; parce que lui-même fondait réellement en larmes à la moindre occasion. Mais hélas! on l'imita, et ce fut affreux.

Au temps de Louis XVI, et plus encore sous la Révolution, presque toute la littérature fut infestée de cette sensibilité à la Rousseau. Elle n'avait guère de la sensibilité que le nom: c'était surtout l'application à paraître éprouver jusqu'à l'excès les émotions altruistes, parce qu'on tenait cet excès pour honorable. Il y entrait donc beaucoup d'artifice et de vanité et, par suite, très peu de bonté réelle, puisque cette préoccupation d'être, aux yeux des autres et à ses propres yeux, dans une posture qui vous fit honneur, était contradictoire à la vraie bonté qui suppose justement l'oubli de soi ou du moins l'effort de s'oublier. Et c'est pourquoi leur «sensibilité» n'empêcha nullement les hommes de la Révolution d'être sans pitié.—Puis, cette sensibilité étant une mode et, par suite, étant affectée par les êtres les plus médiocres, avait rapidement revêtu une forme d'une exprimable sottise.—Et enfin, comme cette sensibilité passait pour noble, elle entraîna la «noblesse du style», telle que la concevaient les sots, c'est-à-dire la plus emphatique et la plus niaise phraséologie, un charabia sans nom. Par là, quelques-uns des écrivains de la seconde moitié du XVIIIe siècle nous paraissent plus éloignés de nous, plus étrangers, plus iroquois que les «précieux» ou les «burlesques» du XVIIe siècle ou les pédants du XVIe. Lisez un peu, pour voir, le théâtre de Sébastien Mercier, ou la correspondance amoureuse ou même familiale de certains Conventionnels, et certains romans oubliés du temps de la Terreur.—Rousseau n'a pas seulement légué à la Révolution son vocabulaire politique, ses fêtes et sa conception de l'État: il lui a transmis le style bête.


Voilà donc terminée la première période des amours du maître d'étude et de la jeune fille noble. Cela est glacial (Jean-Jacques ne l'ayant écrit qu'avec sa tête, et d'après l'amour artificiel, livresque et voulu qu'il avait conçu pour madame d'Houdetot); et cela est souvent ridicule, et cela est souvent ennuyeux. Et je suis content d'en être sorti: car ce qui viendra après sera fort beau d'abord, et ensuite un peu fou, mais toujours intéressant.

Les deux amants séparés, l'un à Paris, l'autre à Vevey, Rousseau se demande ce qu'il va faire de Julie. Notez que, précisément à ce moment-là, son artificielle passion pour madame d'Houdetot est fort calmée.—Je ne pense pas que l'idée lui soit venue un seul instant de marier, après quelques péripéties, Saint-Preux et son élève: ce dénouement serait par trop fade.—Non: mais, arrivé là, il se ressouvient de son rôle de réformateur des mœurs et de professeur de vertu. Et pourquoi disons-nous «son rôle»? Il n'était pas modeste, il se connaissait lui-même très incomplètement, mais il avait fini par être sincère dans son projet de réforme et de perfectionnement intérieur. Sa propre vie, quand nous l'embrasserons dans son ensemble, nous apparaîtra comme une évolution, comme un effort, souvent plein d'illusions, mais enfin comme un effort vers la vertu, comme une lente sortie hors de sa fange première, comme une montée que n'arrêtera point sa folie peu à peu croissante; au contraire.

Et alors (j'en suis persuadé) il a l'idée de rapprocher la vie de Julie de la sienne. Julie aussi est un être malheureux et faible, qui a mal commencé. Eh bien, sa vie, comme celle de Rousseau, sera l'histoire d'une évolution morale, d'une «conversion» (c'est le vrai mot). Et même il s'avisera (après coup, je le crois) qu'il n'a fait Julie d'abord coupable que pour la convertir.

«Je sens deux hommes en moi», dit Saint-Paul dans son Épitre aux Romains. Je vous ai dit qu'il y avait bien plus de deux hommes dans Jean-Jacques. C'est le vagabond plein de désirs, l'amoureux qui n'a jamais été rassasié, l'ancien laquais épris de la fille de la maison, c'est cet homme-là qui a écrit les deux premières parties de la Julie. C'est l'amant de la nature et de la vie simple qui décrira la vie qu'on mène dans la maison de Clarens. C'est le rêveur orgueilleux et romanesque qui nous racontera le ménage compliqué Wolmar-Saint-Preux-Julie-Claire.—Et, en attendant, c'est le Genevois, c'est le protestant attendri de catholicisme, c'est l'homme profondément religieux qui «convertit» Julie d'Étanges.

Il la convertit en la mariant à M. de Wolmar.

Les faits sont assez habilement arrangés pour nous faire accepter ce mariage. Madame d'Étanges meurt; elle meurt des duretés de son mari, mais surtout de la faute de sa fille, et du secret qu'elle garde et qui l'étouffe. Julie, désespérée, se fait rendre sa parole par Saint-Preux. Après un temps convenable,—et avec l'assentiment de Saint-Preux absent, qui à la vérité ne peut le lui refuser,—elle se résigne à épouser M. de Wolmar, cet ami dont son père lui avait parlé. Ce qui la décide, c'est que son père l'avait promise à Wolmar riche, et que maintenant Wolmar est ruiné. Mais enfin elle va au mariage comme à un sacrifice.

C'est ici que Rousseau a une idée admirable (C'est peut-être l'endroit de son œuvre où émerge de la façon le plus inattendue son fond traditionaliste, offusqué le plus souvent par son âme de révolte).—La cérémonie du mariage opère sur l'âme sérieuse de Julie à la manière d'un sacrement comme le signe sensible de quelque chose de profond, de sacré, de nécessaire, de conforme aux destinées et aux intérêts de l'humanité. La cérémonie du mariage fait comprendre à Julie le mariage.

Elle ne l'avait point prévu:

Dans l'instant même, écrit-elle à Saint-Preux, où j'étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice où l'on va l'immoler.

Mais,—douloureuse comme elle est, et préparée par la douleur,—elle sent, en entrant dans l'église, une sorte d'émotion qu'elle n'avait jamais éprouvée... Puis, le jour sombre de l'église, le profond silence des spectateurs, le cortège de ses parents... tout donne à ce qui va se passer un air de solennité qui l'excite à l'attention et au respect:

La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles de l'Écriture, ses chastes et sublimes devoirs, si importants au bonheur, à l'ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux-mêmes: tout cela me fit une telle impression que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature.

Et encore:

Je crus me sentir renaître, je crus recommencer une autre vie.

Puis, rentrée à la maison:

A l'instant, pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'étais délivrée et de l'état d'honneur et de sûreté où je me sentais rétablie, je me prosternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j'invoquai l'Être qui soutient ou détruit, quand il lui plaît, par nos propres forces, la liberté qu'il nous donne. Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont, toi seul es la source. Je veux aimer l'époux que tu m'as donné. Je veux être fidèle, parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et la société. Je veux être chaste, parce que c'est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l'ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de loi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes affections conformes à ta volonté constante; et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie.

—Mais, direz-vous, les théories de Rousseau?—Quelles?—L'opposition de la nature et de la société, et que la société a corrompu la nature. Le mariage est bien, je pense, une institution sociale, et cependant le mariage épure Julie. Elle dit elle-même qu'une puissance inconnue a rétabli ses affections «selon la loi du devoir et de la nature». «La nature et le devoir», qui ne peut être ici qu'un devoir social: Rousseau y songe-t-il? La nature et la société ne sont donc plus ennemies? Une institution sociale peut donc être bienfaisante? La société ne corrompt donc pas nécessairement la nature?—Eh bien, quoi? Rousseau se contredit, c'est évident. Et c'est pour cela que cette troisième partie de la Nouvelle Héloïse est une si belle chose. Et elle renferme bien d'autres contradictions encore aux théories habituelles de Jean-Jacques.

Julie aime son mari parce qu'elle est sa femme et qu'elle veut l'aimer. Telle, la Pauline de Polyeucte. Et ainsi, pour une fois, Rousseau se rencontre avec Corneille. L'amour de Julie pour Wolmar n'est peut-être que de l'amitié et de la tendresse. Mais elle dit ce mot d'un bon sens éminent: «L'amour n'est pas nécessaire pour former un heureux mariage», et cet autre mot d'une sagesse plus haute encore, et qui ruine la «morale du sentiment», et qui condamne toute la vie de Rousseau lui-même, et les trois quarts de son œuvre:

Malgré la sécurité de mon cœur, je ne veux plus être juge en ma propre cause, ni me livrer étant femme, à la même présomption qui me perdit, étant fille.

Et de quelle magnifique façon, dans cette troisième partie, les sophismes et les impures sentimentalités du premier volume,—chères pourtant à Jean-Jacques quand il les écrivit,—sont balayées comme par un vent fort et salubre! Déjà, on voyait poindre, dans les premières lettres de Saint-Preux et même de Julie, la théorie de la fatalité de l'amour et presque du droit souverain de la passion: «N'as-tu pas, disait Saint-Preux, suivi la plus pure loi de la nature? Comment veux-tu qu'une âme sensible goûte modérément des biens infinis?» Et encore: «Connaissez-le enfin, ma Julie; un éternel arrêt du ciel nous destina l'un pour l'autre: c'est la première loi qu'il faut écouter». Et, Julie tombée, il recommençait à parler de vertu, et elle aussi.—Mais écoutez Julie mariée:

Je frémis quand je songe que nous osions parler de vertu. Savez-vous bien ce qui signifiait pour nous un terme si respectable et si profane, tandis que nous étions engagés dans un commerce criminel? C'était cet amour forcené dont nous étions embrasés l'un et l'autre qui déguisait nos transports sous ce saint enthousiasme, pour nous le rendre encore plus cher et nous abuser plus longtemps... Il est temps que l'illusion cesse.

Et Julie dit encore à Saint-Preux:

Quand, avec les sentiments que j'eus pour vous et les connaissances que j'ai maintenant, je serais libre encore et maîtresse de choisir un mari, ce n'est pas vous que je choisirais, c'est M. de Wolmar.

Et elle lui dit même ce mot définitif: «Si le ciel m'ôtait cet époux, ma ferme résolution est de n'en prendre jamais un autre.»

Pourtant (et cela est fort bien vu), Julie n'atteint pas tout d'un coup à la parfaite sagesse. Elle a l'imprudence de dire: «Soyez l'amant de mon âme», parole dangereuse qui se répercutera dans des centaines et des milliers de romans du XIXe siècle. Ce n'est pas tout. Quand elle s'est laissée marier, n'ayant encore qu'une conscience hésitante et divisée, elle avait juré à son père de ne pas avouer sa conduite passée à M. de Wolmar. Maintenant qu'elle réfléchit et qu'elle a trouvé sa lumière, ce secret lui pèse cruellement. «Car, dit-elle, une sincérité sans réserve fait partie de la fidélité que je dois à mon mari.» Elle croit devoir consulter là-dessus Saint-Preux lui-même. La question est du plus haut intérêt. Elle est du même ordre (malgré les différences de détail), que celle qui est agitée dans Monsieur Alphonse, dans le Jacques de George Sand, dans la Dame de la Mer d'Ibsen, même dans la Princesse de Clèves.

Saint-Preux déconseille à Julie l'aveu, pour des raisons spécieuses. Elle répond, il réplique. La discussion est très serrée et fort belle. Julie, incertaine encore, attendra. Mais elle a le courage de donner à Saint-Preux un congé définitif: «Il est temps de devenir sage. Voilà la dernière lettre que vous recevrez de moi, je vous supplie de ne plus m'écrire.» Saint-Preux veut se tuer. Il ne se tue pas, mais il s'embarque pour trois ans.

Julie a maintenant vingt-huit ans. Voilà six ans qu'elle est mariée. Son secret lui pèse de plus en plus. Ce qui lui ferme la bouche, c'est la crainte d'affliger trop son mari. Mais elle a un enfant; cela lui rend du courage. Elle avoue tout à Wolmar. Mais la «scène de l'aveu», que nous attendions, est malheureusement esquivée; et nous ne l'apprenons que par cette étonnante lettre «de M. Wolmar à l'amant de Julie»:

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la plus chérie des femmes vient d'ouvrir son cœur à son heureux époux (c'est-à-dire de lui raconter, je pense, qu'elle a reçu Saint-Preux dans sa chambre et dans son lit de jeune fille, qu'elle a été enceinte de lui et qu'elle a fait une fausse couche). Il (l'heureux époux) vous croit digne d'avoir été aimé d'elle, et il vous offre sa maison. L'innocence et la paix y règnent; vous y trouverez l'amitié, l'hospitalité, l'estime, la confiance. Consultez votre cœur, et, s'il n'y a rien là qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d'ici sans y laisser un ami.—Post-scriptum de Julie:—Venez, mon ami, nous vous attendons avec empressement. Je n'aurai pas la douleur que vous me deviez un refus.

Et ainsi, après cent cinquante pages de lumière presque pure, de raison émue et, somme toute, de vérité humaine, nous rentrons dans la chimère, et dans la plus désobligeante.

Pourquoi? C'est que Rousseau aime Saint-Preux, qui est lui-même faible, passif, plaintif, incertain et passionné. Qu'est-ce qu'il va faire de Saint-Preux? Il ne peut pas le renvoyer faire le tour du monde; il n'a pas le courage de le faire mourir; il ne veut pas le guérir d'une passion qui se doit à elle-même d'être incurable... Alors?—S'il le ramenait à Clarens, près de Julie, près de Wolmar? Pourquoi pas? Tout le monde serait content. Nous n'avons pas affaire à des gens ordinaires. Jean-Jacques se rappelle l'imperturbable Saint-Lambert. Est-ce que Saint-Lambert, les premiers jours passés, se sentait gêné entre madame d'Houdetot et lui, Jean-Jacques? ou madame d'Houdetot entre Jean-Jacques et Saint-Lambert? ou Jean-Jacques entre Saint-Lambert et madame d'Houdetot? Et lui-même, autrefois, s'est-il senti gêné entre madame de Warens et Claude Anet? ou Claude Anet entre lui et madame de Warens? ou madame de Warens entre lui et Claude Anet? Est-ce qu'on ne s'accommode pas de toutes les situations, quand on est sincère et vertueux?—Il oublie que ni lui ni Anet n'était le mari de la dame des Charmettes. Il oublie, pour l'autre trio, que lui, Jean-Jacques, n'était pas et n'avait pu être l'amant de madame d'Houdetot, et que Saint-Lambert était bien rassuré sur ce point. N'importe. Pourquoi Wolmar ne serait-il pas un Saint-Lambert supérieur, Saint-Lambert tel qu'il aurait pu être?

C'est dit. Il réunira, pour qu'ils soient heureux, et pour arroser leur bonheur de ses larmes, tous ceux qu'il aime: Julie, son mari, son amant,—et plus tard, Claire d'Orbe, sa confidente et sa complice. Et tous ces gens vivront très bien ensemble, car tout est pur aux purs, et, parmi les devoirs de la vertu, Jean-Jacques omet délibérément la fuite des tentations.

Et alors ce qui arrive est vraiment inouï.

Si M. de Wolmar a été si peu troublé par l'aveu de Julie, c'est qu'il savait déjà tout,—tout—lorsqu'il l'a épousée. Dès qu'il apprend d'elle-même qu'elle a eu un amant, il lui dit (comme vous avez vu): «Faisons-le venir.» Saint-Preux revient donc. A peine une nuance d'embarras à la première entrevue. Mais bientôt Julie se remet à parler de son passé avec Saint-Preux devant son mari. Et, comme l'ancien amant se tient un peu sur la réserve: «Embrassez-la, dit Wolmar, appelez-la Julie. Plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous.»

Ils vivent tous trois dans de continuels attendrissements, dont voici un exemple (extrait d'une lettre de Saint-Preux à mylord Édouard). Saint-Preux, au cours d'une conversation, a dit tristement à Julie: «Madame, vous êtes épouse et mère, ce sont des plaisirs qu'il vous appartient de connaître.»

Aussitôt, continue-t-il, M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant: Vous avez des amis; ces amis ont des enfants; comment l'affection paternelle vous serait-elle étrangère? Je le regardai, je regardai Julie; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant que, les embrassant l'un après l'autre, je leur dis avec attendrissement: «Ils me sont aussi chers qu'à vous!»

Et, peu de temps après, Wolmar demande à Saint-Preux d'être le précepteur de ses enfants.

Une autre fois, comme ils visitent ensemble un nouveau jardin que les Wolmar ont fait aménager: «Je n'ai qu'un reproche à faire à votre Élysée, dit Saint-Preux en regardant Julie: c'est d'être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maison des bosquets si charmants et si négligés?» (Vous vous rappelez le baiser échangé jadis dans un de ces bosquets?). Alors M. de Wolmar intervenant: «Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison, quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les lieux où vous êtes; ils sont plantés par les mains de la vertu.»—Quelle «santé», ce Wolmar!

Wolmar en donne d'autres témoignages. Un jour, il leur annonce qu'il va s'absenter une semaine, et qu'il lui plaît qu'ils restent ensemble.

Pendant son absence, au cours d'une promenade en barque, les deux amants subissent une assez forte tentation, dont ils triomphent, naturellement. A part cela, ils passent leur temps à déplorer ensemble l'incrédulité de Wolmar, homme parfait, mais athée. Et ce souci commun de l'âme de Wolmar est encore un lien de plus de Julie avec son ancien amant, et qui pourrait devenir dangereux si, à ce moment-là, ils avaient des corps...

Ici, Rousseau se trouve, pour la quatrième fois, assez embarrassé. Que va-t-il faire maintenant de son trio?... Voici: il va le renforcer en quatuor; créer une situation morale encore plus compliquée, et dont il puisse extraire encore des attendrissements et encore des discours. La «piquante» Claire, qui avait épousé un monsieur d'Orbe, est devenue veuve. Elle revient à Clarens. C'est d'abord toute une journée d'effusions et de transports à quatre.

Cependant,—pour changer un peu,—Saint-Preux est parti pour Rome, où l'appelle mylord Édouard. Wolmar, ayant vu Saint-Preux désespéré au moment de partir, lui donne de loin ces conseils délicats: «...Faites votre sœur de celle qui fut votre amante... Pensez le jour à ce que vous allez faire à Rome: vous songerez moins la nuit à ce qui s'est fait à Vevey

Mais Saint-Preux est bientôt de retour. La piquante Claire, à force d'avoir été la confidente et la complice des amours de Julie, s'est brûlée à la flamme. Julie s'aperçoit que Claire aime Saint-Preux. Elle veut les marier, car elle sent elle-même que «ça ne peut pas durer comme ça». Elle en fait d'abord la proposition à Claire, qui fait des façons, qui «ne veut pas d'un cœur usé par une autre passion».—Puis, elle tâte Saint-Preux; elle craint, dit-elle, que, s'il n'épouse pas Claire, il ne se rabatte sur les bonnes de la maison. Saint-Preux se dérobe, alléguant qu'il n'est pas encore assez sûr de lui: «La blessure guérit, mais la marque reste.»

Vous avez remarqué que, dans toute la seconde moitié du roman (six cents pages), tous les personnages sont dans une situation fausse, et cela par leur volonté: Julie entre son mari, son ancien amant, et son amie finalement amoureuse de cet amant; Saint-Preux entre son ancienne maîtresse, le mari d'icelle, et son amie devenue amoureuse de Saint-Preux; Wolmar entre sa femme, l'ancien amant de sa femme, et l'ancienne complice de sa femme; Claire, enfin, entre son amie et l'ancien amant de cette amie, duquel elle est amoureuse... Et ils vivent tous quatre, serrés les uns contre les autres, dans la plus étroite intimité.

Oh! je sais bien que tout arrive dans le monde des sentiments, et que la psychologie n'est pas une science exacte. Mais, tout de même, tandis qu'ils se promènent, mangent, conversent et s'attendrissent à journée faite, inévitablement les mêmes images précises, concrètes, s'éveillent sous leurs fronts; et chacun d'eux sait que ces images s'éveillent aussi dans l'esprit des trois autres. Je ne parle pas de l'excellent Wolmar, qui recule les limites connues de l'excentricité philosophique: mais il est bien à craindre que Saint-Preux, rappelé, ne redevint d'abord l'amant de Julie, ou qu'il ne fût l'amant de Claire, ou qu'il ne descendit aux servantes, comme le redoute la prévoyante Julie,—et peut-être tout cela successivement,—si ces gens-là étaient dans l'humanité moyenne. Mais justement ils n'y sont point (et Rousseau a voulu que ce fût leur marque à tous dans ce troisième volume); justement ils s'en distinguent avec éclat; justement, dans leurs souffrances mêmes, ils jouissent de se sentir exceptionnels et d'être follement romanesques, et «tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d'imagination, à n'être pas comme les autres» (Faguet).

Bref, ils ressemblent à leur père Jean-Jacques. Jean-Jacques aime, comme eux, et pour eux comme pour lui-même, les situations bizarres... D'abord, parce qu'il en a l'habitude, ayant été souvent amoureux toléré de femmes qui avaient des amants; puis, parce que nous l'avons toujours vu étrangement exempt de jalousie charnelle (et j'ai essayé de dire pourquoi); enfin, parce que ces situations anormales et compliquées donnent lieu à des sentiments rares, qui par là lui semblent sublimes.

Et c'est ainsi qu'il a conduit ses personnages dans une impasse... Arrivé à ce point, il ne sait décidément plus que faire d'eux. Les faire faillir? Mais alors à quoi bon tout le sublime qui est avant?—Les laisser vieillir, s'apaiser, se détendre? Fi!—«La situation ne comporte pas de dénouement logique» (Faguet).

Julie donc se jette à l'eau pour sauver son petit garçon. Elle y gagne un mal que l'auteur ne spécifie pas, et qui est apparemment une pleurésie. Sur son lit de malade elle s'attendrit, devant son mari, sur son premier amour; elle débite d'avance l'essentiel de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, et elle meurt.

Voilà, je crois bien, comment cette histoire s'est formée et développée dans l'imagination de Jean-Jacques, s'est pour ainsi dire nourrie de Jean-Jacques lui-même, presque au jour le jour, et sans un plan bien arrêté d'avance. Je ne sais pas si j'ai su vous le faire voir.

Je n'ai considéré que l'action même du roman,—«l'histoire». Elle serait intéressante sans les déclamations, qui nous semblent aujourd'hui bien surannées, du premier volume. L'action est simple; les situations et les faits y sont produits par les sentiments.—Wolmar paraît bien n'avoir jamais pu exister: mais Claire est assez vivante; Saint-Preux est un des premiers types du héros romantique, faible, inquiet, plein de désirs et d'impuissance; et Julie, sermonneuse, mais charmante, offre l'exemple, assez rare dans les romans, d'un personnage qui évolue, puisque c'est une jeune fille passionnée et déraisonnable, lentement transformée par sa fonction d'épouse et de mère. Tout cela, on l'a dit bien souvent. Si la Nouvelle Héloïse se réduisait à l'histoire passionnelle de Julie, de Saint-Preux, de Wolmar et de Claire, la Nouvelle Héloïse aurait quatre cents pages, et serait un livre plus parfait, et d'aspect plus classique en dépit d'une composition peu serrée.

Mais la Nouvelle Héloïse a douze cents pages; la Nouvelle Héloïse est un énorme livre, éloquent et désordonné, où l'auteur a déversé tout ce qui lui est venu. Outre «l'histoire» elle-même, il y a les discours, descriptions et digressions de toute sorte: le voyage de Saint-Preux dans les montagnes du Valais; l'épisode du mariage de Fanchon; la dissertation sur la musique française et la musique italienne; la discussion sur le duel; les lettres de Saint-Preux sur les mœurs parisiennes; la discussion sur le suicide; la description de la vie qu'on mène chez Wolmar, qui est un véritable traité d'économie domestique (en cent vingt pages et deux parties); la discussion sur l'art des jardins; la description de vendanges; les considérations sur l'éducation des enfants, sur le caractère des Genevois, sur la prière, sur la liberté; la profession de foi spiritualiste de Julie à son lit de mort, etc., etc.. (je ne retiens ici que les faits réellement extérieurs à l'action elle-même)—et enfin le récit des Amours de mylord Édouard, où l'on voit une fille galante refuser d'épouser son amant et se racheter par le sacrifice, ce qui est donc encore une histoire de relèvement,—et comme un premier crayon de toutes les «dames aux camélias» qu'on a vues depuis.

Tout cela éloquent, harmonieux, et tout cela sincère et presque ingénu; et dans tout cela bien des choses que nous remarquons à peine, à moins d'être avertis, mais qui étaient neuves alors: un roman qui n'est pas parisien; l'amour, le mariage, l'adultère pris au sérieux; un roman plein de pensées (les personnages y étant tous des raisonneurs) et plein de paysages (les personnages vivant dans la plus belle nature) et plein de lyrisme (les personnages, et surtout l'amant, qui est le plus souvent passif, s'y complaisant à des effusions sur les thèmes de l'absence, du désir, du regret, du souvenir, de la nature indifférente ou consolatrice, etc.).

Et c'est pourquoi,—quelque tendresse qu'on ait pour la Princesse de Clèves ou Manon Lescaut,—il faut bien dire que, tout de même, la Nouvelle Héloïse est d'un autre ordre et qu'elle renouvelle le roman, tant elle le hausse, l'élargit et le diversifie.

Nous ne pouvons plus bien concevoir l'effet que produisit la Julie. Comparez-la seulement aux Égarements du cœur et de l'esprit, ou même à Marianne. La littérature du temps était, avouons-le, un peu desséchée. Le vagabond, le rêveur, le solitaire Rousseau y rouvrit de larges sources neuves.

De la Julie se répandirent dans toute la société d'alors le goût de la nature, de la vie campagnarde (ce qui est fort bien), le culte de la sensibilité (ce qui ne serait pas mal), mais de la sensibilité se croyant une vertu (ce qui est dangereux). On fut plus touché, j'en ai peur, des sophismes du premier volume et des paradoxes psychologiques du troisième que de la morale excellente et traditionnelle qui se rencontrait dans le tome du milieu. Et il arriva bientôt que les formes du roman auparavant en faveur, le roman naïvement romanesque et le roman franchement libertin (qui du moins étaient faciles à distinguer) cédèrent le pas au roman à la fois sérieux et menteur. Et ainsi, au cours des âges suivants, tous les romans où sont affirmés la fatalité et le droit de la passion, tous les romans de mésalliances sociales ou morales, tous ceux où l'amour triomphe, souvent contre la raison, des préjugés ou des convenances de classes, et ceux où le vice parle le langage de la vertu, et ceux où abondent les courtisanes touchantes, et ceux où les personnages se font une morale particulière, supérieure à la morale commune, prennent le sentiment pour la conscience et commettent des actions douteuses avec des discours et des gestes avantageux, tous ces romans où règne ce que j'appellerai «l'illusion sur la moralité des actes», les Indiana, les Lélia, les Jacques et leurs innombrables petits... on peut dire que, directement ou non,—et sans que peut-être ce soit «la faute à Rousseau»,—ils découlent de la Nouvelle Héloïse, mère gigogne des sophismes romantiques et des rêves orgueilleux.

Mais, pour ne point finir sur ces mots trop maussades, pour vous faire sentir au bout d'un siècle et demi quel accent nouveau apportait la Julie, je veux vous lire un de ces morceaux que j'appelais «lyriques», une page qui semble un thème tout prêt pour les vers de quelque poète de 1830,—qui d'ailleurs n'auraient pas valu cette prose. (C'est, dans la sixième partie, une lettre de Saint-Preux à madame de Wolmar, dans un moment où il est amoureux à la fois de Julie et de Claire):

Femmes! femmes! objets chers et funestes, que la nature orna pour notre supplice, qui punissez quand on vous brave, qui poursuivez quand on vous craint, dont la haine et l'amour sont également nuisibles, et qu'on ne peut ni rechercher ni fuir impunément! Beauté, charme, attrait, sympathie, être ou chimère inconcevable, abîme de douleurs et de voluptés! beauté, plus terrible aux mortels que l'élément où l'on t'a fait naître, malheureux qui se livre à son charme trompeur! C'est lui qui produit les tempêtes qui tourmentent le genre humain. Ô Julie! ô Claire! que vous me vendez cher cette amitié cruelle dont vous osez vous vanter à moi! J'ai vécu, dans l'orage, et c'est toujours vous qui l'avez excité. Mais quelles agitations diverses vous avez fait éprouver à mon cœur! Celles du lac de Genève ne ressemblent pas plus aux flots du vaste océan. L'un n'a que des ondes vives et courtes dont le perpétuel tranchant agite, émeut, submerge quelquefois, sans jamais former de long cours. Mais sur la mer, tranquille en apparence, on se sent élevé, porté doucement et loin par un flot lent et presque insensible; on croit ne pas sortir de la place, et l'on arrive au bout du monde.


SEPTIÈME CONFÉRENCE

émile.

Nous avons vu que, en 1758 probablement, Rousseau, ayant terminé la Nouvelle Héloïse, se mit à écrire Émile ou de l'Éducation.

Qu'il l'ait écrit, on peut penser que cela était à peu près inévitable.

On s'occupait de plus en plus, depuis une soixantaine d'années, des choses de l'éducation. Pour ne citer que les principaux livres écrits sur ce sujet, il y avait eu l'Éducation des filles de Fénelon; Télémaque (1699); le Traité des Études du bon Rollin; les Pensées sur l'éducation, de Locke (traduction française, 1728); les Avis d'une mère à son fils et les Avis d'une mère à sa fille de madame de Lambert (1734). Les mères philosophes, comme madame d'Épinay et madame de Chenonceaux, consultaient continuellement Jean-Jacques sur ces questions.

Dans les Mémoires de madame d'Épinay, il y a un chapitre amusant où cette dame visite, avec Duclos, le précepteur de son fils, le doux et paresseux M. Linant, et où l'on voit, par les propos de Duclos, que les plus raisonnables «hardiesses» de l'Émile étaient, comme on dit, «dans l'air».

—Monsieur, dit Duclos au précepteur, peu de latin, très peu de latin; point de grec, surtout... De quoi cela l'avancerait-il, votre grec?... Il ne s'agit pas ici d'en faire un Anglais, un Romain, un Égyptien, un Grec, un Spartiate,... mais un homme à peu près bon à tout.—Mais, monsieur, objecte le pauvre Linant, ce n'est pas là une éducation ordinaire... Il faut réformer et refondre, pour ainsi dire, un caractère...—Qui diable vous parle de cela? reprend Duclos... Gardez-vous-en bien, il ne faut pas vouloir changer le caractère d'un enfant; sans compter qu'on n'y réussit jamais, le plus grand succès qu'on puisse s'en promettre, c'est d'en faire un hypocrite... Non, monsieur, non; il faut tirer tout le parti possible du caractère que la nature lui a donné; voilà tout ce qu'on vous demande, etc.

Une autre fois, dans le temps que Rousseau habite l'Ermitage, madame d'Épinay a avec lui un entretien où nous voyons déjà poindre l'idée de l'Émile (Mémoires de madame d'Épinay, tome III, lettre à Grimm.)

Joignez à cela, dans la Nouvelle Héloïse (Partie V, lettre 3), à propos des enfants de Julie, une quarantaine de pages, qui sont presque une première version du premier volume de l'Émile mise dans la bouche de monsieur et de madame de Wolmar,—version moins systématique et plus vraie. On y trouve déjà, toutefois, des axiomes tels que ceux-ci:

Tous les caractères sont bons et sains en eux-mêmes, selon M. de Wolmar. Il n'y a point, dit-il, d'erreur dans la nature; tous les vices qu'on impute au naturel sont l'effet des mauvaises formes qu'il a reçues. Il n'y a point de scélérat dont les penchants mieux dirigés n'eussent produit de grandes vertus, etc.

Rousseau lui-même avait été précepteur (chez M. de Mably, à Lyon, pendant une année environ). Il aimait enseigner. Depuis que la gloire lui était venue, il était, aux yeux de tous les agités, le professeur public de vertu, le réformateur de la société. Or la société peut être réformée surtout par l'éducation. Rousseau devait donc faire son traité de l'éducation; il n'y pouvait guère échapper. Et il devait nécessairement concevoir l'éducation comme l'art de respecter chez l'enfant la nature, de la laisser se développer à l'aise, en se contentant de la défendre contre la pernicieuse influence des conventions sociales. Il y était obligé par ses premiers livres.

Et il y était obligé aussi par sa propre expérience. Lui-même s'était développé tout seul, non pas, il est vrai, tout à fait en dehors de la société, mais un peu en marge et, dans tous les cas, en dehors de la famille et en dehors du collège. Il n'avait reçu l'enseignement ni des parents, ni des maîtres, sauf pendant les deux années passées chez le pasteur Lambercier, et d'ailleurs en jeux et en promenades beaucoup plus qu'en leçons. Depuis l'âge de dix ans, il n'avait lu que ce qui lui plaisait. Il n'avait reçu de leçons que des choses. Ses propres sottises l'avaient formé, lui avaient appris la morale et la vie. Et de cette éducation sans famille, ni collège, ni précepteur, était sortie cette merveille de sagesse, de vertu, de sensibilité: lui, Jean-Jacques. C'est donc cette éducation-là qu'il donnera à son disciple imaginaire; mais, ces leçons des choses que Rousseau enfant et adolescent a reçues du hasard, c'est lui-même qui les ménagera méthodiquement à son élève. On verra, pour ainsi dire, Jean-Jacques à cinquante ans précepteur de Jean-Jacques à dix ans, à quinze ans, à vingt ans; et ce sera très beau; et tout portera; et Jean-Jacques aura l'infini plaisir, là encore, d'être toujours en scène, et à tous les âges, et de ne jamais sortir de lui-même.

Entrons maintenant dans l'analyse de l'Émile.

(Je ne dois pas omettre que vers la trentième page du livre I, Jean-Jacques a le courage de faire allusion à ses propres enfants.)

Celui, dit-il, qui ne peut remplir les devoirs de père, n'a point le droit de le devenir. (Il avait écrit le contraire, en 1751, dans sa lettre à madame de Francueil.) Il n'y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même. Lecteur, vous pouvez m'en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs, qu'il versera longtemps sur sa faute des larmes amères, et n'en sera jamais consolé.

Et là-dessus on peut également dire, selon qu'on lui est ennemi ou indulgent, que c'est grande impudence à lui d'écrire un traité de l'éducation après avoir abandonné ses cinq enfants,—ou qu'il l'écrit dans une pensée d'expiation.

Commençons.—L'objet de l'éducation est de former non un citoyen, ni l'homme de telle ou telle profession,—mais un homme. (Je ne sais pas s'il ne serait pas plus simple et plus sûr de former d'abord l'homme d'un pays, d'une religion, d'une profession, et si «l'homme» tout court ne viendrait pas par surcroît: mais passons.)

Dans l'ordre naturel, dit Rousseau, les hommes étant tous égaux, leur vocation commune est l'état d'homme; et quiconque est bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui s'y rapportent... Vivre est le métier que je veux apprendre à mon élève. En sortant de mes mains, il ne sera, j'en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre; il sera premièrement homme: tout ce qu'un homme doit être, il saura l'être au besoin aussi bien que qui que ce soit; et la fortune aura beau le faire changer de place, il sera toujours à la sienne... Celui d'entre nous qui sait le mieux supporter les biens et les maux de cette vie est à mon gré le mieux élevé, d'où il suit que la véritable éducation consiste moins en préceptes qu'en exercices.

Mais cet objet de l'éducation, comment le réaliser?

Dans l'article: Économie politique écrit pour l'Encyclopédie (en 1745, je crois), Rousseau pensait que l'objet de l'éducation est de former des citoyens, et il réclamait l'éducation en commun, et l'éducation par l'État. Mais il paraît qu'il a réfléchi. Dans une société corrompue, l'éducation publique ne peut être que corruptrice. Rousseau décrira donc l'éducation d'un seul enfant par un seul maître. Chose assez vaine, et d'où il n'y aura pas grandes conclusions à tirer,—l'auteur, d'une part, imaginant un cas exceptionnel, et l'éducation, d'autre part, devant évidemment être applicable à des ensembles d'individus nombreux, réels et divers.—Ici, encore, passons, et voyons l'éducation idéale selon Rousseau.

Il y faut d'abord certaines conditions: 1º pour l'élève; 2º pour le maître.

L'élève que Rousseau choisit, Émile, est né sous un climat tempéré. Il est vigoureux et sain; riche («parce que nous serons sûrs au moins d'avoir fait un homme de plus, au lieu qu'un pauvre peut toujours devenir homme de lui-même»); noble (parce qu'Émile n'aura pas le préjugé de la naissance et que ce sera toujours «une victime arrachée à ce préjugé»); orphelin (Émile a encore son père et sa mère; mais il est orphelin en ce sens que ses parents remettent tous leurs droits aux mains de son précepteur).

Sa mère doit le nourrir elle-même. Si sa santé ne le lui permet absolument pas, Rousseau donne ses conseils sur le choix de la nourrice, sur son alimentation, etc. Pas d'emmaillotement; beaucoup d'eau froide. L'enfant doit habiter la campagne: «Les hommes ne sont pas faits pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu'ils doivent cultiver... Les villes sont les gouffres de l'espèce humaine.»

«Pour qu'un enfant pût être bien élevé, a dit Jean-Jacques dans le passage des Mémoires de madame d'Épinay que je rappelais tout à l'heure, il faudrait commencer par refondre la société.» Or, on ne le peut pas. Donc, pour empêcher que la société ne corrompe en lui la nature, il n'y a qu'un moyen: c'est de l'isoler de la société,—et même de ses parents, nécessairement imbus de préjugés sociaux,—et de le confier totalement à un précepteur, avec qui il devra passer sa vie.

Ceci nous amène aux conditions requises pour le précepteur ou «gouverneur».

Un gouverneur! s'écrie Rousseau. Oh! quelle âme sublime!... En vérité, pour faire un homme, il faut être père ou plus qu'homme soi-même.

Le gouverneur doit être jeune, pour devenir, à l'occasion «le compagnon de son élève». Il ne sera pas appointé. Ce sera un ami des parents, célibataire et de loisir, qui, par goût, se chargera de l'éducation de l'enfant, et consacrera à cette tâche la meilleure partie de son existence.

Pour moi, je lis ces choses-là avec un peu d'inquiétude. On ne peut pas dire ici: «C'est sans doute un système idéal d'éducation, mais duquel on peut rapprocher, dans une certaine mesure, l'éducation de tous les enfants.» On ne peut pas le dire, puisque ce système implique,—essentiellement et pour commencer,—l'isolement et la richesse.—C'est donc un rêve pur. Mais quel rêve? Celui d'une éducation plus qu'aristocratique. De telles conditions y sont requises qu'il n'y aurait, dans tout le royaume de France, que quelques centaines d'enfants qui pussent recevoir une éducation de cette sorte. Applicable seulement à une si petite minorité, cette éducation, si elle réussit, donnera une espèce de «surhommes»,—de surhommes sensibles et pleurards selon la conception de Rousseau, mais guéris du mensonge social et fidèles à la nature,—et dont le petit groupe, produisant d'autres surhommes, arrivera peut-être lentement à réformer la société elle-même.—Est-ce là la pensée de Rousseau? Je ne sais pas. Lui non plus. Même, on s'aperçoit dans la suite que ces conditions posées avec tant de rigueur et de solennité (isolement complet, gouverneur volontaire et perpétuel), ne sont pas indispensables aux parties les plus sensées de son plan. Mais quoi! Il rêve, et cela l'amuse.

Donc, l'enfant ainsi isolé, il s'agit de laisser la nature agir sur lui, et seulement d'en protéger le développement contre les influences funestes.

Mais la nature, qu'est cela?—Nous l'avons souvent demandé à Rousseau. Cette fois enfin il nous répond; et c'est, je crois, la seule fois dans toute son œuvre.

Mais peut-être, dit-il lui-même, ce mot de nature a-t-il un sens trop vague; il faut tâcher de le fixer... Nous naissons sensibles, et, dès notre naissance, nous sommes affectés de diverses manières par les objets qui nous environnent. Sitôt que nous avons pour ainsi dire la conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d'abord selon qu'elles nous sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, et enfin selon le jugement que nous en portons sur l'idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne. Ces dispositions s'étendent et s'affermissent à mesure que nous devenons plus sensibles et plus éclairés; mais, contraintes par nos habitudes, elles s'altèrent plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération, elles sont ce que j'appelle en nous la nature.


Je ne vous donne pas cela pour une merveille de clarté et de précision, mais enfin on en peut extraire ceci: «La nature, c'est la disposition à rechercher ce qui nous est agréable, ce qui nous convient, et, ce que nous croyons être le bonheur ou la perfection, et à fuir le contraire de tout cela.»

Mais alors, pourquoi, après avoir dit (première ligne de l'Émile): «Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses», Rousseau ajoute-t-il: «Tout dégénère entre les mains de l'homme», entendez: de l'homme vivant en société? Il est pourtant bien clair que l'homme est naturellement social; que la vie en société s'explique elle-même (pour reprendre la définition de Jean-Jacques) par une «disposition à rechercher le bonheur» et qu'elle est donc, elle aussi, naturelle.

C'est (dit Rousseau, et il est revenu vingt fois sur cette distinction), c'est que le désir de se conserver et d'être heureux, bref l'égoïsme naturel à l'homme est forcément inoffensif quand l'homme vit isolé, dans l'état sauvage. Mais cet innocent égoïsme devient malfaisant lorsque les hommes vivent ensemble: car alors l'égoïsme de chacun se heurte à celui des autres et se transforme en amour-propre, vanité, orgueil, cupidité, haine, envie, etc. Et c'est ainsi que la nature est corrompue par la société.

—Mais, reprendrons-nous, il n'en est pas moins vrai que la société est dans la nature; que la société est la nature encore. Lorsque les théologiens parlent des suites du péché originel; lorsque les moralistes parlent des instincts égoïstes et de l'animalité qui est en nous; et lorsque les uns déclarent la nature mauvaise, et lorsque les autres la jugent fort mêlée, il est bien évident qu'ils ne parlent pas de l'homme préhistorique, vivant (si toutefois il y a jamais vécu) dans un état d'isolement dont nous ne savons rien, mais, de l'homme vivant avec ses semblables, car c'est là seulement que nous pouvons observer la «nature». Et, là, nous ne pouvons vraiment pas dire que la nature est bonne: mais nous sommes bien obligés de reconnaître qu'elle est plus ou moins bonne ou mauvaise selon les individus,—et que, justement, l'objet de l'éducation est et a toujours été de la combattre sur certains points, de la réformer, de l'épurer.

Mais Rousseau dirait sans doute: Cela m'est égal. J'appelle naturel ce qui est bon, ce qui me ressemble. Je dis que ce qui n'est pas bon n'est pas naturel. La nature est bonne; la société n'est pas naturelle puisqu'elle n'est pas bonne; j'éléverai Émile selon la nature.—A quoi l'on n'a plus rien à répondre, puisque tout cela n'est plus que jeu et abus de mots, et que Rousseau appelle les choses comme il lui plaît.

Reprenons l'histoire de l'éducation d'Émile; nous aurons peut-être quelques surprises.

Pour que l'enfant se développe «selon la nature», c'est bien simple, il ne faut rien lui apprendre, Rousseau appelle cela l'«éducation négative».

Il faut, d'une part, le laisser libre autant que possible, le laisser jouir du bonheur propre à son âge. Mais il faut aussi, d'autre part, le soumettre directement à la leçon des choses, en sorte qu'il apprenne lui-même, à ses dépens, ce qu'il doit rechercher ou éviter. Les choses sont souvent hostiles. Il est excellent qu'il en pâtisse, qu'il s'habitue tout seul à resserrer sa vie, à distinguer ce qui dépend de lui et ce qui n'en dépend pas, à accepter la nécessité. Ainsi, à l'enfant élevé selon la nature, la première leçon muette est une leçon de résignation.

Ô homme, dit Rousseau, resserre ton existence au-dedans de toi, et tu ne seras pas misérable. Reste à la place que la nature t'assigne dans la chaîne des êtres, rien ne t'en pourra faire sortir; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et n'épuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne t'a point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant qu'il lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir ne s'étendent qu'aussi loin que tes forces naturelles, et pas au delà; tout le reste n'est qu'esclavage, illusion, prestige...

Et il démontre, fort éloquemment, que les puissants et les souverains eux-mêmes subissent cette condition sans qu'ils s'en doutent. Et pour conclure:

Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin pour la faire de mettre les bras d'un autre au bout des siens... L'homme vraiment libre ne veut que ce qu'il peut... Voilà ma maxime fondamentale. Il ne s'agit que de l'appliquer à l'enfance.

Par suite:

Maintenez l'enfant dans la seule dépendance des choses... Ne lui commandez jamais rien... Qu'il sache seulement qu'il est faible et que vous êtes fort... Aucune leçon verbale. Aucun châtiment, puisqu'il ne comprendrait pas, n'ayant pas encore de sens moral. «Il ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme un châtiment, mais il doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action.»

Le précepteur ne doit intervenir que de deux manières:

1º Pour protéger l'enfant contre lui-même quand il pourrait se blesser, se faire mal. Alors, que le maître dise simplement «non», sans autre explication.

2º Pour faire gagner du temps à l'enfant (qui a toute la vie à apprendre tout seul, ce qui pourrait être long), le précepteur doit le placer ingénieusement dans des circonstances telles, que la nécessité l'instruise; et peut même préparer, aménager ces circonstances.

Rousseau en donne plusieurs exemples. Il machine, avec la complicité du jardinier, tout un petit drame pour apprendre à Émile que le travail est le fondement de la propriété.—Émile reçoit de temps en temps des billets d'invitation pour un goûter, une partie sur l'eau, etc. Il cherche quelqu'un qui les lui lise; on se dérobe; alors l'enfant se décide à apprendre à lire.—Ou bien, Émile ayant le caprice de déranger son maître à toute heure pour qu'il le conduise à la promenade, on laisse un jour l'enfant sortir seul: mais, à peine a-t-il fait quelques pas dans la rue du village, qu'il entend à gauche et à droite des propos désobligeants: «Voisin, le joli monsieur! Où va-t-il ainsi tout seul? il va se perdre.—Voisin, ne voyez-vous pas que c'est un petit libertin qu'on a chassé de la maison de son père, etc.» C'est le gouverneur lui-même qui a préparé cette comédie... (Que d'artifices, Seigneur! où il ne fallait qu'une taloche!)

En dehors des interventions de ce genre, le précepteur laissera agir la nature.—Pas de langues, pas de géographie, pas d'histoire. Pas de livres, pas de lectures jusqu'à dix ans. Émile n'apprendra rien par cœur, pas même les fables de La Fontaine, parce qu'il n'est pas capable de les entendre. Mais on dirigera soigneusement, toujours sans en avoir l'air, l'éducation de ses sens. D'excellentes pages là-dessus. On l'amènera (car il ne s'agit pas de l'y contraindre) à vivre beaucoup en plein air, à exercer beaucoup son corps. Comme nourriture, des légumes, des fruits, le régime végétarien.

En somme, ne vous y trompez pas, cette éducation, où on laisse tant de liberté à l'enfant, est des plus rudes. Il est très fâcheux pour Émile qu'il y ait eu jadis une ville-couvent du nom de Sparte.—Les leçons de sagesse que donnent les choses sont parfois brutales. On n'oblige point Émile à travailler: mais, s'il casse exprès une vitre de sa chambre, on ne la remet pas; et tant pis pour lui s'il attrape un gros rhume! La tendresse paraît singulièrement absente de cette pédagogie. On y voudrait un petit reste de faiblesse maternelle. Et l'on se ressouvient que Rousseau ne connut ni sa mère, ni ses enfants.

Cet homme est plein d'imprévu! Bien qu'il n'ait nulle part formulé expressément cette sottise: «le droit au bonheur», il est certain pourtant que, dans tous ses livres, son objet est le bonheur des hommes. Ici, son objet est le bonheur d'Émile. Et voilà que, chemin faisant, ce bonheur devient simplement la moindre souffrance. L'art d'être heureux est l'art de supporter, l'art de resserrer sa vie. C'est la patience, la résignation, même la passivité; une sorte de stoïcisme ou plus exactement de fakirisme que Rousseau a toujours porté en lui: admirable philosophie de malade, de solitaire replié sur soi; mais, en tout cas, philosophie d'homme fait, et bien triste et bien désenchantée pour un jeune enfant.

Rousseau mène ainsi son élève jusqu'à douze ans. Arrivé là, il contemple son œuvre avec admiration. Émile est bien portant, vigoureux, franc, loyal. Il a du bon sens, de la fierté, de la volonté. Rousseau le voit ainsi parce qu'il le veut, et parce qu'il lui a plu que la «nature» fût «bonne» chez Émile. Autrement ce beau système d'éducation eût pu tout aussi bien donner un polisson ou un crétin.

Car enfin, ce qui réussit si bien pour Émile réussit fort mal pour Victor et Victorine, dans Bouvard et Pécuchet. Et pourtant les deux bonshommes de Flaubert possèdent leur Rousseau. Même ils en font des résumés:

Pour qu'une punition soit bonne, il faut qu'elle soit la conséquence naturelle de la faute. L'enfant a brisé un carreau, on n'en remettra pas: qu'il souffre du froid; si, n'ayant plus faim, il demande d'un plat, cédez-lui: une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu'il reste sans travail: l'ennui de soi-même l'y ramènera.

Mais Victor ne souffre point du froid; son tempérament peut endurer les excès, et la fainéantise lui convient admirablement.

Alors?...

Au livre III, de douze à quinze ans, se fait l'éducation de l'intelligence et de la réflexion,—toujours par les choses mêmes, par l'expérience directe, sans livres,—avec le moindre effort possible pour l'élève.

On lui apprend notamment l'astronomie, la géographie, la physique, la chimie: ou plutôt on s'arrange de façon que les circonstances et le besoin les lui apprennent. On feint de s'égarer dans une promenade, pour qu'il essaye de s'orienter; et ainsi on lui glisse l'astronomie en douceur.—Il y a toute une histoire compliquée et vraiment grotesque, où le gouverneur s'entend secrètement avec un joueur de gobelets pour apprendre la physique à Émile tout en corrigeant sa vanité. Ainsi, par grand respect de la nature, on lui enseigne les choses sans les lui enseigner tout en les lui enseignant par de subtils détours.

On met aux mains d'Émile Robinson Crusoë, et on lui fait réaliser ce roman autant qu'il se peut. On lui persuade (fort bon, cela) d'apprendre un métier manuel,—un métier honnête, bien entendu,—«non celui de brodeur, par conséquent, ou de doreur, ou de tailleur, ou de musicien, ou de comédien, ou de faiseur de livres»,—mais celui de menuisier.

Nous voilà au Livre IV, où Émile fait l'éducation de sa sensibilité, et où son précepteur le forme aux sentiments sympathiques et sociaux.

Émile a quinze ans; âge dangereux. (Rousseau, insiste beaucoup sur cette période délicate de la vie d'Émile. Peut-être y a-t-il là un ressouvenir de sa propre adolescence.) Émile est encore ignorant. Il faut prolonger cette ignorance. Mais si c'est impossible?... Rousseau hésite... Puis il se reprend, et se fait fort de maintenir l'innocence d'Émile jusqu'à vingt ans.

Par quels moyens? Rousseau songe un moment à montrer à Émile un hôpital d'«avariés»... Mais le mieux, pour garder Émile pur (et ce souci est beau, et il n'y a pas de quoi sourire), c'est encore d'éluder sa sensualité par sa sensibilité, et de faire dériver celle-ci vers les sentiments affectueux: reconnaissance, amitié, pitié, amour du peuple, amour de l'humanité. Ici se placent des propos éloquents et généreux:

C'est le peuple qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose que ce n'est pas la peine de le compter... Fût-il plus malheureux que le pauvre même, le riche n'est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et qu'il ne tient qu'à lui d'être heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui s'appesantit sur lui. Il n'y a point d'habitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de l'épuisement, de la faim; le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour l'exempter des maux de son état... Respectez votre espèce; songez qu'elle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il n'y paraîtrait guère, et que les choses n'en iraient pas plus mal. En un mot, apprenez à votre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites en sorte qu'il ne se place dans aucune classe, mais qu'il se retrouve dans toutes; parlez-lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point l'homme.

Cependant, le moment est venu de faire connaître les hommes à Émile: d'abord par l'histoire, et surtout par Plutarque.

Et le moment est venu aussi de lui faire connaître Dieu. C'est ici que son gouverneur lui rapporte la Profession de foi du Vicaire Savoyard.

Ici, le gouverneur enseigne enfin, il n'y a pas à dire... Jamais Émile, livré à la seule nature, n'aurait trouvé de lui-même une si belle démonstration d'un Dieu personnel, de l'immortalité de l'âme et de la vie future. Alors, pourquoi ne lui avoir pas enseigné cela plutôt? cela, et quelques autres choses bonnes à connaître? Que de temps de gagné!

Rousseau répond:

A quinze ans, Émile ne savait point s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit ans n'est-il pas encore temps qu'il l'apprenne. En tout cas, si on lui avait dit ces choses-là plus tôt, il ne les aurait pas comprises.

Qui sait? Il en aurait compris ce qu'il aurait pu. Le même Rousseau écrit au livre II des Confessions:

Quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience; je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.

Oui, nous savons que Jean-Jacques était un enfant de génie. Mais Émile, ce cher Émile, est-il donc un petit idiot?

Mais laissons la Profession de foi du Vicaire Savoyard, que je traiterai à part, et continuons de suivre Émile dans son développement.

Émile est de plus en plus tourmenté par la crise de la dix-huitième année. Comment «étendre chez lui, jusqu'à vingt ans, l'ignorance des désirs et la pureté des sens»?

«Couchez dans sa chambre; qu'il ne se mette au lit qu'accablé de sommeil, et qu'il en sorte à l'instant qu'il s'éveille.» Puis, il faut l'emmener hors des villes, l'exercer à des travaux pénibles, l'envoyer à la chasse, et lui parler éloquemment.

«Lui parler éloquemment?» Cela rappelle Bouvard et Pécuchet s'évertuant à moraliser Victor: «Fénelon recommande de temps à autre une «conversation innocente». Impossible d'en imaginer une seule... Bouvard et Pécuchet firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer l'amour de la vertu. Elles assommèrent Victor...» Etc.—Peut-être bien qu'en ces matières et dans la plupart des cas rien ne vaut ni ne remplace le commandement catégorique d'une foi religieuse. Mais c'est ce que la «nature» ne fournit pas: au contraire.

Reprenons. Si Émile continue d'être tourmenté, il n'y a plus qu'une ressource: son gouverneur partira avec lui, à la recherche d'une compagne, et fera durer la recherche.

De même qu'on avait combiné d'avance de petits drames pour apprendre à Émile enfant ce que c'est que la propriété, ou pour lui ôter l'envie de sortir sans son gouverneur, ou pour lui enseigner à la fois la physique et la modestie,—ainsi le mariage de l'heureux jeune homme sera l'effet d'une machination longuement préparée par son maître.

Voici. Le gouverneur connaît depuis longtemps la jeune fille qui convient à son élève et qu'il lui destine; il connaît ses parents, il sait où elle demeure. Mais il la décrit d'abord à Émile comme un objet imaginaire, dont la pensée combattra l'impression des objets réels. Il dit négligemment: «Pour lui donner un nom, mettons qu'elle s'appelle Sophie». Et il part avec son élève à la recherche de la jeune personne qui ressemblera le mieux à cette Sophie de ses rêves.

Émile et son précepteur vont donc à Paris. Émile voit le monde, la société. Élevé comme il l'a été, la société et le monde n'ont plus de danger pour lui. Il les voit comme ils sont, méprisables et ridicules. Il est de plus en plus sensible à la vie simple et rurale. Et nous rencontrons ici le «couplet» de la «maison blanche avec des contrevents verts» et l'apostrophe à Paris:

Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à l'honneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris. Nous cherchons l'amour, le bonheur, l'innocence; nous ne serons jamais assez loin de toi!

Et, n'ayant pas trouvé à Paris même la plus faible représentation de la Sophie idéale, ils s'en vont la chercher à la campagne.

Et maintenant, en attendant qu'Émile la rejoigne, transportons-nous auprès de la vraie Sophie, chez ses bons parents, dans sa jolie maison rustique.

Rousseau nous dit quelle a été l'éducation de cette jeune personne et quelle doit être l'éducation des filles. C'est l'éducation la plus strictement traditionnelle, la plus différente qu'il se puisse de l'éducation d'Émile.

La «nature» nous signifie assez qu'elle n'est pas «féministe». Rousseau ne l'est pas non plus; il ne l'est pas du tout, pas même un peu.—Et l'on peut s'étonner que sa turlutaine d'égalité ne lui ait pas soufflé l'idée d'égaliser les deux sexes. Il semblait que pas une chimère ne dût manquer à sa collection. Il a pourtant «raté» celle-là. Rousseau n'est pas féministe. Il est même anti-féministe. C'est sans doute parce qu'il a beaucoup aimé les femmes. Il pense ou sent, sur ce point, comme Michelet, comme Sainte-Beuve, comme tous ceux qui, très touchés du féminin, auraient voulu, non pas atténuer, mais au contraire entretenir et même accentuer les différences entre les deux sexes.

Rousseau pousse si loin ce sentiment (déjà exprimé dans la Lettre sur les spectacles et ailleurs) qu'il ne retient pour les filles absolument aucun des procédés qu'il applique à l'éducation des garçons; comme si les deux sexes n'avaient intellectuellement rien de commun, et comme si rien de ce qui convient à l'un ne pouvait convenir à l'autre.

Tandis que le gouverneur d'Émile lui accordait toute la liberté possible et voulait qu'il ne fût jamais puni que par les choses, et tandis qu'il excitait son élève à penser par lui-même et à se mettre au-dessus du jugement des hommes,—deux Muses sévères, la Contrainte, et le Respect de l'Opinion, président à l'éducation des filles:

Les filles doivent être gênées de bonne heure... La dépendance est un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir... (On peut les punir, elles.)—...Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisqu'elles ne cessent jamais d'être assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et qu'il ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements.—Il n'importe pas seulement que la femme soit fidèle, mais qu'elle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde... L'apparence même est au nombre des devoirs des femmes... La femme, en faisant bien, ne fait que la moitié de sa tâche, et ce qu'on pense d'elle ne lui importe pas moins que ce qu'elle est en effet... Toute l'éducation des femmes est relative aux hommes.

Pour le surplus, la femme doit plaire. Elle doit soigner sa toilette, pratiquer les arts d'agrément...—Pour la religion:—«Toute fille doit avoir la religion de sa mère, toute femme celle de son mari.»—«Puisque l'autorité doit régler la religion des femmes, il ne s'agit pas tant de leur expliquer les raisons qu'on a de croire, que de leur exposer nettement ce qu'on croit.»—Pour la culture de leur esprit:—Pas de livres abstraits, pas de sciences... «Leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique... Toutes leurs réflexions, en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à l'étude des hommes ou aux connaissances agréables qui n'ont que le goût pour objet.» etc.

Rousseau, dans ce livre V, parle souvent comme un Chrysale supérieur. C'est là encore un réveil de son âme traditionnelle et ancestrale, comme dans la troisième partie de la Julie. Mais je crois aussi qu'il le fait un peu exprès pour ennuyer ses belles amies. Oh! que ses belles amies l'agacent par ressouvenir! Oh! qu'il en a assez de ces femmes émancipées, de ces femmes philosophes et athées et qui croient avoir l'esprit libre! Il raille, dans une page fort belle, ce type prétendu distingué et respectable de la femme qui manque à la pudeur et au devoir féminin, mais qui a, dit-on, les vertus d'un honnête homme. Il ne croit pas à ces vertus: «Le grand frein de leur sexe ôté, dit Rousseau, que reste-t-il qui les retienne? et de quel honneur peuvent-elles faire cas, après avoir renoncé à celui qui leur est propre?» Et tant pis pour madame d'Épinay, et pour madame d'Houdetot, et même pour madame de Luxembourg!

Mais venons à Sophie elle-même.

Son portrait est long, mais agréable. En voici un petit extrait:

...Sophie n'est pas belle, mais auprès d'elles les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes d'elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect; mais plus on la voit, et plus elle s'embellit; elle gagne où d'autres perdent; et ce qu'elle gagne elle ne le perd plus... Sans éblouir elle intéresse, elle charme, et l'on ne saurait dire pourquoi... Sophie aime la parure et s'y connaît... mais elle hait les riches habillements... Sophie a des talents naturels... Sophie est extrêmement propre. Cependant cette propreté ne dégénère pas en vaine affectation ni en mollesse... Jamais il n'entra dans son appartement que de l'eau simple; elle ne connaît d'autres parfums que celui des fleurs; et jamais son mari n'en respirera de plus doux que son haleine. Enfin l'attention qu'elle donne à l'extérieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille l'âme; Sophie est bien plus que propre: elle est pure.

Délicieux en somme, avec ses lenteurs, tout ce portrait physique et moral de Sophie. Je le résume ainsi: un ensemble de qualités moyennes d'où se dégage un charme supérieur... Je ne vois Sophie qu'avec des jupes rayées de rose, et beaucoup, beaucoup de linge frais, et des yeux facilement humides.

Sa mère était pauvre, mais «de condition». Son père était riche; il est à demi ruiné: mais il possède encore la jolie maison aux contrevents verts, un beau jardin, des prés, des champs. Tous deux sont bons et respectables. Sophie est élevée selon les principes exposés ci-dessus. On la gronde et on la punit parfaitement, puisqu'elle n'est qu'une fille. Son père lui tient les discours les plus tendres et les plus sensés du monde. Il y a là tout un tableau d'intérieur charmant et cordial, un joli coin de roman bourgeois,—et qui était neuf alors.

Quelques indélicatesses de touche viennent le gâter un peu. Sophie languit. Elle est malade d'être fille. L'auteur nous parle trop des «sens» et des «désirs» de Sophie, et même de son «tempérament combustible». Et nous savons bien que les jeunes filles peuvent avoir des sens et des désirs, mais nous aimons à les supposer comme engourdis, et il ne nous est pas très agréable qu'on nous en parle sans détour.

On s'inquiète, on interroge Sophie, et elle laisse échapper son secret. On lui a donné à lire le roman de Fénelon, et elle aime Télémaque! Et c'est cela qui la consume.

Or voici que Télémaque et Mentor, c'est-à-dire Émile et son gouverneur, surpris et mouillés par un orage, viennent demander l'hospitalité aux parents de Sophie. Tout cela a été combiné entre le gouverneur et le père. Les voyageurs séchés, on se met à table. On cause; le père de Sophie est amené à raconter ses malheurs, et les consolations qu'il a trouvées dans son épouse:

Émile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à l'endroit où le plus honnête des hommes s'étend avec plus de plaisir sur l'attachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari qu'il a saisie, et de l'autre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en l'arrosant de ses pleurs...

(Tableau à la Diderot et à la Greuze. Vous connaissez, et nous avons défini, à propos de la Nouvelle Héloïse, ce genre de sensibilité.)

...Sophie, le voyant pleurer, est prête de mêler ses larmes aux siennes... La mère voit sa contrainte, et l'en délivre en l'envoyant faire une commission.

Ici, écoutez bien, nous approchons d'un coup de théâtre:

Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur:—Sophie, remettez-vous... A ce nom de Sophie (vous vous rappelez que c'est ainsi qu'il nommait sa chimère), à ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Émile. Frappé d'un nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui le porte, etc.

Vous pensez peut-être qu'arrivé là, le gouverneur du jeune homme va le laisser enfin tranquille. Oh! que non pas! Le gouverneur juge à propos, vu la «combustibilité» de leur tempérament, qu'Émile s'installe à deux lieues de Sophie, et qu'ils ne se voient que deux ou trois fois par semaine. Puis, un jour, il tient à Émile un discours, fort beau en vérité, admirable même et du plus pur stoïcisme, où il l'exhorte à quitter Sophie pendant deux ans, afin d'assurer par une épreuve leur futur bonheur. Et il persuade Émile, et Émile persuade Sophie, parmi des «torrents de pleurs».

Émile voyage donc «pour étudier les gouvernements et les mœurs». Il rapporte de ses voyages un résumé du Contrat social—et cette pensée, entre autres, qui est peut-être vraie, mais qui semble peu démontrable: «La France serait bien plus puissante, si Paris était anéanti».

Et l'on marie enfin Émile et Sophie. Et vous croyez que, cette fois, le rôle du précepteur est terminé, et que c'est aux jeunes gens de «gouverner» eux-mêmes leur bonheur conjugal? Non; et l'œil de l'inlassable précepteur est encore dans leur alcôve. L'impudeur naturelle de Jean-Jacques abonde d'autant plus en conseils aux jeunes mariés, qu'il n'a pas été marié, lui; que son initiation par madame de Warens fut passive et cynique, et qu'il n'a pas eu à initier Thérèse, et que, de par sa vie privée, il ne paraît guère mieux qualifié pour l'éducation des époux que pour l'éducation des enfants. Mais passons! Ou plutôt disons que, là encore, il rêve sa vie, qu'il se donne le spectacle de ce qu'il n'a pu faire, et qu'il s'étend peut-être sur les jeunes amours d'Émile et de Sophie par un sentiment amer de regret et de revanche.

Donc, il les prend à part pour leur recommander d'être toujours amants, même dans le mariage. «Obtiens tout de l'amour, dit-il à Émile, sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces.» Et il précise, et il insiste; et Émile se récrie, et Sophie honteuse tient son éventail sur ses yeux. Et, quelques jours après, comprenant, à la figure d'Émile, que ses conseils ont été pris trop à la lettre par Sophie, et comprenant aussi que la délicate Sophie veut ménager son époux, il lui fait entendre que le chaste Émile a des réserves, et vingt autres indécences en style noble... De sorte que l'infortuné garçon,—que Rousseau a voulu si libre, si indépendant des hommes, jamais puni, jamais réprimandé,—a finalement son gouverneur pour belle-mère; et quelle belle mère!—et qu'on ne sait quand il pourra s'en dépêtrer, et qu'il sera sans doute élève toute sa vie.

(Mais, avec cela, je ne dois pas omettre que le discours du gouverneur contient d'excellents conseils pour le temps où les époux seront calmés, et que cela ressemble à certains chapitres de Michelet, et que Michelet, dans l'Amour, a emprunté beaucoup, beaucoup, au livre V de l'Émile. Michelet me paraît d'ailleurs, malgré la différence des génies, le plus fidèle continuateur de Rousseau au XIXe siècle.)

Voilà ce livre célèbre... Oh! il renferme des idées excellentes. L'allaitement maternel, l'eau froide, le plein air, c'est très bien. Très bien aussi d'aimer l'enfance et de la vouloir gaie et heureuse. Il est bien encore de croire que faire un homme, ce n'est pas fabriquer une machine, mais développer un être vivant. Les études progressives, proportionnées au développement physique et moral de l'enfant; l'enseignement expérimental, par la vue et le contact des choses; le pas donné à l'éducation sur l'instruction; la réaction contre l'éducation mondaine, et aussi contre l'éducation par les livres et surtout par les manuels (à laquelle est présentement en proie notre société de fonctionnaires), le dessein de former un homme complet et armé pour la vie... tout cela est louable et juste.

Seulement, l'allaitement maternel, l'eau froide, l'air et l'exercice, c'était déjà prescrit par Tronchin; et, pour le reste, c'était déjà un peu partout, et c'était notamment, et plus qu'en germe, dans Rabelais, dans Montaigne et dans Locke. Et il est bien vrai que Rousseau a mis sa marque éloquente sur ces préceptes connus: mais, il reste, ici encore, que ce qui est bon lui appartient peu, et que ce qui lui appartient paraît d'une absurdité insolente.

Ce qui lui appartient, c'est l'idée antinaturelle d'une prétendue éducation selon la nature, qui exigerait la dépossession des parents et le sacrifice total de la vie du maître à un seul élève; et c'est l'idée d'une éducation qui, si elle était réalisable, empêcherait chaque génération de profiter du labeur et de la pensée des morts.

L'utilité de l'éducation, sinon son objet même, c'est précisément de dispenser l'enfant de refaire tout le travail des pères: et voilà que Rousseau prétend l'obliger à refaire lui-même ce travail. Mais en même temps, comme il sent que ce serait un peu long, il triche. Nul enseignement ne comporte plus d'artifice que cet enseignement qui croit respecter la nature. Le gouverneur en est réduit à «truquer» les choses et la vie autour de son élève. Il ne l'instruit pas, non; il ne le punit pas: mais en réalité il le mystifie et il l'asservit.—comme Fénelon le duc de Bourgogne. Or, si l'élève doit arriver finalement à penser comme son gouverneur, ce n'était peut-être pas la peine de prendre tant de détours. Toute cette éducation est mensonge. Le mensonge est l'âme des trois quarts de l'œuvre de Jean-Jacques.

Ou bien, si cette éducation n'est pas l'asservissement entier de l'élève au maître, elle tend à la rupture de toute tradition. Or la tradition économise le temps en transmettant des parents aux enfants des opinions toutes faites. Elle unit ainsi et fait concorder l'effort des générations successives. Enseignez aux enfants les croyances des pères. Ils s'en déferont plus tard s'ils veulent: mais, si la plupart s'y tiennent, quelle force la communauté humaine dont ils font partie ne retire-t-elle pas de cette continuité! Que deviendrait un peuple, si chaque enfant devait être laissé libre de juger la vie et de se faire tout seul une religion et une morale? Émile est gentil, très gentil: mais que dirait son maître si Émile, à dix-huit ans, l'envoyait promener avec son déisme et la profession de foi du vicaire savoyard? Quel vaurien pourrait devenir Émile s'il n'était pas si bien né, ou s'il n'avait pas le plus impérieux, en réalité, des précepteurs?—Ou anarchiste, ou séïde du maître: voilà la destinée d'un enfant élevé strictement selon Rousseau.

Rien donc n'a pu être appliqué de l'Émile, hormis ce qui était indiqué déjà dans Locke, Montaigne, Rabelais. Mais de la partie originale, de la partie propre à Rousseau, je le répète, on n'a rien pu retenir.

Rien? je me trompe. On a retenu le pire. Il en est resté cette niaiserie: le respect de la liberté de l'enfant, la crainte d'attenter à sa conscience; par suite, nul enseignement religieux,—et pourquoi n'ajoute-t-on pas: nul enseignement moral?—jusqu'à ce qu'il soit capable de choisir lui-même sa religion ou sa philosophie, ou de s'abstenir volontairement de tout choix. Ce qu'on appelle aujourd'hui la neutralité et qui est en fait l'irréligion de l'école est bien en germe dans l'Émile, est certainement impliqué par le système d'éducation de Rousseau;—et nous commençons, je crois, à en entrevoir les résultats,—résultats qu'on se garde bien d'atténuer en récitant du moins aux adolescents,—comme Rousseau fait pour Émile,—la Profession de foi du Vicaire Savoyard, devenue «cléricale».

Émile eut un grand succès, moindre pourtant que celui de la Nouvelle Héloïse. Mais Émile, plus austère, passa pour le chef-d'œuvre de l'auteur. Les femmes n'y virent que le roman de Sophie et l'allaitement maternel; et, à l'Opéra, les belles dames, ces années-là, se firent apporter leurs petits enfants au fond de leur loge, et leur donnèrent à téter pendant les entr'actes.—Quant aux hommes, ils virent dans Émile ce qu'ils voulurent, car il y a de tout.

Je veux du moins vous faire connaître l'interprétation d'Émile par ce bon Musset-Pathay (le père d'Alfred de Musset) qui publia en 1825 une histoire apologétique de Rousseau. C'est bien simple. Rousseau, avec le coup d'œil du génie; prévoyant toute la Révolution française, a voulu élever Émile, jeune noble, de façon qu'il pût se tirer d'affaire, quels que fussent les événements. Et c'est pourquoi il lui a appris, notamment, le métier de menuisier. Émile serait donc un traité d'éducation pour les jeunes gentilshommes en vue de la catastrophe révolutionnaire. Évidemment Musset-Pathay pensait au duc d'Orléans (Louis-Philippe), formé autrefois par madame de Genlis selon quelques-uns des préceptes de Jean-Jacques. C'est assez curieux.

Mais l'idée essentielle, originale et absurde de l'Émile se plie si mal à la pratique, que Jean-Jacques, consulté par des mères, des abbés précepteurs, même des princes, fait ce qu'il avait déjà fait à propos du Discours sur les sciences et du Discours sur l'inégalité: il avoue sa propre outrances ou bien il l'atténue, ou même il se contredit.—A madame de T... (6 avril 1771) il conseille nettement d'éloigner et de mettre en pension un enfant indisciplinable, et ne se soucie nullement de laisser faire la nature chez ce jeune vaurien.—A l'abbé M... (28 février 1770) il écrit (et je ne sais trop s'il n'y met pas une ironie sourde de pince-sans-rire, bien que ce sentiment lui soit, en général, très étranger):

S'il est vrai que vous ayez adopté le plan que j'ai tâché de tracer dans l'Émile, j'admire votre courage: car vous avez trop de lumières pour ne pas voir que, dans un pareil système, il faut tout ou rien, et qu'il vaudrait cent fois mieux reprendre le train des éducations ordinaires et faire un petit talon rouge que de suivre à demi celle-là pour ne faire qu'un homme manqué... Vous ne pouvez ignorer quelle tâche immense vous vous donnez: vous voilà, pendant dix ans au moins, nul pour vous-même, et livré tout entier avec toutes vos facultés à votre élève; vigilance, patience, fermeté, voilà surtout trois qualités sur lesquelles vous ne sauriez vous relâcher un seul instant sans risquer de tout perdre; oui, de tout perdre, entièrement tout: un moment d'impatience, de négligence ou d'oubli peut vous ôter le fruit de dix ans de travaux, sans qu'il vous en reste rien du tout, pas même la possibilité de le recouvrer par le travail de dix autres. Certainement, s'il y a quelque chose qui mérite le nom d'héroïque et de grand parmi les hommes, c'est le succès d'une entreprise pareille à la vôtre. Etc.

Cela est fou. De qui Rousseau se moque-t-il? Si l'éducation d'un seul petit bonhomme veut cette abnégation totale et ce travail herculéen de dix années, l'abbé M... n'a qu'à y renoncer. Peut-on avouer plus clairement qu'Émile n'est que le roman de l'éducation?

Enfin, dans un journal sur le séjour de Jean-Jacques à Strasbourg en 1765, on lit ceci:

Monsieur Anga lui a rendu visite et lui a dit;—Vous voyez, monsieur, un homme qui a élevé son fils selon les principes qu'il a eu le bonheur de puiser dans votre Émile.—Tant pis, monsieur, lui répondit Jean-Jacques; tant pis pour vous et pour votre fils.

Mais Rousseau détruit encore mieux l'Émile par un autre roman dont il n'a écrit que deux chapitres et qui est intitulé: Émile et Sophie ou les Solitaires.

Émile et Sophie sont mariés. Ils ont un fils. Vous pensez que, pétris par Jean-Jacques, ils sont pour jamais sages et heureux. Mais ils viennent à Paris. Ils voient le monde. Ils se dissipent. Un jour Sophie se refuse à son mari. Cela dure plusieurs mois. Pressée de questions, elle finit par dire: «Arrêtez, Émile, et sachez que je ne vous suis plus rien: un autre a souillé votre lit, je suis enceinte, vous ne me toucherez de ma vie.»

Quoi! cette Sophie si charmante et si bien élevée... Oui, c'est une manie de Rousseau. Il faut que Sophie soit souillée comme Julie, afin de pouvoir remonter à la vertu comme Julie,—et comme Jean-Jacques lui-même, dont je vous ai déjà dit que la vie est une évolution morale, une purification achevée par la démence.

Émile s'enfuit désespéré. Puis il réfléchit, il se rappelle les leçons de stoïcisme de son maître; il trouve des excuses à Sophie; il admire même ce qu'elle a gardé de franchise et de vertu dans la faute. Il lui pardonne, mais il s'en ira, loin, avec son fils.

En attendant, il travaille, à quelques lieues de Paris, chez un menuisier, pour fatiguer son corps et épuiser sa peine. Sophie l'y retrouve, n'ose entrer dans l'atelier, mais s'écrie à mi-voix, en regardant l'enfant dont elle est accompagnée: «Non, jamais il ne voudra t'ôter ta mère; viens, nous n'avons rien à faire ici.»

Et, en effet, Émile renonce à emmener l'enfant et part seul, à pied. Puis il s'engage comme matelot, est pris par un corsaire. Captif en Alger, il se signale par sa patience, sa douceur, son courage, et devient l'esclave du dey, qui a de la considération pour lui.

Ici s'arrête le roman, et nous nous disons: A quoi a servi l'éducation si spéciale d'Émile, puisque, venu à Paris, il s'est mis à y vivre comme tout le monde?—Elle lui a servi, dira Rousseau, à se ressaisir, à se montrer juste et bon envers Sophie, à se conduire courageusement en Alger.—Mais un homme bien né n'aurait-il pu faire exactement les mêmes choses, quand même il eût été élevé au collège de Navarre et selon les anciennes méthodes. Alors?...

Mais il y a de vraies beautés dans ce fragment de roman; mais l'adultère y est pris très au sérieux dans un temps où il n'excitait d'ordinaire que des plaisanteries (au moins chez les hautes classes); mais Émile trompé pardonne à sa femme presque dans les termes et par les considérants d'un mari de Dumas fils; mais, déjà, dans la Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques nous avait montré une courtisane encore plus héroïque que la Dame aux camélias; mais, plusieurs années auparavant, dans une note de la Réponse à Bordes il avait déclaré que la trahison du mari est aussi coupable que celle de la femme, et que femme et mari se doivent une fidélité égale... Car cet homme, qui a écrit à lui tout seul plus de sottises, beaucoup plus, que tous les autres grands classiques ensemble, est aussi celui qui a ouvert à la littérature et au sentiment le plus de voies nouvelles... C'est ainsi.


HUITIÈME CONFÉRENCE

le «contrat social»
la «profession de foi du vicaire savoyard»

A mon avis, le Contrat social est, avec le premier Discours, le plus médiocre des livres de Rousseau. Il en est, sous une forme sentencieuse, le plus obscur et le plus chaotique. Et il en a été, dans la suite, le plus funeste.

C'est aussi l'ouvrage qui s'insère le moins facilement dans sa biographie, celui dont on voit le mieux qu'il aurait pu ne pas l'écrire. Le Contrat social ne s'explique pas, comme les deux Discours, comme la Julie, comme l'Émile, comme les quelques autres ouvrages qui suivront, par quelque circonstance impérieuse ou persuasive de la vie de Jean-Jacques.

Le texte définitif du Contrat social a dû être rédigé immédiatement avant ou après l'Émile. Mais le Contrat est un fragment d'un grand ouvrage antérieur: les Institutions politiques, commencées par Rousseau à Venise (1744). Le Contrat est donc le seul ouvrage de Rousseau (avec les Rêveries) qui n'ait pas été conçu et écrit sous le coup de la passion.

Je crois simplement que Rousseau à Montmorency reprit et revit, vers 1760-1761, ses vieux cahiers de Venise, parce qu'il était très touché de la gloire de Montesquieu (qu'il raille sans le nommer au livre II du Contrat). Puis, il était encore dans sa période d'adoration pour Genève. Ce qu'il édifie dans le Contrat social, c'est le gouvernement de Genève idéalisé.

Idéalisé? Comment?—Genève était un gouvernement démocratique, mais atténué.—En dehors des «habitants», c'est-à-dire les étrangers domiciliés dans la république, et des «natifs», ou fils d'«habitants» (deux classes qui comptaient peu) il y avait les «citoyens», fils de bourgeois et nés dans la ville, et les «bourgeois», fils de bourgeois ou de citoyens, mais nés à l'étranger, ou étrangers ayant acquis le droit de bourgeoisie. Ces deux classes: les «citoyens» et les «bourgeois», formaient ensemble le corps électoral: environ quinze cents votants (on n'était électeur qu'à vingt-cinq ans). Mais, seuls, les «citoyens» pouvaient être membres du gouvernement (appelé «Petit Conseil»).

Or, lorsque Rousseau avait publié le Discours sur l'inégalité, il l'avait dédié à la République de Genève, et particulièrement aux membres du Petit Conseil. Mais ils avaient, paraît-il, reçu froidement cette dédicace; et, tandis que tout le peuple de Genève s'échauffait pour Jean-Jacques, eux seuls avaient montré quelque réserve. Jean-Jacques, nous le savons, leur en avait gardé rancune; et il est donc fort possible qu'en poussant à la démocratie toute pure son tableau idéalisé d'une petite république, il ait voulu ennuyer un peu ces membres privilégiés du Petit Conseil, qu'il avait inutilement traités dans sa dédicace de «magnifiques et souverains seigneurs».

Ce n'est que par là, je crois, qu'on peut «insérer», comme je disais, le Contrat social dans la vie personnelle et intime de Jean-Jacques: Jean-Jacques veut démocratiser Genève par rancune des sentiments trop tièdes du gouvernement genevois à son égard.—Il n'est pas impossible.

D'autre part, il n'était pas nécessaire sans doute, mais il était assez naturel que Rousseau, censeur des mœurs dans ses premiers livres, précepteur d'amour dans la Julie, oracle de l'éducation dans l'Émile, sentît le besoin d'être enfin législateur, pour achever sa mission de bienfaiteur de l'humanité. Car tous ces emplois se tiennent.—Lui-même avait dit dans l'Émile (et l'on y peut voir une amorce au Contrat social):

Comment faire pour que l'homme, dans l'état civil, reste aussi libre que possible, ne subisse pas des volontés particulières et arbitraires, ne subisse que des volontés générales? Il faut substituer la loi à l'homme; armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute volonté particulière.

Bref, c'est l'homme d'un rôle qui a écrit le Contrat social, et c'est aussi l'homme froissé par les «magnifiques seigneurs» de Genève; et c'est le Genevois, fils d'une très petite république; et c'est plus encore le protestant. La «souveraineté du peuple» est un dogme protestant, opposé par les pasteurs du XVIIe siècle au despotisme de Louis XIV. Le ministre Jurieu avait dit en propres termes: «Le peuple est la seule autorité qui n'ait pas besoin d'avoir raison pour valider ses actes.»

Et, si c'est le protestant qui a écrit le Contrat, ce n'est donc point l'apôtre de la nature; et il paraît en effet impossible de faire rentrer ce livre dans la théorie exposée par les deux Discours. Car le gouvernement «selon la nature», le gouvernement «naturel»,—de quelque façon qu'on l'entende,—ce ne peut évidemment pas être la démocratie absolue, tardif et artificiel produit des métaphysiques politiques, (et qui n'a jamais été réalisée même dans les petites républiques de l'antiquité, où il y avait les «esclaves»): le gouvernement selon «la nature», ce serait le gouvernement le plus ressemblant à l'immémoriale et naturelle institution de la famille; ce serait le gouvernement d'un seul, ce serait la monarchie,—et cela de l'aveu même de Rousseau qui, dans le Discours sur l'inégalité, considère comme le meilleur et le plus heureux le régime patriarcal de la tribu.

Et maintenant voici le dessein du Contrat social, dégagé de toutes les digressions qui l'obscurcissent. Je veux citer d'abord une partie des principes posés par l'auteur, et d'où le reste est déduit:

L'homme est né libre, et partout il est dans les fers («né libre» ne me présente aucun sens; mais passons). Comment ce changement s'est-il fait? Je l'ignore... Qu'est-ce qui peut le rendre légitime («le», c'est-à-dire ce changement de l'homme né libre en homme qui n'est plus libre, c'est-à-dire, au bout du compte, le gouvernement, l'institution sociale)? Je crois pouvoir résoudre cette question.

Il y a, à l'origine des sociétés, un pacte, connu ou supposé. Comment doit se formuler ce pacte? Quelles en doivent être les clauses,—et ensuite le fonctionnement?

...La difficulté peut s'énoncer en ces termes:

Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

...Les clauses de ce contrat, bien entendues, se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté; car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous; et, la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. (Rousseau en est sûr...) De plus, chacun, se donnant à tous, ne se donne à personne; et, comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.

(Oh! c'est d'une excellente logique, et c'est très bien sur le papier.)

...A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif, composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix; lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie, sa volonté...

Cet être collectif est appelé État quand il est passif, souverain quand il est actif... A l'égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens, comme participant à l'autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l'État.

Et voici comment le système doit fonctionner, pour que les hommes soient aussi heureux et, paraît-il, aussi libres que possible.

Le peuple fait la loi en tant que souverain.—Le peuple obéit à la loi en tant que sujet.—Le peuple applique la loi en tant que prince ou magistrat, en nommant, pour l'appliquer, non pas des «représentants», mais des «commissaires».

C'est le gouvernement direct et continu du peuple par le peuple.

Et voici ce qui est impliqué dans ce système:

1º L'égalité absolue des citoyens.—Pour que cette égalité demeure, il ne faut pas que le citoyen fasse partie d'un autre groupe que l'État, qu'il subisse une hiérarchie privée. Donc, aucune société partielle, aucune association, aucune corporation. «Autrement, on pourrait dire qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations.»

Quant à l'inégalité des fortunes... Le communisme est enveloppé dans Rousseau. Il dit dans le Contrat (L. 9):

L'État, à l'égard de ses membres, est maître de leurs biens par le contrat social... Les possesseurs sont considérés comme dépositaires du bien public.

Et il avait dit dans l'Émile (V):

Le souverain (c'est ici le peuple) peut légitimement s'emparer des biens de tous, comme cela se fit à Sparte, au temps de Lycurgue.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, il écrivait à la fois le poème et le traité du gouvernement domestique; et cela supposait à la fois l'inégalité assez grande des fortunes et une sévère hiérarchie, et il en résultait un groupement naturel, économique et moral, qui formait évidemment une «société partielle», interposée entre l'individu et l'État. Et ce groupement semblait à Rousseau utile et délicieux.)

2º Le système implique la souveraineté du peuple. Cette souveraineté va loin.

On convient, dit Rousseau, que tout ce que chacun aliène, pour le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c'est seulement la partie de tout cela dont l'usage importe à la communauté: mais il faut convenir aussi que le souverain (c'est-à-dire le peuple en tant que souverain) est juge de cette importance.

Bref, c'est le peuple qui décidera ce qu'il convient de laisser de liberté et de biens à chaque citoyen; et cela fait frémir.

(Et pourtant, dans ce même Contrat social, Rousseau refuse au peuple la prévoyance et la clairvoyance, et l'appelle «une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu'elle veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon.»)

3º Troisièmement et corollairement, le système implique le droit illimité du peuple souverain, même sur la conscience. Le peuple impose sa loi, même en matière philosophique et théologique. Jean-Jacques rétrograde jusqu'à Calvin. Il rétablit l'union du temporel et du spirituel, dont la séparation avait été, selon Auguste Comte, le chef-d'œuvre du moyen âge.

Il y a, dit-il, une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain (au peuple souverain) de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de la religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle.

Il indique les dogmes de cette religion civile: «l'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois». Et il conclut ainsi sur ce point:

...Sans pouvoir obliger personne à croire à ces dogmes, le peuple peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois, la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas (formule terriblement ambiguë et inquisitoriale), qu'il soit puni de mort; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.

Quand on se rappelle que les «dogmes» en question, outre l'existence de Dieu et la vie future, comprennent la sainteté du contrat social et des lois, on croit entendre ici les considérants des arrêts qui, trente ans plus tard, enverront tant de gens,—parmi lesquels Malesherbes, André Chénier et Lavoisier,—à la guillotine pour cause d'incivisme; ce qui donne bien de la saveur à la phrase où Rousseau, tout de suite après, condamne l'intolérance.

Remarquons en passant que ce ne sont pas les athées que les fils politiques de Rousseau prescriraient aujourd'hui: au contraire. Ainsi varie la folie humaine.

Donc, Rousseau décrète la mort contre l'athée relaps.

(Et pourtant, dans la Nouvelle Héloïse, le vertueux Wolmar est athée, et serait donc proscrit de la Genève idéale et condamné à mort s'il y rentrait. Et Jean-Jacques admire Wolmar. Partout ailleurs que dans le Contrat, Jean-Jacques n'est pas intolérant. Il prêche même la tolérance avec une sincérité émue dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Et justement, lui qui condamne dans le Contrat ceux dont la croyance n'est pas conforme à son orthodoxie, il sera condamné, et à cause du Contrat et à cause de la Profession de foi, par deux autres orthodoxies, celle du Parlement de Paris et celle du Petit Conseil de Genève. Si bien qu'il pourra se dire: Patere quam fecisti legem. Mais assurément il ne se le dira pas.)

Ainsi, le peuple souverain, qui ne devait prendre à chaque citoyen que la part de sa liberté «dont l'usage importe à la communauté», lui prend finalement tout.—Et, comme sans doute Rousseau prévoit qu'il y aura de mauvais esprits qui essayeront de résister ou de se dérober, il imagine par surcroît un tas de magistratures imitées des républiques antiques pour maintenir l'ordre:—la dictature, bien entendu, dans les grandes crises; mais aussi la censure, pour surveiller les mœurs, dénoncer les méchants et réglementer ce qui pourra rester de plaisirs aux malheureux citoyens,—et le tribunat, «conservateur des lois et du pouvoir législatif» et qui «servira quelquefois à protéger le souverain contre le gouvernement» (c'est-à-dire le peuple contre ses commissaires), comme faisaient à Rome les tribuns du peuple, quelquefois à soutenir le gouvernement contre le peuple, comme fait à Venise le Conseil des Dix; et quelquefois à maintenir l'équilibre de part et d'autre, comme faisaient les Éphores à Sparte. (Sentez-vous se dresser ici, déjà, l'appareil du gouvernement de la Terreur?)—Autant de tyrannies ajoutées, et bientôt substituées, plus dures encore, à celle de l'État.

Il est clair qu'après cela il ne peut rester une parcelle de liberté aux citoyens, si ce n'est à ceux qui sont de la clientèle des magistratures gouvernantes.

Quant à l'égalité, voilà longtemps qu'il n'y en a plus trace dans la démocratie pure inventée par Jean-Jacques. Et cependant, ici comme dans les deux Discours, l'égalité semble son suprême idéal. Pourquoi? je n'en sais rien. Amour des symétries abstraites?... A moins de supposer qu'il y eût dans son cœur plus d'envie, plus de rancune des abaissements de sa jeunesse qu'il n'en a laissé paraître dans ses livres: car, il faut le reconnaître, jamais ce sentiment d'envie n'y est confessé. Pourquoi donc cette superstition de l'égalité?

L'égalité n'est pas un droit (quoique la Révolution en ait fait le premier des «droits de l'homme»); et elle n'est pas un fait de nature, ô Jean-Jacques, prêtre de la nature! (Tout ce qu'on peut dire, c'est que le désir de l'égalité coïncide, dans certains cas, avec le désir de la justice).

Elle n'est pas un droit.—«Vous imaginez-vous qu'un homme puisse dire en venant au monde:—J'ai droit à ce qu'aucun homme ne me soit supérieur, n'ait plus de puissance que moi»! (Faguet.) Cela n'a aucun sens. Ce qui est vrai, c'est ceci:—Les hommes ont le devoir de ne pas aggraver les inégalités naturelles et fatales entre les hommes. Le mot droit n'a de sens qu'en corrélation avec le mot devoir.

L'égalité n'est pas non plus un fait de nature. Rousseau ne l'a pas trouvée même chez les hommes primitifs, cela est trop évident. A moins qu'on ne veuille simplement dire:—«Tous les hommes naissent en pleurant, tous meurent dans l'angoisse et la souffrance; tous sont soumis aux mêmes nécessités naturelles, etc..» Mais, de cela même, s'il y a quelque chose à tirer pour le moraliste et pour le chrétien, il n'y a rien à tirer pour l'État.

Je dirai toute ma pensée:—Pourquoi regretter qu'il en soit ainsi? Ou pourquoi s'irriter contre ce qui ne peut absolument pas être autrement? Et enfin pourquoi l'égalité paraît-elle délicieuse et désirable à Rousseau, et l'inégalité odieuse?—L'égalité réelle entre les hommes n'existerait que par leur complète similitude. Et cela ne se conçoit même pas. Les inégalités natives, sauf les cas extrêmes, ne sont pas nécessairement intolérables. On est inégaux, mais on vit tout de même, et on vit sans en souffrir. On est inégaux, mais on est surtout différents.—La page de La Bruyère (De l'homme, § 131): «Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l'industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l'impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble de mille manières différentes et compensées l'une par l'autre en divers sujets, forment ainsi les divers états et les différentes conditions, etc.», n'a pas cessé d'être vraie depuis la Révolution.—Louis Veuillot a écrit: «Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m'en mettrais pas.» Moi non plus.

Tout ce que doit la société, ai-je dit, c'est, autant que possible,—entendez: autant que le permet l'intérêt général,—de se garder d'ajouter, à l'inégalité qui vient de la nature, un surcroît d'inégalité qui viendrait des lois; c'est, autant que possible, d'appliquer à ses membres un traitement égal.

Or cela est possible dans la vie civile. L'égalité devant le Code, quoiqu'elle soit souvent un leurre, nous paraît chose due. Voltaire ne réclamait que cette égalité-là. Nous l'avons.—Au delà, c'est la chimère. L'égalité politique (suffrage universel) crée des inégalités pires. L'égalité économique, ou collectivisme, serait un fonctionnarisme, donc une hiérarchie, et ramènerait à l'inégalité.

Le Contrat social démontre avec éclat le premier point (que l'égalité politique crée des inégalités pires).

Avant les premières sociétés, au temps des sauvages épars, l'inégalité existe dès qu'ils se rencontrent, et (quoi qu'en dise Rousseau) la plus brutale des inégalités, celle de la force ou de l'adresse physique.

On peut sans doute supposer, à l'origine des sociétés, une sorte de contrat tacite, mais qui, les apports étant inégaux, laisse inégaux les contractants; où les forts et les habiles ont le commandement et la puissance, et les autres seulement un peu de sécurité. (Au reste, sur ces inconnaissables origines, je ne vois rien de plus raisonnable que les hypothèses de Buffon dans la septième Époque de la Nature.)

Mais Rousseau, veut qu'un contrat où les forts auraient bénévolement consenti à se considérer comme les égaux des faibles et n'auraient réclamé aucun privilège, il veut qu'un tel pacte ait pu être conclu ou sous-entendu.—ou (mettons tout au mieux) qu'une société puisse être organisée comme si ce pacte avait été conclu. Soit.

Tous les citoyens, égaux entre eux, votent les lois (et élisent en outre ceux qui sont chargés de les appliquer). C'est le régime du gouvernement direct par le suffrage universel (qu'il est assez étonnant que Rousseau ne nomme pas, soit de ce nom, soit d'un autre équivalent). Mais il est évident que les votes ne seront pas unanimes. Le suffrage universel, c'est la toute-puissance de la moitié des citoyens plus un, et l'autre moitié moins un subit donc des lois qu'elle n'a pas voulues. Et ainsi (je vous dis là des choses bien connues, mais il faut bien les répéter ici), le suffrage universel,—déjà sous le régime parlementaire, mais à beaucoup plus forte raison sous le régime du gouvernement direct par le peuple,—aboutit nécessairement à la tyrannie d'un parti. (Sans compter qu'il aboutit, d'une façon générale, à l'asservissement ou plutôt à la submersion des capables par les incapables, qui sont les plus nombreux.)—Et nous voudrions bien savoir, comment, dès lors, les votants de la minorité pourraient bien demeurer les égaux des votants de la majorité, lesquels peuvent littéralement tout contre les vaincus du suffrage.

Rousseau connaît l'objection. Il la formule ainsi:

Hors le contrat primitif (où l'unanimité est nécessaire) la voix du plus grand nombre oblige tous les autres; c'est une suite du contrat même. Mais on demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas la sienne. Comment les opposants sont-ils soumis à des lois auxquelles ils n'ont pas consenti?

Et voici sa réponse:

Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu'on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté générale; c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande, ce n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition; mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur: chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que ce que j'aurais voulu; c'est alors que je n'aurais pas été libre (IV, 2). (C'est le «droit divin» de la majorité.)

Franchement, cette page n'offre aucun sens. Qu'est-ce donc que la «volonté générale»? Nous comprenons, par le chapitre précédent, que c'est la volonté de ce qui est conforme à l'intérêt général, et que chaque citoyen a toujours et nécessairement cette volonté-là. Soit. Mais qui décidera ce qui est conforme, sur tel point, à la volonté générale ainsi entendue? Ce sera forcément la majorité; et, comme elle n'est pas infaillible, elle aura donc seulement signifié ce qui est conforme, sur ce point-là, non à la volonté générale, mais à la volonté de la majorité, et rien de plus; et la minorité n'en sera pas moins lésée.

Au reste Rousseau, après son énigmatique raisonnement, veut bien ajouter:

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caractères de la volonté générale (c'est-à-dire, d'après lui-même, la clairvoyance, la justice et le désintéressement) sont encore dans la pluralité. Quand ils cessent d'y être, quelque parti qu'on prenne, il n'y a plus de liberté.

Mais comment maintenir dans la pluralité «tous les caractères de la volonté générale»? Autrement dit, comment faire que la majorité soit toujours «clairvoyante, juste et désintéressée»? Rousseau ne répond pas parce qu'il n'y a rien à répondre.

En somme, le régime rêvé par Rousseau est tellement horrible, que lui-même, avec son humeur et son orgueil, n'aurait pas pu y vivre un seul jour.—Pourquoi donc l'a-t-il rêvé? Comment ce solitaire, cet homme de tempérament anarchiste, peut-il bien nous proposer cet étatisme exorbitant?

Je vous l'ai dit: pour contredire Montesquieu, pour ennuyer le Petit Conseil; et aussi pour les mêmes raisons qui font que, de nos jours, les anarchistes ont l'air de s'entendre avec les collectivistes. Ils ont sans doute cette pensée secrète qu'ils n'auront qu'à gagner dans une société totalement égalisée, où nulle force, nul groupe traditionnel ne s'opposera à l'accroissement de leur individu[14]. Ainsi, «le socialisme de Rousseau n'est peut-être que le moyen de son individualisme» (Brunetière). D'ailleurs Rousseau ne légifère pas pour lui, mais pour les autres, ce qui le met bien à l'aise.

Et enfin il n'en est point, à une contradiction près. Le Contrat social est remarquable d'incohérence et d'obscurité.—Tantôt Rousseau suppose le «Contrat», tantôt il paraît croire à sa réalité historique.—On ne sait jamais bien s'il constate ou s'il édicte, s'il est Aristote ou s'il est Lycurgue.—C'est un mélange confus de théorie et d'observation prétendue.—Il conseille aux citoyens, sitôt le pacte social conclu, de choisir un législateur, à la manière de Lycurgue ou de Solon; il est lui-même ce législateur: mais, si le peuple est incompétent pour faire sa Constitution, comment se trouve-t-il ensuite si merveilleusement compétent pour faire ses lois?—Après avoir raillé Montesquieu sur la division des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), il y revient lui-même en séparant les pouvoirs délégués aux commissaires de la nation, etc., etc.

Je vous avoue que je flaire dans le Contrat social quelques traces de dérangement d'esprit. Il y a des choses que Rousseau y a mises, comme ça,—et bien qu'elles contredisent par l'esprit la plus grande partie de son œuvre,—parce qu'elles lui ont passé par la tête,—ou parce qu'elles sont remontées en lui d'un vieux fond atavique. J'ai déjà noté la confusion calviniste de la politique et de la morale. Il y faut joindre un passage tout à fait odieux,—dont on retrouverait peut-être l'origine chez quelque écrivain protestant,—un passage où tout l'antipapisme de sa première éducation lui revient (avec le désir peut-être de flatter ses coreligionnaires de Genève); où il refuse aux «chrétiens romains» la possibilité d'être de bons citoyens parce que le chef de leur religion ne réside pas dans leur patrie; où enfin, après avoir explicitement banni les athées de sa république, il en bannit implicitement les catholiques. Page homicide, génératrice et conseillère de persécutions; page écrite pourtant par un futur persécuté, et de qui? Des protestants.

Tel est le Contrat social. Entrepris «pour rendre les hommes libres et heureux», il se trouve que c'est un des plus complets instruments d'oppression qu'un maniaque ait jamais forgé.


Et maintenant, vous allez voir Rousseau ruiner lui-même son utopie, et dans le moment où il la construit, et après l'avoir édifiée.

Dans son livre même, il nous confesse qu'à l'heure actuelle, les hommes, en général, sont trop corrompus par la société pour que le Contrat social leur convienne. Il conviendrait tout au plus à de très petites cités: Genève, Berne. En réalité, il ne convient complètement qu'à des peuples à la fois très petits et encore jeunes, et qui peuvent encore supporter un législateur à la manière antique: la Corse, par exemple. Rousseau le dit en propres termes:

Il est encore en Europe un peuple capable de législation, c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrir et défendre sa liberté (avec Paoli) mériterait que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe.

(Elle l'a étonnée, mais pas du tout de la façon qu'avait pressentie Jean-Jacques.)

Ainsi, c'est entendu, le gouvernement du Contrat social n'est fait que pour les très petits États. Et encore, cette petitesse est-elle une condition suffisante? Rousseau ne le croît pas.

Il écrit:

Que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement! Premièrement un État très petit, où le peuple est facile à rassembler et où chaque citoyen peut aisément connaître tous les autres; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d'affaires et de discussions épineuses; ensuite beaucoup d'égalité dans les rangs et les fortunes, sans quoi l'égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l'autorité; enfin peu ou point de luxe, car le luxe est l'effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l'un par la possession, l'autre par la convoitise...; il ôte à l'État tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l'opinion...

...Ajoutons qu'il n'y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire...

...S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.

Ainsi, il ne convient pas même aux Corses. Alors à qui convient-il? Et pourquoi avoir écrit le Contrat social?—Ici, comme pour la Julie, comme pour l'Émile, les amis de Rousseau disent (en de meilleurs termes): «Oui, cela paraît idiot, mais c'est très noble: c'est un idéal que Rousseau propose et dont il serait beau de se rapprocher.»—Pourquoi? Il y a des «idéaux» qui ne sont pas désirables du tout. Tel idéal implique une telle méconnaissance des réalités, ou des sentiments si suspects chez ceux qui l'ont conçu ou prôné, qu'il peut être très dangereux même d'aspirer à un idéal de cette louche espèce-là. «Idéal, idéal», cela est bientôt dit, et ce n'est pas du tout synonyme de bon, de généreux ou d'utile.

Enfin, voilà le fait, Rousseau, même dans le Contrat, avoue que le gouvernement du Contrat est absolument inapplicable. Et il le confessera encore mieux, un peu plus tard, dans ses lettres.

Nous sommes habitués à ces palinodies. Nous l'avons toujours vu atténuer ou même démentir dans sa correspondance les paradoxes trop agressifs ou trop déraisonnables qu'il avait mis dans ses livres.—En outre, il devait être d'autant plus disposé à renier le Contrat, que, tout de même et quoi qu'on ait fait pour l'y rattacher, le Contrat est en assez vif désaccord avec ses autres ouvrages.[15] (Dans ceux-ci il a coutume d'accorder le moins possible à l'institution sociale; dans celui-là, il livre à l'institution sociale l'homme tout entier.)—Enfin, quelques années ont passé. Ces Genevois, pour qui surtout il avait écrit son livre, l'ont odieusement persécuté. C'est le moment où il écrit au Corse Butta-Foco:

J'aime naturellement autant votre clergé (le clergé catholique), que je hais le nôtre. J'ai beaucoup d'amis parmi le clergé de France, et j'ai toujours très bien vécu avec eux.

Il écrit à d'Ivernois (13 janvier 1767):

Vous avez pu voir dans nos liaisons que je ne suis pas visionnaire, et dans le Contrat social je n'ai jamais approuvé le gouvernement démocratique.

(Et il peut le soutenir et même le croire, le livre étant plein de contradictions.)

Il écrit au marquis de Mirabeau (26 juillet 1767).

Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie: trouver une forme de gouvernement qui mettra la loi au-dessus de l'homme.

(Et c'est bien, en effet, la quadrature du cercle, puisque la loi sera toujours faite par des hommes et appliquée par des hommes).

Si cette forme est trouvable, continue-t-il, cherchons-la... Si malheureusement elle n'est pas trouvable, et j'avoue ingénument que je crois qu'elle ne l'est pas, mon avis est qu'il faut passer à l'autre extrémité, et mettre tout d'un coup l'homme autant au-dessus des lois qu'il peut être; par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire, qu'il est possible.

(C'est peut-être aussi qu'à ce moment-là Rousseau venait d'éprouver la bienfaisance du roi de Prusse.)

Je voudrais, poursuit-il, que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois pas de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait; car le conflit des hommes et des lois, qui met l'État dans une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques.

Puis, comme effrayé d'avoir pu écrire ces choses:

Mais les Caligula, les Néron, les Tibère!... Mon Dieu, je me roule par terre et je gémis d'être homme.

Il se roule par terre en pensant au lointain Néron, c'est très bien. Mais enfin il ne tient plus du tout au Contrat.

Il y tient si peu que, six mois après (janvier-février 1768), dans de longues lettres à son compatriote d'Ivernois, s'occupant des troubles de Genève et de la réforme de sa Constitution, il cherche,—comme ferait Montesquieu lui-même,—des combinaisons et des balances d'attributions entre les divers pouvoirs politiques (Petit Conseil, Grand Conseil, et Conseil général ou corps des électeurs); et que, finalement, désespérant de voir les discordes civiles s'apaiser, il jette à ses amis de Genève cette exhortation à l'antique, qui semble extraite d'un Conciones extravagant:

...Oui, messieurs, il vous reste un dernier parti à prendre, et c'est, j'ose le dire, le seul qui soit digne de vous. C'est, au lieu de souiller vos mains dans le sang de vos compatriotes, de leur abandonner ces murs qui devaient être l'asile de la liberté et qui vont n'être plus qu'un repaire de tyrans; c'est d'en sortir tous, tous ensemble, en plein jour, vos femmes et vos enfants au milieu de vous, et, puisqu'il faut porter des fers, d'aller porter du moins ceux de quelque grand prince, et non pas l'insupportable et odieux joug de vos égaux.

Ces dernières paroles sont fort belles. Elles résument vraiment toute l'absurdité du Contrat social et de la démocratie elle-même.

Ainsi, trois étapes: 1º Jean-Jacques, dans son livre même, déclare le Contrat applicable seulement à de petites cités; 2º il le déclare inapplicable à de simples mortels; 3º cinq ou six ans après il le renie totalement.

Or, cette forme de gouvernement que l'auteur avait décrite à l'usage d'une cité de vingt mille âmes et de quinze cents électeurs,—qu'il avait ensuite confessée impraticable même dans cette petite cité,—et qu'enfin il avait reniée avec une sorte de fureur,—la Révolution, trente ans après, s'en emparera comme d'un évangile, et voudra l'imposer à un peuple de dix siècles et de vingt-cinq millions d'hommes. Et cet essai s'appellera la Terreur.

—Ce n'est pas la faute de Rousseau, direz-vous.

Entendons-nous bien. Je ne dis pas que les écrits de Rousseau aient amené la Révolution (laquelle avait des raisons économiques profondes): surtout je ne dis pas que seuls ils l'aient amenée. Mais il se trouve que, plus qu'aucun autre écrivain, Rousseau a fourni, a légué aux plus systématiques et aux plus violents des hommes qui ont fait la Terreur, et même aux têtes les plus illettrées de la canaille révolutionnaire, un état sentimental, une phraséologie—et des formules.

D'autant mieux que, outre l'erreur essentielle qui en fait l'armature, le Contrat social fourmille de contre-vérités de détail.—On y lit que «la voix publique n'élève presque jamais aux premières places que des hommes éclairés et capables qui les remplissent avec honneur».—On y lit que «le peuple se trompe bien moins sur ses choix que le prince»;—«qu'un homme d'un vrai mérite est presque aussi rare dans le ministère (d'un roi) qu'un sot à la tête d'un gouvernement républicain». On y lit, à propos des rois, «que tout concourt à priver de justice et de raison un homme élevé pour commander aux autres».—On y lit «que les républiques vont à leurs fins par des voies plus constantes et mieux suivies que la monarchie».—Le gouvernement féodal y est appelé «cet inique et absurde gouvernement dans lequel l'espèce humaine est dégradée, et où le nom d'homme est un déshonneur». Etc, etc.. Tous les préjugés les plus ineptes et les plus meurtriers de la Révolution sont hérités du Contrat social.

J'ai entendu, écrit Mallet de Pan, j'ai entendu, en 1788, Marat lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques, aux applaudissements d'un auditoire enthousiaste.

Et, cinq ans après, la France connaissait les bienfaits des doctrines du Contrat social, et de l'universelle égalité, et de la souveraineté du peuple, et du droit absolu de l'État, et des magistratures d'exception telles que le Comité de Salut public et le tribunal révolutionnaire. Du chapitre 8 du livre IV sortait le préjugé anti-catholique, et la Constitution civile du clergé, et la persécution religieuse. Et le Contrat social était codifié dans l'inapplicable Constitution de 1793.

Tout cela, parce qu'il avait plu à un demi fou, trente ans auparavant, de rêver pour une ville de vingt mille habitants une législation qui «ne convenait qu'à des dieux»,—et à laquelle, cinq ans plus tard il déclarait préférer «le despotisme le plus arbitraire»!

Jamais, je crois, grâce à la crédulité et à la bêtise humaine, plus de mal n'a été fait à des hommes par un écrivain, que par cet homme qui, semble-t-il, ne savait pas bien ce qu'il écrivait, et qui aurait fui sa cité s'il l'avait vue réalisée. Vraiment, il y a des cas où l'on est tenté de dire que ce malheureux a été un misérable.

Et c'est parce que cette idée m'est pénible que j'ai voulu ramasser d'abord ce qui m'est le plus odieux dans son œuvre, et n'arriver qu'ensuite à la Profession de foi du Vicaire Savoyard. A partir de là, en effet, nous n'aurons plus qu'à plaindre Jean-Jacques, quelquefois à l'admirer; car, je le dis très sérieusement, son âme se purifie à mesure que ses maux et sa folie augmentent.


Donc, revenons un peu sur nos pas. Lorsque le gouverneur d'Émile juge à propos de lui enseigner la religion naturelle, il suppose que lui-même, tout près jadis de perdre son âme, a eu le bonheur de rencontrer un bon prêtre, un curé de campagne, un «vicaire savoyard», dont les discours l'ont ramené dans le droit chemin. Rousseau juge indispensable que ce bon prêtre ait commis autrefois une faute contre les mœurs: car Rousseau ne peut imaginer un personnage sympathique qui n'ait, comme lui, quelque souillure. Mais enfin ce vicaire est plein de vertu et de charité, et je le dirais assez proche de Jocelyn, si Jocelyn n'était resté pur et si Jocelyn ne gardait mieux, quant au dogme catholique, une sorte d'orthodoxie verbale.

Or ce prêtre emmène un matin son jeune ami dans la campagne, et, en présence d'une nature dont le spectacle fortifie ses discours et les appuie d'un magnifique témoignage, il expose à son disciple la doctrine du plus pur et du plus émouvant spiritualisme.

Je crois utile de résumer sa très simple argumentation.

Visiblement une volonté meut l'univers. Et, si la matière mue nous montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois nous montre une intelligence. Voilà pour l'univers.

Et voici pour l'homme:—L'homme est libre dans ses actions et, comme tel, animé d'une substance immatérielle.

Or, si l'âme est immatérielle, elle peut survivre au corps et, si elle lui survit, la Providence est justifiée de l'existence du mal sur la terre (sans compter que le mal moral est l'ouvrage de l'homme et que le mal physique se réduit presque à rien pour l'homme naturel). Une preuve de l'immortalité de l'âme, et d'une vie et d'une sanction future, c'est le triomphe terrestre des méchants.

Et la création? faut-il y croire?—Le vicaire croit du moins à la formation et à la mise en ordre du monde par Dieu. Et Dieu? Que connaissons-nous de lui?—Je puis du moins entrevoir ses attributs: intelligence, puissance, justice, bonté.

Reste à chercher quelle règle je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre selon l'intention de Celui qui m'y a placé. Ma lumière, ici, c'est la conscience.

En cet endroit se place l'invocation:

Conscience! Conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège, de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe.

La conscience «guide assuré»? La conscience «juge infaillible»? Infaillible toujours? et jamais abusé par l'«entendement sans règle»?—Hélas, quel guide et quel juge était-elle à Rousseau lorsque, ayant abandonné son troisième enfant, et cela, nous raconte-t-il, «après un sérieux examen de conscience» (Confessions, VIII), il écrivait:

Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnant que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai.

Et un peu plus loin:

Cet arrangement (le dépôt aux Enfants-Trouvés) me parut si bon, si sensé, si légitime!...

—Oh! que Julie, régénérée et devenue dévote, avait raison d'écrire: «Je ne veux plus être juge en ma propre cause»! La conscience, non appuyée sur une règle fixe, une tradition, une religion dogmatique, ou simplement le Décalogue, risque tant, dans certains cas, de se confondre avec l'orgueil ou l'intérêt secret! La foi de Rousseau dans la conscience,—c'est-à-dire dans sa conscience, ce n'est pas autre chose que l'«individualisme en morale» ce qui est une expression contradictoire. Il n'y a pas la conscience en général: il y a ma conscience, votre conscience, la conscience de Rousseau, qui a été souvent bien incertaine et bien trouble...

Mais je me reproche d'interrompre Jean-Jacques à une de ses meilleures heures. Le vicaire continue; il a de belles pages stoïciennes sur cette idée, que combattre ses passions par goût de l'ordre, c'est obéir à la nature. Puis il disserte sur la «prière»; il la veut limitée:

La seule chose que je demande à Dieu c'est de redresser mon erreur si je m'égare.

Et il arrive à la révélation et aux miracles.

Cette dernière partie contient les passages qui ont fait condamner l'Émile (j'ai dit en raison de quelles circonstances particulières). Rousseau y montre pourtant une assez grande prudence. En deux mots, il néglige le surnaturel, miracles, révélation, sans les nier expressément et surtout parce que la constatation en est impossible. Il dit de la révélation:

Je ne l'admets ni ne la rejette: je rejette seulement l'obligation de la connaître.

Il dit des miracles que,—sans compter qu'ils sont incontrôlables,—ils ne servent de rien, du moment que, tour à tour, la vérité de la doctrine se prouve par les miracles, et la vérité des miracles par la doctrine. Il dit de l'évangile:

La sainteté de l'Évangile est un argument qui parle à mon cœur;

et vous connaissez le fameux passage qui se termine par ces mots, dont je ne sais s'ils expriment une foi sérieuse où s'ils ne sont qu'une façon de parler et un effet de rhétorique:

Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu.

Il a d'ailleurs soin de dire sur chaque point délicat:

Je ne me détermine qu'en tremblant, et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis.

Il professe qu'il y a dans toutes les religions un même noyau solide: croyance au Dieu personnel, à l'âme, à la vie future, et que, pour le reste, chacun doit suivre la religion de son pays. Donc, soyons tolérants.—Et je veux vous citer la vraie conclusion du vicaire:

...Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme n'est nullement pénible, parce qu'il ne s'étend pas aux points essentiels de la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon cœur. Je cherche à savoir ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui n'influent ni sur les actions ni sur la morale (mais y en a-t-il de tels?...) et dont tant de gens se tourmentent, je ne m'en mets nullement en peine... Je crois toutes les religions bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du cœur.

Cette profession de foi du vicaire savoyard reste, je crois, le plus beau Credo du spiritualisme qui ait été écrit.—Je crains que cette doctrine ne paraisse un peu superficielle et surannée aux nouvelles générations pensantes. Depuis, d'autres métaphysiques ont paru plus savantes et plus fortes et ont été plus en faveur. Quel jeune professeur de philosophie daignerait se dire simplement spiritualiste et déiste?...—C'est qu'on songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des anciens manuels de philosophie. Et pourtant... Les arguments du spiritualisme valent bien ceux des métaphysiques qui passent pour plus distinguées; car, en ces matières, il ne s'agit pas de démonstration proprement dite. «Les preuves de Dieu métaphysiques, dit Pascal, sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu'elles frappent peu; et quand cela servirait à quelques-uns, cela ne servirait que pendant l'instant qu'ils voient cette démonstration; une heure après, ils craignent de s'être trompés.»—Mais les «preuves de Dieu» retenues par Rousseau, si elles ne sont certes pas sans réplique, sont les plus simples, les plus accessibles, comme il convenait, à la moyenne des intelligences et, pour ainsi parler, les plus «portatives»; ce sont les plus unies parmi les preuves traditionnelles de Platon, de Descartes, de Malebranche, de Bossuet, de Fénelon... Pensez qu'avant de devenir la philosophie du baccalauréat (j'entends le baccalauréat de ma jeunesse), le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Enfin songez que le spiritualisme, s'il n'est pas la plus subtile explication de l'univers, en est la plus généreuse, celle qui donne au monde de plus beau sens, celle qui contient le plus d'amour et qui fait à la Cause première le plus magnanime crédit.

Et c'est bien ainsi que Rousseau l'entend. Son déisme n'est point, comme celui de Voltaire, un déisme politique, un déisme de gendarme. Le déisme de Voltaire n'oblige Voltaire à rien du tout. Celui de Rousseau l'oblige. C'est bien véritablement pour lui une religion émouvante et agissante, et qui influe sur la vie et sur les actes. Le déisme de Jean-Jacques est si bien pour lui une religion, qu'il l'oppose nettement à l'irréligion, c'est-à-dire à l'athéisme et au matérialisme des «philosophes» (qui ne le lui pardonneront point).—Et le sentiment religieux de Rousseau, et sa persuasion de l'absolue nécessité de la croyance en Dieu et de l'amour de Dieu sont si profonds en lui, qu'il ne craint pas, dans une Note, de préférer le fanatisme à l'irréligion. Il faut toujours lire les Notes de Rousseau, car elles sont souvent plus significatives et plus hardies que son texte. Dans cette note, qui est magnifique, il rompt décidément et énergiquement en visière au parti des philosophes, et ose dire des choses comme celles-ci, qui seraient, aujourd'hui encore, d'une si opportune application:

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