Journal d'un sous-officier, 1870
LA DÉROUTE
I
La brigade Charvet, la nôtre, formait la liaison des troupes du 16e et du 17e corps d'armée. Elle devait donc, selon toute vraisemblance, être appelée à jouer un rôle important. Le succès pouvait dépendre d'elle; mais, dans sa situation intermédiaire, il y avait un premier point à établir: il fallait savoir de qui lui viendraient les ordres. Pendant quelques heures, au moins, elle avait été placée sous l'autorité immédiate du commandant du 16e corps. Le général d'Aurelle avait en effet donné des ordres en conséquence: «La brigade commandée par le général de Jancigny, dit-il dans son ouvrage sur la Première Armée de la Loire, avait précédé sa division, et était arrivée à Patay le 1er décembre, dans la nuit. Ce général se mit immédiatement à la disposition du général Chanzy, assuré dès lors de l'appui du 17e corps.» Mais, lorsque le général de Sonis, «plus vite que les aigles, plus courageux que les lions», fut à son tour parvenu sur le théâtre des opérations, il reprit évidemment autorité sur nous, et, ce qu'il faut peut-être regretter, c'est que des scrupules aient un instant suspendu son ardeur; c'est qu'il les ait communiqués au général Chanzy. «J'ai fait mon possible, lui vint-il déclarer à huit heures du matin, pour venir promptement à votre secours; mais je marche avec des troupes fatiguées. Nous voilà, nous sommes ici, mais je vous déclare que, si vous avez besoin de nous aujourd'hui, il me sera bien difficile de vous satisfaire.» Avec son esprit net et précis, le général Chanzy dut être surpris de cet élan qui s'annihilait. Dans les graves circonstances qu'il traversait, il s'était contenté de répondre: «Je tâcherai de me passer de vous».
Nous, qui ignorions ces détails, et qui, presque à la portée du canon, ne ressentions plus nos fatigues, nous étions impatients de marcher et fort surpris de n'en pas recevoir l'ordre. Cet ordre, je l'attendais personnellement comme une récompense. Il faut tout dire, ce récit ne pouvant avoir d'intérêt qu'à la condition d'être sincère comme une confession. Le matin du 2 décembre 1870, j'ai subi une humiliation profonde: il m'a été infligé des voies de fait, et j'ai essuyé silencieusement l'outrage, et j'ai bu ma honte, par abnégation, par devoir, par amour pour mon pays.
A l'aube, des distributions de vivres avaient été annoncées. Comme toujours, elles furent assez longues; comme toujours représentant la 18e compagnie du régiment, je fus servi le dernier, et, naturellement, regagnai le bivouac après tous les autres fourriers. Le sous-lieutenant Houssine, l'ancien sous-officier à chevelure rouge et raide, m'accueillit en me reprochant ma lenteur. Quand, chargé, pour venir en aide à mes hommes de corvée, je m'en souviens, d'une moitié de pain de sucre, je passai devant lui, il m'allongea dans le dos, sur le sac, un coup de canne, pour activer ma marche, comme il eût fait à une bête de somme.
M'arrêtant, je vis rouge pendant une seconde. La voix du canon me sauva. Encourir le sort du caporal Tillot, quand j'allais pouvoir m'exposer pour la noble cause, non. Je haussai les épaules sans plus hâter le pas, et le sous-lieutenant en fut pour une lâcheté qu'il n'eût point commise si M. Eynard avait été là, car le capitaine rendait justice à tous.
Quoi qu'il en soit, les tristes exemples qui nous avaient été donnés, à Lorges et dans la forêt de Blois, me furent ce jour-là salutaires. Ils m'enseignèrent à ronger mon frein: mais j'aspirais à me battre, à affronter le feu ennemi, pour m'absoudre à mes propres yeux de l'ignominie acceptée sans protestation.
Aussi, tandis que nous attendions en armes sur le terrain où nous avions dormi, je m'efforçais de suivre des yeux, faute de pouvoir m'y mêler moi-même, les mouvements du 16e corps qui engageait vigoureusement la bataille à deux lieues vers le nord-est. Quelques nuages de fumée s'élevant lentement dans le ciel clair, voilà tout ce que nous pouvions distinguer. Le roulement ininterrompu du canon, qui grossissait par éclats, attestait l'intensité croissante de la lutte. Pendant ce temps, les autres troupes du 17e corps, que nous avions distancées la veille, arrivaient à la hauteur de Patay et défilaient devant nous. Passé la ville, les batteries se mettaient en ligne et roulaient à travers champs, précédées et suivies de l'infanterie qui se déployait aussi.
En art, il y a le choix entre des procédés tout différents. Certains artistes épuisent l'émotion par l'exposé de scènes effrayantes ou horribles; d'autres préfèrent la faire naître et la maintenir en mettant l'esprit en suspens devant des tableaux où plane la crainte du drame qui se prépare, et en épargnant à la vue les détails terribles ou répugnants. Le spectacle qui s'offrait à nos yeux avait ce caractère tempéré, saisissant quand même. Sur le fond lointain d'une réalité menaçante se détachait un premier plan pittoresque et attachant.
Les artilleurs, pour gagner ou maintenir leurs distances, tantôt fouettaient leurs chevaux à tour de bras, leur déchiraient les flancs de l'éperon, tantôt s'efforçaient de leur faire sentir le mors pour modérer leur emballement. Pendant ces alternatives, les pauvres servants, montés sur les caissons, se soutenaient mutuellement, de peur de tomber à chaque violente secousse que provoquaient les sillons de terre durcie. Puis une ligne rouge et bleue de fantassins ou toute bleue de mobiles ondulait sans désordre, offrant un front de tout jeunes visages, un peu pâles, qui, par leur sérieux, tâchaient de faire aussi bonne figure que de vieilles troupes. Et le soleil brillait, non pour réchauffer les membres engourdis par une nuit glaciale, mais assez pour pailleter de fugaces étincelles le bronze des canons et l'acier des doubles rangées mouvementées de fusils.
Bientôt les zouaves pontificaux mêlèrent leurs costumes gris aux autres uniformes plus voyants. Les troupes de ligne, après avoir effectué un mouvement vers la gauche, accentué par chaque brigade, s'arrêtèrent pour se refaire de leur marche ininterrompue depuis Coulmiers. Les zouaves arrivaient seulement de Saint-Péravy; ils venaient de déposer leurs sacs à Patay. De Terminiers arriva vers eux, au galop de son cheval bai, un jeune capitaine du génie, au teint pâle, à l'oeil creusé par les veillées studieuses. De là part du général Chanzy, il venait requérir la légion du général de Charette, avec mission de la diriger sur l'est, vers le champ de bataille. Le groupe aussitôt s'agite et s'éloigne.
Au milieu d'eux marchait un aumônier, auprès duquel chacun se penchait à son tour. Comme allégés au moral ainsi qu'ils l'étaient physiquement, ils allaient, vifs, alertes, avec un fourmillement de guêtres blanches et de jaunes molletières. Ils allaient à la mort ou plutôt, suivant le mot de leur aïeul Polyeucte, à la gloire.
Cependant, le défilé continuait. Peu après le départ des zouaves, ordre nous fut enfin donné de marcher. Au commandement du colonel Koch, le régiment, formé par compagnies en colonne serrée, arrêta un instant le flot qui sortait toujours de Patay. Il suivit presque la même direction que la troupe de Charette, mais moins au nord. Le 51e rompait en même temps, et s'avançait à notre gauche avec de l'artillerie.
Sur un parcours de plusieurs kilomètres, nous fûmes tour à tour déployés en bataille sur un front de 800 mètres, puis repliés comme en terrain de manoeuvres. Un éventail s'ouvre ainsi et se referme, au gré d'un caprice. Sans chercher à comprendre l'utilité de nos mouvements, nous nous appliquions à les exécuter vivement, car l'heure était venue d'avoir une aveugle confiance dans ceux qui avaient mission de nous diriger. En effet, la voix du canon ne nous arrivait plus comme un sourd grondement: chaque coup détonait, distinct, immédiatement suivi d'un autre. Nous apercevions, non seulement le feu de la poudre, mais aussi les projectiles bourdonnant dans l'air. La fusillade crépitait sans relâche, et nous entendions un bruit d'ouragan accompagné d'éclairs qui rasaient la terre.
Nous pûmes croire, pourtant, que notre appui était inutile. Tout le 48e fut massé à l'abri du village de Terminiers, que le général Chanzy avait désigné pour son quartier général. Tandis que, sans distinguer autre chose que le sillage aérien des obus, nous nous consumions dans la fièvre d'une attente vaine, le général, du haut du clocher, suivait les mouvements de ses troupes sur Loigny.
Après la bataille de Coulmiers, le lendemain du combat heureux de Villepion, il avait le droit d'avoir confiance en elles. Cependant, par l'étendue et la multitude des feux de bivouac qu'il avait remarqués la veille, et par les signaux observés pendant la nuit du côté d'Orgères, il avait jugé que la résistance serait sérieuse. Au lieu d'éparpiller ses forces, il avait concentré ses trois divisions, de manière qu'elles pussent pénétrer comme un coin dans le corps ennemi. Il avait chargé le général Michel de surveiller sa gauche avec sa cavalerie, vers Orgères, en avant des positions où le 17e corps reprenait haleine. Il pouvait, d'un autre côté, espérer qu'à l'extrême droite, le général des Pallières viendrait lui donner la main.
Dès huit heures il avait lancé sa 2e division sur le village de Loigny. Résolument elle s'était avancée sous les ordres du général Barry qui, comme à Coulmiers, allait faire de l'histoire aussi noblement que son frère Edouard nous l'enseignait disertement à la Faculté de Toulouse. La 1re division—amiral Jauréguiberry,—celle qui avait enlevé si brillamment Villepion la veille, suivait de près à gauche. En même temps la 3e, commandée par le général Maurandy, devait appuyer à droite l'effort principal en attaquant Lumeau, village voisin de Loigny.
Loigny emporté vivement, la division Barry poursuivit sa marche vers l'est; mais, au château de Goury, elle rencontra une résistance opiniâtre et meurtrière; il fallut d'abord reculer, pour mieux avancer ensuite. Le parc du château fut le théâtre d'une lutte sanglante, acharnée, qui dura avec des chances diverses, mais sans répit, jusqu'à la nuit. Von der Thann, qui comprenait l'importance de cette position, envoya l'une après l'autre ses trois brigades pour renforcer ses premières troupes promptement décimées. L'amiral Jauréguiberry, tout en soutenant en deuxième ligne ce combat, dut faire tête, sur la gauche, aux troupes nombreuses qui descendaient d'Orgères, de la Maladrerie, de Tanon, et que n'arrêta pas la division de cavalerie Michel ramenée par erreur jusqu'à Guillonville. A droite, la division Maurandy se battait avec moins de fermeté, quoiqu'un régiment de mobiles fît, à Ecuillon, tout près de Loigny, une défense héroïque.
«A midi et demi, d'après le rapport du général Chanzy, la situation devenait de plus en plus difficile.—Toutes les troupes du 16e corps étaient engagées, et il n'y avait plus d'autre réserve que celle qu'offraient les troupes fatiguées de la brigade du Bois de Jancigny en position à Terminiers.» Convaincu qu'il avait affaire à des forces de beaucoup supérieures aux siennes, le général Chanzy se décida à faire appel au secours du général de Sonis, malgré leur conversation du matin.—«Je montai à cheval, fort inquiet et très fatigué, a raconté celui-ci.... Je me portai en avant avec mes troupes, c'est-à-dire avec une brigade de la 2e division, ma réserve d'artillerie, les zouaves-pontificaux, les mobiles des Côtes-du-Nord; je marchai dans la direction de Loigny. Je criai: «Voilà le 17e corps qui arrive.»
II
Quelque fatigué qu'il fût en mettant le pied à l'étrier, le général de Sonis, une fois sur le champ de bataille, ne se ménagea pas. Il ne devait plus s'arrêter qu'il ne fût terrassé. Il fit d'abord placer deux batteries sur la route de Faverolles à Villepion, pour canonner l'ennemi à droite; puis, averti qu'il allait être tourné, il fit face à gauche. Il plaça son artillerie au coin du château de Villepion. Il mit en batterie toutes les pièces de la réserve et rétablit le combat si énergiquement, qu'au bout d'une heure et demie de canonnade le corps allemand dut se replier.
Cet heureux résultat était fait pour stimuler son ardeur. Avec une activité extraordinaire, il plaça ses troupes en ligne, de sa main, car il exerçait le commandement à sa manière. Chanzy, pour l'exécution des plans qu'il avait conçus, chargeait ses lieutenants de concourir chacun pour sa part à l'action générale qu'il surveillait et dirigeait. Sonis, lui, sauf les conceptions d'ensemble qu'il n'avait guère le loisir de former, était en même temps général, colonel, commandant, capitaine. Son procédé, renouvelé des temps chevaleresques où la valeur personnelle pouvait vaincre la puissance du nombre, lui enlevait, par contre, la perception nette d'une situation étendue et complexe. A tel point qu'il croyait de bonne foi, suivant son propre récit, avoir relevé de leur poste de combat, avec le faible effectif qu'il avait amené, toutes les troupes du 16e corps.
Tout en élan d'ailleurs, il ne regardait jamais en arrière: «La nuit arrivait, a-t-il raconté encore, et j'étais occupé de la pensée de canonner Loigny, lorsqu'on vint me dire: «Votre centre se replie». Je me portai au fort de l'action, où se trouvaient deux régiments de marche d'un effectif considérable, le 48e et le 51e; je me portai vers l'un d'eux, et je l'exhortai de toutes mes forces. Mes paroles furent vaines, tout le monde fuyait.»
En ce qui concerne le 48e, il y a là une erreur. Loin d'avancer ni de fuir, nous battions toujours la semelle à côté de Terminiers, dans la position exaspérante de gens qui entendent se dérouler près d'eux un drame poignant et qu'un invincible obstacle empêche d'aller au secours des victimes. L'obstacle, c'était la consigne. Ordre avait été donné d'attendre là: donc nous attendions un ordre nouveau pour marcher, et, dans cette journée de pénible attente, pas un homme ne quitta son rang.
Mais, depuis le chef de corps, visible à tous les yeux, sur son grand cheval gris, jusqu'au plus modeste soldat, le flegmatique lieutenant Barta, aussi bien que notre sous-lieutenant; le patient Villiot lui-même aussi bien que le bouillant Nareval; tous souffraient d'une inaction qui paraissait inexplicable et qui l'était en effet.
Vers trois heures, un aide de camp du général Chanzy, le capitaine Henry, qui précédemment avait guidé sur Villepion les zouaves de Charette, vint avertir notre chef qu'il était temps de se préparer à entrer en ligne. Le colonel répondit que nous étions prêts, et qu'il n'attendait plus que les ordres du général Charvet. Les officiers généraux avaient sans doute reçu avis que le général d'Aurelle, résidant à Saint-Jean-la-Ruelle, avait délégué le commandement de l'aile gauche au général Chanzy; mais les chefs de corps n'avaient pas été peut-être assez formellement avisés de ces dispositions. En tout cas, il était hasardeux, pour un colonel disposant d'une réserve de 3000 hommes, d'abandonner, sur l'avis d'un officier, d'état-major qu'il ne connaissait pas encore, le point où d'un moment à l'autre son chef direct pouvait lui transmettre l'ordre de marcher.
Or, établi assez loin de nous, à gauche, en tête du 51e de marche, le général Charvet s'était trouvé dans la sphère d'action du général de Sonis qui, à la même heure, l'entraînait avec les deux premiers bataillons de ce régiment, commandés par le colonel Thibouville. Un frisson avait agité tous les conscrits du 31e, au moment où ils parvenaient dans la zone dangereuse du combat; là gisait à terre le corps d'un dragon, la main crispée sur la poignée du sabre, la tête exsangue, aux grands yeux ouverts, fixes, complètement détachée du tronc, et retenue par la jugulaire intacte dans le casque à peau tigrée. D'abord établi à trois cents pas des batteries mises en action par le général de Sonis, le régiment, tous les hommes couchés par ordre, avait essuyé dans cette position une grêle d'obus. C'est la plus pénible manière de recevoir le baptême du feu. Aucun mouvement, aucune préoccupation étrangère, rien ne distrait de la pensée de la mort: de la mort qui s'avance en puissance dans ces moucherons noirs, bourdonnants, rapides, qu'une flamme lointaine a annoncés et qui finissent, en touchant la terre, par une autre flamme jaillie de leur sein déchiré en vingt éclats de fonte à dents irrégulières, cruelles.
«Bon, encore un!—Il arrive droit sur nous.
—Non, il passe.
—Un autre, deux autres.—Si, du moins, on pouvait appuyer à gauche.
—Imbécile, c'est là qu'ils tombent.—Bien visé, cette fois.—Misère et horreur!—Un cri, des gémissements, une convulsion suprême.—Qui est-ce?—Il ne bouge plus.... Il en pleut encore, toujours. Nous y resterons tous. Et à quoi bon? Autant de morts, autant de fusils perdus! Que ne nous commande-t-on de tirer!»
Pendant une heure et demie, les jeunes soldats du 51° subirent cette terrible épreuve de l'immobilité sous le feu. Ce leur fut donc un soulagement de recevoir enfin l'ordre de se lever et de courir en avant. Les nerfs se détendirent par le jeu des muscles, et la circulation du sang fut si précipitée qu'il semblait que, durant l'heure écoulée, tous ces coeurs eussent cessé de battre. En avant, toujours. A gauche de Loigny, l'ennemi occupait une ferme qu'il avait crénelée, et, de la lisière d'un petit bois voisin, il fusillait les assaillants, qui cependant ne reculèrent pas, ne s'arrêtèrent point. La ferme fut emportée d'assaut et le bois vivement nettoyé. Le général Charvet, qui avait dirigé l'attaque, établit sa troupe dans les positions conquises: elle s'y maintint, deux heures sous un feu très violent de l'infanterie prussienne, qui s'avançait sur le côté opposé, au secours des Bavarois.
D'une intrépidité qui s'accommodait mal d'une fusillade à distance, le général de Sonis ordonna de charger sur Loigny. Le 51e obéit; mais ici doit se placer un incident bizarre. Du moins le fait fut raconté le soir aux bivouacs de Patay, par plusieurs officiers: il ne pouvait pas être vérifié; mais l'historique du régiment l'a enregistré comme un on-dit. A un commandement qui aurait été fait en excellent français par un officier prussien, audacieusement embusqué en cet endroit, le régiment, tombant dans un piège, alla donner tête baissée sur une forte colonne ennemie, massée dans un bouquet de bois d'aspect inoffensif. Une effroyable fusillade éclata à bout portant. Le général Charvet eut son cheval tué et tomba avec lui; deux cents hommes roulèrent à terre, blessés ou morts; les autres, surpris, reculèrent. Le général fut aussitôt fait prisonnier, ce qui augmenta le désordre, malgré le sang-froid du colonel, qui resta du moins jusqu'à la dispersion de l'état-major.
Cet émoi pouvait n'être que passager et n'avait rien en soi d'irréparable. Maintes fois, au cours de leur trop glorieuse campagne, les Allemands, à Froeschwiller, à Gravelotte, au Bourget, à Loigny même, ont subi de ces temps d'arrêt, qui malheureusement ne les ont pas privés du succès final. D'autres troupes étaient toujours prêtes à recueillir les premières par trop maltraitées. Les réserves, bien postées, donnaient aussitôt pendant que les chefs ralliaient les fuyards pour les ramener en avant. La panique du 51e devait avoir au contraire de graves conséquences, car elle provoqua chez le général de Sonis une grande crise psychologique.
«Je savais, a-t-il dit, que j'avais confié ma réserve d'artillerie à des troupes d'infanterie sur lesquelles je pouvais compter et qui étaient commandées par un homme de résolution et de courage. J'allai trouver le colonel de Charette et je lui dis: «Il y a des lâches là-bas qui se débandent et compromettent le salut de l'armée; suivez-moi». Lui et ses hommes me suivirent avec le plus noble enthousiasme; la nuit tombait. Il y avait tellement d'entrain dans cette troupe, que les Allemands, qui occupaient depuis le matin la ferme de Villours qu'ils avaient mise en état de défense, l'abandonnèrent et se sauvèrent. J'avais un grand espoir, une très grande confiance dans ce mouvement en avant qui, je l'espérais, entraînerait les deux régiments de marche dont j'ai parlé. Mais, accueilli par un feu très vif de l'ennemi, le 51e lâcha pied et prit la fuite.... Je ne voulais pas moi-même battre en retraite; je me serais déshonoré et j'aurais déshonoré 300 braves zouaves de Charette qui marchaient derrière moi et qui ne m'auraient jamais pardonné ce crime.»
Acte épique, qui a pu être qualifié d'héroïque folie. Tandis que les anciens preux luttaient à armes égales et bardés de fer, ce nouveau Roland, sans casque ni cuirasse, suivi seulement de quelques braves, espéra faire une trouée, avec cette poignée d'hommes, dans une ligne de quatre-vingts bouches à feu qui concentraient sur un seul point une avalanche d'obus et de mitraille. Et cependant 20 000 soldats disséminés dans la plaine entre Guillonville et Terminiers, les chasseurs du 10e bataillon, le général Deflandre et ses quatre régiments tous, impatients de combattre, attendaient ses ordres à une portée de canon. Que ne confia-t-il au colonel de Charette l'effort initial! Que ne prit-il le temps d'appeler ses réserves à la rescousse! qu'importait-il, comme il a dit plus tard qu'il en avait eu la pensée, qu'il songeât à nous prêcher d'exemple?
De Terminiers on aperçoit à peine en plein jour le clocher de Loigny, séparé par les ondulations du terrain, et «la nuit tombait». Il était donc impossible au 48e de marche, toujours inactif, de subir l'attraction d'un chef invisible, et qui, au surplus, dans l'ardeur d'une action locale, ne songeait plus guère à ceux qu'il avait laissés en arrière. Après les malheurs de la patrie, qui apparaissaient comme irréparables à bien des gens, s'immoler à elle, au milieu des zouaves pontificaux, cette pensée, ce rêve d'un Français chrétien, s'était emparé irrésistiblement du général de Sonis et sembla l'avoir frappé de vertige. Telle est la vérité.
Lorsqu'à son corps défendant ce général avait remplacé le baron Durrieu, son inquiétude avait été grande; elle s'était calmée à la nouvelle qu'il avait le colonel de Charette sous la main. Dès lors, il n'avait plus fait un pas sans le bataillon des zouaves, qui l'avait fasciné. Sa confiance, qui ne pouvait d'ailleurs être mieux placée, était absolue et un peu exclusive. Il s'était tellement identifié avec le rôle de général commandant des zouaves, que, la veille, en arrivant à Saint-Péravy, il leur avait lui-même fait faire halte, et, soulignant ses paroles d'un geste courtois, de gentilhomme à gentilshommes, il avait de sa bouche commandé: «Sac à terre. La soupe, messieurs.»
Le lendemain, il avait un instant oublié sa garde d'élite en faisant manoeuvrer ses batteries entre Villepion et Loigny. Mais l'écrasement du 51e, qu'il qualifia de coupable défaillance, l'avait fortifié dans cette opinion qu'il n'y avait pas de bon fantassin, hors l'élite des zouaves. Il était excité aussi par le désir de prouver au général Chanzy qu'il n'avait pas eu de mauvais vouloir en lui disant de ne pas compter sur le 17e corps.
Voilà pourquoi, plein de fougue, tel que le comte d'Alençon à Crécy, il s'avança presque seul sur Loigny. Il marchait entouré de son état-major, à la tête d'un petit groupe de zouaves.
Malheureusement, ces hommes, allant en rangs serrés, offraient aux projectiles une proie facile, et ils étaient empêchés de tirer par les cavaliers qui les précédaient. Pour comble, un soldat prussien eut à ce moment l'audace de sortir seul du petit bois Bourgeon, qu'on a depuis nommé le Bois des Zouaves. Il vint briser d'un coup de feu, tiré à très courte portée, la cuisse du général de Sonis, qui se vit ajusté sans pouvoir atteindre son adversaire.
Le général, quelques instants avant de tomber, avait, paraît-il, chargé son chef d'état-major d'aller chercher au moins le 48e de marche; mais le général de Bouillé, lui aussi, fut atteint par un éclat d'obus. Jeté à terre sans connaissance, il ne put accomplir sa mission ni la transmettre à un autre. Pendant ce temps, la plupart de ceux qui avaient suivi le général en chef tombaient à leur tour sous les coups des Bavarois et des Prussiens.
Ils n'eurent même pas la joie de dégager les bataillons du 37e de marche, qui depuis plusieurs heures se défendaient bravement dans le cimetière. Un millier d'hommes luttèrent là, contre dix mille, et ne laissèrent tomber leurs armes que cernés, harassés, écrasés, vaincus surtout par la fumée, et la chaleur suffocante du brasier que commençait à former le village en flammes.
III
Dans la nuit profonde, les premières lueurs de l'incendie nous indiquaient au loin le théâtre de notre défaite, et, à notre droite, le canon tonnait encore, les mitrailleuses grinçaient toujours. Derniers efforts du général Peytavin qui, vers quatre heures, avait apporté l'appui du 15e corps. Arrêté par les troupes du prince Frédéric-Charles, il n'avait pu dépasser Poupry; mais sans doute avait-il empêché le vainqueur de Metz d'aider le grand-duc de Mecklembourg à écraser tout à fait le 16e corps. A Poupry aussi la lassitude gagna les combattants, et le feu de la poudre s'éteignit dans les ténèbres.
En revanche, devant nous, les flammes gagnaient, s'élevaient, enveloppant Loigny dont le clocher se profilait en noir au sein des langues de feu et dans la nuée rougeâtre qui progressivement s'épaississait et encombrait le ciel. Fort loin à la ronde, le champ de bataille en était éclairé, comme par une aurore boréale. Les survivants sans blessure et les blessés encore ingambes s'éloignaient de cette lumière d'enfer, la plupart sans officiers, sans autre guide que l'instinct qui les poussait à retourner au gîte du matin.
Près de nous vint s'échouer un groupe confus de fantassins et de mobiles, avec quelques zouaves pontificaux échappés miraculeusement au carnage. Tous, quoique désorientés, perdus, affirmaient que la journée nous appartenait. Chacun, sans exception, en toute sincérité, disait avoir assisté aux plus chauds épisodes de la bataille, et, après tant d'efforts, au bout d'une si longue lutte, aucun ne pouvait croire à une défaite.
Cependant le doute n'était pas possible. Les corps qui avaient gardé leur cohésion se repliaient aussi. De même l'artillerie, dont le roulement sonore sur la terre gelée était dominé de temps à autre par les cris des blessés qui avaient été déposés en travers des caissons où ils étaient horriblement secoués. Tout cela s'apercevait à peine dans l'obscurité, tout cela se devinait plutôt. Parfois pourtant les silhouettes se dessinaient nettement, quand le hasard de la marche sur le terrain amenait une troupe entre la flamme et nous.
A cette heure navrante, un homme connaissait seul toute la profondeur du désastre, et sur lui s'appesantissait la lourde charge de rallier et de sauver tous les débris qui s'éparpillaient à plusieurs lieues. Comme l'athlète qui a besoin de sentir une résistance pour déployer sa force, le général Chanzy se raidit contre l'insuccès et alors il apparut plus grand que dans la victoire. Assumant sans hésiter la responsabilité de diriger, en même temps que le sien, le 17e corps privé de son chef, il employa les premières heures à rétablir l'ordre dans les bataillons dispersés. A chacun fut immédiatement assignée une place, et il y fut conduit, s'y arrêta, pour que le combat pût reprendre le lendemain, si l'ennemi se montrait entreprenant.
Tandis que, le régiment ayant été maintenu dans ses positions de Terminiers, nous n'avions d'autre préoccupation que de trouver dans le village quelque nourriture et un abri, Chanzy, descendu de cheval, allait y passer la nuit à rendre compte de la journée au général d'Aurelle et à régler dans le détail la retraite qui s'imposait devant un ennemi trop nombreux. Nos recherches furent vaines. Les Allemands n'avaient évacué Terminiers que l'avant-veille: il n'y avait pas à glaner derrière eux et l'humanité ordonnait de laisser aux blessés qui arrivaient les refuges qu'offraient les maisons toutes abandonnées du village. Un pailler toutefois nous offrit de quoi garnir légèrement le sol de nos tentes. Mais le général Chanzy se souvint que nous avions été gardés en réserve. Vers dix heures, notre bataillon reçut l'ordre d'aller se poster en grand'garde à un kilomètre. Les tentes abattues, notre bagage ficelé à la diable, chargés de quelques poignées de paille, nous nous acheminâmes en avant, guidés par les flammes vacillantes, alternées de gerbes d'étincelles, qui s'élevaient encore des ruines de Loigny.
Nuit terrible, sous un ciel voilé de brume. Défense était faite naturellement d'allumer aucun feu. Il ne fallait pas non plus dresser les tentes. Notre provision de paille, maigre au départ, était à peu près dispersée quand nous pûmes nous arrêter. Nous devions être aux environs de Villepion. Nous grelottions en plein champ, sous la bise du nord qui ravivait l'incendie maintenant à quelques centaines de pas. Au pied de la haie de faisceaux aux baïonnettes flamboyantes, nous nous couchâmes malgré tout, avec la terre pour lit, le sac pour oreiller et nos toiles de tente simplement étendues sur nos têtes afin de nous garantir au moins du serein. Or il gelait à pierre fendre, et le serein fut un beau verglas qui transforma la toile en carton cassant comme du verre.
Peu importe. Villiot, encore cinquante pas plus loin, veillait en avant-poste: nous étions bien gardés: après un long frisson, causé par le froid à coup sûr et aussi par l'idée des souffrances que devaient endurer les blessés râlant tout près de nous, le sommeil nous gagna pourtant. Ainsi la lassitude animale vient, chez l'homme, au secours de l'esprit. Oui, moins abrités du froid que les Groënlandais, à une portée de fusil des barbares qui en pleine France détruisaient nos demeures, nous pûmes fermer les yeux, nous endormir, reposer. Chose curieuse, l'esprit, comme pour acquitter aussitôt sa dette de reconnaissance envers le corps qui lui accordait quelques heures d'oubli, évoqua de doux rêves sensuels. A mon estomac vide, il donna l'illusion d'un repas succulent; à mes membres brisés et engourdis, il offrit la sensation imaginaire d'un lit moelleux et chaud. Je m'y étendais délicieusement, lorsque l'adjudant du bataillon, passant tout le long du rang, réveilla les dormeurs et ordonna à voix basse de se lever.
Brrr! la rude réalité. Nous avions l'onglée au bout de nos vingt doigts et un instant nous craignîmes de ne pas pouvoir nous mettre debout. Énergiquement, tout le monde se secoua et reprit ses sens. Il faisait nuit encore. La sinistre lueur, devant nous, s'était éteinte, et, vers l'orient, l'azur céleste s'éclaircissait à l'approche de l'aube. Notre compagnie fut chargée de pousser une reconnaissance. Nous aperçûmes vaguement, dans le demi-jour naissant, un assez gros parti de uhlans. Ayant sans doute distingué la masse du bataillon, ils tournèrent bride. Nous-mêmes, nous ne pouvions attaquer sans un ordre, après l'échec de la veille. La compagnie se replia sur le gros du bataillon et un planton fut vivement dépêché au colonel pour lui rendre compte et prendre ses instructions.
La campagne cependant se dégageait de l'obscurité. Derrière nous retentit la diane, claire comme le chant du coq gaulois, tandis que, de Loigny, d'Ecuillon, de Lumeau, partaient quelques brefs coups de sifflet. Des ombres se montrèrent un instant à l'entrée de chaque village et presque aussitôt se dérobèrent à l'abri des maisons ou des murs de clôture. Rien d'autre ne nous révéla la présence de notre redoutable adversaire, qui sans doute songeait aussi à panser ses blessures.
Ordre nous arriva bientôt de rejoindre nos deux premiers bataillons à Terminiers. De ce village jusqu'à Patay, toutes les troupes du 16e et du 17e corps, selon les dispositions que le général Chanzy avait arrêtées et fait approuver pendant la nuit, s'échelonnaient, bataillon par bataillon, en colonne de compagnie, avec une batterie dans chaque intervalle. Dès huit heures, tout était prêt pour battre méthodiquement en retraite, sauf à offrir vivement un large front de bataille aux Allemands, en cas de poursuite.
A notre brigade était échu le faible honneur de s'éloigner la dernière, sous la direction de l'amiral Jauréguiberry. Il était charge du commandement de l'arrière-garde.
Nous dûmes donc attendre l'ordre de marcher, jusqu'à dix heures, l'arme au pied. Les serre-files de notre compagnie se trouvaient ainsi en première ligne, le dos il est vrai tourné à l'ennemi. Telle était du moins la position réglementaire; mais—j'en conviens—j'avais peine à la garder. Invinciblement, mes regards étaient attirés vers le village des Échelles, à l'entrée duquel se montraient quelques groupes. Cette curiosité était-elle excessive, justifiait-elle un blâme? Le salut de l'armée nécessitait-il qu'on s'éloignât des Allemands, sans même les regarder? Pourquoi cependant M. Houssine l'exigea-t-il brutalement de moi, sinon par l'effet d'une animosité qui s'acharnait en l'absence du capitaine, pour se venger de la bienveillance que me témoignait ce dernier?
IV
Jusqu'au soir nous marchâmes, en très bon ordre. Malgré notre épuisement, le bataillon ne compta pas, ce jour-là 3 décembre, un seul traînard; mais ce fut une triste journée, l'une des plus tristes dont je me souvienne. Depuis notre entrée en campagne, fatigues, privations, souffrances, rien ne nous avait été épargné. Après des marches forcées, quelques heures de repos sur la terre gelée; une nourriture insuffisante, car plus d'un repas s'était composé de biscuit et d'eau de pluie prise dans un fossé. Toutes ces misères, nous les bravions sans regret, pour atteindre plus tôt l'ennemi. Or, pour la seconde fois, nous l'avions rencontré, et il nous fallait le fuir. Le fuir, sans avoir brûlé une cartouche. D'autres, sans doute, s'étaient mesurés avec lui et avaient dû s'avouer vaincus; mais, dans la petite sphère où se meut l'homme de troupe, il ne peut embrasser l'ensemble des opérations, et, tant qu'il n'a pas éprouvé directement la supériorité de l'adversaire, il est tenté de croire que ses chefs n'ont pas su mettre à profit sa bonne volonté. De là une rancoeur qui aggravait notre souffrance physique.
Le lendemain, après une nuit pénible passée à Saint-Sigismond, que nous avions traversé l'avant-veille d'un pas allègre et en chantant, nous pûmes croire qu'enfin nous allions être utiles. Le mouvement de retraite parut avoir été suspendu. Tandis que le prince Frédéric-Charles refoulait à Artenay et à Cercottes notre 15e corps, les Bavarois avaient repris haleine, et, le 4, ils harcelèrent notre gauche à Patay, où le général de Tucé soutint vigoureusement le choc. A droite, la division Barry se battit aussi à Bricy et à Boulay. Mais, à la nouvelle qu'Orléans était repris sur nous, il fallut continuer la retraite, avec un changement d'orientation, vers Beaugency. Nous devions nous diriger sur Baccon, à travers la forêt de Montpipeau.
Notre bataillon, spécialement chargé d'escorter les convois du 17e corps, laissa ses trois dernières compagnies en observation dans un hameau qui bordait la route. Pendant que nous attendions la disparition du dernier fourgon, il nous fut offert en cet endroit un spectacle inattendu. Nous étions six cents hommes occupés à surveiller attentivement le point d'où l'ennemi pouvait surgir, lorsqu'il s'éleva dans cette direction un gros nuage. Il s'avançait lentement, soulevé sur la route par le mouvement d'une foule en désordre. Aucun point brillant ne révélait cependant une troupe armée, et en effet nous fûmes bientôt fixés. Femmes, vieillards, enfants, poussant devant eux des troupeaux de bétail, marchaient autour de chars attelés, les uns de chevaux de labour, et d'autres de boeufs au pas pesant. Tous étaient chargés de mille objets entassés pêle-mêle. Au sommet de l'une des voitures, sur une botte de paille, une jeune mère allaitait un enfant, auprès d'un aïeul infirme. Plus loin, une grande fille tenait par la main ses deux tout jeunes frères; tantôt elle leur souriait pour les encourager à marcher, et tantôt leur montrait, pour les faire rougir de leur nonchalance, un homme qui, bien que plié en deux par le dur labeur de la terre, donnait courageusement l'exemple à toute cette malheureuse population. Ces pauvres gens ignoraient sans doute où ils allaient; mais ils préféraient une vie errante et la misère, parmi les Français, au bien-être de leurs foyers envahis.
Ce triste exode de tout un village ne nous attrista pas seulement, il nous humilia. A nous il appartenait de l'empêcher, et nous y étions impuissants. Ces paysans ne nous témoignèrent pourtant aucune rancune. Ils nous firent remarquer eux-mêmes, à 1500 mètres, environ, des cavaliers qui apparaissaient et presque aussitôt se retiraient. Nul doute que ce ne fussent les éclaireurs de l'armée allemande. Le convoi que nous avions mission de protéger avait pris de l'avance; il ne nous était pas permis d'engager, sans absolue nécessité, un combat où nous n'aurions pas été soutenus: le chef du détachement ordonna donc la retraite.
Comme nous risquions de perdre le contact de l'armée, force nous fut d'accélérer le pas, de louvoyer autour des véhicules de toutes sortes, dans les chemins défoncés courant à travers bois. L'encombrement des voitures, la précipitation de la marche, tout contribuait à semer parmi nous le désordre. Vers la fin du jour, quelle que fût la bonne volonté individuelle, il y eut une débâcle générale, une complète démoralisation.
Chacun allait à la dérive, se tenant aussi longtemps que possible auprès des camarades qu'il reconnaissait. Mais la nuit acheva de nous désorienter et de nous disperser: je n'ai gardé de ces pénibles moments qu'un souvenir vague, trouble. La voix seule d'officiers passant à cheval me revient aux oreilles avec cet éternel refrain: «Pas de retardataires! Les Allemands glanent derrière nous!»
Avec le sergent-major Harel, le caporal Dariès et une dizaine d'hommes, nous formions encore un petit groupe, qui s'efforçait de ne plus s'égrener.
Au petit jour nous sortîmes enfin de la région des forêts. La marche à travers bois est toujours lente, pénible, incertaine. Chaque chemin qui s'ouvre fait naître une hésitation nouvelle. Avec la nuit surtout, le rideau sombre qui borne immédiatement la vue de tous côtés fait craindre à bon droit les surprises. En plaine, au contraire, et quand la lumière du jour vous éclaire, on se sent plus sûr de soi, plus hardi et plus fort, grâce à la vaste étendue de pays qui s'offre à vos yeux, grâce à la facilité de s'orienter.
D'autres groupes pareils aux nôtres s'apercevaient à d'assez grandes distances. Ils grossissaient, s'aggloméraient, convergeant tous vers le même point. Il y avait déjà là un indice qu'une pensée unique présidait à cette marche, si irrégulière qu'elle fût encore. Ce premier gage nous encourageait, nous stimulait. Nous n'avions pas tort de reprendre espoir.
BATAILLE
I
Le commandement supérieur veillait, en effet, il agissait et vivement réagissait sur cette multitude d'individus épars dont il allait en deux jours refaire une armée compacte, valeureuse et redoutable, suivant l'aveu de nos ennemis. «Ainsi, est-il dit dans le travail historique du grand état-major prussien, tandis que la 25e division flanquait le mouvement sur la rive gauche de la Loire, le 6 et le 7 décembre sur la rive droite, la subdivision d'armée du grand-duc se trouvait aux prises, sur tout son front, c'est-à-dire sur 20 kilomètres environ, avec des masses ennemies en état de soutenir la lutte et d'opposer une résistance très vive.»
Certes ce n'était pas sans une volonté ferme, sans une perpétuelle vigilance, qu'un tel résultat pouvait être obtenu. A tous les carrefours, à chaque fourche de route, se trouvait un officier d'état-major, planté là comme un poteau indicateur. L'un après l'autre, ils désignaient aux hommes désorientés la direction à suivre pour atteindre la localité qui avait été assignée à chaque corps, dans la nouvelle ligne de bataille que venait d'arrêter le général Chanzy.
Entre la Loire et la forêt de Marchenoir, cette ligne s'étendait sur un espace de 11 kilomètres, de Beaugency jusqu'à Lorges, où nous avions fusillé un soldat du 51e. Le quartier général était à Josnes. Le 17e corps, au centre, devant lui. Le 16e corps, dont la première division seule était présente, les deux autres s'étant égarées, forma d'abord l'aile gauche, puis fut porté à droite, à Villorceau, tout contre la division indépendante du général Camô. L'aile gauche fut alors constituée au moyen d'une division du 21e corps: récemment organisé sous le commandement de l'amiral Jaurès, il avait en outre mission de garder la forêt de Marchenoir, ce qui étendait de plusieurs kilomètres le front de bataille. Enfin, le général Chanzy, qui, avec la spontanéité du génie, palliait les fautes de ses lieutenants en en tirant parti, ordonna aux généraux Barry et Maurandy de réorganiser leurs divisions à Mer et à Blois. Il leur confia le soin de défendre les ponts, dont les Allemands allaient chercher à s'emparer, en effet, pour nous tourner.
Arrêté dans la fièvre d'une retraite infernale, ce dispositif était tel que de longues délibérations n'eussent pu le rendre meilleur. Il assignait au 48e de marche son bivouac près du village d'Ourcelles, à un kilomètre du quartier général. La plaine ondulée, où étaient dressés quelques groupes de tentes, s'ouvrit à nous dans la matinée du 6 décembre. Le temps était clair. Quelques sonneries familières égayaient le panorama, qui, naguère, nous avait paru plus triste, dans notre première marche de Mer sur Châteaudun. Cette impression était favorable. Tout embryonnaire qu'il était, le camp apparaissait enfin, comme une digue élevée contre la débâcle. L'ordre renaissait; la force en résulterait peut-être, et, en tout cas, la possibilité de tenter de nouveaux efforts plus honorables qu'une fuite éternelle.
Pourtant, pourtant. Il ne faut pas se faire meilleur que nature. La préoccupation de rallier le régiment avait tout primé dans notre esprit depuis trente-six heures que la débandade s'était produite. A tel point que nous avions à peine repris haleine quelques instants, la seconde nuit, sous un hangar de je ne sais quel village, et nous n'avions eu d'autre nourriture que des miettes de biscuit. Aussi, lorsque nous eûmes acquis la certitude que le but était atteint, qu'à la moindre alerte il ne nous fallait pas un quart d'heure pour retrouver nos chefs, l'estomac—la bête, si l'on veut—reprit ses droits. Un village—Cravant, nous dit-on—offrait l'attirante animation d'un lieu habité. Irrésistible tentation, il y avait une auberge ouverte. Nombre de militaires l'encombraient déjà. Dariès et moi, nous trouvâmes encore un coin libre et deux chaises.
Ah! quel repas! Quelle volupté de manger à sa faim et de boire à sa soif! Le menu, cependant, n'était pas très varié. Un hareng saur d'abord, un hareng saur ensuite, et je ne m'en suis pas dégoûté pour cela. Au contraire, j'ai gardé pour ce comestible un goût profond, une sorte de culte, la reconnaissance de l'estomac. De loin en loin, il faut de toute nécessité que je lui sacrifie, bien qu'à vrai dire il me soit devenu d'une digestion difficile. D'ailleurs un litre de vin et du pain frais à discrétion véhiculèrent en nous ces deux braves poissons, dont un doux fromage blanc, aussi rond et plus éclatant que la lune en son plein, vint tempérer l'excessive salaison.
II
Réconfortés, ragaillardis, nous quittâmes l'auberge, prêts à endurer de nouvelles fatigues pourvu qu'elles ne servissent pas à nous éloigner encore de l'ennemi. Même à jeun, nous ne demandions qu'à faire notre devoir; mais—règle sans exception—le courage se décuple au sortir de table, quand une légère griserie trouble imperceptiblement la vue. Le paysage bénéficia à nos yeux de l'agréable état où nous nous trouvions.
Pour gagner Ourcelles, il nous fallut traverser un petit village, Cernay, bâti, en forme de T, à cheval sur la route qui va de Cravant à Mer, par Origny, et sur le chemin qui vers l'est le relie à Lorges. Il est entouré, avec quelques grands arbres, de vergers clos de haies, qui, au printemps, en été et en automne, doivent lui former une ceinture charmante de fleurs, de feuillage et de fruits. Les arbres et les arbustes n'y montraient alors que leurs squelettes, et cependant nous nous l'imaginâmes tel qu'aux beaux jours. Au reste, quelques nuages de fumée s'échappaient des toits et suffisaient pour lui donner la vie, en attestant la présence des habitants autour du foyer hivernal.
Comme couronnement de cette bonne journée, je fus hélé en arrivant au camp par le vaguemestre, qui avait à me remettre une lettre de mon frère Emmanuel. Les journaux ayant répandu la nouvelle du premier engagement du 17e corps, la sollicitude de ma famille s'était éveillée: les angoisses des miens se trahissaient par ces mots, qu'ont gravés dans mon coeur les larmes qu'ils me firent coulerj'en conviens sans honte, car je me sentis attendri, mais non pas amolli:—«Comme il faut tout prévoir, si tu viens à être blessé, préviens-nous aussitôt... ou fais-nous prévenir. Il est convenu à la maison que, là où tu seras, j'irai, pour te ramener, si c'est possible, ou, sinon, pour te soigner.»
Ni le lieutenant Barta ni M. Houssine n'étaient encore arrivés. En revanche, le capitaine Eynard, sa mission terminée, avait rejoint son poste. Il s'occupait activement de reconstituer la compagnie, secondé par le sergent Villiot, qui était parvenu des premiers au point de ralliement avec Laurier. En même temps que nous et après nous, les hommes arrivèrent, isolément, ou par petits groupes. A la fin du jour, les deux tiers de l'effectif étaient présents. De même dans tout le régiment, qui, dès lors, pouvait au premier ordre entrer en ligne.
Le colonel Koch, en prenant le commandement de la brigade, avait passé la conduite du 48e au commandant Bourrel, du 1er bataillon. Au 3e nous étions toujours dirigés par l'intrépide vieillard, capitaine David. De beaux exemples d'honneur, de courage et de dévouement nous soutenaient, nous stimulaient: quelques prodiges qu'exécutât la délégation de Tours pour l'improvisation des armées, elle ne pouvait parfaire son oeuvre dans les détails. Ainsi, notre bataillon ne comptait aucun officier monté. Pas plus l'adjudant-major que le capitaine David. Des chevaux leur eussent été précieux pour conduire et faire mouvoir une unité d'un millier d'hommes. Ce petit fait méritait d'être noté, à l'honneur des chefs qui surent utiliser des instruments tactiquement incomplets, sans parler de l'inexpérience individuelle de leurs éléments.
Chaque jour, la température devenait plus rigoureuse. Tout en demandant à ses soldats une entière abnégation, le général Chanzy leur était pitoyable; il lui parut impossible de continuer à nous faire coucher sous la tente. Des dispositions furent prises pour le cantonnement dans les villages d'ailleurs nombreux en ce pays. Notre bataillon fut distribué dans les granges d'Origny, au centre de la ligne de bataille. Mais pour les fourriers, point de repos: ils devaient concourir aux prises d'armes pendant le jour, et, la nuit, assister aux longues distributions de vivres.
Déjà, le 6, la canonnade s'était sourdement fait entendre à l'extrême droite, première démonstration de l'ennemi sur Meung. Le 7, dès la première heure, l'attaque fut générale. Tandis que nous attendions sous les armes, la 2e division du 21e corps et la 3e du 17e, sur notre gauche, s'opposaient aux reconnaissances de l'ennemi, à Vallières, devant Saint-Laurent-des-Bois, et, plus près de nous, à Villermain. A notre droite, du côté de Beaugency, la 1re division du 16e corps se battait aussi, avec l'appui, cette fois heureux, du 51e de marche, pendant qu'au centre le général de Roquebrune, commandant la 1re division du 17e corps, repoussait victorieusement deux divisions bavaroises qui s'étaient avancées de Cravant et, plus à droite, de Beaumont.
Comme l'armée avait pu vaincre sans nous, les compagnies regagnèrent à la nuit leurs cantonnements, et, avec mes collègues, chacun entouré de sa corvée, j'allai battre la semelle auprès des charrettes d'un convoi administratif parqué à l'entrée du village. Annoncées pour minuit, les distributions n'étaient pas achevées au petit jour. Or il neigeait. Les flocons abondants, épais, voilaient le ciel, sans répit, d'une nuée de taches claires tourbillonnant sur un fond gris, tandis que, dans le cercle restreint où la vue pouvait s'étendre, ils accusaient la forme des choses en les ouatant de blanc. Meules de paille, chariots de convoi, chevaux immobiles sous les harnais et nous-mêmes, tout prenait une même couleur spectrale, car le froid figeait les flocons, et il ne nous était pas permis de faire des feux visibles de trop loin: le foyer que nous entretenions modérément avec des broussailles ne suffisait pas pour nous dégourdir les pieds et les mains; mais il colorait de lueurs fugitives un tableau qui nous rappelait invinciblement la douloureuse légende de la retraite de Russie.
III
Au jour, un jour presque aussi gris, aussi triste que la nuit, nous pûmes aller répartir les vivres entre les escouades, puis nous étendre un peu, pendant que nos camarades préparaient la soupe sur les fourneaux improvisés le long des maisons. Elle fut vite absorbée, car le canon et la fusillade avaient tôt battu le rappel. Les Allemands, surpris de se heurter contre une armée en bataille, quand ils espéraient n'avoir qu'à ramasser des traînards débandés, avaient reconnu la nécessité de redoubler leurs coups. Avec l'assentiment du grand état-major de Versailles, le prince Frédéric-Charles ralentissait la marche des troupes dirigées sur la rive gauche de la Loire pour qu'elles pussent seconder les efforts du grand-duc de Mecklembourg; et le 1er corps d'armée bavarois, appuyé par la 22e division prussienne et la 4e division de cavalerie, allait tenter de rompre nos lignes.
Dès huit heures, l'attaque se produisait violemment contre la division Collin, du 21e corps, à notre gauche. Le général de Roquebrune se dirigeait alors sur Cravant, et notre division recevait l'ordre de se porter en soutien sur Cernay, le poétique petit village à la ceinture de vergers.
En avant d'Origny, le bataillon se forme, sous les ordres du capitaine David. La barbe blanche et le tremblement de tête de cet homme de haute stature donnent une autorité singulière aux commandements qu'il articule d'une voix ferme, avec une énergie juvénile. Sac au dos, les rangs étaient formés: le vieux capitaine s'apprêtait à crier en avant, lorsqu'il nous arriva un renfort inespéré.
Le lieutenant Barta, M. Houssine, les sergents Gouzy, Nareval et une trentaine d'hommes nous rejoignirent enfin. Ils revenaient de Mer, jusqu'où ils s'étaient égarés. Quelques minutes plus tard, et nous allions au feu sans eux; mais, parce que nous ne les avions pas suivis, ils songeaient à nous gourmander, tant est irrésistible l'envie d'accuser autrui quand soi-même on ne se sent pas sans reproche. Ma situation aurait sans doute été pénible, sans la présence de notre capitaine. Le sous-lieutenant Houssine eût été heureux de me chercher chicane; mais il était gêné d'avoir à s'en prendre en même temps au sergent-major, à Villiot et à Laurier. Au surplus, M. Eynard n'était pas homme à encourager les mauvaises plaisanteries. Il coupa court à des récriminations un peu grotesques et tout à fait oiseuses. La compagnie se reconstitua à l'effectif respectable de 180 hommes, et, formé en colonne par sections, le bataillon se dirigea vers la partie du champ de bataille qui nous était assignée, au nord d'Origny, à deux kilomètres environ.
Durant notre marche assez pénible dans des champs labourés ou à travers des vignes hérissées de tuteurs et de ceps rampant sur la terre et sous la neige, nous pûmes causer un peu, Nareval et moi. Soit que les étapes supplémentaires l'eussent fatigué, soit qu'un fâcheux pressentiment le troublât, il manquait de cet enthousiasme que, dans le trajet de Perpignan à Angers, je m'étais plus d'une fois efforcé de modérer. Le décor n'était point fait à la vérité pour réchauffer le coeur. Le sol était dur et glissant, la neige nous glaçait, et l'idée d'être couché là pour ne plus se relever nous faisait malgré tout passer un frisson dans le dos. Une steppe blanche, à perte de vue. A peine si la silhouette des fermes et des villages tranchait sur cet horizon pâle. Dans les hameaux que nous côtoyions, les jardins étaient déserts, les basses-cours silencieuses. Pas un nuage de fumée au-dessus des toits, comme l'avant-veille. Les récents combats avaient chassé tous les êtres vivants et fait de cette plaine une immense nécropole. Seule la lueur des décharges, leur détonation, à droite et à gauche, rompaient la morne tristesse de la nature. La vie ne s'y révélait que par le jeu formidable des instruments de mort.
Les deux premiers bataillons du 48e, cantonnés dans le village d'Ourcelles, nous avaient devancés sur le terrain. Dessus n'est pas le mot, dedans serait plus exact, car nous les trouvâmes en position dans des tranchées-abris pratiquées au milieu des champs entre Origny et Villejouan. L'esprit français trouva, dans cette circonstance, l'occasion de s'exercer, malgré la gravité du moment. «Ils seront bien gênés pour courir! disait l'un.—Parbleu, ajouta un autre, ils font déjà le pas gymnastique sur place. Vois donc!» Le fait est qu'ils tâchaient de se réchauffer les pieds. «Ils s'enterrent avant d'être tués!» conclut un troisième. Plaisanterie macabre, non sans à-propos. La plupart de ces ouvrages de défense devaient abréger, après la bataille, la triste besogne des infirmiers. Beaucoup d'hommes furent déposés dans les fosses qu'ils avaient aidé à creuser la veille.
Tout en les plaisantant, nous serrâmes, en passant, la main aux camarades, que peut-être nous ne reverrions plus. A ce moment un roulement sourd, comparable à l'écho affaibli de coups de battoirs précipités, se fit entendre vers l'ouest. Dans la brume de l'horizon se profila bientôt, tranchant sur la blancheur du terrain, un groupe irrégulier et mouvant de cavaliers qui venaient de Josnes. Ils s'avançaient au trot, mais ralentirent leur allure pour passer en revue nos deux premiers bataillons. C'était l'état-major de l'armée.
Le général Chanzy parcourait le champ de bataille, s'assurant partout de l'exécution de ses ordres, et veillant à la bonne tenue des troupes. Il montait un cheval arabe à longue crinière, sans doute celui que nous avions entrevu dans la froide nuit du 1er au 2 décembre. Alors dans la force de l'âge, le vainqueur de Coulmiers tenait droite sa tête fine, aux moustaches effilées, aux sourcils froncés légèrement. Sauf ce dernier signe de perpétuelle réflexion, sa physionomie martiale respirait la confiance et le calme. La journée de la veille, les engagements du matin, justifiaient cet état sérieux d'une grande conscience en repos. Qu'il fût battu, Chanzy avait du moins tenté tout ce qui était en son pouvoir; mais il semblait croire sincèrement à la victoire. Il communiqua son espoir à ceux de nos camarades qui occupaient les tranchées: en passant, il leur promit la revanche.
Cette figure, animée du plein éclat que donnent les grandes responsabilités courageusement acceptées, contrastait avec l'air fatigué des aides de camp, surmenés nuit et jour. Ces jeunes têtes pâles émergeaient à demi du col des pelisses-fourrées, autour du visage austère du général Guillemot, que semblait allonger encore sa barbiche blonde.
Cependant, déployé en ligne au commandement du capitaine David, notre bataillon poursuit sa marche vers son objectif, Cernay. L'ambition de tous, la préoccupation de chacun, est de ressembler à cet ancêtre qui, calme et froid, digne, montre le chemin, trente pas en avant du front de bataille.
Le colonel Koch, accompagné du commandant Bourrel et d'un officier d'ordonnance, vient diriger en personne l'action de sa brigade. Il nous rapproche du village, pour nous abriter derrière les maisons, en attendant qu'il nous emploie. Quatre chasseurs le suivent: leurs manteaux blancs servent aussitôt de points de mire aux artilleurs allemands. Une volée d'obus part des batteries braquées entre Cravant et Beaumont; ils bourdonnent au-dessus de nos têtes et vont tomber assez loin derrière nous. L'état-major se déplace, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les projectiles le suivent, sans l'atteindre encore. Alors le colonel se décide à éloigner son escorte, inutile pour le moment. Les cavaliers prennent le trot; mais ils ne sont pas à deux cents mètres, qu'un nouvel obus va éclater entre eux, et deux roulent à terre avec leurs chevaux. Quelques éclats viennent se loger dans nos havresacs ou bossuer en cliquetant les marmites et les gamelles.
Petit et insignifiant épisode. Plusieurs maisons nous masquaient le coin le plus chaud du champ de bataille; mais un vacarme incessant nous permettait d'apprécier l'intensité de la lutte. Crépitation de la mousqueterie, grondement des canons ou grincement strident des mitrailleuses, se combinaient avec une sorte de long mugissement ininterrompu, qui était le cinglement de l'air par tous les projectiles. A notre gauche nous apercevions un régiment de mobiles qui criblait de feux de salve les positions de Cravant. Une batterie, postée à notre droite, tirait aussi sans relâche, et ces feux convergents étaient bien dirigés. «A l'est de Cravant, dit le rapport allemand, les cinq batteries bavaroises les plus rapprochées du village durent, à la suite de pertes énormes, se retirer en dehors de l'action de l'artillerie française et des chassepots.»
IV
Nous étions cependant maintenus en première réserve, pour coopérer d'un moment à l'autre à l'attaque du centre ennemi. Sur l'ordre du général en chef, deux escadrons de grosse cavalerie de notre corps devaient se masser à l'abri des maisons de Cernay, et, avec un peloton d'éclaireurs algériens commandés par le capitaine Laroque, s'élancer de là sur les positions de Beaumont. Mais il fallait que la préparation de ce mouvement se fît avec prudence, sans attirer l'attention. Les cuirassiers, lourds, imposants, comme des statues de pierre, dans leurs blancs manteaux aux plis rares, défilèrent deux par deux, à la suite du goum tout fringant dans ses flottants burnous rouges, le long d'un sentier couvert par un repli de terrain. Les suivant curieusement des yeux pendant qu'ils s'engageaient dans le village, nous attendions qu'ils eussent fait leur oeuvre pour accomplir la nôtre.
Quiconque a veillé un mourant se souvient de l'émotion qui vous étreint, au cours de minutes longues comme des heures. On épie le souffle, tantôt violent, tantôt insensible, du moribond condamné, et chaque râle vous fait frémir parce qu'il vous semble être le gémissement d'une âme s'élançant vers l'inconnu, dans l'éternité. Au feu, dans la passivité de l'attente, cette même pensée—la pensée du passage possible, immédiat, pour soi-même, de l'état de santé à trépas—hante les plus braves. Il est bien de se dominer assez pour cacher le léger frémissement qui vous trouble; mais que dire de l'effort des officiers—hommes après tout, attachés à la vie comme les conscrits, et qui de plus ont souvent femme et enfants—pour se maîtriser d'abord et pour suivre en même temps avec netteté les phases de l'action, pour juger sûrement de l'opportunité de se porter de préférence sur tel ou tel point?
Pour nous distraire de notre préoccupation personnelle, nous avions ce spectacle. Un peu penché sur l'encolure, pour mieux voir sans doute et de plus loin, ou peut-être gêné par sa haute taille, le colonel Koch flattait de la main son cheval gris, à chaque nouvel éclat de tonnerre qui arrachait un hennissement à la pauvre bête et la faisait tressaillir sur ses quatre pieds. D'une bravoure encore plus crâne, le commandant Bourrel, naturellement froid et, au physique, court de buste, se dressait sur ses étriers comme s'il était honteux de n'offrir pas assez de prise aux coups: il semblait invinciblement attiré vers les endroits où venait d'éclater un obus.
Le capitaine David se reposait sur son sabre, immobile et muet comme un dieu Terme. Il n'en était pas de même du nôtre, qui frémissait d'impatience, et qui eût certainement voulu nous lancer en avant s'il avait commandé le bataillon. Chez les sous-officiers se manifestaient à peu de chose près les mêmes symptômes que le matin du 30 novembre, à la sortie d'Ouzouer-le-Marché, sauf, il faut l'avouer, un air plus sombre du côté de Nareval et quelques imperceptibles signes de couardise de la part de l'impertinent Laurier. La tenue des hommes était correcte, avec même une pointe d'humour.
Il me serait impossible de dire combien de temps dura notre attente. Mais voici les éclaireurs algériens, qu'une bordée de mitraille a ramenés. Trop longue est la distance à franchir dans la zone dangereuse du tir. Tous les chevaux auraient été fauchés en chemin, pas un homme ne serait arrivé sur les batteries de Beaumont. Les Africains s'éloignent d'ailleurs en caracolant, comme à la fantasia. Plus gravement s'écoule, au petit trot, la double file des Gros Frères, qui vont attendre une occasion meilleure dans la direction d'Ourcelles. Tous semblent un instant grandir en franchissant la crête d'un coteau au delà duquel ils disparaissent brusquement, comme s'ils s'étaient abîmés dans un ravin ou évanouis dans la brume.
Ce que la cavalerie n'avait pu faire, il nous appartenait de le tenter avec de l'artillerie. Ordre fut donné à toute la division de se porter en avant de Cernay et de Villechaumont, petit village qui se dressait à l'est, sur notre droite. Mais, avant que le commandement eût été transmis sur toute la ligne, un bataillon du 51e qui le premier avait occupé Cernay, et s'y maintenait âprement depuis le matin, est à la fin serré de trop près, culbuté, refoulé; son chef, le commandant Pondielli, notre capitaine de Perpignan, a la moitié de la main emportée,—la main qui avait signé la condamnation du soldat dont le corps était enfoui, tout près de là, sur la lisière de la forêt de Marche, noir: la plupart des officiers sont atteints: les soldats reculent et abandonnent le village. Le colonel Koch les arrête, les rallie et les range à notre gauche. Tout émus encore, ils saluent les obus d'un mouvement plongeant, à la grande joie de nos hommes qui, n'ayant pas été encore étrillés, les raillent sans pitié.
Enfin, tandis que le 10e bataillon de marche de chasseurs à pied se jette dans le village et empêche la tête de colonne bavaroise d'y pénétrer, notre compagnie est déployée en tirailleurs, en avant du bataillon qui se porte vers la gauche. Mais les mobiles de l'Orne et les mobilisés de la Sarthe sont là, massés par pelotons. De minute en minute brille un éclair suivi d'une détonation terrible: elle reçoit un court écho, le bruit des décharges ennemies. La riposte est meurtrière. S'ils en ont la force, les blessés se traînent en arrière; sinon, on les écarte avec les morts. Les survivants se resserrent, et le bruit sinistre retentit à intervalles réguliers. De vieilles troupes ne montreraient pas plus de sang-froid. Les mobiles sont en nombre et gagnent du terrain: ils n'ont pas besoin de nous. A droite, au contraire, le 10e de chasseurs entretient la fusillade avec un acharnement désespéré: il s'épuise. L'ardeur de ceux qui tirent toujours ne peut suppléer au nombre et il y a plus de chasseurs à terre que debout:
«A droite et en avant, pour les soutenir!»
Les maisons du village ne nous couvrent plus. Tout à coup un bruit sec, semblable à celui d'une baguette qui se casse, claque à côté de moi: un homme tombe la face contre terre, en poussant un cri, un seul: il a le crâne brisé. Un autre a la gorge traversée et il expire. D'autres roulent à terre pendant que les balles sifflent et bourdonnent à nos oreilles. Chacun de nous pense alors, sans rien dire, qu'il n'y a pas lieu de plaisanter: on éprouve un vif désir de se rapetisser, de s'amincir; on voudrait n'être pas plus haut qu'un caillou, pas plus large qu'un fil. Une heure durant, on nous maintient sur la route de Cernay à Origny, sans ordonner le feu. Rien n'est plus énervant.
Le jour baisse, et autour de nous l'approche de la nuit surexcite les volontés. Le bruit redouble. Les chasseurs reprennent coeur et semblent se multiplier. Leurs silhouettes se détachent dans les positions variées du combattant chargeant, tirant, rechargeant, sans répit, sans relâche. Des canons passent près de nous, au galop, la moitié des servants, couchés, livides, sur des affûts: plusieurs chevaux, sans cavalier, hennissent douloureusement. L'un a le naseau déchiré et sanglant; un autre suit de loin l'attelage dont on l'a détaché, et son jarret brisé s'embarrasse dans les liens rompus qui traînent autour de lui. La batterie s'éloigne, non parce qu'elle est aux trois quarts détruite, mais parce qu'elle a épuisé ses munitions. Une autre s'avance, bride abattue, pour la remplacer. Ce sont des mitrailleuses, dont le râle aigu fait tressaillir. Dans le concert infernal, elles mêlent leur musique, aigre comme un déchirement, à la basse profonde du canon et au pétillement inégal de la fusillade.
Au rebours du malchanceux 51e, qui avait été des premiers à toutes les fêtes, il semblait écrit que nous attendrions toujours. L'attente, telle qu'elle nous était imposée, était particulièrement cruelle. Le perpétuel sifflement des balles, dans l'obscurité naissante, avec la perspective d'une nuit de souffrance, sans secours et, qui plus est, sans vengeance, est intolérable. Nombre d'hommes qui, l'instant d'avant, riaient de leurs camarades du 51e, ne résistèrent pas longtemps à l'envie de se garer un peu. Les uns s'assirent; d'autres s'allongèrent même par terre.
S'il faut être sincère, je fus tenté de les imiter; mais le galon oblige; je me jurai de ne pas me baisser, tant qu'il y aurait un simple soldat debout. Je me tins parole et ne me courbai pas, bien qu'il tombât constamment de nouvelles victimes dans la masse du bataillon. De ce nombre fut Gouzy, atteint d'une balle au pied. Il se vit obligé de se laisser hisser sur l'un des cacolets qui, en louvoyant loin des endroits périlleux, faisaient la navette entre la ligne de bataille et les villages d'Ourcelles et de Josnes, où étaient établies des ambulances volantes.
Nareval, comme les autres, essuyait le feu dignement, quoique avec un visible effort de courage. Par petite malice je lui demandai s'il craignait toujours de se laisser emballer vers le danger. Il haussa légèrement les épaules. Non, l'épaulette ne fulgurait plus à ses yeux; le feu prochain des batteries en faisait pâlir l'éclat. Il regrettait le recoin modeste, paisible, qu'il avait abandonné sur le bateau où travaillait son père. Il ne s'en cacha pas; la réalité lui apparaissait plus terrible qu'il ne se l'était imaginée. Il était décidément vaincu par ses pressentiments, et, chose singulière, la préoccupation suprême de cet infortuné, à peu près oublié en ce monde de son vivant, fut qu'on se souvînt de lui après sa mort.
«Écoute, me dit-il, on ne sait ni qui vit ni qui meurt: donne-moi l'adresse de tes parents pour que je leur écrive en cas de malheur. Voici celle des parents de mon père, à moi; si je disparais, promets-moi de leur apprendre comment je suis mort.» Et, à la lueur pâlissante du crépuscule, pendant que les dernières déchargés s'échangeaient au hasard dans l'ombre de l'éloignement, nous inscrivîmes mutuellement sur nos calepins, en tâtonnant, ces renseignements funèbres.
Cependant, croyant que Cernay avait été perdu au moment du recul du 51e, le général en chef s'était borné à en ordonner la réoccupation à tout prix, tandis que les deux autres bataillons du 48e, sortant de leurs tranchées, déployaient en tirailleurs les compagnies du lieutenant Gélis et du capitaine Duhamel et s'avançaient eux-mêmes en bataille au nord de Villevert. Plus à droite, les mobiles de l'Yonne et ceux dû Cantal franchissaient résolument la route de Cravant à Beaugency, en faisant de nombreux prisonniers. Au delà encore, la division Deplanque, du 16e corps, enlevait la ferme du Mée, à la baïonnette, tandis qu'à gauche le général Deflandre, au prix d'une blessure mortelle, s'emparait du bourg de Layes. Ces derniers épisodes de la journée en firent sans conteste une journée victorieuse. Il suffit de s'en rapporter sur ce point au rapport de nos ennemis:
«Vers quatre heures, la 1re brigade bavaroise venait prendre rang entre les troupes postées le long de la grande route, gravissait de concert avec elles, et aux cris de «hourra!» les hauteurs qui s'étendent de Cernay vers Villevert et se heurtaient alors à des troupes fraîches débouchant du sud à sa rencontre. Les bataillons bavarois avaient perdu déjà un grand nombre d'officiers, et leurs rangs décimés n'étaient plus en état de recevoir ce nouveau choc; ils se replient sur Beaumont, suivis par les Français; mais l'artillerie, qui s'y maintient inébranlable, oppose un insurmontable obstacle aux assaillants.»
V
Comme si un accord se fût établi entre les deux adversaires, le feu cessa simultanément sur les deux fronts de bataille. La nuit était noire, le silence profond. A en juger par la sensation personnelle de chacun, on comprenait qu'une détente se produisait en cet instant dans les nerfs des cent mille hommes éparpillés dans la plaine, tant d'un côté que de l'autre. Cette détente, toutefois, n'entraînait pas l'allégement complet du coeur. Soit la pensée des horreurs environnantes, soit la conscience du peu de durée de cette accalmie, une invincible oppression persistait. Tout à coup, pour la justifier, deux gerbes de feu jaillirent à cent pas de nous, en même temps que nous parvenait le bruit de deux détonations isolées. Est-ce qu'après douze heures de lutte il n'y aurait pas de répit? Ou bien était-ce simplement, comme à la fin d'une fête publique, la bombe d'adieu des artificiers? ou, plutôt, une façon de dire au revoir pour le lendemain?
Plus rien, quelques minutes s'écoulèrent, un quart d'heure, et le silence persista. Lentement, nous pénétrions pendant ce temps dans le village de Cernay. La route qui le traverse était jalonnée de cadavres. Le premier qui se trouva sur nos pas était celui d'un sergent de chasseurs, avec la tunique ouverte, la chemise toute teinte de sang: nous le soulevâmes; il était froid. Un autre sergent, tombé la face en terre, avait passé ses mains derrière le dos pour essayer de déboucler son sac; il n'avait pu y parvenir, et ce poids l'avait étouffé. De la lumière brillait dans une maison, j'y entrai. Des paysans, restés bravement auprès de leur foyer sous les boulets, s'efforçaient de ranimer un malheureux chasseur. Ils l'avaient couché tout de son long sur le sol battu, et ils humectaient de vinaigre ses lèvres tuméfiées, lui frictionnaient la région du coeur; ils secouaient un mort. En revanche, sur des matelas par terre deux autres pauvres diables attestaient leur existence par des plaintes. A peine parqués dans la cour d'une grande ferme qui fait l'angle du chemin de Lorges, nous reçûmes l'ordre d'aller creuser une tranchée à l'entrée du village, au nord, pour défendre la route de Cravant. Dans cette direction, une ferme flambait ou peut-être un village. Chaque soir de bataille, les Allemands avaient besoin de venger leurs pertes par un acte de vandalisme. Ils prenaient plaisir, au centre de la France, à nous envoyer de ces défis inhumains. Le vent soufflait, activant l'incendie. Le froid était devenu sec, le temps d'ailleurs assez clair; la pioche et la pelle n'entamaient la terre durcie qu'après de longs et pénibles efforts. Cette harassante besogne s'accomplissait au bruit d'un grand mouvement dans l'armée allemande. En appliquant l'oreille au sol, on percevait distinctement le piaffement des chevaux et le roulement des caissons et des affûts. Nul doute qu'il ne s'effectuât de la part de l'ennemi une conversion vers notre droite. M. Bourrel en fit prévenir le commandement supérieur.
La vérité est que, dans l'année terrible, rien ne devait nous réussir. Nos qualités nationales, la vivacité d'esprit, le courage primesautier, sont des qualités natives, heureuses, mais, en somme, peu méritoires, car elles sont mélangées de vanité et de présomption. Elles se développent sous notre beau climat, de même que la flore riche et variée s'étale sur notre sol fertile, tout naturellement. Or rien n'est solide ni précieux, sinon ce qui est rare et ce qui est produit avec effort, perfectionné avec soin. La Providence, en 1870, s'est servie contre nous des armées allemandes, comme d'un fléau, pour nous apprendra à pratiquer les vertus, peut-être arides, mais sûrement robustes, pour nous enseigner la puissance de la réflexion, de la suite dans les idées, apanage des chefs teutons, qui a logiquement engendré la confiance chez le peuple armé et lui a donné la force d'endurance prédestinée nécessairement à éteindre nos flambées d'ardeur. Grâce à sa savante organisation, à la liaison permanente de toutes ses fractions, cette armée ennemie figurait assez une colossale pieuvre à tentacules, qui retentissait tout entière des coups portés aux plus éloignés de ses membres élastiques et les faisait se replier ou s'étendre utilement, quelque espace que les nécessités stratégiques eussent fait occuper à nos envahisseurs. Nous, au contraire, nous n'étions qu'un corps désarticulé, ou à soudures fragiles, et tout à fait rompu en maint endroit.
Lorsque toute la 2e armée de la Loire s'était bien comportée, un malentendu, né de l'inhabitude de subordonner l'exécution des détails à l'intérêt de l'ensemble des opérations, avait compromis le succès incontestable de la journée du 8 décembre: Le général Camô, sans même rendre compte au général en chef, s'était, dans le milieu du jour sur un avis parvenu de Tours, replié vers Mer, évacuant Beaugency, et découvrant notre aile droite à l'improviste. Ce recul avait obligé le général Chanzy à rectifier sa ligne de bataille et à abandonner sans combat quelques-uns des points conquis par ses troupes. Les Bavarois avaient pu ainsi occuper, à l'est de Cernay, le village de Villechaumont et la ferme du Mée. A la faveur de la nuit, ils s'y établissaient en force pour nous prendre en flanc le lendemain, pendant que nous nous retranchions au nord du côté de Cravant, d'où ils nous avaient lancé leurs derniers obus.
Après deux heures d'un travail opiniâtre, la 6e compagnie fut, en tout cas, autorisée à aller prendre quelque repos jusqu'au matin. Bien qu'une grange nous eût été attribuée pour dortoir, je me laissai attirer par la faible clarté qui s'échappait d'une porte entr'ouverte sur la cour de la ferme que nous occupions. Vingt hommes se pressaient dans une salle enfumée, auprès d'un feu de branches sèches pétillant en une vaste cheminée. Les uns, assis devant une table massive, dormaient, la tête posée sur leurs bras croisés. D'autres cuisinaient, et, j'en conviens, quelques quartiers de pommes de terre qui rissolaient dans une poêle à frire, quand j'entrai, m'attirèrent vers l'âtre, tout autant que la chaleur du foyer. Comme Don César, dans Ruy Blas, j'espérais me nourrir au moins par l'odorat, étant, quoique fourrier, à peu près à jeun. Avant de nous rendre à la tranchée, j'avais mangé un biscuit, mon dernier, trempé dans un quart de café. Non que les vivres fissent défaut, dans les escouades; mais les soldats n'avaient pas eu le loisir de préparer la soupe. Mes yeux révélaient sans doute la faim qui me tiraillait l'estomac, car le cuisinier offrit, pour dix sous, à qui le voudrait, en me regardant, son beau plat de frites. Le caporal Dariès était là, riche de deux galettes de biscuit. Une fois encore, en souvenir de notre retraite de Châteaudun, nous nous régalâmes. Il était écrit que nous ne le ferions plus ensemble.
L'atmosphère, autour de nous, s'était épaissie de la fumée du foyer et de la buée des respirations. Cet air opaque étouffait à peu près la flamme de l'unique quinquet qui éclairait comme une étoile lointaine, quand la clarté pâle de l'aube pénétra sur nous par les fissures de la porte et des volets de la fenêtre. Un roulement de tambour retentit dans la rue du village, et tous nous nous dressâmes debout comme un seul homme. Nous fîmes irruption hors de la maison, et, deux minutes après, chaque compagnie était formée sur l'emplacement indiqué la veille. Puis toutes furent dirigées au nord et à l'est de Cernay, dans les jardins qui l'entourent.
Par une ruelle, un étroit passage, nous gagnâmes l'un des vergers qui s'étendent vers l'orient. Sa haie de clôture, sans feuillage, était déjà brisée en plusieurs endroits. A terre gisaient quelques chassepots, et, tout auprès, des fosses à peine comblées renfermaient sans doute les hommes qui s'en étaient servis la veille. Au delà des clôtures, il restait quelques cadavres que l'on n'avait pas eu le temps d'enterrer. Entre autres, un artilleur auprès duquel je demeurai un instant. Il reposait sur le dos, les bras ouverts en croix, les jambes un peu pliées. Les yeux semblaient clos par le sommeil, tout le visage était empreint de sérénité; la mort avait dû être instantanée, sans souffrance; elle avait surpris ce modeste héros dans le calme accomplissement du devoir.
Villechaumont, que nous apercevions devant nous, se trouve à 1200 mètres environ de Cernay. Un moulin à vent, monté sur son pivot de bois comme sur un piédestal conique, occupe le premier plan au sud. A sa droite se mouvait une masse noire. Autant que le brouillard encore intense nous permettait d'en juger, quelques petits groupes se détachaient du gros, et, se glissant en avant du village, disparaissaient soudain. Ces ombres étaient évidemment des tirailleurs qui se dispersaient dans des tranchées.
«On éprouvait, comme a dit Tolstoï, le sentiment de cette distance indéfinissable, menaçante et insondable, qui sépare deux armées ennemies en présence. Qu'y a-t-il à un pas au delà de cette limite, qui évoque la pensée de l'autre limite, celle qui sépare les morts des vivants?... L'inconnu; les souffrances, la mort? Qu'y a-t-il là, au delà de ce champ, de cet arbre, de ce toit, éclairés par le soleil? On l'ignore, et l'on voudrait le savoir.... On a peur de franchir cette ligne, et cependant on voudrait la dépasser, car on comprend que tôt ou tard on y sera obligé et qu'on saura alors ce qu'il y a là-bas, aussi fatalement que l'on connaîtra ce qui se trouve de l'autre côté de la vie.... On se sent exubérant de force, de santé, de gaieté, d'animation, et ceux qui vous entourent sont aussi en train et aussi vaillants que vous-même. Telles sont les sensations, sinon les pensées, de tout homme en face de l'ennemi, et elles ajoutent un éclat particulier, une vivacité et une netteté, de perception inexprimables, à tout ce qui se déroule pendant ces courts instants.»
Le soleil ne perçait pas la brume de cette froide matinée de décembre: hormis cela; tout ce tableau est d'une vérité saisissante. Nos fatigues étaient oubliées: les coeurs battaient fort, la circulation du sang était active: nous nous sentions pleins de sève et de vigueur, et tout prenait autour de nous le plus vif relief. Rien ne s'est effacé: je revois tout, exactement. Les jardinets dépouillés aux arbres chargés de givre. Les restes de l'artilleur qui semblait dormir. Non loin de lui, un cheval estropié, le sien peut-être, tremblant sur ses trois jambes valides, mais attendant stoïquement la mort, debout, les yeux ouverts, sans un hennissement. A cinq cents pas enfin, en plein champ, dans la zone de séparation des deux lignes ennemies, errait une vache, bête paisible et nourricière, qui cherchait le chemin de son étable et ne le retrouvait pas, car le bruit de quelques coups de feu isolés l'effarait.
Malgré la grande distance, les hommes, au risque de perdre leur poudre et leurs balles, essayaient leur fusil: Le mien était chargé, mais je ne sais quelle crainte m'empêchait de m'en servir. Jamais je ne l'avais essayé. A peine si, dans mon adolescence, j'avais brûlé quatre où cinq cartouches de revolver, et j'éprouvais quelque émotion à l'idée d'avoir pour cible des corps humains comme début. Le sous-lieutenant Houssine m'emprunta mon arme, visa, tira, me la rendit froidement. J'y glissai une seconde cartouche: mais je ne l'imitai point: j'attendis encore. Quoi? Impossible de le dire; je l'ignore moi-même. Est-ce que j'allais avoir de lâches scrupules? une fausse honte de mon devoir ou des élans intempestifs d'humanité? Les êtres qui depuis quatre mois tiraient sans relâche sur des Français, les sanguinaires Bavarois de Bazeilles qui étaient là devant nous, m'inspiraient-ils de la compassion? Non, certes. Pourquoi, cependant, hésiter à les frapper?...
Quoique le général Chanzy ait écrit que nous fûmes attaqués de bonne heure, je crois que le premier coup de canon a retenti de notre côté le vendredi, 9 décembre. Une batterie s'était établie contre le village de Cernay, et, vers sept heures, elle ouvrit le feu sur la masse noire qui fourmillait devant Villechaumont. La réplique, il est vrai, ne se fît pas attendre. La foule sombre s'étant aussitôt écartée, huit flammes brillèrent presque simultanément au sein d'un nuage grossissant, et, comme nous étions dans l'axe du tir, nous pûmes suivre du regard les projectiles qui se croisèrent dans l'air. Le bruit des deux décharges se faisant écho, le fracas des obus dans les hautes branches au-dessus de nos têtes, le grand silence qui soudain régna dans les rangs, tout donna à cet instant un caractère de singulière solennité. Il y eut comme le saisissement qui vous prend devant un spectacle de beauté supérieure.
Au milieu du recueillement qui avait suivi les détonations, une voix à l'énergie et aux vibrations bien connues, celle qui dans la forêt de Blois avait prononcé, au nom de la Patrie envahie, la sentence du caporal Tillot, s'éleva, claire, forte et ferme. Le capitaine Eynard, donnant l'élan à son corps vigoureux et souple, s'écriait, en nous montrant le chemin: «En avant!—La première section, en tirailleurs!»
Rompant les clôtures des jardins, qui leur servaient encore de frêles abris, cent hommes s'élancèrent de bon coeur, préparant leurs cartouches dans la gibecière, apprêtant le tonnerre du chassepot. Le sous-lieutenant marchait avec nous: Villiot et moi, nous étions les seuls sous-officiers de la section, Gouzy ayant disparu la veille.
Au bout de trois cents pas, le capitaine s'arrêta, de même toute la chaîne humaine dont il était le moteur. «A sept cents mètres, dit-il, commencez le feu!»
Mais neuf balles sur dix devaient se perdre. Nous n'eûmes pas le temps d'en perdre beaucoup. Presque immédiatement, stimulé d'ailleurs par une compagnie du 10e bataillon de chasseurs, qui s'était déployée à notre droite et nous avait devancés, M. Eynard avait de nouveau commandé en avant et au pas gymnastique. Rapidement nous franchîmes ainsi cinq cents mètres. «Tout le monde par terre. Tir à volonté, à deux cents mètres. Aux artilleurs, et visez bien!» ajouta notre chef, toujours debout, lui, pour mieux apprécier la justesse de notre tir.
Pour moi, j'avais éprouvé une compression violente et rapide au coeur, comme un trémolo silencieux. Puis, plus rien. L'ordre donné, il n'y avait plus ni hésitation ni scrupule. Je tirais, je chargeais; je tirais toujours, avec calme et sang-froid, visant de mon mieux, comme à la cible, sans fièvre ni remords. Il n'y a pas de comparaison à établir entre l'impression de ce moment et le tressaillement pénible qu'avait provoqué le premier bruit des balles, à la nuit tombante. Occupé d'exécuter méthodiquement la charge, je ne songeais pas à trembler, quoique le sifflement fût autrement intense et soutenu que la veille. L'appréhension vague—on ne peut trop le répéter—est pire que le danger réel, défini; le danger se laisse regarder sans terreur, pourvu qu'on le regarde en face.
Dans le mouvement incessant des artilleurs, au sein de la fumée qui se renouvelait, s'épaississait sans cesse, il était impossible de les viser individuellement; mais, les uns à plat ventre, d'autres, comme moi, un genou en terre, ce qui est une excellente position pour assurer le tir, nous prenions tous pour objectifs les flammes qui, d'instant en instant, jaillissaient de cette nuée blanche.
A cent cinquante mètres environ, nos coups portaient: nos balles firent du ravage. «Les huit pièces qui avaient pris position au début sur la droite de Villechaumont—relate le rapport allemand—se portent bientôt plus à l'ouest, vers la butte du moulin à vent; canonnées par trois batteries françaises, criblées par les feux de l'infanterie parvenue à petite portée, elles subissent des pertes très sérieuses, qui les obligent à rétrograder momentanément pour se remettre en état de combattre.»
Leurs obus avaient tous passé fort au-dessus de nous. En revanche, dans le champ nu, découvert, d'où nous les fusillions sans relâche, nous étions à la merci de l'infanterie que nous n'apercevions pas du tout. Complètement dissimulés dans les tranchées où ils s'étaient terrés, les tirailleurs bavarois nous envoyaient, comme une grêle tombée du ciel, des kilogrammes de plomb. Devant nous, à droite, à gauche, de tous les côtés à la fois, les balles pleuvaient, soulevant chacune une pincée de terre. Si le plomb germait, quelle terrible moisson eût produit le champ que nous occupions! Mais franchement, quel tâtonnement! Que de coups perdus!
Il y avait là comme un encouragement à ne pas se préoccuper des fantassins et à destiner sans regret tous nos coups aux canonniers. Ils s'agitaient perpétuellement, comme des ombres chinoises, sur le fond blanc de la fumée. Au-dessus d'eux, le moulin élevait sa cage carrée, faite de vieilles planches noircies, et son pignon à angle droit, où la croix de ses ailes immobiles semblait fixée comme sur un énorme catafalque.
Peu après que la batterie eut repris position sous cet abri, je constatai que la provision de ma cartouchière était épuisée. Il fallut recourir à la réserve du sac, opération qui paraissait longue dans l'endroit où nous nous trouvions. Je m'appliquai pourtant à l'exécuter sans hâte exagérée, de peur de maladresses qui eussent allongé le temps perdu. En rebouclant mon sac sur les épaules, je vis, tout près de moi, couché comme la plupart des hommes, M. Houssine, qui, du bout de sa canne, jouait avec une motte de terre encore blanche de la neige tombée l'avant-dernière nuit. Un impérieux besoin vous prend, dans les situations tendues, d'entendre le son de sa propre voix. Sans doute veut-on s'affirmer à soi-même, par quelques paroles, si banales soient-elles, qu'on jouit de sa présence d'esprit. Cela seul explique pourquoi, tout en glissant une nouvelle cartouche dans la culasse de mon fusil, j'adressai ces mots à mon peu sympathique officier: «La fin des munitions approche, mon lieutenant. J'en ai déjà brûlé la moitié. C'est dommage!»
Avant que j'eusse refermé le tonnerre sur la cartouche, une forte commotion, comme un rude coup de bâton, m'avait secoué le bras gauche. Toujours dans la position du tireur à genou, je chargeais; ma main glissa, inerte, de dessus mon genou par terre, et un flot de sang l'inonda. En même temps, une très vive douleur se faisait sentir à la jambe sur laquelle avait reposé mon bras.
Point de doute possible, nos maladroits adversaires, avaient enfin, sur mille coups peut-être, touché au moins une fois. Une balle m'avait fracassé l'avant-bras, l'avait traversé, et s'était amortie sur ma cuisse. Malgré une assez vive souffrance, très supportable cependant, je fis à part moi ces constatations, nettement, comme pour le compte d'autrui; puis, d'instinct, je me retournai vers mon confident de hasard, le sous-lieutenant Houssine. Il ne jouait plus avec sa motte de terre, car une autre balle venait de la pulvériser. Philosophiquement, je me bornai à lui dire: «Allons! j'ai mon compte!»
HORS DE COMBAT
I
Être blessé et continuer à se battre, c'est le suprême courage: mais cet héroïsme me fut interdit. J'essayai de relever ma main, où le sang délayait par nappes la couche noire que la fumée de la poudre y avait déposée. Impossible. L'avant-bras était comme disloqué en son milieu, à l'endroit où persistait une douleur sourde. Force à moi de déposer mon fusil, pour ramener, avec la main droite, la gauche, qui définitivement refusait le service. Devenu inutile, je me couchai tout de mon long dans la profondeur d'un sillon.
De là je pus remarquer ce qui, dans l'action, m'avait échappé. Le capitaine jurait comme un diable, hurlant de toutes ses forces: «Tirez! mais tirez donc!» Villiot rampait de l'un à l'autre, et, avec un petit instrument, que je reconnus pour être une lime, il cherchait à rogner les têtes mobiles des chassepots dilatées par la chaleur du tir. Malgré ce soin, le feu ne reprenait guère. Moi-même, pour les derniers coups, j'avais eu toutes les peines du monde à refermer le tonnerre. Les armes étaient trop échauffées, trop encrassées. Il fallait de toute nécessité les laisser se refroidir et les nettoyer. La place était incommode pour pratiquer cette opération. En pestant de plus belle, le capitaine se résigna donc à abandonner momentanément la partie, sauf à la reprendre avec le reste de ses hommes. Il n'y avait plus qu'à s'en aller, chose malaisée pour moi. Ma jambe était plus endolorie que mon bras. Une fois mis debout, non sans peine, je boitais tellement qu'il me fallut faire appel à l'appui d'un soldat, qui se chargea aussi de mon fusil. Lorsqu'ils nous virent tourner le dos, nos invisibles adversaires redoublèrent de coups, sinon d'adresse. A nos oreilles grondait un véritable ouragan, dont mon soutien était péniblement impressionné. «Mon Dieu, mon Dieu, disait-il en patois, quelle grêle! Mon fourrier, ne pourriez-vous pas aller plus vite?... Ah! bonne Vierge, ayez pitié de nous!»
Ses prières ne furent point vaines. Lui et moi, nous regagnâmes les jardins de Cernay sans nouvel accroc. Là, le capitaine se hâta de rallier la seconde section. Au moment où, comme nous l'avions fait trois quarts d'heure plus tôt, le reste de la compagnie s'élançait dans le champ que, sans figure de rhétorique, je venais d'arroser de mon sang, je reconnus la voix éclatante de Nareval. Avec un entrain qui me réjouit et un instant effaça l'impression des tristes détails de la veille, il criait: «Allons, les enfants! Allons, en avant, et vive la République!» Comme je poursuivais mon chemin vers l'intérieur du village, le capitaine demanda, courroucé: «Quel est l'homme qui s'en va?—C'est le fourrier, lui répondit le sous-lieutenant avec un ton de bienveillance tout nouveau pour moi. Il est grièvement blessé.—C'est bien!» ajouta M. Eynard en se disposant à suivre le lieutenant Barta et le sergent-major Harel, tandis que mes camarades nettoyaient leurs armes.
«Comment, déjà, mon pauvre ami?» me cria le brave Villiot en guise d'adieu. M'étant retourné à la question du capitaine, j'allais répondre; mais, au même instant, un léger émoi se produisit parmi ceux qui couraient en avant. A la vue d'un obus fonçant sur eux, le lieutenant leur jeta l'avertissement des tranchées de Crimée: «Gare la bombe! Couchez-vous!» Toute la section s'abattit ensemble, pendant que l'implacable projectile achevait sa course en bourdonnant. Une lueur, un éclatement, aussitôt suivi de la voix du lieutenant Barta: «Debout! en avant!» Tous les hommes se redressèrent et repartirent au pas gymnastique.
Tous, sauf un qui, la face en terre, ne bougeait plus. Deux soldats de la première section s'avancèrent pour l'aider à se relever: j'attendis leur retour avec angoisse. Après avoir soulevé le malheureux et l'avoir reposé à terre, ils revinrent, très pâles. «Le sergent Nareval», dit l'un, et, avec une expression d'horreur invincible, l'autre ajouta; «Tué. Il a le crâne ouvert.»
Depuis ce jour je crois aux pressentiments et je laisse glisser sur moi les railleries que parfois les sceptiques ne me ménagent pas. En allant au feu, sous la pluie des balles, je n'avais jamais été préoccupé, à l'excès, de la pensée de la mort, tout en mesurant assez froidement le danger. Quoique endommagé, plus, il est vrai, que ne le prévoyait mon beau-frère quand il prophétisait plaisamment la veille de mon départ, je suis cependant revenu. Louis Nareval, au contraire, d'aussi bonne volonté que moi, avait tremblé, le 8 décembre, parce que le spectre invisible, mais obsédant quand même, lui avait donné pour le lendemain le rendez-vous inévitable, le rendez-vous fatal.
Par la ruelle où la compagnie s'était engagée, encore intacte, deux heures plus tôt, je rentrai dans le village, en tirant le pied, en soutenant mon bras douloureux, et je me laissai tomber sur un banc de pierre, près d'une porte, plus triste encore que souffrant. Mon coeur était navré de la mort de mon plus ancien frère d'armes, et je regrettais en même temps ceux qui lui survivaient. De communes misères, surtout endurées pour une noble cause, nouent des liens solides. Par là se justifie l'assimilation faite entre le régiment et la famille, car la parenté s'affirme principalement dans les jours de peine et de deuil.
Si les balles bavaroises ne portaient pas toutes, les obus étaient meurtriers. Devant moi, sur le terrain où la veille nous avions manoeuvré, il en tombait, tombait toujours, et beaucoup faisaient des ravages dans un bataillon qui était massé là, en réserve. Les cacolets venaient faire leur sanglante récolte dans le village. Il en passa bientôt un près de moi, mais déjà chargé. Le conducteur s'approcha néanmoins. Il tira de sa poche un grand mouchoir à carreaux, tout neuf, dont il me fit une écharpe, et il m'engagea à le suivre, si je pouvais marcher, afin de me faire soigner plus tôt.
Mon sang, à la vérité, s'écoulait par les deux trous pratiqués dans mon bras, l'un assez près du poignet, l'autre à la sortie de la balle, presque au coude. Tous mes vêtements, capote, pantalon, guêtres, tout était inondé: je m'épuiserais sans doute à vouloir trop attendre. Et puis, par le temps glacial qu'il faisait, j'avais l'étrange et désagréable sensation de l'air s'infiltrant, au travers de mon bras, comme dans un tube. Je me décidai donc à suivre le cacolet. Mais ne voilà-t-il pas que, par une prudence fort naturelle, obligée même, le conducteur s'engagea dans le chemin le plus sûr, à l'abri des projectiles. Malheureusement c'était aussi le plus long. Ma jambe me faisait toujours souffrir; la longueur du circuit m'effraya. Après la vérification des pressentiments de Nareval, mon fatalisme était devenu tel, qu'il ne me vint pas à l'idée que je pouvais être atteint sur un point plutôt que sur un autre. Quittant mon guide, je coupai court, impunément, à travers le champ que plusieurs obus labourèrent devant moi et derrière moi.
A mi-chemin d'Ourcelles je rencontrai le sergent Gouzy. Il n'avait été frappé que par une balle morte, qui lui avait causé un engourdissement douloureux dont il était déjà guéri. Du moment que nos camarades se battaient, il avait hâte de les rejoindre. Le cadre de la compagnie étant fort réduit, je n'essayai pas de le retenir, bien qu'en vérité son appui m'eût été utile. Il y avait encore cent mètres à parcourir jusqu'au village, et j'étais à bout de forces. Je ne serais pas arrivé, si deux paysans n'étaient venus courageusement à mon secours.
Revêtus, comme en un jour de fête, de leurs habits du dimanche, ils suivaient anxieux le spectacle de la bataille, du seuil de leur demeure. Après s'être préparés à la quitter, ils ne pouvaient s'y résoudre. Ils voulaient espérer encore, sans l'oser tout à fait. Quelque cruelle que fût leur préoccupation, ils parurent l'oublier généreusement pour me donner des soins. Ils me firent asseoir à leur foyer, me présentèrent un cordial, et, sans toucher à mon bras, m'enlevèrent mon sac qui pesait fort sur mes épaules affaiblies.
Le temps passait, et, par la porte entr'ouverte, le bruit du combat nous parvenait, continu, de plus en plus intense. Dans mon état de faiblesse, je ne me rendais plus un compte très exact de la durée, ni des événements; mais il paraît que toute une division prussienne était venue appuyer les efforts des Bavarois à Villechaumont. Notre division, violemment canonnée, dut se replier sur la ligne de retranchement ménagée en avant de Villejouan et d'Origny, dans les tranchées que le 1er et le 2e bataillon du 48e avaient occupées la veille. Par ordre, mes camarades quittèrent ainsi vers midi leurs positions avancées. A eux échut la mission de protéger la retraite. «Sans quelques compagnies du 48e de marche et des chasseurs à pied qui, déployés en tirailleurs, firent bonne contenance au delà d'Origny, ce mouvement rétrograde eût dégénéré en déroute», au dire du général Chanzy. Le lendemain, 10 décembre, il cita la compagnie du capitaine Eynard à l'ordre de l'armée, à l'heure même où elle se distinguait de nouveau. Avec tout le régiment, elle reprit Origny à la baïonnette, avant l'aube. Il fut fait là de nombreux prisonniers. Dès qu'il fut engagé, le 48e ne se ménagea pas: dans les journées de Josnes, il perdit trois officiers, les lieutenants Combes, Lafranchi et Lespinasse, et 460 sous-officiers et soldats, tués ou blessés.
II
Pendant que mes compagnons d'armes devaient continuer à se conduire avec honneur, d'abord à Saint-Calais, et, en janvier, à Ardenay, sur le plateau d'Auvours, à Sillé-le-Guillaume, puis, suprême épreuve, dans Paris, au mois de mai 1871, j'allais prendre un repos trop tôt gagné, mais non exempt de toute épreuve.
Le 9 décembre, dès que mes paysans secourables virent plier notre ligne, l'un d'eux courut à la recherche d'un cacolet et nous l'amena presque aussitôt. On me hissa sur la chaise de gauche, et en contrepoids fut placé un autre fantassin qui avait été atteint au ventre par un éclat d'obus. Puis, en route vers Josnes, pour une destination indéterminée.
Le doux balancement de mon véhicule original, l'air vif de décembre qui me fouettait le visage, la secrète pensée que chaque pas de notre monture me rapprochait un peu des miens, le vague espoir de les aller retrouver sans que ma conscience eût rien à me reprocher, tout cela me ranima, me rendit coeur. Bien que le vent, en soufflant dans mon bras, me rappelât assez vivement ma blessure, je me sentis gagner par une sorte de joyeuse insouciance.
A ce moment—je m'en souviens—un capitaine d'état-major nous croisa sur la route: mon air de jeunesse le frappa sans doute et aussi tout le sang qui dégouttait de ma manche sur mon pantalon garance, qu'il maculait de larges taches vineuses: «Du courage, fourrier!» me dit-il affectueusement au passage. Sans forfanterie, je pus lui répondre que cela ne manquait pas, car pour lui parler je m'interrompis de fredonner le refrain de la retraite qui s'arrangeait dans ma tête à la pensée de mes parents:
V'là votre fils qu'on vous ramène,
Il est en bien triste état.
Souffrir, cela devrait apitoyer sur les maux d'autrui. Il faut avouer pourtant que mon voisin m'importunait fort, par ses plaintes et ses gémissements continuels. Les blessures au ventre sont très douloureuses; mais celle de mon compagnon n'était pas des plus graves. Son étui-musette avait heureusement amorti le coup. Ses vêtements étaient intacts, au plus était-il contusionné. Aussi je ne me faisais aucun scrupule de chantonner d'autant plus haut qu'il hurlait davantage.
Le bon tringlot qui dirigeait notre mulet subissait stoïquement cet étrange concert, tout au souci de sa fonction. Il tenait court le licou de la bête et choisissait avec soin le terrain, car, sur la route gelée, elle glissait à chaque pas. Mon voisin, entre deux soupirs, stimulait le zèle du conducteur. Rien n'y fit. Il était écrit que notre mulet tomberait; il tomba, en nous projetant à deux ou trois mètres. Dieu, quels effroyables cris! Comment songer à son propre mal, en entendant de telles lamentations?
Nous venions d'entrer dans un village qu'occupaient des mobiles. Vite relevés par quelques-uns d'entre eux, nous fûmes conduits dans l'auberge, et régalés d'une tasse de café bien chaud. Notre mulet s'étant de son côté remis de sa chute, les mobiles nous réinstallèrent avec précaution sur nos sièges et nous reprîmes notre odyssée par le chemin qui conduit à Mer.
Au départ nous avions passé devant des fermes où travaillaient des chirurgiens. Des hommes au torse nu taché de rouge, d'autres montrant, qui son bras, qui sa jambe ou son pied, cela avait glissé en quelque sorte sous nos yeux, sans faire sur moi une impression trop profonde. Mais, à mesure que le jour avançait et que nous nous rapprochions de la ville, différents chemins aboutissaient à la grande route où affluaient les blessés provenant des divers points du champ de bataille. Quelques-uns, les plus rares, suivaient à pied, beaucoup en cacolet, d'autres sur des chariots de toutes formes. Ils offraient un spectacle attristant. Parmi ceux qui étaient couchés sur des charrettes, il y en avait au teint blême et verdâtre. Les convoyeurs n'osaient sans doute pas se défaire d'un fardeau sacré, lors même qu'ils avaient la certitude de ne plus transporter qu'un cadavre. Dans une de ces voitures, j'eus la douleur d'apercevoir, vivant encore, mais trop privé de ses sens pour me reconnaître, le malheureux caporal Dariès. Il avait eu, à ce que m'apprit le charretier, une jambe broyée par un obus.
Derrière le remblai du chemin de fer, la ville de Mer montra enfin le faîte de ses maisons inégales, le grand toit de sa halle et son clocher qui, toute proportion gardée, rappelle modestement une des tours de Notre-Dame de Paris. La route passe sous un pont, et les habitations se dressent au delà. Au milieu du faubourg, notre conducteur s'avoua fort embarrassé. Il ne pouvait guère nous transporter plus loin, d'autant que nous avions besoin d'être pansés et de nous reposer; mais il ne savait où nous laisser. Une foule de malheureux, en attendant d'être évacués dans la direction de Blois, s'entassaient à la gare: nous n'y aurions trouvé aucun abri. Me souvenant de m'être arrêté dans un café du voisinage, je dis au soldat de nous y conduire. Depuis un mois, l'établissement avait été abandonné; les volets étaient clos. Alors, par une inspiration soudaine, j'indiquai à notre guide l'épicerie où j'étais entré quelques instants avant notre départ précipité pour Châteaudun.
Les blessés reçoivent vite leur récompense. Pour eux, la sollicitude de tous s'éveille aussitôt. Nous fûmes charitablement accueillis par la personne qui m'avait reçu naguère. Tout exigu que fût le logement qu'elle partageait avec sa tante, au fond du magasin, elle nous y installa près du feu, mon compagnon et moi, et, en apprenant que nous n'avions reçu aucun soin, elle nous quitta brusquement. Elle se mit à parcourir la ville, qu'encombraient les troupes de la division Camô, rétrogradées de Beaugency. Le premier chirurgien qui se trouva sur son chemin, elle nous l'amena.
C'était le docteur Charles, médecin-major du 1er régiment de gendarmerie mobile. Après avoir déclaré à mon plaintif compagnon qu'il pourrait reprendre son service dans quinze jours, il s'occupa de moi. Avec affabilité, secondé d'ailleurs par la jeune fille, il me fit un pansement sommaire; puis il me délivra un certificat constatant la gravité de ma blessure et spécifiant qu'elle exigerait trois mois de soins. J'aurais dû m'en affliger, mais je ne vis là que l'autorisation implicite de regagner le nid familial.
Le docteur fut remercié par notre bienfaitrice, dont la bonté ne se démentit pas un instant et que ma reconnaissance se plaît à rappeler.
Chose remarquable, ce court épisode, qui a semé dans mon souvenir un poétique bouquet au parfum impérissable, fut rempli, en un cadre tout prosaïque, de soins matériels infimes. Préparer un petit chiffon de toile, y étendre prestement du beurre frais, à défaut de cérat, pour oindre mes plaies. Me faire prendre du bouillon, que de son souffle elle avait refroidi. S'abaisser ensuite jusqu'à défaire mes guêtres ensanglantées, pour me permettre de me délasser sur un matelas qui avait été étendu dans l'atelier d'un menuisier voisin. Mais la charité ennoblissait tout cela. Malgré ma faiblesse, je n'en étais pas moins honteux de voir cette inconnue s'agenouiller à mes pieds. «Laissez donc, me dit-elle avec un triste sourire; n'est-ce pas notre seule manière, à nous autres, de servir notre malheureux pays?»
Le malheur d'autrui n'abolit pas le nôtre; mais il peut nous enseigner à le mieux supporter, en nous rappelant que l'échelle des maux est infinie. Sur mon grabat, je dus me faire tout petit, pour partager la place avec un pauvre diable qui avait les deux bras brisés. Jusqu'au jour je n'osai me remuer, de peur de heurter le misérable que sa double blessure immobilisait comme un mort. Or les nuits de décembre sont interminables, et celle que je passai là me parut bien la plus longue de ma vie. Le sommeil me fuyait, et mon cerveau semblait tourner dans ma tête. A la lueur vacillante d'une veilleuse, les objets environnants prenaient des formes étranges, fantastiques, effrayantes. L'établi du menuisier, dont l'ombre s'étendait jusqu'à nous, offrait l'aspect d'un catafalque. Plusieurs planches, dressées contre les murs, avaient des blancheurs de fantômes, et le jeu de la lumière leur donnait un semblant d'agitation. La fièvre gagnait sur moi, incontestablement, et quand, par un effort de volonté, je parvenais à la vaincre, à ressaisir le sentiment exact des choses, une autre terreur surgissait. Je prêtais anxieusement l'oreille aux rumeurs de la rue.
A la nouvelle de l'abandon de Beaugency, le bruit s'était répandu que les Allemands s'avançaient rapidement et que la ville de Mer allait être envahie. Les chevaux qui parfois passaient au galop, appartenaient-ils à nos estafettes ou à quelques uhlans audacieux? Etaient-ce déjà les pas de nos ennemis qui résonnaient sur le pavé de la rue? Le jour allait-il nous trouver libres, ou prisonniers?
Dans l'immobilité pénible où j'étais réduit, un incident futile vint cependant me distraire. Un petit objet, comme un caillou, roulait sous mes talons, me gênait: je me creusai vainement l'esprit à en déterminer la forme et la nature, sans pouvoir l'atteindre. Au jour enfin, je reconnus une balle tronconique, de la grosseur du pouce, toute mâchée. C'était celle qui m'avait blessé: après m'avoir contusionné la cuisse, elle était descendue dans ma guêtre. Soigneusement je la recueillis. Mon frère aîné m'avait demandé un souvenir des Allemands: ils ne m'avaient pas laissé en ramasser un, mais me l'avaient envoyé: faute de mieux, il faudrait que mon collectionneur s'en contentât. Je comptais bien pouvoir le lui rapporter, les troupes françaises occupant encore la ville. En les voyant circuler dans la rue, j'éprouvai autant de joie que si elles venaient réellement de nous délivrer.
Le 10, dans la matinée, il me fallut donc dire adieu à ma gracieuse et douce infirmière. Tremblant de fièvre et de froid, boitant, traînant l'aile et tirant le pied, je gagnai la gare, où, d'heure en heure, des trains formés à la hâte emportaient par centaines des débris humains de l'armée de la Loire. Dans la station gisaient les plus grièvement atteints. D'autres, qui, comme moi, pouvaient marcher encore, gagnaient le bord de la voie. Parmi eux, quelques-uns de nos adversaires, Bavarois au casque en cuir bouilli. Deux avaient été frappés à la tête, un autre au bras. La solidarité du malheur ne s'était pas encore établie d'eux à nous. Trop des nôtres subissaient leur sort pour que notre rancune pût tomber tout d'un coup. Du reste, ils paraissaient résignés, sous leurs linges sanglants.
Ils furent bientôt embarqués, et de mon côté je trouvai place dans le fond d'une voiture à bestiaux. Quoique ma jambe fût toujours raide et endolorie, je n'eus garde de me coucher: je m'efforçais de taper des pieds dans mon coin. Long exercice. Le train glissa, tout doucement par bonheur, hors des rails, pendant la première nuit: le trajet, de Mer à Bordeaux, dura quarante-huit heures, par un froid sibérien. Les malheureux, qui autour de moi n'avaient pas la ressource de m'imiter, enduraient le martyre. Tandis que d'autres souvenirs me reviennent avec une admirable netteté, ce triste tableau, trop longtemps placé sous mes yeux, échappe à ma mémoire. De cet entassement se dégage un petit chasseur à pied, au visage d'enfant, grelottant en un coin, dans sa veste courte, sans manteau ni couverture: il avait—je crois—une main écrasée. Plus près de moi est étendu un malheureux garde-mobile dont le pied tient à peine à la jambe, par quelques fibres.
Pourtant ni les uns ni les autres ne se plaignaient guère. Il ne fut certainement pas échangé dix paroles entre nous durant ces deux longues journées: c'est une chose remarquable que la morne résignation des soldats mutilés. Aux prises avec la douleur, en attendant la révélation du grand mystère de la mort, ils deviennent silencieux et graves. Les hurleurs sont généralement les moins atteints. Les autres regardent venir stoïquement la guérison incertaine, lointaine en tout cas, indifférents à ce qui les environne et dédaigneux même de la commisération.
A Bordeaux, quant à moi, j'étais vaincu. La fièvre commençait à m'accabler; mon bras semblait s'appesantir davantage d'instant en instant: je craignais de ne pouvoir résister jusqu'au terme de mon voyage. J'appris d'ailleurs avec inquiétude que notre train allait être dirigé sur Mont-de-Marsan et sur Bayonne. Un sous-intendant militaire se trouvait sur le quai; je lui exprimai mon désir de rentrer à Toulouse, et lui parlai du certificat du docteur Charles. Il n'hésita pas à me faire descendre; il m'autorisa à aller prendre un autre train, à la gare Saint-Jean, de l'autre côté de la Garonne, après m'avoir engagé à me faire panser dans une salle dont il m'indiqua l'entrée.
Cette salle était le hall d'attente, peu élevé de toiture, mais d'une très vaste superficie. Le gaz l'éclairait médiocrement. Quand je poussai devant moi la porte vitrée, une odeur âcre me prit à la gorge, une odeur indécise, entre l'abattoir et le charnier. Le sol n'était qu'une immense litière, jonchée de victimes saignantes, et, de distance en distance, circulaient avec précaution quelques soeurs grises dont les cornettes blanches semblaient lumineuses dans l'obscurité relative. Une rumeur de plaintes, dominée par des hurlements sonores, s'élevait de ce lit commun de nobles souffrances. A ce douloureux spectacle, j'oubliai mon propre mal et me sentis assailli par de plus hautes pensées.
Dans notre guerre à outrance, il fallait bien que la victoire restât à l'une des deux nations: l'autre, à défaut de gloire, pouvait du moins revendiquer l'estime du monde, en se défendant jusqu'à l'épuisement. Dans cette lutte où tombaient tant de Français, peu importait qu'ils fussent vaincus: il est vrai que nous n'ajouterions pas de trophées à ceux que nos aînés ont entassés à l'hôtel des Invalides; mais nous souffrions assez pour avoir droit plus tard au respect de nos cadets. Oui, malgré nos désastres inouïs, nous pouvions sans forfanterie, comme les Russes après la défense héroïque de Sébastopol, répéter le mot du vaincu de Pavie: Tout est perdu, fors l'honneur.
Devant le sombre tableau qui s'était offert à mes yeux, une pitié profonde, mêlée d'un certain orgueil, m'avait donc envahi. Nareval, Dariès, le malheureux caporal Tillot, et mes autres compagnons d'armes, qui, peut-être, avaient succombée à leur tour, tous me revinrent en mémoire; et en pensant à eux je fus saisi de la crainte de fouler aux pieds quelques-uns des martyrs qui se tordaient sur cette paille ensanglantée, tandis que mon bras n'exigeait pas des soins immédiats. Quand j'eus refermé la porte de l'étrange salle d'attente où l'on sentait planer la mort, je m'éloignai en frissonnant malgré moi: je quittai la gare pour marcher un peu, pour me convaincre aussi que, quoique frappé, je n'étais pas tout à fait abattu.
Quelque temps avant la guerre, j'avais fait à Bordeaux un court séjour chez de vieux amis de mon père; mais ils habitaient loin du centre, près de Caudéran, une maison isolée, ce que les Bordelais nomment une échoppe. La ville m'était peu familière. L'idée d'aller si loin ne m'était pas venue d'abord; seul sur le pavé de la Bastide, dans la demi-obscurité de l'aube luttant avec la lueur pâlissante des papillons de gaz, devant la vaste étendue brumeuse qui marquait le lit du fleuve gascon, j'eus une sorte de défaillance morale; il me parut impossible de reprendre ma route sans un relais, je me laissai séduire à la pensée de me reposer en face de visages amis. Mais près d'une lieue me séparait de Caudéran, une lieue de quais, de places, de rues. Comment se retrouver dans un pareil dédale?
Heureusement, au fond de mon gousset, dormait un écu de cinq francs, superstitieusement gardé comme un en-cas suprême. Le moment était venu de faire donner la réserve. Devant moi se trouvait un débit où mangeaient et buvaient quelques débardeurs du port; j'y entrai. Tandis que je prenais une tasse de café, un homme voulut bien m'aller chercher une voiture. Une heure durant, elle me cahota; du moins, mon bras répercutait les moindres secousses. Elle me déposa tout là-bas, au moment même où nos bons amis ouvraient leurs volets.
Il serait difficile de peindre leur pénible surprise, en me reconnaissant dans le militaire, pâle et faible, qui ne pouvait parvenir à ouvrir la voiture. Ils accoururent, firent céder la portière, me soutinrent jusque dans la maison. Le premier moment de stupeur passé, les braves gens préparèrent pour moi, afin de m'avoir plus près d'eux, un lit où personne ne s'était reposé depuis qu'ils y avaient vu mourir leur unique enfant. Ensuite ils appelèrent mon père par le télégraphe.
III
A partir de cet instant, la sollicitude la plus éclairée, les soins les plus habiles ne cessèrent de m'être prodigués. Mon père, arrivé par le premier express, put amener près de moi le docteur Fusier, médecin principal des armées, que les fiévreux du Mexique et plusieurs générations de polytechniciens ne peuvent avoir oublié. D'un léger coup de bistouri, il me fit une incision par où treize esquilles, nombre fatidique, devaient être extraites successivement, et il autorisa mon transport à Toulouse en coupé-lit. Le lendemain, à cheval dès la première heure, lui-même vint présider à mon embarquement.
Pour le voyage, comme mes habits de guerre nécessitaient une désinfection, j'avais été enveloppé dans des vêtements civils. La fièvre aidant, je n'étais guère qu'un paquet inerte, presque inconscient. Il me souvient pourtant que, devenu le point de mire des voyageurs, je fus pris à la gare d'un mouvement d'enfantine coquetterie. De ma main libre, j'arrachai au moins la coiffure d'invalide dont nos amis m'avaient orné: il me répugnait de rentrer dans ma ville sous le casque du pacifique roi d'Yvetot. Au bout du trajet, autre motif de protestation. Une civière avait été amenée pour moi de l'hôpital militaire à la gare de Toulouse; je refusai d'y prendre place; je refusai énergiquement, et rien ne put me faire céder, car ce n'était plus la coquetterie qui m'animait: mais à aucun prix je ne voulais être rendu à ma mère comme un cadavre.
A ce moment, sur le quai de la gare, monseigneur Desprez, l'archevêque du diocèse, se trouvait là fortuitement; il fit quelques pas à ma rencontre. Après m'avoir adressé de bienveillantes paroles, il me donna sa bénédiction. Puis une voiture m'emporta avec mon père, et, enfin, par un dernier effort, je pus recevoir debout l'embrassement maternel.
Douce étreinte, accompagnée de larmes dont le seul souvenir me paraît plus précieux que la possession d'une rivière de diamants. Oui, nous pouvions nous embrasser, nous embrasser de bon coeur. Au milieu du désastre national nous nous sentions la conscience légère, exempte de tout reproche.
Dans cet état, le bonheur ineffable du retour était d'autant plus appréciable, que le danger avait été réel. Ce danger, le mal physique le rappelait, pour la jouissance du revoir. Un rien, une légère déviation de la balle, j'étais tué et perdu pour ma mère; elle était perdue pour moi. Au contraire, je lui étais rendu, pleinement rendu, pour redevenir pendant quatre longs mois son petit enfant. Oui, toutes les mères ont prodigué au leur des soins de toutes les heures, heures de jour et heures de nuit: elles leur ont témoigné un dévouement absolu, sans borne; mais la mienne m'a prodigué ces soins, m'a en un mot donné la vie deux fois, et, la seconde fois, j'étais conscient de tout; il m'a donc été possible de lui vouer une reconnaissance presque proportionnée à sa tendresse.
Si, pour apprécier cette immense affection, il m'avait fallu un contraste, ce contraste ne m'eût pas manqué. Puisque j'avais survécu, je devais au malheureux Nareval d'accomplir son dernier souhait, aller dire à ceux dont il m'avait donné le nom, le soir du 8 décembre, qu'il avait su bien mourir. Son ombre même ne devait pas être heureuse. Ma guérison traînait beaucoup et devenait douteuse; je n'avais pas de peine à m'en apercevoir: j'obtins de mon père qu'il se chargeât d'aller à l'adresse indiquée. Nul n'était mieux fait pour remplir avec tact la pénible mission dont je désespérais de pouvoir m'acquitter. Mais ceux qui avaient eu les dernières pensées de mon infortuné compagnon ne lui accordèrent qu'indifférence en retour. Mon père, pour les préparer, parla d'abord d'une blessure, d'une blessure grave. «Vraiment, ce pauvre Louis! C'était un brave garçon!» dirent-ils simplement. Les premiers, ils parlèrent de lui au passé, froidement, le tuant en quelque sorte de nouveau, en effigie.
Le délai prévu par le docteur Charles fut de beaucoup dépassé. Décembre, janvier, février, mars, avril, tout ce temps s'écoula sans amélioration. Au contraire, toujours au lit, le bras dans un affreux état, je m'affaiblissais, je dépérissais, je m'en allais visiblement, en dépit des soins dévoués du docteur Henri Molinier. Bien qu'il prît la peine de me panser lui-même matin et soir, il désespérait de me guérir; à moins d'en venir aux moyens extrêmes. Chaque jour, il parlait plus fermement de l'amputation: mais, quelque pessimiste qu'il fût, sa patience ne se démentait pas. Faible comme un moribond, j'atteignis le mois de mai, moins à plaindre, sans doute, que mes camarades qui guerroyaient encore, sous les balles françaises, autour du Mont-Valérien, à l'Arc de Triomphe, à Montmartre, à la Chapelle.
Aux Buttes-Chaumont, Villiot, devenu sous-lieutenant, mérita d'être cité à l'ordre du 1er corps de l'armée de Versailles. Nos trois officiers furent décorés vers le même temps, et mon successeur eût pu l'être sans injustice. Atteint d'une balle en pleine figure, le sergent-fourrier Leyris la fit ressortir lui-même de sa blessure, en pressant sa joue de toute la force de ses doigts. Il refusa d'ailleurs de quitter la compagnie. Sa plaie bandée, il continua de se battre jusqu'au dernier jour. Harel, Gouzy, sans rencontrer d'occasions si éclatantes, poursuivaient simplement l'accomplissement de leur dur devoir. Seul Laurier, qu'au moins une fois Villiot avait surpris loin de son poste, était rentré en congé à Marseille, où il se vantait d'avoir dédaigné l'épaulette.
Tout d'un coup, la constance et le dévouement du docteur Molinier furent enfin récompensés. Les prières de ma mère aidant, j'entrai presque subitement en convalescence. Un jour, en cachette de mes parents, je parvins, après une heure de patients efforts, avec l'aide d'une amie du voisinage, à glisser mon bras ankylosé dans la manche trouée de mon habit de guerre, ce bras si largement labouré par la lancette du chirurgien, ce bras qu'avait si longtemps menacé le couteau de l'opérateur, ce bras qui m'avait été conservé miraculeusement.
Soutenant à peine ma main cependant lourde comme du plomb, j'apparus soudain, triomphant, aux yeux de tous les miens réunis pour le repas du soir. Quelle surprise, et quel attendrissement! Ah! j'ai causé bien des soucis à ma mère, il est vrai; mais, en revanche, quelles joies infinies!
Nulle autre récompense ne pouvait égaler celle-là, et elle m'a suffi. Aussi, en dépit des plus vives souffrances, malgré l'énervement de ma longue maladie, dans l'angoisse de très douloureuses opérations, aucun regret n'est jamais venu obscurcir ni troubler ma conscience. Aux amis qui s'apitoyaient sur moi, j'ai pu répéter sans cesse, en toute sincérité, ce vers si simple du grand Corneille:
Je le ferais encor, si j'avais à le faire.
TABLE DES MATIÈRES
Échos des premiers revers
Le 48e régiment de marche
En campagne
La déroute
Bataille