Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis
DEUXIÈME PARTIE
Les filatures de l'étranger
Moderne Chanaan, ou nouvelle Ausonie,
Il est sous le soleil une terre bénie,
Où, fatigué, vaincu par la vague ou l'écueil,
Le naufragé revoit des rives parfumées,
Où cœurs endoloris, nations opprimées
Trouvent un fraternel accueil.
Là, prenant pour guidon la bannière étoilée,
Et suivant dans son vol la république ailée,
Tous les peuples unis vont se donnant la main;
Là Washington jeta la semence féconde
Qui, principe puissant, fera du Nouveau-Monde
Le vrai berceau du genre humain.
Là, point de rois divins, point de noblesses nées;
Par le mérite seul, les têtes couronnées
S'inclinent, ô Progrès! devant ton char géant;
Là, libre comme l'air ou le pied des gazelles,
La fière indépendance étend ses grandes ailes
De l'un jusqu'à l'autre océan!
(La Voix d'un Exilé, L. H. Fréchette.)
[Louis-Honoré Fréchette, La Voix d'un exilé, version publiée dans Pêle-Mêle, Fantaisies et souvenirs poétiques. (Tirage spécial du recueil de 274 pages destiné aux amis de l'auteur.) Première partie (vers 91-108), Montréal, Lovell, 1877.]
I
L'émigration canadienne aux États-Unis
Un mouvement d'émigration peut-être sans exemple dans l'histoire des peuples civilisés, s'est produit, depuis quelques années, dans les campagnes du Canada français. Des milliers de familles ont pris la route de l'exil, poussées comme par un pouvoir fatal vers les ateliers industriels de la grande république américaine. Quelques hommes d'état ont élevé la voix pour signaler ce danger nouveau pour la prospérité du pays, mais ces appels sont restés sans échos et l'émigration a continué son œuvre de dépeuplement. On prétend que plus de cinq cent mille Canadiens-Français habitent aujourd'hui les États-Unis; c'est-à-dire plus d'un tiers du nombre total des membres de la race franco-canadienne en Amérique. Si ces chiffres sont corrects, et il est à peine permis d'en douter, il est facile de comprendre les effets désastreux de ce départ en masse de ses habitants, sur la prospérité matérielle du pays, et sur l'influence de la nationalité française dans la nouvelle confédération.
Les commencements de l'émigration canadienne aux États-Unis datent de cent ans et plus. Lors de l'invasion du Canada, en 1775, quelques familles canadiennes de Montréal et des paroisses voisines se rangèrent du côté des Américains, et après la défaite d'Arnold et la mort de Montgomery, émigrèrent dans les États de la Nouvelle Angleterre pour échapper à la vengeance des Anglais. On trouve encore les traces de ces familles dans les villes de Lowell, New-Bedford, Dartmouth, Cambridge, Taunton, etc., etc. Leurs descendants ont généralement oublié la langue et les coutumes de leurs ancêtres, et leurs noms, plus ou moins «anglifiés» sont aujourd'hui difficiles à reconnaître comme provenant de souche française.
L'émigration de ces quelques familles fut cependant une exception que nous n'avons pas l'intention d'assimiler au mouvement général d'expatriation qui a eu lieu, depuis quelque vingt ans, dans les campagnes du Canada français. Cinquante ans plus tard, c'est-à-dire vers l'année 1825, un mouvement d'émigration se fit sentir dans les paroisses situées sur la rive sud du Saint-Laurent, en bas de la ville de Québec. Ce mouvement fut produit par l'établissement des scieries à vapeur et par l'augmentation du commerce des bois de construction dans l'État du Maine. Cet état qui ressemble en tous points au Canada, par son climat et ses produits agricoles, était devenu le chantier de construction de la république américaine pour la marine marchande qui commençait alors à prendre des proportions étonnantes. Un grand nombre de familles canadiennes attirées par l'appât d'un gain supérieur, abandonnèrent les travaux de la campagne pour aller demander à leurs voisins du Maine, l'aisance qui leur manquait au Canada. La plupart de ces familles s'établirent dans les villes et les villages de Frenchville, Fort Kent, Grande-Isle, Grande-Rivière, etc., où leurs descendants habitent encore aujourd'hui en conservant plus ou moins intactes la langue et les coutumes du pays. Le voisinage des paroisses et des établissements canadiens a contribué pour beaucoup à conserver, chez ces braves gens, l'amour du pays natal.
La révolution de 1837-1838 força aussi plusieurs familles des paroisses littorales du Richelieu, à quitter le Canada pour l'étranger4. La plupart des «patriotes» se réfugièrent à Burlington, à Plattsburg, Whitehall, Albany et New-York. Mais comme cette émigration était due à des causes politiques et que le nombre des émigrants fut relativement restreint, nous allons passer outre. L'émigration dont nous voulons parler ici, c'est l'émigration de la misère et de la faim. Les autres mouvements ne furent que partiels et insignifiants.
Quelques années plus tard, vers 1840, le commerce des bois entre les États-Unis et le Canada, produisit un autre courant d'expatriation assez considérable vers les villes littorales du Lac Champlain, dans les états de New-York et du Vermont. Rouse's Point, Burlington, Plattsburg, Port Henry, Whitehall reçurent tour à tour leur contingent d'émigrants canadiens-français. Le grand nombre de ces émigrants travaillait au chargement et au déchargement des berges qui servaient au transport des bois et des grains du Canada. Chacune de ces villes compte encore aujourd'hui une assez forte population d'origine franco-canadienne, quoique le commerce des bois soit loin d'être maintenant ce qu'il était il y a vingt et trente ans.
Quelques-unes de ces familles qui avaient émigré dans les villes voisines de la frontière canadienne, s'avancèrent peu à peu dans l'intérieur des États de la Nouvelle-Angleterre, et trouvèrent du travail dans les nombreuses filatures de laine, de lin et de coton qui forment la richesse des États de l'Est. Ce fût là l'origine de ce grand mouvement d'émigration qui a jeté pêle-mêle, dans les usines américaines, les cinq cent mille canadiens-français qui ont abandonné le sol natal pour venir demander à l'étranger le travail et le pain qui leur manquaient au Canada. Ce dernier mouvement date d'à peu près vingt ans, mais c'est principalement depuis la fin de la guerre de sécession, en 1865, que l'émigration a pris des proportions vraiment alarmantes pour la prospérité matérielle de la province de Québec.
Lorsque les fabricants américains eurent constaté les habitudes de travail et d'économie de l'ouvrier canadien-français; lorsqu'ils eurent comparé son caractère doux et paisible, à l'esprit turbulent et querelleur de l'Irlandais, ils commencèrent à comprendre la valeur de ses services, et chaque famille canadienne qui arrivait aux États-Unis, devenait un foyer de propagande et d'informations pour les parents et les amis du Canada. Des personnes qui n'avaient connu jusque-là que la misère et les privations, se trouvèrent tout à coup dans une aisance relative; le père, la mère, les enfants travaillaient généralement dans une même filature et les salaires réunis de la famille produisaient au bout de chaque mois, des sommes qui leur semblaient de petites fortunes. On écrivait au pays: qui à un frère ou à une sœur, qui à un cousin ou une cousine, qui aux amis du village, et le mouvement d'émigration grossissait tous les jours, sans que les ministres canadiens prissent la peine de s'informer des causes de ce départ en masse des populations d'origine française; encore moins, se seraient-ils occupés du remède à apporter à cet état de choses si préjudiciable aux intérêts de la nationalité française, au Canada. Non! on s'occupait alors d'amalgamer dans une confédération générale, toutes les possessions britanniques de l'Amérique du Nord, et pendant que les Canadiens-Français prenaient la route des États-Unis pour demander du travail à l'étranger, les hommes d'état prenaient, eux, la route de l'Angleterre, pour vendre au cabinet de St. James, pour des titres et des décorations, le peu d'influence qui restait à la nationalité française au Canada. On a placé les bustes de ces hommes-là sur l'autel de la patrie; on a inscrit leurs noms au panthéon de l'histoire d'un parti politique, mais on a oublié de leur demander compte de leur inaction coupable pour tout ce qui touchait aux intérêts agricoles et industriels de leurs compatriotes indigents. On faisait de la politique anglaise; on organisait tant bien que mal les provinces de la nouvelle «puissance», mais on oubliait le paysan canadien qui se voyait chassé de sa ferme par la misère et la faim. Les «chercheurs de place» se casaient à droite et à gauche dans la nouvelle administration fédérale; les politiciens de profession devenaient ministres; les chefs étaient faits barons; les valets du parti mettaient leurs talents de mouchards au service de la douane et de la police; et l'honnête père de famille, prenait en soupirant le chemin de l'exil, se demandant tout bas où allaient les impôts et les deniers publics, et à quoi servaient surtout, les hommes que l'on qualifiait à Ottawa et à Québec du titre de ministres de l'agriculture et du commerce.
N'était-ce pas l'un de ces hommes, grand architecte de la confédération et fondateur du servilisme érigé en principe, qui disait de l'émigration canadienne:
—Laissez donc faire; ce n'est que la canaille qui s'en va. Les bons nous restent et le pays ne s'en portera que mieux.
Le nom de cet homme fut inscrit sur la liste des serviteurs titrés de l'Angleterre, et la «canaille», comme il disait avec morgue, se trouve parfois heureuse, aujourd'hui, malgré les regrets de l'exil, de n'avoir pas à subir la honte de son passé politique.
Le flot de l'émigration grossissait toujours et les villes de Fall River, Worcester, Lowell, Lawrence, Holyoke, Haverhill, Salem, Mass.; Woonsocket et les villages de la vallée de Blackstone; Putnam, Danielsonville, Willimantic, Conn.; Manchester, Concord, Nashua, Suncook, N.H.; Lewiston, Biddeford, Me.; en un mot tous les centres industriels de la Nouvelle Angleterre furent envahis par une armée de travailleurs canadiens qui n'apportaient pour toute fortune que l'habitude et l'amour du travail. Pendant que les ministres-chevaliers du Canada participaient à la curée du pouvoir de la nouvelle confédération, les capitalistes américains érigeaient de nouvelles filatures. La Nouvelle Angleterre était devenue un vaste atelier où se fabriquaient toutes les marchandises nécessaires aux besoins des deux Amériques. Les canadiens-français attirés par les nouvelles merveilleuses qu'ils recevaient de leurs parents et de leurs amis, arrivèrent en masse. Ils eurent leur part de travail, furent bien payés et bien traités, et ce n'est qu'en comparant l'état du commerce et de l'industrie des États-Unis et du Canada, que l'on arrive à comprendre aujourd'hui les raisons qui ont porté ces cinq cent mille personnes à quitter le sol natal pour venir demander asile à l'étranger.
L'émigrant franco-canadien vient donc et demeure aux États-Unis, parce qu'il y gagne sa vie avec plus de facilité qu'au Canada. Voilà la vérité dans toute sa simplicité. Ce n'est pas en criant famine à la porte de celui qui a du pain sur sa table et de l'argent dans sa bourse, qu'on le décide à prendre la route de l'exil.
Le fermier qui abandonne la culture des champs pour venir avec sa famille s'enfermer dans les immenses fabriques de l'Est, se trouve tout d'abord dépaysé dans un monde d'énergie, de progrès industriel et de «go ahead» essentiellement américain; mais comme son caractère paisible se forme peu à peu à cette vie d'activité, il arrive avant longtemps à se mêler au mouvement des affaires industrielles et commerciales et à prendre pied parmi les américains. Dès lors, si l'homme est intelligent et industrieux, il se sent certain d'arriver, et il arrive le plus souvent avec une facilité étonnante. Il en existe des preuves dans tous les centres industriels de la Nouvelle Angleterre, où grand nombre de canadiens-français, arrivés aux États-Unis sans un sou de capital, occupent maintenant des positions importantes dans le commerce; ce qui tendrait à démentir les assertions que l'on se plaît à circuler dans une certaine presse, que les Canadiens émigrés souffrent de la faim, et de la misère.
II
L'expatriation
Jeanne Girard, après avoir rendu les derniers devoirs aux dépouilles mortelles de son vieux père avec une tendresse toute filiale, était tombée dans un état de prostration extrême produite par les terribles émotions qu'elle avait eu à endurer depuis le départ de son frère et de son fiancé. Seule, pour veiller à tous les détails de l'ensevelissement et des cérémonies funèbres, la jeune fille avait rassemblé tout ce qui lui restait d'énergie pour remplir dignement ce devoir sacré.
Le vieux médecin qui avait été témoin de la mort du père Girard s'était cependant intéressé aux malheurs de l'orpheline, et il s'était fait un devoir de lui donner ses conseils et son aide dans des circonstances aussi difficiles. Jeanne avait accepté avec reconnaissance les services de ce vieil ami de son père, et lorsque après la cérémonie funèbre elle avait repris en sanglotant la route de la chaumière, le docteur lui avait dit:
—J'ignore, mademoiselle, ce que vous prétendez faire maintenant, et quels sont vos projets pour l'avenir; mais souvenez-vous que vous aurez toujours en moi un ami qui se fera un devoir de vous tendre la main lorsque vous jugerez à propos de lui demander ses conseils ou sa protection.
Et le bon docteur lui avait offert son bras pour la reconduire chez elle, tout en lui faisant des recommandations au sujet de sa santé qui paraissait avoir été affaiblie par les événements douloureux des dernières semaines. Jeanne avait remercié le brave homme avec effusion et lui avait promis de s'adresser à lui si le besoin s'en faisait sentir.
La pauvre enfant se trouvait seule, désormais, dans la chaumière où elle avait passé de si heureux moments en compagnie de son père et de son frère, et elle sentait la nécessité, soit d'aller vivre elle-même chez les étrangers jusqu'au retour de Pierre et de Jules, soit de louer la maison à quelque famille du voisinage, tout en se conservant le privilège de l'habiter en commun avec les locataires. Il lui répugnait cependant d'introduire des étrangers dans ce lieu qu'elle considérait comme sacré, et d'un autre côté les sentiments d'indépendance dans lesquels elle avait été élevée lui faisaient envisager avec crainte la vie dans une famille étrangère. Il fallait, cependant, prendre une décision immédiate car il était évident qu'elle ne pouvait habiter seule cette chaumière isolée dans l'état de faiblesse physique et d'agonie morale où elle se trouvait depuis la mort de son père. Elle se mit donc en frais de consulter les ressources dont elle disposait, avant de mettre ses projets à exécution, et la pauvre fille s'aperçut, après avoir payé les frais de l'enterrement, qu'il ne lui restait qu'une somme de vingt dollars pour toute fortune.
En dépit du peu d'expérience qu'elle avait des nécessités matérielles de la vie, Jeanne comprit que cette somme de vingt dollars était loin d'être suffisante pour payer ses frais de pension et d'entretien jusqu'au printemps suivant, et qu'il lui faudrait voir à obtenir un travail quelconque jusqu'au retour des voyageurs. Ce n'était certes pas l'idée du travail qui lui faisait peur, mais dans l'état où elle se trouvait, il lui était doublement pénible de se voir forcée d'abandonner les lieux témoins de la mort de son père, pour aller dans une maison étrangère où elle ne rencontrerait probablement aucune sympathie dans sa douleur.
La pauvre fille passa ainsi quelques jours dans un état d'irrésolution et de souffrance morale vraiment digne de pitié, et lorsque le docteur, inquiet pour sa santé, se rendit auprès d'elle pour savoir de ses nouvelles, il fut surpris de la pâleur extrême de sa protégée. Il s'informa avec bonté des détails de sa position, mais Jeanne était trop fière pour lui avouer la vérité. Elle se contenta de lui dire qu'elle ne manquait de rien et qu'il lui serait facile de pourvoir à tous ses besoins jusqu'au retour de son frère. Le docteur satisfait de ces explications lui avait recommandé d'éviter la solitude et de rechercher des distractions à sa douleur dans la société des jeunes filles de son âge. Jeanne avait souri tristement en promettant de suivre ces recommandations, car elle prévoyait qu'il lui faudrait bientôt accepter une position où il ne lui serait pas loisible de choisir ses compagnes et son genre de vie. Le médecin l'avait quittée, assez tranquille sur son compte, car il avait cru implicitement ce qu'elle lui avait dit sans se donner la peine d'aller plus loin dans ses recherches. Cette visite, cependant, avait eu pour effet de secouer l'espèce de torpeur dans laquelle Jeanne s'était laissé tomber, et lorsque le docteur se fut éloigné, elle se prit à réfléchir sur les moyens qui se trouvaient à sa disposition pour surmonter les obstacles qui se dressaient sur sa route. Sans expérience du monde, ayant toujours vécu de la vie de famille et suivi avec amour les enseignements de son vieux père, Jeanne sentait qu'elle allait entrer dans une sphère nouvelle et ce n'était qu'en tremblant qu'elle mettait le pied sur le seuil de l'existence inconnue qui se présentait devant elle. Son ambition se résumait dans l'espérance de pouvoir attendre le printemps et l'arrivée de Jules et Pierre. Elle savait, qu'alors, tout irait bien.
Le travail de la campagne, au Canada comme ailleurs, est toujours relativement difficile à obtenir, et plus particulièrement pour une jeune fille qui ne connaît pas le service et les travaux de la ferme, pendant l'hiver. Jeanne, cependant, n'entrevoyait pas d'autre alternative et elle en avait bravement pris son parti. Elle irait s'offrir chez les fermiers «à l'aise» où l'on emploie des domestiques et peut-être, après tout, rencontrerait-elle de braves gens qui compatiraient à ses malheurs et qui comprendraient les difficultés de sa position. Elle résolut donc de mettre, sans plus tarder, son projet à exécution, malgré sa faiblesse physique et la répugnance qu'elle ressentait à se présenter chez les étrangers si tôt après la mort de son père.
Après avoir revêtu une modeste toilette de deuil qu'elle avait confectionnée elle-même, et avoir fait des efforts pour chasser les idées sombres qui l'obsédaient, Jeanne prit la route de la ferme la plus voisine, bien décidée à s'adresser partout où elle croirait pouvoir obtenir de l'emploi. Sa famille était peu connue dans la paroisse, car depuis son retour au pays, le père Girard avait vécu dans une solitude presque absolue. Chacun avait entrevu, il est vrai, la figure vénérable du vieillard, mais on ignorait généralement les détails de son histoire, et l'on s'était à peine aperçu de sa disparition si subite. Lorsque la jeune fille se présenta chez les fermiers du voisinage elle fut donc reçue sans exciter trop de curiosité et on la traita avec la politesse proverbiale de «l'habitant» canadien. Ses premiers efforts demeurèrent infructueux et après avoir en vain offert ses services à plusieurs personnes, elle rentra, le soir, fatiguée, mais non découragée. Elle s'était dit qu'il lui faudrait parcourir ainsi toute la paroisse, s'il était nécessaire, avant d'abandonner son projet. Ses efforts du lendemain eurent les mêmes résultats négatifs et elle ne put s'empêcher de remarquer qu'il existait un manque absolu de travail, tandis que l'on trouvait partout un grand nombre de personnes qui déploraient l'oisiveté dans laquelle elles se voyaient forcées de vivre. On se plaignait du rendement des dernières récol tes et de la stagnation des affaires et du commerce en général. Les foins et les céréales se vendaient à des prix ridicules et les journaux arrivaient de Montréal, remplis d'histoires de banqueroute et de crise financière. Les fermiers se plaignaient amèrement de cet état de choses, et parmi ceux qui s'occupaient de politique, on accusait hautement l'administration de négligence coupable et d'insouciance criminelle pour ce qui touchait à la prospérité agricole, industrielle et financière du pays. La crise durait depuis longtemps et les fermes hypothéquées étaient là pour prouver l'état malsain des affaires en général. Partout on racontait la même histoire à la pauvre Jeanne qui se trouvait tout étonnée d'apprendre ces choses-là, et partout l'on déplorait le départ en masse d'un grand nombre de braves gens qui se voyaient forcés de prendre la route de l'étranger pour échapper à la misère qui les menaçait au pays. Mais comme Jeanne voulait en avoir le cœur net avant de se relâcher de ses efforts pour obtenir du travail, elle parcourut ainsi toute la paroisse sans pouvoir trouver l'emploi qu'elle cherchait. En plusieurs endroits où elle s'était adressée, on lui avait parlé de l'émigration aux États-Unis et des nouvelles encourageantes que l'on recevait des centres industriels de la Nouvelle Angleterre, mais Jeanne n'avait jamais cru qu'il lui fut possible de quitter le village où elle avait toujours vécu et où reposaient les cendres de son père et sa mère.
La pauvre enfant avait presque fini sa tournée décourageante, lorsqu'elle frappa à la porte d'une maison de belle apparence située à mi-chemin entre les villages de Verchères et de Contrecœur. Après avoir reçu l'invitation d'entrer, la jeune fille fut frappée du désordre qui paraissait régner partout où elle portait les yeux, et quand elle eut fait ses offres de service au maître de céans, on lui apprit le départ de toute la famille pour les États de la Nouvelle Angleterre. Le fermier qui Paraissait être un brave homme parut s'étonner en apprenant l'objet de la visite de Jeanne:
—Mon Dieu, mademoiselle, lui dit-il avec bonté, il faut que vous soyez bien peu au courant de l'état des affaires dans la paroisse pour chercher ainsi du travail à une époque aussi avancée de la saison. Les propriétaires eux-mêmes peuvent à peine suffire à leurs dépenses courantes en travaillant comme des mercenaires, et il n'y a que bien peu de fermiers, à Contrecœur, qui puissent se payer les services d'un engagé. Je me vois forcé moi-même d'abandonner ma ferme pour tâcher d'aller gagner là-bas, avec les secours de ma famille, la somme nécessaire pour payer les dettes qui se sont accumulées sur mes bras depuis trois ou quatre ans. Croyez-en mon expérience: si vous vous trouvez dans la nécessité de travailler pour vivre, suivez notre exemple et prenez la route des États-Unis. Qu'en penses-tu femme? continua-t-il en s'adressant à son épouse qui était occupée à emballer des articles de ménage dans une énorme caisse.
—Ma foi, mon enfant, répondit la fermière avec bonté, je crois que ce que mon mari vous dit là est bien la vérité. Nous en avons la preuve par nous-mêmes, puisque nous partons lundi prochain pour Fall River, dans l'état du Massachusetts, afin de pouvoir travailler dans les manufactures. Je n'aimerais pas cependant à me permettre de vous aviser sur un sujet aussi délicat. Vous avez une famille, ici, n'est-ce pas, qui saura mieux que nous, vous donner de bons conseils?
—Hélas! non, madame! je suis orpheline, sans parents, sans amis. Mon père est mort, il y a quelques jours, et mon seul frère se trouve à hiverner dans les «chantiers».
—Pauvre enfant! continua la brave femme que la figure mélancolique de Jeanne avait intéressée, pauvre enfant! Et vous espérez pouvoir trouver du travail sur une ferme? Je crains que votre espoir ne soit déçu. N'avez-vous pas quelques amis qui pourraient s'intéresser à vous?
—Non madame, je suis seule, toute seule. Je suis pauvre et il me faut de toute nécessité trouver du travail avant longtemps.
—Eh bien, alors, pourquoi ne pas faire comme nous et aller chercher à l'étranger le travail que vous ne pouvez pas trouver au pays?
—C'est que, madame, je n'ai pas l'expérience nécessaire et que je n'oserais jamais partir seule pour faire un aussi long voyage.
—Je comprends, en effet, poursuivit la fermière, qu'il vous est difficile de vous risquer, sans appui, à aller chercher du travail dans un pays inconnu. Mais pourquoi ne partiriez-vous pas avec une famille de votre connaissance? Il en part chaque jour de Contrecœur pour les États-Unis.
—Malheureusement, madame, répondit Jeanne, je n'en connais aucune, et il m'en coûterait bien aussi de quitter le village où j'ai toujours vécu.
—Je comprends, mon enfant, tout ce qu'il y a de cruel à laisser le pays natal pour aller braver l'exil dans une contrée inconnue, mais il n'y a pas à lutter contre la nécessité et la misère. Un grand nombre de nos amis nous ont précédés là-bas et les nouvelles qui nous arrivent sont très favorables. On manque de bras dans les manufactures et les ouvriers et les ouvrières sont reçus et traités avec bonté. C'est du moins ce que nous écrit notre fils aîné qui depuis un an travaille aux États-Unis.
Le fermier, tout en poursuivant ses travaux avait prêté l'oreille aux paroles de sa femme, et son cœur avait été touché de pitié en apprenant la position difficile de la jeune fille. Poussé par l'intérêt qu'il commençait à éprouver pour ses malheurs, il lui demanda:
—Comment vous nommez-vous, mademoiselle?
—Jeanne Girard, monsieur; pour vous servir.
—Girard!... Girard... mais seriez-vous par hasard la fille du vieux patriote, M. Girard, mort il y a quelques jours d'une attaque d'apoplexie?
—Précisément, monsieur, je suis la fille de Jean-Baptiste Girard.
—Et vous vous trouvez seule, dans la misère, sans amis pour vous consoler, sans protecteur pour veiller à vos besoins? Mais, mon enfant, votre position est en effet fort critique, surtout si votre frère ne revient pas avant le printemps prochain.
—Oui, monsieur! mon frère est dans les «chantiers» et il m'est impossible de lui faire connaître ma position. Il ne sera de retour que vers le commencement du mois de juin, l'année prochaine.
—Alors, il faut de toute nécessité que quelqu'un s'intéresse à vous et quoique je sois moi-même bien pauvre, il ne sera pas dit que j'aurai été témoin de la misère de la fille d'un patriote de 1837, sans lui avoir offert de partager le sort de mes propres enfants. Mon père, mademoiselle, combattait à Saint-Denis avec le vôtre, et je suis fâché de n'avoir pas connu plus tôt votre position. Si, après mûres réflexions, vous désirez nous accompagner aux États-Unis, nous vous considérerons, ma femme et moi, comme faisant partie de la famille. Qu'en dites-vous?
—Merci! mille fois merci! monsieur, de votre généreuse et cordiale sympathie. Mais, que pensez-vous que dirait mon frère, en revenant au village et en apprenant mon départ?
—Votre frère? répondit le fermier, mais il est facile de lui laisser une lettre par laquelle vous lui expliquerez les circonstances péremptoires qui vous auront forcée de quitter le pays. Il pourra vous rejoindre immédiatement, puisque le voyage de Montréal à Fall River n'est qu'une affaire de vingt-quatre heures, maintenant, par le chemin de fer. Je ne voudrais pas cependant qu'il soit dit que je vous ai conseillée de vous éloigner de Contrecœur, s'il vous est possible de faire autrement. Réfléchissez à ce que je vous ai dit des difficultés que vous aurez à vous procurer du travail ici, et revenez demain me faire connaître votre décision. Il nous reste trois jours avant la date du départ et si vous le désirez, vous pourrez nous accompagner là-bas.
—Je ne sais trop comment vous remercier de tant de bonté, répondit Jeanne émue par la franchise du fermier, mais je vais, selon votre avis, réfléchir sérieusement à l'offre que vous me faites. Demain je viendrai vous rendre ma réponse.
—Bien, mon enfant. Vous agissez comme une fille sage et prudente. En attendant, veuillez accepter, sans cérémonie, l'invitation que je vous fais de prendre le souper avec nous, ce soir. Vous ferez connaissance avec la famille et j'irai moi-même vous conduire, en voiture, après le repas.
La fermière se joignit à son mari pour combler Jeanne de démonstrations sympathiques, et la pauvre fille se sentait moins triste depuis qu'elle avait rencontré ces braves gens. Elle leur raconta volontiers les détails de son histoire, et lorsque après le souper, elle quitta la ferme pour retourner au village, elle avait déjà su se faire regretter par ses nouveaux amis.
Le premier devoir de Jeanne fut d'aller consulter son vieil ami, le docteur, sur la ligne de conduite qu'elle devait adopter dans des circonstances aussi difficiles. Elle se rendit immédiatement chez lui et elle pria son nouveau protecteur de vouloir bien l'accompagner afin d'expliquer au vieillard les détails du voyage projeté et les chances que l'on avait de trouver du travail aux États-Unis. Le fermier s'empressa d'acquiescer à ses désirs, et comme il connaissait intimement le docteur, sa mission n'en était que plus facile à remplir.
Le vieux médecin hocha d'abord la tête quand il apprit que sa protégée avait l'intention de quitter le village, mais lorsqu'on lui eut expliqué l'impossibilité où elle se trouvait d'obtenir du travail, il se déclara en faveur d'un voyage de quelques mois aux États-Unis; la jeune fille étant toujours libre de revenir au pays, si la vie, à l'étranger, ne lui convenait pas. Il fut décidé, en outre, que Jeanne déposerait entre ses mains des lettres à l'adresse de Jules et de Pierre et qu'il les leur remettrait, le printemps suivant, lors de leur retour des chantiers. La jeune fille enverrait de plus son adresse au docteur aussitôt qu'elle aurait réussi à trouver un emploi permanent, afin que son frère et son fiancé se trouvassent en état de lui écrire ou d'aller la rejoindre. Tous ces détails furent réglés, le soir même, en présence du fermier qui promit au docteur de traiter la jeune fille comme son enfant, et le départ fut fixé pour le lundi suivant. Jeanne, en attendant, préparerait ses malles et tâcherait de louer la chaumière jusqu'au retour de son frère qui en disposerait à son gré. Le docteur s'engageait à veiller aux intérêts de la jeune fille pendant son absence, et il lui avait offert des secours d'argent qu'elle avait refusés, car les quelques dollars qui lui restaient étaient suffisants pour payer ses frais de voyage et ses premières dépenses. Il fut cependant convenu, que dans le cas où Jeanne ne se plairait pas aux États-Unis, il lui ferait parvenir les fonds nécessaires pour couvrir ses frais de retour.
Il était dix heures du soir lorsqu'elle se sépara du docteur et du fermier pour prendre la route de la chaumière, et malgré les regrets qu'elle ressentait à l'idée de quitter le village natal, la jeune fille ne pouvait qu'être reconnaissante du hasard heureux qui l'avait placée sous la protection d'une honnête famille. Elle commença immédiatement ses préparatifs de voyage, et chaque objet qu'elle touchait était pour elle une source de souvenirs qui se rattachaient aux jours de bonheur qu'elle avait passés sous la tendre tutelle de son vieux père et dans les épanchements de l'amour fraternel. La pauvre enfant ne pouvait retenir ses sanglots en songeant à ces temps où la figure blême du malheur ne s'était pas encore dressée, menaçante, devant elle, pour lui apprendre que l'heure de l'infortune avait sonné. Quels changements depuis l'époque où, heureuse et timide, elle avait entendu son fiancé Pierre balbutier, sur la grève de Lavaltrie, ses premières paroles d'amour.
Une lumière brillait encore à la fenêtre de la chaumière, lorsque le docteur passa, vers les deux heures du matin, pour se rendre au chevet d'un mourant. Le bon vieillard ne put s'empêcher d'éprouver un sentiment d'émotion en pensant aux épreuves terribles que Jeanne avait eu à subir depuis quelques jours, et il marmotta entre ses dents:
—Pauvre fille... pauvre fille... si jeune, si belle, si intelligente, et se voir forcée de prendre la route de l'exil pour en arriver à obtenir le pain de chaque jour sans demander l'aumône. Ah! que les temps sont changés! La force et l'espoir du Canada français s'envolent avec cette jeunesse qui prend la route de l'étranger pour fuir la pauvreté de la patrie!
III
Le voyage
Le brave «habitant» qui avait si cordialement offert sa protection à Jeanne Girard, appartenait à l'une des plus anciennes familles de Contrecœur: les Dupuis. De père en fils, depuis plusieurs générations, les Dupuis étaient propriétaires des terrains qu'ils cultivaient avec profit, et l'aisance avait toujours régné dans la famille jusqu'à la date des troubles de 1837. Comme un bon patriote et un homme de cœur, Michel Dupuis s'était rangé sous la bannière de Papineau et avait pris part à la bataille de Saint-Denis, avec ses camarades de Contrecœur, sous les ordres du capitaine Amable Marion. Traqué par la police anglaise, après la défaite de Saint-Charles, il fut forcé de s'éloigner du village et de passer la frontière pour échapper à la condamnation des tribunaux. Ses propriétés, pendant son absence, avaient été négligées et il avait fallu faire des emprunts pour subvenir aux besoins de sa famille qui était restée au Canada en attendant de meilleurs jours. Une première somme de quelques mille francs avait été bientôt épuisée et il avait fallu recourir au moyen ruineux des hypothèques et des intérêts exorbitants. Madame Dupuis qui était une brave mère et une bonne épouse n'avait pas cependant le talent de savoir veiller aux intérêts de son mari, et l'on s'aperçut un jour que les propriétés étaient aliénées pour un montant considérable. Heureusement que le retour du mari qui avait profité de l'amnistie pour rentrer dans le pays vint apporter un changement dans la gestion des affaires, car la ruine était à la porte. Michel Dupuis se mit à l'œuvre pour relever sa fortune prête à s'écrouler, mais en dépit d'un travail énergique et d'une économie rigide, il ne parvint jamais à effacer les traces de son absence. À peine les revenus suffisaient-ils pour nourrir et vêtir sa famille après avoir payé les intérêts des hypothèques, et cette triste position avait duré jusqu'au jour, où, à bout de ressources, il s'était vu forcé de vendre la moitié de ses propriétés. L'autre moitié lui restait libre de dettes, il est vrai, mais les affaires en général allaient très mal au Canada, et les produits agricoles se vendaient à des prix ridicules. Le brave homme travailla ainsi pendant plusieurs années, mais la prospérité d'autrefois ne revint jamais au foyer. C'était la vie, au jour le jour, sans repos, sans trêve. Aussi, Michel Dupuis succomba-t-il encore jeune, sous le poids d'un travail surhumain. Son fils aîné, Anselme Dupuis, qui avait recueilli l'héritage paternel, avait aussi lutté bravement contre la misère pendant quelques années encore, mais les affaires paraissaient aller de mal en pis. Le jeune homme s'était marié de bonne heure à une brave fille qui ne lui avait apporté pour dot que ses jolis yeux et une énergie peu commune. Homme et femme avaient mis la main aux manchons de la charrue mais les devoirs de la maternité avaient bientôt forcé la jeune épouse à se dévouer aux soins de la famille. Anselme restait donc seul pour cultiver ses champs, car ses maigres revenus ne lui permettaient pas de se payer les services d'un employé. La lutte fut longue, et ce ne fut qu'après avoir vu sa famille s'augmenter de plusieurs enfants et ses dépenses croître en proportion, qu'il consentit à emprunter, de temps en temps, les sommes nécessaires pour subvenir aux besoins les plus pressants. Une fois lancé sur cette pente fatale, les dettes s'accumulèrent et c'était dans l'intention de mettre un frein à ce pénible état de choses, que Anselme Dupuis avait résolu d'émigrer dans un centre industriel de la Nouvelle Angleterre. Sa famille nombreuse qui ne lui causait que des dépenses, au Canada, deviendrait une source de revenus aux États-Unis, et si ses espérances se réalisaient, il pourrait avant longtemps revenir au pays avec les fonds nécessaires pour payer ses dettes et reprendre son ancien genre de vie dans des circonstances plus favorables. Tout avait donc été préparé pour le départ, et la propriété avait été louée pour un fermage assez élevé pour une période de deux ans.
Lorsque Jeanne Girard eut annoncé sa détermination de faire le voyage des États-Unis en compagnie et sous la protection de la famille Dupuis, il fut décidé que la jeune fille serait traitée sur un pied d'égalité parfaite avec les autres enfants qui se trouvaient au nombre de six: Michel, l'aîné, âgé de 17 ans qui se trouvait à Fall River, Mass., depuis quelques mois; Marie, âgée de quinze ans; Joséphine, âgée de treize ans; Philomène, âgée de douze ans; Arthur, âgé de dix ans; et Joseph, le plus jeune, qui n'avait que huit ans.
Tous les membres de la famille étaient arrivés à un âge où il leur était possible de prendre part aux travaux des manufactures, et tout faisait prévoir un voyage heureux et prospère, s'il fallait en croire les nouvelles que l'on avait reçues de Fall River. La veille du départ fut employée à faire les adieux aux parents et aux amis du village, et l'on se coucha tard et le cœur gros de regrets, ce soir-là, chez la famille Dupuis. Jeanne, de son côté, avait écrit deux lettres à l'adresse de Jules et de Pierre et les avait placées entre les mains du vieux docteur qui les remettrait lui-même aux deux voyageurs, lors de leur retour au pays, le printemps suivant. La jeune fille expliquait longuement à son frère et à son fiancé la suite de malheurs qui la forçaient à émigrer, et elle leur demandait de vouloir bien s'empresser de la rejoindre aux États-Unis, où ils pourraient, sans aucun doute, trouver eux-mêmes du travail.
Après avoir terminé ses préparatifs de voyage et dit un dernier adieu à la vieille chaumière où s'étaient écoulés les jours heureux et tranquilles de sa jeunesse, Jeanne se rendit chez ses nouveaux amis où elle passa la nuit, afin d'être prête à s'embarquer, le lendemain, sur le bateau qui fait le service entre Chambly et Montréal en touchant à tous les villages situés sur la rive sud du Saint-Laurent. En dépit de ses efforts pour paraître calme, la pauvre enfant ne pouvait s'empêcher de sangloter en pensant aux épreuves cruelles qu'elle avait eu à supporter depuis quelques jours, et il lui fut impossible de fermer l'œil jusqu'au matin. Chacun fut sur pied de bonne heure, à la ferme, et les voitures arrivèrent bientôt pour transporter les malles et les bagages au quai du bateau à vapeur où quelques amis du village accompagnèrent les voyageurs jusqu'au moment où la cloche réglementaire donna le signal du départ. Les hommes se serrèrent la main en silence, les femmes s'embrassèrent une dernière fois en pleurant et le bateau s'éloigna du rivage. C'en était fait: la misère continuait son œuvre de dépeuplement et l'on avait quitté la vie paisible du village natal, pour aller demander à l'étranger le travail et les moyens nécessaires pour subvenir aux besoins impérieux de chaque jour.
Deux heures plus tard, on se trouvait à Montréal où il fallait voir à se procurer immédiatement les billets de chemin de fer pour Fall River, car on devait partir le même soir pour les États-Unis. Le premier soin de M. Dupuis fut de faire transporter ses bagages à la gare Bonaventure et de placer sa famille dans un lieu où elle pourrait attendre l'heure du départ. Il se dirigea ensuite vers la rue Saint-Jacques où se trouvent situées les agences pour la vente des billets, et il s'informa de la route la plus avantageuse pour se rendre à sa destination.
Le système des communications par voies ferrées entre la Province de Québec et les États de la Nouvelle Angleterre a subi, depuis quelques années, des améliorations trop importantes au double point de vue du commerce et de l'industrie, pour qu'il ne soit pas utile d'en dire ici quelque chose. Tout ce qui tend à créer des facilités nouvelles pour les relations entre les citoyens de différents pays, pour l'échange des idées et des richesses matérielles, pour s'entendre, se concerter, s'éclairer, rendre plus intime la communauté des intérêts internationaux, devient un sujet d'une importance supérieure pour tous les peuples du monde. La prospérité du Canada est aujourd'hui si intimement liée aux progrès de la civilisation aux États-Unis que les voies de communication pour le transport des voyageurs et des marchandises entre les deux pays sont devenues une question d'intérêt national. C'est au moyen des chemins de fer que l'on est parvenu à abolir en grande partie les préjugés ridicules et les haines séculaires qui existaient entre les races française et anglaise en Amérique, et c'est grâce à la même invention, si la Province de Québec écoule aujourd'hui ses produits avec profit sur les marchés des États de la Nouvelle Angleterre. Sans vouloir entreprendre la tâche de faire ici l'historique de la construction des voies ferrées qui relient les deux pays, il est assez important de jeter un coup d'œil sur l'influence qu'ont eue les chemins de fer sur le mouvement d'émigration des populations franco-canadiennes aux États-Unis. Il est généralement reconnu, au Canada, que le gouvernement s'est trop peu occupé de faciliter l'ouverture des voies de communication, au grand détriment des intérêts agricoles et commerciaux du pays. L'exemple de la république américaine était là, cependant, pour prouver que la création des routes ferrées, des chemins et des canaux était le levier civilisateur qui avait en moins d'un siècle transformé l'Amérique sauvage et inculte en un pays riche et prospère. Un réseau de chemins de fer, a dit le grand économiste français, Michel Chevalier, agit sur un territoire donné, comme si ce territoire était réduit en surface en raison du carré des distances, c'est-à-dire, dix à vingt fois moins grand.
Les trois lignes de chemins de fer qui font le service des passagers et des marchandises entre les principales villes de la Province de Québec et les États de la Nouvelle Angleterre sont: le «Passumpsic Railroad Company» qui porte aussi le titre populaire de «Montréal & Boston Air Line», «le Central Vermont Railroad»; et la compagnie canadienne du Grand Tronc. Cette dernière ligne qui a eu pendant longtemps le monopole du transport des marchandises à destination de Boston, se trouve maintenant hors de compétition, depuis que les deux autres compagnies ont inauguré les services bi-quotidiens des convois de voyageurs, à grande vitesse, entre Montréal et Boston. Quelques rares voyageurs de Québec suivent encore la route du Grand Tronc par voie de Island-Pond et Portland, mais le voyage est long et fatigant et la morgue des employés anglais n'a pas peu contribué à rendre cette ligne impopulaire parmi les populations d'origine française. La ligne du «Central Vermont» parcourt la distance qui sépare la ville de Saint-Jean, P.Q. et de White River Junction, en passant par les villes de St. Albans et de Montpelier, dans l'État du Vermont.
La troisième de ces lignes ferrées, le «Passumpsic Railroad» dont la mise en opération remonte à sept ou huit ans, est sans contredit la route la plus agréable sous tous les rapports, entre Montréal, Boston et tous les centres industriels de la Nouvelle Angleterre. Cette ligne, partant de Saint-Lambert se dirige vers Boston en touchant à Chambly, West-Farnham, P. Q.; Newport, St. Johnsbury, Wells River, dans l'état du Vermont; Plymouth, Concord, Manchester, Nashua, dans l'état du New Hampshire, et Lowell, Massachusetts. Un embranchement relie la ligne principale de Newport, dans le Vermont, à Sherbrooke, petite ville florissante située au centre de la partie du Canada français connue sous le nom de «Cantons de l'Est». Cet embranchement forme une route directe entre Boston, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Acton, Sorel, Arthabaska. Trois-Rivières et Québec.
La construction du «Passumpsic Railroad» a eu pour effet immédiat de faire réduire les prix des billets de voyageurs entre Boston et Montréal et de forcer les autres compagnies à adopter une ligne de conduite plus libérale envers le public qui se plaignait d'un tarif exorbitant et de l'équipement parfois insuffisant des chemins rivaux. Les voyageurs de langue française se trouvaient souvent en butte aux brutalités des employés qui ne savaient pas les comprendre, et l'on mettait généralement des véhicules de rebut au service des émigrés qui n'avaient pas les moyens de se payer le luxe des places de première classe. Grâce à la direction libérale de la nouvelle ligne et à l'esprit d'entreprise d'une administration sage et prévoyante, tous ces abus ont cessé depuis quelques années, et il n'est que justice de reconnaître que le «Passumpsic Railroad» a été la cause première de ces changements importants. Des agences pour la vente des billets de voyageurs ont été établies dans tous les centres importants de la Province de Québec et de la Nouvelle-Angleterre, et les informations les plus minutieuses sont fournies gratuitement par des employés polis, à tous ceux qui en font la demande. Les malles et les colis de toute sorte sont enregistrés sur tout le parcours de la ligne et expédiés à destination, sans qu'il en résulte le moindre trouble pour le voyageur. La plupart des employés parlent et écrivent les deux langues—l'anglais et le français—et des wagons dortoirs et salons sont attachés à tous les convois pour l'usage de ceux qui désirent se payer le luxe de ces inventions nouvelles. Rien ne manque enfin aux facilités que l'on offre maintenant au public voyageur et ceux qui ont prétendu que l'émigré canadien demeurait aux États-Unis faute de n'avoir pas les moyens de retourner au pays, ont fait preuve d'une ignorance qui frise le ridicule quand l'on considère que le trajet de Montréal à Fall River—363 milles—se fait aujourd'hui, en chemin de fer, pour la somme de dix (10) dollars.
Il est donc certain que l'esprit d'entreprise des capitalistes américains qui ont construit ces nouvelles lignes a été l'une des causes principales qui ont produit le mouvement général d'émigration franco-canadienne vers les États-Unis. Les différentes administrations canadiennes, trop occupées d'une politique toute d'égoïsme, reléguaient au second plan la nécessité des chemins de fer et des établissements industriels, et les États-Unis acquéraient peu à peu la première place parmi les nations manufacturières du monde entier. Ce n'est pas le manque de patriotisme qui pousse l'émigrant canadien vers les États-Unis; ce n'est pas l'amour exagéré des richesses ni l'appât d'un gain énorme; c'est une raison qui prime toutes celles-là: c'est le besoin, l'inexorable besoin d'avoir chaque jour sur la table le morceau de pain nécessaire pour nourrir sa famille; et c'est vers le pays qui fournit du travail à l'ouvrier que se dirige naturellement celui qui ne demande qu'à travailler pour gagner honnêtement un salaire raisonnable qui lui permette de vivre sans demander l'aumône. Quelques journalistes du Canada et des États-Unis ont prétendu que la misère régnait parmi les Canadiens-Français émigrés, mais la logique des faits est là pour prouver le ridicule de ces assertions fantaisistes. La preuve irréfutable du contraire se trouve dans le fait que des milliers de personnes s'en vont chaque année grossir la population canadienne des États de la Nouvelle Angleterre. Des pères de familles qui ne se trouvent qu'à dix ou douze heures de distance du pays natal, resteraient-ils à l'étranger, souffrant de la faim et de la misère, quand la patrie est là, à quelques pas, et les communications sont aujourd'hui si faciles? Il faudrait supposer que ces hommes soient atteints de folie, pour en arriver à croire qu'ils demeurent aux États-Unis dans la misère, lorsque pour la somme de dix dollars il est loisible à chacun d'eux de reprendre la route du pays. Non! Les Canadiens émigrent aux États-Unis parce qu'ils y trouvent un bien être matériel qu'ils ne sauraient acquérir au Canada, et le flot de l'émigration s'est grossi de tous ceux qui ne voyaient qu'inaction forcée et privations sans nombre devant eux, et qui sentaient le besoin de travailler pour vivre et pour manger. Quelque pénible qu'il soit de se voir forcé d'en arriver à cette conclusion désolante, il est cependant préférable de découvrir la plaie afin que l'on puisse y appliquer les remèdes nécessaires pour la guérir; si tant est que les hommes d'état canadiens portent assez d'intérêt à leurs compatriotes émigrés pour s'occuper sérieusement de leur position à l'étranger.
Anselme Dupuis avait donc obéi à des raisons péremptoires, lorsqu'il avait décidé de se rendre à Fall River dans l'espoir d'obtenir du travail pour lui-même et pour sa famille. Lorsque le curé du village lui avait reproché de céder à un mouvement de découragement, en s'éloignant ainsi du village natal, le fermier lui avait répondu:
—Mon Dieu! M. le curé, vous me connaissez trop bien pour croire que je laisserais ici tout un passé auquel je suis attaché par la mémoire de mes ancêtres pour aller à l'étranger servir les autres, si je pouvais faire autrement. La misère est à la porte de ma maison et les dettes menacent d'engloutir mon patrimoine. J'ai une famille qui grandit, et, ma foi, si pénible que soit l'expatriation, mieux vaut encore le pain de l'exil pour ses enfants que la douleur de les voir destinés à traîner une vie de souffrances et de privations.
Le brave homme avait été forcé d'emprunter la somme nécessaire pour payer ses frais de voyage et lorsqu'il eût acheté et payé ses billets de chemin de fer, à Montréal, il ne lui restait pour toute fortune qu'une balance de trente dollars qui devait suffire à couvrir les dépenses imprévues et les frais d'installation à Fall River. M. Dupuis qui n'avait pas l'habitude du voyage avait heureusement choisi la ligne du «Passumpsic Railroad» pour se rendre à sa destination et l'on s'était empressé de lui donner, aux bureaux de la compagnie, toutes les informations nécessaires sur le trajet qu'il avait à parcourir avant d'arriver à Fall River. Un employé s'était intéressé pour voir à l'expédition et à l'enregistrement des bagages et la famille était montée en chemin de fer, à quatre heures de l'après-midi, sans avoir eu à subir aucun délai et aucun contretemps.
Après avoir voyagé toute la nuit dans des wagons confortables, et avoir traversé les états du Vermont et du New-Hampshire sans avoir été dérangé par les arrêts ou les changements de convoi, on arriva, vers sept heure du matin, à Lowell, dans l'État du Massachusetts. Une heure plus tard la famille Dupuis accompagnée de Jeanne Girard descendait à Boston dans l'immense gare que l'on a construite pour le départ des trains de la compagnie «Boston, Lowell & Nashua Railroad».
Les émigrés ne purent s'empêcher d'admirer cette gare qui est sans contredit l'une des plus belles constructions de ce genre qui existe aux États-Unis. Elle est composée d'une immense cour de départ qui comprend deux divisions: le service des voyageurs, dit aussi de grande vitesse, et le service des marchandises; d'un grand vestibule ou salle des pas perdus où se trouvent les bureaux de distribution de billets pour les voyageurs, buvettes, librairie, débit de tabac, restaurant, bureaux de correspondance et de télégraphie; de salles d'attentes pour dames et messieurs; des salles et bureaux de bagages; et d'une cour d'arrivée avec abri pour monter en voiture et salles d'attente pour les omnibus et les «tramways».
Les employés de la compagnie se trouvaient à l'arrivée du train pour veiller au transport des voyageurs et de leurs bagages à la gare du chemin de fer qui conduit à Fall River. Des voitures commodes et spacieuses furent placées à la disposition des émigrants et l'on parcourut sans encombre et sans difficultés la distance qui sépare la gare du «Boston, Lowell & Nashua R. R.» de celle de la ligne du «Old Colony & Newport R. R». À deux heures de l'après-midi du même jour, les voyageurs descendaient en gare à Fall River où les attendait le fils aîné de la famille, Michel Dupuis. Un logement ou «tenement» appartenant à l'une des principales compagnies industrielles, «The Granite Mills Manufacturing Company», avait été retenu d'avance par les soins du jeune homme qui avait aussi obtenu du travail pour toute la famille.
En moins de vingt-quatre heures après leur départ de Montréal, Anselme Dupuis, sa femme, ses enfants et Jeanne Girard se trouvaient installés, grâce à ces mesures prévoyantes, dans un logement confortable, avec l'assurance d'un travail permanent pour tous les membres de la famille.
On dormit, ce soir-là, sous le toit de l'étranger et les fatigues du voyage eurent raison de la tristesse et de l'ennui qu'éprouve toujours l'émigré lorsque, pour la première fois, il réalise ce sentiment inexprimable de navrante mélancolie que l'on appelle le mal du pays.
IV
Fall River, Mass.
Il a été constaté, dans le chapitre précédent, que les causes premières de l'émigration franco-canadienne aux États-Unis se trouvaient en grande partie dans l'indifférence du gouvernement canadien pour tout ce qui touche aux entreprises industrielles et à l'amélioration des voies de communication entre les districts agricoles et les centres commerciaux. Les États-Unis, au contraire, ayant compris l'importance de ces accessoires si nécessaires à la prospérité générale d'un peuple, ont appliqué des sommes immenses à la construction des voies ferrées et au développement des industries nationales. Il ne serait peut-être pas inutile, avant d'aller plus loin, de consacrer quelques pages à l'histoire de l'établissement des filatures de coton à Fall River. Cette histoire présente certainement l'exemple le plus frappant que l'on puisse trouver, dans les annales de l'industrie, de ce que peut accomplir l'énergie d'une poignée d'hommes entreprenants dans l'espace de dix ans.
C'est pourquoi il est important de produire ici cette preuve indiscutable, à l'appui de l'avancé qui a été faite plus haut, à propos de l'influence du progrès industriel aux États-Unis, sur le mouvement d'émigration qui a enlevé un si grand nombre de citoyens intelligents et laborieux au Canada français.
La ville manufacturière de Fall River, Mass. est située sur la rive droite de la baie «Mount Hope» près de l'embouchure de la Rivière Taunton, à 53 milles de Boston, 183 milles au nord-est de New-York, 14 milles à l'ouest de New-Bedford et 18 milles au nord de Newport-sur-mer. Les premiers établissements datent de l'année 1656, époque à laquelle la législature de Plymouth accorda à certains colons, le droit de s'établir sur les bords et à l'embouchure de la rivière Taunton. La petite colonie fut définitivement organisée en 1659 et les terrains furent légalement acquis de la tribu indienne des Pocassets, pour et en raison de: «vingt pardessus, deux marmites, deux casseroles, huit paires de bottes, six paires de bas, une douzaine de pioches, douze haches, et deux mètres de drap». Les colons prospérèrent assez bien par ces temps difficiles où le laboureur était forcé de défendre, au prix de sa vie, contre les indiens maraudeurs des environs, sa famille et sa propriété. Les guerres indiennes de 1675 vinrent pendant quelques temps suspendre les travaux de la colonie, mais la défaite et la mort du célèbre Philippe, roi des Wampanoags et des Pocassets, près de Fall River, ramenèrent la paix et la tranquillité sur les rives de la baie «Mount Hope». Le village encore naissant obtint un acte d'incorporation de la législature de Plymouth, sous le nom de Freetown, et les premiers établissements industriels furent érigés en 1703 par le colonel Church sur les bords de la rivière Quequechan,—expression indienne qui veut dire «chute de la rivière», en anglais: Fall River. Ces établissements, au nombre de trois, étaient des moulins à moudre la farine, à fouler les draps et à scier les bois de construction. Le 15 juillet 1776, les habitants de Freetown se déclarèrent en faveur de l'indépendance des colonies et fournirent un contingent aux armées de Washington et de Greene. Le 25 mai 1778, les Anglais attaquèrent le village, mais ils furent repoussés par une compagnie de milice volontaire commandée par le colonel Joseph Durfee. Par un acte de la législature, en date du 26 février 1803, le nom de Freetown fut changé en celui de Fall River, mais il paraîtrait que les législateurs d'alors changeaient souvent d'opinion, puisqu'en 1804 ce dernier nom de Fall River fut changé pour celui de Troy que l'on abandonna de nouveau, en 1834, pour choisir définitivement celui de Fall River que la ville porte aujourd'hui.
La première filature de coton fut érigée en 1811 par le colonel Joseph Durfee, sur l'emplacement aujourd'hui situé à l'angle des rues South Main et Globe. Il n'y avait encore que quelques années que cette industrie avait été introduite en Amérique par un anglais, Samuel Slater, qui érigea la première filature à Pawtucket dans l'État du Rhode Island, en 1790.
On comptait, en 1812, 33 filatures de coton d'une capacité de 30,663 broches dans le Rhode Island, et 20 filatures d'une capacité de 17,371 broches dans le Massachusetts. Avant 1812, les fabricants n'entreprenaient que le filage du coton, et le tissage était fait sur des métiers primitifs par les femmes des habitations environnantes.
La première fabrique qui entreprit le filage et le tissage du coton fut construite en 1813 et incorporée sous le nom de «Troy Manufacturing Company». Les usines de «Fall River Iron Works» furent érigées en 1821, et la première imprimerie à indienne fut mise en opération au «Globe village» dans la première filature érigée en 1811 par le colonel Joseph Durfee.
Le premier élan donné, Fall River qui avait atteint une population de 10,000 habitants en 1845, continua à croître en entreprises industrielles, en richesses et en population. En 1860, le nombre des habitants était de 14,000: de 17,000 en 1862; de 25,000 en 1869; de 34,000 en 1873; de 45,000 en 1875; et l'on croit généralement que le chiffre actuel doit dépasser 50,000 habitants. Fall River avait acquis le titre de cité en 1854, et le premier maire de la nouvelle communauté fut l'hon. James Buffinton qui a depuis représenté le premier district du Massachusetts, au congrès national, pendant 14 années consécutives. Pendant la guerre de la sécession, Fall River a fourni 1,273 soldats et 497 marins aux armées et à la marine de l'Union, et plusieurs de ses fils ont trouvé la mort glorieuse sur les champs de bataille.
Vers la fin de la guerre civile, un mouvement industriel s'organisa parmi les capitalistes de Fall River, et pendant l'espace de dix ans on quintupla les capacités productives des filatures de coton. On peut voir par le tableau suivant, la gradation de l'accroissement des productions industrielles:
Années Nombre de broches 1865................ 265,321 1866................ 403,624 1867................ 470,360 1868................ 537,416 1869................ 540,614 1870................ 544,606 1871................ 730,183 1872................1,094,702 1873................1,212,694 1874................1,258,508 1875................1,269,048 1876................1,274,265 1877................1,284,701
Le premier juillet 1875 Fall River comptait 43 filatures de coton d'une capacité de 1,269,048 broches et 29,865 métiers. Cinq nouvelles filatures érigées depuis, augmenteront probablement ces chiffres d'un dixième. Fall River produit maintenant près des deux tiers des tissus à indienne fabriqués dans les États-Unis, comme on peut le voir par le tableau suivant qui est officiel:
Production totale des États-Unis 588,000,000 yds
" de la Nouvelle Angleterre 481,000,000
" de Fall River, 343,475,000
Ces chiffres datent de 1875, et comme il a été dit plus haut, il faudrait y ajouter à peu près un dixième pour rendre justice aux capacités productives de Fall River, au premier janvier 1878. Le nombre des compagnies industrielles incorporées est de 33; les capitaux versés sont de $15,735,000; le nombre des métiers est de 30,577; le nombre de balles de coton fabriqué annuellement est de 139,175; les personnes employées dans les filatures sont au nombre de 15,270; et le montant des salaires mensuels des employés varie entre $450,000 et $500,000.
La plupart de ces chiffres sont empruntés au rapport officiel de 1875 et l'accroissement merveilleux du commerce et de l'industrie de Fall River, depuis quelques années, font prévoir une augmentation considérable pour l'avenir.
Fall River compte en outre: une filature de laine, un immense établissement pour le blanchissage des cotons écrus et deux imprimeries à indienne qui sont des merveilles de mécanisme perfectionné et de génie industriel, et une immense usine connue sous le nom de «Fall River Iron Works.» L'évaluation totale du bureau des assesseurs pour l'année 1875, porte à $51,401,467 la valeur des propriétés soumises aux contributions municipales et à $763, 464.37 le montant des impôts perçus pendant l'année.
Les voies de communication par terre et par mer sont abondantes, et de nombreuses lignes de chemins de fer et de bateaux à vapeur, offrent toutes les facilités désirables au commerce et à l'industrie.
L'accroissement rapide de Fall River pendant les cinq dernières années a été un sujet d'étonnement pour le monde industriel, et spécialement pour ceux qui ont assisté comme témoins aux efforts énergiques de ses citoyens entreprenants.
Un grand nombre de banques fournissent les facilités nécessaires pour les transactions commerciales, et deux journaux quotidiens et cinq journaux hebdomadaires distribuent chaque jour et chaque semaine, parmi toutes les classes de la société, des nouvelles du monde entier. On a remarqué avec raison que plus de 14,000 personnes employées dans les filatures, étaient inscrites dans les livres de caisses d'épargne; ce qui est une preuve non équivoque de l'esprit d'économie de la population ouvrière de Fall River.
La population de la ville, comme il a été dit plus haut, est généralement estimée à 50,000 habitants, parmi lesquels on compte environ 6,000 Canadiens d'origine française. L'arrivée des premières familles canadiennes à Fall River, date de 1868 et dès l'année suivante, l'évêque du diocèse de Providence, Rhode-Island, envoyait un prêtre français pour organiser la paroisse de Sainte-Anne des Canadiens. Grâce à l'énergie et à l'esprit de sacrifice du nouveau pasteur, une église fut érigée immédiatement et les émigrés purent remplir leurs devoirs religieux avec la même facilité qu'au Canada. Le mouvement d'émigration continuait toujours dans des proportions étonnantes et trois ans plus tard, il fut jugé nécessaire d'agrandir le nouveau temple pour faire place aux fidèles qui s'affluaient à Fall River de toutes les parties du Canada. On compte actuellement deux paroisses catholiques consacrées spécialement au service des Canadiens. L'une, la plus considérable, se compose de tous les Canadiens habitant la ville de Fall River proprement dite, et elle est connue sous le nom de «paroisse de Sainte-Anne des Canadiens». L'autre, de moindre importance, sous le titre de «paroisse de Notre-Dame-de-Lourdes» comprend toutes les personnes professant la religion catholique, sans distinction de nationalités, et habitant le faubourg connu sous le nom de «Flint village». Quelques protestants d'origine française se sont réunis pour former une congrégation et se procurer les services d'un pasteur de leur culte, mais leur nombre est relativement restreint.
Des écoles françaises ont été fondées, à différentes reprises, avec plus ou moins de succès, quoique le système d'éducation gratuite et obligatoire des écoles publiques ait toujours été un obstacle sérieux au progrès de ces établissements; si l'on en excepte, cependant, les écoles de filles organisées par des religieuses canadiennes qui paraissent avoir assez bien réussi. Plusieurs sociétés nationales ont été organisées à différentes époques et quelques unes fonctionnent aujourd'hui avec assez de régularité, quoique ces associations, en général, aient eu une existence assez précaire en raison des changements importants qui se font chaque année dans les rangs de la colonie française de Fall River. Plusieurs jeunes Canadiens, depuis leur arrivée aux États-Unis, se sont lancés dans la voie difficile des professions libérales, et quelques uns d'entre eux ont réussi à se faire de bonnes clientèles comme avocats, notaires, médecins, journalistes, artistes, etc. Toutes les branches de commerce se trouvent aussi représentées par des négociants canadiens qui ont établi des magasins pour la vente des marchandises de toutes sortes, et quelques-uns de ces établissements sont remarqués pour l'exactitude du service et l'élégance et la richesse de leurs fonds d'assortiment. Le commerce des provisions, des nouveautés et des épiceries a particulièrement pris des proportions étonnantes et quelques marchands canadiens ont réussi à se faire une belle clientèle américaine en dehors du commerce canadien dont ils ont le monopole. Quelques autres négociants font avec succès l'importation des céréales, des foins, du beurre et des pommes de terre du Canada, et un Commerce actif s'est établi depuis quelques années entre Montréal, Québec, Saint-Hyacinthe et Sherbrooke et tous les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre où les Canadiens se sont établis.
Sous le rapport du travail, les familles entières, comme règle générale, entrent dans les filatures de coton. Hommes, femmes et enfants obtiennent des emplois plus ou moins lucratifs, quoiqu'il y ait exception pour les artisans qui ont un métier qui leur permet de commander des salaires plus élevés dans leur spécialité. Mais ces derniers sont forcés de faire la part des temps de chômage; ce qui fait, que même en travaillant pour des appointements comparativement modiques, les personnes employées dans les filatures peuvent quelques fois gagner tout autant que les hommes de métier. Quelques jeunes Canadiens occupent maintenant des positions responsables comme chefs d'ateliers et contremaîtres dans les manufactures, et l'ouvrier d'origine française, en général, est recherché pour sa fidélité, son assiduité au travail et sa sobriété. Comme classe ouvrière, les Canadiens occupent une position que l'on pourrait comparer avec avantage à celle de leurs compagnons de races irlandaise, anglaise et écossaise, qui forment avec eux la presque totalité des employés des filatures de coton, à Fall River.
L'émigration canadienne ne s'étant portée vers Fall River que depuis neuf ou dix ans, aucun Canadien n'a encore pu acquérir ce qu'on appelle de la fortune, quoique plusieurs d'entre eux occupent des positions qui les mettent à l'abri du besoin. Le plus grand nombre de ces derniers ont cru devoir prendre leurs lettres de naturalisation afin de protéger leurs propriétés contre les éventualités d'une mort soudaine: ce qui rendrait leur succession assez difficile à régler. Une loi de l'état du Massachusetts assigne aux enfants nés aux États-Unis, toutes les propriétés mobilières ou immobilières qui pourraient être laissées sans dispositions testamentaires, au détriment de la veuve et des enfants nés au Canada, si le père n'a pas été naturalisé américain. L'influence politique que possède la population canadienne est relativement insignifiante, quoique le nombre des électeurs aille en augmentant, chaque année, dans une proportion qui fait prévoir qu'avant longtemps, les citoyens d'origine franco-canadienne pourront prendre la part qui leur revient, à la gestion des affaires publiques.
Somme toute, la position matérielle sociale, religieuse et politique de la population canadienne de Fall River, sans être aussi brillante qu'il serait peut-être permis de l'espérer, est loin d'être aussi misérable que l'on a bien voulu l'affirmer dans les rangs d'une certaine presse, aux États-Unis et au Canada. On a parlé de faim et de misère, et l'on est même allé jusqu'à dire que la seule raison qui retenait les Canadiens à l'étranger, se trouvait dans le fait qu'ils étaient, en général, trop pauvres pour payer leurs frais de retour au pays. Ces assertions ont été faites par des écrivains qui devaient être payés pour mentir ou qui avaient été trompés grossièrement par des rapports fantaisistes. Quand on répète, au Canada, que la misère règne aux États-Unis parmi les émigrés, on se trompe d'une manière étrange. Relativement au nombre de la population et au nombre des émigrants qui arrivent le plus souvent sans les moyens de pourvoir à leurs premiers besoins, il n'existe pas un pays au monde où l'indigence et la mendicité soient plus rares que dans la Nouvelle-Angleterre. La statistique est là pour le prouver, et les chiffres, avec leur concision mathématique, en disent plus long que tous les articles des journaux qui paraissent avoir pour mission de décrier les institutions américaines et de calomnier le peuple qui accorde l'hospitalité la plus franche et la plus cordiale, à tous ceux qui désirent marcher dans la voie honorable du travail, du progrès et de la civilisation.
V
La filature
Les premiers soins d'Anselme Dupuis, lors de son arrivée à Fall River, furent consacrés à l'installation de sa famille et à l'achat des meubles et des ustensiles qui lui manquaient pour monter son ménage. Les quelques dollars qui lui restaient suffirent à ces premières dépenses, mais il fallut s'aboucher avec les marchands de comestibles afin de faire face aux besoins des premiers mois. Des comptes furent ouverts chez l'épicier, le boucher et le boulanger de qui l'on obtint un crédit de trente jours, comme c'est l'habitude chez les marchands de détail de Fall River.
Des employés passent chaque jour dans les familles pour prendre les commandes et les marchandises sont portées à domiciles. Ce système de commerce est général parmi les Canadiens des États-Unis et s'explique facilement par le fait que les émigrants, en général, arrivent aux États-Unis dans un état voisin de la pauvreté. On commence par escompter les salaires du premier mois de travail, et une fois lancées sur la pente du commerce à crédit, les familles continuent généralement à payer leurs fournisseurs de la même manière. On a cependant remarqué, depuis deux ou trois ans, que quelques personnes avaient inauguré le système des achats au comptant et il est à espérer que cet exemple de quelques-uns aura pour effet d'ouvrir les yeux du plus grand nombre sur les désavantages du commerce à crédit.
Toute la famille Dupuis, à l'exception du père, s'était ressentie des fatigues du voyage et il fut décidé que les enfants ne commenceraient leurs travaux que le lundi de la semaine suivante, afin de leur accorder un repos dont ils avaient besoin, et de leur permettre de visiter la ville et de faire des connaissances. Le fils aîné, Michel, obtint un congé de quelques jours afin de pouvoir guider son père dans ses premières démarches et comme toutes les industries étaient alors dans un état florissant, on n'eut aucune peine à régler les détails les plus importants du ménage, en attendant que les salaires réunis de la famille eussent produit les fonds nécessaires pour faire face aux dépenses courantes.
Jeanne, grâce à la bonté toute paternelle de son protecteur et aux égards bienveillants de madame Dupuis et de ses enfants, se trouvait dans un état relativement confortable. Les incidents du voyage avaient eu pour effet de la distraire un peu, et d'éloigner de son esprit malade le souvenir des terribles épreuves qu'elle avait eu à supporter. La jeune fille souffrait encore physiquement des fatigues de la dernière quinzaine, mais elle secouait peu à peu la torpeur dans laquelle elle s'était laissé tomber après la mort de son père. Tout faisait espérer que la vie active de l'ouvrière lui ferait oublier, dans une certaine mesure, ses douleurs et ses peines, et que sa santé robuste aurait promptement raison de sa faiblesse passagère. L'amitié expansive de ses nouvelles camarades qui la traitaient comme une sœur, avait touché profondément la pauvre Jeanne, et son cœur qui avait tant besoin de consolation se laissa bercer doucement par les sentiments de cette affection douce et tranquille. Le fils aîné qui était un brave garçon s'efforça, de son côté, d'être agréable à la jeune fille, lorsque ses sœurs lui eurent raconté les circonstances qui l'avaient forcée à émigrer. Les plus jeunes enfants eux-mêmes s'étaient attachés à l'orpheline et chacun semblait rivaliser de bonté et de prévenances pour lui faire oublier qu'elle se trouvait dans la famille à titre d'étrangère et de protégée.
Les quelques jours qui restaient aux émigrés avant de se mettre au travail furent employés à renouer connaissance avec quelques familles de Contrecœur qui les avaient précédés dans l'exil et qui s'empressèrent de donner aux nouveaux venus toutes les informations désirables. M. Dupuis lui-même s'adressa au gérant de la filature «Granite» où son fils avait fait les arrangements préliminaires, afin de s'assurer dans quelles conditions ses enfants commenceraient à travailler. Il fut décidé que les deux filles les plus âgées, Marie et Joséphine entreraient comme apprenties dans le département du tissage, pendant que Philomène, Arthur et Joseph assisteraient aux cours des écoles publiques pendant le terme prescrit par les lois. Jeanne serait admise dans la salle du filage où se fabriquait la chaîne des tissus sur les métiers à travail continu (ring frame spinning), et M. Dupuis lui-même serait employé dans le hangar au coton où se fait le déballage de la matière brute, avant de la soumettre au procédé du nettoyage et de l'épluchage. Michel, l'aîné, travaillait depuis un an comme fileur sur les métiers adoptés maintenant pour le filage en fin, et connus sous le nom de bancs à filer à travail intermittent (mule spinning). Cette dernière occupation demande des aptitudes spéciales et les ouvriers fileurs reçoivent un salaire supérieur à celui que gagnent les autres employés d'une filature. Michel qui était un garçon intelligent avait eu la bonne fortune de tomber entre les mains d'un contremaître qui s'était intéressé à son avancement, et en moins de six mois le jeune homme était arrivé à obtenir la direction d'une paire de bancs à broches (mules).
Il était évident que les premiers jours de travail ne produiraient qu'un salaire relativement insignifiant, car il fallait d'abord mettre les enfants au courant des devoirs de leurs occupations respectives avant qu'ils eussent acquis l'expérience nécessaire pour qu'on leur confiât, sans contrôle, la direction des machines. Mais comme Michel gagnait déjà de fort bons gages, on pourrait attendre, sans embarras, que le temps eût amené des changements favorables qui permettraient à tous les membres de la famille de contribuer à la prospérité commune. Madame Dupuis serait chargée des soins du ménage, et les jeunes enfants qui iraient à l'école pourraient l'aider jusqu'à un certain point, en dehors des heures de classe, dans les travaux intérieurs de la maison. Tout semblait arrangé à souhait et les enfants eux-mêmes témoignaient le désir de commencer bientôt les travaux qu'on leur avait assignés.
M. Dupuis s'était informé, aussitôt après son arrivée, des facilités que possédaient ses compatriotes pour remplir leurs devoirs religieux et on lui avait répondu que, sous ce rapport, les Canadiens de Fall River n'avaient rien à envier à leurs frères du Canada. Un vénérable prêtre appartenant à une noble famille française s'était dévoué au service de la population franco-canadienne, et un joli temple dédié au culte catholique sous le patronage de Sainte-Anne s'était élevé comme par enchantement à l'appel de l'évêque du diocèse. Ce fut cependant avec un sentiment d'agréable surprise que M. Dupuis se trouva avec sa famille, le dimanche suivant, au milieu d'une foule de ses compatriotes émigrés comme lui, et qui étaient accourus de tous les coins de Fall River pour assister au service divin. L'église décorée avec goût présentait un aspect gai comme aux jours des grandes fêtes, au Canada, et les cérémonies du culte rappelaient forcément le souvenir de la patrie absente.
Après avoir fait un tour de promenade, pendant l'après-midi, sous la direction de Michel qui leur fit visiter les points les plus intéressants de Fall River, les jeunes filles se retirèrent de bonne heure afin de se préparer au travail du lendemain. Chacun devait être debout à cinq heures et demie du matin, car il fallait prendre le déjeuner avant de se rendre à la filature où les travaux commençaient à six heures et demie précises. Accompagné de Michel qui se rendait lui-même au travail et qui lui servait d'interprète, M. Dupuis conduisit les jeunes filles au bureau du surintendant qui leur assigna leurs emplois respectifs. Jeanne, comme il l'a été dit plus haut, devait être employée dans le département du filage réservé pour les femmes, et Marie et Joséphine dans les ateliers de tissage. M. Dupuis trouverait en attendant mieux, du travail dans le hangar de déballage. Chacun se mit à l'ouvrage et l'on commença, dans des circonstances assez favorables, le premier jour de travail à l'étranger.
L'émigrant canadien qui quitte la charrue et l'air pur des campagnes canadiennes pour le travail mécanique et l'atmosphère raréfié des filatures de la Nouvelle-Angleterre, éprouve, tout d'abord, un sentiment bien naturel de malaise physique et de nostalgie. La cloche réglementaire qui appelle sa famille au travail, lui fait comprendre qu'il se trouve sous la dépendance de l'étranger et qu'une infraction aux coutumes et règlements établis, suffirait pour le placer dans une position difficile au point de vue pécuniaire. Les enfants, élevés dans les campagnes dans toute la jouissance des libertés de la vie pastorale, s'accoutument assez difficilement à cette surveillance toujours sévère de la hiérarchie des directeurs, surintendants, maîtres et contremaîtres des grands établissements industriels. À chaque pas, dans chaque action, on sent la main inexorable du gérant qui veille aux intérêts du capitaliste. Les machines ne savent pas attendre, et l'assiduité la plus rigoureuse est exigée des ouvriers et des ouvrières. Les heures de travail sont réglées et observées avec un soin tout particulier. Une loi de l'état du Massachusetts fixe à 60 heures par semaine la somme de travail que l'on peut exiger des femmes et des enfants, ce qui, en moyenne, forme un labeur de dix heures par jour, quoique les travaux soient répartis de manière à permettre la fermeture des filatures à 3h de l'après-midi, tous les samedis, tout en fournissant les soixante heures réglementaires. En un mot, il faut que tous les travaux soient faits, tous les devoirs accomplis avec la régularité implacable de la machine à vapeur qui donne la vie et le pouvoir à ces immenses ateliers. Il faut être là pour veiller à la mise en opération des métiers; il faut être là pour veiller à la perfection du travail des machines; il faut être là pour assister, chaque soir, à la cessation du mouvement de la «grande roue», comme on appelle généralement, chez les Canadiens, le monteur principal d'une filature. Il est facile de comprendre que la rigueur mécanique de tous les travaux de la filature, produise, au début, un sentiment de lassitude physique et d'esclavage moral, chez les gens qui n'ont connu jusque-là, que les occupations paisibles et le laisser-aller assez général de la vie des campagnes. Les premières semaines s'écoulent dans un état de mécontentement assez prononcé, mais quand arrive le premier jour de paye, «pay day» comme on dit généralement ici, ce mécontentement se change presque toujours pour la satisfaction bien naturelle de pouvoir toucher régulièrement le prix de son travail. Le paiement des ouvriers, à Fall River, se fait régulièrement chaque mois, et quoique les sommes ainsi distribuées atteignent le montant d'un demi million de dollars, nous n'avons pas un seul exemple à citer, où les compagnies aient failli de rencontrer leurs obligations envers les ouvriers. Chaque famille peut ainsi compter avec certitude sur le montant de son salaire et régler ses dépenses en conséquence. Ici, comme ailleurs, se trouvent des gens dont les dépenses excèdent les revenus, mais ces gens-là ne sauraient prendre pour excuses la mauvaise foi des corporations industrielles ou l'irrégularité des paiements mensuels. Tout au contraire; il n'existe probablement pas, en Europe ou en Amérique, une ville manufacturière dont les établissements industriels soient assis sur des bases plus solides.
L'émigré, après s'être mis au courant des habitudes et du travail des filatures, se fait, peu à peu, à cette vie réglementée. On se familiarise avec les occupations quotidiennes assignées à chaque membre de la famille; on devient habile, et les salaires sont augmentés en proportion des aptitudes des ouvriers. Pendant les heures de loisir des soirées et des dimanches, on a généralement rencontré, parmi les 6,000 Canadiens qui habitent Fall River, des amis ou des connaissances du pays natal. On a renoué les anciennes relations ou l'on en a formé de nouvelles, et trois mois se sont à peine écoulés que l'on se sent réconcilié aux manières de vivre des villes américaines. Les enfants, avec l'insouciance et la facilité du jeune âge trouvent facilement de nouveaux camarades et se familiarisent avec la langue anglaise.
Chaque corporation industrielle possède un certain nombre de logements (tenements) économiques à l'usage de ses ouvriers, et le prix du loyer est retenu chaque mois, sur les salaires de la famille. Il est loisible aux employés d'occuper ces logements, quoique pleine liberté leur soit donnée de loger où bon leur semble. Ces habitations sont généralement groupées autour des filatures et possèdent tout le confort désirable. Les Canadiens de Fall River n'ont certainement pas à se plaindre à ce sujet.
Tout enfant qui n'a pas atteint l'âge de 14 ans se voit forcé par les lois de l'État, à suivre les cours élémentaires des écoles publiques pendant une période de vingt semaines scolaires par an, et toute infraction à cette loi est sévèrement punie par les tribunaux. Des surveillants sont spécialement chargé de voir à ce qu'aucun enfant n'échappe à l'exécution de ces règlements, et les corporations industrielles sont responsables devant la loi aussi bien que les parents des enfants pris en défaut. Le système des écoles publiques, à Fall River, est organisé avec un soin et une libéralité qui font honneur aux autorités municipales. La ville de Fall River qui compte une population d'à peu près 50,000 âmes, selon les derniers recensements, entretient cent trois écoles séparées pour l'éducation gratuite et obligatoire de ses habitants. Ces écoles sont divisées comme suit: école supérieure 1; écoles dites de grammaire, (Grammar Schools) 19, écoles intermédiaires (Intermediate schools) 21; écoles primaires, 53; écoles mixtes 9. Le nombre des professeurs des deux sexes employés dans ces écoles est de 123 et le nombre des élèves enregistrés, à la date du 1er janvier 1877, était de 8864. Une somme de $100,000 a été mise à la disposition du bureau des écoles pour l'exercice 1876-77, et un montant supplémentaire de $37,966.73 a été dépensé pour la construction de nouvelles écoles et l'entretien des autres édifices attribués au département de l'instruction publique; ce qui fait un total de $137,966.73, mis au service de l'instruction gratuite et obligatoire pendant le cours de l'année scolaire 187677. L'instruction religieuse dans les écoles ne touche en rien aux formes et aux dogmes des croyances si divisées du christianisme, aux États-Unis. Catholiques et protestants sont traités de la même manière, avec la même libéralité, et un prêtre catholique romain fait partie depuis plusieurs années du bureau des écoles publiques de Fall River. Tous les livres et la papeterie nécessaires sont fournis gratuitement aux élèves sous la direction du surintendant, et riches et pauvres sont traités avec l'égalité la plus démocratique, sur les bancs des écoles publiques. Rien n'est donc épargné pour donner à la jeunesse ouvrière les avantages d'une éducation libérale, et c'est là un bienfait qui se fait nécessairement sentir parmi les Canadiens émigrés. Des écoles particulières sous la direction du clergé, ont aussi été établies dans différents quartiers de la ville, et les personnes qui désirent y envoyer leurs enfants peuvent le faire moyennant une légère contribution mensuelle. On a aussi établi, depuis quelques années, des écoles du soir à l'usage des personnes adultes qui désirent consacrer les longues soirées d'hiver à l'étude des rudiments de la langue et de la grammaire anglaise. Ces écoles sont particulièrement utiles aux émigrés qui désirent apprendre l'anglais. On peut voir par ce court résumé, que les avantages de toutes sortes, ne manquent pas à Fall River, à ceux qui désirent s'instruire tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes. Certes, sans aller Jusqu'à dire que la position des Canadiens aux États-Unis soit ce qu'elle devrait être, sous tous les rapports, on est forcé d'avouer que si les émigrés ne prospèrent pas selon leurs espérances, il serait souverainement injuste d'en accuser le peuple américain ou les lois qui le régissent. L'étranger qui veut prendre sa part du labeur nécessaire à l'avancement des progrès matériels et intellectuels du pays, est reçu aux États-Unis comme un frère, quelle que soit sa croyance ou sa nationalité. Les portes de toutes les ambitions lui sont ouvertes, et ici comme ailleurs, c'est l'énergie, l'intelligence et l'amour du travail qui obtiennent le haut du pavé. L'ignorance, la paresse et le fanatisme n'ont leur place nulle part, et peut-être encore moins sous le drapeau de la république américaine qu'en aucune autre partie du monde.
On peut donc dire avec vérité que le Canadien-français émigré aux États n'a pas à se plaindre du peuple qui l'entoure, des capitalistes qui lui donnent du travail, ou du gouvernement qui le protège. Comme tout autre citoyen, l'émigré est forcé de faire la part des crises industrielles et commerciales, et si les jours qu'il traverse maintenant sont un peu sombres, il lui faut se consoler par la certitude qu'il doit avoir, de posséder sa part de soleil, lorsque les jours de prospérité ramènent le bonheur et le contentement parmi la classe ouvrière.
VI
Les salaires dans les filatures
La question des salaires payés pour les travaux de la filature, depuis quelques années, a toujours été négligée par ceux qui se sont occupés de trouver un remède contre l'émigration, en encourageant le rapatriement des Canadiens émigrés. Les autorités canadiennes fédérales et provinciales ont organisé, avec la meilleure volonté du monde, des essais de colonisation dans la province de Manitoba et dans les «cantons de l'Est» de la province de Québec, mais s'il faut en juger par les résultats obtenus jusqu'aujourd'hui, on est forcé d'en arriver à la conclusion que le mouvement a échoué complètement, fatalement échoué, quoi que puissent en dire ceux qui ont intérêt à proclamer le contraire. Le flot de l'émigration se dirige toujours vers la Nouvelle-Angleterre, et le plus grand nombre des colons qui ont été rapatriés à prix d'argent ont eux-mêmes repris la route de l'étranger. Au lieu d'un retour général au pays que l'on paraissait espérer, c'est un départ en masse que l'on est forcé de constater. Il faut donc en arriver à la conclusion que le rapatriement des Canadiens-Français émigrés dans la Nouvelle-Angleterre a été jusqu'à présent chose illusoire. Partant de là, et voyant chaque jour s'augmenter le nombre des émigrants qui vont aux États-Unis chercher du travail et du pain, il semble plus à propos d'étudier le côté pratique de leur position matérielle, que de prêcher dans le désert sur les résultats désastreux de l'émigration. Le mal est là qui fait des progrès inquiétants, et il s'agit d'y apporter un remède énergique. Un médecin commence par étudier les signes diagnostiques d'une maladie avant de prescrire pour sa guérison, et il devrait en être des maladies sociales et politiques, comme des maladies physiques. Laissant de côté l'aspect pratique de la question du rapatriement, on s'est borné jusqu'aujourd'hui, à faire appel au patriotisme des émigrés, sans se demander si ce que l'on pouvait leur offrir au Canada était de nature à leur faire oublier ce qu'ils abandonnaient aux États-Unis. On ne paraissait pas s'inquiéter de la question des salaires, lorsque cette question forme probablement la seule base de raisonnement sur laquelle il soit possible d'en arriver à un moyen pratique de rapatriement.
Il est notoire, que les hommes politiques Canadiens ignorent généralement les détails les plus élémentaires de la vie de leurs compatriotes émigrés, et l'on propose une loi de rapatriement sans trop savoir si ce qu'on offre au Canada n'est pas destiné à être pris en ridicule aux États-Unis. Telle a été, par exemple, la dernière loi édictée par la législature de Québec, et par laquelle on a réussi à dépenser $50,000 pour ramener au pays 25 ou 30 colons, pendant que 25,000 Canadiens-Français quittaient leur pays natal pour aller chercher du travail dans la Nouvelle-Angleterre. Ces $50,000 distribués avec intelligence dans les campagnes du Canada auraient produit des résultats plus encourageants. Si l'on eut étudié cette question des salaires avant de s'empresser d'établir un mode de rapatriement que chacun tourne maintenant en ridicule, on aurait peut-être réussi à éviter l'écueil d'un premier fiasco. Et chacun sait ce qu'il en coûte généralement pour remettre en faveur, une mesure discréditée par l'incapacité notoire de quelques-uns et par la prévarication des autres.
Il est indubitable que l'on prêchera dans le désert, aussi longtemps que l'on ne parviendra pas à offrir aux Canadiens émigrés, des avantages supérieurs à ceux qu'ils possèdent aux États-Unis. Cette vérité est indiscutable et repose sur la comparaison mathématique que fera toujours l'homme intelligent, avant de se lancer dans une entreprise nouvelle. Pourra-t-il, en retournant au Canada, gagner chaque jour, chaque semaine, ou chaque mois le même nombre de dollars qu'il gagne dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre?
Voilà la question du rapatriement posée en deux lignes, et chacun sait, qu'aujourd'hui, les chiffres sont en faveur des États-Unis, quoi qu'en disent ceux qui sont payés pour affirmer le contraire. Ce n'est pas en trompant le peuple par des niaiseries sentimentales que l'on parviendra à changer les réponses implacables d'un problème d'arithmétique. On a dit aux hommes politiques du Canada: «Les Canadiens-Français des États-Unis sont dans la misère et ne demandent qu'un peu d'aide pour retourner au pays natal». Les hommes d'état ont avalé la pilule sans faire la grimace, et une loi de rapatriement fut passée avec émargement au budget pour une somme de $50,000. Le premier devoir du gouvernement fut de nommer des agents pour veiller à ce que les fonds fussent déboursés avec justice et discernement. Il y a maintenant trois ans que cette loi est inscrite sur le cahier des charges de la législature de Québec, les fonds sont épuisés, on se prépare à en demander d'autres, plus de 25,000 Canadiens ont pris, depuis cette époque, la route de l'exil, et à peine a-t-on réussi à ramener au pays 25 familles qui aient décidé de s'y établir d'une manière définitive. Voilà, jusqu'à présent, les résultats de la loi de rapatriement.
Il n'appartient pas aux Canadiens des États-Unis, de vouloir enseigner aux hommes d'état du pays, le remède à apporter pour mettre un frein au flot d'émigration qui dépeuple les campagnes du Canada français, mais on peut facilement les mettre au courant de la position qu'occupent ici leurs compatriotes émigrés, des salaires qu'ils reçoivent, en un mot, des avantages matériels qui les ont engagés à s'établir dans les centres industriels. Et comme il existe, à Québec et à Ottawa, des ministres payés grassement pour étudier et résoudre les problèmes politiques, ils pourront alors, avec connaissance de cause, faire des comparaisons qui les mèneront à une intelligence raisonnée de la question du rapatriement.
Une étude sérieuse a été faite pour en arriver à des chiffres d'une exactitude indiscutable, et les informations ont été fournies par des hommes du métier. Les directeurs-gérants de trois des plus importantes filatures de Fall River ont bien voulu prendre la peine de dresser des listes détaillées des salaires payés dans leurs établissements respectifs, et après avoir comparé leurs rapports, on est arrivé à établir une moyenne qui peut être présentée comme correcte, à ceux qui s'intéressent à cette question si importante de l'émigration canadienne aux États-Unis.
On objectera peut-être que la moyenne de Fall River ne saurait s'appliquer aux établissements des autres centres industriels, mais il est facile de répondre à cette objection par le fait que Fall River produit plus des deux tiers de tous les tissus de coton fabriqués en Amérique, comme on peut s'en assurer par les chiffres précédents. Cela dit, nous allons procéder à passer en revue tous les travaux nécessaires à la fabrique du coton, en mettant en regard de chaque emploi, le montant du salaire payé actuellement, dans tous les établissements industriels de Fall River:
Cardeurs par jour .............$1.03
Fileurs " " ............... 1.44
Bobineuses (spoolers) .......... 95
Warpers ....................... 1.17
Passeuses-en-lames ............ 1.00
Empeseurs (Slashers) .......... 1.70
Tisserands .................... 1.23
Moyenne générale $1.21¾.
Notons d'abord que cette moyenne des salaires ne s'applique qu'aux ouvriers, et que les agents, surintendants, maîtres, contremaîtres, mécaniciens, menuisiers, peintres, etc., reçoivent naturellement des salaires plus élevés qui porteraient la moyenne à plus de deux dollars par jour. Cette moyenne de $1.21¾ doit donc être considérée comme s'appliquant exclusivement à ceux qui n'occupent aucune position exceptionnelle dans la filature.
Les Canadiens, en général, sont employés dans les départements du cardage, du bobinage et du tissage. Le filage, comme règle générale, est fait par les ouvriers anglais et irlandais, quoique les aide-fileurs se recrutent en grand nombre parmi les enfants canadiens. Les salaires payés à ces aide-fileurs (back boys, doffers, tube boys) varient de 28 cents par jour pour les plus jeunes, jusqu'à $1.00 pour les plus habiles; la moyenne est de 65 cents par jour. Le système de filage adopté dans le plus grand nombre de filatures à Fall River, est le système anglais connu sous le nom de «mule spinning» et les hommes seuls sont employés dans ces ateliers, en raison de la difficulté du travail. Quelques filatures se servent cependant du métier à travail continu, soit à broches verticales, soit à broches horizontales—(frame spinning)—et ces machines sont généralement confiées à des ouvrières qui gagnent, en moyenne, un salaire de 90 cents par jour.
Un assez grand nombre de personnes d'origine franco-canadienne, des femmes pour la plupart, sont employées dans les filatures où ce système de filage est en opération. Les ouvriers tisseurs sont probablement ceux qui, parmi les Canadiens réussissent à gagner les salaires les plus élevés. Une jeune fille peut facilement voir au travail de six métiers, ce qui lui rapporte en moyenne un salaire de $1.10 par jour. Quelques bonnes ouvrières réussissent à obtenir huit métiers, ce qui leur donne une moyenne de $1.50 par jour, et comme il l'a été dit plus haut, la moyenne des salaires payés dans les ateliers de tissage est de $1.23, tant pour les ouvriers que pour les ouvrières. Il se trouve, en outre, dans les grands établissements, une foule d'autres travaux confiés à des hommes de peine, à des «journaliers» comme on dit ici. Ces travaux sont payés aux prix ordinaires qui varient de 75 cents à $1.00 par jour.
Les salaires payés dans les filatures, lors de l'arrivée de la famille Dupuis à Fall River en octobre 1873, étaient plus élevés d'un tiers au moins que les chiffres qui ont été cités plus haut. Les tissus à indienne s'écoulaient alors facilement et les bénéfices des actionnaires atteignaient parfois des taux incroyables. Fall River jouissait d'une prospérité qui faisait prévoir un avenir glorieux, lorsque la fameuse faillite de Jay, Cooke & Cie annonça les commencements de cette crise terrible qui a bouleversé le pays depuis cinq ans. Les valeurs de toute sorte subirent une baisse qui jeta la panique dans les cercles financiers et les faillites se succédèrent avec une rapidité sans exemple dans l'histoire du pays. Les industries se trouvèrent paralysées par la rareté des fonds en général, et par les pertes sérieuses que toutes les grandes maisons eurent à subir. Fall River avec ses cinquante filatures de coton et leur production hebdomadaire de 7,000,000 yds de tissus à indienne, fut l'un des premiers centres industriels à éprouver le contre-coup de la crise, et une première réduction de 10% sur les salaires des ouvriers fut rendue nécessaire par l'état déplorable du marché et par la dépréciation dans la valeur des actions. Une deuxième et une troisième réduction de 10% furent déclarées en 1875 et 1877, tandis que le prix des tissus subissait une baisse d'au moins 50%. En dépit de cet état de choses qui paraîtrait devoir paralyser les affaires, on a pu voir par les chiffres publiés plus haut, que l'ouvrier des filatures gagne actuellement un salaire qui lui permet de vivre, sinon dans le luxe et dans la richesse, au moins dans une aisance relative.
Comme on s'y attendait dans la famille Dupuis, les salaires du premier mois ne rapportèrent qu'une somme insignifiante, car il avait fallu que les jeunes filles se missent au courant des détails des travaux qu'on leur avait assignés. L'expérience d'un mois avait suffi, cependant, pour aplanir toutes les difficultés, et Marie et Joséphine dans la salle du tissage, et Jeanne comme fileuse avait fait des progrès qui les faisaient déjà ranger au nombre des bonnes ouvrières. Michel qui travaillait dans une salle voisine, avait pris un soin tout particulier pour aider Jeanne à surmonter les premières difficultés du filage, et le jeune homme s'était fait un plaisir de lui expliquer le mécanisme des bancs à broches sur lesquels se fait le filage de la chaîne des tissus.
Les salaires réunis du deuxième mois de travail produisirent une somme qui permit à M. Dupuis de payer la plus grande partie des dettes qu'il avait contractées pour ses frais d'installation, et dès le troisième mois, il se trouva en position de déposer quelques dollars de surplus dans une caisse d'épargnes. Jeanne payait ses frais de pension à raison de trois dollars par semaine et comme elle gagnait, en moyenne, plus d'un dollar par jour, la jeune fille confia à son protecteur les sommes dont elle pouvait disposer après avoir payé ses dépenses de chaque mois.
Les plus jeunes enfants: Philomène, Arthur et Joseph, après avoir fréquenté les écoles publiques selon les exigences de la loi, obtinrent aussi du travail dans la même filature; Philomène comme apprentie, avec ses sœurs, dans la salle du tissage, et Arthur comme aide-fileur avec son frère aîné. Les quelques mois que ces enfants avaient consacrés à l'étude leur avaient été d'un grand service pour les familiariser avec la langue du pays, et lorsqu'ils quittèrent les bancs de l'école pour les travaux de la filature, ils pouvaient déjà lire couramment et parler assez facilement la langue anglaise.
VII
Le 24 juin 1874
Huit mois s'écoulèrent sans qu'aucun événement important vînt apporter des changements dans la position de la famille Dupuis. On se trouvait aux premiers jours de juin 1874, et Jeanne attendait avec impatience l'heure où elle recevrait des nouvelles de son frère et de son fiancé. Le jeune fille devenue habile ouvrière, avait réussi à économiser une fort jolie somme qu'elle se faisait une joie de présenter à son frère comme preuve de son travail, lorsque celui-ci viendrait la rejoindre à Fall River.
Monsieur et Madame Dupuis n'avaient jamais cessé de se montrer bienveillants pour l'orpheline, et ils en étaient arrivés à la considérer comme faisant partie de leur propre famille. Son caractère doux et obligeant la faisait chérir de ses camarades de travail, et toute la colonie franco-canadienne de Fall River, citait Jeanne Girard que l'on avait surnommée «Jeanne la fileuse,» comme un modèle de bonté, de modestie et d'assiduité au travail. La beauté mélancolique de la jeune fille inspirait une vive sympathie à tous ceux qui la voyaient pour la première fois, et plusieurs jeunes ouvriers soupiraient en silence, en pensant au bonheur qui était réservé à celui qui saurait se faire aimer d'elle. Son surnom de «Jeanne la fileuse» lui venait de ce que le système de filage auquel elle travaillait avait été introduit depuis peu dans les filatures de Fall River, et de ce qu'elle se trouvait au nombre des rares ouvrières canadiennes qui avaient adopté ce genre de travail.
Jeanne, en dehors des regrets que lui causait encore la mort de son père, et de l'ennui qu'elle ressentait en pensant à Jules et à Pierre Montépel, se trouvait donc dans une position relativement heureuse. Sa constitution robuste avait résisté aux premières fatigues d'un travail continu au milieu de l'atmosphère raréfié de la filature, et sa santé était excellente sous tous les rapports. Les loisirs que lui avaient procurés les longues soirées d'hiver avaient été mis à profit pour faire elle-même ses travaux de couture, et pour étudier la langue anglaise qu'elle parlait déjà avec beaucoup de facilité. Ses manières réservées et polies et son costume toujours soigné, quoique modeste, inspiraient un certain respect, même à ceux qui se trouvaient en contact quotidien avec elle. Ses camarades de nationalité américaine s'étaient toujours empressés de l'aider de leur expérience et de leurs conseils, lorsqu'elle s'était trouvée dans l'embarras, lors de ses premiers jours de travail; et toutes se sentaient attirées vers elle, quoiqu'il lui fût impossible, au début, de parler ou de comprendre l'anglais. Les enfants de M. Dupuis éprouvaient pour elle un attachement qui se faisait sentir dans l'empressement qu'ils mettaient à se soumettre à ses moindres désirs, et les deux filles les plus âgées, Marie et Joséphine, étaient devenues ses compagnes inséparables.
Jeanne qui avait reçu une éducation assez soignée, avait trouvé le temps d'organiser une classe de français afin d'enseigner la langue maternelle aux plus jeunes enfants qui fréquentaient les écoles américaines, et elle s'était vue récompensée par les progrès que firent ses élèves, et la reconnaissance que lui en témoignèrent monsieur et madame Dupuis. Le fils aîné qui avait pour elle les égards d'un frère, épiait ses moindres désirs afin de pouvoir lui être agréable, et l'on chuchotait tout bas, parmi les fillettes canadiennes qui ignoraient l'histoire de Jeanne, que l'amitié que lui témoignait Michel Dupuis pourrait bien devenir, avec le temps, un sentiment plus tendre. Michel qui était du même âge que Jeanne, était un garçon sobre, intelligent, industrieux, qui avait fait quelques années d'étude avant de partir pour les États-Unis, et qui comprenait parfaitement les circonstances exceptionnelles qui avaient forcé son père à émigrer. Son ambition était de pouvoir contribuer, par son travail, à ramener l'aisance dans sa famille, et sa conduite au-dessus de tout reproche faisait la joie de ses parents.
M. Dupuis qui, comme toute sa famille, ignorait les amours de Jeanne et de Pierre, avait remarqué lui-même l'attachement que son fils paraissait éprouver pour sa protégée, et il en avait fait part à sa femme. Les deux époux avaient exprimé l'espoir que cette amitié finirait peut-être plus tard par un mariage, mais comme Michel et Jeanne étaient encore trop jeunes pour former des projets d'union sur leur compte, on en était resté là.
Jeanne aimait et respectait Michel comme un frère, mais la pauvre fille ne se doutait pas que l'on pût croire qu'elle pourrait éprouver pour lui un autre sentiment que celui de l'amitié la plus sincère. Aussi, se laissait-elle aller, sans coquetterie et sans arrière-pensée, à estimer celui qu'elle considérait comme un bon fils, un bon frère et un bon camarade. Michel, de son côté, sans oser s'avouer à lui-même les sentiments qui l'agitaient, se laissait bercer par le contentement que lui procurait la présence de Jeanne, et le pauvre garçon se trouvait trop heureux dans la jouissance du présent pour se laisser troubler par les problèmes de l'avenir.
Immédiatement après son arrivée à Fall River, Jeanne s'était empressée d'écrire au vieux docteur de Contrecœur pour lui faire part de sa position, et pour lui faire tenir son adresse, au cas où il aurait quelque nouvelle importante à lui communiquer. Le vieillard s'était fait un devoir de lui répondre, et une correspondance régulière s'était établie entre lui et la jeune fille. Elle recevait ainsi régulièrement des nouvelles du village natal, et elle était certaine que son vieil ami s'empresserait de donner tous les renseignements demandés sur son compte, lorsque Jules et Pierre reviendraient des «chantiers». L'époque où les voyageurs reprennent la route du pays allait bientôt arriver, et Jeanne s'attendait chaque jour à recevoir la nouvelle de leur retour à Contrecœur. M. Dupuis, sa femme et ses enfants partageaient son impatience, et l'on se faisait une fête, dans la famille, de souhaiter la bienvenue la plus cordiale à Jules Girard et à son ami Pierre Montépel.
Un mouvement destiné à faire époque dans l'histoire des populations franco-canadiennes des États-Unis, était alors en train de s'organiser dans le but d'aller célébrer à Montréal la fête de Saint-Jean-Baptiste, patron du Canada français. Toute la presse franco-canadienne du Canada et des États-Unis avait fait un appel énergique au patriotisme des Canadiens émigrés, et la démonstration promettait de prendre des proportions étonnantes. M. Dupuis qui suivait toujours avec intérêt les nouvelles du pays natal, avait fait par à sa famille de ces projets patriotiques, et son journal lui avait apporté le texte de l'invitation suivante adressée par la société Saint-Jean-Baptiste de Montréal5 à toutes les sociétés nationales des États-Unis:
ASSOCIATION SAINT-JEAN-BAPTISTE DE MONTRÉAL.
COMITÉ D'ORGANISATION.
Aux Présidents et aux Membres des Sociétés Canadiennes des États-Unis.
Messieurs: La société Saint-Jean-Baptiste de Montréal vient d'adopter un vaste projet. Elle invite tous les Canadiens-Français des États-Unis à venir célébrer la Saint-Jean-Baptiste à Montréal le 24 juin prochain. Elle aurait reculé devant les difficultés d'une pareille entreprise, si elle n'avait pas eu pour l'encourager, la pensée du bien immense qui en résulterait pour notre nationalité, et la conviction que notre appel aurait un écho dans tous les cœurs canadiens.
La patrie pleure depuis longtemps, en ses jours de fête, l'absence d'un si grand nombre de ses enfants; nous voulons lui donner la satisfaction de les voir réunis, une fois, autour d'elle pour lui offrir l'hommage de leur respect, et lui prouver que dans l'exil comme sur le sol canadien, ils sont restés fidèles à ses glorieuses traditions.
Avec quel légitime sentiment d'orgueil elle constatera leur développement et leur influence, et se dira, après avoir évoqué le souvenir de ses luttes héroïques, que ses travaux et ses souffrances ne sont pas perdus. Cette grande démonstration aura pour effet de resserrer les liens qui doivent unir les enfants d'une même patrie, de leur apprendre à s'aimer et à se respecter davantage en se connaissant mieux, et elle donnera un tel spectacle de force et de vitalité que tous seront forcés d'avouer qu'il y a de belles destinées pour la race française en Amérique.
S'il est vrai qu'il est dans la vie des peuples des jours qui valent des siècles, le 24 juin prochain sera l'un de ces jours pour la population canadienne française6.
(Suivaient les signatures.)
Cet appel avait été reproduit par tous les journaux de langue française des États-Unis, et toutes les sociétés se préparaient à se rendre en masse à Montréal, en réponse à l'invitation de leurs compatriotes. Les différentes compagnies de chemins de fer s'étaient déclarées prêtes à réduire le prix des billets de passage pour l'occasion, et grâce à la libéralité et à l'esprit d'entreprise du «Passumpsic Railroad», les lignes rivales se virent forcées de baisser leurs tarifs en proportion. On pouvait obtenir, pour l'occasion, des billets aller et retour, première classe, entre Fall River et Montréal, pour sept dollars; ce qui équivalait à une moyenne d'un cent par mille pour le voyage.
L'enthousiasme s'était répandu comme une traînée de poudre, dans tous les centres industriels de la Nouvelle-Angleterre, et chacun se préparait à faire acte de patriotisme, en allant célébrer au pays la fête nationale du Canada. La population canadienne de Fall River avait commencé à s'organiser dès les premiers jours du mois de juin, et trois sociétés avaient formulé l'intention de se rendre en corps à Montréal pour prendre part à la démonstration. Le voyage projeté faisait les frais de toutes les conversations, et chacun consultait l'état de ses finances pour voir si ses économies lui permettraient de se joindre à ceux qui, plus heureux, se trouvaient en moyen de se payer sans hésiter, le bonheur d'une visite au pays natal. Monsieur Dupuis qui était membre de la Société Saint-Jean-Baptiste, avait d'abord décidé de se joindre à ses co-sociétaires, mais après avoir consulté sa femme sur ce sujet, il en vint à la conclusion qu'il serait préférable d'envoyer Michel qui avait mérité cette faveur par son assiduité au travail et sa conduite exemplaire. Le jeune homme était lui-même membre d'une société littéraire connue sous le nom de «Cercle-Montcalm»,7 et il serait, sans aucun doute, enchanté de faire le voyage avec ses camarades. Comme M. Dupuis avait en outre quelques échéances à rencontrer sur les hypothèques qui pesaient sur ses propriétés, Michel pourrait se charger de payer les argents et d'en recevoir quittance. Jeanne, de son côté, lorsqu'elle apprit que le jeune homme devait se rendre à Contrecœur, lui remit une lettre à l'adresse du docteur, tout en lui faisant verbalement quelques recommandations pour le cas où il rencontrerait Jules, si celui-ci était de retour au village.
Michel, enchanté de la permission que lui avait octroyée son père, commença ses préparatifs de voyage, et le pauvre garçon se trouva surchargé de commissions et de cadeaux de toutes sortes, pour les amis et les parents de Contrecœur, lorsqu'arriva le moment du départ. Plus de six cents Canadiens de Fall River accompagnés d'un corps de musique répondirent à l'appel de leurs frères du Canada, et deux convois spéciaux furent mis à la disposition des voyageurs, pour les conduire à Montréal, sans qu'il fût nécessaire d'opérer les changements ordinaires des trains quotidiens.
Une foule immense s'était rendue à la gare pour leur souhaiter un bon voyage, et la presse américaine ne put s'empêcher de remarquer l'empressement que mettaient les Canadiens émigrés à témoigner de l'attachement qu'ils gardaient à la patrie absente, en prenant part à ce pèlerinage patriotique.
Les fêtes, à Montréal, furent d'un éclat sans pareil. Toute la population française de la métropole du Canada s'était fait un devoir de contribuer au succès de la démonstration, en décorant les rues et en se rendant en foule au devant des sociétés nationales des États-Unis pour leur offrir les prémices de la bienvenue la plus cordiale et la plus fraternelle. La procession du 24 juin, favorisée par un temps magnifique, se composait de plus de vingt mille personnes. Soixante sociétés franco-canadiennes des États-Unis s'étaient rendues à l'appel, et figuraient dans les rangs de ce défilé sans exemple dans l'histoire de la race française en Amérique. Des députations de toutes les villes du Canada s'étaient jointes aux sociétés nationales de Montréal, et la procession qui s'étendait sur un parcours de trois milles, offrait un coup d'œil magique. On comptait cent trente et un drapeaux français, cinquante trois bannières, trente et un corps de musique et quinze chars allégoriques représentant des sujets empruntés à l'histoire du Canada. Sur tout le parcours de la procession, les rues étaient décorées de verdures et littéralement pavoisées de drapeaux, d'étendards et de bannières, et sillonnées en tous sens de banderoles aux couleurs nationales. Des arcs de triomphe avaient été érigés presqu'à chaque pas, portant des inscriptions de bienvenue et de fraternité patriotique. Le spectacle était grandiose, et toute la presse sans distinction de nationalité, fut unanime à reconnaître l'immense succès de la démonstration.
La procession terminée, la foule s'était précipitée dans la vaste église de Notre-Dame dont la nef fut bientôt encombrée. Beaucoup, même, ne purent y trouver place. Le temple avait revêtu ses plus riches ornements et jamais on n'avait vu un peuple aussi nombreux et aussi recueilli. Une messe solennelle fut célébrée, et un prédicateur éloquent prononça le sermon de circonstance. Après le messe, la foule se rendit au Champ-de-Mars où des discours patriotiques furent prononcés en présence d'un auditoire que l'on estimait à plus de vingt-cinq mille personnes. Il y eut, le même soir, un banquet splendide auquel étaient invités toutes les notabilités de la politique, de la littérature et des professions libérales, et des santés enthousiastes furent proposées à la fraternité nationale des Canadiens-Français du Canada et des États-Unis. Des discours remarquables furent prononcés de part et d'autre, et on profita de l'occasion pour combler d'égards et de courtoisies les émigrés qui avaient entrepris le voyage de Montréal pour venir payer un tribut d'amour et de fidélité à la patrie commune.
Les délégués des diverses sociétés se réunirent le lendemain, en convention, et la question de l'émigration et du rapatriement fut discutée, sans cependant en arriver à une conclusion définitive. Il y eut, en outre, un grand concert en plein air dans l'île de Sainte-Hélène, et plus de quinze mille personnes assistèrent à cette belle manifestation artistique qui fit le plus grand honneur au comité d'organisation. Les musiciens au nombre de 700 firent entendre les airs nationaux du Canada et des États-Unis, et un chœur de plusieurs cents voix exécuta une cantate dédiée aux Canadiens émigrés, et composée pour l'occasion par un artiste de renom.
Michel Dupuis avait suivi avec un intérêt facile à comprendre les diverses phases de la démonstration, et le jeune homme était enthousiasmé de la réception cordiale qu'on avait accordée à ses camarades, et des fêtes magnifiques que l'on avait organisées en leur honneur. Il s'étudia à graver dans sa mémoire tous les détails du voyage, afin d'en faire un récit fidèle à ses parents et à ses amis qui n'avaient pas eu le bonheur d'y assister avec lui. Comme délégué du «Cercle Montcalm», Michel avait pris part aux travaux de la convention, et lorsque ses devoirs officiels avaient été terminés, il s'était empressé de se rendre à Contrecœur afin de serrer la main à ses connaissances du village natal et de veiller aux intérêts pécuniaires de son père. Une de ses premières visites fut pour le docteur à qui il remit la lettre qu'il avait reçue de Jeanne. En réponse aux nombreuses questions du vieillard, Michel lui expliqua longuement le genre de vie que menait la jeune fille à Fall River, et lui raconta les détails de la grande fête qui venait d'avoir lieu à Montréal. Le docteur écouta avec attention le récit du jeune homme, et lorsque celui-ci s'informa de Jules Girard et de Pierre Montépel, il lui annonça qu'il avait reçu, la veille, du maître de poste de Contrecœur, deux lettres, dont l'une était adressée à Jean-Baptiste Girard et l'autre à Jeanne Girard. Le vieillard s'était permis d'ouvrir la première, comme elle devait venir de Jules, et qu'elle annonçait probablement la date fixée pour le retour des voyageurs.
Cette lettre venait en effet de Jules Girard qui ignorait encore la mort de son père, et le docteur la remit à Michel en lui disant d'en prendre connaissance. Celui-ci hésita pendant un instant, craignant de commettre une indiscrétion, mais le vieillard le rassura en lui disant qu'elle contenait des informations qu'il lui importait de connaître. Le jeune homme lut donc la lettre qui était conçue en ces termes:
Chantiers de la Gatineau,
Dans la forêt, ce 15 mai 1874
Bien cher père:
Je choisis la première occasion pour te faire parvenir cette lettre par un camarade qui fait la descente afin d'aller porter des dépêches à Ottawa. L'hiver a été magnifique pour la «coupe», mais malheureusement la fonte des neiges est arrivée trop tôt et nous nous voyons dans l'impossibilité de sortir les bois de la forêt au moyen des traîneaux, ce qui nous causera un retard considérable avant de pouvoir «encager». Il va nous falloir traîner les grosses pièces sur le sol, et je ne crois pas qu'il nous soit possible de faire la descente avant la fin du mois d'août prochain. Il ne faut donc pas m'attendre avant les premiers jours de septembre. Pierre est mon «foreman» et nous avons réussi à nous engager dans des conditions très favorables. Pierre gagne un salaire de quarante-cinq dollars par mois, et j'en reçois trente-sept; ce qui, à la fin de la saison, nous fera à chacun, un fort joli pécule. Pierre est un brave cœur dont j'apprends à apprécier les qualités tous les jours, et nous pouvons nous féliciter d'avoir trouvé pour Jeanne un mari aussi vaillant et aussi industrieux. Et toi! bon père, comment te portes-tu? Bien, Je l'espère. Et Jeanne, la pauvre enfant? S'est-elle consolée du départ de son fiancé? Notre santé à nous a été excellente sous tous les rapports et nous nous faisons une fête d'aller bientôt vous serrer sur nos cœurs. Pierre écrit à Jeanne en même temps que je t'écris, et le même courrier devra vous apporter nos deux lettres. Embrasse bien fort ma sœur pour moi, et toi, bon père, reçois l'assurance de mon affection sans bornes et de mon dévouement filial.
Ton fils dévoué,
JULES GIRARD.
Michel avait lu et relu lentement la lettre du frère de Jeanne. À un certain moment, il avait même tressailli visiblement, et sa figure s'était couverte d'une pâleur que le docteur n'avait cependant pas remarquée. Faisant un effort sur lui-même, il réussit à surmonter cette émotion passagère, et il dit au docteur:
—Jeanne va se trouver bien désappointée, docteur, de ce retard inattendu, car elle se faisait une joie de voir arriver son frère sous peu de jours. Mais il faut espérer que les explications que contient cette lettre seront suffisantes pour calmer son impatience.
—Oui, espérons-le, répondit le vieillard; d'autant plus que j'ai à lui faire connaître une nouvelle qui ne saurait manquer de lui être très agréable. J'ignore, M. Dupuis, si la jeune fille vous a raconté l'histoire de ses amours avec Pierre Montépel et les difficultés que souleva la famille de son prétendu à propos de leur mariage projeté. Qu'il me suffise, dans tous les cas, de vous dire que Pierre et Jeanne sont fiancés, et que leur mariage doit avoir lieu immédiatement après le retour des voyageurs. Pierre Montépel qui est un brave garçon avait sacrifié ses liens de famille pour suivre les inspirations de son cœur, et son départ pour les chantiers, l'automne dernier, fut l'occasion d'une querelle assez sérieuse entre lui et son père qui est un riche «habitant» de Lavaltrie. Le père Montépel est un homme d'un caractère violent, et il s'était laissé emporté par la colère à dire des choses cruelles et injustes. Pierre était parti, bien résolu à gagner lui même sa vie, sans s'occuper des richesses que son père possède et dont il est l'unique héritier. Le temps et les circonstances pénibles de la mort de M. Girard, ont amené des changements dans l'opposition que mettait M. Montépel au mariage de son fils, et j'ai reçu, l'autre jour, la visite de Madame Montépel qui venait s'informer de la position de Jeanne depuis la mort de son père. Je lui racontai en détail les malheurs de la jeune fille, et je lui appris, ce qu'elle ignorait encore, les circonstances de son départ pour les États-Unis. Madame Montépel fondit en larmes en écoutant mon récit, et elle me chargea de faire part à Jeanne, des changements qui étaient survenus dans l'esprit de son mari, depuis le départ de Pierre pour les chantiers. Le vieillard abattu par la douleur, consentait à ce que le mariage eût lieu au retour de Pierre, et les nouveaux époux seraient les bienvenus dans la famille Montépel. En un mot, on désirait oublier les ennuis du passé pour ne plus s'occuper que du bonheur que promettait un avenir de contentement et de réconciliation. Veuillez, M. Dupuis, porter cette bonne nouvelle à notre chère Jeanne, et lui dire d'attendre avec patience les quelques jours qui la séparent encore de son frère et de son fiancé. Remettez-lui en même temps cette lettre de Pierre Montépel, et offrez-lui mes souhaits les plus affectueux pour son bonheur et sa prospérité.
—Soyez certain, Monsieur, répondit Michel, que personne au monde, plus que moi-même, ne saurait se réjouir des bonnes nouvelles que je vais porter à Jeanne. Nous avons appris, dans ma famille, à l'aimer et à la considérer comme une sœur, et chacun prendra sa part de bonheur dans les événements qui vont lui permettre de se réunir à son frère et à son fiancé.
Et Michel avait pris congé du docteur pour aller, une dernière fois, serrer la main de ses parents et de ses amis du village avant de reprendre la route des États-Unis. Après s'être arrêté de nouveau à Montréal, pendant quelque temps, afin d'y faire l'achat de quelques cadeaux qu'il destinait aux membres de sa famille, le jeune homme se joignit à quelques-uns de ses camarades, pour faire avec eux le voyage de Fall River où il était attendu avec une impatience facile à comprendre.
VIII
Michel Dupuis
Michel Dupuis avait appris pour la première fois, en parcourant la lettre que Jules Girard adressait à son père, le fait que la main de Jeanne n'était pas libre et que son cœur appartenait depuis longtemps à Pierre Montépel. Le pauvre garçon ne s'était jamais avoué à lui-même la nature du sentiment qui l'attirait vers la jeune fille, mais un frisson avait parcouru tout son être et l'avait rendu faible, lorsqu'il avait lu et relu, dans la lettre de Jules, les mots qui lui annonçaient que Jeanne en aimait un autre.
Michel, malgré son inexpérience du monde avait alors compris qu'il aimait Jeanne et qu'il l'aimait sans espoir. Sa nature tranquille et généreuse lui avait conseillé la résignation, mais son cœur blessé se révoltait parfois à l'idée de la fatalité qui l'avait placé dans une position aussi cruelle.
La lutte fut courte, cependant, et lorsqu'il arriva à Fall River, le jeune homme avait résolu de souffrir en silence et de cacher à sa famille la passion qui, à son insu, s'était glissé dans son cœur.
Il eut le courage de raconter, le sourire sur les lèvres, les détails de la grande démonstration du 24 juin, et de redire à Jeanne la bonne nouvelle que lui avait confié le vieux docteur de Contrecœur. Toute la famille Dupuis fut étonné, comme Michel l'avait été lui-même, en apprenant que Jeanne les quitteraient bientôt pour accepter la main de Pierre Montépel; car la jeune fille n'avait jamais soufflé mot de son amour, même à ses amies les plus intimes. On la complimenta sur l'heureux dénouement de ses épreuves, et Michel lui remit ensuite les lettres que Jules et Pierre avaient adressées à Contrecœur. Après avoir pris connaissance de la lettre de son frère, Jeanne se renferma dans sa chambre pour lire celle de son amant. Elle brisa le rude cachet de gomme de résine dont le jeune homme s'était servi, à défaut de cire, pour fermer sa lettre, et elle en commença la lecture, toute tremblante d'émotion:
Chantiers de la Gatineau
ce 15 mai 1874.
Ma très chère Jeanne:
Pendant que votre frère Jules écrit à votre père pour lui expliquer les causes du retard que nous éprouverons avant de nous rendre à Contrecœur, je me fais un devoir de m'entretenir pendant quelques instants avec vous. Depuis huit longs mois que je vous ai quittée, ma chère amie, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous faire parvenir de mes nouvelles. Jules raconte à votre père les détails de l'hivernement et je vais me borner à vous parler du sujet qui m'occupe le plus: de notre amour. Vous redirai-je, ma chère Jeanne, les serments d'affection et de fidélité que je vous jurai la veille de mon départ? Vous raconterai-je les longs jours d'ennui, où mon cœur se portait sans cesse vers vous, dans la solitude grandiose des forêts où nous vivons depuis ces huit longs mois d'absence? Non! Je vous aime et vous le savez. Ce que je vous dirais sur ce sujet votre cœur de femme l'aura déjà deviné. Chaque jour, j'ai pensé à vous, ma chère amie, comme j'aime à croire que vous avez pensé à moi. Chaque jour, j'ai fait des vœux pour votre bonheur, j'ai souhaité le retour au foyer afin d'obtenir le doux privilège de vous appeler ma femme. Encore trois grands mois à attendre dans l'impatience et dans l'ennui, mais je me console avec l'idée que ces trois mois de travail me vaudront une somme de cent trente-cinq piastres que je consacrerai, en passant à Montréal, à l'achat d'un joli trousseau pour ma fiancée. «À quelque chose, malheur est bon», n'est-ce pas, chère amie? Veuillez, ma chère Jeanne, présenter à votre vénérable père, l'assurance de mon affection filiale, et dites-lui de ma part que Jules est le plus rude et plus fidèle travailleur du chantier. Au revoir, chère et tendre amie, et chérissez bien le souvenir de celui qui ne pense qu'à vous, qui n'aime que vous et qui ne vit que pour vous. Aux premiers jours de septembre!
Votre fiancé devant Dieu,
Pierre Montépel.
La jeune fille pressa la lettre de son amant sur ses lèvres, et relut avec bonheur les paroles d'amour et d'espoir que lui adressait celui qu'elle considérait déjà comme son protecteur naturel. En dépit du délai qu'elle se voyait forcée de subir avant le retour de Jules et de Pierre, la pauvre Jeanne se trouvait bien heureuse d'apprendre qu'aucun accident n'était arrivé aux voyageurs pendant l'hivernement.
Comme il lui devenait impossible de cacher plus longtemps les liens qui l'unissaient à Pierre Montépel, elle se fit un devoir de raconter à monsieur et à madame Dupuis et à leurs enfants, les détails des événements qui précédèrent la mort du père Girard et la conduite énergique et dévouée de son fiancé devant l'opposition de ses parents. Tous furent unanimes à lui exprimer la joie qu'ils ressentaient en apprenant l'heureuse nouvelle, et Michel lui-même qui s'était tenu à l'écart pour écouter le récit de Jeanne, la félicita vivement du bonheur que paraissait lui réserver un avenir prochain.
Le pauvre garçon s'était fait violence pour cacher son trouble. On avait remarqué, dans la famille, sans cependant y attacher beaucoup d'importance, que son caractère était devenu plus triste depuis son retour du Canada, et qu'il fuyait la compagnie de ses camarades d'autrefois. Il recherchait constamment la solitude, et le travail de la filature paraissait absorber toute son attention. Jeanne avait continué à le traiter avec la plus grande familiarité, mais le jeune homme paraissait fuir sa société, tout en restant dans les bornes d'une amitié bienveillante. La jeune fille qui ignorait les causes de cette réserve, n'insista pas, croyant que Michel souffrait probablement d'une indisposition physique qui le rendait taciturne, et que son retour à la santé ferait disparaître tout cela.
Les mois de juillet et d'août s'écoulèrent sans incident, et l'on se trouva bientôt aux premiers jours de septembre, époque à laquelle on attendait le retour des voyageurs. Jeanne avait continué de correspondre avec son ami le docteur, et elle avait appris avec plaisir que le père Jean-Louis Montépel s'était rendu lui-même à Contrecœur pour renouveler ses paroles de conciliation. Le vieillard lorsqu'il avait appris que Jeanne se trouvait forcée de travailler dans la filature, avait offert de prendre la jeune fille sous sa protection, en attendant le retour de Pierre; mais le docteur avait cru devoir décliner, en l'absence de Jules Girard, qui se trouvait maintenant le chef de la famille.
On arrivait au quinze de septembre et Jeanne commençait à éprouver une certaine impatience de ce qu'elle n'avait pas encore reçu de nouvelles du Canada. Elle s'était rendue chaque soir au bureau de poste, mais l'employé qui la connaissait, lui avait invariablement répondu la phrase sacramentelle: «Nothing for you, Miss Girard». Les quinze, seize et dix-sept de septembre se passèrent ainsi, et Jeanne devenait nerveuse à l'idée qu'un accident avait peut-être retardé le retour de son frère et de son fiancé. Heureusement que ses craintes étaient chimériques, car elle reçut, le dix-huit au soir, qui se trouvait un vendredi, la lettre si impatiemment attendue. Les voyageurs étaient à Contrecœur depuis deux jours, et Jules s'était empressé d'écrire à sa sœur pour lui annoncer leur arrivée au village. Sa lettre datée du jeudi 17 septembre, annonçait en outre qu'il partirait de Montréal, avec Pierre, le samedi suivant et qu'il arriverait à Fall River par le convoi de dimanche soir, 20 septembre.
Jeanne s'empressa d'annoncer la bonne nouvelle à la famille Dupuis, et la pauvre enfant était si heureuse qu'elle lut à haute voix, en présence de ses amis, la lettre de son frère:
Contrecœur, ce 17 septembre 1874.
Ma chère Jeanne
C'est avec un sentiment de contentement mêlé d'une profonde douleur que je t'écris pour t'annoncer notre retour au village. Tu peux t'imaginer qu'elle a été ma surprise en apprenant la mort de notre père vénéré, et ton départ pour les États-Unis avec une famille étrangère. Je restai atterré par ce double malheur, et Pierre ton fiancé éprouva une douleur bien légitime. Nous arrivions en nous faisant une joie de vous surprendre, et lorsque nous frappâmes à la porte de la chaumière paternelle, une femme que je ne connaissais pas vint nous ouvrir en nous demandant ce que nous voulions et qui nous cherchions. Je lui dis qui j'étais, et la pauvre femme, sans préambule, m'annonça immédiatement la mort de notre vieux père et ton départ de Contrecœur. Je croyais rêver, mais on me dit de m'adresser chez le docteur du village qui saurait me donner tous les renseignements voulus. Ah! chère sœur, le malheur t'a rudement éprouvée depuis un an, et je me demande comment, toi, pauvre fille, tu as pu résister aux coups d'une expérience aussi terrible. J'ai lu les lettres que tu avais déposées entre les mains du docteur, à mon adresse, et je me suis trouvé consolé par la certitude que tu avais bravement supporté ton malheur. Pierre, comme tu le sais déjà, est complètement réconcilié avec son père, et je me suis rendu moi-même à Lavaltrie où l'on m'a reçu avec toutes les démonstrations de la plus franche cordialité. Madame Montépel a grande hâte de te connaître et sois certaine que tu trouveras en elle une brave et digne femme qui s'efforcera de te faire oublier le passé. Mon premier devoir a été de me rendre à Montréal et de commander un monument pour la tombe de notre père, et Pierre a insisté pour qu'il fût de moitié dans les dépenses. Nous partirons de Montréal samedi soir le 19, et nous serons à Fall River dimanche le 20, par le convoi du soir. Sois assez bonne pour te rendre à la gare afin que nous n'éprouvions pas de difficultés pour te trouver, en arrivant là-bas. Si tu travailles encore dans les filatures, tu ferais bien d'aviser tes patrons que tu te verras forcée de les quitter sous peu. Pierre se joint à moi pour t'envoyer mille baisers, et nous comptons les heures et les minutes qui nous séparent encore de toi. Au revoir, petite sœur, et n'oublie pas de te faire bien belle pour recevoir ton fiancé. Le brave garçon mérite que nous lui soyons reconnaissants pour sa généreuse amitié. À dimanche prochain!
Ton frère qui t'aime,
JULES GIRARD.
IX
L'incendie du «Granite Mill»
Jules et Pierre, comme ils l'avaient annoncé, se rendirent à Montréal et prirent le convoi du samedi soir, 19 septembre, à destination de Boston. Le trajet se fit dans de bonnes conditions et le lendemain dimanche, à neuf heures du matin, les voyageurs descendirent dans la gare du «Boston, Lowell & Nashua Railroad» et se firent conduire immédiatement dans une pension canadienne, afin d'attendre le départ du soir, pour Fall River.
Les deux amis remarquèrent une certaine excitation parmi les habitués de la pension où ils étaient descendus, et l'on causait bruyamment d'une catastrophe arrivée quelque part et où il y avait eu des pertes de vies. Sans trop faire attention à ce que l'on disait, les jeunes gens commandèrent à déjeuner et se mirent en frais de mettre la main à leur toilette; car l'on descend toujours plus ou moins chiffonné d'un wagon de chemin de fer, après un voyage de nuit.
On se mit à table où quelques personnes étaient en train de causer, et Jules et Pierre prêtèrent machinalement l'oreille à la conversation. Un grand jeune homme assis près d'eux, lisait à haute voix, dans un journal français qu'il tenait à la main, les détails d'un incendie terrible qui avait détruit toute une filature et causé la mort d'un grand nombre d'ouvriers. Chacun risquait ses commentaires, et les deux amis qui ne connaissaient rien de l'affaire, demandèrent à leurs voisins, ce dont il s'agissait.
—Comment! leur répondit-on, vous ignorez qu'un feu terrible a consumé une manufacture, hier matin, à Fall River?
—Mais oui! nous n'en savons rien, répliqua Jules, puisque nous arrivons de Montréal, ce matin même.
—Dis donc! Henri, continua le voisin en s'adressant au grand jeune homme qui venait de finir sa lecture, passe donc ton journal à ce monsieur-ci qui arrive du Canada, et qui désire connaître les détails du désastre.
—Volontiers! répondit le jeune homme, et il remit entre les mains de Pierre un numéro du journal, L'Écho du Canada, en date de la veille, en lui indiquant du doigt un article portant pour titre:
«FALL RIVER EN DEUIL!»
Détails Navrants sur l'incendie du Granite Mills; 23 personnes brûlées et 36 blessées!
—Mais vois donc! Jules, dit Pierre en se levant de table, et en s'adressant à son ami, c'est précisément à Fall River où nous allons, qu'a eu lieu cette catastrophe.
—Tu as raison, en effet, dit Jules en jetant un coup d'œil sur le journal. Allons nous asseoir à l'écart et lis-moi un peu le compte rendu de cette terrible affaire.
Les deux amis se retirèrent dans l'embrasure d'une fenêtre; et que l'on juge de leur surprise et de leur douleur, lorsqu'ils eurent pris connaissance du malheur effrayant qui venait les frapper d'une manière cruelle et si inattendue:
(De L'Écho du Canada8 du 19 septembre 1874.)
«Le télégraphe d'alarme annonçait, ce matin à 6 hrs. 45 m. que le feu s'était déclaré dans la «mule room» (salle à filer) de la manufacture «Granite No. 1». En quelques moments, les pompes à incendie étaient sur les lieux; mais les secours empressés de nos braves pompiers étaient déjà inutiles. L'élément destructeur s'était emparé de la tour centrale où se trouvent les escaliers, et les employés, hommes, femmes et enfants, de la «spooling room», se trouvaient enfermés au sixième étage de l'immense bâtiment, sans moyens de sauvetage et poursuivis par les flammes qui s'avançaient avec une rapidité effrayante. L'immense salle était remplie de fumée, et tous les malheureux se portaient en foule vers les fenêtres en poussant des cris déchirants. Quelques-uns, au désespoir, brisèrent les carreaux des fenêtres et se précipitèrent d'une hauteur de 80 pieds pour rencontrer une mort horrible, en se brisant sur la terre durcie. D'autres stupéfiés par leur position désespérante, se laissèrent gagner par les flammes et furent brûlés vifs. Une foule compacte contemplait l'horrible spectacle sans pouvoir porter secours. Des mères éplorées se tordaient les bras et demandaient à grands cris leurs enfants qui étaient voués à une mort certaine; les pères plus calmes, mais les yeux hagards, travaillaient, sans espoir de succès, à aider ceux qui les appelaient d'une voix déchirante. La scène était horrible. De temps en temps, une jeune fille affolée de terreur apparaissait à l'une des fenêtres, et se précipitait dans l'espace pour se briser sur la terre déjà teinte du sang de ses compagnes. On apporta des matelas sur lesquels quelques pauvres enfants furent assez heureux pour tomber sans se faire trop de mal. Les cris des blessés, le râle des mourants, le bruit sinistre des flammes qui continuaient leur œuvre dévastatrice, tout faisait de cette scène un spectacle impossible à décrire.
«Aussitôt que le feu eut consommé son sacrifice, et que ses terribles ravages se furent apaisés, on procéda au déblaiement des décombres et on retira des cendres fumantes, les corps calcinés des victimes qui étaient entassées dans la partie sud de la salle.
«Chaque corps qui était retiré des ruines était aussitôt entouré par une foule anxieuse de parents et d'amis cherchant à reconnaître, qui les traits d'un fils, qui ceux d'un frère ou d'une sœur chérie.
«Au moyen de cordes, on descendit les restes calcinés des morts. Ceux qui étaient reconnus étaient conduits à domicile, et les autres étaient confiés aux soins des officiers de police qui les déposaient dans la chapelle de la mission de la rue Pleasant. Les victimes étaient pour la plupart des femmes et des enfants, quoique quelques hommes aient aussi été tués en se précipitant du haut des fenêtres. Deux ou trois fileurs eurent la présence d'esprit de se servir des longues cordes qu'on emploie dans leur département, pour se laisser glisser jusqu'à terre. Un d'entre eux, spécialement, fit des efforts héroïques pour sauver quelques enfants qui s'empressaient autour de lui, mais l'excitation des esprits l'empêcha de faire autant que son brave cœur lui commandait; il y trouva une mort glorieuse.
«Au nombre des personnes que leur dévouement avait conduites sur le théâtre de l'incendie dès les premières alarmes, nous avons remarqué tout le clergé de la ville, et particulièrement le pasteur de l'église canadienne-française, le rév. A. de Montaubricq, qui prodiguait aux mourants les consolations de la religion. Nos médecins canadiens étaient aussi là, plein de zèle et d'activité, offrant leurs services aux blessés.
«Nous publions, ci-dessous, la liste des blessés telle qu'elle nous a été transmise par les autorités compétentes.
«Nous avons à déplorer la mort de trois enfants canadiens-français; cinq de nos compatriotes ont été plus ou moins grièvement blessés en sautant dans les draps tendus et sur les matelas entassés au pied du mur.
«Tués.—Noé Poitras, fils de M. Ulric Poitras, 134 rue Pleasant; le malheureux enfant fut tué en se précipitant d'une fenêtre.
«Victorine fille de M. Beaunoyer, 10ème rue, brûlée vive; Marie Lasonde, brûlée vive; Honora Coffee; Catherine Connell; Maggie Dillon, 19 ans; Albert Fernley; Gertrude Gray; Mary Healy, 10 ans; Maggie Harrington, 15 ans; Mary A. Healy, 10 ans; Ellen J. Hunter; Thomas Kearney; Bridget Murphy; James Newton; Annie Smith; James Smith; James Turner; Michael Devine; Catherine Healy; Ellen Healy.
«Blessés.—Jeanne Girard, fileuse; Délia Poitras, fille de M. Ulric Poitras; Marie Brodeur, 10ème rue; Jean Brodeur, 10ème rue; Délia Beaunoyer, 10ème rue; Mary Borden; Mary Burns; Julia Coffe; Anna Dalley; Thomas Gibson; Annie Healey; Ellen Hanley; Kate Harrington; Johanna Healey; Ellen Jones; Arabella Keith (morte depuis); Edson Keith; Bridget Lanergan; Julia Mahoney; James Mason; Isabelle Moorhead; Nancey Millen; Annie O'Brien; Joseph Ramsbottom; Mary Rigley; Kate Smith; Hannah Stanford; Annie Sullivan; Kate Sullivan; Maggie Sullivan; Hannah Twomley; Bertha Wordell; Wm. Amnicombe; William Clarke; G. K. Read; John Grenhalgh; Peter Quinn; Wm. Brockelhurst; A. J. Biddiscombe.
«Total—tués 23; blessés 36; fatalement 2; guérisons douteuses 13.
«M. McCreary, surintendant du «Granite Mill», dit qu'il se trouvait au coin de la 12ème rue et de la rue Bedford, lorsque levant les yeux, il vit avec effroi la fumée s'échapper des fenêtres de la salle du filage, au quatrième étage. Courant en toute hâte vers la porte d'entrée de l'établissement, il éteignit le gaz, et fit jouer le télégraphe d'alarme, puis franchissant les degrés de l'escalier centrale il cria aux employés de sortir au plus vite. À ce moment, M. McCreary acquit la conviction que la filature allait être détruite et qu'à moins d'un miracle, on ne pouvait espérer de la sauver. Lorsqu'il atteignit le troisième étage, il fut arrêté par la foule des ouvriers qui descendaient précipitamment, en proie à une surexcitation fébrile. Rendu au 4ème étage, premier foyer de l'incendie, la fumée remplissait la chambre située au sommet de l'escalier, et il lui sembla que tous les employés avaient pris la fuite.
«Le cinquième étage paraissait également vide. Arrivé au dernier échelon de l'escalier, en face de la porte qui s'ouvrait dans la «spool room», il fut enveloppé dans une fumée si épaisse qu'il n'échappa qu'à grand'peine à la suffocation. Après avoir appelé dans les ténèbres sans recevoir aucune réponse, il se dirigea vers une partie de la salle où il espérait sauver quelques enfants, mais presque aussitôt, il se sentit perdre connaissance et ce ne fut qu'après les plus grands efforts qu'il parvint près de la fenêtre sud; là encore, il fit de vains appels et se voyant menacé de toutes parts par les flammes dévorantes il se décida à redescendre. Ce ne fut que lorsqu'il eût atteint le sol de la cour que M. McCreary reconnut son erreur, en voyant des formes humaines s'agiter quelques instants, puis tomber lourdement sur la terre, de la hauteur du 6ème étage.
«M. Louis Beaunoyer, Canadien, rapporte: Je ne travaille pas dans la filature, mais mes deux sœurs Victorine et Délia y étaient employées. Quand j'entendis l'alarme je courus sur les lieux et j'aperçus ma sœur Délia à l'une des fenêtres du 6ème étage. Je lui criai de sauter et je fus assez heureux pour la recevoir dans mes bras, quoique le choc m'ait renversé avec elle. Elle en fut quitte pour quelques contusions insignifiantes. Ma plus jeune sœur Victorine fut étouffée dans la fumée et brûlée vive.
«M. Thomas Walker, était surveillant des «slasher tenders». Le premier avertissement qu'il reçut de l'incendie, fut en voyant les enfants courir ça et là en criant: au feu! Il se dirigea vers la porte de la tour centrale, où se trouvent les escaliers, mais il fut repoussé par les flammes qui s'engouffraient avec bruit dans le passage, alors complètement envahi. Les femmes et les enfants, poussant des cris déchirants, l'entourèrent en lui demandant de les sauver. Il tâcha de les calmer, et leur dit de se tenir tranquilles jusqu'à ce qu'il vît s'il restait quelque moyen de sauvetage. Il avisa une corde qu'il prit avec lui, et grimpant avec peine sur une des fenêtres qui se trouvent sur le toit, il parvint en se cramponnant au paratonnerre, jusqu'à l'extrémité nord de la filature. Il amarra avec soin la corde dont il s'était muni et revint à la fenêtre d'où il était parti afin de porter secours aux femmes et aux enfants qu'il y avait laissés. Il n'y avait plus personne. Tous avaient disparu dans la fumée. Il appela plusieurs fois; un fileur canadien nommé Michel Dupuis qui s'était dévoué pour essayer de sauver la vie des pauvres ouvrières se trouvait seul, entouré par les flammes, et essayait en vain d'atteindre l'appui de la fenêtre du toit. M. Walker essaya à plusieurs reprises de lui porter secours, mais le pauvre garçon disparut dans les flammes, écrasé par une poutre embrasée qui lui tomba sur la tête. M. Walker atteignit une seconde fois le paratonnerre et se dirigea avec peine vers la corde qu'il avait attachée au pignon nord de la filature. Il avait une descente de 100 pieds à faire. Il se glissa avec précaution, et en quelques minutes atteignit la terre ferme sans autre mal que quelques égratignures aux mains et aux jambes. Des hourras enthousiastes accueillirent cet acte périlleux, et des centaines de mains se tendirent vers M. Walker, pour le féliciter d'avoir ainsi échappé à une mort terrible.
«Délia Poitras est une jeune ouvrière canadienne qui travaillait à l'étage supérieur et qui s'est précipitée par la fenêtre pour échapper aux flammes. Par bonheur, son corps est venu tomber sur les matelas qui avaient été déposés près du mur, et la jeune fille ne s'est pas fait grand mal. Son jeune frère, Noé, âgé de 12 ans, a également sauté dans la cour, mais le malheureux enfant est mort quelques heures après, des suites de ses blessures.
«Le héros de l'incendie fut, sans contredit, le jeune canadien, Michel Dupuis, dont nous avons parlé plus haut. Ce jeune homme âgé de 18 ans, était le fils de M. Anselme Dupuis demeurant dans les logements du «Granite Mill». Il travaillait au cinquième étage dans l'atelier du filage, et il réussit à sauver une femme et deux enfants avant d'être victime lui-même, de son sublime dévouement. Jeanne Girard qui demeure dans sa famille et qui se trouve au nombre des blessés, déclare que le jeune homme fit preuve d'un courage héroïque et qu'il essayait de ranimer le courage des ouvriers affolés. Ce fut lui qui conseilla à Mlle Girard de se précipiter en bas, à un moment où l'on avait réussi à accumuler plusieurs matelas au pied du mur. La jeune fille fut assez heureuse pour en être quitte en se cassant le bras gauche à deux endroits différents, et en se blessant légèrement à la tête. Inutile d'ajouter que la famille Dupuis est dans le plus profond désespoir depuis la mort tragique de leur fils aîné.
«Les pompiers firent noblement leur devoir en dépit de ce que peuvent en dire certains critiques qui regardaient, les bras croisés, le feu faire ses horribles ravages, sans penser à aller donner la main à ceux qui risquaient leurs vies au milieu des flammes. Trois d'entre eux furent blessés grièvement en faisant leur service.
«Des offres de secours arrivèrent simultanément des autorités de Boston, Taunton, Lawrence et autres villes environnantes. M. Kendrick, surintendant du chemin de fer Old Colony, mit aussi immédiatement un train spécial à la disposition du maire de Fall River.
«Toute la population s'accorde à dire que les moyens de sauvetage en cas d'incendie, étaient insuffisants dans le «Granite Mill», comme ils le sont encore dans beaucoup d'autres filatures. Les agents de plusieurs filatures commencèrent immédiatement à faire poser des escaliers aux extrémités nord et sud de leurs immenses établissements. Espérons que l'expérience que nous avons si chèrement acquise, au prix de malheurs si poignants, ne sera pas perdue pour ceux qui emploient annuellement des milliers d'hommes, femmes et enfants. Nous avons payé un prix bien douloureux pour en venir à comprendre les dangers qui les entourent continuellement; sachons profiter de cette terrible leçon.
«Le bureau de direction de la compagnie des «Granite Mill» a donné l'ordre qu'on veillât aux besoins des familles qui avaient souffert par la catastrophe et annonça que la compagnie se rendait responsable des dépenses occasionnées par les soins médicaux ou autres prodigués aux blessés et aux mourants. Quoi qu'en disent quelques personnes qui parlent à tort et à travers sans avoir même pris le soin d'aller aux informations, nous devons rendre cette justice à la compagnie, qu'elle a fait tout en son pouvoir pour alléger autant que possible les souffrances occasionnées par l'incendie.»
X
La réunion
Pierre avait eu le courage de lire jusqu'au bout les détails navrants de cette terrible catastrophe, et Jules l'avait écouté sans prononcer une parole. Ce dernier coup du sort, au moment même où le bonheur semblait leur sourire, apparaissait plutôt aux deux amis comme un cauchemar hideux, que comme une effrayante réalité. Ils se serrèrent la main dans un sentiment de douleur inexprimable, et Jules dit à Pierre d'une voix rendue tremblante par l'émotion:
—Sortons d'ici, mon ami! J'étouffe devant ces gens qui commencent à nous observer. Allons dans la rue, en plein air; j'ai besoin de respirer. Je me sens faible. Viens! Pierre, viens! Allons! je sens qu'il me faut verser des larmes, car mon cœur est prêt à se briser.
Et les deux amis s'élancèrent hors de la pension, au grand étonnement des personnes présentes qui ne comprenaient rien à leur brusque départ. Comme ils ne connaissaient pas la ville, ils s'en allèrent au hasard, sans dire un mot, et quelques passants s'arrêtaient pour regarder ces deux hommes à la mine hagarde et à l'air désespéré qui passaient ainsi sans paraître s'occuper de la route qu'ils suivaient et des piétons qu'ils coudoyaient.
Jules et Pierre ne s'apercevaient de rien, et ils continuèrent leur promenade sans but jusqu'à ce que la fatigue les forçât de s'arrêter dans un parc où les avait conduits le hasard. Ils se laissèrent tomber sur un banc, et Pierre qui avait réussi à maîtriser ses émotions, rompit le silence fatigant qu'ils avaient observé jusque-là:
—Voyons, mon cher Jules, calme-toi! et pensons à ce qui nous reste à faire. Ta sœur n'est pas morte, heureusement, et nous pouvons espérer que ses blessures ne sont pas mortelles. Soyons hommes, mon ami! en face du malheur. Il y a probablement, d'ailleurs, exagération dans le compte rendu de ce journal, et nous serons là ce soir pour la ranimer de notre présence.
Jules écoutait ces paroles de son ami sans paraître les comprendre, et Pierre le secoua par le bras en lui disant:
—Voyons, Jules! voyons, mon ami! il ne faut pas se laisser abattre ainsi par le désespoir. Avisons à ce que nous devons faire, en attendant le départ du convoi, ce soir, à six heures. Crois-tu qu'il soit possible de faire parvenir une dépêche télégraphique à Fall River, aujourd'hui? Les bureaux sont généralement fermés le dimanche, mais essayons toujours. Voyons, mon ami! viens avec moi à la recherche d'un bureau de télégraphe.
Jules se leva machinalement pour accompagner son camarade, mais le pauvre garçon avait un air distrait qui faisait mal à voir. Pierre s'adressa à un «policeman» qui le dirigea vers un hôtel voisin où se trouvait un bureau de télégraphe. Malheureusement, l'employé était absent et le bureau était fermé. On s'adressa inutilement ailleurs, et il fallut attendre avec impatience et dans une incertitude cruelle, le départ du train de six heures pour Fall River.
Jules est revenu peu à peu de la stupeur dans laquelle la fatale nouvelle de l'accident arrivé à sa sœur l'avait plongé, et les deux amis se firent conduire à la pension dont ils avaient heureusement retenu l'adresse. Ils firent transporter leurs malles à la gare du chemin de fer de Fall River, et ils se rendirent eux-mêmes de bonne heure, afin d'éviter toute erreur possible au moment du départ. Six heures arrivèrent enfin, et ils montèrent en wagon au milieu de la foule des voyageurs qui causaient avec animation de l'incendie, lequel était devenu le sujet de toutes les conversations. Pierre s'adressa à quelques personnes afin d'obtenir de nouvelles informations, mais chacun lui répéta ce qu'il savait déjà lui-même. Plusieurs lui passèrent des journaux anglais où se trouvait la liste des morts et des blessés, mais tous les rapports s'accordaient strictement avec le compte rendu qu'il avait lu dans L'Écho du Canada.
Le trajet de Boston à Fall River, par les convois à grande vitesse, se fait dans une heure et quart et le train entra en gare au moment où l'on commençait à allumer les réverbères. Les deux amis prirent un fiacre et se firent immédiatement conduire chez monsieur Dupuis, dans les logements du «Granite Mill». Le cocher qui était canadien, connaissait parfaitement la famille Dupuis, et il se fit devoir d'annoncer aux voyageurs la mort du pauvre Michel et l'accident dont Jeanne avait été victime.
—Et la jeune fille, demanda Pierre, vit donc encore?
—Oui monsieur! répliqua le cocher, et l'on m'a dit que le docteur l'avait déclarée hors de danger. C'est une bien brave fille que Jeanne Girard, et toute la population canadienne de Fall River fait des vœux pour sa guérison.
On était arrivé, et la voiture s'arrêta devant la porte d'une maison où plusieurs personnes causaient à voix basse. Monsieur Dupuis s'avança pour recevoir les voyageurs, car on savait qu'ils devaient arriver ce soir-là, et on les attendait avec une impatience facile à comprendre. Pierre et Jules n'eurent donc pas besoin de se faire connaître au brave homme qui sanglotait en leur souhaitant la bienvenue:
—Nous savons tout! M. Dupuis, s'empressa de dire Pierre, afin d'éviter de pénibles explications. Comment est Jeanne et comment sont vos autres enfants?
—Jeanne repose pour la première fois depuis hier matin et le docteur répond de sa vie. Mes autres enfants sont bien, je vous remercie.
On entra dans une salle où se trouvaient réunis la mère et les enfants, et ce fut au milieu des sanglots, que l'on raconta aux voyageurs les détails du funeste événement qui était venu apporter la désolation dans la famille. Madame Dupuis se trouvait dans un état pénible à voir, et les jeunes filles se groupaient autour de leur mère et essayaient vainement de lui faire entendre quelques paroles de consolation. On causait bas afin de ne pas troubler le sommeil de Jeanne qui reposait dans une chambre voisine.
—La pauvre fille nous a fait promettre de l'éveiller pour lui annoncer votre arrivée, dit monsieur Dupuis en s'adressant à Jules et à Pierre, et ce n'est qu'à cette condition qu'elle a voulu prendre les médicaments que lui prescrivait le docteur, pour la calmer. Le docteur est là, et je vais le consulter pour savoir s'il serait prudent de la déranger.
—Veuillez dire au docteur, répondit Pierre, que le frère et le fiancé de la malade sont ici, et qu'ils désirent le voir pour un instant, avant d'aller plus loin.
On s'empressa d'obéir à ce désir, et le médecin sortit immédiatement en laissant la malade aux soins d'une visite qui se trouvait là. Il répondit aux nombreuses questions que lui firent Jules et Pierre, et il leur donna de nouveau l'assurance que Jeanne était hors de tout danger. Il avait très bien réussi à réduire les os luxés, et tout faisait prévoir une guérison prompte et satisfaisante. Il conseilla aux jeunes gens d'attendre quelques instants avant de se présenter devant la pauvre fille, et Il annonça qu'il la préparerait lui-même à recevoir la bonne nouvelle.
Le docteur se rendit auprès de Jeanne et quelques moments plus tard il fil signe à Jules de s'approcher. Le jeune homme entra doucement dans la chambre, et il ne put retenir une exclamation de douleur, en voyant la figure pâle et défaite de sa sœur qu'il aimait tant. Il se baissa pour embrasser la jeune fille qui le regardait avec un air de joie inexprimable, et qui ne pût que murmurer ces paroles:
—Jules! mon frère! Jules!
—Oui! c'est moi, petite sœur: ton frère Jules qui t'aime toujours et qui est bien heureux de te revoir.
—Et Pierre? où est Pierre? demanda la jeune fille en regardant partout dans la chambre.
Le docteur fit signe à Pierre de s'avancer. Le jeune homme tremblait comme un enfant, lorsqu'il vint s'agenouiller auprès du lit et qu'il s'empara de la main droite de son amante pour y déposer un baiser respectueux.
—Pierre! mon fiancé! mon ami! Oh! que je suis heureuse, docteur continua la jeune fille, d'une voix douce et lente. Je ne sens plus de mal, car j'ai là, près de moi, mon frère et mon fiancé.
Et la jeune fille souriait en regardant tour à tour ceux qu'elle avait attendus avec tant d'impatience et d'anxiété.
Le docteur se retira en annonçant à Pierre qu'il allait les laisser seuls avec la malade pendant une heure, et en leur recommandant d'éviter avec soin tout ce qui pourrait produire chez Jeanne des émotions violentes.
—Rendez-la heureuse, car le bonheur est la meilleure médecine du monde, continua-t-il, mais comme tous les autres remèdes, il faut qu'il soit administré goutte à goutte; une dose trop forte pourrait produire de mauvais effets.
Jeanne se trouvait enfin réunie à son frère et à son fiancé, après une année de séparation et d'épreuves terribles, et la pauvre fille, malgré le nouveau malheur qui venait de fondre sur elle, oubliait tout dans l'ivresse de la joie qu'elle ressentait du retour des voyageurs.
On causa du voyage, du retour au village, de la réconciliation de Pierre avec sa famille et des projets de bonheur que l'on avait formés pour l'avenir. Jeanne raconta l'héroïsme du pauvre Michel Dupuis qui avait sacrifié sa vie en essayant de la sauver, car la jeune fille avoua que sans Michel qui l'avait forcée à se précipiter en bas, elle serait brûlée vive, tant elle se trouvait paralysée par la frayeur. Il fut décidé que l'on reprendrait la route du Canada, dès que la malade pourrait supporter le voyage, et qu'en attendant, Pierre et Jules s'installeraient à tour de rôle, à son chevet, pour prendre soin d'elle et veiller à tous ses besoins.
Le docteur frappa à la porte, car l'heure de conversation était écoulée. Après avoir fait un dernier pansement, et s'être assuré que le bras malade était bien solidement clissé, le médecin s'éloigna en prescrivant pour sa patiente, une potion qui lui permettrait de reposer jusqu'au matin. Jules s'installa près de sa sœur et la pauvre fille s'endormit en murmurant les noms de ceux qu'elle aimait tant. Pierre se retira pour la nuit, après avoir exprimé à monsieur et à madame Dupuis, la sympathie qu'il ressentait pour eux dans leur affliction, et les avoir remerciés des soins et de l'amour qu'ils avaient portés à celle qui serait bientôt sa femme.
XI
Épilogue
La guérison de Jeanne, comme l'avait prédit le médecin, fit des progrès rapides, et la jeune fille fut en état de quitter le lit au bout de quelques jours. Pierre et Jules l'avaient entourée des soins les plus affectueux, et sa convalescence ne fut qu'une longue suite de jours passés dans l'intimité de son frère et de son prétendu. La pauvre enfant déclarait que la catastrophe du «Granite Mill» lui semblait un mauvais rêve dont elle s'efforçait de secouer le souvenir. Un nuage de tristesse obscurcissait son front, cependant, lorsqu'elle pensait à la mort héroïque de ce pauvre Michel Dupuis. Elle le voyait encore, pâle et résigné, luttant contre les flammes pour sauver la vie des pauvres enfants qui se pressaient autour de lui.
Jeanne avait un pressentiment que c'était pour veiller sur elle que Michel avait commis la sublime folie de braver seul la fureur de l'incendie, lorsque les pompiers eux-mêmes n'avaient pas osé entrer dans le foyer ardent qui obstruait l'entrée du sixième étage. Malgré les recherches les plus minutieuses, il avait été impossible de retrouver les restes du jeune homme, et la famille n'avait pas même eu la satisfaction de lui rendre les derniers devoirs de la tombe.
Pierre et Jules, de concert avec Jeanne, avaient commandé une pierre commémorative de la mort du brave garçon, et l'avaient fait placer dans le cimetière catholique de Fall River, où on la voit encore aujourd'hui. Les deux amis avaient tenu la chose secrète, et ils invitèrent un jour monsieur et madame Dupuis et leurs enfants à faire une promenade en voiture, sous le prétexte d'aller visiter les environs de Fall River. Le cocher avait reçu l'ordre de se rendre au cimetière et les jeunes gens conduisirent la famille à l'endroit où s'élevait une colonne en granit blanc, portant cette inscription en lettres d'or:
†
À LA MÉMOIRE DE
Michel Dupuis
Mort héroïquement le
19 Septembre 1874, à l'âge de 18 ans
En sacrifiant sa vie
Au milieu des flammes, lors de
L'incendie du «Granite Mill»
Pour aider au sauvetage des
Femmes et des enfants.
R. I. P.
Le pauvre père ému remercia vivement ses jeunes amis de cette preuve de sympathie pour la mémoire de celui qu'ils n'avaient pas connu, et madame Dupuis et ses enfants fondirent en larmes au souvenir du cher défunt.
Le cimetière devint désormais un lieu de pèlerinage pour la famille, et les jeunes filles se firent un pieux devoir de porter, chaque dimanche, pendant la belle saison, des fleurs nouvelles pour orner le monument.
L'époque arriva enfin où Jeanne put sans danger supporter le voyage du Canada. Le père Montépel, prévenu par son fils, s'était rendu à Montréal avec sa femme pour souhaiter la bienvenue à celle qui serait bientôt leur fille, et Jeanne fut touchée de la réception cordiale qu'elle reçut dans la famille de Pierre.
La santé de la jeune fille se rétablit promptement, et il fut décidé que le mariage aurait lieu à l'occasion des fêtes de Noël et du jour de l'an. La cérémonie se fit sans éclat, par respect pour la mémoire de M. Girard et pour le terrible malheur qui venait de frapper la famille Dupuis. Le père Montépel signa, au contrat, la résignation de tous ses biens en faveur de son fils qui prendrait la gestion des propriétés, et madame Montépel versa des larmes de joie en contemplant le bonheur et l'harmonie qui régnaient enfin dans sa famille.
Jules Girard qui n'était pas riche, s'était informé des avantages que le commerce offrait à Fall River, et avec l'aide de son ami, il avait acheté un fond d'épicerie, qu'il exploita avec succès. Le jeune homme qui avait continué ses relations avec la famille Dupuis, maria plus tard la fille aînée, Marie, et il occupe aujourd'hui un rang honorable dans le commerce de sa ville d'adoption.
Anselme Dupuis, après trois ans de séjour à Fall River, avait réussi à amasser la somme nécessaire pour payer les hypothèques qui pesaient sur ses propriétés, et il avait repris la route du village pour aller vivre et mourir tranquille dans la maison paternelle.
Jules et Marie vont chaque année, passer quelques semaines au Canada, chez Pierre Montépel. Toute la famille Dupuis se rend alors à Lavaltrie, et Jeanne raconte pour la centième fois, en payant un tribu d'affection et de respect à la mémoire du pauvre Michel, les événements qui terminèrent d'une manière si tragique, l'époque où son travail dans les manufactures de coton lui avait valu le surnom de: «Jeanne la fileuse».
Footnotes
{1} Le mot VOYAGEUR est employé ici, dans un sens tout canadien. On appelle «voyageur» au Canada, le bûcheron de profession qui se dirige chaque année vers les forêts du Nord et du Nord-Ouest, et le «Coureur de bois» qui fait la chasse et le commerce des fourrures.
{2} L'expression ENCAGER est une locution fort en vogue parmi les bûcherons canadiens: elle est dérivée du mot CAGE qui signifie: radeau, et dont on a fait ENCAGER, c-à-d: former des radeaux.
{3} «Concession du 29 octobre 1672, faite par Jean Talon, Intendant, au sieur de Lavaltrie, d'une lieue et demi de terre de front sur pareille profondeur; à prendre sur le fleuve Saint-Laurent, bornée d'un côté par les terres appartenant au Séminaire de Montréal et de l'autre par celles non concédées; par devant par le dit fleuve et par dernière par les terres non concédées, avec les deux islets qui sont devant la dite quantité de terre et la rivière Saint-Jean comprise.» Registre d'Intendance, No. 1, folio 6.