Journal d'un sous-officier, 1870
The Project Gutenberg eBook of Journal d'un sous-officier, 1870
Title: Journal d'un sous-officier, 1870
Author: Amédée Delorme
Release date: April 1, 2004 [eBook #11893]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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JOURNAL
D'UN SOUS-OFFICIER
AMÉDÉE DELORME
ÉCHOS DES PREMIERS REVERS
I
Le malheur aigrit. De là les récriminations qui se sont entre-croisées, violentes, acerbes, au lendemain de nos désastres. Nul n'a voulu de bonne foi accepter sa part de responsabilité. Chacun, au lieu de sonder sa conscience, a regardé autour de soi, au-dessus ou au-dessous, selon sa situation, et il lui a été facile de découvrir des griefs chez autrui, car il n'est personne qui n'ait eu quelque reproche à s'adresser. Notre faiblesse était notoire, et le gouvernement impérial fut inexcusable de lancer la France dans une folle aventure. Mais a-t-on oublié comment le peuple français avait accueilli les premières tentatives de création de la garde nationale mobile? Malgré leur fierté de compter le maréchal Niel parmi leurs compatriotes, les riverains de la Garonne reçurent mal ses décrets. Ils y répondirent en brisant les réverbères de Toulouse. Le sort des armes n'eût-il pas changé, cependant, si, à la fin de juillet, quatre-vingts légions, organisées de longue main, avaient pu seconder les efforts de la vaillante armée du Rhin?
A vrai dire, les reproches amers éclatèrent plus tard. Ce fut d'abord de la stupeur à la nouvelle des désastres de Wissembourg, de Froeschwiller et de Forbach. Précieux patrimoine, l'honneur national s'apprécie à sa valeur, comme la santé, quand il a subi une atteinte. La vie sembla s'arrêter à Toulouse. Industrie, commerce, tout fut suspendu. Les boutiques restaient à demi closes, les usines chômaient. Dès le matin, toute la population se portait sur la place du Capitole. Bourgeois modestes, ouvriers en blouse, aristocrates à la mise élégante, étudiants un peu débraillés, tous, confondus en une foule inquiète, venaient chercher vainement sur les murs de l'Hôtel de Ville l'annonce d'un retour de la fortune.
Ces hommes demeuraient mornes, silencieux, comme implantés dans le sol de la place. Ils s'en arrachaient parfois, d'attente lasse, pour aller inutilement demander si les nouvelles n'étaient pas retenues à la préfecture. Dans ce va-et-vient, personne n'osait marcher tête haute. Les amis s'accostaient tristement, avec de longs serrements de main et des hochements de tête découragés, comme pour s'annoncer mutuellement l'agonie d'un être cher. Les rares officiers laissés dans les dépôts circulaient à peine, ne se montrant plus au café. Par pitié pour eux, on les évitait. Du reste, la honte de la défaite appesantissait le front de tous les Français, indistinctement, et ils n'osaient plus se regarder en face.
Énervantes journées que ces journées d'attente du mois d'août, pendant lesquelles on voulait douter, on voulait espérer encore. Il fallut se résigner. Les premiers revers furent confirmés, avec l'aggravation des plus navrants détails. Pourtant le maréchal de Mac-Mahon ralliait à Châlons les débris héroïques de Froeschwiller; Bazaine massait autour de Metz l'armée du Rhin, que Forbach avait à peine entamée. La victoire, si longtemps attachée à nos armes, nous reviendrait peut-être. Mais il n'y a pas de douleur si cruelle qu'il ne faille s'en distraire, parce que s'impose l'obligation de vivre. Le marchand forcément revint à son comptoir, l'ouvrier reprit ses outils, en proie à une sourde rancoeur. Seuls, dans un si grave péril, les oisifs durent continuer à subir le sentiment de leur inutilité.
Pour moi, j'allais avoir vingt ans. Jamais je n'avais rêvé batailles, et, à mon grand regret, je ne comptais pas des lieutenants généraux, ni le moindre mareschal de camp dans mes ascendants. Mon père était un actif industriel; il avait le désir d'étendre le cercle de ses opérations à mesure que chacun de ses quatre fils serait en âge de le seconder. Je commençais à m'initier aux affaires, quand la guerre éclata. Rien ne m'avait donc préparé à l'idée d'être soldat un jour; mais le malheur suscite des vocations soudaines, et il y a des grâces d'état.
La Marseillaise avait alors une signification poignante, car le flot envahisseur grossissait sans répit. Chaque jour, les hordes allemandes nous débordaient plus nombreuses; de terrifiantes rumeurs circulaient déjà sur leurs exactions, et leurs hardis éclaireurs étaient signalés à d'énormes distances. Qu'importait d'ailleurs le point sur lequel portait la souillure: elle entachait le sol de la France; la patrie était violée. Comment demeurer le témoin impassible d'une telle honte? Ne devaient-ils pas moins souffrir ceux qui, luttant au péril de leur vie, mettaient au moins, quelle que dût être l'issue finale, leur conscience en repos?
Partout, dans les casernes, dans les établissements privés, des écoles s'étaient ouvertes spontanément, dès la déclaration de guerre, pour l'instruction des cadres de la garde nationale mobile. Je m'étais fait inscrire au gymnase Léotard, et j'avais d'abord suivi les cours sans plan déterminé, par imitation de mes camarades qui aimaient mieux devenir officiers que simples gardes. Mais je ne tardai pas à me passionner pour le maniement du fusil, pour l'école de peloton et de compagnie, pour l'escrime à la baïonnette. La nuit venue, j'allais, accompagné d'un de mes jeunes frères, faire de longues courses au pas gymnastique, pour m'assouplir et m'entraîner. Nous rentrions rouges, haletants, épuisés; mais ces efforts avaient déjà leur récompense. Ils m'épargnaient les insomnies durant lesquelles je ne cessais de repasser tous les détails désespérants apportés par le télégraphe. Après un bon somme, l'idée fixe des progrès à faire pour hâter le départ me reprenait au réveil, et je retournais de bonne heure au gymnase.
Avant de décrocher les fusils du râtelier, nous nous pressions autour des moniteurs, pour avoir des nouvelles du maître de la maison. Léotard, le célèbre acrobate, était atteint de la petite vérole. Chez cet athlète, alors dans la force de l'âge, la maladie avait pris tout d'un coup une violence extrême. Il délirait sans repos, et, ce qui nous attachait le plus à lui, c'est que son délire se changeait en fureur patriotique. Il ne voyait que des Prussiens autour de lui, dans ses hallucinations. Malgré l'affaiblissement de la fièvre, les restes de sa vigueur le rendaient encore redoutable; il ne fallait pas moins de deux hommes robustes pour le veiller sans cesse, et, presque d'heure en heure, ils avaient à lutter corps à corps avec lui, afin de le maintenir dans le lit d'où il voulait s'élancer pour courir sus aux ennemis de la France. Il mourut un matin dans un de ces terribles accès.
Cependant, la légion des mobiles de la Haute-Garonne s'organisa et mes camarades du gymnase y obtinrent tous des grades. J'estimai dès lors qu'il n'était pas trop ambitieux de ma part de prétendre faire ma partie comme simple soldat. Le soir, à la table de famille, j'annonçai mon intention de m'engager.
II
Cette déclaration éclata comme un obus. A l'exception du compagnon de mes courses nocturnes, personne n'y était préparé. Pour les parents, un fils est toujours un enfant: la première manifestation virile étonne de sa part, inquiète un peu, lors même qu'il ne s'ensuivrait pas un danger immédiat. Dès qu'il revendique l'entier usage de son libre arbitre, le jeune homme échappe aux siens, en supprimant l'action d'une sollicitude tendre et avisée. A l'heure critique où nous étions, le péril était certain et tout proche. La pensée en fit venir à ma mère deux grosses larmes, qui un instant voilèrent ses yeux bleus, puis roulèrent silencieusement sur son doux visage résigné. Mon père, mal remis de sa surprise, se contenta de me faire une réponse évasive.
Ma nuit fut mauvaise. J'étais partagé entre le regret d'avoir chagriné ma mère, la conviction que je ne lui épargnerais pas cette épreuve, et le dépit de n'avoir pas brusqué le dénouement inéluctable. Le lendemain, au déjeuner, je remis donc la question sur le tapis, non sans un tremblement dans la voix. Mon père, voyant de nouveau le front de ma mère s'assombrir, m'arrêta net cette fois. Homme de décision et coeur-droit, il n'admettait pas les voies détournées.
«Si tu veux t'engager, dit-il, fais-le; mais parles-en moins.
—Qu'à cela ne tienne, répondis-je; j'attendais votre consentement.»
Et, fort d'une autorisation ainsi surprise, je me rendis, en sortant de table, au commissariat de police.
Mon coeur battait la chamade pendant que, négligemment, comme s'accomplit toute besogne coutumière, le magistrat remplissait, en me posant les questions nécessaires, l'imprimé sur lequel grinçait sa plume agile.
«Mais, fit-il en relisant la date de ma naissance, vous n'avez pas vingt ans?»
La plume en l'air, le menton appuyé sur sa main gauche, il me dévisageait avec le regard scrutateur et sévère d'un juge. Pour conclure, il m'invita à aller chercher mon père. Vainement j'insistai, lui affirmant que j'avais l'assentiment paternel, qu'il pouvait me confier le certificat, et que je le lui rapporterais sur l'heure dûment signé. Il déposa sa plume et me congédia poliment.
Ce contretemps me vexa d'abord, parce que tout délai irrite une passion sincère, et aussi parce que le commissaire semblait douter de ma parole; mais, après tout, ce n'était qu'un retard d'une heure. A la réflexion, je me réjouissais que la signature de mon père sanctionnât le premier acte solennel de ma vie.
Quant à lui, mon engagement avait été jusque-là si loin de sa pensée, qu'il n'avait pas songé à vérifier l'étendue de ses droits. Néanmoins il éprouva quelque satisfaction d'apprendre que son autorité pouvait prévaloir sur ma résolution. Il ne se dédit point toutefois, et se disposa à m'accompagner sur-le-champ.
Or nous rencontrâmes à notre porte un de mes camarades qui, peu de jours auparavant, m'avait précisément exposé de belles théories sur l'impôt direct du sang. Mon père lui ayant dit le but de notre course, quelle ne fut pas ma surprise en le voyant s'exclamer: Henri Roland développa, pour me détourner de mon projet, tous les sophismes que l'ingénieux intérêt personnel sait invoquer. «La guerre éclatait tout d'un coup trop meurtrière pour pouvoir durer. Si, pourtant, notre concours devenait nécessaire, le gouvernement ne saurait-il pas nous appeler?... N'avais-je pas tort, du reste, de me croire déjà bon à faire un soldat? L'habileté à manier une arme s'acquiert-elle en quelques jours? Et, à supposer que j'arrivasse à temps, n'irais-je pas-simplement offrir à l'ennemi une victime de plus, sans profit appréciable?»
A quoi bon discuter? J'entendais sans écouter, en quelque sorte malgré moi. Quelle raison eût pu me vaincre, quand les pleurs de ma mère ne m'avaient pas ébranlé? Mon père aussi gardait le silence; mais il écoutait, lui, pensif, soucieux. En dépit de longues pauses tous les dix mètres, je dirigeais insensiblement la marche vers le commissariat, et, remerciant mon ami, je cédai le pas à mon père. Il connaissait un peu le commissaire. S'asseyant à la table où mon certificat était resté inachevé, il prit la plume et la plongea dans l'encre. Anxieux, j'attendais le petit grincement que j'avais remarqué naguère.
«Eh bien! non, fit mon père en rejetant la plume et en se levant, je ne peux pas signer!»
Les discours de mon ami avaient été trop cruels pour son coeur. Mon affection filiale lui tient compte aujourd'hui de cette hésitation, mais je fus moins résigné jadis. Au surplus, l'heure de ma vingtième année était proche. Il fallait patienter quelques jours seulement.... Seulement. Mais ces jours me semblaient aussi longs que des semaines, et j'étais agité, troublé, comme par un remords.
Quelque éloigné que fût le théâtre des hostilités, Toulouse en recevait constamment des échos et tout y parlait de la guerre. L'arsenal, la poudrerie activaient leurs travaux, multipliaient leurs envois. Les réserves rejoignaient les dépôts, et ceux-ci dirigeaient chaque jour des détachements sur l'armée pour combler les vides ou concourir à la formation des premiers régiments de marche. Les moblots foisonnaient, luttant entre eux de crânerie et d'élégance, avec le pantalon bleu à bande rouge et la vareuse foncée propice aux coupes de fantaisie.
Pour rappeler toutefois que l'heure était grave, et que la coquetterie militaire était la parure juvénile de prochains sacrifices, le curé de notre paroisse, septuagénaire au coeur chaud, organisa le premier un service funèbre en mémoire des victimes des batailles perdues. Au milieu de l'église froide et nue, dont la richesse est concentrée dans une des chapelles du transept où se trouve une Vierge Noire, un catafalque élevait haut ses draperies. Les trois couleurs apparaissaient aux angles, obscurcies, comme dans le combat, par la fumée des cierges dont les flammes tremblantes faisaient scintiller l'acier des faisceaux d'armes. Entourée d'un semis de larmes symboliques, dans un cartouche à demi caché sous une palme verte, cette seule inscription:
AUX BRAVES, MORTS POUR LA PATRIE.
La vaste nef et les bas-côtés étaient trop étroits pour contenir la foule. Malgré ce concours empressé, un silence saisissant planait au-dessus de ces mille fronts penchés comme sous la pensée d'un deuil personnel. Des larmes même coulaient; mais, dans la sincérité de mon âme, je ne plaignais pas, moi, ceux que l'on pleurait. Leur sort me semblait enviable. Tombés, ils restaient glorieux, tandis que la honte atteignait les survivants inactifs.
Aussi, au sortir de l'église, je me sentis étrangement remué, en entendant l'alerte sonnerie des clairons des chasseurs. Le pantalon dans les guêtres, la tente sur le sac, marmites neuves, grands bidons reluisants, en tenue de campagne, ils partaient, vifs, gais, comme à la parade. Insoucieux des dangers prochains, ils allaient crânement, d'un pas rapide. La certitude de la revanche ne leur eût pas donné plus d'entrain, et je fus pris d'émulation. Un instant, je les suivis; mais presque aussitôt je m'arrêtai court, comme saisi de honte, car, à la gare, il faudrait les quitter, leur dire adieu. Non, je n'avais pas le droit de les accompagner, n'ayant pas le pouvoir de les suivre jusqu'au bout.
Maussade, silencieux, alternativement morne et nerveux, je ne dissimulais pas que j'attendais l'heure d'agir suivant ma seule volonté. Mon père ne s'y trompait pas. Ébranlé par les propos de mon ami, il avait pu nourrir le vague espoir que j'en serais touché moi-même à la réflexion. Devant une résolution fermement arrêtée, il ne voulut pas s'obstiner. Ne pouvant douter que je m'engagerais le jour même de mon vingtième anniversaire, il consentit à me laisser partir avant. Il fixa mon engagement à une date facile à retenir, me dit-il: le 1er septembre 1870.
III
Hélas! la nouvelle de la capitulation de Sedan me fut apportée le lendemain matin au quartier du 72e de ligne, par un officier de mobiles. Le désastre surpassait tous les précédents. La honte nous semblait monter démesurément, comme les eaux du déluge. Il s'y mêla chez moi une préoccupation enfantine: je me demandais avec inquiétude si la guerre n'allait pas être fatalement terminée. Aussi, sans peser les chances favorables et les chances contraires, j'applaudis aux résolutions du gouvernement de la Défense nationale qui répondaient à mes aspirations et aux sentiments généreux du pays.
Mon rêve ne se réalisa pas sitôt que je l'avais espéré. Je m'imaginais que, trois ou quatre jours après mon engagement, je serais habillé, équipé, armé et dirigé vers l'armée. Il me fallut plus de patience. La plupart de mes chefs, peut-être inconsciemment, pratiquaient la calme philosophie de Henri Roland. Pour eux, je n'étais qu'un numéro matricule qui prenait sa place entre deux autres et marcherait quand son rang serait appelé.
Or les jours et les jours passaient et rien ne faisait prévoir que cet appel aurait lieu. Il régnait à la caserne un désordre inexprimable. Dans la hâte de former et d'organiser l'armée du Rhin, aucune mesure n'avait été prise pour encadrer les réserves au fur et à mesure de leur arrivée. Il n'y avait au dépôt du 72e qu'une seule compagnie, qui comptait 1400 ou 1500 hommes. Si actifs que fussent le sergent-major et son fourrier, ils ne pouvaient, malgré un travail forcené et des veilles prolongées, y voir clair dans leur comptabilité. Un dimanche, le chef de bataillon commandant le dépôt voulut procéder lui-même à une revue sérieuse.
Tout le troupeau, car le nom de troupe ne pouvait s'appliquer à cette cohue, se trouva dès six heures du matin dans la cour du quartier, et l'appel commença:
«Présent.... Présent.... Présent....»
Le mot était lancé sur des tons très différents, tantôt en fausset, tantôt en faux-bourdon, à intervalles inégaux. Parfois l'appelé était tout proche, plus souvent il était perdu dans la foule ou à l'autre extrémité de la cour. Les noms, peu familiers aux officiers, n'étaient pas toujours intelligiblement prononcés et plus d'un avait besoin d'être répété pour parvenir à son adresse. Il fallait perdre plusieurs minutes pour ajouter un rang à la double file qui, à la longue, s'allongeait cependant, s'allongeait comme un ver annelé. Mais le groupe compact des non-appelés paraissait à peine entamé, et midi approchait. La lassitude était générale, pour un résultat illusoire. Quel avantage de dénombrer cette foule, puisqu'il était impossible de la sectionner, faute de savoir à qui confier la surveillance et la direction de chaque peloton!
Le commandant perdit patience et courage. Il fit sonner la soupe, bien avant d'avoir achevé la lecture du contrôle général. Cette tentative avortée tourna contre la discipline. Ceux qui redoutaient encore une surveillance relative s'estimèrent dès lors sûrs de l'impunité, et beaucoup en profitèrent pour déserter à peu près complètement la caserne.
Inutile de dire que je n'étais pas du nombre. Avec le même sérieux qu'un bambin montant la garde armé d'un fusil de bois, j'étais d'une exactitude scrupuleuse à remplir des devoirs fort mal définis. A l'heure où le quartier était régulièrement ouvert, j'allais voir un instant ma famille; mais, pour rien au monde, je n'eusse découché, et ce n'était pas la bonté du lit qui m'attirait: pour mieux dire, je n'en avais ni de bon ni de mauvais. Notre caserne ressemblait à une halle ouverte la nuit aux vagabonds. L'espace ne nous manquait pas. Nous avions la libre disposition de toutes les chambrées laissées vides par le régiment; mais deux cents ou trois cents fournitures de lit y étaient clairsemées: il nous en manquait donc plus de mille. De distance en distance, le long des murs, matelas et paillasses avaient été juxtaposés par terre, afin d'accroître la surface de couchage. Quand, la retraite battue, on rejoignait à tâtons le coin dont on avait pris possession la veille, il n'était pas rare de le trouver occupé par un ronfleur inconnu, déguenillé et malpropre. Heureux celui qui pouvait alors découvrir une planche ou un banc pour y dormir en équilibre, plutôt que d'aller s'étendre sur la brique nue.
Tout a une fin, même le désordre. L'attention de nos chefs était concentrée d'ailleurs sur la préparation d'un détachement de deux cents hommes, au nombre desquels je sollicitai vainement d'être compté. Leur départ effectué, la compagnie de dépôt fut dédoublée; d'anciens soldats rengagés constituèrent les cadres, et tout prit alors une allure militaire. Les hommes une fois recensés, il fut assigné à chacun une place dans les chambrées: qu'il y eût des lits ou non, il fallait s'y trouver. Appels réguliers matin et soir, punitions sévères au moindre manquement, et, chaque jour, un nouveau groupe allait troquer des vêtements dépareillés ou sordides contre l'uniforme en drap neuf, raide et lustré.
L'enfantine joie d'étrenner ma première culotte est sortie de ma mémoire, mais je suppose qu'elle fut comparable à celle que j'éprouvai en sortant à mon tour du magasin d'habillement. Enfant, j'avais dû me croire un homme en chaussant l'inexpressible; homme, je me croyais presque un héros, parce que j'étais vêtu comme d'autres qui s'étaient sacrifiés héroïquement.
Fier, je l'étais, mais non pas élégant. Mon pantalon rouge semblait être né de l'union de deux sacs; ma veste, en drap gros bleu, eût pu servir de corsage à une plantureuse nourrice—pardonnez à un troupier cette comparaison—et la visière de mon képi était si longue, que l'ombre en était projetée sur toute ma figure. Je ne la redressais pas, à dire vrai, comme c'était la mode alors. Au contraire, je m'efforçais de la rabattre, selon le type d'aujourd'hui, car je tenais à n'être pas confondu avec les nombreux infirmiers que distinguait un beau numéro blanc.
Il me semblait, en traversant la ville pour me rendre de la caserne à la maison paternelle, que mon nouvel accoutrement dût me valoir l'attention générale, presque des égards universels. Loin de là, personne ne me regardait. Des amis, que j'arrêtai, s'y prirent à deux fois pour me reconnaître sous mon banal déguisement. Après quoi, ils s'esclaffèrent, en me regardant de face, de profil et de dos.
Ce ne fut point le ridicule de ma nouvelle tenue qui frappa ma mère. Elle aussi pensa qu'à présent j'avais un premier point de ressemblance avec ceux qui, à l'autre bout de la France, versaient leur sang. Sa tristesse et la gravité de mon père, quand il me considéra longuement, témoignèrent qu'ils pressentaient et redoutaient tous deux une séparation prochaine. Elle l'était en effet. Mais mon ardeur batailleuse devait être longtemps contrariée, car ce n'était pas vers le Nord que j'allais être emmené loin d'eux.
Le gouvernement de la Défense nationale avait assumé une lourde tâche. Pour tout réorganiser en face de l'envahisseur, il n'avait pas le loisir d'aller cueillir les violettes cachées. Il dut accepter les concours qui s'offraient bruyamment, sans trop se préoccuper des aptitudes. Armand Duportal, ancien déporté il est vrai, rédacteur en chef du journal le plus avancé de Toulouse, fut de la sorte bombardé préfet de la Haute-Garonne.
Sur je ne sais quelle plainte de quelques mauvais soldats, le nouveau préfet admonesta vertement notre commandant, lequel prit mal la chose. Pour couper court au différend, le ministre de la guerre ordonna par le télégraphe notre départ immédiat à destination de Perpignan.
Déménager un dépôt, ce n'est pas une petite affaire. En quarante-huit heures, le stock des magasins fut à moitié réparti entre nous. Chaque objet nous causait une surprise et un embarras nouveaux, et il nous fallut bâcler en un jour ce que les jeunes soldats apprennent d'habitude à faire en six mois. Pour loger, dans l'armoire minuscule que constitue le havresac, toute sa garde-robe—linge, chaussures, brosses,—et y réserver la place d'honneur aux cartouches, il n'y a pas à perdre l'épaisseur d'une épingle. Tout bien aménagé en dedans, il reste à édifier l'extérieur, ce qui n'est pas moins difficile. Tente et couverture doivent être roulées ensemble, dans des proportions fixes. Piquets, outils, ustensiles de campement, exigent une répartition égale et symétrique, de peur qu'une épaule ne devienne jalouse de l'autre. Sur le tout, enfin, il faut, par un miracle d'équilibre, fixer la gamelle qui, à l'occasion, servira de garde-manger, et qui semblera élever au-dessus du képi comme un casque de fer-blanc. Que notre paquetage fût cette fois exécuté selon les meilleures règles, je n'oserais l'affirmer. Toujours est-il qu'il nous avait occupés fort, et qu'il parut abréger encore le court délai qui nous avait été accordé.
Le départ devant avoir lieu à l'aurore, j'avais demandé une permission de minuit pour passer en famille ma dernière soirée. Le rendez-vous était chez ma soeur, mariée depuis quelques années. Par une délicate attention, elle avait réuni autour de nos parents ceux de ses amis qu'elle savait m'être le plus chers. Elle habitait, je m'en souviens, en face du quartier général. De ses fenêtres, nous avions aperçu le général de Lorencez faire, naguère, son repas d'adieu. Il était seul, vis-à-vis de la générale, entre leurs enfants. Ce soir-là, le tic nerveux de sa physionomie toujours grave paraissait s'accentuer. Le hardi soldat de Puebla, peut-être disgracié à tort, était fondé à prévoir la funeste issue d'une guerre imprudente. Cela seul eût justifié sa noble tristesse,—à moins que son ambition ne souffrît d'avoir à jouer un rôle effacé auprès de celui de commandant en chef qui allait malheureusement échoir à l'autre héros du Mexique?
Pour moi, une situation infime et de modestes devoirs facilement remplis, tout cela me laissait une conscience légère. Tous mes préparatifs étant terminés, j'étais à l'une de ces heures où, après une légère fatigue du corps, le repos qui le soulage donne en même temps à l'esprit toute sa plénitude et lui rend son entière liberté. Heureux de me trouver dans cette réunion amie, je ne songeais pas à remonter à sa cause: mon coeur se complétait par la sympathie générale qui semblait rayonner vers moi comme une bienfaisante chaleur. Ma gaieté était pleine, franche, quoique sans éclat. Quel instant dans ma vie!
Dès le commencement du repas, la conversation s'anima grâce aux efforts de chacun pour paraître gai. On plaisante et l'on rit; puis on choque le verre, pour boire aux exploits du troupier et à son heureux retour. L'un de mes frères, collectionneur enragé, me fait promettre de lui rapporter un souvenir prussien, et l'on me souhaite encore de revenir sain et sauf. Pourtant mon beau-frère semble prophétiser: «Bah! quand vous seriez légèrement atteint, par exemple au bras gauche». A quoi je réponds, à la toulousaine: «Certes je le voudrais bien», pour courir la chance d'une riposte heureuse.
Le repas fut long. Passés au salon, nous achevions à peine de prendre le café, que la pendule sonna onze fois. La caserne était assez éloignée, et je n'avais que la permission de minuit. Aussitôt rappelé au sentiment de l'exactitude militaire: «Maman, dis-je en me tournant vers ma mère, je vais partir.»
Que se passa-t-il soudain en moi? Je me penchai vers elle, et, comme si une main d'acier m'eût étreint la gorge, je fus un instant sans voix. Un torrent de larmes s'échappa brusquement de mes yeux. Je sanglotai.... Je n'eus pas conscience du temps qui s'écoula, pendant que, la tenant pressée sur mon coeur, je balbutiais des paroles entrecoupées, lui promettant que je reviendrais et que nous nous reverrions.
Elle avait le calme d'une sainte et contenait son immense douleur. Durant toute la soirée elle avait été souriante, héroïque; parlant peu, mais m'enveloppant sans cesse des caresses de son regard limpide; retenant ses larmes, parce qu'elle savait que je n'aurais pas été joyeux si je l'avais vue triste; courageuse parce que j'avais besoin de courage, car, m'ayant donné la vie, elle tenait à m'inspirer aussi les vertus qui l'honorent: «Fais toujours ton devoir, me dit-elle simplement en essuyant mes larmes comme au jour de mes premiers chagrins, et n'oublie jamais Dieu, c'est le sûr moyen de nous retrouver un jour. S'il décide que ce ne doit plus être ici-bas, ce sera dans un monde meilleur.»
Mais l'enfant s'était retrouvé en moi, et ma tendresse filiale continuait de se répandre en un flot irrésistible, inépuisable.
Quand je me reconnus, j'étais à ses pieds. Nous étions seuls. Reprenant enfin courage, je me levai et m'éloignai avec effort. Mais, à la porte, une idée me heurta: cet obstacle inerte allait la dérober pour toujours peut-être à ma vue, placer entre elle et moi l'inconnu, la mort, qui sait? Alors je revins vers elle; je m'élançai dans ses bras de nouveau et la contemplai longuement.
Vingt années d'état maladif, six maternités et la mort d'un enfant l'avaient amaigrie, affaiblie, sans pouvoir altérer sa beauté modeste et sereine. Cette douce figure encadrée de bandeaux noirs abondants, ce profil si pur, ne les verrais-je donc plus? Ces beaux yeux bleus au regard indulgent et tendre, ne se lèveraient-ils plus sur moi? Ces lèvres un peu fortes, d'où jamais, jamais, aucune médisance ne s'était échappée, ne murmureraient-elles plus pour moi de consolantes paroles?—Pourquoi, cependant? Parce que la patrie l'exigeait. La patrie, abstraction tyrannique, valait-elle un tel sacrifice?
Il faut le croire, car mon affection filiale était vive, profonde, et pourtant, quand, après avoir frénétiquement embrassé ma mère, je me précipitai hors du salon, n'y voyant plus, ne pouvant plus parler, mon coeur était navré, déchiré, mais il ne ressentait l'aigreur d'aucun regret, d'aucun remords. Ma douleur était saine et en quelque sorte fortifiante.
Le lendemain, malgré l'heure matinale, mon père et mes frères étaient à la gare, accompagnés de plusieurs amis. Devant tant de témoignages affectueux, je sentis prêt à se renouveler l'accès de sensibilité de la veille; je me hâtai de me dérober aux regards de la foule indiscrète. Bientôt le cri de la locomotive annonça le départ: le train s'ébranla. Quand la gare eut disparu, j'aperçus longtemps le clocher de la basilique de Saint-Sernin dressant son cône de briques tout rose sur le champ d'azur du ciel. Il reparaissait encore, puis enfin ne se montra plus.
Pourtant je distinguais toujours le vert feuillage des grands platanes de l'allée Sainte-Anne, à l'ombre desquels j'avais si souvent joué avec mes condisciples dans nos promenades du jeudi; à son tour il se perdit dans le lointain, et je me demandai s'il me serait donné de le revoir un jour.
IV
La vie militaire exige une abnégation complète, un entier oubli de soi-même. Aussi faut-il, non pas entrer, mais se précipiter dans cette existence. On n'est vraiment soldat qu'après s'être éloigné de sa famille; je commençai à m'en rendre compte, en constatant mon isolement parmi mes compagnons de route, que semblait unir une réelle fraternité.
Certaine liaison existait bien entre eux et moi; je leur avais fait les honneurs de Toulouse, où ils étaient étrangers; mais j'avais par là obéi à un sentiment de courtoisie, plutôt qu'au double besoin de me distraire et de me livrer, car, pour satisfaire inconsciemment mon coeur, j'avais tous les jours une heure ou deux à passer au milieu des miens. La Rochefoucauld l'a dit sans l'avoir inventé: les affections naissent, se développent et se maintiennent sous l'influence de mutuels intérêts. L'expansion de mes camarades établissait entre eux une communion inspirée par le désir d'oublier tout souci personnel, tout regret intime, autant que par l'envie d'amuser les autres et de leur plaire. Ce naïf égoïsme, étant général, ne choquait personne. Il établissait au contraire une égalité d'humeur parfaite et nivelait des esprits d'origine et d'éducation bien diverses.
Gabriel Toubet, à la physionomie intelligente rendue étrange par des yeux tigrés, au corps si grand, si maigre, que la capote bleue paraissait flotter dessus comme autour d'une perche, avait abandonné l'étude du code pour le maniement du chassepot.
Né d'une Espagnole qu'il n'avait jamais connue, Louis Nareval avait dès les premières hostilités quitté à Lisbonne son père qui l'avait emmené à bord d'un vaisseau où il était mécanicien. Nareval avait hérité de sa mère un coeur ardent. Jaloux aussi, et vindicatif, il s'était engagé sous l'impulsion du patriotisme et en même temps avec l'âpre désir de gagner l'épaulette. Il offrait en un mot un mélange de nobles élans et de petites passions. D'un esprit, vif, mal, cultivé, il avait rapporté de ses voyages quelques souvenirs intéressants, quoiqu'il les gâtât par trop de prétention à éblouir tout le monde.
Il trouvait à qui parler dans la toute jeune personne d'un Parisien de dix-sept ans. Le petit Royle était ainsi qualifié à cause de son âge, bien qu'il fût long comme une asperge. Il s'était gaillardement évadé d'une imprimerie pour courir à la frontière, mais non pas à la frontière espagnole. Sa déconvenue avait exalté le sentiment d'irrespectueuse indépendance ancré au coeur de tout Parisien. Outre que par son bagou faubourien il submergeait aisément la science factice de son partenaire, il le froissait dans sa conscience d'autoritaire, car Nareval prétendait que l'on respectât les galons auxquels il aspirait.
Ces discussions entre deux natures violentes eussent à tout moment mal tourné, sans la bienfaisante influence du doyen de notre compartiment. Bacannes, arraché à un congé de semestre, avait rendossé la tunique encore ornée des insignes du caporalat, et qu'il ne pouvait plus boutonner. Légèrement grêlé, le nez en trompette, l'oeil vif et mobile, les lèvres assez épaisses toujours souriantes, il donnait envie de rire en se montrant, et comme il avait une verve intarissable, un esprit facile, pétillant, bouffon, force était d'éclater quand il parlait. Or il ne se taisait guère. Il était bien secondé par Linemer, un compatriote de Toubet, à l'esprit fin et railleur, un pince-sans-rire.
Le public était représenté par un brave garçon, paysan à demi dégrossi, à face large, épanouie, respirant la franchise et la bonté. Sans aucune prétention personnelle, Dariès écoutait et riait tout le temps de bon coeur, encourageant ainsi naïvement la verve des autres compères.
La jovialité de ces bons vivants me gagna d'autant plus vite qu'ils ne s'imposèrent point. S'étant bien aperçus, au départ, que j'avais le coeur gros, ils avaient respecté mon silence sans y paraître prendre garde. Comment ne pas leur en savoir gré? Comment d'ailleurs entendre Bacannes pendant une heure sans se dérider?
Pourtant un de nos camarades demeura tout le jour inaccessible à la gaieté générale. Nous le connaissions à peine. Il était de Toulouse et s'appelait Murette, voilà tout. L'uniforme a le grand avantage d'établir une égalité parfaite entre tous les conscrits, du jour au lendemain. Pour distinguer le noble du rustre, il n'y a plus aucune particularité étrangère aux êtres eux-mêmes. Les grossiers vêtements de soldat, aux couleurs voyantes, enlèvent même aux physionomies leur aspect ordinaire. Un observateur sagace découvre les secrets de l'âme dans les traits du visage; mais, à vingt ans, chacun est trop débordant de soi-même pour s'adonner aux patientes études de l'observation. Pour juger ses camarades, on s'en tient aux révélations qui tôt ou tard jaillissent de leur humeur.
Murette avait une jolie tête brune; le rapprochement excessif des yeux lui donnait toutefois une expression très dure, presque de cruauté. Très soigneux, il s'était installé des premiers dans un coin, et, au lieu de glisser, comme nous tous, son sac sous les banquettes, il l'avait placé sur ses genoux, le maintenant debout comme une mère eût fait de son enfant. Quand, à peine le train en marche, tous offrirent à la ronde les provisions de bouche dont parents ou amis nous avaient comblés, Murette refusa brièvement. En le voyant s'obstiner dans son mutisme, tandis que moi-même je faisais contre tristesse bon coeur et trinquais comme les autres, plusieurs furent tentés de le plaindre. Plus d'un regard sévère se leva sur l'impitoyable Royle, qui, tout en déchirant à belles dents une rondelle de saucisson, murmura:
Monsieur vit de régime, et il mange à sept heures.
Notre faim plus ou moins bien apaisée, notre soif à peine allumée, avec quel étonnement, mêlé d'un léger mépris, ne vîmes-nous point Murette tirer de sa musette une collation choisie, abondante néanmoins! Tandis qu'il s'en régalait égoïstement, le petit Parisien le nargua, sans d'ailleurs l'émouvoir:
«La prévoyance de la fourmi, dit-il, au service de l'hygiène du héron!»
Après une courte halte à Narbonne, vers le milieu du jour, il y eut comme une agréable surprise à se trouver debout, les mouvements libres, sur le quai de la gare de Perpignan. La ville est à deux kilomètres. Dans le demi-jour crépusculaire, elle nous apparut, groupée autour de sa citadelle, comme une modeste tortue endormie au pied du monstre que figurait le sombre Canigou, dont la crête seule resplendissait encore sous les derniers feux du soleil déjà invisible dans la plaine.
Le régiment s'achemina vers la ville, nos rangs formés tant bien que mal. En somme, c'était notre première prise d'armes. L'équipement était loin d'être au complet. Pour ma part, je n'avais pas de ceinturon; mon sabre-baïonnette pendait piètrement à la patte de ma capote, tournant à chaque pas sur ma hanche. Notre allure manquait peut-être d'ensemble, ou, du moins, il nous le semblait, et ce mécontentement de nous-mêmes nous indisposa contre notre nouvelle garnison. Quelques-uns d'ailleurs étaient déjà mal préparés, les distractions de Perpignan ne leur paraissant pas pouvoir lutter avec celles de Toulouse. D'autres, les bons soldats, regrettaient un déplacement qui avait entravé et retardé l'organisation des compagnies de marche: ils en voulaient à l'autorité civile, cause de tout le mal, et ils crurent voir dans les regards curieux de la population perpignanaise la manifestation de sentiments peu sympathiques.
Tout cela contribuait à nous montrer sous un jour défavorable la capitale du Roussillon. Toujours plein du souvenir de Paris, Royle n'avait pas assez de railleries pour les rues courtes, étroites et tortueuses, où notre colonne serpentait. Il ne revenait pas de l'aspect de certaines maisons à un seul étage, surplombant le rez-de-chaussée: comiquement, il se baissait dans la crainte de les voir s'effondrer. Au tournant de la ruelle, à montée rapide, qui aboutit à un premier pont-levis, il s'écria, en jurant, que jamais il n'eût cru possible de trouver un pavage plus douloureux aux pieds que celui de Toulouse.
La citadelle, de loin, apparaît comme un monticule inoffensif. De près, elle semble inexpugnable. Au lieu d'admirer comme moi, Royle haussa les épaules, peut-être pour secouer, sans en avoir l'air, le sac qu'il commençait à trouver lourd. Le Mont-Valérien, dit-il, a une autre tournure, et comme le spectacle majestueux de la double enceinte, la vue des chaînes des portes m'imposait, il ajouta qu'il se moquait pas mal de sa nouvelle prison. Les murs de pierre qui supportent la terre du rempart suintaient comme un caveau; le vent s'engouffrait avec nous en sifflant lugubrement, et je me souvins plus tard de l'impression rapide, mais pénible, que me fit, à cet instant précis, dans la nuit tombante, la voix cynique du gavroche déguisé en soldat.
La cour d'honneur, assez vaste parallélogramme, est formée par de hauts bâtiments qui peuvent abriter environ 3 000 hommes. Le dépôt du 22e de ligne en occupait une partie au midi, près du donjon, qui date de six siècles. Nous fûmes distribués dans le principal corps de logis qui règne à l'est. Le lendemain matin, des fenêtres du second étage, nous découvrîmes toute une plaine verdoyante bordée par une ligne d'un bleu vif que piquaient de tout petits points blancs. C'était la Méditerranée.
A partir de ce jour, je connus pleinement la vie de caserne, dont la monotonie était rompue par la variété des corvées. Il fallut d'abord s'approvisionner pour la nuit au magasin des lits militaires, et chacun s'en revint avec sa paillasse sur la tête à un premier voyage, avec un matelas au second. Corvée de pain, corvée de bois. Et jusqu'à la grande peinture à fresque avec le gros pinceau que tout le monde doit manier sans études préalables!
Le plus pénible, c'était la lutte pour la vie. Comme il n'y avait pour tout le régiment que deux ordinaires, le repas d'environ six cents hommes se préparait dans une seule cuisine; il était réparti au petit bonheur dans les gamelles alignées sur plusieurs tables après un lavage très sommaire. Il n'était pas question de retrouver la sienne; mais, pour en obtenir une quelconque, il se livrait chaque jour, sous l'oeil indifférent ou goguenard des cuisiniers aux tabliers sordides, de véritables pugilats. Ces combats à l'eau graisseuse me faisaient reculer. Déjeunant d'une botte de radis, j'allais, pour quelques sous, dîner le soir avec un de mes camarades dans un modeste cabaret de la ville. Après la retraite, la chambrée retrouvait, réunis, les dix compagnons de route.
Il nous manquait les glorieux récits de la veillée, tous les vétérans ayant disparu à Sedan. Mais Bacannes se chargeait toujours d'égayer les heures où le sommeil nous fuyait. Ayant vite saisi les travers de Nareval, il les exploitait, de complicité avec Linemer, au profit de la gaieté générale. Chaque soir, ils l'amenaient à faire le complaisant étalage de sa petite science. Ils se faisaient ignorants et naïfs jusqu'à la bêtise, et lui se perdait en des définitions minutieuses, en des détails oiseux, en des descriptions enfantines. Toujours de sang-froid, les interlocuteurs accompagnaient leurs questions de pantomimes folles, exécutées sur la table, en bonnet de coton et en caleçon, à la lueur vacillante d'une chandelle fumeuse, qui projetait sur les murs et au plafond des ombres mouvantes, grotesques. Aveuglé par l'amour-propre, Nareval s'exécutait indéfiniment, en toute conscience. Il se persuadait que nous avions recours à lui parce qu'il était naturellement désigné pour nous primer, nous diriger, pour devenir enfin notre chef.
Cette farce eût pu se renouveler longtemps; mais, un soir, Royle, ayant dîné en ville, rentra maussade; le gros vin bleu du Roussillon l'avait peut-être alourdi, et il éprouvait le besoin de dormir. Il déchaîna le fou rire que nous étouffions sous nos couvertures, en sabrant la plus belle période de Nareval d'un impitoyable: «As-tu fini, jobard?»
Nareval se le tint pour dit: Il garda sans doute quelque fiel au fond du coeur, mais il n'osa pas se fâcher, dans la crainte d'augmenter le ridicule. Une scène d'un comique plus sombre, et qui faillit tourner au drame, vint d'ailleurs faire diversion le lendemain.
Murette était resté dans notre groupe sans devenir plus expansif. Ses yeux semblaient jeter sans cesse un feu plus vif; ses traits réguliers paraissaient s'affiner. Sa réserve, ne se démentant jamais, ressemblait à de la fierté; elle finissait par imposer. Malgré le souvenir du trait d'égoïsme qui l'avait signalé dans le wagon, il commençait à conquérir par son silence une sorte de prestige, lorsqu'un futile incident nous le révéla tout entier.
Chacun, l'appel terminé, faisait son petit ménage, quand sa voix presque inconnue s'éleva, sonore et vibrante. Devant son havresac, qu'il avait vidé sur son lit, il hurlait, se déclarant volé. Il lui manquait, je crois, une paire de chaussures qu'il possédait en sus de l'ordonnance et que pour ce motif il dissimulait sous son linge. Mais la passion blessée ne connaît ni frein ni règlement. Jamais trésor ne fut regretté comme ces malheureux godillots. Impossible de rendre l'intensité de la fureur de leur ci-devant propriétaire.
Leur disparition bien constatée, il courut chez le sergent-major. Un brave homme, qui vint inviter le mauvais plaisant, s'il y en avait un, à ne pas pousser le jeu plus avant. Tout le monde se déclara innocent; mais je ne sais qui proposa de fouiller les paillasses.
Pendant la perquisition, Murette multipliait ses imprécations à mesure que l'espoir lui échappait. Il en vint même aux menaces, et il tira son sabre, jurant d'éventrer le voleur. Toutes les recherches restèrent infructueuses, heureusement. Alors le sergent-major se fâcha contre le réclamant. Peine perdue. Murette, insensible aux reproches, ne songeait qu'à la perte subie, et il se roula sur son lit, mordant de rage ses draps et son matelas, pleurant de désespoir.
Royle était son voisin. «Auras-tu bientôt fini de geindre, lui demanda-t-il, Harpagon, Grandet, Shylock de vingt ans!»
Murette, qui avait beaucoup moins de littérature, rugit cependant sous l'injure, heureux qu'une victime s'offrît à sa colère. Quoique fluet, Royle était nerveux: il arrêta son agresseur, le dompta, en continuant à l'invectiver en son parler faubourien. «Allons, allons, c'est pas tout ça! Il ne faut pas nous la faire. Tu nous as tous traités de voleurs, et tu nous as fait bousculer nos fournitures. Tes godillots n'ont pas été mangés après tout. Ils ont trop d'arêtes. Il y a encore ta paillasse à visiter. Dépêchons, il est temps de nous montrer ce qu'elle a dans le ventre!»
Et, en effet, dans les feuilles sèches de maïs, les bienheureux souliers chamois, à semis de clous d'acier, étaient cachés. Murette eut un éclair de joie d'abord, à la vue de son bien retrouvé. Puis, soupçonnant Royle de l'avoir joué, il darda sur lui un regard chargé de haine. Mais-il dut mesurer la profondeur du dégoût qu'il nous inspirait. Dès cet instant, la quarantaine s'établit; il se creusa comme un fossé autour de lui. Du reste, sa peau, comme toute sa pacotille, lui appartenant, lui était chère: il sollicita et obtint la place de brosseur auprès d'un officier que ses fonctions fixaient au dépôt. Il n'irait pas au feu, et ajoutait cinq francs par mois à l'argent de son prêt.
V
Par le spectacle de passions poussées au point de déséquilibrer ainsi un homme, les natures simples s'apprécient mieux. En s'éloignant de Murette, les autres camarades de la chambrée se rapprochèrent d'autant. Pourtant avec son esprit indiscipliné et frondeur à l'excès, le petit Royle nous choquait aussi. De son plein gré, il faisait bande à part; il étendait ses relations extérieures, qui d'une part lui procuraient quelques bons dîners, et lui fournissaient d'autre part l'occasion de s'exalter en compagnie de gardes nationaux farouches.
Nareval, de son côté, s'était replié en lui-même, depuis qu'il s'était reconnu mystifié. Son ambition le rendait d'ailleurs très assidu auprès du sergent-major, lequel cherchait à retenir tous ceux qui savaient tenir une plume. Mais, dans une compagnie de 5 à 600 hommes, les scribes ne manquaient pas. Le tracé perpétuel d'interminables états ne nous paraissait pas avancer la libération du territoire. Fréquemment, Bacannes, Toubet et moi, peu jaloux d'étaler un zèle superflu, nous nous échappions, et, le poste de police passé, les ponts de la citadelle franchis, nous éprouvions la joie espiègle de gamins en rupture d'école.
Tout au rebours de Royle, nous évitions la fréquentation des civils. C'était moins aisé que dans un grand centre. Au café, parfois, à l'auberge, les conversations engagées avec le patron, ou avec des clients indigènes, nous avaient édifiés sur les tendances radicales de la population. Comme s'il était vrai que l'uniforme a quelque vertu comparable à la puissance de la tunique de Nessus, nous étions déjà imbus de l'esprit militaire, au point de ne pouvoir admettre que les pékins osassent formuler sur les officiers des critiques dont l'idée nous était venue. Nous ne songions à mettre à profit nos escapades que pour nous promener.
La ville avait été vite explorée. Resserrée dans ses murs, elle n'a pu s'embellir comme des villes ouvertes, même moins importantes. Mais il y a de l'air pur au delà des remparts, et de nombreuses portes s'ouvrent sur la campagne. L'une d'elles est flanquée d'un Castillet d'aspect romantique, et que, par parenthèse, Royle, avec son instinct artistique, trouvait très chic. Il ajoutait en gouaillant qu'il aurait voulu y habiter, et le malheureux n'ignorait pas que ce joli Castillet sert de prison militaire.
Par cette porte on se rend à une belle allée de platanes, près de laquelle s'étend la pépinière départementale. Sans borner nos promenades à ces endroits fréquentés, nous parcourions tous les recoins du paysage que commande le canon de la place. Les innocentes joies du soldat désoeuvré me furent alors révélées. Combien de fois ne nous attardâmes-nous pas à choisir, tailler et éplucher des gaules dans les saussaies, pour les jeter une heure après? Quel intérêt à voir courir au fil de l'eau d'un ruisseau des brindilles de paille jetées en amont d'un petit pont et guettées à l'aval?
Malgré la saison avancée, le Roussillon était encore couvert d'une végétation puissante, où apparaissaient à peine quelques taches de rouille automnale. Nous allions à travers champs, escaladant des coteaux avant-coureurs des Pyrénées, et, de là, nous nous plaisions à regarder scintiller au loin la mer sous les rayons du soleil. Puis, allongés à l'ombre du grêle feuillage de quelque olivier, les bras repliés en oreiller sous notre tête, nous nous laissions bercer par la brise au parfum salin, contemplant la dentelle d'un vert pâle qui doucement se mouvait sur le champ d'azur infini.
Les semailles et les vendanges étant achevées, rien ne troublait la calme nature, sinon, tout près de nous, le vol de mouches obstinées ou le bruissement d'insectes cheminant dans l'herbe sèche, parfois le cri-cri solitaire d'une cigale attardée. Dans ce silence relatif, l'air était si sonore, que, de temps en temps, les notes perlées des clairons nous parvenaient de la lointaine citadelle. Ce rappel à la vie militaire nous faisait songer aux camarades étendus, comme nous, non pas sur un lit de mousse, mais à même la terre froide des provinces envahies.
A cette pensée, le far niente nous humiliait, et dans notre ignorance des difficultés de l'improvisation des armées nouvelles, nous éprouvions de l'irritation contre nos organisateurs inconnus. Le vulgaire tran-tran de la caserne nous apparaissait de plus en plus fastidieux. Pour nous forcer au retour, il fallait que le soleil eût disparu derrière la chaîne des Pyrénées. Malgré les saillies de Bacannes, la mélancolie nous tenait, tandis que, le long des haies d'aloès aux feuilles charnues à pointes aiguës, nous nous acheminions vers les murs blanchis, criblés de fenêtres sombres, qui émergeaient carrément de la citadelle, dans la lueur orangée du crépuscule.
Tout cela m'engourdissait le coeur, je m'en rendais compte: j'aurais voulu chercher des réactifs dans des exercices et des devoirs pénibles. Déjouant un jour la surveillance du sergent-major, qui n'entendait pas que les sergents missent la main sur ses scribes, je parvins à me faire enrôler dans le piquet de garde.
Sac au dos, fourniment au complet, le détachement se dirige d'un pas cadencé vers l'intérieur de la ville. En portant les armes devant le poste de police, en entendant mon pied faire résonner le pont-levis, et mon bidon cliqueter contre la poignée de mon sabre-baïonnette, j'éprouvais une sorte de béatitude de conscience, mêlée de fierté patriotique: Il en faut peu pour être fier et satisfait, à vingt ans.
Mon piquet allait relever le poste du Castillet. J'eus donc deux fois le plaisir d'être posé en faction sous la voûte de la porte Notre-Dame. Pour les passants, la sentinelle en armes est la garniture obligée de la guérite. Jamais je n'avais fait grande attention à cet ornement animé. Or, devenu à mon tour mannequin, je croyais remplir un sacerdoce: mon fusil bien en main, baïonnette au canon, je me sentais la Force, au service de la Loi. Pour un peu, je me fusse attribué l'honneur de l'ordre dans lequel s'écoulait le petit flot des promeneurs, allant aux Platanes, et de leur calme quand ils en revenaient.
Comme trêve à la banalité, je dus faire sortir le poste à la vue, aussi nouvelle pour moi que pour les habitants, d'un peloton de cuirassiers de l'ex-garde impériale. Il venait constituer, à Perpignan, le noyau d'un nouveau régiment.
Ces hommes superbes, à la brillante armure, étonnaient dans les rues étroites, où ils ne pouvaient s'engager plus de deux à la fois; mais, avant d'atteindre la voûte un peu sombre à l'autre extrémité de laquelle je me tenais, ils apparaissaient en pleine lumière, resplendissant au soleil, sur le fond des arbres prochains, dans la baie ogivale de la porte extérieure. Leurs palefrois, énervés par un long voyage, caracolaient bruyamment sur le tablier du pont-levis: les cimiers des casques effleuraient le cintre. Dans le cadre romantique du Castillet, avec ses deux petits bastions crénelés, ce groupe de ballade figurait assez un retour de croisade en quelque manoir féodal.
A la vérité, il n'était pas nécessaire de remonter si loin pour voir des héros dans ces hommes bardés de fer. Le souvenir récent du dévouement tragique de leurs frères d'armes, à Reichshofen, à Mouzon, les rajeunissait, sans les rapetisser.
De grands changements s'étaient produits à la caserne pendant mes vingt-quatre heures de garde. En dehors des deux compagnies provisoires de dépôt, on en avait créé quatre autres, que l'on avait honorées de l'épithète d'actives, et Nareval ne se tenait pas de joie: il avait gravi le premier échelon de la hiérarchie, caporal. Il était caporal à la 2e, tandis que je demeurais, quant à moi, simple pousse-cailloux à la 4e. Toubet, Bacannes étaient distribués dans les deux autres. De ceux qui avaient composé notre joyeuse chambrée, Royle et Dariès, les deux natures les plus dissemblables, restaient seuls avec moi. Le premier ne me recherchait pas, estimant que, si je n'étais pas encore galonné, je ne tarderais pas à l'être.
Compagnie active, ce titre était une promesse. Aussi ne marchandai-je plus ma collaboration à notre nouveau sergent-major, digne troupier qui, bien qu'il n'eût plus trop de scribes pour chaque compagnie, me laissait aller à l'exercice le matin. Mon apprentissage volontaire me valut d'être aussitôt chargé d'instruire d'autres conscrits, ce qui n'est pas, il faut en convenir, une besogne toujours facile.
L'exemple de la patience m'était cependant donné par l'officier qui nous dirigeait. D'un zèle infatigable, toujours présent sur tous les points du terrain de manoeuvres, il ne se départait jamais de son calme; mais il était sombre et triste. A Sedan, il avait signé le revers. Condamné à ne pouvoir affronter de nouveau l'ennemi, il désirait du moins lui créer des adversaires redoutables, sans que rien parût lui faire oublier le titre injurieux de capitulard que la population ne mâchait guère aux revenants de nos premiers désastres.
En le plaignant, et fier au reste d'être reconnu suffisamment instruit, j'étais de plus en plus impatient d'user du droit qu'il avait perdu. La compagnie de Toubet reçut sur ces entrefaites l'ordre de se tenir prête à partir: j'allai demander au commandant lui-même à y être versé. Mais il repoussa ma requête: premièrement, me dit-il en souriant, parce que j'étais candidat caporal, et, en second lieu, ajouta-t-il d'un ton sévère, parce que je ne portais seulement pas de bretelles.
Point mécontent d'être proposé pour le double galon de laine, tant les honneurs attirent, je n'eus plus aucun regret en apprenant que la compagnie de Toubet allait simplement relever un bataillon de mobiles, à Montlouis.
Aucun regret n'est pas le mot. Toubet était mon meilleur camarade. Lui parti, je me sentis isolé, en proie à de douloureux énervements. Le doute naissait presque en moi sur le devoir, et, quand les recrues de ma classe arrivèrent, j'en vins à me demander si mon ami Roland n'était pas dans le vrai. Qu'avais-je gagné à me séparer des miens avant l'heure, puisque j'étais encore là, impuissant et découragé!
Pour loger les nouveaux venus, on nous fit dresser la tente sur les remparts, au pied du donjon. Malgré la fraîcheur des nuits, la température était clémente, et ce campement n'était pas sans charme: mais il me semblait que ce charme m'amollissait. Trop longtemps je me perdais en contemplations devant le même paysage, où il ne m'était plus loisible d'aller fatiguer mon corps. Après l'avoir vu s'estomper dans la dégradation crépusculaire et disparaître dans la nuit, je me glissais hors de la tente avant le réveil, pour le voir encore renaître au lever du soleil.
Spectacle magnifique, auquel je revenais sans cesse à mon corps défendant. Je m'étais engagé pour agir, non pour rêver. Ce far niente relatif, sous un beau ciel, me laissait trop penser au milieu que j'avais quitté. Je redoutais d'en arriver à aimer trop la vie et craignais d'avoir peur de la perdre. Autre chose me faisait souhaiter d'aller éprouver au loin mon courage: l'air était chargé d'électricité: le ciel n'avait jamais été bien limpide, il s'embrumait tous les jours.
VI
Aux caresses de la brise d'Orient, aux rayons du soleil qui les éclaire en même temps qu'Athènes et que Rome, les hommes, sous ce beau climat, semblent imbus de sentiments artistiques, et animés d'ardeurs libérales; ils aiment ce qui est beau et désirent ce qui est grand; mais la mâle vertu et l'indomptable énergie des peuples antiques leur font défaut généralement. Le vent d'Italie paraît leur insuffler surtout l'indolence des lazzaroni, qu'ils secouent par saccades. Leur ordinaire occupation consiste à discourir en buvant dans les vastes cafés de la Loge, plus vastes que la place qu'ils bordent. Les thèmes à déclamations ne manquaient pas alors. Les voix s'élevaient trop haut, les discussions s'échauffaient trop vite, pour permettre de réfléchir sagement sur l'inconstance de la fortune. Aux yeux de ce public sévère au malheur, l'armée avait fait banqueroute. Le retour des échappés des premiers désastres était l'occasion d'anathèmes.
Que ces vaincus eussent eu la faiblesse, comme notre sous-lieutenant, de signer la capitulation; qu'ils eussent acheté leur liberté au prix d'une blessure, ou qu'ils l'eussent reconquise par évasion au risque d'être massacrés, tous étaient regardés, ou peu s'en faut, comme des traîtres et des lâches. Capitulards, ce seul mot disait tout. Et ceux qui le lançaient, aveuglément, cruellement, croyaient avoir le droit, s'étant revêtus de l'uniforme hybride de la garde nationale, de condamner l'armée avant de s'être donné la peine de faire leurs preuves.
L'armée, quant à elle, ayant longtemps fourni des gages de sa valeur, ne s'expliquait pas bien l'infidélité de la gloire; mais elle savait, à n'en pouvoir douter, qu'elle avait racheté ses défaites par plus d'héroïsme et de sang que ne lui en avaient coûté les victoires d'antan. Elle ne pouvait subir de bonne grâce l'attitude parfois insultante de la population.
Pourtant les pioupious, comme les moutons, sont endurants et modestes, tant qu'on ne les fait pas trop enrager. Mais l'arrivée du dépôt de cuirassiers envenima la situation. Ces hommes avaient appartenu à la garde impériale, ce qui, dans l'esprit de certains Perpignanais, était aussi honteux que de sortir du bagne. Or ces forçats libérés étaient sans vergogne; ils avaient l'air avantageux qui caractérise tout bon cavalier. Quand ils se promenaient par deux dans la ville, le bonnet de police penché sur l'oreille, les rues, qui retentissaient du bruit de leurs grandes bottes éperonnées, paraissaient trop étroites, et ils ne se rangeaient guère pour faciliter la circulation aux pékins, ceux-ci fussent-ils en gardes nationaux. De là, un accroissement d'hostilité et, dans les cafés, un redoublement de fureur bavarde. Dans le récipient que formait l'enceinte fortifiée, tous ces petits sentiments, toutes ces vulgaires passions cuisaient et bouillonnaient. Un éclat faillit toutefois se produire en dehors des murailles.
Tous les Pyrénéens-Orientaux ne songeaient pas à attendre les Prussiens au pied du Canigou. Une compagnie de francs-tireurs s'étant recrutée dans le département, les dames du chef-lieu voulurent lui offrir un drapeau brodé de leurs mains brunies. L'autorité avait décidé que la remise en serait faite solennellement, un dimanche, sur le Champ de Manoeuvres, qui s'étendait en vue de la citadelle.
Le temps favorisa la cérémonie. Par toutes les portes de la ville, la foule se dirigea vers le terrain en ses plus beaux atours. Depuis les plus vieux barbons de la garde nationale jusqu'aux tout jeunes pupilles de la République, sans parler des francs-tireurs eux-mêmes, toute la population masculine était en armes, et notre régiment avait été convié à la fête. Nous n'avions à notre tête qu'un simple chef de bataillon, tandis que l'armée sédentaire était commandée par un monsieur dont le bonnet était orné d'au moins cinq galons: très larges, très espacés, ils couvraient presque toute la coiffure, et il était à peu près impossible de les compter, tant s'agitait, comme la mouche du coche, d'un bout à l'autre du polygone, ce pseudo-colonel. A peine étions-nous alignés du côté laissé libre, qu'il s'élança d'un air farouche, au galop secoué de sa maigre haridelle, pour enjoindre à notre commandant de se ranger d'une tout autre manière. Toujours peu endurant, notre chef riposta par un commandement bref et net, qui fut d'ailleurs admirablement exécuté: «Par le flanc droit et par file à gauche. En avant, marche! A la citadelle!»
Le retentissement de ce scandale fut grand à nos oreilles, le soir et pendant plusieurs jours. Pour affirmer son importance, la garde nationale décida d'organiser une revue, le dimanche suivant, sur la promenade des Platanes, en présence des autorités civiles. Le spectacle militaire était ainsi offert aux soldats par la population. Peu d'entre nous s'en privèrent.
La bonne tenue sous les armes, la rectitude des mouvements étaient, à vrai dire, le moindre souci de ces braves. Ils cherchaient à révéler leur mérite par des vociférations d'énergumènes et par des gestes d'épileptiques, en défilant devant la tribune municipale. Et ils recommençaient de plus belle, en se tournant ostensiblement vers les groupes de troupiers qui les regardaient.
Suspects. Nous étions suspects, non de modérantisme, mais d'hostilité. Dans ces esprits méridionaux, surexcités et exaltés, il y avait peu de différence entre la froideur à l'égard du gouvernement et l'oubli des devoirs sacrés envers la patrie. Et c'est à ce moment que le télégraphe apporta la désastreuse nouvelle de la capitulation de Metz, aussitôt suivie des commentaires douloureux de Gambetta.
La citadelle fut aussitôt consignée, les portes closes, les chaînes des ponts-levis vérifiées. La rumeur se répandit bientôt que des troubles avaient éclaté dans la ville. Aucun détail précis. Tous les renseignements manquaient; mais la rigueur de la consigne témoignait de la gravité de la situation. Au surplus, cette privation de nouvelles à un moment si critique était affreusement pénible et énervante.
D'ailleurs il n'y avait pas que de dociles moutons parmi nous. Quelques loups avaient été enfermés dans la bergerie. Pour moi, nommé caporal et adjoint au fourrier depuis deux jours, je n'avais ni l'humeur ni le temps de me mêler aux conciliabules qui se formaient dans quelques cantines. Un nouveau lieutenant avait tout récemment été mis à notre tête; malgré une assez douloureuse blessure qui à Sedan lui avait entamé l'épaule, il était d'une activité et d'une énergie peu communes: il avait précisément fixé ce jour-là au sergent-major comme extrême délai pour l'organisation complète de la compagnie. Mais, de notre bureau, nous entendions des rumeurs inaccoutumées. A plusieurs reprises nous aperçûmes les sergents de semaine occupés à disperser des groupes.
Le jour s'écoula cependant sans incident remarquable. Après la soupe du soir, le lieutenant était venu signer les pièces de comptabilité. Il paraissait très énervé, sans doute à cause des scènes tumultueuses de la ville, dont nous ne savions toujours rien de formel. Dans ses yeux brillait, par contre, une clarté d'énergie satisfaite. Il donna l'ordre de veiller à tous les derniers préparatifs, dans l'éventualité d'un départ prochain.
Tandis que le sergent-major et le fourrier couchaient dans la chambre où nous travaillions, je n'avais pas cessé d'occuper ma place dans l'une des tentes dressées sur les remparts. Il me parut bon d'aller vérifier mon havresac.
La nuit était venue, et le firmament n'en était pas moins tout éclairé. Il resplendissait comme dans l'embrasement d'un immense incendie, et cette rougeur paraissait devenir de plus en plus intense. Par toute la voûte céleste, les nuées semblaient teintes d'un reflet sanglant, depuis la dentelure noire des Pyrénées jusqu'à la ligne lointaine de l'horizon sur la Méditerranée.
Sur le rempart, le spectacle, quoiqu'à peine distinct par contraste, était saisissant. Bien que le couvre-feu fût sonné, presque tous les hommes étaient debout hors des tentes, qui dessinaient en triangles leurs silhouettes blanchâtres sur la terre noire, et quelques ombres humaines s'agitaient, gesticulaient, parlaient.
Dominant ma poignante impression, je me dirigeai vers mon bastion, en cherchant d'éloquentes paroles, pour user sur mes camarades de ma jeune et faible autorité. Mais, au pied de l'antique donjon qui se dresse là, regardant le Canigou du côté de l'Espagne, deux officiers me devançaient. Ils allaient d'un pas résolu. C'était le commandant du 22e de ligne, suivi d'un capitaine.
Ils abordèrent un premier groupe qui, à leur approche, s'était resserré. Le commandant ayant dit qu'il fallait rentrer sous les tentes, un murmure s'éleva. Les officiers s'avancèrent encore, et le groupe s'ouvrit, mais pour se refermer aussitôt comme une vague. D'autres hommes accoururent, entraînés par un courant invincible, et, en un clin d'oeil, un cercle étroit enferma les deux officiers, et le commandant tomba.
A ce moment, d'autres officiers survinrent en nombre. C'étaient les nôtres. Ils achevèrent de rompre le charme funeste qui avait plané sur la citadelle, en nous apportant l'ordre de départ pour le lendemain même.
Trois de nos compagnies actives étaient désignées, dont la mienne, et il ne s'agissait plus d'aller à Bellegarde ou à Montlouis. Cette fois, c'est vers le Nord que nous serions dirigés. Vers l'ennemi, enfin.
Ah! la noble activité qui régna en cette nuit si mal commencée. L'ardeur de tous était égale. C'était à qui se prêterait aide mutuelle, pour que rien ne clochât, pour qu'il n'y eût aucun retardataire. A l'aube, après une veillée féconde, le ciel était redevenu d'un bleu pur et profond: la soirée ensanglantée par l'aurore boréale ne m'apparaissait plus que comme un vain cauchemar.
Mais, avant le départ, le commandant du 22e, qui savait bien qu'il n'avait pas rêvé, tint à passer en revue tous les hommes de notre régiment. Les partants, comme ceux qui restaient, durent s'aligner sur le rempart. On vit même errer par la Murette, l'ordonnance, le brosseur, l'avare, qui ne se mêlait plus à nos assemblées. Son regard, d'une acuité singulière, donnait l'impression que doivent produire les gens à qui le peuple attribue le mauvais oeil. Il paraissait être là pour porter malheur à quelqu'un.
Quant à moi, j'avais fort à faire, avec le sergent-fourrier, pour achever de régler les derniers détails administratifs: officier d'habillement, maître armurier, préposé des lits militaires, le défilé était-interminable. L'heure du départ arriva, sans que le détachement eût traversé la cour d'honneur. Courant au rempart, nous le trouvâmes désert.
Les trois compagnies s'étaient écoulées hors de la citadelle par une poterne. Bien qu'elles eussent à gagner la gare par un long détour dans la campagne, nous n'avions que le temps de couper au plus court par la ville. Cela me permit au moins d'adresser un télégramme à ma famille, car Angers était notre but, et nous passions par Toulouse.
Nous avions le regret de laisser en arrière deux de nos meilleurs camarades, Toubet et Bacannes, sans parler du malheureux petit Royle. Au dernier moment, il avait été interné au Castillet sur l'ordre du commandant du 22e. Murette aurait sans doute pu dire pourquoi.
LE 48e RÉGIMENT DE MARCHE
Il n'y avait pas à s'apitoyer longuement. Dans le métier des armes, les liaisons ne se dénouent pas; elles sont presque toujours rompues brusquement, si fraternelles qu'elles aient été. Les exigences du service veulent qu'après une longue intimité on se sépare immédiatement sans murmure, sinon sans regrets. A la guerre, il faut voir tomber, sans faiblir, sans lui tendre la main, sans jeter vers lui un regard en arrière, le camarade frappé à mort qui était devenu votre ami. Et la discipline impose parfois des épreuves plus cruelles. Il faut brider son coeur, si l'on ne peut l'étouffer. C'est pourquoi les vieux militaires passent et repassent sans cesse en revue les noms de leurs compagnons d'autrefois; ils rachètent ainsi leur sécheresse professionnelle, leur froideur obligatoire et passagère, l'apparente indifférence qui fut longtemps exigée d'eux. D'ailleurs Royle ne nous avait jamais inspiré de véritable amitié, à Nareval ni à moi: nous déplorions qu'il eût commis les fautes dont il serait châtié, plus que nous ne pouvions le regretter lui-même.
Pour nous distraire, nous n'avions pas cependant la société des joyeux compères du premier voyage. Tous étaient restés au dépôt, et, outre que nous n'étions pas gais naturellement, le grade nous isolait déjà un peu des simples soldats. D'eux-mêmes ils s'éloignaient de nous. Cette sorte de solitude, en plein brouhaha, était favorable au cours de mes pensées à la fois heureuses et graves. Le train rapide m'emportait enfin vers le but que m'avait assigné ma conscience, et, par une circonstance inespérée, il allait m'être donné de revoir mes amis, de recevoir dans un baiser une nouvelle bénédiction de ma mère.
Dans cette saine disposition d'esprit, je ne m'expliquais pas que la vue de ce pays ne m'eût pas frappé et charmé à mon premier passage. Chère terre de France, aux sites si divers, aux aspects admirables dans leur variété, je m'en éprenais de plus en plus à cette revue panoramique, parce qu'on s'attache en se dévouant. Et n'allions-nous pas essayer de la défendre? Qui sait si nous ne l'arroserions pas de notre sang?
De Perpignan à Narbonne, la voie suit le littoral, et, en certains endroits, sur une chaussée de quelques mètres à peine. D'un côté, la mer, confondant la ligne de ses eaux avec le ciel, et, de l'autre, d'immenses étangs bleus. Sur la côte, les pauvres villages de pêcheurs étagent leurs cabanes en amphithéâtre, devant l'élément qui leur fournit la nourriture et souvent les engloutit. Le train semblait glisser sur la mer. Le sifflet strident de la locomotive se perdait dans cette immensité dont le calme n'était troublé que par le cri de quelque goéland effarouché, s'envolant de rocher en rocher.
La matinée s'écoula assez vite, dans cette contemplation. Mais, vers le milieu du jour, les heures parurent s'allonger. A mesure que le moment attendu approchait, il semblait fuir. Je comptais les stations qui restaient à franchir, et nous en rencontrions toujours que j'avais oubliées. La nuit tombait, et Toulouse n'apparaissait pas. En vain, pour prendre le change, j'essayais de dormir; mes yeux clos, l'esprit veillait. Enfin, vers six heures, le train ralentit sa marche. Aux portières, les clairons sonnent allègrement la charge. Nous entrons en gare. Le train roule toujours, il y a encore un pont à passer; mais je n'y peux tenir. Me voilà déjà debout sur le marchepied, quand une terreur me prend. C'est jour férié, le 1er novembre, la Toussaint, veille des Morts. Mon télégramme est-il parvenu?... Oui, oui; là-bas, devant le bureau du chef de gare, stationne un groupe nombreux. Tous, ils y sont tous, et, d'un bond, je suis au milieu d'eux. Quel délicieux moment, mais qu'il fut court!
Ma mère était radieuse; elle retrouvait son fils, aussi décidé que le premier jour, mais plus fort, devenu homme au bout de deux mois d'absence. Elle me regarda quelques instants, sans parole, les yeux brillants de joie au travers d'un voile humide. Bien que j'allasse vers le danger, elle ne tremblait plus; après m'avoir cru à jamais perdu, elle me revoyait: heureux présage. Ah! quel chaleureux accueil! quelles attentions charmantes! Quelques aliments réparateurs à prendre, tout en causant; un chaud gilet de laine, que je dus m'engager à mettre le soir même. Que sais-je encore? Comme tous grandissaient le mérite du devoir en se rendant plus chers, en découvrant à celui qui partait les trésors de tendresse que peut-être il allait perdre, mais dont rien alors n'aurait pu l'obliger à se montrer moins digne!—Quoi! déjà? Le clairon rappelait: il fallut se dire adieu, et nous avions à peine échangé quelques paroles!
Quel vide dans le wagon, malgré le tumulte environnant! Bien que, blotti silencieusement dans un coin, je m'efforçasse de jouir encore, comme d'un doux parfum, du souvenir de cette minute exquise, je souffrais; j'étais triste, craignant que ma mère n'eût entendu ces mots jetés au passage par un brutal, par un jaloux: «Embrassez-le bien, vous ne le reverrez pas!»
Lorsque, au matin, nous eûmes dépassé Bordeaux, le froid, dans nos wagons à marchandises mal clos; devint, d'heure en heure plus vif et la campagne nous apparut toute dépouillée. Elle semblait s'être mise en deuil à mesure que nous nous rapprochions des contrées où se jouaient nos destinées. Mais, aux abords des grandes villes, comme dans les plus petits hameaux, nous apercevions les jeunes gens et les hommes faits s'exerçant au maniement des armes. Ils interrompaient leurs manoeuvres pour nous saluer, et six cents voix leur répondaient en entonnant un chant patriotique.
II
Arrivés à Angers à une heure du matin, nous fûmes cantonnés provisoirement dans les bâtiments de l'École des arts et métiers. Après quatre heures d'un pénible sommeil sur les tables d'étude, on nous distribua des billets de logement. Chacun se mit en quête de l'habitant chargé de le recevoir. Il y eut ce jour-là repos général—excepté pour moi.
Requis comme secrétaire par l'officier payeur du détachement, le lieutenant Christophe, je dus à cet honneur de faire, sans plus tarder, ample connaissance avec la ville. Sac au dos, fusil sur l'épaule, il fallut suivre toute la ligne des boulevards neufs qui enveloppent la cité, frissonner à la vue du sombre château d'ardoises à grosses tours édifié par saint Louis, saluer en passant la statue du paisible roi René, et tâcher de se retrouver dans le dédale des rues du quartier central, qui montent, descendent, remontent, s'enchevêtrent. C'est très pittoresque, mais bien fatigant.
Vers deux heures, je recouvrai ma liberté, et, à mon tour, je me mis à la recherche de mon habitant, un sculpteur, je crois, demeurant à la montée des Forges, sur l'autre rive de la Maine. Une jeune femme me reçut poliment, et je me réjouissais à l'idée de m'asseoir, un jour ou deux, à un honnête foyer familial qui, me rappellerait celui où je manquais; mais je fus très courtoisement adressé à une banale hôtellerie du voisinage.
Mon lit n'en fut pas moins excellent. La douce chose, au bout d'un long voyage et après quinze jours de campement, même sur des remparts ouatés de gazon! Quel héroïsme, le lendemain, de sauter hors des draps, avant le jour, sans avoir dormi son content! Voilà de tout petits sacrifices dont la vie militaire est semée et qui la rendent aussi méritoire que les actions d'éclat dans l'apothéose d'un jour de bataille!
III
A sept heures, j'étais donc à plus d'un kilomètre de mon gîte, tout là-bas, devant l'Hôtel de Ville, sur le Champ de Mars que bordent les jardins publics, et je n'y étais pas seul. Trois mille six cents de mes pareils grouillaient autour d'une cinquantaine d'officiers, l'effectif de dix-huit compagnies venues de tous les coins de la France, pour se fondre en un seul corps. Chaque commandant d'unité ralliait ses hommes de son mieux, ce qui, dans cette foule uniforme, n'était pas très aisé.
Le nôtre, le lieutenant Martial Eynard, était des plus actifs et des plus énergiques. De taille moyenne, il avait la démarche souple, le pas élastique, les épaules larges, la poitrine bombée, le buste en avant d'un bon gymnaste, avec la tête blonde et fine, déjà un peu mûrie, d'un élégant Saint-Cyrien. L'oeil vif, le regard direct, témoignant d'une noble ardeur; la voix chaude et vibrante, aussi prompte à l'éloge qu'au blâme. Son sang généreux, que sa blessure encore ouverte semblait rafraîchir, et non épuiser, entretenait en lui une animation perpétuelle. Un bon chien de berger n'eût pas réuni son troupeau plus vite qu'il nous eut rassemblés. La présence de notre sous-lieutenant, non loin de lui, le servait, à vrai dire, dans cette circonstance.
M. Houssine, échappé, lui aussi, de Sedan comme simple adjudant, avait reçu l'épaulette en rentrant au dépôt. Sa dignité récente le tenait à distance de la troupe: il paraissait tellement oublier qu'il était issu de cette catégorie subalterne, qu'il traitait les hommes très dédaigneusement. Mais il était très grand et avait les cheveux d'un rouge éclatant, ce qui nous guidait.
Quel que fût le point de repère de chacun, l'ordre sortit en moins d'un quart d'heure de ce chaos humain. Dix-huit doubles lignes vivantes s'espacèrent sur l'étendue du Champ de Mars. Sous la direction du lieutenant-colonel Koch, venu du 1er régiment étranger, les compagnies furent réparties en trois bataillons, dont le commandement fut confié au commandant Bourrel, naguère major de place à Perpignan, au commandant Chambeau, tiré des capitaines du 5e de ligne, et au capitaine rengagé David, intrépide vieillard de soixante-dix ans, qui ne redoutait pas d'affronter les fatigues d'une dure campagne d'hiver. Le 48e régiment d'infanterie de marche était constitué.
En tout pareil aux héroïques légions détruites autour de Sedan et de Metz, il lui manquait pourtant ces deux fiers ornements dont l'un provoquait le sourire et l'autre imposait le respect, suscitait l'enthousiasme: pas de tambour-major à voir parader en tête de la colonne; point de drapeau, hélas! à entendre frissonner glorieusement au milieu des rangs!
Tel quel, il lui fut accordé un court délai pour régler les derniers détails de son organisation, pour assurer la soudure de ses éléments, épars la veille, inconnus les uns aux autres, pour permettre enfin à l'état-major de tâter et d'assouplir ce corps fait de milliers d'hommes et de lui donner en même temps quelque cohésion, de lui infuser l'esprit de solidarité, l'amour collectif qui pousse hardiment vers le danger et apprend à braver la mort. Cinq jours pour accomplir oeuvre pareille, c'était peu, et il fallut s'en contenter.
Tandis que chacun collaborait selon son rôle à l'oeuvre commune de fusion et d'entraînement, en se montrant exact aux rassemblements, attentif et docile durant les exercices, scrupuleux à établir les situations, les bons, les feuilles de journées, etc., tous, le devoir rempli, nous jouissions sans scrupule du dernier répit qui nous était accordé. Maintenant, le doute n'était plus permis; il n'y avait plus de place pour l'impatience et l'énervement: à brève échéance, nous combattrions, nous aussi; il nous serait donné de tenir la campagne, de dormir à la belle étoile, de peiner et de souffrir pour la défense du pays. Pour le moment, nous goûtions l'agrément de déambuler dans une ville belle, élégante, animée comme au temps d'une paix heureuse, en songeant aux tristes étapes en pays dévastés; nous savourions le plaisir de manger, assis, des mets servis proprement dans de la vaisselle, en prévoyant le renversement des marmites au bivouac et les repas de biscuit tout sec; voluptueusement, nous prenions nos aises dans des lits chauds et douillets, frissonnant seulement à l'idée des prochaines nuitées sur la terre humide ou gelée.
Pourtant les passions mesquines gâtaient par leurs infiltrations malsaines ces dernières heures de légitime bien-être. Le cadre subalterne de chaque compagnie forme un groupe d'hommes, qu'à certaines heures rassemblent le service ou les nécessités matérielles, et que l'habitude maintient à peu près réunis le reste du temps: en un mot, c'est une petite société; donc, on s'y observe mutuellement, on s'y jalouse, on y médit les uns des autres, la charité servant rarement de lien aux réunions humaines.
A Angers, la compagnie n'avait plus de sergent-major. Le nôtre avait été nommé adjudant à l'organisation du régiment. Les fonctions de chef étaient remplies par le sergent-fourrier, camarade généreux, loyal, malgré quelques inégalités de caractère. Harel avait été mousse, je crois. Il avait alors vingt-cinq ans, il était grand et beau, ses yeux, très noirs, s'enfonçaient sous un front bombé, proéminent, et semblaient, par l'habitude des vastes horizons de la mer, lancer des regards d'une portée trop lointaine.
Villiot, le doyen des sergents, était, quoique né à Marseille, simple, brave et modeste. Excellent soldat, bon camarade, supérieur affable, subordonné digne. Ayant éprouvé son courage à ses propres yeux dans la sanglante fournaise de Sedan et dans sa fuite périlleuse après la capitulation, il ne cherchait à en imposer à personne. Sa qualité d'ancien prévôt d'armes témoignait assez d'ailleurs qu'il n'avait rien à craindre d'un adversaire individuel. Sa complaisance et sa serviabilité n'en avaient que plus de prix; elles ne se démentaient jamais.
Son compatriote Laurier ne lui ressemblait guère, surtout au moral. Moins grand, mais de traits plus réguliers, grassouillet, il offrait le type combiné du joli sergent et du vrai Marseillais. La face réjouie d'un gourmand, toujours propret, pommadé, reluisant, il était aussi glorieux que son nom, bien que le laurier serve à parfumer la soupe autant qu'à tresser des couronnes. Jamais zouave n'eut de guêtres plus blanches ni mieux ajustées que les siennes, sur un pied mieux cambré. Aucun mousquetaire n'eut l'allure plus avantageuse. Quels accroche-coeur que les bouts aiguisés et retroussés de ses moustaches noires! Qu'ils annonçaient bien la hardiesse de langage et les propos vantards, que l'accent aïolé semblait du reste légitimer!
Pluvier, comme Royle, nous était venu de Paris; mais il avait beaucoup plus de chance d'y retourner. Court, malingre, le nez déjà bourgeonnant, il grelottait avant d'avoir passé une nuit dehors et se plaignait de rhumatismes sans avoir essuyé la moindre averse. Il était du nombre des Parisiens qui préfèrent regarder l'émeute derrière leurs volets, plutôt que d'aller la tenter—ou la combattre—sur les barricades.
D'où Gouzy pouvait-il bien être originaire? Je ne sais. Il était un peu vantard comme Laurier, mais beaucoup moins freluquet. Quoique l'un des plus anciens gradés, il avait l'esprit subversif de Royle, qu'il rappelait par son jeune âge et sa longue taille dégingandée. Il avait, comme Nareval, la manie de pérorer devant les hommes.
Quant à ce dernier, en prenant du galon, il s'était peu modifié. Plus circonspect dans l'étalage de son savoir, il était livré âprement à son ambition. Il goûtait moins la satisfaction d'avoir franchi les premiers degrés, qu'il n'aspirait inquiètement à en gravir d'autres. Aussi mettait-il son temps à profit pour tâcher d'acquérir sur le Champ de Mars les premières notions du commandement, qu'il possédait à peine.
Là, comme partout, Villiot était la providence de tous. Il manoeuvrait fort bien, donnait l'exemple, entraînait et, de plus, prodiguait à chacun des conseils, au besoin, un coup de main, pour le paquetage des sacs, l'entretien du fusil, l'arrangement commode du fourniment. Pendant ce temps, Gouzy se contentait de développer, mais à profusion, des conseils théoriques, tandis que Laurier se campait fièrement, en retroussant ses moustaches sous l'oeil des bonnes angevines, et que Pluvier constatait l'intensité progressive de ses rhumatismes. Harel, pour lui, contenait sa fureur avec peine à l'idée que sa comptabilité, confiée à mon inexpérience, n'avançait guère.
Sans titre encore, j'étais en effet mêlé aux sous-officiers. Bien que je n'eusse même pas les insignes de caporal-fourrier, j'en remplissais complètement les fonctions. De là, s'il faut l'avouer, les troubles qui agitaient notre petit groupe. La promotion de notre sergent-major au grade d'adjudant avait immédiatement allumé les convoitises de Laurier et de Gouzy, sans parler naturellement de Nareval.
A leurs yeux, il était légitime que Harel passât sergent-major, avant-dernière et peut-être dernière étape vers le grade de sous-lieutenant. Ils désiraient tous trois obtenir le grade de fourrier, avec le ferme espoir de suivre après lui le même chemin. Il leur déplaisait donc que la place me parût réservée, et, puisque je n'étais pas sous-officier, ils estimaient que leurs désirs devaient primer mes droits. Avec cette idée, ils étaient vexés de voir leurs doyens me traiter déjà en égal. Ils s'en expliquèrent avec eux à l'occasion d'un fin repas d'adieu organisé la veille de notre départ d'Angers.
Villiot et Harel se contentèrent de hausser les épaules. Mais, au dernier moment, le beau Laurier déclara tout net qu'il y allait de la dignité de son grade à ne point s'attabler avec un simple caporal. Ses deux émules appuyèrent son avis, par leur silence. Harel et Pluvier, au contraire, tout en se mettant à table, le traitèrent de ridicule, ce qui était insuffisant pour le faire capituler. Villiot, président de droit, ressentit davantage l'odieux d'une insolence que l'inégalité de grade m'empêchait de relever. Froidement, s'asseyant à son tour et m'invitant à l'imiter, il répondit à Laurier qu'il avait un bon moyen de sauvegarder sa dignité menacée. En même temps, il lui indiquait la porte.
Ce geste interloqua notre chatouilleux sergent. Il eut bien bonne envie de nous punir tous, en nous privant de sa gracieuse personne. Mais le potage fumait dans les assiettes et une grosse volaille étalait au milieu de la table sa chair reluisante et dorée. Laurier était incapable de bouder contre son ventre. Il prit sa place sans répliquer, et, à coups de dents, il se vengea sur le dîner.
IV
Le 9 novembre, tandis que la première armée de la Loire remportait sans nous la victoire de Coulmiers, le régiment reçut l'ordre de se diriger sur Nevers, par les voies dites rapides. A la nuit, les trois bataillons s'acheminèrent vers la gare; mais les deux premiers purent seuls être embarqués, faute de matériel roulant. Nous les suivîmes le lendemain matin, et vingt-quatre heures après nous atteignions notre nouvelle destination.
Sur une vaste promenade plantée en quinconce, douze clairons rassemblés lançaient l'allègre sonnerie du réveil, soutenus par le roulement cadencé des tambours. Là, au milieu de Nevers, s'élevait comme une autre ville. Véritable ville lilliputienne, avec ses petites maisons blanches identiques, avec ses étroites avenues et son carrefour central où se dressait la tente du colonel. Dominant toutes les autres, cette tente semblait, ainsi qu'un clocher de village, étendre sa protection tout à l'entour. Quand, de chacun de ces petits abris fragiles, se glissèrent au dehors six hommes tous semblables, qui paraissaient sortir de terre et dominaient de deux coudées leurs demeures, on eût dit d'une innombrable foule de géants.
Étant enfant, j'appréciais fort les images d'Épinal et les soldats de plomb qui me fournissaient de longues files d'un même type uniformément reproduit; mais je raffolais littéralement des gravures plus soignées ou des jouets de luxe qui figuraient un camp dans sa diversité pittoresque. Or c'était ce spectacle au naturel qui m'était offert maintenant et infiniment plus varié que toutes les imitations. Non loin des sentinelles en armes, les uns baignaient bravement leur tête et leurs bras à la fontaine publique; d'autres nettoyaient leur fusil, mal graissé la veille, et que l'humidité de la nuit menaçait. Ceux-là bâtissaient les fourneaux de campagne, rallumaient les feux de bivouac et préparaient le café. Les sergents commandaient la garde, les caporaux rassemblaient les corvées que les fourriers réclamaient impatiemment, toujours affairés, tandis que, pour assister au rapport, officiers et sergents-majors se réunissaient en cercle devant la tente du colonel.
Tout cela dans la perspective accusée par les rangées successives des arbres aux fûts blanchâtres, aux hautes branches dépouillées d'où tombaient pourtant, çà et là, par instants, dans la buée matinale, quelques dernières feuilles, recroquevillées et rouillées, qui semblaient retrouver une fugace vitalité en roulant sur le plan incliné de la toile des petites tentes. Ce cadre, par le contraste, accentuait la couleur, l'animation du tableau martial, et en même temps lui donnait une teinte mélancolique bien appropriée, car cette vie des camps, pleine et robuste, est dans son activité le prélude de sanglantes hécatombes. Néanmoins, nous qui, arrivant, n'étions encore que des spectateurs, nous éprouvions, par un entraînement physique, par une émulation instinctive, quelque intime fierté et une sensualité indéfinissable à nous savoir une partie de ce tout et à avoir le droit de nous mêler à son mouvement.
Le 3e bataillon n'eut pas à dresser ses tentes. Le temps de préparer son repas, et le régiment devait se porter en masse dans la direction du Nord. Les clairons sonnèrent vers midi. Immédiatement tout le monde met sac au dos; puis la colonne s'ébranle en bon ordre et se met en marche gaiement.
Sevrés du doux climat du Roussillon, nous fûmes cependant favorisés, pour cette promenade militaire, d'un dernier sourire du soleil d'automne. Par un temps sec, la route était excellente et le régiment magnifique. Sur un espace d'un kilomètre environ, les hommes marchaient, deux par deux, sur chaque bord de la route, laissant circuler au milieu le train régimentaire et les voitures d'ambulances.
Les uniformes étaient irréprochables. Relevées sur les hanches, les capotes bleues laissaient voir, agitée d'un mouvement unique et cadencé, une longue traînée rouge, coupée à quelques centimètres de terre par la ligne blanche, éclatante, des guêtres. Au sommet des havresacs, les gamelles neuves resplendissaient sous le soleil, comme des casques, entre les tentes et la haie d'acier des chassepots. Le cliquetis des armes scandait la marche, et un bruissement général, comme celui des écailles d'un monstre gigantesque, servait d'accompagnement aux chants qui s'élevaient alternativement, de distance en distance. Quel effet merveilleux! Jamais régiment marchant à la victoire fut-il plus dispos? parut-il plus alerte et plus fier?
A un tel pas, il nous eût été facile d'aller fort loin; mais notre ardeur dut se borner à franchir six kilomètres. Il y avait là, sur la droite de la route, l'emplacement d'un camp, marqué par la présence d'un peloton de tirailleurs algériens. Sur un coin de la verte prairie, bientôt jalonnée par nos adjudants-majors, les noirs Africains, dans leur vêtement d'azur galonné de jaune, accroupis devant leurs tentes, recueillaient frileusement les rayons du soleil qui leur envoyait un pâle reflet du pays natal. De leurs yeux blancs ils semblaient nous toiser assez dédaigneusement, tandis que, fiers de notre gros effectif, nous ne pouvions nous empêcher de trouver leur masse un peu grêle.
L'herbe était sèche, la paille de couchage nous fut bientôt distribuée. Après quelques hésitations, certaines lenteurs, nos six cents tentes s'alignèrent en colonne par compagnie, derrière les faisceaux aux lames miroitantes irradiées comme des feuilles d'aloès. Les fourneaux se creusèrent à l'abri d'une haie vive, et bientôt les hommes, en petite veste, sans ceinturon, vinrent en nombre s'offrir l'avant-goût de soupes qui délicieusement chantaient dans les marmites de fer-blanc tout neuf.
Quelques-uns, moins affamés, allèrent essayer de fraterniser avec les turcos, qui déjà répartissaient entre eux leurs gamelles. Les sombres visages de nos voisins servaient de repoussoir à la-blanche figure de leur jeune chef. Physionomie intelligente et douce, le blond capitaine Carrière semblait n'avoir nul besoin d'énergie pour mener ces demi-sauvages. Il y suppléait par sa bonté naturelle, ne les quittant jamais, mangeant gaiement au milieu d'eux la même soupe et le même pain.
Notre première nuit de bivouac fut bonne, sauf quelques indiscrets courants d'air signalant de légères imperfections architecturales dans notre fragile demeure. Mais nul n'osait critiquer un édifice qui était en partie sorti de ses mains. Seul Pluvier hasarda quelques soupirs. Point d'écho. Force fut bien d'imiter le stoïcisme de ses compagnons, et, se réchauffant mutuellement les uns les autres, tous bientôt s'endormirent.
Hélas! le lendemain, une pluie diluvienne transforma notre moelleuse prairie en un grand lac. Quoique Villiot eût pris le soin de creuser une rigole tout autour de la tente pour en préserver l'intérieur, la situation fut terrible, quand, après le couvre-feu, nous nous trouvâmes blottis, immobiles, pour plusieurs heures, dans nos vêtements trempés, avec nos chaussures boueuses, sous nos toiles mouillées. A la première plainte de Pluvier, ce fut un concert affreux de reproches adverses. Chacun se souvenait de l'ouvrage des autres, pour leur en faire un grief. Nareval accusait Gouzy d'avoir mal planté les piquets. Laurier critiquait la tension des cordes, et Gouzy leur reprochait d'avoir boutonné les toiles de travers. Une goutte d'eau, une perle fluide, lui tombait sur le nez avec une telle régularité, qu'il craignait d'y trouver une stalagmite le lendemain.
Ces orages passaient au-dessus de moi, qui n'avais garde de souffler mot. Cela n'empêcha pas Harel de me prendre à partie. Modestement, je fis valoir que, appelé à copier un ordre en arrivant au camp, je n'avais pu collaborer à l'édification de la tente.—En vérité, j'avais le cynisme de l'avouer: j'acceptais une hospitalité volée, voyez quelle paresse! A ces mots, en un instant, on cria baro sur le fourrier. Tellement, que, du voisinage, le lieutenant nous pria de causer plus bas, ce qui assura mon salut. Un suprême gémissement de Pluvier, et chacun se morfondit dans le silence et dans l'humidité.
La pluie, comme eût dit M. de la Palisse, est un grand dissolvant; mais je l'entends au moral. Comme elle ne s'arrêta pas le jour suivant, les tentes restaient debout; mais beaucoup d'hommes s'en échappaient, allant chercher un abri et du feu dans les habitations du voisinage. La discipline déjà, il faut en convenir, commençait à se relâcher. J'enviais un peu les transfuges, sans vouloir pourtant, sans pouvoir d'ailleurs les imiter, car il fallait sous l'ondée recevoir à toute heure une distribution nouvelle et la répartir aussitôt entre les escouades. Ah! que j'eusse volontiers cédé à Laurier, ou à tout autre, le galon de fourrier, que je n'avais du reste toujours pas!
Le quatrième jour enfin, le ciel, au réveil, nous apparut tout bleu, sans un nuage. Le soleil se montra, et tous les hommes profitaient avec joie de ses rayons bienfaisants pour sécher leurs vêtements et se dégourdir comme des lézards. Libre de toute corvée, j'allai avec Nareval visiter une immense construction, un couvent, je crois, qui se dressait à proximité, quand le clairon sonna à l'ordre. Nous revenons au pas de course. Départ immédiat. Il est onze heures, et à une heure le régiment doit se trouver à la gare de Nevers.
En un clin d'oeil, les six cents tentes qui couvrent la prairie s'effondrent. Pendant quelques instants, un mouvement indescriptible, une agitation fébrile, règnent partout. C'est comme une mer humaine. Tous—les bras agiles, les mains prestes—tantôt s'agenouillent, tantôt se lèvent, se courbent, se redressent, ainsi que font, au théâtre, sous la toile verte figurant l'océan, les manoeuvres qui jouent les flots. Et de cet immense désordre, de ce fouillis inextricable d'hommes et de choses, le régiment bientôt se dégage, s'aligne, se meut et s'éloigne, laissant, dans le vaste espace où quatre nuits il a dormi, un champ de paille flétrie, piétinée, entre des sentiers bourbeux. Six cents tas de fumier, sur un cloaque.
A la gare, l'appel signala quelques retardataires. Le départ avait été si imprévu, si prompt, que beaucoup avaient appris la levée du camp lorsque nous étions loin. Harel était de ce nombre. Il nous rejoignit à temps, mais furieux d'être en faute. Les vifs reproches du lieutenant ne le calmèrent point. Il s'en prit naturellement à moi, qui avais eu soin de boucler vivement son sac et de le mettre aux bagages. Cette injustice m'indigna: oubliant la différence de grade, je le rabrouai vertement. Tandis qu'il se perdait dans la foule, l'attention générale fut attirée vers une scène analogue, dont les conséquences devaient être plus graves. L'altercation avait lieu entre un caporal et un sergent-major du 2e bataillon, les rôles étant, il est vrai, renversés.
L'un des derniers arrivés, le caporal, soit qu'il se fût échauffé en voulant rejoindre son rang, soit qu'il eût trop essayé de se rafraîchir, avait le visage enflammé, l'air surexcité. A une observation de son chef, il répliqua, et le sous-officier s'avança d'un air courroucé. Le caporal le saisit par le plastron de la capote, assez violemment pour en arracher un des boutons. Si le caporal était aviné, ce geste, malgré sa brusquerie, pouvait être celui d'un interlocuteur tenace, importun, grossier, si l'on veut, sans intention brutale. Mais ce point ne devait jamais être éclairci.
Cent cinquante personnes avaient été témoins du fait en lui-même, y compris les officiers. Irrités déjà du relâchement que dénotait l'interminable défilé des retardataires, nos chefs étaient mal préparés à l'indulgence. Ordre fut donné de saisir le caporal et de le désarmer. Le malheureux était inculpé de voies de fait envers un supérieur.
Aussitôt dégrisé ou calmé, il demeura stupéfait, prêt sans doute à faire des excuses, à s'humilier. Car, déjà mûr, marié, assurait-on, et père de famille, il n'avait plus la fougue de la prime jeunesse. Rengagé volontairement à bonne intention, il dut regretter vite un premier mouvement inconsidéré; mais on ne lui demandait plus rien. Rien que sa vie. Il était pris dans l'engrenage de la justice militaire, terrible instrument que la nécessité du salut commun rendait impitoyable.
Retenu par ce pénible incident, j'avais laissé envahir les wagons. J'errais le long de la voie, demandant distraitement une place à chaque portière. Mentalement, j'établissais une relation entre ma situation et celle du misérable caporal; je frémissais à l'idée qu'il eût pu dépendre d'un mauvais regard de Harel, d'un geste trop hardi de sa part, pour me jeter dans une situation pareille, et, par cela seul, je sentais monter en moi une rancune contre lui. Or je l'aperçus, entr'ouvrant à ma vue la portière d'un compartiment de deuxième classe qu'il occupait seul avec Villiot. Pour m'aider à monter, il me tendit la main. C'était délicatement me faire des excuses. Elles m'allèrent au coeur, je l'avoue, dans l'état particulier d'esprit où je me trouvais.
Installé commodément entre mes deux meilleurs camarades, je leur rapportai la scène dont j'étais ému encore. Harel, faisant tout bas le même rapprochement que moi, pâlit un peu, en mesurant les conséquences possibles de la vivacité de son caractère. «Bah! dit-il, le conseil de guerre expliquera tout cela.» Car nous ignorions qu'il n'y avait même plus pour nous de conseils de guerre. Nous n'avions plus droit qu'à une justice sommaire, celle des cours martiales.
Le train nous emportait cependant vers Blois, notre nouvelle destination. Nous passâmes par Orléans, que les Allemands avaient évacué après leur défaite de Coulmiers. Mais la voie était à peine rétablie. Il fallait avancer prudemment, toujours sur le qui-vive. L'ennemi pouvait à tout instant reparaître, et cette pensée nous surexcitait. Elle rompit l'ennui d'un trajet de dix-huit longues heures.
V
A Blois, on nous fit établir nos bivouacs au sud-ouest de la ville, au delà de la gare. Nos tentes s'alignaient tout le long d'une avenue boisée qui aboutit à la forêt; les dernières, les nôtres, en touchaient la lisière, et il y avait comme une sorte de mystère inquiétant dans ce voisinage immédiat. Bien que toutes les feuilles fussent tombées, les troncs d'arbres formaient, par leur foule, un mur impénétrable aux regards et d'où semblaient s'échapper, comme des fantômes, les vapeurs du matin.
La vie de Nevers se continua là, par un temps meilleur. J'y achevai plus agréablement mon apprentissage de fourrier. Il ne me laissait pas un instant de liberté, même pour assister aux exercices. Préparation des bons, direction des corvées, distributions de toute nature. Il n'y avait pas de temps à perdre pour arriver à tout. Ce ne fut pas d'ailleurs sans une certaine émotion que je pris charge des 18 000 cartouches destinées à ma compagnie. Quatre-vingt-dix pour chacun de nous. Sur les recommandations réitérées de M. Eynard, nous les logeâmes dans le havresac, douillettement, de manière à les bien garantir de l'humidité.
Ces soins divers, multiples, nous absorbaient entièrement. Beaucoup d'entre nous avaient oublié la scène du départ de Nevers, mais non pas ceux qui avaient mission de s'en souvenir. Elle devait avoir son épilogue, logique, fatal et prompt.
L'accusé fut traduit devant une cour martiale, où siégeaient un chef de bataillon, deux capitaines, un lieutenant et un sous-officier, et dont la sentence ne pouvait être ni révisée ni cassée.
Cela dut tout d'abord ne point paraître sérieux au caporal Tillot, ainsi se nommait le malheureux accusé. Pour un instant d'oubli, pour une bénigne vivacité, mourir de la mort des assassins, des voleurs et des lâches? Etre tué par des Français, avant d'avoir affronté les Prussiens détestés!
Non, ce n'était pas vraisemblable. Il s'agissait sans doute de quelque simulacre de jugement et de supplice, à la manière maçonnique, afin d'éprouver le courage du patient. Mais il ne pouvait être question d'enlever au pays un de ses défenseurs dévoués.
Telles durent être les pensées du caporal Tillot. Mais, pour les juges, qui ne pouvaient décliner leurs fonctions sans être honteusement mis en réforme, ils durent envisager leur rôle avec tristesse et terreur, car, entre un texte formel et un fait indéniable, il n'y avait pas de place pour une hésitation. La cour martiale n'hésita pas.
Notre lieutenant en faisait partie, en raison de son ancienneté de grade. Il nous annonça le verdict, sans commentaires. Certes il avait eu l'occasion de cuirasser son coeur, à Sedan. Plus d'une fois il menaça de son revolver des hommes qui maugréaient contre le service, et il aurait eu le courage de tuer un fuyard; mais il veillait sur sa compagnie paternellement, quoique bien jeune. Il la réconfortait après les journées de fatigue. Il était bon, certainement, autant que brave. Toute sa bravoure lui fut nécessaire pour tenir jusqu'au bout le rôle qui lui était échu dans l'accomplissement de ce drame. L'arrêt qu'il avait contribué à rendre, il devait le prononcer le lendemain à la face du condamné, devant 8000 hommes assemblés pour en voir mourir un autre.
Spectacle douloureux. Acte le plus pénible de la vie militaire, car, quelque bien établi qu'il soit que l'armée forme un tout complet qui doit se suffire, il n'en reste pas moins terrible d'être obligé de passer, sans préparation, à l'état et de juge et de justicier. Nul ne peut répondre qu'il ne deviendra pas le bourreau sans pitié de son camarade coupable d'une peccadille, qu'il ne sera pas forcé de viser au coeur un ami digne de son estime quand même. Le code de justice militaire, en effet, mieux pondéré que le décret du 2 octobre 1870, qui avait institué les cours martiales, distingue entre les crimes contre la discipline militaire: il en reconnaît de honteux, pour lesquels la dégradation accompagne la mort, et d'autres qui entraînent seulement la mort. Mais il est muet pour la désignation des exécuteurs. Ce point était alors réglé par le décret du 13 octobre 1863, où il était dit: «Le commandant de place fait commander pour l'exécution un adjudant sous-officier, quatre sergents, quatre caporaux et quatre soldats, pris à tour de rôle, en commençant par les plus anciens, dans le corps auquel appartenait le condamné.»
Dans l'amalgame que nous formions, personne, parmi les hommes de troupe, n'était fixé sur son ancienneté relative. Il était probable que, dans une telle incertitude, le sort, le hasard, remplacerait la règle. Tous, nous avions à craindre d'être désignés pour faire partie du fatal peloton. Brûler ainsi sa première cartouche, quelle épreuve!
Mauvaise nuit que celle qui précéda l'exécution. Pourtant nos appréhensions furent vaines. Aucun gradé, aucun homme de notre compagnie ne fut requis. Seul le 2e bataillon avait été chargé de former le peloton. Dès l'aube, tout le régiment s'était préparé à prendre les armes, dans une sorte de recueillement. Il était à peine aligné en avant du front de bandière, que l'alerte sonnerie de clairons des chasseurs à pied se fit entendre venant de la ville: «As-tu vu la casquette, la casquette?»
Le 10e bataillon de marche défilait devant nous, d'une vive allure. Puis, le puissant roulement des tambours, sourd d'abord, plus distinct, plus sonore d'instant en instant, sembla faire trembler le sol. C'était un aussi beau régiment que le nôtre, le 51e. Il venait de son campement, sur l'autre rive de la Loire. Il passa devant nous, et, à la suite des chasseurs, s'enfonça dans la forêt, où nous nous engageâmes à notre tour. Allant en faire les frais, nous faisions aussi les honneurs de cette première réunion de notre brigade.
A distance, le bois et les chemins se perdaient dans le brouillard; mais ce voile, sans se dissiper, semblait reculer devant nous, dessinant, à mesure que nous avancions, un cadre approprié à la cérémonie où nous étions conduits. Les arbres dépouillés étendaient lamentablement leurs branches, comme les bras d'un peuple de squelettes; l'herbe disparaissait sous la litière des feuilles desséchées, terreuses, qui s'affaissaient en grinçant sous nos pas. Quittant bientôt la grande route qui partage la forêt, la colonne prit un étroit chemin, mal frayé, défoncé par les chariots des bûcherons. Tout à coup s'ouvrit devant nous une immense clairière, où nous nous engageâmes en face du 51e de marche et à côté du 10e bataillon.
Clairons et tambours s'étaient tus; mais derrière nous se faisait entendre la voiture cellulaire qui, entre deux gendarmes, cahotait dans les ornières. Il lui fut impossible d'avancer au milieu des fougères qui nous cachaient jusqu'à la ceinture. La portière s'ouvrit, et le condamné, invité à descendre, put contempler une dernière fois la voûte du ciel, qui, dans ce large espace, n'était plus voilé par la brume.
Le caporal Tillot était vêtu de la petite veste bleu foncé, avec ses galons. Un aumônier le soutenait, car il semblait prêt à faiblir, comme au terme d'un trop long voyage. Il recueillait les dernières consolations de la bouche du prêtre. Son visage, douloureusement contracté, exprimait pourtant la résignation. Sa marche était pénible, mais non pas hésitante.
Les herbes et les fougères avaient été fauchées sur un carré de quelques mètres. C'était l'endroit où le malheureux devait mourir. Il y parvint enfin. Il se laissa bander les yeux et s'agenouilla devant ses compagnons d'armes rangés à dix pas de lui.
A cheval auprès du peloton, le colonel Koch était visible de tous les points de la clairière. Il commanda: «Portez vos armes!—Tambours, ouvrez le ban...!»
A un roulement lugubre comme un glas, succéda un silence plus lugubre encore. Dans cet espace où, sous le ciel, 8000 hommes respiraient, on entendit, semblable à un râle d'agonie, le souffle oppressé du condamné. A cet instant solennel, la voix sonore, nette et vibrante du lieutenant Eynard s'éleva du centre de ce cirque et prononça l'inexorable arrêt que terminaient ces mots:
«Au nom de la patrie envahie, le caporal Tillot est condamné à la peine de mort.»
La dernière parole fut couverte par une détonation que les échos de la forêt répercutèrent comme un grondement de tonnerre. Puis, un coup isolé, sec, sinistre, le coup de grâce, tandis qu'un blanc nuage de fumée s'élevait lentement dans l'air en s'y évaporant peu à peu. Le caporal Tillot avait achevé de souffrir.
M. Eynard nous rejoignit de son pas long et souple. Nous ne savions trop s'il fallait admirer cette maîtrise de soi-même ou craindre la cruauté que dénotait le sang-froid de notre chef. Pourtant il était livide et sa main trembla en cherchant la poignée du sabre qu'il tira du fourreau pour défiler. Il n'essaya pas d'ailleurs de dissimuler. «J'ai passé, nous dit-il à demi-voix, par bien des émotions; mais celle-ci est la plus cruelle.»
«Armes au bras!» reprit cependant la voix calme et froide du colonel. Les tambours roulèrent de nouveau, et le défilé commença devant le corps du supplicié. Auprès se tenaient le prêtre et le docteur, et autour de ce groupe quatre hommes en sentinelle formaient le carré à dix pas les uns des autres. Le malheureux s'était affaissé sur le côté droit, sa veste portait dans le dos les petites déchirures rondes des balles qui l'avaient traversé de part en part, et le visage exsangue touchait terre, baignant dans une mare d'un rouge noir dont l'herbe s'imprégnait.
VI
Nous passâmes rapidement devant cette guenille humaine, la regardant, par une sorte de fascination, obstinément, quelque désir que nous eussions de ne la point voir. Un lourd silence, au retour, pesait sur nous: il semblait qu'un lien trop étroit nous opprimât la poitrine, jusqu'à nous étreindre le coeur. Chacun de nous ruminait de sombres pensées. Gouzy, au risque d'être atteint à son tour, exprima les siennes tout haut. Il déclara cette exécution barbare et imbécile: mais il n'éveilla pas de franc écho. Moi-même, je n'aurais pas osé m'affirmer comme lui. S'il y avait dans nos rangs des traîtres ou des lâches, la terreur pouvait les dompter et les entraîner. Aux yeux des autres, le caporal Tillot était un martyr. Son sang a coulé pour la patrie, sans gloire, mais non sans utilité. Dans l'immense sacrifice, qu'était-ce que de frapper une victime quelques jours plus tôt, parmi cette foule destinée au carnage? N'y avait-il pas là un jeu de la loterie du sort qui avait désigné le caporal Tillot et avait voué ce premier holocauste aux esprits malins de la peur et de l'indiscipline, pour les conjurer?
Peut-être; mais nous nous trouvions dans la situation du patient qu'un opérateur hardi a privé d'un membre, sous prétexte d'éviter la gangrène. Il nous fallait changer le cours de nos idées; l'air du camp paraissait délétère. Après la prise d'armes du matin, la journée était remplie. Point de corvées, aucune crainte de départ, la date du nôtre étant fixée officiellement au surlendemain. Nareval était libre comme moi. Impossible de résister au besoin d'aller entrevoir, dans des rues, sur le seuil des maisons, derrière les vitres des boutiques, une population vivant de la vie ordinaire des peuples civilisés, banale, monotone, mais sûre et non sans attrait.
Blois avait à nous montrer son château, que nous avions aperçu de la gare. Il est flanqué de tourelles élégantes, au sommet desquelles flottait alors le drapeau blanc à la croix de Genève. De ce côté, il domine un joli square, du haut d'un talus abrupt où poussent quelques arbustes et d'où le lierre s'élève en capricieux dessins jusqu'aux premières croisées. Elles sont ornées de balcons sculptés dans la pierre délicatement ajourée, et elles alternent avec des panneaux peints de couleurs vives et semés d'écussons, d'or, d'argent, d'azur et de gueules.
En suivant une pente raide à notre gauche, nous parvînmes devant le portail, que surmonte une statue équestre de Louis XII en haut-relief. Une voûte ogivale, bordée de statues séparées par de gracieuses colonnes torses, conduit à la cour d'honneur, où apparaît en saillie le large escalier de pierre qui a tenté plus d'un peintre. Là dut se borner notre visite; nous n'avions pas encore acquis le droit de pénétrer dans les salles, et ne le regrettions pas: il fallait, pour entrer, permission ou plutôt ordre de la Faculté.
A ce point de vue, notre dernière journée de Blois compléta les titres de l'un de nous. Une pluie diluvienne détrempa le sol et rendit le camp inhabitable. Pluvier, se déclarant vaincu par les rhumatismes, se fit hospitaliser.
Sans avoir le désir de l'imiter, nous trouvions tous qu'un lit de boue, pour être moelleux, n'en était pas moins désagréable et en effet malsain. La retraite et le couvre-feu sonnés, Gouzy et Nareval, bons camarades, en dépit d'un reste d'envie, m'offrirent de les accompagner jusqu'à une ferme voisine où ils avaient déjà admirablement dormi. Les nuits précédentes avaient été mauvaises pour moi, grande était ma fatigue. Et puis, enfin, trop rigoureuse était la sanction donnée à la discipline, pour ne pas relever l'attrait du fruit défendu.
L'obscurité favorisa notre évasion. Il fallait gagner la ferme par de petits sentiers courant à travers champs. Ils étaient coupés de larges flaques d'eau, où je m'embourbais, tandis que mes compagnons filaient beaucoup mieux dans un chemin qu'ils avaient pratiqué. Derrière nous, on marchait. D'autres soldats allaient peut-être nous ravir nos places, à moins que nous ne fussions poursuivis par la garde du camp. De toute manière, il fallait se hâter, gagner de vitesse; mais des étangs, de véritables lacs, succédaient aux premières flaques. A la fin, Gouzy, le mieux enjambé de nous trois, cria victoire: à nous le prix de la course, et nous fûmes aussitôt rassurés quant à la poursuite. La défaite constatée, les pas découragés s'éloignèrent, faisant entendre par intervalles le bruit flou de crapauds s'affalant dans l'eau. Les malheureux vaincus pataugeaient toujours.
Si notre escapade nous avait causé quelques remords, ils s'évaporèrent à la chaleur de l'âtre de notre hôte. En notre honneur, il s'empressa de jeter deux sarments dans sa large cheminée. Le bois sec pétillait gaiement, et, dans la flamme agile, les brindilles se tordaient, pareilles à des cornes de diablotins. Nos vêtements de gros drap tout mouillés séchaient rapidement, et nous étions enveloppés chacun d'un nuage, comme les dieux de la mythologie. Quoique moins olympien, le spectacle qui s'offrait à nos yeux était charmant, dans sa simplicité.
Sur des murs blanchis à la chaux et légèrement enfumés, deux gravures religieuses pour tout ornement. Un sol de terre battue; des outils de laboureur dans un coin; quatre chaises rustiques; un lourd bahut reluisant; une table massive de bois blanc où transparaissait, comme une neige impalpable, la fleur du savon dont elle devait être tous les jours frottée; les provisions d'hiver suspendues dans des linges aux poutres du plafond.
Après nous avoir reçus et avoir activé le feu, le maître du logis, paraissant un peu las de sa journée, s'était assis en face de sa jeune femme, qui, près de la table où attendait un tricot tout hérissé de ses aiguilles, allaitait un enfant, tandis qu'un bambin plus âgé jouait à ses pieds avec des épis de maïs et nous examinait curieusement à la dérobée. Les joyeuses lueurs du foyer faisaient pâlir la petite flamme de la chandelle fumeuse, et illuminaient la scène entière.
L'homme, dans la force de l'âge, le teint hâlé, l'air franc et bon, reposait volontiers son regard sur la jeune mère, au visage régulier, presque beau, agréable en tout cas dans le cadre de cheveux bruns lissés en deux bandeaux qui s'échappaient d'un serre-tête blanc. Les traits étaient fins, l'expression naïve, et, malgré cette naïveté, les quelques mots qu'elle ajoutait aux propos de son mari, avec la même prononciation parfaite, dénotaient un ferme bon sens. Ce tableau figurait à souhait la paix bienfaisante et féconde.
Combien de temps ces braves gens en jouiraient-ils? Au lieu de donner une hospitalité volontaire, ne subiraient-ils pas bientôt, comme le tiers de leurs semblables, l'occupation forcée d'un brutal ennemi? L'éloignement de ce supplice, de cette honte, ne dépendrait-il pas de notre conduite? Si vraiment l'immolation d'un des nôtres devait enflammer les courages et communiquer aux faibles de la force, est-ce que, devant les périls à enrayer, le sacrifice ne se légitimait pas?
Nos vêtements ayant été assez séchés, il nous fallut remercier de son aimable accueil la jeune femme que nous ne devions plus revoir. Son mari nous conduisit dans un grenier bien clos, tout garni de paille fraîche et de foin odorant. Là nous goûtâmes quelques heures d'un sommeil réparateur, embelli de doux rêves. La victoire nous souriait; tous nos frères étaient vengés, l'ennemi vaincu, refoulé, anéanti. Songes, mensonges. Les nôtres, si séduisants qu'ils fussent, ne purent nous détourner longtemps de la réalité. Bien avant le réveil, nous nous glissions sous notre tente. Cela se fit sans encombre, Dieu merci!
A sept heures, le café bu tout chaud, nous prenions, avec armes et bagages, le chemin de la petite ville de Mer, située à une vingtaine de kilomètres de notre camp, au nord-est de Blois. La brigade allait s'incorporer au 17e corps d'armée. Elle était confiée à un ancien colonel d'infanterie de marine, le général Charvet, du cadre auxiliaire.
EN CAMPAGNE
I
Vingt kilomètres à parcourir, c'est une petite étape. Le temps était sombre, assez favorable pour la marche; mais le sol, détrempé par la pluie de la veille, mollissait sous les pieds. Et puis, notre bagage était au grand complet. Fourniment, vivres, cartouches, rien ne manquait. La tente, humide encore, pesait fort. Quand, au bout d'une heure, retentit de distance en distance, comme répercutée par un interminable écho, la sonnerie de la halte, tous, et moi le premier, nous poussâmes un long soupir de soulagement; mais il était à peine exhalé, que les clairons, l'instant d'avant si charitables, nous ordonnèrent cruellement de repartir.
Grise et pénible journée, qui n'a rien laissé dans ma mémoire de l'aspect du pays. Nous avions tout au plus parcouru le quart du chemin, et il me semblait que j'étais déjà à bout de forces. Je ne voyais que les deux pieds qui devant moi s'agitaient, fuyant alternativement les miens. Mon regard, s'il s'élevait, ne dépassait pas la hauteur du havresac qui sous mon nez se balançait comme un esquif, avec le fréquent tressaut que lui imprimait un sec haussement d'épaules. Cet as de carreau marchant, je le regardais, je le fixais désespérément, pour subir son attraction magnétique, pour contre-balancer l'horrible poids de celui qui me sollicitait en arrière, me tiraillait sous les bras, m'écrasait les épaules, comme si, de minute en minute, il eût grossi et se fût réellement appesanti.
Avec une terreur qui croissait en proportion de l'affaiblissement de mon corps, je me demandais si jamais j'arriverais au bout de l'étape. Or, si à cette première épreuve j'étais vaincu, comment espérer fournir une carrière plus longue? Ma bonne volonté, mon ardeur patriotique, tous mes élans sincères allaient-ils donc être éteints, annihilés? Etait-il donc inutile et vain d'avoir du coeur? Ne valait-il pas mieux posséder de solides jarrets?
A la dernière pause, j'eus l'imprudence de m'asseoir. Quand le clairon sonna, mes jambes étaient rouillées, inertes. Je voulus me lever. Impossible. Mon fardeau me clouait sur le tas de pierres où je m'étais échoué, au bord de la route, et, plein de désespoir et de rage, je vis défiler tout le 51e régiment qui suivait le 48e. Par un suprême effort, je m'étais redressé pourtant; mais, loin de pouvoir regagner le terrain perdu, je me voyais distancer toujours plus. Non seulement mes effets et mon sac me pesaient, mais aussi mes galons: je m'en trouvais indigne, j'en étais honteux. Volontiers je me les fusse arrachés, et je me demandais avec inquiétude comment j'allais m'excuser auprès de mes officiers d'être un traînard.
La brigade s'était arrêtée au nord de la ville, le 48e à droite et le 51e à gauche de la voie ferrée qui monte vers Beaugency. La nuit tombait quand je rejoignis ma compagnie; il avait fallu du temps pour assigner à chacun sa place: les faisceaux étaient formés, les tentes à peine dressées. Officiers et camarades ne remarquèrent pas mon retard ou feignirent de ne s'en être pas aperçus. Impossible de me rappeler si la soupe fut bonne, ni même si j'en mangeai. Me reposer, m'étendre, dormir, voilà ce qu'il me fallait. N'importe où. Nécessaire est l'extrême fatigue de la marche avec un chargement de bête de somme, pour vous faire goûter les bienfaits du repos sous un illusoire abri et à même la terre humide.
Au redoublement de froid qui coïncide avec l'aube, je me réveillai pourtant. Le besoin de secouer l'engourdissement du sommeil me poussa à m'agiter hors de ma tente: je me trouvai si dispos, si alerte, que j'espérai mieux résister à une seconde épreuve. Faible espoir, car j'eus l'ennui de constater que, ressemblant aux héros par les mauvais côtés, j'avais, comme Achille, le talon entamé.
Par bonheur, nous ne devions pas quitter Mer tout de suite. Cette ville, qui compte normalement 4 000 âmes, était alors entourée et farcie de 12 000 hommes de troupes de toutes catégories et de toutes couleurs. Avec nous, les chasseurs campaient alentour. Au centre de la cité, un régiment de mobiles occupait la halle, qui offrait véritablement le spectacle d'une ruche gigantesque. Des moblots y apparaissaient en effet, non seulement fourmillant au ras du sol, mais encore allant chercher le repos sur les piles de sacs qui attendaient l'ouverture du marché. Dehors, sur la place, dans les rues, aux carrefours, partout s'ébrouaient, piaffaient, ruaient, des chevaux au piquet, et quelques-uns stationnaient tête basse, crinière tombante, leurs grands yeux mornes. Le long des grandes voies, s'alignait le matériel de l'artillerie. Canons à la longue gueule élevée, hardie, caissons lugubres comme des cercueils, forges roulantes, fourgons, fourragères, enfin le train de la 2e division du 17e corps d'armée.
Sous l'impulsion du général Durrieu, un divisionnaire authentique, graine d'épinards rare à ce moment-là, le corps d'armée s'agglomérait graduellement, sans précipitation, sans hâte exagérée. Cette prudence semblait s'imposer avec des formations improvisées, comptant—j'en fournissais la preuve—des volontés meilleures que les jambes.
A la tête de la 2e division était placé le général de brigade du Bois de Jancigny, la veille colonel de gendarmerie. Bientôt un autre brigadier, depuis lors célèbre, allait être désigné pour remplacer le baron Durrieu, trop méthodique et trop lent au gré du ministre de la guerre. Le 17e corps était offert par le télégraphe au général Gaston de Sonis, pendant qu'il cherchait vainement à Châteaudun d'introuvables régiments de cavalerie avec lesquels il brûlait de charger.
Moi aussi, je profitai du trouble des temps pour avancer vertigineusement en grade. Le haut galon de sergent-fourrier me fut décerné à Mer. M. Eynard, promu lui-même capitaine, répondit à mes remerciements en me promettant de me faire avoir sous peu, si je continuais de bien servir, le grade de sergent-major. Comme je l'eusse envié, le double galon, s'il avait dû me dispenser de porter mon sac!
En tout cas, les paroles bienveillantes du capitaine justifiaient un peu le dépit de Gouzy et de Nareval, qui perça malgré eux. Ils me boudèrent pendant une heure et devinrent ensuite les meilleurs camarades du monde. Quant à mon troisième rival, il ne daignait plus être jaloux de moi. Villiot, simple sergent, était déjà désigné pour passer sous-lieutenant. Pourquoi son compatriote n'obtiendrait-il pas la même faveur? En vérité, le beau Laurier attendait l'épaulette, ni plus ni moins, et dans cette attente il relevait un peu plus ses moustaches; il multipliait les punitions, sans de bien graves motifs, pour se donner de l'importance!
Harel, cela va sans dire, avait été consacré sergent-major, et, pour compléter notre cadre, il nous fut donné un lieutenant. M. Barta, comme M. Houssine, était sorti des rangs, mais depuis plus longtemps. Il avait la mine d'un grognard qu'il était, ayant combattu en Crimée, en Italie, et étant décoré de la médaille militaire. Forte moustache, longue barbiche, grosse-voix. Au demeurant, le meilleur des hommes. Il eût été parfait, sans son goût prononcé pour la dive bouteille; mais, à l'armée de la Loire, il n'y avait guère à boire que de la neige fondue. M. Barta nous apparut donc sous un jour excellent. Grâce à lui, la 6e du 3 achevait d'être encadrée de manière à ne pas trop redouter l'épreuve du feu.
D'ailleurs le colonel Koch mettait à profit le dernier répit accordé par le général en chef, pour faire manoeuvrer le régiment à travers champs. J'eusse pris plaisir à cette préparation aux combats prochains; mais mon quartier général était à la gare, où se poursuivaient d'interminables distributions. Fastidieuses corvées. Tous les fourriers de la brigade étant convoqués en même temps, il leur fallait assister à la pesée successive, par les soins d'un sergent d'administration rarement bien disposé, des lots de denrées revenant à chaque compagnie. L'opération, quand il s'agissait des vivres de campagne, se renouvelait cinq fois. Sucre, 36 pesées; café, 36 pesées; riz, de même; sel encore, haricots, toujours 36. Le lendemain, distribution de viande fraîche ou de lard salé, de pain ou de biscuit, pour recommencer ensuite. Ah! l'effrayant tonneau des Danaïdes que le ventre d'une armée!
Le 24 novembre, je ramenais de la gare mes hommes de corvée, moins irrité encore d'une station de trois heures, qui nous avait fait rentrer les jambes dans le corps, que du soupçon d'avoir été victime d'une grossière erreur. Quelque raillerie qu'excitent les règlements militaires, ils sont généralement bons, quand ils sont strictement appliqués. Mais ils forment comme une chaîne: il ne faut pas qu'il y manque un seul anneau. Nul ne doit se dérober tant soit peu à son devoir, sous peine d'ouvrir toute grande la porte aux abus. L'intendance avait trop à faire, en 1870, pour que les fonctionnaires ou que même les officiers d'administration fussent présents partout: le soin des distributions était forcément abandonné à des subalternes, recrues que, en général, le désir d'éviter le feu, plus que la conscience du devoir ou que les aptitudes professionnelles, avait poussées dans les services auxiliaires. Il appartenait donc aux officiers chargés de la conduite des fourriers d'être vigilants. Ce jour-là—il faut l'avouer,—l'officier de service, un lieutenant du 51e, impatienté d'attendre si longtemps, ne prêta aucune attention à la protestation que je formulai. Pour ne pas perdre le temps, il fallut se contenter, de la part du sergent qui nous servait, d'une démonstration embarrassée au moyen de sa bascule. Cette sorte d'instrument est facile à fausser, et j'étais parti convaincu que nous avions été trompés.
Dominé par cette préoccupation, j'entrai dans une épicerie qui se trouvait sur notre chemin. Vérification faite, mes soupçons se changèrent en certitude. Ainsi, plusieurs milliers d'hommes allaient se trouver privés de la nourriture d'un jour sur trois environ. Impossible d'en douter, les soldats de corvée en étant témoins comme moi.
En un temps où les vétilles étaient parmi nous punies de mort, je ne me croyais pas en droit de taire la faute d'un homme qui, par calcul ou par maladresse, allait en affamer des milliers au moment des rudes fatigues, pendant les marches forcées. Il appartenait à mon capitaine, sur mon rapport, de signaler la fraude ou l'erreur; mais il n'était pas au camp, et, quelques minutes après, je n'avais plus le loisir de me plaindre efficacement.
Les clairons rappelaient, rappelaient au pas gymnastique. Dans la ville, les vibrantes trompettes de l'artillerie répondaient à nos sonneries. Puis il s'éleva au-dessus et autour de la ville un bruissement intraduisible, fait de l'agitation des soldats, du froissement du pavé par le fer des chevaux, du roulement des affûts et des avant-trains, d'une longue clameur de commandements et d'un immense cliquetis d'armes.
La ville de Mer, au bout d'une heure, dut sembler morne et vide à ses habitants: notre division l'avait évacuée. Le général de Sonis, d'abord suffoqué par un tel excès d'honneur, s'était cependant résigné, par esprit de discipline, à accepter le commandement en chef du 17e corps d'armée. Pour constituer solidement l'aile gauche de l'armée de la Loire, il avait demandé la concentration immédiate de ses divisions autour de lui, à Châteaudun, tandis que le 16e corps se maintenait au centre, en avant de Coulmiers, sous les ordres du général Chanzy, dans les positions conquises le 9 novembre, et que, plus à droite, le général Martin des Pallières couvrait Orléans avec le 15e corps.
Mer, où je devais bientôt revenir, non plus pédestrement, mais monté, je n'ose pourtant dire sur un noble coursier, Mer, qu'une sinuosité de la route nous avait permis de découvrir à distance sans détourner la tête, s'était effacé dans la brume de cette triste journée d'automne. Le pays était plat, sans horizon, sous un ciel terne, bas, qui semblait étouffer la terre. Et ce qui assombrissait encore tout cela, c'était le souvenir de ma première étape. Il me préoccupait fort. Il me préoccupait d'autant plus qu'à chaque pas mon talon, mon talon d'Achille, me rappelait, par une sensation de brûlure, ma vulnérabilité.
Heureusement le départ avait été tardif: il n'y eut pas à fournir ce jour-là une longue course. Au bout de trois lieues, ayant atteint à la nuit le bourg de Lorges, nous établîmes nos bivouacs dans des champs que bornait à notre gauche une large bande irrégulière, noire et confuse.
Au jour, nous reconnûmes que nous étions campés près d'un grand bois, la forêt de Marchenoir. Le café pris, on nous fit aligner à une portée de fusil de la lisière: le 51e avait à nous rendre le funeste spectacle que nous lui avions offert dans la forêt de Blois. Il y mit un peu moins de cérémonie que nous. Ayant laissé les faisceaux auprès des derniers fumerons de leurs bivouacs, les hommes de ce régiment vinrent se ranger à nos côtés, les bras ballants, presque comme à la foire. Il ne s'agissait, à vrai dire, que d'exécuter un simple soldat, lequel, chose grave, avait refusé d'obéir à un caporal qui le commandait de corvée.
Grand, fort, l'air décidé, cet homme fut conduit tout à l'entrée du bois, sous l'escorte du peloton fatal. Il ne voulut pas se laisser bander les yeux, ni s'agenouiller. En se plaçant lui-même bien en face de ses compagnons armés, il nous parut, de loin, demander si la distance était convenable. Il recula d'un pas, et, s'étant bien assujetti sur ses jambes afin de montrer qu'il ne tremblait pas, il fit un mouvement de tête qui fut le signal du feu. Le bruit de la décharge nous parvint trois secondes après que nous avions vu ce brave s'affaisser, foudroyé.
Il n'était plus temps de s'attarder en des formalités superflues: grâce nous fut faite du défilé devant le corps sanglant. Le camp levé aussitôt, la brigade se mit en marche par une des routes qui traversent la forêt. La journée était belle, le ciel assez clair, sauf quelques buées matinales qui s'évaporaient comme des farfadets à notre approche. L'exécution sommaire nous avait un peu, malgré un commencement d'habitude, figé le sang: l'exercice nous semblait une nécessité et un bienfait. Le chemin prenait, entre la multitude d'arbres qui se pressaient autour de nous, un caractère pittoresque, varié, car, au coeur de la forêt, les feuilles n'étaient pas toutes tombées: il y avait là comme un regain, exhalant un doux parfum automnal. La fatigue se faisait à peine sentir; l'étape eût été vite parcourue; mais, pour la défense de la patrie, le génie civil s'était exercé en ces parages dans le secret des bois: il contribua à modérer notre allure.
La tête de la colonne s'arrêta à un carrefour devant une tranchée à épaulement, obstacle qui déjà immobilisait une batterie de notre division arrivée par une autre route. Les artilleurs travaillaient activement à rétablir la voie; mais, après une pause, nous n'attendîmes pas l'achèvement de leur rude besogne. Bravant l'enchevêtrement des racines d'arbres, des fougères et la fouettée des branches successivement tendues par les fusils, l'infanterie tourna les obstacles, en coupant à travers les taillis. Peu après, la fin de la forêt s'annonça par une perspective romantique, dont l'image, quoique vaporeuse, vague, est cependant fixée, indélébilement, je ne sais pourquoi, dans ma mémoire, avec la grâce indéfinissable d'un beau rêve. Au bout de l'avenue qui filait toute droite, au milieu des arbres dénudés, se dressait, sur un coteau, dans la lumière plus vive de la plaine, un castel à tourelles.
La grande halte eut lieu au delà de ce site charmant. Les fourriers, condamnés à écourter leur repos, durent presque aussitôt prendre les devants, pour aller, sous la conduite d'un adjudant-major, reconnaître l'emplacement des prochains bivouacs. Un peloton complétait cette avant-garde, dont l'allure devait se maintenir assez vive.
Vers quatre heures, un grondement lointain de tonnerre vint frapper nos oreilles. Il n'y avait point d'électricité dans le ciel, l'orage sévissait sur la terre. C'était le bruit de la canonnade. Enfin!
Faible encore, bien faible, très éloigné, mais nettement perceptible, ce premier écho de la bataille nous insuffla comme une vie nouvelle. Pour ma part, je ne sentais plus le poids de mon sac; le fusil me semblait aussi léger qu'une canne de jonc; j'oubliai même la cuisante douleur de mon malheureux talon; je me trouvais aussi alerte et dispos qu'aux jours où je m'exerçais chez Léotard, et, la nuit, dans la prairie des Filtres de Toulouse. Qu'importaient à présent les fatigues et les souffrances: le danger était proche, donc nous allions être utiles, devenir bons à quelque chose. Les forces nous étaient revenues pour doubler l'étape, s'il l'avait fallu, et, vraiment, nous espérâmes que l'ordre en serait donné. Non, nécessité fut de se reposer pour arriver en vue de Châteaudun le lendemain à pareille heure.
La dernière étape avait été pénible, à travers un pays déjà violé par les envahisseurs. Habitations désertes, tout le long de la route. Grilles de parcs brisées, murs crénelés ou rongés de brèches. Les arbres, fauchés par les obus, montraient leurs moignons à cassures fraîches. De loin en loin, une carcasse de cheval fourmillante de taches noires,—des corbeaux dont le vol sinistre animait seul le paysage que la pluie rayait de ses lignes obliques.
Sur ce fond sombre, la ville de Châteaudun nous apparut tout d'un coup—un repli de terrain franchi—à deux kilomètres environ. Bâtie sur un coteau, elle produit un grand effet, avec la haute silhouette du château de Dunois qui domine ses maisons étagées. Après quelques nuits de bivouac il nous semblait déjà que nous étions condamnés aux steppes éternelles. Aussi la vue de cette cité nous surprit-elle et nous réjouit-elle, malgré l'inclémence du temps: nous avions hâte, une hâte enfantine, de heurter de nos pieds endoloris le pavé de ses rues. Il fallut cependant modérer notre impatience et lui voir prendre un autre cours.
En franchissant le coteau d'où nous avions pu découvrir la ville, nous avions entendu subitement, clair et intense, le bruit de la canonnade qui jusque-là avait grondé sourdement, confusément. L'action paraissait se livrer à quelques kilomètres. Les clairons sonnèrent la halte d'un bout à l'autre de la longue colonne, et les estafettes coururent bride abattue vers la ville pour savoir s'il fallait y entrer, ou bien marcher au canon. Dans la direction du nord-ouest, semblait-il.
Les officiers ayant visité les armes, les hommes jonchèrent aussitôt la route des petites croix blanches dont sont formés les étuis de cartouches. Cela témoignait d'une belle ardeur, et surtout d'une grande inexpérience, car il suffit de trois secondes pour rompre ces boîtes de carton, et il nous eût fallu de longues heures pour joindre l'ennemi.
C'est à Yèvres et à Brou que le canon tonnait ce jour-là, à plusieurs lieues de Châteaudun. Pour détourner les Prussiens d'une marche sur Vendôme signalée par le ministre de la guerre, le général de Sonis s'était porté en avant dès le matin, avec quelques batteries et les fantassins du général Deflandre qu'il avait fait trotter comme des chevaux arabes. Notre appui, qui aurait été tardif, n'était pas nécessaire; la colonne expéditionnaire devait sans désemparer rentrer après l'affaire dans ses bivouacs de Marboué, sous Châteaudun. L'ordre ne tarda donc pas à nous arriver d'aller occuper dans la ville haute les emplacements abandonnés par des francs-tireurs et des mobiles, qu'un train emporta devant nous vers Vendôme. A leur rapide passage, nous les saluâmes chaleureusement, croyant qu'ils allaient au feu.
II
Dans la ville basse que baignent les eaux du Loir, la vie régnait à peu près comme aux jours paisibles, bien que plus d'une toiture montrât un trou béant percé par les projectiles allemands; mais, sur la crête du coteau, où naguère se trouvaient des quartiers opulents, il restait à peine quelques habitations debout, au milieu d'affreuses ruines. Les rues étaient pour la plupart impraticables. Dans quelques-unes, l'incendie avait tout dévoré. Les murailles seules subsistaient, mouchetées de balles et fendues par les obus. Les matériaux noircis et calcinés comblaient l'intérieur des maisons, débordant sur la voie publique par les fenêtres du rez-de-chaussée, qu'ils obstruaient, et dont les ferrures hérissées semblaient avoir été tordues par des mains de géant.
Peu d'habitants erraient parmi ce théâtre de désolation. Ceux-là s'obstinaient pourtant à rôder autour des décombres où gisaient encore les victimes qui avaient été surprises et étouffées dans les caves.
Comme insensible à tout, une armée campait là, abritant ses tentes contre les murs demeurés debout, formant ses fourneaux avec les briques écroulées, se chauffant des débris de bois non consumé. Dans la pénombre du crépuscule, les feux pétillants des bivouacs rendaient aux ruines les teintes rougeâtres de l'incendie, et, la nuit venue, leur donnèrent un aspect fantastique. Et des canons roulaient avec fracas dans les rues le moins obstruées, où piétinait un régiment de cuirassiers attendant la sonnerie du boute-selle. Parmi les spectres que figuraient, dans leurs longs manteaux blancs, ces hommes de haute stature, grandis par le casque cerclé de peau sombre, les estafettes galopaient en divers sens, au bruit continu de la canonnade qui grondait comme le tonnerre d'une nouvelle invasion.
Ce spectacle, sans nous surprendre après l'héroïque défense de la fière cité, nous navrait profondément, tandis que, lentement, nous nous dirigions vers l'avenue de la Gare où nous devions camper. Un brusque arrêt se produisit, sans que les clairons eussent sonné la halte, et, successivement, les files se serrèrent un peu. Toutes les têtes se retournaient l'une après l'autre. Au milieu d'un silence recueilli, nous entendîmes, avant de rien voir, le pas d'un peloton qui arrivait en sens inverse. Il escortait des prisonniers prussiens en tête desquels marchaient deux athlètes, aux épaules larges, aux bras puissants, que dessinait une casaque blanche. Ils avaient la chevelure courte, roussâtre, et la tête vraiment carrée dans leur toque, blanche aussi, sauf le bandeau qui était du même drap bleu que le pantalon. Ils passèrent, lourdement, leur nez épaté bien en l'air, suivant ainsi la direction de leurs regards qui de la sorte évitaient les nôtres.
Nous fûmes enfin autorisés à dresser la tente sur un boulevard qui aboutit à la gare. Pour ma part, j'aspirais ardemment au repos. Certes j'avais, depuis Mer, suivi le régiment à mon rang de bataille, mais non sans effort. La marche avait aggravé la blessure qui me déchirait le pied, et je me sentais frissonner de fièvre. Or il me fallut aller chercher du pain à la gare et l'attendre pendant deux heures. A mon retour, mes camarades avaient mangé leur soupe, mais le brave Villiot m'avait réservé une gamelle de bouillon, qui mijotait près du feu. Rien ne pouvait m'être meilleur. Cela me réchauffa, et, notre tente étant garnie d'excellente paille, je comptais sur un bon somme pour me rétablir tout à fait.
Avec le sac comme oreiller, la terre est proche; les moindres bruits parviennent vite à l'oreille. A peine dormions-nous, que le galop d'un cheval résonna sur le pavé; il allait vers la tente du colonel. Funeste avertissement. Quelques instants après, tente à bas, sac au dos et en marche. En contremarche, plutôt. Au bout d'une heure de promenade pénible dans les décombres, nous nous retrouvâmes sur notre premier emplacement. Il pleuvait, par surcroît. Nos paillasses, en partie dispersées, étaient toutes trempées. Il fallut néanmoins s'en contenter. Mauvaise nuit pour un fiévreux.
La journée suivante se passa au bivouac, sur le qui-vive. Les sacs, bouclés dès le matin, gisaient en tas près des faisceaux. Tous les chevaux étaient sellés, les pièces attelées. Au premier coup de clairon, le corps d'armée pouvait s'ébranler tout entier. Une batterie pourtant était en position vers l'est. Quelques hommes, au risque de se rompre les os, s'étaient hissés au faîte des ruines de la dernière maison brûlée. De cet observatoire branlant, ils découvraient la campagne jusqu'à la ligne de l'horizon perdue dans la brume; ils crurent distinguer des reconnaissances de uhlans. Le canon cependant grondait sur un autre point. Par deux fois, on prit les armes: fausses alertes. Allions-nous attendre l'ennemi? courir à sa rencontre, ou le fuir?
En vérité, personne ne le savait. Le général de Sonis, fier d'avoir la veille délogé les Prussiens du camp de Brou, ne pouvait pas exiger tous les jours les fatigues qu'il avait imposées à la division Deflandre. Près de cinquante kilomètres en vingt-quatre heures, sans sac il est vrai, avec un combat pour reprendre haleine, le Cid n'eût guère fait plus; mais le 17e corps n'était pas composé exclusivement de héros pareils et les Prussiens valaient bien les Maures. Quoi qu'il en soit, notre chef, tout en jugeant nos positions de défense peu sûres, n'envisageait pas sans révolte l'idée de reculer, au lendemain d'un succès qui en revanche devait provoquer, pour une contre-attaque sérieuse, la concentration de plusieurs corps ennemis.
Tandis que le général balançait comme un héros de tragédie, entouré—ainsi que d'un choeur antique de confidents—de tous ses lieutenants et chefs de corps, le ministre de la guerre et le commandant en chef s'effrayaient d'une telle ardeur chevaleresque. Après avoir renoncé à stimuler le zèle du général Durrieu, ils s'efforçaient de modérer l'activité de son successeur, lui télégraphiant à toute heure d'être prudent. Ils jugèrent à la fin nécessaire de lui ordonner de se replier, de manière à s'assurer au besoin le soutien des autres fractions de l'armée de la Loire.
Pendant que se donnaient cours ces agitations supérieures, les fourriers du 48e avaient été appelés à la gare pour renouveler prosaïquement les vivres épuisés. Toujours le dernier servi, je revenais avec mes hommes chargés de viande, de café, de riz et de biscuit; mais le régiment avait décampé. Étaient restés là, par ordre, pour garder nos bagages et nos armes, le caporal Dariès et le sergent Nareval.
A cette vue, affaibli sans doute par quarante-huit heures de fièvre, j'eus un accès de découragement. Partir, c'était facile à dire! mais est-ce que je pouvais imposer à huit hommes de traîner comme des bêtes de somme les vivres de leurs deux cents camarades? Est-ce que j'avais le droit d'abandonner ces vivres, la nourriture de quatre jours? Mon tour était donc venu d'osciller comme un pendule, entre des partis qui me paraissaient également impraticables. C'est le bon côté de la guerre d'exiger de l'initiative des plus humbles comme des plus glorieux et d'accroître ainsi la valeur personnelle de chacun; mais c'est un vilain penchant de la nature humaine de toujours accuser autrui.—Pourquoi cette retraite précipitée? A quoi bon nous avoir fait venir, pour nous emmener aussitôt?
Grâce à Dieu, cette révolte intime ne dura pas. Près de nous stationnait une charrette de réquisition, dont le conducteur, un paysan à l'air ahuri, semblait attendre des ordres. Ces ordres,—me ressaisissant aussitôt,—je les lui donnai. Il déchargea mes hommes de toutes nos denrées. Je ne gardai de ma corvée que deux soldats, et avec Nareval et Dariès nous escortâmes le véhicule que la Providence m'avait si fort à propos envoyé.
Il suivait, cahin-caha, le flot de l'armée qui dévalait vers les ponts du Loir et s'écoulait dans la plaine que nous avions parcourue l'avant-veille. Moi aussi, je cahotais, n'étant point guéri. Mon pied me faisait toujours souffrir, et à tout moment je frissonnais sans avoir froid.
Jusqu'à la nuit pourtant, le trajet se fit sans encombre et sans incident. Mais les longs convois de l'administration ne tardèrent pas à barrer la route. Chariots de vivres, grandes fourragères, voitures d'ambulances, se heurtaient, sans hâte. L'artillerie exigeant qu'on lui cédât le pas, c'était le commencement du chaos, que les ténèbres allaient achever. L'infanterie s'infiltrait entre les roues et courait à travers champs, pendant que ma charrette était empêchée d'avancer; nous risquions d'être fortement distancés et de perdre la piste du régiment.
Pour moi, mon état de faiblesse m'enlevait toute idée, je l'avoue, toute énergie. Ne pas abandonner les vivres dont la compagnie aurait besoin le lendemain, telle était ma seule préoccupation, ma seule pensée, et je restais en conséquence auprès de mon convoyeur sans espérer pouvoir le suivre longtemps. Or un lieutenant de mon bataillon se trouvait là, retardé par une entorse: nous ayant reconnus, il monta sur la charrette, et, sourd aux protestations du conducteur, nous engagea dans un chemin de traverse.
La nuit était venue, profonde, sans une étoile au ciel. Impossible de distinguer un homme à dix pas. La pluie de la nuit précédente avait détrempé le sol. Roues, essieu, toute la voiture gémissait, craquait, comme un vaisseau dans la tempête. Le cheval hennissait de douleur, en donnant de furieux coups de collier, sous la pointe de la canne du lieutenant. Mais la pauvre bête souffrait moins que son maître: la guidant de son mieux par le licou, il ne cessait de pousser, lui aussi, de sourds gémissements.
Pourtant nous rejoignîmes la grande route sans avarie apparente, le cheval marchant encore, l'homme se désolant toujours. Quelques traînards nous affirmèrent d'ailleurs que nous suivions de près le régiment, ce qui nous encouragea un peu; mais quand donc nous arrêterions-nous?
Toujours, toujours, les vagues silhouettes fuyaient au loin devant nous, comme nos propres ombres, sans pouvoir jamais être atteintes. Le bruit de notre marche effrénée, fantastique, troublait d'heure en heure le repos d'un village silencieux. Les fenêtres s'entr'ouvraient prudemment, puis des formes blanchâtres se penchaient au dehors, demandant quelques renseignements à voix basse. A quoi, par dépit et par honte, nous ne répondions qu'en haussant les épaules.
Nareval, faisant son métier en conscience, se multipliait pour stimuler les retardataires. Et moi, à côté de la voiture, je marchais en titubant de fièvre, soutenu par le caporal Dariès. Il ne me quittait pas, persuadé que je serais tombé sans son appui. Lui-même avait besoin de toutes ses forces et je lui disais de m'abandonner, mais de veiller à ma place sur les vivres.
J'étais résigné à me coucher dans le fossé qui bordait la route, lorsqu'un capitaine d'état-major passa près de nous: «Lieutenant, dit-il à notre officier, surveillez vos hommes. Nous sommes talonnés; pas de traînards: ils seraient pris.»
Quoi! être ramassé par l'ennemi comme un vagabond par des gendarmes, est-ce que telle devait être ma destinée militaire? Sans doute, libre à moi de vendre ma vie; mais aurais-je assez de vigueur pour la vendre cher? Non, non; pour mourir dignement, utilement, il fallait être à un poste de combat, et il nous était pour le moment interdit de lutter. Le devoir, c'était de fuir, se sauver. En avais-je la force?
Le lieutenant descendit un instant de son siège pour seconder Nareval. Vite, j'en profitai pour me glisser sous la bâche dans un si étroit espace que je n'aurais pas pu m'y retourner. Peu m'importait, j'étais couché sur un lit de foin sec. Un délicieux bien-être m'envahit dès que je sentis repartir la voiture. Bercé par le mouvement de la marche, j'oubliai tout, Châteaudun détruit, la honte de la retraite, les menaces d'être fait prisonnier: je m'endormis, et il faisait grand jour quand je rouvris les yeux. Frais, dispos, la fièvre éteinte, le talon cicatrisé, j'étais sauvé, guéri, et désormais à l'épreuve. Sans les attentions de Dariès, sans la charrette providentielle du convoyeur, Dieu sait ce qu'il fût advenu de moi, dans cette vertigineuse retraite de Châteaudun dont la précipitation n'était peut-être pas absolument justifiée? Mais un pur sang emballé—et tel était notre fougueux général—mesure-t-il l'espace qu'il dévore?
Vers sept heures il y eut une halte, le temps de préparer le café. Aussi le capitaine Eynard me fit-il réclamer des provisions par un caporal. Pour protéger la retraite, nous dit ce dernier, la compagnie avait été déployée en tirailleurs pendant la nuit, nouvelle qui fit bondir Nareval. Il se calma en apprenant que l'ennemi, si c'était lui, avait seulement révélé sa présence par d'inoffensifs coups de sifflet. Au bout d'une heure de repos, la colonne reprit sa route, encore.
Personnellement, après un bon somme, je n'avais pas grand mérite à marcher d'un pas allègre; mais, autour de moi, tout le monde était fourbu, rendu, et, dans cet état de lassitude extrême, chacun songeait à sa propre souffrance, sans qu'il lui restât de pitié pour les autres. Notre convoyeur fut un peu victime de cet égoïsme féroce.
Grand, l'air benêt, sous son vieux chapeau de feutre aux bords moins larges que ses oreilles en contrevents, dans sa blouse bleu pâle à piqûres blanches qui lui couvrait à peine les hanches, il prêtait naturellement à la raillerie; sa mine effarée, quand il entendit parler de l'approche des Prussiens, provoqua un franc rire. Cependant il y avait quelque chose de touchant dans son désespoir. Peut-être avait-il peur pour sa propre personne; mais, à coup sûr, il souffrait davantage à cause de son cheval. La pauvre bête, n'en pouvant plus, devait continuer à traîner son lourd fardeau. Le maître la caressait, la flattait comme il eût fait à un enfant, toutes les fois qu'un coup lui était administré par l'un ou par l'autre. Or bientôt un second officier vint accroître la charge du bidet, qui n'en reçut que plus de horions. Affolé, le paysan supplia le nouveau venu et l'autre officier d'avoir pitié d'eux. Ce fut en vain. Alors, pour ne pas voir mourir son serviteur, le maître s'éloigna, disparut. Force me fut de prendre la conduite de l'équipage jusqu'au soir.
A la tombée de la nuit, nous découvrîmes de loin la masse sombre de la forêt de Marchenoir, et, sur la lisière, les lignes des prismes blanchâtres des petites tentes. Les bivouacs fumaient et flambaient. Le terme de la retraite était atteint, Dieu merci. Le régiment campait à Saint-Laurent-des-Bois. Nareval, Dariès et moi, nous fîmes avec notre char une entrée triomphale. Les applaudissements ne nous manquèrent pas, car nous apportions des vivres bien nécessaires après un si long jeûne.
Ma charrette menaçait par exemple de m'embarrasser autant qu'elle m'avait été utile. Mais son propriétaire n'avait pu se résigner à la perdre tout à fait de vue; il sut en tout cas nous retrouver, quoiqu'il feignît de n'avoir plus sa tête. Feinte ou réalité, il se livra à de telles extravagances, qu'après lui avoir fait partager notre soupe, nous nous empressâmes de lui rendre sa liberté. Du même coup il recouvra son calme et son air primitif de placide ahurissement.
III
«Votre retraite de Châteaudun sur Écoman s'est faite avec un peu trop de précipitation», écrivait au général de Sonis le commandant en chef, qui ajoutait paternellement: «Ne vous inquiétez pas de cet insuccès et n'en prenez aucun tourment». Il était donc avéré que, sans avoir le droit de s'endormir sur ses lauriers, le 17e corps avait besoin de se refaire de ses stériles efforts. Il lui fut accordé deux jours de repos, que chacun employa à réparer le désordre de sa toilette, ou, tout au moins, à faire sa toilette. Coquetterie à part, c'était un soin légitime, nécessaire, que le froid qui commençait à sévir ne facilitait point.
Curieux spectacle que celui de ces hommes livrés aux occupations minutieuses et variées du ménage. Les uns lavaient leur linge dans un ruisseau dont il avait fallu casser la glace; d'autres le roussissaient aux feux du bivouac, sans parvenir à le faire sécher. Beaucoup rajustaient les sous-pieds de leurs guêtres ou recousaient des boutons, tandis que j'avais à réparer un désastre. Riche tout juste d'un écheveau de fil blanc très grossier, je l'étendis de mon mieux le long de mon vêtement rouge, en impertinents zigzags.
Il nous restait d'ailleurs du temps pour voisiner. A cent pas de nous se trouvait le parc d'artillerie, où quelques mitrailleuses excitèrent notre curiosité. Longs cylindres munis de manivelles, qui éveillaient l'idée d'orgues de Barbarie à musique infernale ou de moulins à chair humaine.
Le général de Sonis avait placé ses batteries de réserve sous la garde d'une légion bretonne et vendéenne, composée des mobiles des Côtes-du-Nord et des volontaires de l'Ouest. Ces volontaires étaient au moins aussi curieux pour nous que les mitrailleuses, comme tout ce dont on a beaucoup entendu parler sans l'avoir vu. Leur costume était en somme terne et disparate. Veste courte et pantalon bouffant, avec un képi à la française, le tout gris de fer soutaché de rouge. L'oeil est tellement habitué à voir la chéchia ou le turban accompagner les culottes turques, qu'à première vue le bonnet militaire à visière choquait chez les zouaves de Charette. Peu importe l'habit, du reste. A la défense d'Orléans, ils s'étaient déjà signalés: l'honneur du combat de Brou leur revenait en partie, et ils étaient à la veille de créer leur belle légende, héroïque et sanglante. Ils ne connurent point cependant la rigueur des cours martiales, bien que tous n'eussent pas leur nom inscrit sur l'Armorial de France et ne fussent point soutenus par les plus nobles sentiments.
Deux d'entre eux, au contraire,—des roturiers évidemment,—méritèrent une observation d'un officier, qui était un parfait gentilhomme, de mine et de coeur, allant au feu en gants de soirée et en bottes vernies. Cette recherche, loin d'être étudiée, était le témoignage, poussé à l'excès, du respect de soi-même et la manifestation naturelle d'une grande pureté d'âme. Il n'avait pas un blason trompeur: D'azur à une fleur de lis au naturel, au chef d'hermine.
Or les deux zouaves qu'il avait pris en faute lui répliquèrent à la muette, par un geste peu respectueux. Si la scène n'avait eu aucun témoin, elle se fût sans doute terminée là, le capitaine ne pouvant que reculer devant la honte de motiver sa punition en termes précis; mais quelques officiers et sous-officiers, d'autres zouaves étaient présents: l'écho du scandale parvint vite aux oreilles du colonel.
Avec la décision qui le caractérise, M. de Charette ordonna à son officier d'habillement de se procurer, dans le village, deux vêtements complets de paysan. Pantalons de bure, blouses, bonnets de laine et sabots. Sur-le-champ les délinquants durent troquer leur uniforme contre un accoutrement rappelant par la coiffure celui des forçats. Ordre est donné au régiment de s'assembler et de former le cercle. Au centre se trouvent le colonel et le capitaine offensé, devant les deux hommes désormais indignes de figurer dans la noble légion.
Pour solenniser l'exécution des brebis galeuses, le colonel de Charette tient à prononcer un discours qui leur grave la honte dans le coeur et y sème le remords. Il commence d'un ton sincèrement indigné; mais, autant il excelle dans la brève éloquence du champ de bataille, qui, par un mot, par un geste coupant la mitraille, enlève les hommes, autant il est réfractaire à la rhétorique oiseuse qui arrondit et enchaîne élégamment et savamment les périodes. Au milieu d'une phrase un peu laborieuse, l'un des condamnés, peut-être pour se donner une contenance, laisse errer, à l'ombre de son bonnet, sur ses lèvres, un imperceptible sourire. Pas si imperceptible qu'il échappe au colonel.
Tant pis, ou tant mieux: la phrase ne sera jamais finie. Le colonel de Charette, d'un air à faire reculer Garibaldi, c'est-à-dire avec un calme imperturbable, en caressant doucement sa longue barbiche, s'avance vers l'impertinent et lui ordonne de faire demi-tour. Sans s'expliquer d'abord vers quel but tend le commandement, mais n'en augurant rien de bon, le zouave l'exécute avec tremblement. Aussitôt la botte du colonel s'élève, sa jambe se replie, puis s'allonge comme un ressort puissant. Littéralement soulevé de terre, le malheureux zouave est projeté à quatre pas en avant, sur ses pieds qui marchent, qui trottent, qui galopent. Le cercle, devant lui, s'est ouvert, d'instinct, et derrière lui court son compagnon; il court aussi vite que les sabots le lui permettent. Oncques le régiment n'entendit parler d'eux et, depuis lors, nul ne manqua tant soit peu d'égards envers le correct capitaine.
Se reposer, bon, tant que c'était indispensable; mais nous n'étions pas à Capoue et n'avions pas le loisir de nous y rendre; nous rougissions de la reculade de Châteaudun, ordonnée sans que notre courage eût été mis à l'épreuve, et nous avions hâte de regagner le terrain perdu. L'ordre parti le 29 novembre du grand quartier général de Saint-Jean-la-Ruelle fut donc bien accueilli. «Que vos troupes, avait écrit le général d'Aurelle au général de Sonis, se mettent demain en marche, pour se diriger sur Coulmiers.... Le canon vous servira de guide.»
De son côté, le général Chanzy, dont nous devions seconder les efforts, avait pris soin d'envoyer un de ses aides de camp à Saint-Laurent-des-Bois pour conférer avec notre commandant en chef. Escorté seulement de deux cavaliers, cet officier, après une chevauchée nocturne en plein champ et à travers bois, parvint à Saint-Laurent avant l'aube. Le général de Sonis était installé dans une bicoque du village; il déjeunait avec ses officiers d'ordonnance, en toute simplicité, paraît-il, quand le nouveau venu arriva jusqu'à lui. L'officier du 16e corps lui exposa l'intérêt qu'il y avait à faire concourir le 17e à l'action qui allait s'engager pour rouvrir la route de Paris. Quoiqu'il parût très fatigué, le général de Sonis se réjouit d'avoir enfin à agir. Ses traits fins s'animèrent au récit qu'il fit de son exploit de Brou, et il déclara que ses troupes, qu'il avait su si rondement mener, sauraient marcher de nouveau.
En effet, le 30 novembre, le 17e corps rompit au petit jour. Il s'avança méthodiquement en trois colonnes par des routes parallèles à peine distantes d'un kilomètre les unes des autres. L'artillerie et les convois tenaient la chaussée, l'infanterie escortant à travers champs. De forts pelotons de cavaliers éclairaient notre marche. Ils formaient sur nos flancs comme un chapelet: suivant les accidents du terrain, ce long cordon humain s'étirait plus ou moins, espaçant ou rapprochant tour à tour, sur la ligne brumeuse de l'horizon, les silhouettes qui souvent se dressaient sur les étriers, la tête en éveil bien dégagée de l'immense manteau étendu du col de l'homme jusqu'à la croupe du cheval. Un instant, ce rideau de vedettes s'élargit démesurément, s'éloigna presque à perte de vue. Il se resserra ensuite au petit trot, ayant fait reculer et s'évanouir quelques ombres rapides qui avaient été entrevues à trois kilomètres.
Tout cela donnait de la solennité et du piquant à notre marche, d'ailleurs bien ordonnée et bien exécutée. Il eût été seulement désirable de découvrir à cette scène un décor plus riant, sous une température plus clémente. Comme toujours, la brume ternissait le paysage et le froid sévissait avec rigueur. Une bise glaciale cinglait le visage, pinçait les oreilles: les mains se crispaient sur l'acier des armes. Quelques hommes roulèrent leur mouchoir autour de la tête, les bouts noués au-dessus de la visière du képi; d'autres, hardiment, en rabattirent la doublure de cuir sur le front et sur les oreilles. Tous, nous enfouissions une main dans une poche et l'autre sous le plastron de la capote, en marchant l'arme au bras.
Armée de manchots, semblait-il au premier abord; mais l'allure était bonne, vive et décidée. Il n'y avait pour nous stimuler ni roulements de tambours, ni sonneries de clairons; mais le canon nous marquait le pas, nous guidait, nous attirait. Voilà le meilleur métronome du soldat. Au surplus, le nom de Coulmiers, seul nom de victoire qui eût depuis longtemps retenti, enflammait un peu notre imagination. Coulmiers était, non le terme, mais l'orientation de notre étape. Bon augure. Le pas, sur les sillons figés, était ferme et relevé. Il ne venait même pas à l'idée que nous pussions nous lasser d'avancer sur un sol pourtant si peu propice.
Certes je n'entends pas nier en notre honneur l'émotion des combattants. Les plus braves éprouvent au feu une impression combinée de sentiment et de sensation, que le courage enseigne à dominer sans pouvoir toujours l'étouffer: mais, à distance, la rumeur de la bataille électrise tout le monde. En songeant aux coups que chaque décharge porte dans les rangs des siens, on souhaite d'accourir: une généreuse impatience vous anime et vous pousse. L'ouragan meurtrier ne mugit pas encore à vos oreilles, le frisson de la mort qui passe au-dessus de vos têtes est loin; l'horreur du carnage ne vous blesse point les yeux; il n'y a véritablement que des héros qui vont au secours de leurs frères.
Tandis que chacun se félicitait en son for intérieur de puiser une vigueur nécessaire dans l'idée du devoir, le bruit d'une cavalcade résonna sur la terre gelée. L'état-major s'avançait derrière nous. Tous les officiers étaient enveloppés d'épaisses pelisses, aux fourrures sombres, d'où les têtes émergeaient à peine. Les képis eux-mêmes ne permettaient guère de distinguer les grades, car les promotions avaient été trop rapides pour laisser aux généraux le loisir de troquer leurs anciens galons contre les lourdes broderies d'or.
Cependant le général de Sonis se faisait remarquer par l'avance qu'il prenait sur le groupe nombreux, non pour indiquer sa suprématie, mais par l'élan naturel d'un hardi cavalier. Rapidement ils nous atteignent, et nous dépassent. Nos regards suivent de loin l'escorte, papillotement de grosses taches blanches et rouges. Manteaux des chasseurs, manteaux des spahis. Le goum fuit. A la suite des képis galonnés et luisants, il s'engouffre dans la rue d'un village, et, jusqu'au dernier cavalier, disparaît. Telle fut l'unique et courte vision que nous eûmes de notre chef suprême.
IV
Ce village était un gros bourg, Ouzouer-le-Marché. Tout pavoisé, pavoisé comme il ne l'avait jamais été et comme il faut espérer qu'il ne le sera plus. Sous ses rustiques toitures, il abritait de nombreux blessés qui, à l'ombre flottante du drapeau international de Genève, luttaient depuis vingt jours contre la mort.
A notre tour, nous nous engageâmes dans la rue principale. Sur le seuil de l'une des maisons hospitalières, un officier à visage blême s'avança, soutenu par une soeur de charité. Un temps d'arrêt s'était produit, il voulut nous adresser quelques mots. Émotion ou faiblesse, il lui fut impossible de se faire entendre. La colonne déjà se remettait en marche. Alors, de sa main décharnée, il nous fit un geste d'encouragement, qui était bien plutôt un signe d'adieu. Plusieurs rideaux blancs se soulevèrent à notre passage, laissant apparaître des visages pâles et des mains osseuses, jaunes, pareilles à celles de l'officier blessé. Il semblait qu'Ouzouer fût un bourg hanté, exclusivement peuplé de squelettes, les nobles revenants de Coulmiers.
A peine avions-nous franchi les dernières maisons, que les clairons sonnèrent la halte. La canonnade était devenue plus retentissante et plus claire. Elle venait du nord-ouest, tandis que nous devions nous porter à l'est. Mais il fallait avant tout marcher au canon. Un double cordon de cavaliers et de fantassins se déploya aussitôt pour reconnaître la campagne. L'artillerie s'achemina vers le point culminant de la route de Charsonville, et l'infanterie se rangea en bataille au milieu des champs. Le canon tonnait toujours, et quelques masses sombres, encore indistinctes, apparaissaient au loin. Le général Charvet étant venu prendre place près de nous, l'ordre fut donné d'avancer et de faire bonne contenance.
L'idée du combat, qui nous animait et nous surexcitait depuis le matin, prenait corps. Ce qui avait l'aspect de simples haies, à l'horizon, allait sans doute se changer en buissons ardents, crachant le fer, et la traversée d'Ouzouer venait de rappeler quelles pouvaient être les conséquences de cet ouragan. Chacun a des nerfs plus ou moins faciles à exciter, à tendre. Mais tous s'efforçaient d'aller bravement au baptême du feu.
Moi aussi, je marchais à mon rang de bataille, exactement, scrupuleusement, et, s'il faut l'avouer, mon courage de conscrit puisait quelque réconfort dans ce strict accomplissement du devoir. Le fourrier se tenant derrière la première section de la compagnie, ma petite taille se flattait tout bas de trouver un abri derrière les grands gaillards dont j'avais peine à emboîter le pas. Du moins, les premiers pruneaux seraient gobés par d'autres, illusoire espérance qui avait suffi pour m'empêcher de trembler et de paraître ému.
Je gardais en tout cas assez de présence d'esprit pour observer du coin de l'oeil tout le monde autour de moi. Il faut dire d'abord que, si l'action s'engageait ce jour-là, un bon moteur allait nous manquer, l'ascendant de notre énergique capitaine: M. Eynard, chargé la veille d'une mission secrète, avait laissé le commandement au lieutenant Barta. Assurément le flegme de ce vieux soldat de Crimée et d'Italie était d'un bon exemple, sans valoir toutefois le bel entrain de notre jeune chef. Il allait à dix pas en avant, paraissant surtout préoccupé de ne pas se laisser distancer par M. Houssine, qui avait de beaucoup plus longues jambes.
Quant aux soldats, après quelques rares accidents passagers, rien de remarquable, si ce n'est l'attention qu'ils prêtaient à se sentir les coudes et à ne pas perdre l'alignement dans la marche en bataille assez pénible sur un sol inégal et durci. La peur des entorses, jointe au désir de ne pas manquer le pas, les distrayait de l'idée du danger. Ce qu'il convient de noter, c'est l'instinctive coquetterie qui avait poussé les plus frileux, dès que le combat avai paru probable, à dénouer leurs mouchoirs serre-tête et à rentrer dans le képi la doublure de cuir. D'ailleurs personne n'avait plus froid et aucune main ne craignait plus la bise.
A deux pas en arrière, la ligne des serre-files suivait: Villiot d'un pas et d'un air tranquilles, Gouzy accentuant un peu sa nonchalance et son déhanchement habituels, Harel avec un regard plus profond sous un front qui semblait plus proéminent que jamais, Nareval mâchonnant ses lèvres par saccades, tandis que Laurier tortillait sa moustache, la rabattait, au lieu de la retrousser glorieusement, et paraissait chercher de ses yeux inquiets un trou où s'abriter.
Pur gaspillage que l'émotion ce jour-là. Ou les ombres lointaines n'étaient réellement que des buissons creux, ou bien elles avaient reculé, fui, à notre approche. Le canon avait cessé de gronder. Nous avions eu devant nous, probablement, quelques détachements des troupes qui venaient d'écraser les francs-tireurs girondins dans le parc de Varize. Ils avaient par contre trouvé un habile adversaire dans le colonel Lipowski, et ils avaient jugé prudent de se replier à la vue du déploiement de tout un corps d'armée.
Qu'il eût été imaginaire ou qu'il se fût dérobé, l'adversaire manquait. Une batterie prit position avec un bataillon de soutien, pour garder à tout événement nos derrières. Puis le 17e corps repartit en colonne vers l'est, dans la direction de Coulmiers, par Charsonville. Au bout d'une heure, nous trouvâmes la route gardée par le premier poste du 16e corps, que le général Chanzy avait porté en avant la veille. Il nous laissait les emplacements qu'il avait occupés depuis sa victoire. Dès lors, nous cheminâmes sur le champ de bataille, reconnaissable aux travaux de défense improvisés à droite et à gauche, au ravage causé dans les arbres par l'ouragan de l'artillerie et de la fusillade, et, comme aux portes de Châteaudun, à des carcasses de chevaux dont se repaissaient des nuées de corbeaux.
Tandis que le général de Sonis établissait son quartier général à Coulmiers même, avec son artillerie toujours entourée de la légion bretonne, le corps d'armée forma ses bivouacs aux environs. Le 31e alla dresser ses tentes dans le parc de la Renardière: nous fûmes postés près de Huisseau-sur-Mauve, à la lisière du bois de Montpipeau. Doux noms du beau pays de France, mieux faits pour évoquer de poétiques légendes que pour servir de points de repère dans de tristes étapes.
V
Malgré la rigueur de la température, la nuit fut excellente. Le bois voisin nous avait fourni notre sommier, il est vrai, c'est-à-dire des branches mortes, et nous avions touché dans le village de la paille fraîche pour former le matelas; mais la satisfaction d'une journée bien remplie contribua plus encore à notre sommeil réparateur. Marche en avant, dans un ordre parfait. Cela suffit pour être content de soi et de ses chefs. En campagne, il n'y a rien à souhaiter au delà.
Le lendemain, pourtant, nous eussions désiré un peu plus de chaleur. Les piquets des tentes se brisèrent dans la terre gelée, quand il nous fallut aller prendre la grand'-garde et transporter nos bivouacs tout contre la forêt. La compagnie étant établie à son poste, je n'avais plus rien à faire comme fourrier; les dernières dispositions indiquaient que nous passerions encore une nuit au moins à Huisseau; je prévins le lieutenant, et je m'engageai dans la forêt en compagnie du caporal Dariès, à qui je m'étais attaché depuis la retraite de Châteaudun.
Jeudi, 1er décembre, le temps était beau, malgré la persistance du froid. Le soleil brillait, non plus au-dessus de nos têtes: il déclinait derrière nous, éclairant d'une lumière frisante les fûts verdâtres des arbres, se jouant dans la mousse qui s'écrasait sous nos pieds, accentuant par le contraste le dessin des choses, allongeant d'instant en instant notre ombre qui affectait, selon les hasards de la promenade, des formes bizarres. En suivant à l'aventure des sentiers sinueux, nous parvînmes dans une gaie clairière, ménagée, semblait-il, pour servir de salle à de joyeux repas sur l'herbe. Quelques mouches mordorées y voletaient, l'animaient de leur bourdonnement sonore dans le silence du bois.
Or, dans le tapis de verdure où peut-être on avait jadis folâtré, une assez large déchirure avait été pratiquée. La terre paraissait avoir été fraîchement remuée, et, à côté, l'herbe flétrie, couchée; comme sous le poids d'un cavalier et de son cheval. Français ou Allemand, un homme avait sans nul doute été frappé là, par des tirailleurs en embuscade. Il y avait trouvé la mort et une sépulture ignorée. Les siens n'avaient pu recevoir de lui d'autre nouvelle, sinon, cette indication, si désolante par son indécision: «Disparu!»
La claire sonnerie des clairons vint jusqu'au coeur de la forêt nous arracher à nos mélancoliques réflexions. Vite, vite! Au pas gymnastique! Sans prendre garde aux branches qui nous déchirent les mains et nous fouettent le visage, nous regagnons le camp. Il faut partir. Des nouvelles sont parvenues de Paris. Le général Ducrot tente une grande sortie. Pour tendre la main à l'armée de Paris, le 16e corps se bat. A nous de le rallier pour seconder ses efforts. Notre brigade doit, la première, l'aller rejoindre à Patay. Patay, nom glorieux, car notre Jeanne y fit prisonnier celui que l'Angleterre appelait «son Achille». Jamais nous n'avions été si allègres. C'est en chantant qu'à la nuit tombante, nous prîmes la route qui passe à Gémigny, puis à Saint-Péravy-la-Colombe, où nous laissâmes les zouaves de Charette avec le général de Sonis.
Depuis longtemps nous cheminions dans les ténèbres—et aussi dans le silence. Nos voix étaient lasses d'avoir compté «les canards, qui, déployant leurs ailes, se confient à leurs canes fidèles» et d'avoir averti cent fois «le meunier que son moulin va trop vite, va trop fort». Il nous semblait, de plus, indigne de faire retentir l'air de telles puérilités, en approchant du terme de notre étape que marquait sans doute un champ de bataille.
En effet, la division de l'amiral Jauréguiberry, bien secondée par la cavalerie du général Michel, avait culbuté l'ennemi à Villepion, non sans éprouver quelques pertes. Le 16e corps couchait sur les positions conquises. Seul son chef, le général Chanzy, était encore à Patay. Il se disposait à transporter son quartier plus avant, sur la droite, à Terminiers.
Notre brigade reçut l'ordre de prendre position au nord-ouest de la ville, en attendant le jour. Le 48e s'avança à deux kilomètres, en grand'garde, et les tentes furent péniblement dressées sur un front de bataille d'au moins 800 mètres. Quoique abrités par un repli de terrain, nous grelottions sous la bise glaciale. Les sentinelles furent postées par deux pour se garantir mutuellement du sommeil qui eût amené la congélation des membres ou la mort.
Le général de Jancigny, qui commandait notre division, avait tenu à nous conduire en avant. Ce fut lui, ou peut-être Chanzy, qui se porta sans escorte sur le point culminant du terrain que nous occupions. Sa silhouette se dressa à la hauteur de nos yeux, comme une apparition. Le croissant lunaire éclairait faiblement la longue crinière blanche de son cheval arabe et faisait briller l'or de son képi. Comme un grand silence planait autour de nous. Le cheval, naseaux au vent, flairant la lointaine odeur de la poudre et du sang, frémissait, mais se retenait de hennir. A peine entendait-on, sur la terre gelée, le pas traînant et fatigué des sentinelles, dont les baïonnettes jetaient, par éclairs, des reflets argentés.
Longtemps le général sonda de son regard la profondeur noire de la plaine, que piquaient au loin, sur la ligne de l'horizon, les feux des bivouacs ennemis. Puis il repartit au petit pas de son cheval, l'air pensif, supputant sans doute, d'après le nombre et l'éparpillement des lueurs lointaines, les forces qu'il allait falloir combattre. Aucun ordre ne vint du reste modifier les dispositions prises. Tout était tranquille, tout semblait dormir. Quelques fusées, du côté d'Orgères, dans les lignes allemandes, troublèrent seules, par instants, cette nuit calme et glaciale. Accompagnement habituel des fêtes populaires, ces traînées lumineuses, par leur éclat éphémère, par leur signification inconnue, avaient je ne sais quoi d'ironique et d'irritant. Chaque fois elles semblaient laisser l'horizon plus sombre.
Le jour parut enfin, ce jour que plusieurs milliers d'hommes, tous sains, valides, vigoureux et dispos, jeunes et ardents, faits pour vivre et pour aimer, ne devaient pas voir finir. Le froid persistait; mais, quand le soleil se fut dégagé des brumes qui rasaient le sol, le temps s'affirma superbe, tel qu'il peut être rêvé pour une solennité militaire. Et, de fait, toutes les manoeuvres préliminaires de combat s'accomplirent avec ordre et méthode, comme en une superbe parade qui s'exécuta sous nos yeux.