Jean-Jacques Rousseau
Un des sophismes les plus familiers au parti philosophique est d'opposer un peuple supposé de vrais philosophes à un peuple de mauvais chrétiens: comme si un peuple de vrais philosophes était plus facile à faire qu'un peuple de vrais chrétiens...
Le fanatisme (religieux), quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l'homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu'il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus: au lieu que l'irréligion et, en général, l'esprit raisonneur et philosophique attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l'intérêt particulier, dans l'abjection du moi humain, et sape ainsi petit à petit les fondements de toute société,...
Le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu'on appelle aujourd'hui l'esprit philosophique, l'est beaucoup moins dans ses conséquences. D'ailleurs il est aisé d'étaler de belles maximes dans les livres: mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine... Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait bien à la gloriole, à l'intérêt, à l'ambition, aux petites passions de l'homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu'elle nous vante la plume à la main.
Par les principes, la philosophie ne peut faire aucun bien que la religion ne fasse encore mieux, et la religion en fait beaucoup que la philosophie ne saurait faire...
Nos gouvernements modernes doivent incontestablement au christianisme leur plus solide autorité et leurs révolutions moins fréquentes; il les a rendus eux-mêmes moins sanguinaires; cela se prouve par les faits en les comparant aux gouvernements anciens.
C'est bien Rousseau, ce n'est pas Joseph de Maistre, qui a écrit cela. Toutes ces phrases durent faire hurler les Encyclopédistes. Rousseau, dès lors, ne fut plus lui-même à leurs yeux qu'un dangereux fanatique.
Rousseau, cependant, n'avait pas changé sur ce point. Déjà, vers 1755, je crois, à un souper chez mademoiselle Quinault raconté par madame d'Épinay qui y assistait, Jean-Jacques, indigné par l'impiété des propos, s'écriait:
Si c'est une lâcheté de souffrir qu'on dise du mal de son ami absent, c'est un crime que de souffrir qu'on dise du mal de son Dieu, qui est présent; et moi, messieurs, je crois en Dieu... Je sors si vous dites un mot de plus. Et il ajoutait: Je ne puis souffrir cette rage de détruire sans édifier... D'ailleurs l'idée de Dieu est nécessaire au bonheur, et je veux que vous soyez heureux.
Il faut remarquer que, dans cette Note de la Profession de foi, Rousseau ne dit point «le déisme»; il ne dit même plus «la religion naturelle»: il dit «la religion» ou «le christianisme». Dans la Profession de foi, il est peut-être aussi proche du catholicisme que du protestantisme: car il prend presque tout ce qui est commun aux deux religions; et son accent serait plutôt catholique que protestant. Il est d'ailleurs remarquable que, pour enseigner à Émile la religion vraie, il ait choisi, non un pasteur (comme il eût été naturel qu'il le fît après sa rentrée dans la religion de ses pères), mais un prêtre romain, formé du souvenir de deux prêtres romains: l'abbé Gaime et l'abbé Gatier.
Il faut bien dire pourtant que ce christianisme de Rousseau est un christianisme assez amolli. C'est le christianisme, moins ce qui en fait la solide armature: le dogme du péché originel et toutes ses conséquences théologiques.
Jean-Jacques, à vingt-deux ans, nourri des livres de Port-Royal, avait été quasi janséniste. Ce qui devait le séduire, c'est que le janséniste est l'homme qui entretient avec l'Inconnu les relations les plus tragiques et les plus passionnées. Jean-Jacques, à ce moment-là, avait très peur de l'enfer. Un jour il lança une pierre contre un tronc d'arbre en se disant: «Si je le touche, signe de salut; si je le manque, signe de damnation.» Mais ses terreurs se calmèrent sous l'influence de deux bons pères jésuites et de madame de Warens. Celle-ci avait la religion la plus confiante. Elle était «quiétiste» (Aimez Dieu et faites ce que vous voudrez). Madame Guyon avait conservé en Suisse des partisans, avec lesquels madame de Warens était en relations. Et c'est peut-être pourquoi il y a une sorte de quiétisme dans le christianisme latitudinaire et sentimental de Jean-Jacques,—et un peu aussi (pour l'accent) de la tendresse de Fénelon et de l'ancien évêque de Genève et prévôt de l'église d'Annecy, François de Sales.
Ce spiritualisme ému et religieux, ce demi-christianisme de Rousseau sera celui de Bernardin de Saint-Pierre; il sera bien souvent, avec des nuances, celui de Chateaubriand; celui de Lamartine, dont le Jocelyn devra beaucoup au vicaire savoyard; il sera souvent celui de George Sand, même de Michelet jeune, et de Victor Hugo.
Le spiritualisme pris de cette manière est si bien une religion capable d'agir sur la vie, que, jusqu'au milieu du XIXe siècle et jusque dans la première moitié du second Empire, nous avons eu, dans la bourgeoisie française et même parmi les paysans (j'en ai connus), des aïeux et des pères—en très grand nombre,—dont l'âme vivait de cette religion-là, un peu en marge, mais non tout à fait en dehors du catholicisme de leurs femmes et de leurs filles. Il est fâcheux qu'elle ait décliné (faute, peut-être, de consistance dogmatique): car, sans suffire à tout, elle servait encore à quelque chose, et c'était encore un reflet de christianisme.
Et sans doute ça été le spiritualisme de Robespierre, de Saint-Just et des théophilanthropes: mais, tout de même, en souvenir de tant de grands-pères, grands-oncles ou bisaïeux qui, sous le premier Empire, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, ont un peu mieux valu par ce spiritualisme-là qu'ils n'eussent valu sans lui,—dans tout ce qui me reste à dire de la pauvre vie de Jean-Jacques, je n'écouterai plus que la pitié.
NEUVIÈME CONFÉRENCE
la lettre à l'archevêque de paris.
les lettres de la
montagne.—dernières
années de rousseau.—Les dialogues.
Je n'ai point caché mon admiration pour la Profession de foi du Vicaire Savoyard. Pourtant ce furent ces très généreuses pages qui causèrent l'infortune définitive de Jean-Jacques. Ainsi vont les choses.
Vous vous rappelez dans quelles circonstances, malgré la protection de madame de Luxembourg et du prince de Conti, malgré le patronage de M. de Malesherbes, l'Émile fut condamné par le Parlement de Paris, et Rousseau décrété de prise de corps.
On ne tenait, du reste, nullement à s'embarrasser de lui. On lui laissa le temps de partir; et il croisa en chemin les hommes chargés de venir l'arrêter, et qui le saluèrent.
Rousseau subit la nécessité avec cette passivité ou plutôt, il faut le dire, avec cette résignation qui lui était coutumière et qu'il avait si éloquemment enseignée à son Émile. Il avait eu tout de suite la pensée d'aller s'établir en Suisse. Dans sa chaise de poste, il lit la Bible et crayonne un poème en prose sur le Lévite d'Ephraïm. Il n'est point trop inquiet. Il aime sa patrie et il croit qu'elle le lui rend. Son génie fait honneur à Genève. Il avait Genève devant les yeux quand il a écrit le Contrat social. Et comment les pasteurs genevois prendraient-ils mal l'Émile, eux que d'Alembert (dans son article Genève, de l'Encyclopédie) soupçonnait de «socianisme», c'est-à-dire, en somme, de rationalisme?
Oui, là-bas, en Suisse, il sera bien.
En entrant, dit-il, sur le territoire de Berne, je me fis arrêter; je descendis, je me prosternai, j'embrassai, je baisai la terre, et m'écriai dans mon transport: Ciel! protecteur de la vertu, je te loue, je touche une terre de liberté!
Il était loin de compte. C'était, pour le malheureux, le commencement de réelles persécutions, de trois années d'une vie errante et lamentable, traquée de refuge en refuge; et sa propre Église lui devait être plus cruelle que l'Église de France.
Pourquoi? Vous en trouverez les raisons très clairement déduites dans le livre excellent de M. Édouard Rod: L'Affaire Jean-Jacques Rousseau.
Donc, il arrive à Iverdun (territoire de Berne) chez son vieil ami Roguin. A peine arrivé, il apprend que l'Émile a été condamné et brûlé à Genève (à cause des pages sur les miracles et la révélation) et lui-même décrété de prise de corps par ses chers Genevois (18-19 juin 1762). Cependant un neveu de Roguin lui offre un petit pavillon où il s'installe. Il se croit tranquille: mais, trois semaines après, le Sénat de Berne l'expulse d'Iverdun.
Alors il traverse la montagne et s'en va à Motiers-Travers, du comté de Neuchâtel. Une nièce de Roguin, madame Boy de la Tour, lui offre une maison qu'elle possède à Motiers. (Car il faut que Rousseau soit toujours l'hôte de quelqu'un.)
Le comté de Neuchâtel appartenant au roi de Prusse (Frédéric II), Rousseau se met sous sa protection par des lettres où il se conjouit (on le sent) de montrer à l'univers comment un homme libre sait parler à un monarque, avec une fierté toute civique et lacédémonienne. Mais déjà il a renié le Contrat social dans son cœur.
Thérèse est venue le rejoindre. Il fait la connaissance de mylord Keit, maréchal d'Écosse (mylord Maréchal) gouverneur de Neuchâtel pour le roi de Prusse,—homme très bon, un de ceux qui ont été le meilleurs pour Rousseau et que Rousseau a le plus tendrement aimés.—Jean-Jacques respire. De nouveau il se croit tranquille. Il se promène; il fait de la botanique; il s'amuse à fabriquer des lacets, qu'il offre à des jeunes filles de ses amies, à condition que, mariées et devenues mères, elles allaiteront elles-mêmes leurs enfants.
C'est à cette époque qu'il prend l'habit arménien.
Ce n'était pas, nous dit-il, une idée nouvelle... Elle m'était souvent revenue à Montmorency, où le fréquent usage des sondes, me condamnant à rester souvent dans ma chambre, me fit mieux sentir les avantages de l'habit long. La commodité d'un tailleur arménien, qui venait souvent voir un parent qu'il avait à Montmorency, me tenta d'en profiter pour prendre ce nouvel équipage, au risque du qu'en dira-t-on, dont je me souciais très peu... Je me fis donc une petite garde-robe arménienne; mais l'orage excité contre moi m'en fit remettre l'usage à des temps plus tranquilles, et ce ne fut que quelques mois après que, forcé par de nouvelles attaques de recourir aux sondes, je crus pouvoir prendre ce nouvel habillement à Motiers, surtout après avoir consulté le pasteur du lieu, qui me dit que je pouvais le porter au temple même sans scandale. Je pris donc la veste, le caftan, le bonnet fourré, la ceinture; et après avoir assisté dans cet équipage au service divin, je ne vis point d'inconvénient à le porter chez mylord Maréchal. Son Excellence, me voyant ainsi vêtu, me dit pour tout compliment: Salamaleki; après quoi tout fut fini et je ne portai plus d'autre habit.
En réalité, son infirmité et même ses sondes n'exigeaient pas ce costume excentrique. Une culotte plus large ou quelque manteau un peu long aurait suffi.—Évidemment la fêlure gagne.—Goethe,—qui, lui, n'avait jamais été menacé de folie,—écrit dans Wilhelm Meister (livre V, chap. XVI) à propos du vieux joueur de harpe: «Si je parviens, dit Wilhelm, à lui faire quitter sa barbe et sa longue robe, j'aurai beaucoup gagné; car rien ne nous dispose plus à la folie que de nous distinguer des autres, et rien ne maintient plus le sens commun que de vivre, avec beaucoup de gens, selon le commun usage.»
C'est, je crois, vers le même temps, que Rousseau prend ce pli, de substituer souvent au pronom «je» ou «moi» son nom et surtout son prénom, de parler de lui-même à la troisième personne, de dire: «Jean-Jacques Rousseau ne peut pas...»; il ne convient pas à Jean-Jacques...»; «que dirait-on de Jean-Jacques...». Ne vous y trompez pas: cela aussi est signe de fêlure.
Revenons.—Le pasteur de Motiers, Montmollin, commença par être un chaud partisan de Jean-Jacques et, sur sa demande, l'admit à la communion. Jean-Jacques nous dit à ce propos:
...Toujours vivre isolé sur la terre me paraissait un destin bien triste, surtout dans l'adversité. Au milieu de tant de proscriptions et de persécutions, je trouvai une douceur extrême à pouvoir me dire: Du moins je suis parmi mes frères; et j'allai communier avec une émotion de cœur et des larmes d'attendrissement qui étaient peut-être la préparation la plus agréable à Dieu qu'on y pût porter.
(Vers le même temps, Voltaire à Ferney faisait ses pâques, et le faisait constater par acte notarié. On pourrait mettre en regard la communion sincère et pieuse du pauvre exilé Rousseau, et la communion sacrilège et farce,—en même temps que prudente et conservatrice,—de l'opulent seigneur de Ferney... Il est vrai qu'on ne tirerait pas grand chose de ce parallèle,—sinon que c'est encore le plus religieux de ces deux hommes qui nous a été le plus funeste.)
Presque le même jour où Jean-Jacques communiait si dévotement, l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont signait un Mandement portant condamnation de l'Émile (20 août 1762). L'archevêque faisait son devoir. Il relevait dans ce livre une vingtaine de propositions contraires à l'orthodoxie catholique. Le mandement débutait (ou presque) par un portrait de Rousseau vraiment assez brillant,—et même assez juste, surtout si l'on songe que le critique était un archevêque. Il faut citer ce morceau.
Du sein de l'erreur il s'est élevé un homme plein du langage de la philosophie sans être véritablement philosophe; esprit doué d'une multitude de connaissances qui ne l'ont pas éclairé et qui ont répandu des ténèbres dans les autres esprits; caractère livré aux paradoxes d'opinion et de conduite; alliant la simplicité des mœurs avec le faste des pensées, le zèle des maximes antiques avec la fureur d'établir des nouveautés, l'obscurité de la retraite avec le désir d'être connu de tout le monde: on l'a vu invectiver contre les sciences qu'il cultivait, préconiser l'excellence de l'Évangile dont il détruisait les dogmes, peindre la beauté des vertus qu'il éteignait dans l'âme de ses lecteurs... Dans un ouvrage sur l'inégalité des conditions il avait abaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes; dans une autre production plus récente il avait insinué le poison de la volupté en paraissant le proscrire: dans celui-ci il s'empare des premiers moments de l'homme afin d'établir l'empire de l'irréligion.
Le reste du mandement était ce qu'il pouvait et devait être,—avec, peut-être, quelques inutiles accusations de mauvaise foi.
Jean-Jacques répondit par la lettre théâtralement intitulée: Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne, etc... Cette lettre n'est pas le plus original de ses ouvrages, mais c'en est peut-être le plus parfait. Naturellement, l'archevêque et le protestant latitudinaire ne pouvaient s'entendre, puisque justement Rousseau nie ou conteste ce que le prélat suppose acquis: la révélation et les miracles. On peut dire que les deux adversaires manient des armes qui ne se rencontrent pas.—D'autre part, la lettre à Christophe de Beaumont n'offre rien de nouveau quant au fond; elle répète seulement, sous une forme adoucie et persuasive, quelques-unes des théories de l'Émile et du Contrat. Mais la lettre est, dans son ensemble, un chef-d'œuvre de polémique, une merveille de discussion adroite, vigoureuse, émue, éloquente. Le «citoyen de Genève» affecte d'abord le plus grand respect pour le prélat; il se complait dans son attitude d'homme obscur, d'homme de rien, de citoyen modeste,—mais qui porte en lui la vérité,—en face d'un grand de la terre. Puis, monte peu à peu sa plainte d'opprimé; puis sa colère éclate. C'est vraiment très bien fait. Et voici quelques lignes de la fin:
Que vous discourez à votre aise, vous autres hommes constitués en dignité!... Vous accablez fièrement le faible, sans répondre de vos iniquités à personne... Sur les moindres convenances d'intérêt ou d'état, vous nous balayez devant vous comme la poussière. Les uns décrètent et brûlent, les autres diffament ou déshonorent, sans droit, sans raison, sans mépris, même sans colère, uniquement parce que cela les arrange, et que l'infortuné se trouve sur leur chemin.
Monseigneur, vous m'avez insulté publiquement (n'est-ce pas que cela a le ton et l'allure de quelque couplet d'un drame de Hugo où un plébéien riverait son clou à un prince?). Monseigneur vous m'avez insulté publiquement; je viens de prouver que vous m'avez calomnié. Si vous étiez un particulier comme moi, que je pusse vous citer devant un tribunal équitable, et que nous y comparussions tous deux, moi avec mon livre, et vous avec votre mandement, vous y seriez certainement déclaré coupable et condamné à me faire une réparation aussi publique que l'offense l'a été. Mais vous tenez un rang où l'on est dispensé d'être juste, et je ne suis rien. Cependant vous qui professez l'Évangile, vous prélat fait pour apprendre aux autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil cas. Pour moi, j'ai fait le mien, je n'ai plus rien à vous dire, et je me tais.
Daignez, monseigneur, agréer mon profond respect (Motiers 18 novembre 1762).
J'ai dit que, dans le fond, la Lettre à M. de Beaumont n'offrait rien que de déjà vu. J'en excepte une page intéressante. Dans le moment même où il défend contre le prélat la religion naturelle, Rousseau continue de se séparer des «philosophes». Une de leurs manies était de traiter tous les fondateurs de religions de fourbes, d'imposteurs, de charlatans, de jongleurs sacrés. Jean-Jacques qui a, lui, l'intelligence des choses religieuses, en juge autrement:
Honorez en général, dit-il, tous les fondateurs de vos cultes respectifs... Ils ont eu de grands génies et de grandes vertus: cela est toujours estimable. Ils se sont dits les envoyés de Dieu; cela peut être et n'être pas; c'est de quoi la pluralité ne saurait juger d'une manière uniforme, les preuves n'étant pas également à sa portée. Mais quand cela ne serait pas, il ne faut point les traiter si légèrement d'imposteurs. Qui sait jusqu'où les méditations continuelles sur la divinité, jusqu'où l'enthousiasme de la vertu ont pu, dans leurs sublimes âmes, troubler l'ordre didactique et rampant des idées vulgaires? Dans une trop grande élévation la tête tourne, et l'on ne voit plus les choses comme elles sont...
Ici, Rousseau est autrement intelligent que Voltaire.
J'imagine qu'après sa magnifique réplique à l'archevêque de Paris, Rousseau crut qu'il allait rentrer en grâce auprès de la partie récalcitrante de ses compatriotes de Genève. Il y avait eu (je vous renvoie là-dessus au beau livre de Rod), il y avait eu, dans le décret lancé par le Petit Conseil contre Rousseau, une irrégularité de procédure. Jean-Jacques comptait que toute la bourgeoisie protesterait contre cette infraction à la loi. Et, en effet, il avait à Genève des amis, les meneurs de ce qu'on peut appeler, le parti démocratique,—et qui même l'ennuyaient bien fort, et qui l'accablaient de leurs lettres et de leurs visites (deux eurent l'indiscrétion de tomber malades chez lui et de s'y faire soigner). Mais tout se passait en paroles. Après avoir attendu plus d'un an «que quelqu'un réclamât contre une procédure illégale», Rousseau prit enfin un parti, renonça «à une ingrate patrie», abdiqua, par une lettre au premier syndic, son droit de bourgeoisie.
Il dut être très malheureux à ce moment-là. Nous le voyons dans sa correspondance (qu'il faut toujours consulter en même temps que ses Confessions). Seul, proscrit, se croyant abandonné de tous, ses souffrances physiques ayant redoublé de violence, il écrit à Duclos (le seul des «philosophes» avec qui il ne se soit jamais brouillé) qu'il est décidé au suicide.
...Ma situation physique a tellement empiré... que mes douleurs, sans relâche et sans ressource, me mettent absolument dans le cas de l'exception marquée par Mylord Édouard en répondant à Saint-Preux.
(Cette lettre de mylord Édouard est la vingt-deuxième de la troisième partie de la Nouvelle Héloïse.)
Et Rousseau écrit en même temps à M. Martinet, «châtelain» de Motiers, pour lui remettre son testament et lui recommander Thérèse, comme il avait fait à Duclos.
Adieu, monsieur, je pars pour la patrie des âmes justes, j'espèce y trouver peu d'évêques et de gens d'Église, mais beaucoup d'hommes comme vous et moi.
Je note ce projet de suicide. Plus tard, en Dauphiné, dans la lettre où il propose à Thérèse la séparation, il lui promet de ne pas se suicider. Tout cela prouve du moins qu'il y songeait quelquefois.
Cependant il ne se tue pas. Il se rétablit pour de nouvelles douleurs. L'hiver est dur à Motiers. Pendant six mois, il ne peut mettre les pieds dehors. Tout en faisant des lacets, ou en fendant du bois pour suer l'urine dont il a le corps ravagé, il médite sur l'universelle injustice dont il est victime, sur son infortune qu'il juge unique au monde. Thérèse devient moins douce, car elle se déplaît en pays étranger—et protestant, elle, commère catholique.
A Genève, l'agitation continue. Les partisans de Rousseau font au Conseil des «représentations», dont il ne tient compte. Pour défendre le Conseil, le procureur général Tronchin écrit, sur le cas de Rousseau et contre Rousseau, les Lettres de la Campagne. Rousseau, déchaîné cette fois, répond par les Lettres de la Montagne (neuf lettres en deux parties; trois cents pages environ).
Dans la deuxième partie, il développe la constitution de Genève et le mécanisme du «droit de représentation», et démontre l'illégalité de la procédure dont on avait usé envers lui.
La première partie est restée intéressante. Elle est fort belle par endroits. Sans doute, dans la plupart de ces pages, il ne fait que maintenir les idées du Vicaire Savoyard et son droit de les exprimer librement, même à Genève. Mais on y trouve aussi des choses que Rousseau n'avait pas encore dites.
D'abord le passage où il ramène la Réformation à son vrai principe, qui est le libre examen individuel, et en tire, bien longtemps d'avance, les conclusions du «protestantisme libéral» (qui, vraiment, n'est plus une religion confessionnelle). Rousseau réserve pourtant deux points:
Pourvu, dit-il, qu'on respecte toute la Bible et qu'on s'accorde sur les points principaux, on vit selon la réformation évangélique.
On ne voit pas, à vrai dire, pourquoi le libre examen s'arrêterait devant la sainteté de la Bible et devant certains points de son interprétation. Le propre d'une religion fondée sur le libre examen semble bien être de se détruire enfin elle-même; et c'est ce qui arriverait sans doute à la Réforme, si, au bout du compte, le commun des protestants n'étaient des hommes comme les autres, pliés, par sens pratique, à une habitude et à une tradition, peu capables de critique, et chez qui la liberté d'examen est un principe et une prétention beaucoup plus qu'une réalité. Mais, ceci réservé, les déductions de Rousseau sont irréprochables:
Chacun, conclut-il, en demeure seul juge en lui-même (juge de la doctrine et des interprétations) et ne reconnaît en cela d'autre autorité que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire, que nous mettre en état de bien choisir. Tel est le véritable esprit de la Réfomation, tel en est le vrai fondement. La raison particulière y prononce..., et il est tellement de l'essence de la raison, d'être libre que, quand elle voudrait s'asservir à l'autorité, cela ne dépendrait pas d'elle. Portez la moindre atteinte à ce principe, et tout l'évangélisme croule à l'instant. Qu'on me prouve aujourd'hui qu'en matière de foi je suis obligé de me soumettre aux décisions de quelqu'un, dès demain je me fais catholique, et tout homme conséquent et vrai fera comme moi.
Et plus loin, contre ces pasteurs qui, avant l'affaire Rousseau, affectaient une extrême liberté d'esprit et passaient même pour «sociniens»:
Ce sont en vérité de singulière gens que messieurs vos ministres: on ne sait ni ce qu'ils croient, ni ce qu'ils ne croient pas; on ne sait même pas ce qu'ils font semblant de croire; leur seule manière d'établir leur foi est d'attaquer celle des autres...
Et il va plus avant. Il prête aux catholiques ce qu'ils auraient pu répondre aux premiers réformateurs, et il embarrasse ceux-ci dans leurs propres contradictions par un raisonnement que Bossuet eût avoué, et d'un accent où Bossuet eût seulement mis plus de charité et de douceur. Rousseau fait simplement, ici, le procès de la Réforme même et de son principe. Le singulier homme! Toute cette seconde Lettre de la Montagne me paraît un chef-d'œuvre, et un chef-d'œuvre bien inattendu. Ainsi la destinée de Jean-Jacques était d'être destructeur, même du protestantisme, et cela en se conformant à ce qui est l'essence même de la Réforme et en se montrant ce que le protestantisme, dans son fond intime, conseille d'être: un individualiste forcené.
Ce heurt de Rousseau contre ceux de sa religion, me plaît extrêmement, je l'avoue. Cette aventure eut, je crois, pour l'âme de Rousseau, des conséquences que nous verrons tout à l'heure.
Mais je ne puis quitter cette première partie des Lettres de la Montagne sans vous lire une page sur Jésus, qui prouve que ce n'est pas seulement Chateaubriand, Senancour, George Sand, Michelet et Dumas fils qui ont beaucoup lu Rousseau et s'en sont souvenu, mais que c'est aussi Ernest Renan.
Je ne puis m'empêcher de dire,—écrit Rousseau dans la troisième lettre,—qu'une des choses qui me charment dans le caractère de Jésus n'est pas seulement la douceur des mœurs, la simplicité, mais la facilité, la grâce et même l'élégance. Il ne fuyait ni les plaisirs ni les fêtes, il allait aux noces, il voyait les femmes, il jouait avec les enfants, il aimait les parfums, il mangeait chez les financiers. Ses disciples ne jeûnaient point, son austérité n'était point fâcheuse. Il était à la fois indulgent et juste, doux aux faibles et terrible aux méchants. Sa morale avait quelque chose d'attrayant, de caressant, de tendre; il avait le cœur sensible, il était homme de bonne société. Quand il n'eût pas été le plus sage des mortels, il en eût été le plus aimable.
Est-ce assez «Vie de Jésus»!
Naturellement, les Lettres de la Montagne redoublèrent la fureur des ennemis de Rousseau. Elles sont brûlées à Neuchâtel, à Berne, à La Haye, à Paris.—Des morts contribuent à l'enfoncer dans sa mélancolie. Il perd le maréchal de Luxembourg, «ce bon seigneur», le «seul ami vrai qu'il eût en France», qui avait continué à lui écrire affectueusement depuis son exil, et à qui Jean-Jacques avait envoyé de longues lettres sur les mœurs du pays de Neuchâtel et sur le paysage du Val-Travers.—Vers le même temps meurt madame de Warens, «déjà chargée d'ans et surchargée d'infirmités et de misères». Rousseau, qui n'a jamais parlé d'elle qu'avec tendresse et respect malgré tout, la place dans le ciel,—ce qui est bien,—mais aux côtés de Fénelon,—ce qui paraît excessif:
Allez, dit-il, âme douce et bienfaisante, auprès des Fénélon, des Bernex (l'ancien évêque d'Annecy), des Catinat, et de ceux qui, dans un état plus humble, ont ouvert comme eux leur cœur à la charité véritable; allez goûter le fruit de la vôtre, et préparer à votre élève la place qu'il espère occuper près de vous.
Ce n'est pas tout. Le meilleur ami (avec le maréchal de Luxembourg) et le plus puissant protecteur de Rousseau, mylord Maréchal, rappelé en Angleterre, quitte Neuchâtel. Contre le pauvre Jean-Jacques, malade, triste, désemparé, la persécution continue et s'étend, attisée un moment par un atroce pamphlet de Voltaire (le Sentiment des citoyens...). Le pasteur Montmollin abandonne Rousseau, puis excite le peuple contre lui. On insulte dans les rues le malheureux que son costume de carnaval désigne aux gamins. Dans la nuit du 6 ou 7 septembre 1765, on casse à coups de pierre quelques carreaux de sa maison. Il s'en va à Neuchâtel et, de là, à l'île Saint-Pierre dans le lac de Bienne. L'île, fort agréable, d'une lieue de tour, appartenait à l'hospice de Berne et n'avait pour habitants que le «receveur» de l'hospice avec sa famille,—de braves gens.
Rousseau passe dans cette île six semaines délicieuses; il herborise, il se promène sur l'eau, et surtout il rêve... Vraiment on aurait bien dû le laisser là tant qu'il eût voulu y vivre; car qui gênait-il? Mais un décret du Sénat de Berne l'en expulse le 17 octobre. Affolé, il écrit au Sénat en lui offrant de se livrer, pour qu'on l'enferme dans une bonne prison tout le reste de sa vie... Puis il s'en va à Bienne, où des zélés lui assurent qu'il sera tranquille.
Il est encore expulsé de Bienne. Ah! les pasteurs ne le ménagent pas, eux qui le revendiquent et l'honorent aujourd'hui.
Le pauvre homme ne sait plus que devenir. Il songe successivement à se réfugier en Écosse auprès de mylord Maréchal, à Venise, à Zurich, en Silésie, à Berlin, en Savoie, à Jersey, en Italie, en Autriche, à Amsterdam, en Corse. Finalement, et en attendant de prendre une décision, il se rend à Strasbourg, où l'accueil très chaud qu'il reçoit de toute la «société», le dédommage un peu.
Tant de malheurs achèvent de le rendre illustre,—commencent à le rendre fou,—et le purifient.
Je sais bien que Choiseul n'avait pas tort de le considérer comme un écrivain dangereux. Mais si, au lieu de le proscrire, Choiseul lui avait offert à temps (avant l'Émile) des honneurs et quelque sinécure... qui sait, mon Dieu, qui sait?... L'ambition de Jean-Jacques avait été longtemps d'être «officiel», d'être un homme en place. Bien qu'il parle souvent de son «inaptitude à supporter aucun joug», il a souvent, d'autre part, le désir de s'insérer honorablement dans un ordre de choses bien établi,—(comme lorsqu'il rentre dans la bourgeoisie genevoise). Puis, incapable de défendre ses intérêts matériels, il avait un peu le besoin d'être protégé, de sentir sa tranquillité assurée, d'échapper au souci du lendemain... Oui, Choiseul avait d'autres moyens de l'annihiler qu'en le faisant décréter de prise de corps.
Au reste, il ne l'annihila point par ce moyen-là; au contraire. Dès que Rousseau est persécuté par le gouvernement de France, et plus durement par les églises suisses, sa gloire devient unique, et sa réputation européenne. Et c'est autre chose que la gloire de Voltaire: c'est la renommée d'un bienfaiteur des hommes, d'un sage, d'un législateur antique. Cela prenait déjà la forme d'un culte. L'ermite de Motiers est constamment dérangé par d'illustres visites. Il ne suffit pas à sa correspondance. La Corse lui demande une Constitution. Des princes, de grandes dames, de grands seigneurs, des magistrats, des prêtres, des jeunes gens le consultent sur l'éducation, sur la religion, sur des cas de conscience. Et il leur donne de fort bonnes consultations, non seulement éloquentes—ou fines,—mais pleines de bon sens et presque toutes empreintes d'un esprit d'ordre et de conservation. Car il a presque toujours été sage pour les autres.
Mais aussi cette situation d'oracle européen exalte de plus en plus son orgueil,—en même temps que ses malheurs trop réels, et l'inquiétude continuelle où il vit, développent en lui la folie de la persécution. Mais de ces malheurs même il jouit en quelque manière, tant il les voit démesurés et exceptionnels.—Comme Chateaubriand (et ce n'est pas la première fois que j'ai l'occasion de rapprocher ces deux hommes) Rousseau trouve extraordinaire tout ce qui lui arrive, passe son temps à s'émerveiller de sa destinée, et se console de ses duretés par ce qu'elle a d'unique,—Je ne vous en donnerai qu'un petit exemple. Dans le temps qu'on le huait à Motiers, Rousseau obtint, par mylord Maréchal, une place de conseiller d'État de Neuchâtel pour le colonel Pury, gendre de Dupeyrou:
C'est ainsi, dit-il, que le sort, qui m'a toujours mis trop haut ou trop bas, continuait à me balloter d'une extrémité à l'autre: et, tandis que la populace me couvait de fange, je faisais un conseiller d'État.
(Que de phrases de ce genre,—rappelez-vous,—dans les Mémoires d'outre-tombe!)
Et cependant, parmi cet orgueil et parmi ces commencements de démence, il n'est point douteux que Rousseau ne devienne meilleur. Ses infortunes ne le détachent point de lui-même, mais le détachent de beaucoup de choses contingentes et passagères. Il s'exerce à cette résignation qu'il définit si bien dans l'Émile. Entre ses crises d'orgueil ou de délire, il est patient et doux. Il est à noter que toutes les amitiés qu'il a faites ou confirmées dans ce temps-là (mylord Maréchal, Dupeyrou, Moultou, même l'ennuyeux d'Ivernois), il leur est resté fidèle jusqu'à sa mort, et les a à peu près exceptées de sa manie soupçonneuse.
Enfin, l'âme religieuse de Jean-Jacques devient plus purement religieuse. Si les pasteurs genevois avaient été indulgents pour lui, son spiritualisme eût assez facilement accepté la forme confessionnelle de l'église genevoise. Mais, éclairé en même temps qu'irrité par l'intolérance protestante, il se dégage de tout reste de protestantisme, et je ne dirai pas qu'il tend au catholicisme (où il passa, après tout, vingt-six ans de sa vie et qu'il pratiqua sincèrement pendant une dizaine d'années); mais je dirai qu'il tend à une sorte de catholicité. J'entends par là que son Dieu est le Dieu commun à toutes les religions, et aussi que son Dieu n'est point le Dieu gendarme de Voltaire, ni le Dieu géomètre de ceux des Encyclopédistes qui ne sont pas tout à fait athées, mais que c'est «Dieu sensible au cœur», et aussi Dieu-Providence (un Dieu dont il parle presque aussi souvent que Bossuet); quelque chose de plus, en vérité, que le Dieu des déistes-rationalistes.
Et, en outre, il serait sans doute un peu excessif de dire qu'il incline de cœur au catholicisme: mais pourtant, jugeant cruels et stupides les ministres de la religion du libre examen, lesquels le persécutent à la fois par méchanceté et par ignorance du vrai principe de la Réformation; considérant d'ailleurs et découvrant peut-être l'infirmité d'esprit de la plupart des hommes, et même sentant quelquefois sa propre tête faiblir, il n'est pas sans éprouver quelque sympathie pour l'esprit de soumission et de non-examen des catholiques, qui eux, au surplus, ne l'ont pas traqué.
De très nombreux passages de ses lettres des années suivantes manifestent les sentiments que je viens d'indiquer.
J'en citerai quelques-uns sans beaucoup d'ordre:
A madame de B..., déc. 1763:
Vous avez une religion qui dispense de tout examen: suivez-la en simplicité du cœur.
—A M. M..., curé d'Ambérier en Bugey, auquel il recommande Thérèse:
...Bonjour, monsieur, je suis plein de vous et de vos bontés, et je voudrais être un jour à portée de voir et d'embrasser un aussi digne officier de morale. Vous savez que c'est ainsi que l'abbé Saint-Pierre appelait ses collègues les gens d'église.
—A M. Marcel, maître de danse de la cour du duc de Saxe-Gotha:
...Je n'ai jamais aspiré à devenir philosophe, je ne me suis jamais donné pour tel, je ne le fus, ni ne le suis, ni ne veux l'être.
—A un abbé qui a des doutes sur divers points du dogme catholique et qui songe à quitter son état:
Quoi, monsieur..., dans un point de pure spéculation, dans lequel nul ne voit ce qui est vrai ou faux, et qui n'importe ni à Dieu ni aux hommes, nous nous ferions un crime de condescendre aux préjugés de nos frères et de dire oui où nul n'est en droit de dire non?
—A M. Séguier de Saint-Brisson, un jeune homme inquiet, brouillé avec sa mère sur des questions de religion (22 juillet 1764):
...Vous voulez secouer hautement le joug de la religion, où vous êtes né? Je vous déclare que, si j'étais né catholique, je demeurerais catholique, sachant bien que votre Église met un frein très salutaire aux écarts de la raison humaine, qui ne trouve ni fond ni rive quand elle veut sonder l'abîme des choses...
—De même à l'abbé de X..., autre prêtre troublé (11 nov. 1764):
...De quoi s'agit-il au fond de cette affaire? Du sincère désir de croire, d'une soumission du cœur plus que de la raison; car enfin la raison ne dépend pas de nous, mais la volonté en dépend, et c'est par la seule volonté qu'on peut être soumis ou rebelle à l'Église... Je commencerais donc par choisir pour confesseur un bon prêtre, un homme sage et sensé, tel qu'on en trouve partout quand on les cherche... Je lui dirais: Je sens que la docilité qu'exige l'Église est un état désirable pour être en paix avec soi; j'aime cet état, j'y veux vivre... Je ne crois pas, mais je veux croire, et je le veux de tout mon cœur. Soumis à la foi malgré mes lumières, quel argument puis-je avoir à craindre? Je suis plus fidèle que si j'étais convaincu.
Je ne sais pas bien, n'étant pas théologien, si tout cela est d'une orthodoxie irréprochable; je ne vous dis pas non plus que les prêtres troublés qui consultaient Rousseau fussent encore de très bons prêtres... Mais toujours il leur conseille l'effort pour croire et la soumission: voilà le fait. A tout mettre au pis, le catholicisme des dernières années de Rousseau vaut bien celui de Lamartine, par exemple.
—Au chevalier d'Éon (Wootton, 31 mars 1766):
...Si mon principe (le libre examen) me paraît le plus vrai, le vôtre (l'autorité) me paraît le plus commode; et un grand avantage que vous avez est que votre clergé s'y tient bien, au lieu que le nôtre (le clergé protestant), composé de petits barbouillons à qui l'arrogance a tourné la tête, ne sait ni ce qu'il veut ni ce qu'il dit, et n'ôte l'infaillibilité à l'Église qu'afin de l'usurper chacun pour soi.
—A M. Roustan (Wootton, 7 sept. 1766):
...Le clergé catholique, qui seul avait à se plaindre de moi, ne m'a jamais fait ni voulu aucun mal; et le clergé protestant, qui n'avait qu'à s'en louer, ne m'en a fait et voulu que parce qu'il est aussi stupide que courtisan.
—A Moultou, troublé lui aussi, quoique pasteur, une très belle lettre de réconfort et d'exhortation à croire du moins à Dieu (Monquin, 14 fév. 1769).—Et je vous signale surtout la lettre à M. de M..., autre esprit inquiet et travaillé de doutes, qui est un émouvant commentaire de la Profession de foi du Vicaire Savoyard. (Bourgoin, 15 janvier 1769.) J'y relève ces mots:
...J'ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment; maintenant je crois parce que j'ai toujours cru. Tandis que ma mémoire éteinte ne me remet plus sur la trace de mes raisonnements, tandis que ma judiciaire affaiblie ne me permet plus de les recommencer, les opinions qui en ont résulté me restent dans toute leur force... et je m'y tiens en confiance et en conscience.
Et plus loin, sur ce qu'il y a un point, dans la recherche, où la raison doit sentir ses limites:
Alors, saisi de respect, l'homme s'arrête, et ne touche point au voile, content de savoir que l'Être immense est dessous.
Et sur la douceur de Jésus:
...Douceur qui tient plus de l'ange et du Dieu que de l'homme, qui ne l'abandonna pas un instant, même sur la croix, et qui fait verser des torrents de larmes à qui sait lire sa vie comme il faut.
Il ne faut rien exagérer. Il est certain que, depuis les Charmettes, Rousseau avait cessé d'être catholique au sens entier du mot, c'est-à-dire de croire aux dogmes et à la hiérarchie du catholicisme. Il est certain qu'à partir de 1754, l'antipapisme de son enfance lui était revenu, notamment dans le Contrat social. Mais il est certain aussi que, du jour où les protestants l'avaient persécuté, il avait cessé d'être anti-catholique. Une partie du clergé de France avait pour lui une sympathie secrète, d'abord en haine des Encyclopédistes, puis parce que Rousseau ne fut jamais impie.
Sur la divinité du Christ, il n'a point de négation formelle. Dans un fragment (Morceau allégorique sur la Révélation) qui est probablement des dernières années de sa vie, et qui est écrit dans le goût et le ton des Paroles d'un Croyant, il nous montre Socrate pénétrant dans le temple des idoles,—puis Jésus. Au moment de l'entrée de Jésus:
Une voix se fait entendre dans les airs, prononçant distinctement ces mots: C'est ici le Fils de l'homme; les cieux se taisent devant lui; terre, écoutez sa voix. Jésus monte sur l'autel de la principale idole et la renverse sans effort, et, montant sur le piédestal avec aussi peu d'agitation, il semblait prendre sa place plutôt qu'usurper celle d'autrui.
Puis, il parle... et:
On sentait que le langage de la vérité ne lui coûtait rien, parce qu'il en avait la source en lui-même.
Sur la messe même, le «vicaire savoyard», qui continue de la célébrer, s'exprime ainsi dans la Profession de foi:
...Quand j'approche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions qu'exige l'Église et la grandeur du sacrement; je tâche d'anéantir ma raison devant la suprême intelligence; je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas qu'au jour du jugement je sois puni pour l'avoir jamais profané dans mon cœur.
Tout cela n'est pas la foi entière, et n'est donc pas la foi. Mais ce n'est pas non plus la négation. C'est d'un homme qui se souvient d'avoir cru. Beaucoup de prêtres en France savaient du moins gré à Rousseau de n'avoir jamais écrit une parole blasphématoire.
Retournons au Rousseau de 1762-1766.
Jamais il n'a été plus éloquent ni plus émouvant que dans ses professions de foi religieuses de ce temps-là; jamais il n'a été plus sage que dans ces consultations qu'il donnait aux âmes troublées: jamais il n'a été plus grand écrivain... Et cependant il est déjà fou.
Fou sur un point. Il soupçonne tout le monde, même et surtout ses anciens amis, de le haïr, de l'espionner, de le trahir, de le persécuter, de former un vaste complot pour le rendre odieux et pour le déshonorer.—Dès l'Ermitage, il montrait des signes de cette maladie mentale. Mais elle le possède à présent, et presque sans relâche; et les douze dernières années de sa vie ne sont plus que l'histoire d'un pauvre animal poursuivi et traqué par une meute qu'il porte dans son imagination, c'est-à-dire par lui-même.
Nous l'avons laissé à Strasbourg, cherchant encore où il s'établirait. Il semble se décider pour Berlin. Puis, brusquement, pressé par la comtesse de Boufflers, il se rend à Paris avec un sauf-conduit. Il loge chez le prince de Conti, au Temple, qui est lieu d'asile, et où tout Paris vient le voir et le fatigue. Et, le 4 janvier 1766, il se laisse emmener en Angleterre par David Hume.
Hume avait la réputation d'un fort honnête homme, et certainement il avait de la sympathie pour Rousseau et désirait lui rendre service. Dès leur arrivée à Londres, Hume écrivait à la comtesse de Boufflers:
Mon pupille est arrivé en bonne santé; il est très aimable, toujours poli, souvent gai, ordinairement sociable.
Et à la marquise de Barbentane:
...Il est doux, modeste, aimant, désintéressé, doué d'une sensibilité exquise... Il a dans ses manières une simplicité remarquable, et c'est un véritable enfant dans le commerce ordinaire. Cette qualité, jointe à sa grande sensibilité, fait que ceux qui vivent avec lui peuvent le gouverner avec la plus grande facilité..
Assurément ces phrases sont d'un ami. Mais elles impliquent tout de même qu'aux yeux de Hume Rousseau est un être bizarre et faible. Elles le jugent avec bienveillance, mais avec un sourire. Hume était de la société de madame du Deffand et d'Horace Walpole, de d'Alembert et de madame Geoffrin. Il aimait bien Jean-Jacques, oui; mais cela ne l'avait pas empêché, un jour, chez madame Geoffrin, de collaborer à une plaisanterie de Walpole sur Rousseau: une prétendue lettre du roi de Prusse, où Jean-Jacques était raillé sur sa manie soupçonneuse et son «besoin» de se croire persécuté. Comme, après tout, il l'avait été réellement, la plaisanterie devenait assez cruelle, et c'est à quoi David Hume n'avait pas pris garde.—Bref il aimait Rousseau, oui; mais avec un peu de compassion ou de protection dans son amitié, et parfois un peu d'ironie. Or, dès que Rousseau devinait ces sentiments-là chez un ami, cela le rendait fou, simplement.
Et c'est pourquoi, transporté par Hume à Londres, puis envoyé par lui dans une propriété de son ami Davenport (à Wootton, à 60 milles de Londres) où Rousseau ne payait qu'un loyer fort modique,—c'est pourquoi, dis-je, quelques mois plus tard, Rousseau rompt brusquement avec Hume, l'accuse d'avoir conspiré son déshonneur avec d'Alembert et le médecin Tronchin, et déclare Hume l'homme le plus fourbe et le plus méchant de l'univers.
Ses griefs? Ils nous éclairent tristement sur son cas. Rousseau les expose dans une longue lettre adressée à Hume lui-même, le 10 juillet 1766. Que lui reproche-t-il? Voici:—Hume n'a pas admis Thérèse à sa table. A peine arrivé à Londres, les journaux, jusque-là bienveillants à Rousseau, lui sont devenus hostiles; cela, évidemment, à l'instigation de Hume. Hume a affecté de ménager l'argent de Rousseau, de le traiter comme un pauvre. Hume, ayant commandé le portrait de Rousseau, lui a fait donner par le peintre une expression sombre et méchante. Un jour qu'ils étaient en tête à tête, Hume l'a fixé d'un regard sec et moqueur; Rousseau est traversé par cette idée, que ce regard est celui d'un scélérat; mais, pris soudain de remords, Rousseau se jette à son cou en s'écriant d'une voix entrecoupée: «Non, non, David Hume n'est pas un traître; s'il n'était le meilleur des hommes, il faudrait qu'il en fût le plus noir.» Sur quoi Hume, interloqué, rend poliment ses embrassements à Rousseau et, tout en le frappant de petits coups sur le dos, lui répète plusieurs fois d'un ton tranquille (oh! mon Dieu, comme nous aurions fait nous-mêmes à sa place): «Quoi, mon cher monsieur?... Eh! mon cher monsieur... Quoi donc, mon cher monsieur?...»—Et les autres griefs de Jean-Jacques sont à l'avenant.
Il reste, je crois, que Hume, à l'origine, a manqué un peu de délicatesse,—et qu'ensuite il a manqué d'indulgence. Mais il est vrai qu'il en fallait beaucoup avec un si étrange malade.
Rousseau quitte Wootton en mai 1767. Pendant trois années encore,—inquiet, effaré, malade,—poussant la manie du soupçon jusqu'à se croire visé par deux vers inoffensifs d'une tragédie de Du Belloy;—quittant brusquement Grenoble parce qu'un bonhomme de président, après l'avoir accablé de politesses, lui avoue naïvement qu'il ne connaît pas ses ouvrages;—inscrivant sur des portes d'auberge les pensées de son orgueil;—entrevoyant quelquefois sa propre démence, comme lorsqu'il écrit à M. de Saint-Germain: «Si j'avais trouvé plutôt un cœur où le mien osât s'ouvrir..., ma raison s'en trouverait mieux», ou à d'Ivernois: «Je commence à craindre, après tant de malheurs réels, d'en voir quelquefois d'imaginaires qui peuvent agir sur mon cerveau (28 mars 1768)»; puis ressaisi par ses visions habituelles;—n'ayant plus, pour tous livres, que Plutarque, l'Astrée et le Tasse;—incapable, dit-il, de penser;—incapable de demeurer longtemps à la même place,—il reprend, déjà vieux, la vie errante de son adolescence et de sa jeunesse; se fait appeler «Renou» (du nom de famille de la mère Levasseur); s'en va à Fleury-sous-Meudon, chez le marquis de Mirabeau; puis à Trye, chez le prince de Conti, d'où le délogent les tracasseries des domestiques qui lui refusent, dit-il, les fruits et les légumes du jardin; puis à Lyon, puis à Grenoble, puis à Bourgoin, où il épouse Thérèse en présence de Dieu, de la nature et de deux citoyens vertueux; puis à Monquin, d'où le chasse la querelle de Thérèse avec une servante; puis (de nouveau) à Lyon,—et enfin à Paris, où il s'installe rue Plâtrière à son domicile d'autrefois, et reprend l'habit français.
C'est là que, pendant huit ans, il vit—enfin—comme un sage. Il n'est plus—enfin—l'obligé de personne. Il paye—enfin—son loyer comme tout le monde. Il a renoncé—enfin—aux grands seigneurs et aux grandes dames. Il ne lit plus guère et n'écrit presque pas. Mais il s'amuse à la botanique, il se promène, il herborise. Il a à peu près douze cents livres de rente viagère; à quoi il ajoute environ cinq cents livres bon an mal an, en copiant de la musique, ce qui est son plaisir. (En six ans, six mille pages de musique à dix sous).
Nous avons, sur ce Rousseau des dernières années, beaucoup de témoignages, parmi lesquels l'Essai (inachevé) sur Jean-Jacques Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre; les six Lettres de Corancez dans le Journal de Paris, an VI; et Mes visites à J.-J. Rousseau par M. Eymar, fils d'un négociant de Marseille et venu à Paris pour voir son idole.
Pour cette nouvelle génération, Rousseau est une espèce de saint laïque. Saint-Pierre, Corancez, Eymar ne voient que ses vertus, qui furent réelles et qui, au moment où ils connurent Rousseau, étaient à peu près dégagées de tout mauvais alliage.
On a beaucoup accusé Rousseau d'avoir été ingrat. Ce n'est pas mon avis,—deux ou trois mauvais mouvements de sa jeunesse mis à part.—Seulement, il se défend mal contre les bienfaiteurs qui s'imposent à lui par vanité, et il paraît ingrat lorsqu'enfin, excédé, il se dérobe brusquement. Mais il n'a été ingrat ni pour madame de Warens, ni pour Thérèse, ni pour monsieur et madame de Luxembourg, ni pour Malesherbes, ni pour mylord Maréchal, ni pour les Roguin, le Dupeyrou, les Moultou, les Corancez, etc..
Durant ses dernières années, il apparaît dans tout son beau. Rousseau, il faut le dire, est extrêmement désintéressé. Tout autre que lui aurait, avec ses livres (même à cette époque), fait une petite fortune. Nous le voyons, lui pauvre, renoncer tranquillement à une pension du roi d'Angleterre, parce qu'il l'avait eue par l'intermédiaire de Hume.—Il est très charitable, très bienfaisant, comme on disait alors. Il est sobre. Il est d'une charmante simplicité de mœurs. Il est doux, poli, aimable. Il est pieux. Il est indulgent. Il ne dit jamais de mal de personne,—(excepté, vers la fin, de ceux par qui il croit être persécuté, et seulement en tant qu'ils le persécutent; et il est à remarquer que, dans ses Confessions, il n'est pas méchant, excepté pour Grimm et un peu pour madame d'Épinay). Il a quelquefois, il est vrai, des accès de méfiance, de susceptibilité ombrageuse: mais ses amis de la dernière heure le savent et le lui passent; et toujours il leur revient. A l'ordinaire, c'est un homme simple, doux et résigné, un véritable sage, d'une sagesse passive, un peu à la manière d'un brahme. Thérèse, racontant sa mort, dira naïvement: «Si mon mari n'est pas un saint, qui est-ce qui le sera?»
Et pourtant ce sage est un fou. Entre 1772 et 1776, ce sage emploie, de temps en temps, quelques heures à déposer dans des cahiers sa folie, ses visions de monomane qui se croit victime d'une conspiration universelle; il écrit des Dialogues où un Français converse sur Jean-Jacques avec Rousseau qu'il ignore être Jean-Jacques; et cela forme trois dialogues; et cela s'étend sur cinq cent quarante pages, et c'est plein de redites et de rabâchages sinistres; mais cela est souvent magnifique et tragique, et jamais Rousseau n'a été plus grand écrivain que dans certains passages de ces sombres divagations.
Elles n'étonnent pas trop, lorsqu'on a suivi sa correspondance, surtout depuis 1762. Il écrit, le 28 septembre 1762, à madame de Latour-Franqueville (la plus entêtée de ses fidèles):
Quiconque ne se passionne pas pour moi est indigne de moi... Quiconque ne m'aime pas à cause de mes livres est un fripon.
Le prologue du livre XIIe des Confessions, la superbe lettre de quarante-cinq pages à M. de Saint-Germain (Monquin, 26 février 1770) qui est à la fois son apologie et son examen de conscience, rendent déjà, en plein, le son de la folie. A partir du 9 février 1770, il adopte, on ne sait pourquoi, une manière de dater inutilement bizarre, et il met à toutes ses lettres, en épigraphe, ces quatre vers (je ne sais où il les a pris; peut-être sont-ils de lui):
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des hommes.
Dans les Dialogues, c'est la folie définitive. J'aurais voulu rechercher pour vous, dans certains raisonnements de ce livre, les signes les plus remarquables de déraison. Mais je n'en ai plus le temps. Je vous dirai seulement ce que Rousseau croit voir. Voici.
...On dispose autour de lui les murs, les planchers, les serrures pour l'espionner... On l'enveloppe de mouchards, de filles, de mendiants stylés... On ouvre toutes ses lettres... S'il entre dans un lieu public, tout le monde l'entoure et le fixe, mais en s'écartant de lui et sans lui parler... Au parterre on a soin de placer à côté de lui un garde ou un sergent... On le signale partout aux facteurs, commis, gardes, mouches, savoyards, colporteurs, libraires... S'il cherche un livre, un almanach, il n'y en a plus dans Paris... Les décrotteurs refusent de le décrotter... S'il veut passer l'eau vis-à-vis les Quatre-Nations, on ne passe pas pour lui, même en payant le coche entier... On lui envoie tous les jours des espions sous forme de solliciteurs... On dit aux mendiants de lui rejeter son aumône au nez... On crache sur lui dans la rue toutes les fois qu'on le peut sans être aperçu de lui... On lui donne tous les signes de la haine, en l'accablant des plus fades compliments... En Dauphiné, on écartait de lui toute encre lisible, et celle qu'on lui laissait devenait blanche sur le papier... On ne lui dit que de fausses nouvelles... Pendant huit ans on s'est amusé à le faire voyager à grands frais, lui et sa compagne... On s'arrange pour que, chez les marchands, il paye les denrées moins cher que les autres acheteurs, afin de lui faire publiquement l'aumône malgré lui et de l'humilier... On cherche à l'amener au suicide... On l'accuse de crimes dont il ne peut se défendre, puisqu'il ne connaît pas les accusateurs. Quels crimes? Il ne sait pas non plus, sinon qu'on raconte qu'il est débauché et atteint d'une maladie honteuse, et qu'il trompe sur le prix de ses copies de musique.—Pour le reste, il ne sait pas, mais il sait qu'on l'accuse, etc., etc... (Et tout cela revient vingt fois dans les Dialogues parce qu'il les écrit sans se relire.)
Qui lui fait toutes ces misères? «On». Qui, on? Tout le monde, les grands, les auteurs, les médecins, les hommes en place, les femmes galantes,—l'Europe, l'univers entier,—et particulièrement Grimm, madame d'Épinay, Diderot, Hume, d'Alembert, et tous les philosophes,—Choiseul à leur tête.
(Dans la réalité, les philosophes avaient commencé par le traiter assez bien, et même avec ménagement comme un «original» et comme un malade; puis avaient commencé à le trouver insupportable et, quand il s'était déclaré publiquement leur ennemi, avaient fini par le détester et par le regarder comme un fou malfaisant: voilà tout; et il est vrai que c'était déjà quelque chose, mais rien d'imprévu, d'extraordinaire ni de mystérieux.
Quant aux persécutions prétendues qu'il énumère en les dramatisant, vous remarquerez que presque toutes s'expliquent par la curiosité du public à son endroit et le soin que prenait la police de le protéger contre cette curiosité.—Les marchandises qu'on lui vend moins cher qu'aux autres, c'est un souvenir déformé d'une attention délicate de madame de Luxembourg qui, sachant Thérèse dépensière, avait recommandé à l'épicier de Montmorency de lui diminuer ses mémoires, se chargeant de la différence... Et ainsi, je crois, du reste.)
«On» conspire contre lui. Qui encore, «on»? «Ces messieurs», c'est-à-dire les philosophes, la «secte philosophique».—«Ces messieurs»! Jean-Jacques traite les philosophes exactement comme les «libéraux», plus tard, traiteront les jésuites. Il écrit dans le deuxième Dialogue:
Grands imitateurs de la marche des jésuites, ils (les philosophes) furent leurs plus ardents ennemis, sans doute par jalousie de métier et maintenant, gouvernant les esprits avec le même empire, la même dextérité que les autres gouvernaient les consciences... et substituant peu à peu l'intolérance philosophique à l'autre, ils deviennent, sans qu'on s'en aperçoive, aussi dangereux que leurs prédécesseurs.
Et il y revient infatigablement dans le troisième Dialogue, parle de l'«Inquisition philosophique» des «missionnaires du matérialisme et de l'athéisme» et des complots de la secte philosophique contre toute religion et toute morale. Et cela est à rapprocher d'un passage bien curieux du livre IX des Confessions:
...Je me rappelai le sommaire de la morale de Grimm, que madame d'Épinay m'avait dit qu'elle avait adopté. Ce sommaire consistait en un seul article, savoir, que l'unique devoir de l'homme est de suivre en tout les penchants de son cœur. Cette morale, quand je l'appris, me donna terriblement à penser, quoique je ne la prisse alors que pour un jeu d'esprit. Mais je vis bientôt que ce principe était réellement la règle de sa conduite, et je n'en eus que trop, dans la suite, la preuve à mes dépens. C'est la doctrine intérieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée...
Et voilà donc Jean-Jacques fournissant des arguments à quelque historien catholique de la Franc-Maçonnerie.
Ces jugements de Rousseau sur les Encyclopédistes ne sont peut-être pas d'un insensé. Où il délire, c'est sur le complot organisé et sur les persécutions spéciales dont il se croit victime. Oui, il est bien fou sur ce point.
Mais, au fait, n'a-t-il été fou que sur ce point-là?
DIXIÈME CONFÉRENCE
les rêveries.—résumés et conclusions.
Lorsque Rousseau eût terminé la rédaction désordonnée et douloureuse des cinq cent quarante pages de ses Dialogues, il se demanda comment il ferait parvenir cette apologie à la connaissance des hommes.
Le plus simple eût été de porter son manuscrit chez le libraire Duchesne ou le libraire Pissot qui eussent accueilli avidement cette aubaine. Mais Jean-Jacques se méfiait du monde entier.—Les «coquilles» qui se rencontraient dans ses livres imprimés, il les attribuait à la malice de ses ennemis; et il criait qu'«on» défigurait ses ouvrages pour le perdre.
Il était dans un état d'âme proprement mystique. Il se voyait comme le saint homme Job sur son fumier, délaissé de tous, et n'ayant de recours qu'en Dieu. Mais, parmi ses souffrances, son incroyable optimisme,—fils du rêve,—ne faisait même pas à Dieu les objections de Job. Il semble qu'à ce moment-là, les vertus dont il avait le germe se fussent parachevées en lui et que les autres lui fussent venues: douceur, charité, résignation, simplicité, désintéressement, goût de la sainte pauvreté; toutes, dis-je, sauf l'humilité. Mais, du moins, sa soumission à Dieu et son détachement du monde étaient complets.
Je doute, écrit-il, que jamais mortel ait mieux et plus sincèrement dit à Dieu: Que ta volonté soit faite, et ce n'est pas sans doute une résignation fort méritoire à qui ne voit plus rien sur la terre qui puisse flatter son cœur.
Et c'est pourquoi il eut la pensée de s'en remettre à Dieu du sort de son manuscrit. Il le recopia de sa plus belle plume de calligraphe et d'ouvrier graveur et résolut,—lui calviniste, mais qui communiquait avec Dieu par-dessus les religions,—d'aller déposer le paquet sur le grand autel de l'église de Notre-Dame, «espérant que le bruit de cette action ferait parvenir son manuscrit sous les yeux du roi».
Le samedi, 24 février 1776, ayant enveloppé le manuscrit des Dialogues et y ayant mis cette suscription: «Dépôt confié à la Providence», il se rendit sur les deux heures à Notre-Dame et marcha vers le grand autel.
Mais toutes les grilles du chœur étaient fermées. Rousseau fut bouleversé par cette sorte de refus de Dieu. Il sortit rapidement de l'église, «résolu, dit-il, de n'y rentrer de ses jours».
Il copie ses cinq cent quarante pages une troisième fois, cherche des mains sûres où il puisse les remettre, et n'en trouve pas. Il arrive alors à la résignation parfaite:
J'ai donc pris enfin mon parti tout à fait; détaché de tout ce qui tient à la terre et des insensés jugements des hommes, je me résigne à être à jamais défiguré parmi eux... Ma félicité doit être d'un autre ordre; ce n'est plus chez eux que je dois la chercher... Délivré même de l'inquiétude de l'espérance ici-bas, je ne vois plus de prise par laquelle ils puissent encore troubler le repos de mon cœur.
Il vit ainsi deux ans encore, rêvant, herborisant, copiant de la musique,—consolé un peu par quelques adorateurs patients. Mais ses maux physiques redoublent. Thérèse aussi tombe malade. Rousseau n'est pas assez riche pour payer une servante. Ses douze cents ou quatorze cents francs de rente viagère (car il varie sur le chiffre) et ce que lui rapportent ses copies, lui permettrait de se mettre en pension, avec Thérèse, dans quelque établissement décent. Mais ce serait trop simple.—Un peu auparavant, par un geste ordinaire aux monomanes de son espèce, il avait écrit et fait distribuer deux circulaires «au peuple français», l'une pour protester contre la falsification de ses livres par les libraires, l'autre pour proclamer son innocence et la scélératesse de ses ennemis. Il en rédige une troisième, où il expose sa détresse depuis la maladie de Thérèse et demande, pour lui et pour elle, le vivre et le couvert à qui voudra les leur donner, offrant en retour «ce qu'il a d'argent, d'effets et de rentes».
C'est alors qu'il accepte de s'installer à Ermenonville, chez le marquis de Girardin,—homme excellent, qui obligeait ses enfants à aller décrocher leur déjeuner au haut d'un mât, et qui finit dans le mesmérisme. Et c'est à Ermenonville que Jean-Jacques meurt quarante-deux jours après. Et l'on ne saura jamais avec certitude s'il s'est suicidé ou s'il est mort naturellement; car les certificats de médecins, dans ces affaires, ne prouvent pas grand'chose; et l'un de ses meilleurs amis, Corancez, croit au suicide; et M. Berthelot, qui a tenu dans ses mains le crâne de Jean-Jacques (le 18 décembre 1897) écarte bien sans doute le suicide par un coup de pistolet dans la tête, mais non par le poison, ou un coup de pistolet au cœur. La piété de Rousseau me ferait croire à la mort naturelle; mais à cette époque, il n'était plus toujours maître de ses actes... Donc, je ne sais pas.
Or, dans ses deux dernières années, c'est-à-dire dans un temps où il donnait les signes les plus évidents de folie, il écrivait les dix chapitres des Rêveries d'un promeneur solitaire, c'est-à-dire le plus beau (avec les Confessions), le plus original, le plus immortellement jeune de ses livres.
Ce sont des impressions, des souvenirs, des récits de promenade, des descriptions, des examens de conscience, souvent des sortes de soliloques d'un ton religieux:
Livrons-nous tout entier, dit-il, à la douceur de converser avec mon âme, puisqu'elle est la seule (cette douceur) que les hommes ne puissent m'ôter.
J'ai déjà, au cours de mes leçons, puisé plusieurs fois dans les Rêveries. On y trouve, plus encore que dans les Dialogues, un détachement parfait, l'abandon total à Dieu:
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal... et m'y voilà tranquille au fond de l'abîme, pauvre infortuné, mais impassible comme Dieu même.
«Comme Dieu même?» Réveil d'orgueil. Quand sera-t-il humble? Ne saura-t-il jamais que l'humilité n'est pas seulement la plus religieuse, mais aussi la plus philosophique des vertus? Se résigner à n'être que le peu qu'on est, et craindre de surfaire ce peu, n'est-ce point l'achèvement de la sagesse?
Il est sur la voie pourtant... Il est moins indulgent pour lui-même.—Proche de la mort,—des fautes qui lui reviennent du fond de son passé, il en retient deux seulement: et nous connaissons à cela que ce sont à ses yeux ses deux plus grandes fautes, ses deux remords. C'est d'abord l'abandon de ses enfants,—et c'est aussi,—cinquante ans après,—le mensonge par lequel il accusa la pauvre Marion d'avoir volé le ruban...
Et là-dessus vient une dissertation pénétrante et stricte sur le mensonge, comme d'un pénitent qui a souvent menti dans sa vie, et qui en souffre. Et cela,—pour la première fois, et la seule,—l'amène à un sentiment qui est bien, enfin, de l'humilité, ou qui en est bien proche:
Ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j'avais choisie (Vitam impendere vero). Cette devise m'obligeait plus que tout autre homme à une profession étroite de la vérité... Voilà ce que j'aurais dû me dire en prenant cette fière devise, et me répéter sans cesse tant que j'osai la porter. Jamais la fausseté ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse, mais cela m'excuse bien mal. Avec une âme faible, on peut tout au plus se garantir du vice; mais c'est être arrogant et téméraire d'oser professer de grandes vertus.
Ici, vraiment, il commence à se connaître. Cependant, il ne voit encore et ne condamne que les mensonges de sa vie,—non les mensonges, plus funestes, de ses livres. Ceux-là, il mourra sans les connaître, car ils sont toute son âme, où l'aveugle sensibilité est reine.
Enfin, c'est dans la cinquième Promenade, plus encore que dans le voyage de Saint-Preux aux montagnes du Valais (Nouvelle Héloïse, I, lettre 23), plus encore que dans le pèlerinage de Saint-Preux et de Julie à la Meilleraye (IV, lettre 17), que Rousseau apporte, en toute vérité, une façon nouvelle,—nouvelle par le degré, nouvelle par l'insistance,—de voir, de sentir, d'aimer et de décrire la nature.
Sur quoi l'on se demande:—Comment peut-il être fou, et écrire en même temps des choses si parfaites, si émouvantes et si belles? Je réponds:—C'est peut-être qu'au fond il l'a toujours été,—par intermittence, mais toujours de la même manière et à toutes les époques de sa vie.
En quoi consiste, en effet, la folie avérée de ses années déclinantes?—Il est sensible, tendre, crédule. Il se jette à la tête d'un homme à qui il prête toutes les vertus et dont il croit être adoré. Puis il s'aperçoit que son nouvel ami est inférieur à l'image qu'il s'en formait, et aussi que cet ami aime moins qu'il n'est aimé. Douloureusement déçu, il se croit trahi; et de cette prétendue trahison de quelques personnes, il conclut à une trahison universelle, à un vaste complot organisé contre lui. Déformation des choses par la sensibilité et généralisation hâtive, tel est le cas de Rousseau, flagrant surtout dans ses Dialogues.
Mais ne déforme-t-il pas la réalité de la même manière dans ses autres écrits?
Croire la nature bonne parce qu'il se sent bon en suivant la nature, c'est-à-dire en faisant tout ce qui lui plaît; croire la société mauvaise parce qu'il a souffert de la société, et conclure de tout cela que c'est la société qui a corrompu la nature;—ou bien, parce qu'il aime la vertu surtout dans ses gestes exceptionnels, et parce qu'il n'a pas les sens jaloux, et qu'il n'a guère connu, de la passion, qu'une certaine langueur à la fois brûlante et inactive, croire qu'un mari, une femme, son ancien amant et une tendre amie de cet amant pourront vivre tranquillement ensemble sans avoir entre eux rien de caché, trois de ces personnages n'ayant d'ailleurs d'autre occupation que d'adorer, ménager et soigner l'amant, qui est Rousseau lui-même sous le nom de Saint-Preux;—ou bien, parce qu'il se ressouvient vivement de la cordialité de quelque fête municipale dans sa petite république, et parce qu'un jour il a pleuré de tendresse de se sentir en communion civique avec ses chers Genevois retrouvés, croire que c'est assurer le bonheur et la liberté de l'homme que de le livrer tout entier à l'État;—ou bien, dans sa vie même, parce qu'il aime la vertu, se croire vertueux, et, parce qu'il est sensible, se croire le meilleur des hommes, et le croire au point où il le croit;—ou bien enfin, comme dans les Dialogues, croire que l'univers le persécute parce qu'il a rencontré quelques amis infidèles: tout cela, n'est-ce pas, en somme, la même opération de l'esprit, le même triomphe exorbitant de l'imagination et de la sensibilité sur la raison? Et, si Rousseau peut être qualifié de dément dans le dernier des cas que j'ai énumérés, qui osera dire que, sauf le degré, il ne l'était pas aussi dans les autres? Il l'était... oh! mon Dieu, comme le seraient beaucoup d'hommes à nos yeux, si nous les connaissions, s'ils écrivaient des livres et si, parmi leur déraison, ils avaient quelque génie.
Joignez à cela les maladies de Rousseau, dont je ne veux pas refaire la lamentable liste. Ses maladies ne lui ont point donné sa sensibilité: mais elles l'ont faite plus aiguë et plus dominante en lui fournissant plus d'occasions de s'exercer. Elles l'ont souvent condamné à la solitude. Elles l'ont forcé de vivre replié sur soi. Jamais écrivain n'est moins sorti de lui-même, n'a plus constamment rapporté tout à lui,—et n'a cru, du reste, à la perversité de plus d'individus que cet ami de l'humanité et cet homme si persuadé de la bonté naturelle de l'homme.
Cette déraison, cette subordination totale du jugement à la sensibilité, lui fait une place unique dans notre littérature. Comparez-le, je ne dis pas aux grands écrivains du xviie siècle, mais à Voltaire, à Montesquieu, à Buffon, même à l'aventureux Diderot. Oh! qu'ils vous paraîtront sensés! Pourquoi ne pas le dire? D'innombrables pages de Rousseau éclatent d'une absurdité ingénument insolente. Je vous ai fait remarquer que ses plus déterminés partisans sont souvent obligés eux-mêmes de l'interpréter et d'avouer qu'ils l'interprètent: il ne faut pas, assurent-ils, considérer ce qu'il a dit, mais ce qu'il a voulu signifier, et qui est profond ou qui est sublime. Or Rousseau est le seul de nos classiques (si toutefois on lui peut encore donner ce nom) qui ait besoin d'une interprétation aussi complaisante et aussi radicalement transformatrice du texte. Les autres peuvent se tromper: ils disent bien ce qu'ils disent, et non autre chose. Parmi leurs audaces ou leurs caprices, leur raison demeure. Ils restent dans la tradition française. Rousseau, cet interrupteur de traditions, Rousseau, cet étranger, insère dans notre histoire littéraire un phénomène, un «monstre» (qui aura pour lignée tous les déséquilibrés, grands ou petits, du XIXe siècle).
De là, peut-être, son attrait. Outre qu'il avait du génie et, au plus haut point, le don de l'expression, l'humanité est telle que c'est peut-être la part d'absurdité qui est dans son œuvre, qui a permis à Rousseau d'exercer une si prodigieuse influence. On allait vers lui à cause de sa déraison brillante et émue de poète-dialecticien, à cause des singularités et des contradictions même de sa personne et de sa vie, à cause de la vibration délirante que son âme malade communiquait à ses livres. Oui, l'attrait de Rousseau, c'est souvent le mystérieux «attrait de l'absurde». Car l'absurde a son attrait, en tant qu'il offre à la sensibilité l'image subite et grossière d'une facile revanche contre ce qu'il y a de pénible dans la réalité.
Résumerai-je maintenant son œuvre, et ce qu'on appelle son système? D'autres l'ont fait, et de telle façon que je ne l'essaierai point après eux. Faguet d'abord, et avec quelle pénétration! dans son XVIIIe siècle. Il avoue seulement n'avoir pu, malgré ses efforts, faire logiquement rentrer le Contrat social dans l'ensemble du système de Jean-Jacques.
—M. Gustave Lanson a été plus heureux. Vous devez lire, dans son histoire de la Littérature française, son chapitre sur Rousseau, si vous aimez Rousseau avec intransigeance, et si vous désirez croire à la cohérence et à l'unité de son œuvre, et à sa bienfaisance inépuisée. Cette étude est d'ailleurs un modèle d'interprétation subtile et d'ingénieuse reconstruction.
Je ne puis vous la remettre sous les yeux; mais un manuel à l'usage des lycées se trouve résumer ainsi le résumé de M. Lanson:
Système de Rousseau.—1º L'état de nature est bon, l'état social est mauvais,—voilà la thèse.—2º Mais on ne peut revenir à l'état de nature, il faut donc se résigner à l'état social comme à un pis-aller nécessaire,—voilà l'antithèse.—3º D'ailleurs on peut améliorer l'état social en le rapprochant, par divers moyens, de l'état de nature,—voilà la synthèse.
Dès lors on aperçoit comment le développement du premier et du troisième point se distribue entre ses œuvres.—La bonté de l'état de nature et les vices de l'état social, voilà le sujet des deux Discours et de la Lettre à d'Alembert.—Remédier aux maux de l'état social pour l'individu par une éducation conforme à la nature, voilà le sujet de l'Émile;—y remédier pour l'homme en famille par la pratique des vertus de la famille selon la nature, qui sont capables de purger les passions mondaines des deux sexes, voilà le sujet de la Nouvelle Héloïse;—y remédier enfin, pour les hommes soumis à un gouvernement, par l'observation loyale des conditions qu'ils mirent jadis à cette soumission et que leur dicta la nature (paraît-il), voilà le sujet du Contrat social.
Et ainsi:
L'homme social sera réconcilié avec l'homme naturel comme individu, comme époux, comme citoyen.
Les écoliers qui liront cela, et qui s'en contenteront, considéreront sans doute Rousseau comme l'esprit le plus rectiligne et le plus géométrique entre les grands écrivains. Je crois que ces innocents seront loin de compte.
D'abord, un système qui sous-entend ceci: «Mes instincts et mon bon plaisir sont sacrés, et je les appelle nature», et qui tient en ces deux lignes: «La nature est bonne, la société l'a corrompue; donc revenons le plus possible à la nature» est un système assez pauvre, et qui repose, en outre, sur le plus arbitraire et le plus imprécis des postulats. Ce n'est pas un système, c'est un état sentimental. La répétition continuelle d'un seul principe, et d'un principe aussi douteux, ne suffit pas à faire un système ni une philosophie sociale. Un seul principe, oui, mais dont Rousseau tire, selon son humeur, des conséquences dont beaucoup se contredisent entre elles,—sans compter les désaveux formels que sa correspondance inflige à tous ses ouvrages,—(et sans compter encore les contradictions, excusables peut-être, mais si fréquentes, de ses actes avec ses écrits).
Mais ce principe même (nature bonne, société mauvaise)—qui n'est au fond qu'une commode formule de révolte,—l'aurait-il rencontré, si, lorsqu'il était déjà dans sa trente-huitième année, tout occupé de musique et de théâtre galant, la question de l'Académie de Dijon ne le lui avait suggéré? Et la plus grande partie de son œuvre n'est-elle pas comme suspendue à ce hasard? Eût-il conçu la superstition de l'égalité, sans une nouvelle question de cette fatale Académie? Eût-il écrit la Nouvelle Héloïse s'il n'avait pas connu mademoiselle de Breil, puis madame d'Houdetot et Saint-Lambert? Etc., etc..—On peut, direz-vous, se poser des questions de ce genre sur tous les écrivains et à propos de tous les livres.—Non pas, mais seulement à propos d'«ouvrages d'imagination», d'ouvrages de poètes ou de romanciers: et Jean-Jacques est toujours poète ou romancier.—Et je crois vous avoir montré, en effet, que tous ses ouvrages lui ont été inspirés par des circonstances privées, et qu'ils s'expliquent par là d'abord,—puis par son tempérament, son état physique, par telle ou telle partie de son passé, et, j'oserai dire, par celle de ses âmes qui, dans tel ou tel moment, agissait en lui: âme de Genevois, âme de protestant, âme de catholique; âme de vagabond et de révolté; âme d'amoureux impuissant, âme de simulateur par soif d'émotion, âme de rêveur et presque de fakir, âme de malade. Il n'est pas bien surprenant qu'une œuvre écrite par des âmes si diverses n'offre point une bien sévère unité; et l'on ne s'étonnera donc ni des contrariétés intérieures de la Julie, de l'Émile et du Contrat social, ni des contradictions du Contrat social avec la Julie ou l'Émile, ni des contradictions de tous ces livres avec ses lettres.—Où donc est l'unité? Non point, à mon avis, dans le système, mais dans ce fait que toutes ces âmes tourmentées dont se compose la personne de Jean-Jacques ont en commun une sensibilité morbide et le plus souvent exclusive du jugement et de l'esprit critique.—Ou plutôt simplifions encore. Réunissons d'une part le vagabond, le déclassé, le rêveur alangui, le plébéien, le malade, et aussi le protestant, c'est-à-dire l'homme d'une religion fondée sur le libre examen (et tout cela ensemble fait peut-être un anarchiste)—et d'autre part... quoi? l'homme qui reste quand même un peu d'une patrie et d'une tradition, et le protestant marqué de tendresse catholique; et concluons:—Un individualisme outré, avec, çà et là, quelque vestige, de traditionnalisme par la vertu du sentiment religieux: voilà où est peut-être l'unité, trouble et secrète, des œuvres de Rousseau, si elle est quelque part. Et encore cette unité demeure-t-elle une dualité.
Il me reste à indiquer les nouveautés de Rousseau et sa double influence, politique et littéraire.
Parmi ses nouveautés, je vois d'abord son style. La nouveauté, ici, me paraît celle d'une chose ancienne retrouvée et enrichie. J'ai déjà dit à propos du premier Discours, que Rousseau prosateur renoue une tradition. Nourri, loin de Paris et de la mode, des grands écrivains du XVIIe siècle, lorsqu'il se met à écrire, il en adopte la phrase harmonieuse, complexe, périodique. On a dit qu'il avait retrouvé le style de Bossuet: il en retrouve du moins l'ampleur et le mouvement. Il a moins d'images que Bossuet, et moins inventées; mais il en a de fort belles et quelquefois empruntées à des objets nouveaux. Sa construction est plus serrée, et d'une syntaxe moins libre, d'une plus étroite correction que celle du grand orateur. Il recherche plus que lui les antithèses et les balancements de mots. Tout en conservant, à l'ordinaire, la largeur du rythme, il vise davantage à la concision: mais, comme il aime à répéter plusieurs fois la même idée avec des mots différents, il arrive qu'une de ses pages paraisse concise dans le détail et prolixe dans l'ensemble.—Il a un extrême souci de l'oreille. Une des singularités de son style, c'est le soin avec lequel il évite, dans la même phrase, les répétitions de mots,—remplaçant le substantif, autant qu'il le peut, par le pronom personnel, démonstratif ou possessif selon les cas,—et cela, fréquemment, jusqu'à rendre la phrase difficile à comprendre. Il préfère l'obscurité à l'apparence même de la négligence. Je vous en donnerai, pour ne pas paraître moi-même obscur, un exemple, que je n'ai pas eu à chercher longtemps. C'est dans la Nouvelle Héloïse (deuxième partie, lettre 25), à propos du portrait de Julie, que Saint-Preux trouve trop décolleté:
Oui, ton visage est trop chaste pour supporter le désordre de ton sein; on voit que l'un de ces deux objets doit empêcher l'autre de paraître; il n'y a que le délire de l'amour qui puisse les accorder; et quand sa main ardente ose dévoiler celui que la pudeur couvre, l'ivresse et le trouble de tes yeux dit alors que tu l'oublies et non que tu l'exposes.
(Il faut mettre un peu à part les Confessions, où le style est plus simple, moins constamment tendu, plus varié, plus libre, plus près des choses, plus savoureux, plus «sensuel», et où le vocabulaire est plus riche de mots familiers ou même de mots de terroir.)
En somme, ce style de Rousseau est un très beau style. Il contient celui de Bernardin de Saint-Pierre, celui de George Sand, de Lamennais, et des écrivains «à considérations» du XIXe siècle,—et, beaucoup plus qu'en germe, le style de Chateaubriand.—Il contient malheureusement aussi celui de beaucoup de publicistes et orateurs publics du genre ennuyeux.—N'importe. On peut certainement dire que le style de Rousseau a relevé le ton de la prose française. Mais d'autres ont dit cela mieux que moi.
Quelles nouveautés encore apportait Rousseau? Je parle d'abord de celles qui ont agi immédiatement sur ses contemporains.
On dit qu'il a été un grand réformateur des mœurs; qu'il a restauré la morale individuelle en la faisant reposer sur la conscience («Conscience... instinct divin... guide assuré...») et la morale domestique par la réprobation de l'adultère et en prêchant le respect du mariage et du devoir paternel et maternel.
Il y a du vrai, oui: mais, tout de même, on exagère un peu. On dirait vraiment que la morale avait cessé d'exister en France, qu'il n'y avait plus d'enseignement religieux, que la plupart des bourgeoises de Paris et des provinces étaient des épouses dévergondées et de mauvaises mères... En réalité Rousseau (et cela après Marivaux, Destouches, La Chaussée, qui sont des écrivains très amis de la morale) n'a agi, un peu, que sur un petit monde très corrompu, mais très restreint. Parce que Rousseau a déterminé quelques jeunes femmes du monde à allaiter leurs enfants et à passer un peu plus de temps à la campagne, il ne faut pas croire qu'il ait transformé et régénéré la société française. La licence des mœurs dans les classes riches a continué, si je ne me trompe, jusqu'à la Révolution; et aussi la littérature libertine. Seulement on s'attendrit plus aisément et on fait plus de phrases sur la vertu. Ce que Rousseau a surtout développé chez ses contemporains,—c'est une affreuse sensiblerie, extraordinairement différente de la bonté. Il me semble excessif d'affirmer, comme on l'a fait, qu'il a «changé l'atmosphère morale de la France».
On a dit qu'il avait réappris aux femmes la «passion», la grande, la vraie, tout à fait oubliée, à ce qu'on assure. Oh! qu'il me semble bien que les Lespinasse et les Aïssé,—et d'autres sans doute qui ne nous ont pas fait de confidences—n'eurent pas besoin de ses leçons!
Il est plus vrai de dire qu'il a agi, même sur ses contemporains, par la ferveur de son déisme. Il a été un homme vraiment religieux, je l'ai montré avec abondance. Il s'est posé en adversaire déclaré des Encyclopédistes athées, et c'est par là surtout qu'il s'est attiré leur haine. Son protestantisme libre et attendri par vingt-six années de catholicisme n'est pas si éloigné du catholicisme sentimental de Chateaubriand. Et à un moment, dans les premières années du XIXe siècle, on peut dire que, «si l'action de Rousseau avait mené à la république jacobine, elle a contribué, peu après, à la restauration catholique» (Lanson).
Nouveauté encore, relativement à la doctrine des Encyclopédistes, la façon dont Rousseau conçoit le progrès. Il n'a pas leur foi béate en cette idole. Il n'a pas cru, comme eux, que le progrès matériel et intellectuel impliquât le progrès moral, ni qu'il assurât le bonheur des hommes. Il n'a pas du tout la superstition de la science.—Rousseau est, d'ailleurs, presque toujours excellent sur les points où il est directement l'ennemi des Encyclopédistes. Il serait possible,—et intéressant,—de composer tout un volume de maximes et de pensées conservatrices et traditionnalistes tirées du «libertaire» Jean-Jacques Rousseau, et c'est pourquoi il faut renoncer à trouver des formules qui le contiennent vraiment tout entier. Tout ce qu'on peut faire, c'est de chercher ses idées ou ses instincts dominants.
Mais où Jean-Jacques est le plus incontestablement nouveau, où il l'est avec plénitude, éclat et, je crois, bienfaisance, c'est dans le sentiment qu'il a de la nature (et, corollairement, de la vie simple et rustique) et dans les descriptions qu'il en fait. Oh! je n'oublie pas les poètes antiques ni ceux de la Renaissance française, ni Théophile ou Tristan, ni madame de Sévigné ou La Fontaine. Je ne dis point qu'avant Rousseau nos pères fussent incapables d'être vivement touchés des aspects aimables de la terre. Mais ils ne s'appliquaient pas beaucoup à en jouir, et leurs sensations de cet ordre, même les plus vives, étaient notées par eux soit avec un extrême artifice (comme chez Théophile, si vous voulez) soit avec une extrême sobriété (comme chez La Fontaine);—jusqu'à ce que les champs, les bois, les montagnes et les lacs se fussent reflétés dans les yeux solitaires de Jean-Jacques.
C'est bien depuis Rousseau et à son exemple que nous nous sommes étudiés à percevoir, à goûter, à savourer les images diverses de la terre cultivée ou sauvage, et que nous avons voulu en jouir plus profondément. L'aspect général du roman et de la poésie lyrique en a été tout transformé. J'oserai presque dire que l'homme civilisé est, depuis Rousseau, plus ému par la terre qu'il ne l'avait été durant des milliers d'années.
Et Rousseau est allé, du premier coup, extrêmement loin dans cet art de voir la nature, d'en être touché et de la peindre. Depuis, on a raffiné là-dessus; on a tenté des peintures plus minutieuses d'aspects naturels plus rares; on a tourmenté les mots, quelquefois avec bonheur, pas toujours..... J'avoue, pour moi, que l'art de Rousseau, sa façon à la fois large et précise de peindre les ensembles, me suffit encore aujourd'hui. Ajoutez que ses paysages sont toujours pénétrés d'âme, qu'ils traduisent toujours un sentiment en même temps qu'une vision. Et, dans sa Cinquième Promenade, il a su exprimer, et complètement, quelque chose de plus neuf encore, à ce moment-là, que ses paysages eux-mêmes: la rêverie dans la nature.
Cela, c'est sa grande originalité. C'est par là qu'il nous tient encore. J'ai été tout surpris de découvrir dans une page que j'écrivais il y a longtemps (plus de vingt ans à coup sûr) des souvenirs certains, mais probablement inconscients, et comme la vieille empreinte, dans ma sensibilité, de ce Rousseau que je ne lisais guère alors:
L'amour de la nature, disais-je, suscite une sorte de rêverie qui nous apaise et nous rend plus doux, étant faite d'une vague et flottante sympathie pour toutes les formes innocentes de la vie universelle... Il nous fait éprouver que nous sommes entourés d'inconnu et réveille en nous le sentiment du mystère, qui risquerait de se perdre par l'abus de la science et de la sotte confiance qu'elle inspire. Il nous procure cette douceur de rentrer, volontaires et conscients, dans le royaume de la vie sans pensée, dans notre pays d'origine. Il nous insinue une sérénité fataliste, qui est un grand bien; il assoupit en nous toute la partie douloureuse de nous-même; et ce qui est charmant, c'est que nous la sentons qui s'endort, et que nous nous en souvenons sans en souffrir. Il serait beau de voir un jour l'humanité vieillie, dégoûtée des agitations stériles, excédée de sa propre civilisation, déserter les villes, revenir à la vie naturelle, et employer à en bien jouir toutes les ressources d'esprit, toute la délicatesse et la sensibilité acquises par d'innombrables siècles de culture. L'humanité finirait ainsi à peu près comme elle a commencé. Les derniers hommes seraient, comme les premiers, des hommes des bois, mais plus instruits et plus subtils que les membres de l'Institut, et aussi beaucoup plus philosophes... Au fait, le bonheur final où la race humaine aspire et vers lequel elle croit marcher se conçoit bien mieux sous cette forme que sous celle d'une civilisation industrielle et scientifique.
Ce qui me revenait confusément ce jour-là, n'est-ce pas le songe qui est au fond de l'absurde Discours sur les Sciences et les Arts et du ténébreux Discours sur l'inégalité! Ainsi il y a tel mouvement de notre sensibilité par où nous sommes encore disciples de Rousseau sans le savoir.
Outre l'amour des aspects de la terre, outre la rêverie, il apporte (surtout dans les Confessions), une espèce de réalisme cordial et souriant. Jean-Jacques n'est point, comme les autres écrivains de son temps, un gentilhomme ou un bourgeois formé dans les collèges. Un souffle frais et libre entre avec lui dans notre littérature. Son charme est grand. Il dure, et, dans les intervalles de sa rhétorique, se fait sentir encore.
J'ai dit ses nouveautés heureuses. Je n'ai plus qu'à indiquer son influence posthume.
Dans la politique d'abord. Ce n'est ni Voltaire, ni Montesquieu, et ses disciples qui ont donné sa forme à la Révolution, c'est Rousseau. La théorie de la démocratie absolue et du droit divin du nombre date de lui. La Terreur, c'est (je vous l'ai fait voir) l'application à un grand et vieux royaume d'une théorie de gouvernement rêvée par un sophiste pour une bourgade... Et le bréviaire du jacobinisme, c'est toujours le Contrat Social.
Rousseau fut le dieu de la Révolution. Elle le porte au Panthéon et lui vote une statue; elle pensionne Thérèse remariée, après la cinquantaine, à un palefrenier.—Vous vous rappelez que, dès 1788, Marat commentait le Contrat social dans les rues et sur les places. Le jargon révolutionnaire, c'est la langue de Rousseau mal parlée. Rousseau enchante le peuple par son affirmation de la bonté des pauvres et de la méchanceté des riches et des grands. On lui rend un culte. Je possède un recueil d'opuscules composés sur Rousseau de 1787 à 1793, qui montre à quel point l'homme est un animal religieux. Il y a le compte rendu d'une fête champêtre célébrée à Montmorency en l'honneur de Jean-Jacques. Sept discours,—et quels discours!—et des chants, et des emblèmes, et des allégories. Une de ces fêtes qu'il rêvait dans sa Lettre sur les Spectacles.—Il y a aussi un Éloge de Rousseau, qui a concouru pour le prix de l'Académie française (1790); et l'Éloge de Rousseau, citoyen de Genève par Michel Edme Petit, citoyen français (1793). On y voit ce que peuvent devenir les idées de Rousseau dans le cerveau d'un imbécile. C'est d'une sottise extraordinaire, et d'une sottise toute prête à devenir féroce. Et il y a enfin (car je ne puis tout mentionner) des Réflexions philosophiques et impartiales sur J.-J. Rousseau et madame de Warens, où Rousseau est non seulement excusé, mais glorifié pour l'abandon de ses enfants, et comparé à Brutus et à Manlius sacrifiant leurs fils à la patrie! Rousseau est simplement, pour les nigauds et les coquins de ce temps-là, le sauveur, le rédempteur de l'humanité. Sans lui, sans quelques phrases de cet étranger dans son Discours sur l'inégalité, surtout sans son Contrat social (auquel il tenait si peu), il est possible qu'on n'eût pas songé, en 1792, à faire la république.
En littérature, ce que Rousseau a légué aux générations qui l'ont suivi, c'est le romantisme, c'est-à-dire (au fond et en somme, et quoique bien des poèmes ou livres de romantiques semblent échapper à cette définition) l'individualisme encore, l'individualisme littéraire, l'étalage du «moi»,—et la rêverie inutile et solitaire, et le désir, et l'orgueil, et l'esprit de révolte: tout cela exprimé, soit de façon directe, soit par des masques transparents auxquels le poète prête son âme. (Mais, au reste, je ne saurais mieux faire que de vous renvoyer au beau livre de M. Pierre Lasserre: le Romantisme français.)
Au point où Rousseau l'a porté (surtout dans les Confessions et les Rêveries) cet individualisme littéraire était chose insolite, non connue auparavant, et où l'on pouvait voir un emploi indécent et anormal de la littérature. Car évidemment elle n'a pas été faite pour ça.—A l'origine, le poète chante ou récite aux hommes assemblés des histoires, ou des chansons ou des éloges de héros ou des préceptes de morale. Il est clair qu'on ne lui demande pas de confidences intimes. Telle est la littérature primitive et «naturelle», la seule qu'aurait dû admettre Jean-Jacques, prêtre de la nature.—Plus tard, après l'invention de l'écriture, après l'imprimerie, on a instinctivement senti qu'il ne convenait d'exposer au public,—multipliés par la copie ou par la lettre imprimée,—que des pensées, des récits, des images propres à intéresser tout le monde; qu'il était peu probable que la personne intime et secrète de l'écrivain importât aux autres hommes, et qu'il y aurait, du reste, impudeur à l'exprimer publiquement.—L'individualisme en littérature, l'antiquité l'a ignoré (sauf dans quelques strophes ou distiques d'élégiaques). Le moyen âge, le XVIe siècle, le XVIIe et le XVIIIe, jusqu'à Rousseau, ne l'ont presque pas connu. Montaigne lui-même n'est indiscret qu'à la façon d'Horace, par exemple. Il ne se confesse pas tout entier, ni toujours (il s'en faut de beaucoup); et tous ses aveux se rapportent à des observations générales sur la nature humaine.
Rousseau, par ses Confessions, a véritablement inauguré le genre et l'a, du premier coup, réalisé totalement. Personne ne se confessera plus comme s'est confessé Jean-Jacques.
Je vous ai, dans ma première leçon, parlé de ce livre unique. J'ajoute une réflexion. Rousseau a commencé les Confessions à Motiers en 1762, sur l'exhortation d'un libraire et d'abord dans une pensée d'apologie. S'il n'avait pas été persécuté, il ne les aurait peut-être pas écrites. S'il ne les avait pas écrites, d'abord il serait moins illustre; puis, nous le connaîtrions moins; nous ne saurions pas ses hontes, ni l'abandon de ses enfants; ou du moins nous n'en serions nullement sûrs; et enfin, son chef-d'œuvre nous manquant et, par suite, l'étrange attrait de sa renommée étant moindre, l'action de ses autres écrits n'eût peut-être pas été aussi puissante.—Voilà, direz-vous, des hypothèses bien vaines.—Attendez. Comme il y a beaucoup d'imprévu et d'aventure dans la vie de Rousseau et que son œuvre est liée à sa vie, il y en a beaucoup aussi dans les causes qui l'ont déterminé à écrire tel ou tel de ses livres (je vous l'ai fait remarquer vingt fois). Il n'a tenu qu'à des hasards apparents que Rousseau n'eût pas écrit telle chose funeste et redoutable,—et dont lui-même n'était pas très persuadé. Il est surtout illustre et puissant par les deux livres qu'il y avait le plus de chances qu'il n'écrivît pas: le Contrat social et les Confessions. Joseph de Maistre dirait là-dessus (je suppose) que ce que nous appelons la part du hasard dans une vie humaine, c'est la part de la volonté divine, et qu'ainsi la destinée de Rousseau, plus que celle d'aucun autre écrivain célèbre, a été dirigée, a été voulue par une Providence irritée dont il a été l'instrument aveugle.—Je dirai, moi, simplement que, ce qu'il a écrit ayant si fort agi sur des générations d'hommes,—et n'étant pas certain cependant qu'il ait pensé tout ce qu'il a écrit, ni qu'il l'eût écrit, telle circonstance accidentelle de sa vie venant à manquer,—Rousseau m'apparaît à cause de cela, dans la suite de nos grands écrivains (entre lesquels il vient brusquement s'inscrire du dehors), étrange, mystérieux, tragiquement prédestiné et, bien mieux que celui à qui Renan applique cette formule, «créé par un décret spécial et nominatif de l'Éternel».
Je ferme ma parenthèse. Donc, la descendance littéraire de Jean-Jacques, c'est Chateaubriand, c'est madame de Staël, c'est Senancour, c'est Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet... Sans Rousseau, ils n'auraient pas été tout ce qu'ils sont.
Puis-je regretter, en énumérant de si grands écrivains, l'individualisme romantique? Oh! non, car ils m'ont trop souvent charmé, et trop profondément. Et puis, peut-on dire qu'il n'y ait que des confidences personnelles dans les poètes et les écrivains romantiques? Sont-ils romantiques tout entiers? Avez-vous rencontré, dans Chateaubriand, Lamartine, Hugo ou Vigny, beaucoup de sentiments personnels, qui ne soient en même temps généraux par quelque côté?—Ce qui est peut-être vrai, c'est que le meilleur et le plus solide de la littérature du XIXe siècle resterait, le romantisme ôté, et qu'en effet la littérature la plus ancienne, la plus nécessaire et la plus forte, c'est bien la littérature objective, impersonnelle (philosophie, histoire, roman de mœurs et de caractères, théâtre même).
Mais que l'autre est souvent séduisante! et que les souffrances, les fautes et les sentiments les plus intimes d'un homme qui a le génie de l'expression agissent délicieusement sur notre sensibilité! Un individu de cette sorte, lorsqu'il s'examine et se décrit, descend quelquefois plus loin dans son âme qu'il ne descendrait dans celle des autres... Et je sais que la littérature personnelle est forcément la glorification d'un certain nombre de péchés capitaux: mais, sans elle, bien des choses n'auraient pas été dites, qu'il eût été dommage qui ne fussent pas dites. Avouons, si vous le voulez, que cette littérature-là est quelque chose de déréglé, quelque chose qui n'est pas tout à fait dans l'ordre... Mais, tout de même, il eût été triste que le romantisme,—qui depuis cinquante ans décline,—ne fût pas né...
Suivrai-je l'influence de Rousseau chez les étrangers? Ici, je manque par trop de compétence et de science; je ne puis,—après vous avoir renvoyé au livre excellent de Joseph Texte[16],—que vous répéter ce qu'on a coutume de dire: que l'influence de Rousseau s'est exercée sur Goethe, Schiller, Byron; sur Kant, Fichte, Jacobi, Schleiermacher; et, avec une évidence éclatante, sur Tolstoï.
J'ai lu Rousseau tout entier, disait Tolstoï à l'un de nos compatriotes; j'ai lu ses vingt volumes, y compris le dictionnaire de musique. Je l'admirais avec plus que de l'enthousiasme; j'avais un culte pour lui. A quinze ans je portais à mon cou, au lieu de la croix habituelle, un médaillon avec son portrait. Il y a des pages de lui qui me sont si familières qu'il me semble les avoir écrites.
Et enfin (et je l'ai souvent senti dans cette longue promenade à travers son œuvre), soit par lui-même, soit par les écrivains qui ont subi son influence, il agit aujourd'hui encore sur beaucoup d'entre nous, même à notre insu. Il agit encore sur la part la plus aveugle de nous-mêmes, sur notre sensibilité: car lui-même est un être sensible prodigieusement, et d'une sensibilité sans règle, c'est-à-dire très distincte de la bonté, souvent ennemie de la raison, et souvent maîtresse d'erreur et instigatrice de révolte.
Avant de le quitter, je le considère dans le plus complaisant des nombreux portraits qu'il a laissés de lui-même: ses quatre Lettres à M. de Malesherbes. (Et cette manie d'«expliquer éternellement son caractère» a vraiment quelque chose de peu viril, et est signe, déjà, de faiblesse mentale.)—Lorsqu'il compose ces quatre Lettres, il est dans son plus beau moment; il vient d'écrire la Julie, le Contrat et l'Émile; et sa folie n'est que commençante. Or, comment se voit-il? et comment se définit-il?
Dans ce portrait,—qu'il veut pourtant aussi avantageux que possible,—il oublie, ou néglige, ou dédaigne les parties les plus saines de lui-même, celles où se seraient sans doute reconnus ses aïeux parisiens et catholiques; il oublie le Jean-Jacques qui a écrit des choses si raisonnables sur le patriotisme, par exemple (dans l'article Économie politique), ou sur le naïf Projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre; celui qui a écrit l'admirable troisième partie de la Nouvelle Héloïse, et, dans l'Émile, la Profession de foi du Vicaire et les chapitres délicieux sur l'éducation de Sophie, et certaines pages des Lettres de la Montagne et, dans sa correspondance privée, tant de lettres pleines de raison (car c'est surtout pour le public qu'il osait ses folies).
Il oublie, dis-je, ce qu'il eut de meilleur; et voici comme il se peint.
Après avoir exprimé son «dégoût des hommes», il en cherche la cause. «Elle n'est autre, dit-il, que cet indomptable esprit de liberté que rien n'a vaincu» (car, naturellement, il donne aux choses de favorables noms). Il continue en disant que «personne au monde ne le connaît que lui seul». Il assure connaître ses défauts et ses vices, mais il ajoute aussitôt: «Avec tout cela, je suis très persuadé que, de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.»
Il se définit lui-même «une âme paresseuse qui s'effraie de tout soin, un tempérament ardent, bilieux, facile à s'affecter, et sensible à l'excès à tout ce qui l'affecte». Il proclame son mépris absolu de l'opinion. (Or l'«opinion», comme il l'entend, peut être le sentiment des sots, mais peut être aussi la plus respectable et la plus nécessaire des traditions.) Il écrit fièrement: «Je hais les grands», lui qui a si longtemps paru ne pouvoir se passer d'eux.—Son plus grand plaisir, c'est de rêver. Il raconte les orgies silencieuses de sa sensibilité et de son imagination à travers les bois de Montmorency:
Et cependant, dit-il, au milieu de tout cela, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas l'idée, et dont pourtant je sentais le besoin.
Qu'est-ce que tout cela, sinon l'éclatant portrait d'un poète lyrique—et d'un révolté? (Et c'est par ce second trait qu'il a séduit beaucoup d'hommes, car la révolte plaît d'abord.)
Poète, grand poète, âme de désir, tempérament du même ordre que celui d'un Byron, d'un Léopardi ou d'un Musset,—mais dont la poésie tout individuelle s'est, par une série de hasards, principalement exercée sur des objets qui ne souffrent point la poésie, surtout celle-là, et qui veulent de l'observation et de la raison. Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que ces théories, qu'édifiaient son imagination et sa sensibilité servies par une brillante et décevante dialectique, ces théories qui devaient être si malfaisantes après lui,—de son propre aveu il n'y croyait pas au sens exact du mot: il les rêvait; et c'est par des «chimères» dont il a confessé «le néant» qu'il devait ravager l'avenir.
Car ce n'est pas seulement le poète lyrique dont il trace le portrait dans ses Lettres à M. de Malesherbes: c'est encore,—avec le rêveur ivre et engourdi de songes,—le solitaire orgueilleux, l'autodidacte outrecuidant, l'indiscipliné, le révolutionnaire par instinct, l'insociable qui réforme tous les jours la société, l'homme qui date tout de lui, qui ramène tout à lui et subordonne tout à son rêve ou à son caprice; qui fait à chaque instant table rase de toute l'œuvre humaine, et qui croit faire avancer les hommes en rompant la continuité entre les générations; l'homme qui peut bien faire complices de ses imaginations les anthropoïdes ou les Spartiates, mais qui, en réalité, ne tient nul compte des morts de sa race, «plus nombreux que les vivants»;—bref, exactement le contraire d'un Bossuet ou d'un Auguste Comte.
J'ai adoré le romantisme, et j'ai cru à la Révolution. Et maintenant je songe avec inquiétude que l'homme qui, non tout seul assurément, mais plus que personne, je crois, se trouve avoir fait chez nous ou préparé la révolution et le romantisme, fut un étranger, un perpétuel malade, et finalement un fou.
Mais on l'a aimé. Et beaucoup l'aiment encore; les uns, parce qu'il est un maître d'illusions et un apôtre de l'absurde; les autres, parce qu'il fut, entre les écrivains illustres, une créature de nerfs, de faiblesse, de passion, de péché, de douleur et de rêve. Et moi-même, après cette longue fréquentation dont j'ai tiré plus d'un plaisir, je veux le quitter sans haine pour sa personne,—avec la plus vive réprobation pour quelques-unes de ses plus notables idées, l'admiration la plus vraie pour son art, qui fut si étrangement nouveau, la plus sincère pitié pour sa pauvre vie,—et une «horreur sacrée» (au sens latin) devant la grandeur et le mystère de son action sur les hommes.
FIN
Imprimerie L. Pochy, rue Vieille-du-Temple, Paris.—1215-3-07.
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-18
les rois, roman.................1 vol.
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l'aînée, comédie en quatre actes. l'âge difficile, comédie en trois actes. la bonne hélène, comédie en deux actes, en vers. le député leveau, comédie en quatre actes. flipote, comédie en trois actes. mariage blanc, drame en trois actes. la massière, comédie en quatre actes. le pardon, comédie en trois actes. révoltée, pièce en quatre actes. les rois, drame en cinq actes. bertrade, comédie en quatre actes. |
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NOTES:
[1] J'ai reçu de M. Aug. de Montaigu une brochure intitulée: Démêlés du comte de Montaigu, ambassadeur à Venise, avec son secrétaire, J.-J. Rousseau (Plon-Nourrit, 1904). M. Aug. de Montaigu y démontre, par des pièces des archives de Venise, que Rousseau a chargé injustement son ambassadeur, qu'il ne fut pas un secrétaire irréprochable, qu'il fit, notamment, de la contrebande, et qu'il fut congédié par le comte de Montaigu.
[2] Cette découverts est due à madame Macdonald. J'ignore ce qu'elle en a conclu.
[3] Dans un Recueil des airs, romances et duos de J.-J. Rousseau publié par souscriptions en 1871, on lit cette note à la suite de la liste des souscripteurs: «L'éditeur a cru devoir à sa délicatesse de présenter cette liste, pour rendre notoire le montant de tout et bénéfice qu'il a destiné à l'Hôpital des Enfants-Trouvés.»
[4] Voyez dans quelle mesure cela peut excuser Rousseau.—Un «abonné du Temps» me présente ces observations: «...Dans les milieux les plus honnêtes et les plus cultivés les rapports des parents et des enfants étaient plus distants (au XVIIIe siècle) qu'ils ne le sont de nos jours; si les sentiments constitutifs de la famille avaient autant et plus de force que ceux que nous éprouvons, ils étaient aussi plus simples, moins nuancés, et il s'y mêlait plus de rudesse... Il ne semble pas que l'opinion se soit alors émue de faits qui révolteraient notre conscience. Ce qui le prouve, c'est qu'un homme de la valeur de Rousseau, après ses aveux, ne trouverait pas aujourd'hui un ami pour lui tendre la main... Or, tous les salons s'ouvraient pour l'auteur du Devin et des Discours.» (Mais quelques-uns seulement de ses amis savaient sa faute, et la savaient par lui.) «... Il n'est pas juste ni humain de le juger au nom d'une morale qu'il a ignorée.» (Alors, à quoi se réduit son rôle de moraliste? Ou pourquoi s'est-il tant repenti? Et «l'abonné du Temps» ne disait-il pas lui-même, tout à l'heure, que «les sentiments constitutifs de la famille avaient autant et plus de force qu'aujourd'hui?» Enfin, jugez vous-mêmes.)
[5] Le vrai texte porte: Si le rétablissement...
[6] Madame de Warens.
[7] Buffon et Piron étaient membres de cette Académie, mais n'assistaient presque jamais aux séances.
[8] Chez d'Holbach, vers 1750.
[9] C'était le surnom qu'on donnait au fils de madame d'Épinay.
[10] Il n'avait pourtant que quarante-six ans.
[11] Il dit ailleurs que c'en était une.
[12] Voltaire.
[13] Voir aussi la lettre où Saint-Preux raconte à Julie qu'il a été entraîné chez les filles, et la réponse de Julie.
[14] Remarquons cependant que le mouvement syndicaliste, si obscur encore, semble aller contre la démocratie absolue. Certains syndicalistes traitent Rousseau de «théoricien de la servitude démocratique».
[15] Il ne faut pas oublier que la rédaction primitive du Contrat social est antérieure au premier Discours de Rousseau et à sa théorie de la bonté de la nature.
[16] Jean-Jacques Rousseau et les origines du cosmopolitisme littéraire.