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Journal d'une Comédienne Française sous la Terreur Bolchevik, 1917-1918

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The Project Gutenberg eBook of Journal d'une Comédienne Française sous la Terreur Bolchevik, 1917-1918

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Title: Journal d'une Comédienne Française sous la Terreur Bolchevik, 1917-1918

Author: Paulette Pax

Release date: April 23, 2022 [eBook #67910]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Original publication: France: L'Édition, 1919

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK JOURNAL D'UNE COMÉDIENNE FRANÇAISE SOUS LA TERREUR BOLCHEVIK, 1917-1918 ***

PAULETTE PAX
du Théâtre Michel de Petrograd

J O U R N A L
d’une
Comédienne Française
sous la
Terreur Bolchevik

[pas d'image disponible.]

JOURNAL

D’UNE COMÉDIENNE FRANÇAISE

SOUS LA TERREUR BOLCHEVIK

Il a été tiré de cet ouvrage dix exemplaires
sur papier pur fil Lafuma, marqués A à J, non
mis dans le commerce


JUSTIFICATION DU TIRAGE





PAULETTE PAX

DU THÉATRE MICHEL, DE PETROGRAD
———

J O U R N A L

D’UNE

Comédienne Française

Sous la Terreur Bolchevik

1917-1918



PARIS (VIᵉ)
L’ÉDITION
4, RUE DE FURSTENBERG, 4
MCMXIX

Aux pauvres et aux riches,
aux heureux et aux malheureux.

Ces pages sincères furent écrites au jour le jour, sous l’impression des heures écoulées, heures tragiques pour la plupart.

Je n’ai raconté que ce que j’ai vu. Je l’ai raconté tout simplement, avec mon angoisse, et avec mon cœur.

En pleine tourmente de la révolution bolchevik, avec quelques autres, nous avons fait ce que nous pouvions, ce que nous devions, pour notre cher pays.

Et je suis heureuse de pouvoir parler un peu de ces choses, que l’on n’a pas dites.

Paulette Pax.

 

 

UNE COMÉDIENNE FRANÇAISE
SOUS LA TERREUR BOLCHEVIK

PREMIÈRE PARTIE

30 décembre 1916.

A l’issue de la représentation du Roi, au théâtre Michel, le grand-duc Dimitri, cousin de l’empereur, fils du grand-duc Paul, a tenu à se faire présenter les artistes.

Il s’est montré spécialement aimable à mon égard:

«—Quelle jolie robe vous avez, mademoiselle! a-t-il daigné me déclarer. N’est-elle pas faite à la machine?»

Pour l’honneur du commerce français, j’ai répondu, avec une belle révérence de cour, que la robe était entièrement faite à la main.

Mes camarades sont ravies de la présentation à cette Altesse impériale qui est célèbre à la cour, mais que l’on voit trop rarement aux représentations françaises. Nous sommes en pleine saison des grands-ducs.

Dimitri est regardé avec curiosité et sympathie. Nous admirons toutes sa silhouette élégante, sa distinction. Il est très jeune, mais je suis frappée de sa pâleur.

Son amabilité est réelle, mais on dirait, à voir ses yeux, que sa pensée est ailleurs. Il s’arrête un long moment encore, pour me parler, comme s’il y prenait un particulier plaisir. Il a fait signe aussi à Renée Baltha, qui vient de jouer avec moi, et, brusquement, le grand-duc nous demande:

«—Voulez-vous venir souper ce soir avec moi, toutes les deux?»

Sa voix est sèche et l’intonation me surprend.

Il ajoute:

«—Je donne à souper au Palais de marbre...»

L’invitation serait tentante. Ces soupers sont célèbres par leur luxe inouï. La grande ballerine Karali, maîtresse de Dimitri, présidera sans doute.

Déjà l’on nous considère, Baltha et moi, avec envie.

Tout à coup, le grand-duc ajoute, d’un ton qui est devenu grave, étrange même:

—Ce sera un souper historique.

Mais, à ce moment, d’autres dames sont présentées. Nous n’avons pas eu le temps de répondre.

Ma camarade et moi nous nous regardons, avec une même pensée d’inquiétude.

Sur quel ton a été prononcé ce mot: historique?...

En ce singulier pays, il y a trop d’heures historiques.

Et puis je suis très fatiguée, ce soir.

Baltha aussi est fatiguée.

Bah! quelque fantaisie nouvelle, coûteuse, quelque orgie, comme ces princes de la couronne savent en organiser pour distraire leur neurasthénie!

Décidément, nous n’irons pas.

Mais nous avons un peu de curiosité, tout de même, de savoir ce qui va se passer...

Nous l’apprendrons demain.

31 décembre.

Est-ce possible? le bruit court que cette nuit, au Palais de marbre, en plein souper, historique en effet, le grand-duc Dimitri a tué Raspoutine...

Raspoutine!

La mort de Raspoutine, c’est à la cour tout un effondrement, toute une révolution...

5 janvier 1917.

C’était exact, et Baltha et moi nous l’avons échappé belle... N’est-ce pas de la folie d’avoir osé s’attaquer à ce grand favori de l’impératrice, à ce personnage mystérieux qui menait ici la politique?

On dit que l’empereur a sévi, que le grand-duc assassin est exilé en Perse.

Mais on a l’impression que dans le peuple cette fin de Raspoutine est un soulagement immense.

Tout le monde, même au théâtre, ne parle plus que de cet assassinat.

23 février.

Décidément, ce beau grand-duc, dont la prestance reste inoubliable en mon souvenir, a, par son geste tragique, changé bien des choses, dans ce singulier pays. Il règne à Petrograd une effervescence inaccoutumée. Des pelotons de cosaques circulent. Des devantures hâtivement se ferment, sans qu’on se rende compte exactement du danger qui menace.

Y a-t-il un danger? Le théâtre Michel joue comme à l’ordinaire. Nous répétons même, en spectacle nouveau, l’Idée de Françoise. Notre petite troupe, qui comprend Henriette Roggers, Lucienne Roger, Renée Baltha, André Dubosc, Francen, Hasti, Colin et moi, travaille avec le même zèle.

Personne n’a de précisions sur les nouvelles; on sait seulement que, du côté russe, la guerre ne va pas bien et que, sur le front de France, on n’avance pas.

L’assassinat de Raspoutine changera-t-il quelque chose?

Une amie que je vais voir à l’hôtel de l’Europe me confirme mes appréhensions. On parie de troubles sérieux et on lui a conseillé de ne pas sortir.

24 février.

Je suis allée au théâtre pour la répétition générale de l’Idée de Françoise et j’ai dû passer par le Newsky. Il est midi et demi. Le calme règne. Les promeneurs se pressent nombreux, comme à l’ordinaire. Un beau soleil fait resplendir les ors de la cathédrale de Kasan, cette merveille. Je fais même un détour pour aller m’acheter une ombrelle.

Soudain le décor se transforme, comme sous une baguette magique... Au lieu des paisibles promeneurs de tout à l’heure, des gens inquiets, des femmes qui parlent à voix basse et vont aux nouvelles.

On entend une galopade qui se rapproche. Tout le monde cherche à se garer.

Ce sont les cosaques.

Pourquoi?

Où sont les manifestants? Dans quelle direction?

La trombe des cavaliers passe, sinistre. Toute la circulation est interrompue. Des tramways surchargés de monde encombrent l’entrée des voies adjacentes.

Mon auto essaie de passer. Heureusement deux officiers qui, probablement, m’ont reconnue, l’escortent jusqu’à la Kaniouchnaïa. Sans cela je ne serais jamais arrivée.

J’arrive au théâtre Michel, quelque peu émue.

Dans ce quartier-là, il n’y a pas eu de tumulte. Les gens écoutent avec incrédulité le récit de mes émotions.

«—Tout va s’arranger, ce n’est rien», disent-ils.

Je proteste, car ce n’est pas là mon opinion. J’ai entendu parler des femmes. Le peuple en veut aux nouveaux riches, dont le luxe effréné est une insulte.

Il paraît que,—tandis que le pain commence à manquer, que le bas peuple souffre une cruelle misère, depuis que tant d’hommes sont partis à la guerre,—trop de grands personnages ont édifié des fortunes scandaleuses, en spéculant.

On spécule sur tout, sur les stocks de vivres, sur l’armement, sur les fournitures militaires. Comme ce sont des hauts dignitaires pour la plupart, ou des gens très protégés, la justice n’a pas à s’en mêler.

Hélas! la justice en Russie!... Quelle comédie!...

25 février.

Les manifestations continuent dans les rues, dans certaines rues, du moins. Je suis obligée sans cesse, pour circuler, de faire des détours.

On joue pourtant. Première solennelle avec les invitations d’usage. Mais les grands-ducs ne sont pas dans leur loge. Elle est restée vide toute la soirée.

Le public, malgré ce qui se passe, a son élégance des beaux soirs. Bijoux à profusion. Toilettes somptueuses. Le théâtre est plein. Les ambassadeurs sont à leurs places; on se montre sir Buchanan et M. Paléologue. Ils sont venus, bien qu’on chuchote que la guerre, là-bas, va mal. Mais on est si peu renseigné, au fond. Que sait-on? On se montre des personnalités du parti des Cadets, le parti qui est derrière toutes ces manifestations. Voici Milioukoff avec sa carrure un peu lourde, sa figure énergique barrée d’une courte moustache grise.

Pourquoi ai-je l’impression que la pensée de tous ces gens est ailleurs?

Il me semble que personne n’applaudit, ou si peu. La pièce est cependant charmante et nous y mettons toute notre conscience.

J’ai l’impression, surtout, que ce que nous faisons là est ridicule, que jouer la comédie en ce moment ne rime à rien. Si on s’en allait, si on laissait tout en plan! Que signifient ces diamants, ces épaules nues, ce luxe, alors que, dans la rue voisine, les cosaques passent, refoulant des hommes qui gesticulent, écrasant des femmes? Le contraste n’est-il pas excessif?

Daumerie, notre régisseur, est nerveux. L’excellent homme n’a pourtant guère ce défaut, à l’ordinaire. Il nous dit qu’il a entrevu l’intendant des théâtres, Teliakowsky, qui n’a fait qu’une apparition. Ce haut fonctionnaire, dont nous dépendons, nous fait rarement la grâce d’une visite. C’est le type du bureaucrate de cour, inutile et prétentieux. Les pièces sérieuses ne l’intéressent pas. Il ne s’intéresse qu’aux vaudevilles.

Fugitives impressions. Le métier nous reprend. La pièce s’achève dans un bon mouvement, jouée serré.

Déjà en me rhabillant, je me sens davantage d’aplomb.

Le gouvernement va prendre des mesures. Il est impossible qu’il montre une faiblesse, qui serait dangereuse.

26 février.

On se bat toujours sur le Newsky et près de la gare Nicolas. Les blessés, affirme-t-on, sont plusieurs centaines. Qu’est-ce que tout cela va devenir?

La foule demande du pain.

Et, dans cette foule, des voix aussi, des voix nombreuses, demandent la paix.

La paix! Hélas!... On est en pleine retraite du côté de la Galicie. Sur la guerre courent les plus contradictoires rumeurs. Il est impossible d’être renseigné. Les journaux se contentent de donner sèchement les communiqués des Alliés. Mais le bruit circule—que vaut-il au juste?—que les communiqués allemands sont tout différents.

Nous autres, Français, nous sommes atrocement préoccupés.

Le bas peuple, lui, ne se frappe pas de la guerre. Il est trop apathique. Nitchevo. Ce qui le fait ainsi sortir dans la rue, c’est le manque de vivres. Le problème, à ce point de vue, devient angoissant, mais son apathie déconcertante est-elle capable de manifester vraiment?

Contraste pénible, ce problème n’intéresse pas les classes aisées. Elles ont fait, isolément, des amoncellements de vivres dans leurs caves, dans toutes sortes de cachettes.

Je suis allée, en longeant la Newa, prendre le thé à l’hôtel Medwied... Oui, le thé... car il n’y a encore rien de changé dans les hôtels à la mode. Tout y est d’un prix excessif, mais le luxe y continue, et les réunions mondaines sont nombreuses.

Le temps est superbe. Le soleil presque chaud. Dans ce quartier, tout semble relativement calme. Quelques rares coups de feu seulement, au loin.

Mais voilà que brusquement, en passant sur le petit pont qui se trouve près de l’église de la Résurrection et qui longe la caserne, j’entends des cris et je vois un officier reculant devant des soldats qui sortent en brandissant des armes.

N’étant pas en traîneau, j’ai pris ma course à travers le Champ-de-Mars, et j’ai bien fait. Derrière moi éclatait une fusillade.

Hors d’haleine, je me suis réfugiée à l’ambassade d’Angleterre.

Puis, quand le calme est revenu, je suis repartie vers l’hôtel Medwied, où l’on a paru étonné de mon retard.

Étrange pays, où gronde la révolution qui sera peut-être demain la plus terrible des révolutions, où l’armée, celle qui fait la guerre, bat en retraite, et où continue pourtant la vie mondaine, la vie de luxe, dans tout ce qu’elle a de superficiel.

Oui, mais jusqu’à quand?...

Vais-je jouer, ce soir?

Je me suis informée par téléphone—le téléphone marche mieux que jamais.—Il n’y a rien de changé à la représentation.

Quand j’arrive au théâtre, je trouve mes camarades bouleversées. Chacun raconte des atrocités, dont la réalité lui a été affirmée. Devant l’hôtel Dagmar, un officier a tué, à bout portant, un ouvrier.

On affirme que le frère du colonel qui est commissaire du théâtre Michel a été poignardé au moment où il arrachait un drapeau rouge des mains d’un manifestant.

Que va-t-il advenir aussi du colonel? Par une réglementation surannée, absurde, c’est de lui que nous dépendons. La Russie est pleine ainsi de sinécures artistiques données en avantageuses prébendes à des officiers de l’entourage de l’empereur. Notre théâtre est infesté de ces inutiles, du haut en bas. On voit une haie de fonctionnaires à toutes les portes, chargés de les garder ou de les ouvrir, et forcément serviles, obséquieux...

Tous ces événements que l’on colporte ne nous donnent guère le cœur de jouer la comédie. D’ailleurs, pourrons-nous jouer? Il n’y a à peu près personne dans la salle. C’est la première fois. Le règlement est formel: s’il y a moins de sept spectateurs, on ne joue pas.

Combien sont-ils? Derrière le rideau, tout prêts mais très énervés, nous comptons. Ils sont quatre... non... cinq.

La situation est ridicule et tragique. Voilà un sixième spectateur. Nous recomptons avec Daumerie. Six, pas plus... Pour ma part, je voudrais être à cent lieues de là...

—Levez! commanda tout à coup la voix de Daumerie.

Hélas! notre régisseur a vu arriver le septième spectateur, le fatal septième.

Et, pour respecter ces maudits statuts, nous jouons la pièce, mais en conscience, absolument comme si la salle était pleine. Nous mettons même une sorte de coquetterie, fébrilement, à nous distinguer.

Il me semble que je n’ai jamais aussi bien tenu de rôle.

Devant sept spectateurs pourtant, quelle dérision!

Je ne peux pas m’empêcher de fixer des yeux ce septième, ce fâcheux, cet intrus.

Je le trouve effroyablement laid, avec des cheveux hirsutes, des yeux méchants, des mains sales. Cet homme doit incarner toute la révolution qui gronde. Je remarque qu’il ne s’est pas assis dans un fauteuil, mais sur un simple strapontin... Qu’est-il venu faire là?...

27 février.

Je m’étais endormie d’un lourd sommeil, brisée par ces émotions. Mais voilà Lydia, ma femme de chambre, qui me réveille de bonne heure, de trop bonne heure. Elle me supplie de me lever. Ce qu’on craignait est arrivé. Les soldats sont passés du côté du peuple et massacrent les officiers qui leur commandent de tirer sur les manifestants.

La situation de mon appartement est dangereuse. J’habite au rez-de-chaussée et je suis à la merci de ces hommes. Il n’est que temps de prendre des précautions.

Rapidement j’ai fait fermer tous les volets, mais nous guettons derrière, angoissées, cherchant à nous rendre compte de ce qui se passe. Un régiment, certainement, approche. On entend le roulement lourd des pas, les bottes qui frappent le pavé. Ce doit être un corps de l’Oural ou de Sibérie amené là en hâte et dont le gouvernement est sûr. Il n’hésitera pas à tirer sur le peuple, et ce qui va se passer peut devenir atroce.

Déjà, au loin, on entend des coups de feu.

Mais à quoi bon se désoler, perdre la tête! Je veux, moi aussi, garder ce calme fataliste de tant de gens d’ici. Nitchevo!

Il faut parer au plus pressé, c’est-à-dire enlever de ce rez-de-chaussée tout ce qui est précieux. J’ai des bibelots, des bijoux.

Je me suis habillée en hâte et suis montée au quatrième demander à une aimable locataire que je connais de donner asile à ce que je voudrais sauver.

En de pareils moments, il y a des services qu’on ne refuse pas.

Ce déménagement improvisé et mené en vitesse a quelque chose de tragique et en même temps de ridicule, comme tout ce qui se passe ici. Mais le plus important est fait.

Il s’agit maintenant de matelasser toutes les issues, car la fusillade se rapproche.

C’est un bouleversement général de mon pauvre appartement. Tout est utilisé pour calfeutrer hermétiquement les fenêtres qui donnent sur la rue: matelas, oreillers, coussins sont appliqués tant bien que mal. Heureusement que l’électricité fonctionne. C’est même inouï comme chaque chose fonctionne normalement dans des circonstances aussi émouvantes, où l’on pourrait croire tous les services suspendus.

Jusqu’au téléphone, qui m’appelle et pour quelque chose d’insignifiant. Une amie habitant une villa de la banlieue de Pétrograd me demande si je joue demain. Elle voudrait m’entendre et souhaite louer des places.

Est-ce que je sais, moi, si l’on jouera demain!

Les coups de feu ne cessent plus. On distingue mal avec tout ce qui bouche les fenêtres.

Paula, ma cuisinière, et Lydia sont pleines de bonne volonté. D’elles-mêmes elles décrochent des tableaux, empaquètent dans des chiffons des statuettes et autres bibelots.

Sans discontinuer, l’ascenseur monte au quatrième ce qui, de mon mobilier, peut être mis à l’abri.

Je suis exténuée. Cette incertitude sur ce qui se passe exactement tend les nerfs horriblement.

Je me suis réfugiée dans la cuisine. Sa fenêtre est entièrement défendue par un amoncellement de neige et nous restons toutes les trois, ma cuisinière, ma femme de chambre et moi, à attendre nous ne savons quoi.

Machinalement, Paula met de l’eau bouillir pour faire du thé. Jamais je n’ai pris le thé d’aussi singulière façon.

Mais on entend du tumulte, tout près, dans la maison. Que se passe-t-il? Lydia va aux nouvelles et revient avec des yeux terrifiés.

Il y a en effet, dans la cour, des manifestants qui gesticulent et qui frappent le concierge. Le malheureux est blanc comme un mort: il vient d’avoir deux doigts pris dans une porte. On ne sait pas au juste ce que veulent ces gens.

Il paraît qu’ils viennent perquisitionner, visiter... les toits. Protopopoff, le ministre de l’intérieur, aurait fait placer des mitrailleuses sur les toits avec des policiers pour les servir, de ces hommes qu’on a surnommés en dérision les Pharaones, ce qui veut dire serviteurs du roi Pharao.

Impossible de savoir ce qui se passe au juste. On distingue seulement des clameurs qui semblent joyeuses, comme si ces misérables avaient ce qu’ils cherchaient.

Et ils se précipitent vers la sortie en vociférant.

Lydia assure qu’ils ont trouvé sur le toit deux Pharaones avec une mitrailleuse et qu’ils les ont emmenés.

Personne ne se doutait que la maison servait ainsi de position de tir!...

Nous restons là, toutes les trois, anéanties...

C’est, maintenant, le silence... La trombe a passé: Lydia se risque à débarrasser une fenêtre, à ouvrir tout doucement les volets. La rue est redevenue calme, déserte...

Mais ce rez-de-chaussée est impossible à habiter au milieu de pareils événements. Si ces hommes sont partis, d’autres viendront. J’ai des amis dans un quartier moins central, plus éloigné des monuments publics et des banques. Je vais leur demander asile pour quelques jours. J’imagine de téléphoner. Instantanément j’ai la communication. Jamais, décidément, le service du téléphone ne m’a paru aussi bien fait. On me répond qu’on m’attend, mais qu’il faut que je vienne immédiatement, car la ville est pleine de manifestations violentes.

J’organise un ballot d’affaires indispensables, un peu au petit bonheur. Dans ma hâte j’emporte une douzaine de paires de bas de soie de toutes les couleurs. Les moments les plus dramatiques ont souvent un côté comique.

Paula et Lydia sont avec moi d’un dévouement affectueux qui me touche infiniment. Elles aussi me supplient de partir. Elles garderont l’appartement. Ce sont des humbles pourtant, des femmes du peuple, engagées par moi à Pétrograd.

Je sors de la maison avec mille précautions, rasant les murs. La rue est déserte complètement, et cette solitude, ce silence a quelque chose de tragique. On se demande si une balle ne va pas siffler, si une mitrailleuse ne va pas tout à coup, cachée on ne sait où, cracher la mort.

J’arrive sans encombre à la Fourchtatskaïa, grande rue où demeurent les amis chez qui je me rends. Ils habitent au troisième étage et je serai chez eux en sécurité.

Ce sont des gens charmants qui me font fête. Ils m’expliquent que ma maison est particulièrement visée. Il paraîtrait que mon concierge est de la police. Il aura été dénoncé tout de suite, et c’est ce qui nous a valu la visite indésirable de tout à l’heure.

Chez mes amis, les fenêtres ne sont pas matelassées; nous regardons, curieux.

Des automobiles, chargées de soldats, passent sans discontinuer. Ces soldats sont armés de fusils et de revolvers. Il ne passe pas d’autres voitures. On me dit que le gouvernement vient de réquisitionner toutes les voitures.

L’ère des mesures répressives violentes va-t-elle commencer? Alors, que de conflits en perspective! Le gouvernement a-t-il les moyens nécessaires? A-t-il l’autorité morale surtout? Nous avons tous l’impression de vivre sur un volcan.

On tire sans arrêt. Où, exactement? Il est impossible de le fixer. Mais on tire, cela est certain.

Voilà la nuit venue. Les coups de fusil retentissent toujours et, par moments, le crépitement sinistre des mitrailleuses.

Dans la maison de mes amis, des gens apportent, de la ville, des nouvelles de plus en plus mauvaises.

N’y a-t-il pas là une part d’exagération? Je ne sais pas. Je n’ose le croire.

On raconte que, cette après-midi, des émeutiers ont obligé un vieux général, qui commandait l’arsenal situé au coin de la Lithine et de la Sergnievskaïa, à sortir de son bureau.

Le pauvre homme, confiant, n’a pas plus tôt mis le pied dehors qu’un soldat, encouragé par une femme qui vociférait, l’a poignardé. Il est tombé, sans un cri.

28 février.

On attend l’empereur avec impatience.

L’empereur? Hélas!

Il était absent de Pétrograd et il revient dans la ville en révolution.

Mais tout le monde dit que son prestige n’est plus pareil, que le peuple, qui l’a tant vénéré, tant aimé même, est complètement retourné contre lui. Il n’est plus le «petit père».

On ne sait par qui ont été rappelés, remis en circulation les souvenirs pénibles des fêtes du couronnement à Moscou, où d’immenses tribunes s’effondrèrent et où il y eut tant de victimes.

On avait voulu voir là le mauvais présage:

Le règne de Nicolas II sera un règne de sang.

Tout le monde, à ce qu’il paraît, dans le peuple, rappelle ce souvenir. Ce serait comme un mot d’ordre.

Avec le retour de l’empereur coïncide celui de régiments de la garde, impitoyables ceux-là, on le sait, contre les révolutionnaires.

On assure qu’ils sont revenus exprès du front, où pourtant les affaires de la Russie sont de plus en plus mauvaises.

Mais comme la guerre semble loin! Il n’y a que les événements de Pétrograd qui comptent. Quels événements, au juste? Les journaux sont muets. Plusieurs, qui auraient voulu parler, ont été suspendus pour plusieurs jours.

Et, cependant, il paraîtrait que la révolution fait des progrès. Tous les soldats, en dehors des troupes de la garnison, marchent avec le peuple et vont, en chantant, manifester devant la Douma, drapeau rouge en tête.

Un tribunal révolutionnaire a été constitué pour châtier les policiers que les émeutiers ont surpris installant, avec la complicité des dvorniks, gardiens d’immeuble, des mitrailleuses sur les maisons.

Le châtiment est immédiat, et l’on devine en quoi il consiste.

Je me suis risquée à sortir. Vais-je donc m’habituer à cette existence extraordinaire? J’ai été voir, dans le quartier, le commissariat de police. Il est incendié, comme ils le sont tous à ce qu’il paraît.

Sur le sol gît un énorme tas de papiers, qui n’ont pas achevé de se consumer.

Des gamins, des femmes, des soldats même, considèrent curieusement ce spectacle.

Quelques feuilles noircies s’envolent devant moi. Les enfants se précipitent, afin d’essayer de les attraper.

C’est un jeu pour eux.

J’ai saisi au vol un de ces bouts de papier. Ce sont des passeports qui brûlent!

Nitchevo!

. . . . . . . . . . .

Profitant de l’accalmie, j’ai été faire une visite dans le voisinage. La rue paraît calme et je m’y engage sans méfiance, quand, brusquement, des coups de feu éclatent.

Aussitôt je me réfugie sous une porte et je vois les passants qui rebroussent chemin en courant.

Des cris répètent:

«—La mitrailleuse, la mitrailleuse!...»

Mais personne ne peut préciser même la direction où elle se trouve.

Cette indécision est atroce. Que faire? Dois-je avancer, quitter mon abri?... Un grand quart d’heure se passe ainsi...

Je me risque, quand même, à faire le trajet, mais les clameurs redoublent; les gens, devant moi, continuent de s’enfuir et, prudemment, je ne m’aventure qu’en m’abritant de porte en porte.

Et, comme en courant je veux traverser un carrefour, des balles sifflent à mes oreilles, indiscutables, celles-là, précises, sans qu’il me soit possible de dire, cependant, d’où elles viennent.

Une femme, qui se trouve auprès de moi, porte la main à son front, comme si elle allait s’évanouir, et elle tombe, ainsi qu’une masse.

Près d’une église, je glisse sur une large flaque de sang, déjà gelé—il fait douze degrés au-dessous de zéro... La fusillade a dû faire là une victime.

Je cours devant moi, très troublée, telle une femme ivre. Cette journée, où j’ai reçu le baptême du feu, sera inoubliable dans mon souvenir.

J’arrive glacée à la maison et je suis ainsi qu’une loque lorsque le concierge me met dans l’ascenseur.

Cet homme a le masque impassible des autres jours, la même solennité de parfait valet, le même uniforme à larges boutons.

Sans même s’apercevoir que je suis dans un état de fébrilité extraordinaire, il fait sa besogne machinale, de son sourire le plus béat.

Nitchevo!...

29 février.

C’était une fausse nouvelle! L’empereur n’est pas encore arrivé.

Probablement a-t-il été fait prisonnier.

Les événements, évidemment, se compliquent.

Les gens qui montraient encore quelque optimisme, qui ne voulaient voir dans tous ces déplorables événements que des troubles momentanés, causés par l’exaspération de quelques-uns, que des émeutes passagères, doutent maintenant.

S’ils ont mis la main sur l’empereur, les conséquences de ce qui se passe peuvent être formidables pour la Russie.

Pour le monde entier, peut-être!

Ce n’est plus l’émeute, l’émeute locale, c’est la révolution, la révolution immense, incalculable.

Je tente d’aller voir, à l’hôtel de l’Europe, mon amie Barelly.

On ne me laisse pas entrer.

Des manifestants, qui ont établi un barrage sévère, sont occupés à fouiller l’hôtel de fond en comble.

On sait que, du haut du toit, des mitrailleuses ont tiré. Des domestiques auraient fait la dénonciation, et l’exécution est en train d’avoir lieu, sommaire, terrible.

Car c’est la caractéristique de ces événements qui se déroulent:

Ils sont surtout guidés par les dénonciations, même les plus basses, les plus venimeuses.

On ne prend pas même la peine de les contrôler.

Mais lorsque, comme à l’hôtel de l’Europe, le fait dénoncé est reconnu exact, ces misérables s’acharnent et tuent...

1ᵉʳ mars.

Je suis retournée aujourd’hui à l’hôtel de l’Europe, inquiète du sort de mon amie.

A ma stupeur j’ai trouvé la maison redevenue comme avant. Des hommes y sont morts, des pièces ont été pillées, mais la vie a repris son cours tout de même. Nitchevo!

Mon amie me montre un des dénonciateurs. Il est resté à son poste de valet et fait son service. C’est même lui qui m’a annoncée, très correctement.

Mais le malaise augmente chez tous et les nouvelles se précisent, décevantes, inquiétantes.

Il paraîtrait que l’empereur a dû abdiquer en faveur de son frère, le grand-duc Michel. Il aurait écrit un manifeste solennel.

Tout le monde dit que cette solution ne va pas satisfaire le parti ouvrier, qui ne veut plus des Romanof.

Ils reculent pour mieux tomber, voilà tout. Et plus ils reculent, plus le gouffre sera sanglant.

C’est ce que disent les gens avisés, en hochant la tête, les gens qui ne partagent pas les exagérations ou les naïvetés qui, ici, guident tant d’âmes simples et arment le bras de tant d’hommes ignorants.

On a maintenant l’impression de vivre, non pas d’un jour à l’autre, mais de l’heure à l’heure, tant on sent que les événements vont se précipiter.

Je quitte l’hôtel de l’Europe et mon amie avec un affreux serrement de cœur.

A quelle scène sanglante, violente, vais-je encore assister?

Surprise nouvelle. Décidément cet étrange pays, en ces moments singuliers, est fait de surprises.

Le Newsky semble s’être subitement transformé en un vaste champ de coquelicots.

Chaque individu arbore à son vêtement, l’un par conviction, l’autre par peur, un morceau d’étoffe rouge...

2 mars.

Je suis sortie. La première chose qui me frappe, c’est la suppression des aigles, partout où ils se trouvaient, dans la décoration des monuments, en insignes sur les magasins.

La foule, visiblement, s’est obstinée, acharnée contre eux pour les jeter à terre.

Ils gisent sur le sol, piétinés par la foule. Celle-ci acclame des hommes qui, chargés de petites échelles, poursuivent méthodiquement, de rue en rue, de carrefour en carrefour, de maison en maison, la besogne de destruction, la besogne symbolique et sinistre.

Alors c’est la République... mais laquelle et comment... en ce pays sans fin, fait d’éléments si multiples, si différents.

Il semble en effet certain, à l’heure qu’il est, que le seul régime qui doit surgir de ces événements sinistres est la République.

On ne l’a pas proclamée encore. Mais il est officiel que l’empereur a abdiqué en faveur de son frère, le grand-duc Michel, pour ne pas laisser le pouvoir à son fils.

Le grand-duc Michel a remis ce pouvoir au peuple.

Le peuple décidera...

Sa décision ne fait de doute pour personne.

J’ai entendu des gens, pourtant, plaindre l’empereur. Mais ils le plaignent tout bas.

Ils racontent que le train impérial qui venait à Petrograd a été arrêté en route. Des hommes sont montés dans le wagon occupé par le tsar. Goutchkov était à leur tête.

Ils étaient chargés, par le gouvernement provisoire, de présenter à l’empereur un acte d’abdication en faveur de son fils. L’empereur se serait recueilli quelques instants, puis il aurait répondu simplement:

«—J’abdique.»

Mais, ne voulant pas laisser le pouvoir à son fils, il aurait demandé qu’on refasse l’acte en faveur de son frère, le grand-duc Michel.

Goutchkov aurait essayé de démontrer au tsar qu’il allait commettre une faute grave, le tsarévitch étant très populaire, depuis l’attentat dont il a été victime.

Lorsqu’on croyait qu’il allait mourir, à la suite de cet attentat, ce n’avait été, dans toutes les églises de l’empire, que messes et actions de grâces.

Toutes les femmes, dans ce temps-là, demandaient à Dieu dans leurs prières de sauver l’héritier du trône.

Mais l’empereur serait demeuré inébranlable dans sa résolution:

«—Je ne me séparerai pas de mon fils.»

Et un nouvel acte aurait été signé sans hésiter; certains disent même avec indifférence.

Voilà du moins ce que racontent, ce que chuchotent plutôt tristement, ceux qui ont un reste d’attachement pour le régime qui s’écroule au milieu de tant de malédictions.

Ces nouvelles, arrivées jusqu’à Petrograd, on ne sait comment, doivent être vraies. Les journaux les précisent. Elles servent trop bien la cause révolutionnaire.

Il y a d’ailleurs d’autres bruits qui circulent en d’autres milieux.

Des gens mêlent tragiquement l’attitude du tsar aux événements de la guerre, de cette guerre dont on ne parle pas assez ici et qui se déroule là-bas, si inquiétante.

Ces gens rappellent les chiffres si impressionnants des victimes tombées depuis 1914. On parle, non pas de centaines de mille, mais de millions, et voilà qu’on accuse la cour, l’impératrice directement, l’empereur par faiblesse, d’avoir eu avec l’Allemagne des complaisances coupables, fatales.

Cela se murmure dans le peuple. Et l’orage monte, monte.

. . . . . . . . . . .

Alors, vraiment, je me suis dit:

Que fais-je dans cette tourmente? Je suis une inutile. Le théâtre Michel est fermé. La vie devient impossible à force d’être coûteuse.

Ma place n’est-elle pas plutôt dans mon pays?

On m’assure que, dans le désarroi du mouvement révolutionnaire, le départ des étrangers n’est pas vu d’un mauvais œil. Au contraire, nous sommes des «indésirés» pour ces hommes nouveaux de la Russie, et notre présence les embarrasse. Ils craignent des incidents diplomatiques, au cas où l’un de nous serait mêlé à quelque bagarre tragique.

A ma surprise, mon départ, que je viens de décider brusquement, ne souffre aucune difficulté, au contraire.

Je laisse d’ailleurs toutes mes affaires et mon appartement tel qu’il est. Je spécifie bien à tout le monde,—ce qui est dans ma pensée,—que ce n’est là pour moi qu’une absence, une parenthèse à ma vie devenue russe, par les circonstances de ma carrière d’artiste.

Je compte revenir bientôt reprendre cette carrière que j’aime et où j’ai eu de beaux succès. La tourmente aura peut-être passé. Un régime stable, vigoureux, rationnel sera peut-être installé sur les ruines du tsarisme. Je le souhaite de tout mon cœur pour ce malheureux pays, auquel je suis attachée.

Le nombre des morts, en toutes ces journées sanglantes du mois dernier, est de deux mille seulement. C’est peu, relativement, pour une ville aussi importante, aussi peuplée que Petrograd.

On affirme que tous les régiments se sont ralliés, que le grand-duc Nicolas est toujours là, à la tête des troupes du front.

La partie ne serait pas perdue. Une évolution nouvelle peut-être...

Et un train lent, très lent, désespérément lent, mais paisible, m’emmène loin de la capitale russe, où tant de choses formidables se préparent.

La vie semble couler comme avant, dans la même apathie silencieuse.

Nitchevo.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

12 octobre 1917.

C’était bien une parenthèse, une simple absence de quelques mois vers la mère patrie, et me voilà, au bout de six mois, revenue en cette même ville de Petrograd, où j’avais laissé la révolution qui grondait.

Pendant que je n’étais pas là, il y eut le règne—il n’y a pas d’autre mot—de Kerensky, une singulière période d’organisation violente, avec un peu moins de tueries et plus de discours.

Au moment où je reviens, Kerensky paraît devoir subir le sort de Kornilov. Le règne des bolcheviks se dessine.

Il effraye beaucoup de gens.

Je n’ai pas à m’effrayer.

Il me plaît de revenir reprendre ma place d’artiste au théâtre Michel. C’est là pour moi un poste que je considère comme un poste d’honneur, surtout si les circonstances sont difficiles.

Pour le prestige de la France, même devant un gouvernement révolutionnaire, le théâtre où se jouent en français des pièces françaises doit exister autant que par le passé, continuer son œuvre de propagande.

La propagande! C’est à ce titre, c’est par cette voie que j’ai pu regagner Petrograd. Voyage interminable, invraisemblable.

Mes amis de Paris me déconseillaient de le faire, affirmant qu’il était dangereux, que les bolcheviks étaient autrement à craindre que tous ceux qui auraient tenu avant eux le pouvoir en Russie. Ils me répétaient que la vie matérielle deviendrait impossible, que je me ruinerais à Petrograd, rien que pour essayer de vivre de façon modeste.

Je n’ai écouté personne. Cette perspective d’aller là-bas, à ces heures difficiles, périlleuses, m’attirait. Nous ne serions peut-être pas beaucoup de comédiennes françaises à jouer notre beau répertoire à Petrograd, en pleine révolution.

Le voyage ne devait pas être facile. Tant pis.

Le théâtre Michel ouvrirait-il? N’ouvrirait-il pas? Nous verrons bien, et, avec l’aide de l’ambassadeur de France, on ferait tout ce qu’il faudrait pour le faire ouvrir et même pour jouer les plus récentes œuvres du répertoire de la Comédie-Française.

C’est cela qui aurait de l’allure, jouer l’Élévation, de Bernstein!

Combien ai-je roulé de ces projets, de ces pensées tumultueuses durant les dix jours de la traversée? Nous avons dû faire le long crochet par la Norvège, la Suède, la Finlande.

A chaque instant, on avait la crainte d’être torpillés. Des histoires effrayantes couraient sur la présence de sous-marins allemands au fond des fjords, guettant les convois. Il paraît que près de la moitié du tonnage norvégien lui-même est détruit par ces bandits.

Nous en avons été quittes pour la peur.

Mais il n’y eut pas que cette inquiétude. Les nouvelles de la presse étaient de plus en plus mauvaises, du moins du côté russe. Aurions-nous le temps d’arriver en Russie avant les Allemands? N’allions-nous pas tomber dans un véritable guêpier, sans moyen d’échapper, sans espoir de retour?

D’un côté la menace révolutionnaire!

De l’autre côté, la menace ennemie!

A la grâce de Dieu!

Mes compagnons de route, deux médecins-majors et un courrier français montraient une confiance, une assurance aimable qu’ils communiquaient à tous.

Le voyage s’est en somme bien passé, traversant des pays splendides, voyage qui aurait été enchanteur pour des touristes.

Et je ne peux en croire mes yeux de me retrouver à Petrograd, comme j’y étais au mois de mars, sans plus de complications.

J’ai retrouvé mon appartement intact, avec mes meubles bien gardés par Lydia que j’avais laissée.

Alors que tant de mauvais domestiques dénoncent, se vengent, on rencontre des dévouements vraiment touchants.

Tout autour, la vie continue, même stupéfiant contraste de secousses violentes, de scènes de pillage et de calme apathie. Le coût de l’existence a effroyablement monté encore, mais ce ne sont pas ceux qui souffrent trop de la misère et de la faim qui manifestent: Ceux-là se terrent, se cachent pour souffrir.

Et ceux qui ont encore de l’argent vaquent à leurs occupations, se distraient, se nourrissent comme par le passé.

La plupart des établissements de plaisir fonctionnent et gagnent de l’argent.

Il y a un semblant d’autorité et de fermeté dans l’autorité avec le gouvernement nouveau.

Les bolcheviks!

Ce sont eux aujourd’hui les maîtres de l’heure! Et pour beaucoup c’est un étonnement.

Au début, ce parti avait paru composé surtout d’illuminés fanatiques ayant un idéal communiste. Leur caractéristique était pourtant d’appliquer en tout la violence.

Une fois au pouvoir, ils ont tout de suite été violents. Mais au lieu d’exercer cette violence contre les partis bourgeois, ils se sont retournés comme avec rage contre les socialistes qui n’étaient pas d’accord avec eux. Lénine et Trotsky, qui semblent les têtes du bolchevisme, deux têtes différentes d’aspect, l’un prenant des attitudes d’apôtre, l’autre de chef implacable, ont sur le cœur d’avoir été emprisonnés à la suite de leur tentative de coup de force en juillet.

On continue à se battre dans les rues, dans certaines rues principalement, mais on me dit que la lutte n’a pas ce caractère tragique du moment où, au début de mars, j’ai quitté Pétrograd quand l’impérialisme s’écroulait.

C’était alors tout un régime qui disparaissait; c’était toute une évolution dans la vie de ce malheureux peuple.

Aujourd’hui ce sont des politiciens arrivés au pouvoir, qui ont surtout souci de se battre entre eux et de faire des affaires, car ce qui se passe à ce point de vue est loin d’être propre. Lénine a beau faire figure d’apôtre, tous ses amis accaparent, édifient des fortunes. L’idéal ne tient pas devant l’égoïsme.

Mais pour les étrangers, pour les Français surtout, la vie n’est pas impossible, si l’on a de l’argent et si l’on ne demande rien. Il paraîtrait même que, par contraste avec les autres alliés, fort mal vus par les bolcheviks, les Français trouvent ceux-ci presque indulgents, quelquefois aimables. Beaucoup de bolchevistes notoires ont vécu à Paris et ne l’ont pas oublié.

Cela me donne l’espérance que je vais peut-être vivre en paix, plus en paix qu’au mois de février, et travailler ferme au théâtre Michel.

Les camarades sont moins nombreux qu’à l’autre saison. Ni Dubosc, ni Lucienne Roger, ni Renée Baltha n’ont tenté l’aventure.

Henriette Roggers est restée avec Hasti, avec Colin. Nous en serons quittes pour jouer des pièces ayant moins de personnages.

19 octobre.

Ma première impression de retour a été trop optimiste. La révolution, quelle qu’en soit la source, quel qu’en soit le but, quels qu’en puissent être les chefs, est toujours la révolution, c’est-à-dire quelque chose de continuellement angoissant.

Les moments tragiques ne sont pas finis.

C’est à peine si j’ai pu reprendre, pendant quelques jours, contact avec ma vie ancienne, revoir des amis, dîner avec eux dans des restaurants où j’ai, d’ailleurs, trouvé tous les prix doublés; j’avais la joie intense de croire le cauchemar fini. Mais non, voilà les sottises qui recommencent.

Aujourd’hui, sans me douter de rien, je passais en auto par le Newsky, quand un soldat, sautant sur le marchepied, m’a violemment déclaré que j’avais à lui céder mon auto.

Est-ce un fou? Est-ce un homme ivre? Est-ce une simple brute?

Mais il ne semble ni ivre, ni fou! Il ajoute à son ordre impératif quelques bribes de raisonnement. J’ai assez joui, selon lui, de ce véhicule de luxe. A son tour! Cet imbécile ne se doute pas que je ne fais que revenir et que l’auto, simplement louée, ne m’appartient pas. Mais à quoi bon discuter? Cet homme appellera d’autres hommes comme lui.

Heureusement que mon chauffeur ne se démonte pas: il a l’intelligence de répondre que je suis Française.

Le soldat fait signe à un camarade, lequel va chercher un officier qui se trouve à proximité, je ne sais vraiment pas où.

Il y a une Providence pour moi.

De mon plus aimable sourire, je dis ma qualité de Française et d’artiste du théâtre Michel. La chance veut que cet officier me connaît, qu’il m’a souvent applaudie.

«—Passez! dit-il. Je vais arranger cela.»

J’entends le soldat qui bougonne. Près de lui d’autres soldats, qui se sont approchés, bougonnent aussi. Mais l’officier, un grand gaillard, n’a pas l’air d’aimer la contradiction.

«—Si j’ai un conseil à vous donner, me glisse-t-il à mi-voix, rentrez tout de suite chez vous, car une grande émeute se prépare et nous réquisitionnons toutes les voitures.»

Je ne me le fais pas dire deux fois et nous retournons en vitesse à la maison.

Devant ma porte j’aperçois une de nos voisines, les bras encombrés de provisions.

Elle me dit d’un air tout ému:

«—Il doit se passer demain des choses effroyables, et tous les magasins seront fermés. Aussi me suis-je approvisionnée.»

Je voudrais me moquer de cette peureuse, mais j’entends des clameurs dans la rue.

Des enfants courent. Des gens lèvent les bras.

Une grande lueur rouge embrase l’horizon.

L’officier, tout à l’heure, ne m’a pas trompée.

A notre droite, on tire du côté de la Kamenostrowsky; on tire sans discontinuer. Parfois même on dirait que c’est par salves.

Il paraît que, mesure de prudence, on a relevé les ponts qui relient les deux rives de la Néva. On craindrait un fort mouvement séditieux fomenté par les ouvriers.

Et je rentre désemparée.

L’odieuse existence va-t-elle recommencer comme avant? Oui, bien odieuse, quand je me rappelle! Moi qui croyais un peu de calme revenu. J’avais eu la joie hier de retrouver mon cher théâtre toujours debout, toujours vivant. On m’y avait fait fête et on m’avait distribué tout de suite un beau rôle à jouer dans la pièce prochaine: les Mouettes.

J’avais interrogé les camarades.

«—La vie théâtrale continue, normale, m’avaient-ils dit. Le public vient au spectacle nombreux comme avant, public un peu changé forcément de l’ancien public. Les places chères sont maintenant occupées par les Français et la bourgeoisie. Autrefois ils devaient laisser ces places à l’aristocratie. Il n’y a plus d’aristocratie. C’est un monde de petits boutiquiers, assez à leur aise, car ils vendent à très gros prix, et s’ils possèdent un stock, c’est un coup de fortune pour eux.»

20 octobre.

La nuit s’est passée sans alerte. On me téléphone que Kerensky a été obligé de renoncer au pouvoir et que les bolcheviks définitivement l’emportent. Ils occupent déjà la banque de l’État, les postes et télégraphes. On se bat dans les rues.

24 octobre.

La bataille dans Petrograd continue depuis plusieurs jours, et nous vivons confinés dans nos demeures, le plus possible.

On a tiré toute la nuit sur le Palais d’Hiver, occupé, pensait-on, par Kerensky. Mais on assure que ce dernier est parti en auto dans les environs de la ville pour essayer de rallier les troupes fidèles et de marcher sur Petrograd.

C’est le moyen que proposa Korniloff à d’autres heures et qui aurait peut-être sauvé la Russie si, effrayé au dernier moment, Kerensky n’avait trahi Korniloff.

Je suis sortie un peu, dans un moment d’accalmie. Beaucoup de gens étaient dehors, qui commentaient les nouvelles en gesticulant.

Un incident tragique, mais tout de même amusant, se serait produit dans le quartier.

Un canon, placé sous l’arche de la Moskaïa, ayant été braqué sur le Palais, les artilleurs commencèrent un tir en règle. Mais ce fut un tir si maladroit que les badauds, approchés peu à peu de la pièce, se mirent à se moquer de ces artilleurs d’occasion, et même à les invectiver, si bien qu’ils prirent la fuite en laissant là leur canon.

Mais il y a de plus graves propos.

Des rumeurs venues on ne sait d’où apprennent que les affaires des Allemands sont loin d’aller si avantageusement qu’on le disait.

On ne sait plus que croire sous ce rapport. On a l’impression, à Petrograd, d’être au bout du monde et en marge de la lutte mondiale, fantastique, qui est engagée à l’ouest.

Mais comment, avec ce qui se passe ici, peut-il y avoir encore un front russe?

26 octobre.

Un peu de calme semble revenu, du moins pour moi, qui me réhabitue à cette existence invraisemblable d’alertes continuelles et d’inquiétude du lendemain.

J’ai pu, de mon mieux, parer au problème de l’alimentation chez moi, assurer à peu près ma vie et celle de ceux qui me servent. Mais à quel prix! Ce sont des dépenses qui n’ont plus de base.

Les pauvres gens sont bien à plaindre, car dans beaucoup de faubourgs misérables on peut dire qu’il y a la famine, et le gouvernement,—l’ombre de gouvernement, du moins, qui existe ici,—ne prend que de vagues mesures.

Les vivres n’arrivent pas, parce que les transports ne marchent pas, et le problème reste insoluble. Les trains de farine ou de pommes de terre qu’on essaye d’organiser sont pillés en route.

De loin en loin arrivent, par mer, des tonneaux de mauvais poissons salés, et l’autorité en fait, tant bien que mal, des distributions, sur lesquelles ces malheureux se jettent.

Les gens qui ont de l’argent font ce qu’ils peuvent, donnent à pleines mains aux innombrables quêtes.

Aujourd’hui, on est venu sonner chez moi sept fois pour des œuvres d’assistance sincères ou pas sincères, dues à l’initiative de quelques personnes dévouées ou intéressées.

Mais quand ces pauvres diables, qui ne trouvent pas de vivres à acheter, pas de lait pour les malades et les enfants, rien de normal, rien de pratique, en auront assez, seront à bout, que se passera-t-il?

Rien, peut-être... L’apathie singulière, émouvante de ce peuple fera qu’ils mourront en silence, lamentablement.

Ce ne sont pas eux qui font la révolution. Ils en sont incapables. Ce sont les politiciens qui la font pour eux.

Il faut partager, à un certain point, cette apathie de l’âme russe. C’est le seul moyen de ne pas trop souffrir. Sans cela, il n’y aurait pas de vie possible.

J’essaye de m’y faire, et par moments, reprise d’espoir, je me dis que tout cela ne peut pas durer, que des événements—que je ne prévois pas—solutionneront ces épouvantables problèmes.

D’ailleurs ma situation personnelle, celle qui me tient à cœur, ma situation de comédienne me donnera de nouvelles satisfactions. Je répète une pièce qui me plaît, avec un rôle qui me plaît. Demain, le théâtre Michel fait sa réouverture. La vie continue.

4 novembre.

Comme ce soir le théâtre Michel rouvre avec la Nuit d’octobre et le Flibustier, j’ai tenu à me faire belle, j’ai fait venir mon coiffeur.

Le brave homme arrive, tout inquiet. Il a entendu des coups de feu du côté de l’hôtel de l’Europe.

Un tas de bruits circulent en ville, impossibles à contrôler. Les troupes marcheraient sur Petrograd.

Mon coiffeur assure que ce renseignement est certain; il le tient de la femme d’un ministre, Mᵐᵉ Konovaloff, qu’il vient d’onduler.

Là est bien la particularité de la race slave, influencée par l’Orient.

Les événements les plus graves peuvent se produire, n’importe: vite le coiffeur! vite la manucure!

Je ne connais pas de ville où, même à l’heure présente, le perruquier joue un rôle aussi important.

Je suis convaincue qu’à Paris, où il n’y a pourtant pas la révolution et qui n’a qu’une souffrance morale, celle de la guerre, dont le théâtre n’est pas loin, il n’y a pas cette insouciance féminine, et, à part quelques exceptions, je vois mal des femmes de fonctionnaires ou d’hommes politiques aussi absorbées par les soins de la coquetterie.

A Petrograd, en ce moment, alors qu’on se mitraille dans certains quartiers, des élégantes se font torturer les cheveux deux fois par jour, et on m’a cité, hier, le cas d’une coquette qui continue à se faire coiffer par un coiffeur même pour dormir.

Si j’ai, pour une fois, cédé à la contagion de vouloir me faire belle, j’ai l’excuse d’aller tout à l’heure applaudir la représentation française que donnent mes camarades.

Une dernière fois, je veux m’assurer que rien n’est changé à cette représentation.

Mais c’est fou de téléphoner, m’affirme-t-on. Les émeutiers ont pris, perdu et repris l’hôtel où sont installés tous les services centraux des postes et des téléphones.

A ma stupeur, la communication m’est donnée tout de suite, même sur un ton d’amabilité auquel on n’est pas habitué.

En cette extraordinaire révolution, un tel service peut changer de maître, et de vive force.

Cela n’a aucune espèce d’importance pour les demoiselles du téléphone.

...Mais que s’est-il donc passé de nouveau?

En arrivant sur la place Michel, une déception m’attend. Tout est noir. On ne joue pas ce soir.

Mesure de prudence, à ce qu’il paraît.

Désillusion!

Je prends le démocratique tramway, qui, lui aussi, comme le téléphone, fonctionne toujours. Il me dépose chez moi.

Un Français me prête le journal l’Entente. J’y lis que Kerensky a rallié plusieurs régiments, qu’il marche sur Petrograd et serait à vingt kilomètres seulement de la ville.

Déjà on entend, en effet, une sourde canonnade.

Allons-nous être bombardés dans nos maisons par l’artillerie russe?

5 novembre.

Ayant appris par téléphone que si le théâtre Michel n’a pas joué hier soir, la répétition coutumière se poursuivrait cependant cet après-midi, je me suis mise en route tout de suite.

Cette existence de comédienne quand même, au milieu de la tourmente révolutionnaire, est vraiment singulière, et je crois qu’il n’y a pas beaucoup de mes camarades françaises qui se sont trouvées en pareille situation.

Il faut avoir l’amour du métier vraiment bien ancré dans l’âme pour aller jusqu’au bout de sa tâche... Vraiment je n’ai jamais été plus fière qu’aujourd’hui d’être comédienne.

Ma voiture ayant été réquisitionnée pour tout de bon,—c’était fatal,—je n’ai plus que le moyen du tramway.

Au début du trajet, tout semble calme; mais en arrivant sur le pont de Cirque, brusquement une fusillade crépite. Tout le monde veut descendre pour essayer de se garer. Tout le monde pousse des cris. Un officier italien me dit de me coucher, et, voyant mon hésitation, me jette à terre, d’autorité. Tout le monde suit cet exemple...

L’instant est tragique. On ne sait que faire au juste.

«—Arrêtez-vous!» gémissent les uns.

«—Marchez quand même!» hurlent les autres.

La fusillade semble dirigée sur nous. Des balles passent, du moins, au-dessus de nos têtes.

Le watmann lance le tramway à pleine vitesse et nous passons comme un bolide au milieu des coups de feu.

Les vitres se brisent et nous couvrent d’éclats.

Une dame, à côté de moi, est couverte de sang. Mais elle ne crie pas, ne se plaint pas.

Cette course folle du tramway, nous le sentons, pourrait être le salut.

Que se passe-t-il au juste? Impossible de rien distinguer, dans la rapidité de cette fuite d’un genre nouveau, peu ordinaire vraiment.

J’ai entendu des clameurs, cru voir des gens qui couraient, distingué, un moment, une mitrailleuse, avec des hommes autour.

Le tramway s’arrête enfin devant l’hôtel de l’Europe. On entend tirer de tous côtés. Je me réfugie, au hasard, sous une porte.

Mais j’arrive au but. La place Michel n’est pas loin, et avec elle, le théâtre.

Je prends mon élan et tout d’une traite j’arrive essoufflée, défaillante, à la chère maison.

Vraiment j’ai quelque mérite de venir répéter dans ces conditions!

Je ne suis pas seule, d’ailleurs. Une camarade venue d’un autre quartier à passé par le même genre de péripéties. On a tiré sur elle quand elle a traversé la Morskaïa. La pauvre petite est livide.

Va-t-on répéter dans ces conditions?

Est-on en nombre suffisant?

Mais oui, tout le monde est à son poste.

On se regarde, très émus, un peu pâles. Mais contents, bien contents d’être là, d’avoir montré que les comédiens français avaient du cran.

«—L’amour de l’art!» murmure quelqu’un.

«—Et de la France!» fait une autre voix.

C’est que chacun a la même pensée.

Quoi qu’il arrive, quelle que soit l’intensité de la lutte, il faut absolument que le théâtre français, où l’on joue en français, continue ses représentations, jusqu’au bout.

. . . . . . . . . . .

Nous commençons à répéter, mais bientôt le régisseur accourt. Il pense qu’il est plus prudent de rentrer chacun chez soi, car on attend, à cinq heures, les troupes amenées par Kerensky, et il y aura certainement des batailles dans les rues.

Je me hâte vers l’hôtel de l’Europe, où je sais trouver des amis. Je demande à l’un d’eux de m’accompagner. Nous prenons par le Newsky, afin d’éviter l’Ingenieurnaïa, où l’on dit qu’il se passe de terribles choses.

Cet ami m’explique les raisons qui ont motivé tout à l’heure cette fusillade, à laquelle j’ai échappé. Ce sont les bolcheviks qui ont attaqué l’école des Cadets. Ils ont massacré les élèves. Ces malheureux jeunes gens, sans armes, n’ont pu opposer aucune résistance. Le tramway passa au moment précis de l’attaque.

Dans cet extraordinaire pays, toutes ces violences—si sanglantes pourtant, comme dans ce cas—se commettent, non dans de grands mouvements de foule, mais on pourrait dire par petits paquets.

Il suffit de deux ou trois cents manifestants armés et décidés. Ils attaquent un point, dans la ville. L’attaque se déroule, sans que personne intervienne; pas de badauds, comme il y en aurait tout de suite, et par milliers, à Paris. L’apathie russe fait que les gens au contraire, sachant que l’on tue et que l’on pille à proximité, se barricadent chez eux.

Et l’émeute reste limitée au point voulu.

Une fois le pillage terminé, une fois les meurtres accomplis, les misérables se dispersent ou repartent, groupés, en vociférant.

Mais en dehors du lieu attaqué, la vie n’a pas été troublée, la vie continue, presque normale, les tramways circulent, les enfants jouent sur les promenades, les acheteurs vont dans les magasins, comme si rien ne s’était passé.

Et cela fait que, si même on s’est trouvé en danger à quelque moment, par suite des circonstances ou d’un malencontreux passage justement en un endroit attaqué, ainsi qu’il m’arriva de le faire tout à l’heure, on garde—une fois le danger passé—une curieuse sérénité.

Sur le moment, l’impression a été terrible, mais à voir la vie reprendre ainsi tout autour, l’horreur s’estompe vite.

J’éprouverais presque, maintenant que je suis sortie indemne de ce péril où je m’étais aventurée, une certaine satisfaction à avoir connu cet instant-là.

Je me rappelle que, tandis que j’étais couchée à terre, ma grande préoccupation était de préserver les oreilles du petit tigre d’ivoire de mon en-cas.

L’ami à qui je raconte cette impression me dit que c’est là une forme bien connue de l’émotion. Il ajoute même «de la peur»: on attache sa pensée à des choses infimes, au moment même le plus dangereux.

Et je proteste en riant:

«—Moi, j’appelle cela, au contraire, du sang-froid!»

Le long du chemin nous croisons la garde rouge.

Ah! le grand mot! Le mot solennel!

En réalité, c’est un mélange pénible de gens de toutes sortes, venus on ne sait trop d’où, vêtus surtout de costumes très sales et qui se plaisent à tirer des coups de fusil, au hasard, pour faire du bruit. Ils marchent par groupes de quarante à cinquante, sans ordre, en parlant très fort.

Ils ne sont pas impressionnants. Ils sont pitoyables et l’on a grand soin de les éviter.

Maintenant que je suis sortie de la zone dangereuse, je remercie mon cavalier et je prends un «isvotchik» (fiacre), car les moyens de transport ordinaires se trouvent encore, offrant leurs services à deux pas de l’émeute.

Excellente affaire, d’ailleurs pour eux, car on ne pense pas à marchander.

«—Quel prix?»

L’isvotchik m’a jeté un prix. J’ai fait un signe de la tête et à l’arrivée j’ai payé, machinalement, sans réfléchir au chiffre inaccoutumé, excessif, de ces quelques minutes de transport pour rentrer chez moi.

J’ai, d’ailleurs, du mal à arriver jusqu’à ma demeure. Une longue file de chariots passe, chargés de caisses de munitions et menés par la garde rouge. Je me fais toute petite sous la capote relevée, car il pleut. Les chariots s’éloignent.

Mon portier me prévient que dorénavant ma porte sera fermée après six heures, qu’il faudra passer par les communs et remettre au soldat de faction—la maison étant considérée comme suspecte et devant être gardée—un papier prouvant que je suis locataire.

Il est donc impossible de recevoir aucune visite après six heures du soir.

C’est charmant.

On attend toujours Kerensky, qui aurait rallié les cosaques.

12 novembre.

Ce matin, j’étais près de ma fenêtre à terminer ma toilette. Je profitais de cette clarté pour me regarder dans un miroir.

Le soleil brillait, à ce moment, et sans doute un rayon est venu illuminer la glace, donnant au soldat de la garde rouge de service devant la maison l’illusion d’un rapide éclair.

Cette brute, immédiatement, a lâché un coup de fusil dans ma direction. La balle a dû se perdre dans la muraille.

Mais ce sont là de fort désagréables impressions.

Je ne m’en suis pas troublée outre mesure et j’ai continué ma toilette, en m’écartant seulement de la fenêtre dangereuse.

Le soldat avait repris sa faction sans davantage s’occuper de moi. Cet imbécile aura pris le reflet du soleil dans la glace pour l’éclair d’un coup de feu.

J’ai les nerfs bien agacés.

16 novembre.

Je me suis risquée à sortir un peu.

Cette vie est trop étouffante. A moins d’être clouée au lit par la maladie, on ne peut demeurer plus d’un jour dans un appartement complètement clos, qui ne reçoit l’air que par un minuscule vasistas qu’on n’entr’ouvre qu’avec crainte. Il fait si froid et si humide.

Les nouvelles sont mauvaises.

La guerre civile fait rage, Moscou est encore plus éprouvé, à ce qu’il paraît, que Petrograd.

On dit qu’il y a des tranchées dans la ville et que l’admirable Kremlin est bombardé, parce que des partisans de l’ancien gouvernement s’y sont réfugiés.

Les révolutionnaires se seraient emparés du dépôt d’alcool, et la foule, enivrée, n’ayant plus de frein, envahit les maisons du voisinage pour les piller.

Un ami, qui est arrivé à prendre le train et à s’échapper de Moscou, me raconta qu’avant-hier au soir, vers dix heures, la garde rouge est arrivée chez lui. Il avait un portefeuille renfermant 30,000 roubles qu’il eut la présence d’esprit de lancer dans son lustre. Ce lustre était en forme de coupe.

Il s’est avancé vers les soldats et leur a dit:

«—Qu’attendez-vous pour sortir, maintenant que vous m’avez tout pris?»

L’étonnement s’est d’abord peint sur leurs visages, puis ils se sont regardés avec défiance, se demandant si, par hasard, certains d’entre eux ne seraient pas déjà venus sans en rien dire aux autres.

Enfin ils se sont décidés à faire demi-tour et ils ont été piller dans le voisinage une autre maison.

La maison d’une Française.

Alors notre qualité de Française n’est plus respectée!

On nous a pourtant, au consulat, donné, pour notre sauvegarde, des papiers spéciaux indiquant notre nationalité et que nous devons coller sur nos portes.

Ces misérables vont-ils cesser de respecter les étrangers?

La Française qu’ils viennent ainsi de piller, et de fond en comble, raconte cet ami, était loin d’être riche. Ils lui ont tout pris, même un petit médaillon en or qui renfermait les cheveux et le portrait de sa fille morte. Elle eut beau les supplier. Rien n’y a fait.

La malheureuse ne connaissait pas le seul moyen à employer; elle ne le pouvait pas.

Ce moyen consiste à racheter, au voleur, l’objet qu’il vient de vous soustraire.

On lit dans les journaux que les théâtres et les cinémas vont fermer par manque de lumière.

Heureusement que le théâtre Michel produit lui-même son électricité.

Je me risque jusqu’à la chère maison. Les rues sont plus tranquilles.

Daumerie, notre régisseur, est admirable de calme. Il veut que, même au milieu de cette tourmente, nous continuions à répéter. C’est tragique.

Pourvu que les bolcheviks nous laissent jouer!

Jusqu’ici ils n’ont pas montré, vis-à-vis de la troupe française, des sentiments hostiles. Au contraire. Mais quelque jour ne trouveront-ils pas qu’il y a trop de «bourgeois» parmi ces spectateurs?

Et puis, vraiment, on ne se sent guère l’esprit à jouer des fictions au théâtre, lorsqu’une tragédie pareille se déroule réellement à côté, souvent même sous nos yeux.

Il y a des moments où je me dis qu’il faut regarder le danger bien en face et pas avec cette sorte de désinvolture que nous nous efforçons d’avoir sous prétexte d’énergie, sous prétexte d’attitude crâne, bien française.

Ce serait terrible de se faire assassiner bêtement par une de ces brutes. Il y a des précautions indispensables qu’il serait insensé de ne pas prendre.

Il faut passer le plus inaperçu possible.

Plus que jamais je ne sortirai qu’avec un vieux chapeau, un manteau de drap très sombre dont je rentre à l’intérieur le col de fourrure. Tant pis si j’ai froid aux oreilles.

J’ai des bottines très usagées dont j’avais fait cadeau à ma femme de chambre et que je lui ai reprises pour la circonstance.

Je ne tiens pas du tout à être invectivée par ces brutes de la garde rouge, qui me feraient un mauvais parti et ne se gêneraient pas, si mes vêtements leur semblent trop somptueux, pour me déshabiller en pleine rue.

C’est ce qui est arrivé à plusieurs personnes dont on me conte la triste aventure avec des précisions qui ne laissent aucun doute.

On a même déjà donné un nom à ces bandits qui s’acharnent spécialement sur les «toilettes» des passantes. Ces «Houlligan», comme on les appelle, travaillent pour leurs aimables compagnes, qui apprécient fort surtout les fines chaussures. Il est vrai qu’une paire coûte trois cents roubles.

On m’a cité aussi un vieux monsieur qui, ayant la terreur des bolcheviks, passe ses journées... au bain public, certain que là ils ne viendront pas le chercher.

7 décembre.

Les jours d’angoisse continuent... on vit claustré dans l’appartement aux fenêtres murées. L’électricité, par bonheur, fonctionne, du moins à certaines heures.

De temps en temps il faut absolument prendre l’air, pour échapper à cet étouffement, à cette tombe, et l’on se risque à des promenades, qui permettent d’obtenir quelques nouvelles.

Hier, je me suis décidée, comme les dernières journées avaient été un peu plus calmes, à accepter à dîner cher de bons amis qui habitent tout près du Palais d’Hiver.

«—Imprudence! avaient dit les gens autour de moi. Les caves du Palais d’Hiver sont trop tentantes. Leur pillage est imminent.»

Mais je suis obstinée. Advienne que pourra! Voilà plusieurs mois que je vis au milieu de continuels dangers.

Je me suis donc risquée chez mes amis. A la vérité, ils ne m’attendaient pas, cette menace du pillage s’étant confirmée. Les bolcheviks ne savent pas tenir secrets leurs projets. Ils les organisent sans mystère. On dirait presque qu’ils en font bravade.

Et ce qui était annoncé arriva au moment même où nous étions à table. Par une fenêtre qui permettait de voir ce qui se passait au Palais d’Hiver, fenêtre que notre curiosité débarrassa de tout ce qui la bouchait, nous regardions l’affreuse scène. Les bolcheviks seraient trop occupés à leur sinistre besogne pour se soucier des fenêtres des autres maisons et des gens qui, dans l’ombre, pourraient les voir. Nous avions, bien entendu, éteint toute lumière.

Distinctement nous avons aperçu des soldats qui s’introduisaient dans les sous-sols où étaient les réserves des vins.

Ce fut un pillage en règle, mais sans désordre, avec une organisation visible.

Mais bientôt quelque chose de plus honteux encore s’organisa: un marché.

Ne fallait-il pas monnayer toutes ces bouteilles volées et les monnayer immédiatement?

C’était sans doute pour cela que les misérables avaient tant annoncé que ces caves du Palais seraient pillées.

Alors qu’ordinairement, en pareilles circonstances, les gens, craignant les mauvais coups, et par une apathie naturelle, restent tapis chez eux, bien cachés, cette fois, au contraire, des groupes se formèrent, approchant des bolcheviks qui, dehors, avaient entassé leur butin.

C’étaient des acheteurs, guettant l’occasion, le bon vin à bas prix. Car ces pillards allaient liquider en hâte leur marchandise.

Et ce fut lamentable de voir bientôt toute une longue file de gens qui achetaient. Mes amis me montrèrent parmi eux des domestiques du voisinage qui, à vil prix, faisaient l’acquisition de bouteilles de champagne et de xérès, sur l’ordre de leurs maîtres probablement.

Et cette scène m’a semblé lugubrement symbolique de toute la déchéance de ce peuple russe.

Mais, vers neuf heures, sont arrivées des autos-mitrailleuses. Alors tous les pillards, comme tous les acheteurs, ont cherché à fuir, laissant là les marchandises. De tous côtés des coups de feu ont retenti. Des gens criaient.

Un long moment après, les autos-mitrailleuses n’étaient plus là. Les bouteilles non plus.

Des ombres seulement allaient et venaient encore vers les caves, mais elles paraissaient emporter des corps.

Étaient-ce des pillards tombés sur place ivres-morts ou des victimes?

Ces ombres étaient sinistres dans la nuit grise.

La fusillade, d’ailleurs, s’était calmée. Il était onze heures.

Alors j’ai gagné la sortie par l’escalier de service qui donne sur le canal de la Moika. Il y avait un brouillard épais, ce qui est rare à Petrograd, un brouillard qui brusquement devint très dense.

On ne voyait pas à deux pas devant soi.

Et c’était un enveloppement nocturne singulier, après tout ce tumulte.

De lointains coups de feu, très lointains, troublaient le silence de la nuit. La neige étouffait tous les bruits.

On se serait cru dans une ville morte.

10 décembre.

Un incident bien inattendu, vraiment, vient de se produire chez moi.

Il aurait pu être tragique. Il a été simplement ridicule, et le mieux est d’en rire, en ce temps où nous ne savons plus guère ce que c’est que de rire.

A onze heures du soir, un coup de sonnette à ma porte. Onze heures du soir est une heure assez raisonnable, à Petrograd, même en ce moment. Tant qu’il n’est pas une heure du matin, on ne doit pas être surpris par un coup de sonnette.

Deux hommes se sont présentés. Je dirai presque deux messieurs. Ils étaient à peu près convenablement nippés et avaient un air solennel.

Ces gens venaient... demander le vote de mes domestiques, car la Constituante s’ouvre jeudi et les bolcheviks s’efforcent de réunir le plus de voix possible.

Je me suis précipitée à la cuisine et j’ai adjuré mes domestiques de s’abstenir, essayant de leur démontrer tout le mal qui peut suivre si le parti bolchevik l’emporte vraiment, s’il prend des allures officielles, autres que celles de bandes de pillards et d’insurgés.

Rien n’y a fait. Mes domestiques hochaient la tête, mal convaincus par mes instances.

L’une d’elles a dit:

«—Les bolcheviks arriveront peut-être à sortir la Russie de cette impasse.»

—Mais non, malheureuse! ai-je répondu.

Et trouvant l’argument souverain, celui qui pouvait décider cette âme simple, j’ai ajouté:

«—Les bolcheviks viendront vous prendre toutes vos provisions.»

Alors elles ont refusé de voter et les deux émissaires sont repartis bredouilles.

Toucher à la bourse d’un Russe, c’est peu.

Prendre ses provisions, c’est tout...

12 décembre.

Ce matin, à partir de midi, grande agitation dans ma rue. (J’habite la Serguevs-Kaïa.) C’est la voie par laquelle on se rend au Palais de Tauride où doit s’ouvrir la Constituante.

Et je vois défiler sous mes fenêtres une foule considérable portant des étendards sur lesquels on peut lire:

«Vive la Constituante!»

Le côté spécial de cette manifestation, c’est qu’au contraire des manifestations habituelles, elle est uniquement composée de gens bien habillés. Il en est même qui portent de riches pelisses et de beaux manteaux de fourrure.

Ce sont les bourjoui (bourgeois) qui se rendent à la Douma, afin d’obtenir l’ouverture de la Constituante et la suppression des bolcheviks.

Un tel défilé ne manque pas d’une certaine grandeur, en des heures pareilles.

On voit, en effet, à quelques mètres de la foule des mitrailleuses menaçantes.

Il y a parmi ces manifestants des jeunes filles, des étudiantes, des vieillards qui passent fort tranquillement.

Ne va-t-il pas tout à l’heure y avoir quelque atroce carnage dans les rangs de ces gens paisibles?

Malgré l’assurance de ceux qui gouvernent et qui disent très haut laisser libres toutes les manifestations quelles qu’elles soient, on peut se demander si celle-ci ne va pas se heurter contre quelque bande d’insurgés venus du peuple et si, tout à l’heure, ces mitrailleuses ne vont pas, au hasard, cracher la mort!

Mais le fatalisme russe est étonnant.

On dirait que personne ici ne pense à la mort, qui, cependant, est partout...

C’est l’apathie, la résignation, l’insouciance slave.

15 décembre.

Ils recommencent à piller les caves. Toutes y passeront.

Depuis qu’ils ont goûté au xérès et au champagne du Palais d’Hiver, depuis qu’ils ont vendu les bouteilles ce qu’ils ont voulu, le pillage des caves est devenu la hantise des bolcheviks.

Il ne s’agit plus de politique, de communisme social, de reprise des terres. La seule chose qui les intéresse, c’est le vin, le champagne surtout, et immanquablement des scènes ignobles d’ivresse suivent ces violences.

Un incendie s’est déclaré hier à la grande usine Petrof et l’on raconte que, malgré la mitrailleuse placée là pour empêcher de dévaliser les caves, les bolcheviks se sont précipités quand même à l’assaut des bouteilles pleines.

Et dans les rues voisines, immédiatement, le pitoyable trafic a recommencé.

Le champagne russe, paraît-il, vaut 8 roubles, le vin 6 roubles.

Et c’est pour gagner quelques roubles ainsi que des hommes, des soldats qui ont cependant vu, pour la plupart, les terribles batailles du début de la grande guerre, risquent, non pas leur honneur, qui n’est plus en jeu, mais une balle de revolver ou de mitrailleuse.

Tragique, particulièrement, est l’histoire de cette usine Petrof.

Mᵐᵉ Petrof, en mourant, l’avait léguée à ses enfants. Mais elle avait aussi légué tous ses meubles, ses bibelots, son argenterie à ses serviteurs, qui, à la vente de ces meubles, touchèrent plus d’un million, presque une richesse pour ces humbles.

Ils sont donc à leur aise aujourd’hui, tandis que leurs maîtres, les enfants de Mᵐᵉ Petrof, qui avaient hérité de l’usine, ne possèdent plus rien, l’usine étant brûlée.

Cet exemple est typique. Le testament de Mᵐᵉ Petrof avait été un beau geste de partage, la distribution d’une grosse somme en récompense aux serviteurs modestes.

Ce nom aurait dû être, entre tous, respecté par ceux qui se vantent d’un idéal communiste, qui demandent que les grosses fortunes soient partagées par la force.

Celle-ci, d’elle-même, est allée au-devant du partage.

Mais c’est justement à ce nom que ces misérables, ces fous se sont attaqués. C’est l’usine Petrof qu’ils ont incendiée une des premières.

Pauvre Pays!

20 décembre.

La vie est toute désorganisée et il ne faut s’étonner de rien. Lydia vient de trouver, perdu dans le dédale des escaliers de service, un colonel français, de mes amis, qui, sur le point de rentrer à Paris, voulait me dire adieu. En effet, après 6 heures, la grande entrée est fermée, par crainte des pillards et des rôdeurs.

Non seulement les bolcheviks sont à craindre, mais aussi des individus louches, opérant pour leur compte et qui se donnent des allures de bolcheviks pour essayer d’en imposer.

J’étais un peu confuse de recevoir ainsi ce colonel. Quand il a pu me présenter ses hommages, il était exactement dans la cuisine, s’efforçant d’expliquer le but de sa venue à ma cuisinière, qui était plutôt effarée de voir un si grand personnage, en tenue, passer par l’entrée des dvornicks.

Nous avons longuement parlé de Paris, Paris où il se rend, Paris qui m’est si cher et qui paraît si loin d’ici, si loin de cette ville perturbée.

Je regrette de l’avoir quitté, pour ce noble but que je pensais réaliser: jouer quand même, jouer en français des pièces françaises dans la capitale russe, en dépit de tout ce qui s’y pourrait passer.

Le moyen, hélas! de jouer avec ces émeutes presque quotidiennes, qui barrent le chemin, et la perspective, quelque jour, de manquer de lumière, de manquer de charbon ou plutôt de trouver, un soir, la maison fermée par un coup de force ordonné par quelque politicien ennemi de la France.

Il est inutile de se le dissimuler. Tout ce parti bolchevik, dont la marée monte, qui, malgré ses sophismes, ses absurdités, ses infamies, groupe, à force de discours, de longs cortèges d’hommes ignorants, désabusés, amers ou seulement malheureux, est maintenant, malgré l’indulgence de quelques chefs, isolés, qui se souviennent d’avoir vécu à Paris, un parti hostile à la France.

L’Allemagne est là, qui travaille en sous-main et si ces gens arrivent vraiment à devenir les maîtres de la Russie, tout ce qui sera Français sombrera.

22 décembre.

Les répétitions, courageusement, ont recommencé. Il le faut. Et tous nous nous employons de notre mieux, malgré ces continuelles difficultés, à mettre sur pied un nouveau spectacle.

J’ai appris que la troupe des comédiens français est assez bien vue des autorités bolcheviks.

Lorsque en effet celles-ci ont pris le pouvoir, les acteurs russes des théâtres de Petrograd se sont tous mis en grève et, longtemps, il n’y eut plus de spectacles.

Les acteurs français, eux, n’ont pas bougé, car toute cette politique intérieure de la Russie ne nous regarde pas.

Il arrivera ce qui pourra. Nous aurons combattu pour l’art français jusqu’au bout...

En sortant de la Serguievskaïa, j’avais pris, selon mon habitude, un isvotchik, qui me conduirait à ma répétition.

Le coup de canon annonçant aux habitants qu’il est midi venait de retentir quand j’aperçus un soldat, manifestement pris de boisson, qui déambulait la casquette sur l’oreille, mais un fusil sur l’épaule.

Soudain, je le vis diriger son arme dans ma direction. Brusquement, je disparus de mon mieux sous la couverture, dans le fond de mon traîneau.

La balle passa bien au-dessus.

Mais si j’étais restée assise, certainement la balle me tuait.

Et j’ai compris ce qui m’a valu cette délicate attention: je portais une toque faite de queues de zibeline dont deux queues menaçaient gentiment le ciel.

Son regard fut attiré par cette garniture d’un nouveau genre, que balançait mollement la brise et ce nouveau Guillaume Tell en fit sa cible.

Morale: Se méfier de la mode pendant la Révolution!

28 décembre.

Cette fin d’année est plus calme. Nous le devons peut-être à toute cette neige qui ne cesse de tomber et ensevelit la grande ville.

Mais le coût de la vie prend des proportions invraisemblables.

Il vaut quelquefois des incidents pittoresques, oserai-je dire «amusants».

En sortant de l’hôtel de l’Europe, tout à l’heure, j’ai aperçu trois isvotchiks qui semblaient guetter ma clientèle, prêts à me ramener chez moi.

«—Combien, pour vous rendre à la Serguavskaïa?» demandai-je au premier.

«—15 roubles.»

Je n’ai pas répondu. La moitié de ce prix aurait été largement suffisant.

A ce moment, le second isvotchick me fait signe et interroge:

«—Où allez-vous?

«—Serguavskaïa.

«—25 roubles, barina!» répond-il froidement.

Alors le troisième intervient, voyant que je n’ai pas fait affaire et que je hausse les épaules. A son tour il me fait répéter l’adresse.

«—C’est 50 roubles!» dit-il.

Je m’aperçois enfin que ces hommes se moquent de moi, que tous les trois ont fort bien entendu ma première adresse.

Je prends alors pour leur répondre l’air de quelqu’un qui est nouveau dans le pays et qui ne connaît pas les prix:

«—J’offre 100 roubles!»

Les trois gaillards fouettent leurs montures et arrivent vers moi, déjà prêts à se disputer entre eux.

Mais, me retournant d’un air narquois, je leur ai fait un pied de nez, puis je me suis sauvée à toutes jambes par un passage proche, où leur traîneau aurait été bien en peine de s’engager.

Cette leçon sera, d’ailleurs, sans effet.

Il est illusoire de vouloir donner une leçon à un Russe, même à un cocher...

10 janvier.

La nouvelle année n’a apporté, hélas! aucun changement à cette vie torturante qui est menée par tout le monde ici.

Les bolcheviks tiennent toujours le pouvoir.

Avant-hier, la Constituante devait s’ouvrir.

On l’ouvrit, en effet, pendant douze heures, mais comme les bolcheviks constatèrent qu’ils n’avaient pas la majorité, ils se retirèrent et l’Assemblée fut dissoute.

Rien de plus simple.

Des patrouilles de gardes rouges se promènent dans les rues et sous le moindre prétexte lâchent des coups de fusil. Tant pis pour les victimes.

Dans mon quartier, tout à l’heure, une fusillade a été ainsi ouverte contre des passants inoffensifs.

Une femme s’étant agenouillée pour supplier les soldats de ne pas tirer sur des gens sans armes, elle a été abattue à coups de revolver.

Voilà l’horreur qui recommence, l’horreur de tous les jours. On ne sort de chez soi qu’en rasant les murs. Certaines dames de l’aristocratie se mettent des châles sur la tête, afin de ressembler à des femmes du peuple.

A tout prix il faut éviter d’avoir l’air d’un bourgeois.

Et ce camouflage produit quelquefois d’étranges méprises.

C’est ainsi qu’une peu banale histoire m’est arrivée à moi-même chez Fabergé, le grand joaillier.

Je m’y trouvais tantôt, en même temps qu’une dame âgée qui voulait vendre une ravissante miniature persane, enrichie de diamants.

Le bijou me semblant intéressant, je m’adressai à cette dame, à la sortie du magasin, pour lui proposer de l’acheter, si le prix était raisonnable.

J’étais vêtue d’un manteau marron, très simple, garni d’une fourrure de peu de valeur, avec un feutre mou bleu comme coiffure.

Évidemment je n’avais pas l’air d’une élégante susceptible d’acheter un bijou de luxe.

La vieille dame me toisa des pieds à la tête, et comme je lui déclinais mon nom et ma qualité:

—Allons donc! vous ne pouvez pas être Mˡˡᵉ Pax. Je l’ai vue jouer au théâtre Michel! C’est une personne fort élégante!...

En vain tentai-je de lui prouver que c’était bien moi. La dame au bijou, me prenant pour une cambrioleuse, s’éloigna en hâte.

12 janvier.

Le problème de la vie se pose pour moi, à mon tour, très inquiétant.

Je ne suis pas sans argent et c’est ce qui m’a permis de garder jusqu’ici mon train de maison, de faire face à ces quotidiennes dépenses excessives.

Mais le plus clair de mes fonds maintenant est à la Banque, et les bolcheviks ont décidé que l’argent en dépôt ne sortirait pas de la Banque sans leur permission.

La règle est formelle. On a beau être Française, être artiste, il faut en passer par où ces hommes veulent que nous passions.

Ils disent très haut que cet arrêté est la plus éloquente réponse aux revendications du prolétariat. J’ai l’impression, moi, que c’est plutôt un coup de force. Sous couleur de l’égalité, ils mettent la main sur tous les dépôts d’argent, sur ce qui peut constituer encore la fortune de ceux qui furent riches, et il n’y a pas loin de la mainmise à la confiscation.

Je n’ai donc qu’à me conformer à la réglementation nouvelle. Il me faut, à moi comme aux autres, une autorisation en règle, pour retirer plus de cinq cents roubles de la banque.

Comme j’imagine qu’il doit y avoir foule au ministère pour obtenir des autorisations de ce genre, je me résigne d’aller voir audacieusement Lounatcharsky, commissaire des théâtres de l’État.

Peut-être voudra-t-il m’aider à sortir mes fonds de la banque.

13 janvier.

Au comptoir des théâtres, où Lounatcharsky est commissaire, puissant souverain, une foule attend.

Il y a du monde partout, dans les couloirs, dans les escaliers. Je suis armée, heureusement, d’une immense patience.

Un employé me demande mon nom et l’inscrit sur une longue liste.

On doit attendre, en effet. Ici chacun passe à son tour. C’en est fini du recours traditionnel autrefois du pourboire.

Les bolcheviks ont supprimé le pourboire, lui qui était un des rouages essentiels de la vie russe.

Ils estiment dégradant ce moyen de corruption inventé par les bourgeois.

Ils n’ont peut-être pas, là, tout à fait tort.

S’ils s’étaient bornés, du moins, à des réformes de ce genre!

Après une heure d’attente, je suis introduite. Dans la première pièce je dois subir un véritable interrogatoire de la part d’un secrétaire. J’ai toute une fiche à remplir, une vraie fiche de police.

Je suis admise alors dans la pièce voisine où se tient Lounatcharsky.

C’est un homme de taille moyenne, légèrement voûté, avec un visage maigre, sympathique, les yeux regardant bien en face.

Les cheveux châtains sont négligemment rejetés en arrière. Une petite barbiche soyeuse affine le visage. Il est à remarquer, d’ailleurs, que la plupart des bolcheviks portent la barbiche.

Je ne croyais pas cet homme ainsi, à la vérité... Machinalement on imagine avec des figures terribles ces personnages de la révolution, qui est terrible par tant de côtés.

Affablement, Lounatcharsky me demande le motif de ma visite. Je le lui expose et il l’approuve.

A sa secrétaire, Mᵐᵉ Kamenieva, il fait rédiger tout de suite une demande pour le ministère des finances. Hélas! je vais avoir affaire à la bureaucratie bolcheviste! Ce ne doit pas être peu de chose.

Mais je dois reconnaître que ce que je viens de voir est tout autre que ce que je m’attendais à rencontrer. Les bureaux parmi lesquels je dois passer en me retirant sont pleins de gens qui visiblement travaillent, d’un travail qui est certainement organisé, méthodique.

Y a-t-il donc,—dans ce parti nouveau, effrayant pour tant de raisons et dont la violence est, ce qui semble, le seul argument, dans ce parti qui, à tant de gens, semble incohérent, fait de coups de force, de cruautés, d’infamies même,—des têtes qui, cependant, dirigent, organisent, administrent!...

13 janvier.

Munie de ma demande d’autorisation pour retirer mes fonds, je me rends à la Banque d’État, dans l’espoir de voir le ministre des finances.

Le mieux est de m’adresser à lui, directement.

Pourquoi pas?

J’ai l’impression que toute cette bureaucratie bolcheviste doit, à cette époque surtout, être un enlisement.

D’un trait de plume, le ministre, lui au moins, me donnera satisfaction. Il ne peut pas, il ne doit pas refuser cela à une Française. Mon nom, certainement, ne lui est pas étranger.

A la grille, des soldats m’arrêtent. Je dois, à travers les barreaux, montrer mon papier, qui porte le sceau bolchevik. On me laisse alors pénétrer dans la cour, d’où je gagne l’entrée principale.

Hélas! il y a là une foule inimaginable dans tous les coins. Venue tout entière dans le même but, obtenir la permission de retirer les fonds, ou tout au moins une partie des fonds qui sont en dépôt. Les dépenses nécessaires à la vie sont si formidables que ce problème est impérieux pour tout le monde.

Je me trouve prise dans le remous et, je ne sais pourquoi, je suis saisie de l’idée fixe que si un incendie se déclarait, si une panique, pour quelque raison, se produisait, nous serions tous étouffés.

Je monte à grand’peine à l’étage supérieur, moins encombré de monde, le «bel étage», comme l’appellent les gardes rouges de service.

C’est là, en effet, que se trouvent les autorités. Des couloirs. Des portes numérotées où des gens sans aménité me rabrouent.

A la fin, pourtant, un bureaucrate revêche m’apprend que Sokolnikoff ne reçoit pas ici, mais Caterinsky Canal, 24.

Tout est à recommencer...

Je m’obstine pourtant, et en hâte je vais à cette adresse. Le 24 est une maison de rapport, banale, qui ne ressemble en rien à un ministère. Aucun faste. Aucun luxe. Au premier étage, des bureaux, où une quinzaine de personnes attendent.

C’est une des grandes nouveautés du bolchevisme, que leurs chefs doivent être à la disposition du peuple, accessibles à tous, recevant tous ceux qui veulent les voir, et cela sans recommandation d’aucune sorte.

Il me suffit d’écrire mon nom sur une feuille.

Après une demi-heure d’attente, je suis appelée en même temps que quatre messieurs.

Le secrétaire qui m’introduit a une figure extrêmement déplaisante, le vrai type du nègre blanc. Il ne baragouine le français que péniblement.

Je m’avance, un peu hésitante. Je me rends mal compte. C’est absurde, mais ce milieu, nouveau pour moi, me produit un malaise indéfinissable. J’aurais envie de m’enfuir, comme si des dangers m’entouraient, comme si j’étais en pays ennemi. Il ne doit pas être plus désagréable de se trouver brusquement au milieu d’Allemands.

Il faut m’obstiner pourtant, aller jusqu’au bout de la démarche. Ma situation pécuniaire est en jeu, si impérieuse à cette époque où tout est hors de prix. Comment faire, comment vivre, si je n’aboutis pas?

Je me raidis. J’essaye de prendre bonne contenance et je fais quelques pas vers une table derrière laquelle j’entrevois une haute silhouette.

L’homme est debout, la main dans son gilet, dans une attitude qui rappelle Napoléon...

Cet homme, qui ne m’a rien dit encore, m’impressionne de la façon la plus désagréable, je vais pour m’asseoir dans un fauteuil vide qui se trouve là.

«—Il ne faut pas s’asseoir!» s’exclame une voix choquée de mon sans-gêne.

C’est le secrétaire si peu sympathique qui m’a introduite tout à l’heure.

«—Je suis fatiguée!» dis-je, et je reste dans le fauteuil.

Mon tour arrive brusquement, plus tôt que je ne pensais, et je remets au ministre-commissaire un papier préparé où j’ai écrit ma requête en français.

Une voix sèche, sifflante, me pose cette question, à laquelle je suis à cent lieues de m’attendre:

«—Parlez-vous allemand?»

Je ne perds cependant pas mon sang-froid, et simplement, je riposte:

—Je suis Française!

Mauvais début... Sokolnikoff, dédaigneux, jette un coup d’œil sur ma demande.

Hautain, il déclare:

«—Ce que propose Lounatcharsky pour vous est impossible et contraire à la loi. Je ne puis rien vous donner.»

Alors le sang me monte au visage. En un instant je retrouve tous mes moyens, comme au théâtre. J’aperçois clairement l’homme qui est en face de moi, pâle, guindé, mais très élégant, singulièrement élégant, les mains fines, les cheveux pommadés.

Son expression est à la fois glaciale et railleuse.

Mais je ne me démonte pas pour si peu et j’éclate en protestations véhémentes:

—Je ne suis pas une bourgeoise! Voici trois ans que je travaille dans votre pays, que je vis parmi vous, connue, appréciée, respectée de tous. J’ai eu confiance dans la banque. Je lui ai porté l’argent que je possédais. Cet argent est à moi. Il est indigne de m’empêcher d’en disposer.

Je joue la grande scène du Trois comme on dit au théâtre. Des pleurs mouillent ma voix, des pleurs qui ne sont pas sincères, car, au fond de moi, ce n’est pas supplier, mais insulter que je devrais.

L’homme me regarde, impassible.

D’un geste, il fait signe au secrétaire de faire approcher la personne suivante.

Et je me retire, furieuse de ma déconvenue, en même temps qu’infiniment désillusionnée.

Quel est donc ce singulier parti où, consécutivement, deux personnages importants, deux chefs, à la même question posée ont répondu si différemment?

Et j’ai comme la vision, dans ces deux hommes, du symbole émouvant de ce bolchevisme dont l’ombre terrible se dresse, menaçante, au-dessus de la malheureuse Russie, demain peut-être au-dessus du monde entier.

Un mélange d’idéalistes, d’apôtres même, ayant de la sincérité dans leurs convictions, douloureux rêveurs, révoltés amers, qui souhaitent une société refaite sur de nouvelles bases—et aussi, hélas! et peut-être bien plus nombreux, d’hommes de violence, intelligents, mais implacables, et tous à la solde de l’autre ennemi qu’on oublie trop ici, dont on s’occupe à peine, en lisant avec indifférence les communiqués de guerre:

L’Allemagne.

6 février.

Un calme qu’on n’attendait plus, calme relatif mais qui est tout de même un soulagement, s’est fait depuis quelques jours dans la vie de Petrograd. Il semblait qu’on respirait mieux, que la circulation n’était plus entravée à chaque carrefour par des bagarres. J’avais, pour ma part, repris un peu mes occupations ordinaires, mes allées et venues, tout en maudissant la complication considérable où m’avait mise le refus de Sokolnikoff.

J’étais décidée à m’obstiner, à employer d’autres moyens. La cause n’était pas perdue, puisque j’avais l’approbation de Lounatcharsky.

Mais voici qu’aujourd’hui, en coup de théâtre, circule, puis s’affirme, se précise une décision stupéfiante prise ces jours-ci par les bolcheviks.

La paix séparée ne sera pas signée. Mais la guerre est finie, tout simplement. Il n’y a plus de guerre.

L’Allemagne aurait assez mal pris cette façon de faire toute nouvelle, et elle se serait immédiatement, en réponse, emparée de Dwinsk et de Reval.

Les bolcheviks ne s’en soucient pas. Les Allemands peuvent entrer dans toutes les villes qu’ils veulent. Il n’y a plus de guerre. La guerre n’est qu’une fiction.

Quels cerveaux ont conçu cette façon inouïe, invraisemblable d’arrêter la lutte gigantesque!

Et à quels malheurs nouveaux cette décision folle expose la Russie?

Car une question effroyable se pose, effroyable pour toute la population de la ville, particulièrement effroyable pour nous, Français:

Les Boches ne vont-ils pas venir à Petrograd?

L’armée russe est en déroute, elle cède partout, et le grand mot d’ordre des bolcheviks auprès des malheureux soldats qui encombrent les routes du retour est:

«Du pain et la paix!»

Derrière cette ruée de soldats qui ne se battent plus monte l’armée allemande, sans doute innombrable, bien organisée.

Alors! Alors! où allons-nous?

Tout le monde a faim ici. Pour deux jours, chacun a droit à un infime petit morceau de pain, qui, naturellement, est dévoré le premier jour. Et quel pain! noir, gluant, collant!

Devant les boutiques, partout, de longues files de gens glacés de froid s’alignent, dans l’attente de la pitoyable pitance, désireux d’être servis les premiers, car il n’y a jamais assez de quoi servir tout le monde.

Et pourtant, tout à l’heure, je viens de dîner très confortablement dans un restaurant à la mode, ouvert comme tant d’autres encore. Évidemment, la note a été salée, mais on n’a manqué de rien. Cuisine excellente, avec un chef français. Vins de France. Luxe ordinaire. Toilettes somptueuses.

Parmi les convives, on m’a montré des nouveaux riches. Il ne faut pas insister sur l’origine de leur richesse. Ils jouissaient lourdement de leur argent et s’offraient des repas extraordinaires.

Je regardais ces physionomies grossières, pénibles, défiantes...

Plusieurs de ces gens étaient des bolchevistes notoires, qui, à leur tour, voulaient vivre la grande vie.

8 février.

Dans les grands immeubles, des coopératives essayent de s’organiser. On veut vivre. On veut vivre quand même et on dépensera jusqu’au dernier kopek pour tenir jusqu’à la dernière limite.

Ceux qui le peuvent continuent à dîner chez Contant, le seul restaurant resté ouvert. Le repas, comprenant deux plats sans dessert, se paye vingt roubles. Il en valait deux, jadis.

Les rues offrent un curieux spectacle.

Les habitants des maisons ont été invités à nettoyer la chaussée et l’on voit d’élégantes dames, enveloppées de fourrures encore somptueuses, s’armer d’une pelle et casser la glace.

C’est le grand souci de ceux qui appartenaient, avant le bolchevisme, aux classes dirigeantes de montrer qu’ils ne craignent pas le rude travail.

Des hommes de la meilleure société se sont ainsi, courageusement, transformés dans la journée en débardeurs et ils coltinent les sacs sans fausse honte, sans aucun mystère. Le soir, ils reprennent leur vie normale, ou ce qu’il en reste, se faisant servir par leurs domestiques, s’ils en ont encore.

Car le problème des domestiques est devenu quelque chose d’à peu près insoluble.

La plupart refusent de continuer à servir ou ils demandent des gages exorbitants.

Quelques-uns réclament très haut, dans les réunions politiques, qu’on oblige les bourgeois à prendre leur place et à les servir à leur tour.

Beaucoup se sont faits dénonciateurs et de la façon la plus ignoble. Ce sont surtout des domestiques renvoyés, même il y a longtemps, et qui se vengent.

Le bolchevisme, en effet, a ceci de pitoyable et de terrible qu’une seule dénonciation envoyée par n’importe qui, jamais contrôlée, suffit pour qu’une bande rouge, immédiatement, vienne mettre tout à sac.

Il n’y a, en faveur de ce qui est qualifié «bourgeois», nulle indulgence possible, même si l’on sait—ce qui est exact—qu’ils donnent continuellement de larges aumônes aux multiples quêtes.

«Tout ce monde-là doit mourir!» aurait dit Trotsky, et ce mot est sans cesse répété comme un mot d’ordre.

Un autre mot de lui encore est redit:

«Nous avons une âme de fer.»

C’est la vérité. A part quelques-uns qui gardent un certain calme, encore, mystiques épris de rêves de communisme intégral, de partages des biens, théoriciens qui savent surtout discourir, la plupart des bolcheviks sont des hommes terriblement pratiques, juifs presque tous, mêlant à la réalisation par la violence des plus implacables théories un souci d’égoïsme qui n’est pas sans profits.

Cela ne veut pas dire qu’ils manquent de sincérité. Beaucoup d’entre eux ont souffert sous l’ancien régime, souffert de l’autocratie des gens de la cour, de l’autocratie militaire, de l’autocratie des bureaux.

Ils ne l’ont pas pardonné et c’est sans pitié, maintenant, qu’ils voient souffrir et qu’ils bousculent au passage le vieux général qui, avec ses deux petits-enfants, est réduit par la misère à vendre des menus objets.

Quantité de personnes du meilleur monde, hier très riches, aujourd’hui ruinées, se sont résignées ainsi à vendre humblement dans la rue, aux passants, surtout des journaux. C’est encore ce qui se vend le moins mal.

Je connais ainsi toute une famille, la famille d’un général, composée de cinq grandes jeunes filles, qui, chaque soir, descend sur le Newsky vendre des journaux, afin de pouvoir dîner.

Tout autour de l’hôtel de l’Europe, dernière maison de luxe pour les gens qui ont encore un peu d’argent à dépenser, viennent se grouper, nombreux, serrés presque les uns contre les autres, des hommes et des femmes, désemparés, ruinés, méconnaissables dans leur détresse, qui tous ont appartenu, avant la révolution, aux plus hautes classes de la société et qui maintenant, pour ne pas mourir de faim, se sont faits modestes marchands des rues.

Beaucoup ont vendu, un à un, les derniers objets de valeur qui leur restaient. Puis, n’ayant plus rien, ils se sont mis à débiter de menus bibelots, des allumettes, des cigarettes, des petits miroirs.

Ce marché en plein vent, en pleine place est devenu célèbre et il est assez achalandé.

On y vient par pitié, pour essayer de soulager un peu ces misères particulièrement lamentables.

On y vient aussi par vengeance, pour voir souffrir ceux qui furent si longtemps au haut de l’échelle sociale et se trouvent aujourd’hui si bas.

Mais chaque fois que je passe devant ces groupes, de jour en jour plus nombreux, de ces petits marchands qui portent tous les noms les plus illustres de la Russie, je suis frappée par la résignation, par l’expression apathique de ces visages.

Il semble que la souffrance physique et morale ait aboli en eux tout sentiment de fierté.

Même j’ai vu une jeune fille, au nom très connu dans Petrograd, dépenser les vingt roubles qu’elle avait gagnés péniblement à vendre dans la neige, des paquets de cigarettes pour s’acheter une boîte de poudre de riz!

Ce trait caractérise bien l’inconscience de la race slave.

10 février.

Hier soir a eu lieu la première représentation du Passant; j’ai joué Sylvia et j’ai été ravie de constater que la salle était pleine.

Le gouvernement bolchevik a pourtant supprimé les billets de faveur, sans exception, sauf pour les infirmes et les mutilés.

Les pièces françaises, décidément, restent une distraction très courue, même pour nombre de Russes qui connaissent un peu notre langue ou qui veulent se donner cette élégance d’occuper une loge au théâtre Michel.

Souvent ce sont des bolcheviks, mais des bolcheviks enrichis. Il n’en manque pas. Ces gens ont spéculé, ont pillé de la plus odieuse façon, mais ils considèrent ces rapines comme des «reprises» justifiées et, comme il n’y a aucune police, aucune justice pour leur faire rendre gorge—maintenant qu’ils sont munis d’argent, de bijoux, d’objets de luxe—ils cherchent à se faire oublier en profitant avec égoïsme de leur vilaine richesse.

Il est, au sein du bolchevisme, il est vrai, des hommes convaincus. Ils ont le tort de laisser faire. Que pourraient-ils au juste? Mais ils essaient consciencieusement de mettre un peu d’organisation dans ce chaos.

20 février.

Daumerie, notre régisseur, nous a fait répéter le Demi-monde, répétitions rendues interminables par de continuelles remises au lendemain.

Enfin, aujourd’hui, nous avons tout de même pu donner la pièce de Dumas et nous y avons mis tout notre cœur.

Rarement représentation n’a mieux marché. Je jouais madame de Santis.

Instinctivement, sans savoir pourquoi, au lieu de répondre à la baronne d’Ange que jouait Roggers:

«—Je pars pour l’Angleterre et de là pour la Belgique et l’Allemagne!»

J’ai dit:

«—Je pars pour la Belgique et la Hollande!»

Pourquoi-ai-je eu cette présence d’esprit?

Au moment où le rideau se baisse, on nous apprend la présence dans la salle de von Mirbach et de Kaiserling.

J’enrage de ne l’avoir pas su plus tôt!

Qu’aurais-fait de plus? Je ne sais pas...

J’essaye de raisonner mon exaspération:

N’est-ce pas une belle réponse à ces Boches,—déjà arrivés à Pétrograd, précurseurs sans doute de nombreux autres Boches et curieux de savoir comment se comporte le théâtre qui jouait jadis en français,—de leur montrer que, malgré les terribles événements, malgré la défaite russe, malgré le bolchevisme, malgré les massacres, les comédiens français sont toujours là, à leur poste, à jouer devant le public, devant les bolchevistes et même devant eux les chefs-d’œuvre de l’art français?...

22 février.

L’Allemagne! L’Allemagne!

Il n’y a plus que cette pensée en nous, pensée obsédante, torturante.

Notre vie de Petrograd, déjà si pénible, si douloureuse, va être empoisonnée par les Allemands qui approchent, puisque la route leur est laissée libre, puisque déjà il s’en glisse dans différentes villes de la Russie.

Quelle situation va être la nôtre, à nous Français, dans ce pays, dans cette capitale où d’ici peu le Boche va parler en maître!

Déjà l’on assure que des officiers allemands se promènent dans les rues. Ils ont simplement dissimulé leur uniforme sous des pardessus.

On est dérouté, d’ailleurs, par les uniformes. Il y en a ici de tant de façons, et du moment qu’il n’a pas de casque significatif, le Boche et son uniforme couleur muraille peut être pris pour un Serbe, pour un Italien, pour un Roumain.

Hélas! en même temps il est à remarquer que les uniformes amis se font plus rares.

Les officiers alliés qui habitent Petrograd veulent éviter d’inutiles conflits.

La situation des Allemands est fort délicate ici, et il est à présumer qu’ils auront une attitude réservée. Ils sont trop avisés pour ne pas avoir cette attitude.

Les bolcheviks évidemment subissent leur influence, et on leur doit le désastre qui ouvre la porte toute grande à l’ennemi. Mais les bolcheviks, avec leur mélange de «démocratisme exaspéré» touchant parfois au mysticisme, quand ce n’est pas à l’humour, et aussi de cruautés rancunières, de basses vengeances, de tueries inutiles, les bolcheviks avec leur désorganisation de tout ce qui peut leur rappeler la bourgeoisie et l’aristocratie, ne peuvent manquer d’être en conflit bientôt avec les Allemands, si ceux-ci se mêlent de quoi que ce soit dans la politique intérieure russe, et ils s’y mêleront...

Où allons-nous?

Mes pauvres camarades se préparent au départ; les hommes, du moins, et dans quelles conditions!

Il leur faut passer par Mourman, où il fait 40 degrés de froid et où les wagons, bien entendu, ne sont pas chauffés, ou alors ce sont des wagons de marchandises au milieu desquels brûle un brasero. Une centaine de voyageurs y sont entassés comme des bestiaux.

La vie sociale ici se transforme chaque jour et par des mesures singulièrement radicales.

Depuis peu tous les Russes adultes jusqu’à 51 ans, et même les femmes, sont mobilisés pour assurer l’alimentation commune et préparer les repas.

Va-t-on pouvoir garder l’organisation de sa vie? Ma femme de chambre pleure sans arrêt. Que va-t-on faire des domestiques? Il est à craindre que les bolcheviks, un de ces matins, ne suppriment purement et simplement toute espèce de domesticité et qu’ils ne contrôlent énergiquement cette suppression.

J’avoue que je le regretterais de tout mon cœur, ayant gardé à mon service, malgré la tourmente révolutionnaire, une femme honnête et dévouée.

L’arrivée probable des Allemands se complique de la libération des prisonniers, surtout des prisonniers autrichiens, les plus nombreux. Les camps où ils étaient enfermés n’existent plus. Ils s’éparpillent de tous les côtés, avec une mentalité, des appétits et des besoins faciles à deviner. Ces hommes ont forcément souffert du froid et de la faim dans ce pays où tout manque depuis si longtemps.

La ligne de Moscou serait déjà coupée par eux et ils se seraient même déjà emparés d’un village qu’ils ont mis dans l’état qu’on devine.

Pour comble d’infortune, la Finlande est à feu et à sang et ce pays, de mœurs pourtant si calmes naturellement, se trouve à son tour en proie à tous les désordres, à toutes les luttes, à toutes les horreurs que peut apporter la révolution.

Les Suédois n’acceptent plus que les courriers officiels. C’est pour nous l’isolement du reste du monde. Il ne reste plus que la Sibérie.

Et pour cette direction si lointaine, si difficile, si pleine d’inquiétants aléas, si coûteuse aussi, c’est la ruée de nombreuses familles, de ce qui reste de familles russes ayant encore quelque argent.

Naturellement le gouvernement bolchevik, devant cet exode, fait tout ce qu’il faut pour le contrarier. Les trains ne partent que quand il lui plaît. Le charbon manque.

Vraiment il est peut-être plus sage, tout simplement, de se résigner, pour nous du moins, qui sommes de simples femmes.

Et puis ne faut-il pas demeurer fidèles au poste?

Car, malgré l’approche des Allemands, malgré la désolation générale, malgré la terreur bolchevik, ce soir nous donnons au théâtre Michel la répétition générale des Maris de Léontine.

Ah! si Alfred Capus pouvait se douter des circonstances incroyables dans lesquelles sa jolie comédie est montée!

23 février.

Ça a marché... Ma foi, oui, très bien marché, et quel dommage qu’il ne puisse y avoir un correspondant de journal parisien pour pouvoir, par quelque moyen télégraphique—malheureusement illusoire—envoyer un compte rendu de la soirée!

Je mentirais en disant que le public a été chaleureux. On ne connaît plus les ovations des spectateurs depuis que c’en est fini des chambrées aristocratiques d’avant la guerre, où il était de bon ton d’acclamer les comédiennes françaises, de leur jeter des fleurs.

La clientèle du théâtre est tout autre. Çà et là, quelques Français encore, que nous reconnaissons, mais si soucieux. L’élément «bourgeois» se fait de plus en plus rare, du moins «ancien bourgeois».

La majorité de ce public est formée de boutiquiers que la révolution n’appauvrit pas—au contraire—et qui connaissent suffisamment le français.

Il y a aussi des bolcheviks ayant habité la France et qui prennent un certain plaisir à assister à un spectacle qui leur rappelle peut-être d’anciennes soirées passées à Paris.

Nous avons rencontré jadis ces physionomies-là du côté du boulevard du Montparnasse et du boulevard du Port-Royal; mais elles étaient hâves, avec de longs cheveux et des capes sombres et à côté d’étranges silhouettes d’étudiantes.

Aujourd’hui les mêmes hommes revenus chez eux, maîtres de l’heure, sont bien coiffés, avec des manchettes nettes, des barbiches taillées soigneusement. Le métier de bolchevik ne manque pas de profit et tous ceux de ces messieurs qui approchent des grandes autorités du parti tiennent à se donner des allures graves, presque solennelles.

Au théâtre, où ils viennent volontiers, ils évitent d’applaudir, comme s’ils ne nous voulaient pas faire—et en même temps qu’à nous à la France—une concession à laquelle ils ne consentent pas.

Mais il y a pire.

Nous avons très distinctement aperçu au balcon, à l’orchestre, dans des places très confortables, des figures entièrement nouvelles pour nous, si habitués à notre public, des masques très caractéristiques d’une nationalité qui n’avait plus cours ici.

Nous ne voudrions pas prétendre que ces gens avaient des uniformes sous leur pardessus. Il n’est pas probable que des officiers aient osé se risquer ainsi dans un théâtre français. Mais à côté des officiers encore hésitants à venir, Petrograd est déjà la proie, bien certainement, de commerçants, d’industriels avisés, arrivés en toute hâte par les premiers convois, renouer les relations.

Et instinctivement ces Boches ont trouvé piquant d’assister à une représentation française.

D’ailleurs ils ne nous ont pas ménagé leurs approbations.

1ᵉʳ mars.

La situation des Français devient angoissante de plus en plus. On attend les Allemands d’un jour à l’autre, non pas les officiers isolés cachant leur uniforme ni les commis voyageurs en camelote, mais peut-être des troupes allemandes.

Je suis allée à l’ambassade pour tâcher d’avoir des nouvelles.

Les dépêches du front français ne sont pas bonnes. L’horizon est entièrement sombre.

En ce qui nous concerne ici, c’est l’ignorance et l’incohérence. Une effervescence inouïe règne dans cette maison qu’encombrent, je pourrais dire qu’assiègent, de nombreux Français qui seraient désireux de repartir.

Repartir comment? Hélas!

Des secrétaires, pourtant d’importance, sont en costume de voyage. On sent que leurs bagages sont prêts. Je questionne hâtivement M. de Robien, qui a toujours été si bienveillant, si serviable pour nous tous, mais il reste impénétrable, il ne peut rien dire de précis.

L’ambassadeur, M. Noulens, passe, pressé, soucieux visiblement et entouré d’une foule de gens qui voudraient être renseignés.

Je connais peu l’ambassadeur et il en est ainsi de la plupart de nous.

Il paraît que les bolcheviks refusent les passeports à tous les Français, quels qu’ils soient, et surtout au personnel de l’ambassade.

Et pourtant, dans tous les couloirs, les malles s’accumulent, plus nombreuses, de minute en minute.

Tout le monde me conseille de partir. Pas par la Sibérie, mais par la Finlande, dont la traversée n’est pas longue. Peut-être les événements s’y apaiseront-ils. Mais il faut auparavant la fameuse petite carte verte qui donne le droit de sortir.

En quittant l’ambassade je rencontre des camarades et ensemble nous nous dirigeons vers la place du Palais. Dans la rue on crie des journaux allemands qui mettent en manchette des annonces de victoires.

L’ambassade d’Angleterre est sur ma route. J’y entre pour tâcher d’y apprendre quelque chose.

Je n’y trouve personne. J’ai même l’impression que c’est déjà inhabité. Les Anglais seraient-ils partis?

En quittant le palais de l’ambassade nous croisons l’ex-grand-duc Constantin Constantinovitch. Il est vêtu comme un homme des dernières classes.

Mais il paraît avoir copieusement bu. La parole est pâteuse, le visage coloré. A des passants il explique très haut que les événements sont satisfaisants et que les Allemands vont restaurer l’empire.

Quand je pense qu’hier au soir, encore, je relisais, à la maison, un numéro d’un magazine parisien, Je sais tout, je crois, qui consacrait au grand-duc Constantin tout un article, le montrait ami de la France et au sommet de la hiérarchie de toutes les Russies, publiant des photographies de lui, en compagnie de nos grands personnages de la politique et de l’armée.

Quel contraste!... Son fils est là, déchu, pris de boisson et maudissant la France.

Nous continuons notre route. De beaux hydravions évoluent au-dessus de nos têtes et viennent se poser gracieusement sur la Newa glacée.

Je serais bien embarrassée pour dire qui, exactement, peut monter ces appareils, si ce sont des bolcheviks ou des militaires, ou des amateurs, et même si ce sont des Russes.

N’est-il pas à craindre plutôt que ce soient des avions allemands?

Et je pense qu’avec un peu d’audace et un emmitouflage sérieux, ce serait là le vrai moyen de quitter ce pays maintenant maudit et de s’enfuir, d’une seule envolée, jusqu’en Suède.

Mais de plus prosaïques réalités m’attendent. Mon but est de tâcher, par des prodiges de diplomatie, d’obtenir un passeport quand même pour la Finlande.

Advienne ensuite que pourra! Tant pis si je tombe au milieu d’autres émeutes et de l’avance allemande. Je tâcherai d’être audacieuse et j’aurai peut-être de la chance.

A grand’peine je me faufile jusqu’au bureau des passeports, où il y a foule et une foule visiblement nerveuse.

Un soldat nous dessine, en souriant de sa bouche édentée, une croix sur la table. Par ce signe cabalistique il veut nous exprimer qu’aucune sortie n’est plus délivrée pour la Finlande.

Je ne veux pas me rebuter. Je serai certainement mieux reçue à la mission française, où je ne trouverai pas l’affolement de l’ambassade.

Ces allées et venues, à pied toujours et pour cause, sont éreintantes. Mais j’irai jusqu’au bout des démarches.

A l’Italianskaïa, où se trouve la mission, une grande animation règne, mais nul malaise, nulle inquiétude.

Nous pouvons joindre le général Niessel, qui nous dissuade de demander des sorties.

—D’ailleurs, ajoute-t-il, on ne peut plus quitter Petrograd. On vient de nous téléphoner que le train qui devait partir ce soir est arrêté par un ordre des bolcheviks.

Le mieux est de faire contre mauvaise fortune bon cœur et d’attendre les événements.

Pour nous y aider, le général nous met en rapport avec le capitaine Lelasseux, fort aimable, qui est à la tête d’une coopérative française, excellemment organisée, étant données les complications de la vie et la cherté de tout.

Il met à ma disposition particulière des provisions de biscuits et de boîtes de «singe» pour un mois.

C’est toujours la vie assurée, une vie qui sera très différente de celle que j’ai menée. Mais je crois que l’heure de toutes les résignations est venue.

2 mars.

Les ambassades ont quitté Petrograd hier.

Je crois qu’il ne reste plus ici, en fait de Français ayant un caractère officiel, que la mission militaire et les comédiens du théâtre Michel.

Je suis chargée par mes camarades de tenter d’obtenir de Lounatcharsky un papier nous autorisant à recevoir immédiatement le visa de nos passeports, ce qui nous permettrait de sortir de Russie. Ensuite chacun se débrouillerait comme il pourrait.

Je me suis rendue au Palais d’Hiver. J’ai remarqué, d’une façon plus frappante qu’auparavant, que tous les bolcheviks semblent s’être donné le mot d’ordre pour porter sur eux—sous une forme quelconque, bague, breloque, épingle de cravate—une tête de mort.

Lounatcharsky était absent. Mais j’ai eu la chance de rencontrer Mᵐᵉ Kamenieva, sa secrétaire, qui a tous pouvoirs.

Elle accéde à ma demande fort aimablement et m’offre même de m’emmener avec elle jusqu’au comptoir des théâtres où le permis me serait délivré.

Nous montons dans un traîneau qui a l’air antédiluvien et nous causons.

Mᵐᵉ Kamenieva est le véritable type de la nihiliste russe tel qu’il est dans les Oiseaux de passage.

Très brune, les yeux très grands, les cheveux nattés au-dessus des oreilles, le teint brun également, l’impression énergique.

Ce n’est pas une femme. C’est une «idée». Elle est vêtue de noir; une très grande broche en argent représentant la tête de mort symbolique ferme son corsage.

Elle parle bien français. Elle a d’ailleurs habité Paris plusieurs années.

Sa voix est énergique, bien timbrée.

Comme je lui fais remarquer qu’avant les bolcheviks Petrograd était une ville sûre et qu’on ne craignait pas de se faire dévaliser en sortant le soir, ce qui est terriblement fréquent en ce moment, elle me répond, d’une voix très calme:

«—Avant nous, vous vous faisiez dévaliser moins brusquement, mais plus complètement, dans un bel établissement qui porte le nom de banque, où l’on vous prenait en bloc votre argent.

«Maintenant on vous dévalise individuellement et plus brutalement. Là seulement est la différence. Le résultat est le même.»

Je l’ai regardée, tandis qu’elle parlait de la sorte. Elle ne souriait pas. Elle n’était pas amère. Sa voix avait un calme impressionnant.

Elle a ajouté, après un silence:

«—Nous ferons des choses effarantes... Vous verrez!»

Puis, brusquement, elle me dit encore, comme si elle tenait à me faire bien connaître son opinion sur ce point:

«—Ce sont les Anglais qui ont voulu la guerre. Ils en sont les seuls responsables.»

Alors j’ai risqué cette question:

«—Et les Français, qu’en pensez-vous?

Mᵐᵉ Kamenieva m’a regardée avec le même calme où ne pouvait s’analyser nulle impression.

«—Vous êtes, me dit-elle, un peuple de concierges. Intelligents, oui... assez. Mais vous ne possédez pas vraiment de grands cerveaux, capables de rêves et de réalisations formidables...

«Vous êtes aussi un peuple de «conservatoires», oui, de maisons où, en payant, on apprend à avoir de l’art, à avoir du génie.

«Les conservatoires sont inutiles. On naît artiste... On naît avec du génie.»

Et pour conclure, à ma surprise, cette bolchevik ardente, mais incontestablement intelligente et sympathique celle-là, déclare:

«—Si nous sommes renversés ici, nous tenterons d’aller en France!»

J’essaye de démêler le sentiment que peuvent envelopper ces dernières paroles. Peut-être un peu de mélancolie, car Mᵐᵉ Kamenieva dit encore:

«—Si vous retournez dans votre pays, dites bien haut que nous n’avons pas été méchants pour les artistes français, afin qu’en France on ne soit pas méchant pour les artistes russes.»

3 mars.

La paix est signée entre l’Allemagne et la Russie. Je viens de l’apprendre chez Contant, où l’on déjeune encore... Par exemple, ce qu’on payait deux roubles en vaut vingt-cinq.

C’est Ludovic Naudeau qui, arrivant de Smolny, a apporté la nouvelle.

Le pauvre garçon enrage d’être ici comme cloîtré, dans l’impossibilité d’envoyer en France des dépêches, alors qu’il aurait tant à dire. Il essaye d’employer des ruses inouïes pour charger de ses articles des commissionnaires de bonne volonté, parmi les personnes qui ont l’espoir de pouvoir partir.

Cette paix est un désastre pour la Russie. Il faut même s’incliner devant les Turcs et leur rendre Batum, Kardakghan et Kars, ces districts conquis dans la dernière guerre. J’apprends que c’est Sokolnikoff qui a signé la paix de Brest, le même qui m’a demandé «Parlez-vous allemand?».

6 mars.

Nous sentons que le théâtre Michel n’en a plus pour longtemps. Il y a trop de «bochisme» dans Petrograd pour qu’une troupe française soit tolérée longtemps.

Nous tiendrons, pourtant, jusqu’au bout.

Nous avons même, hier, eu l’audace—le mot ne me paraît pas excessif—de jouer... en plein régime bolchevik et au milieu de l’envahissement allemand, l’Élévation, d’Henri Bernstein.

Belle représentation au point de vue artistique, et où chacun jouait, on peut le dire, de toute son âme.

Mais le public n’a pas vibré.

Pas par hostilité. Certes.

Ennui! Indifférence. L’apathie slave, encore.

Il y a trop de Russes, maintenant, et trop peu de Français dans l’assistance.

On m’a rapporté ce propos d’un spectateur:

«—C’est drôle. Il paraît qu’à Paris tout le monde est ému par cette pièce. Dans de tels moments, elle ne peut pas nous émouvoir, ni même nous intéresser.»

Dans de tels moments! Ces quatre mots sont tout un symbole.

10 mars.

Le théâtre Michel a définitivement fermé ses portes hier soir.

Quand les rouvrira-t-il? Les rouvrira-t-il même jamais avec une troupe française?

Désormais ne seront représentées que les pièces russes au théâtre de la République des soviets de Russie.

Les bolcheviks nous ont rayés d’un trait de plume, déclarant que l’étude de la langue française est un «luxe bourgeois».

C’est à peine si nous avons été prévenus à temps pour jouer une dernière fois.

Aussi avons-nous tenu à donner, coûte que coûte, une représentation solennelle.

Elle termine quatre-vingt-dix-neuf ans d’existence, car cette institution date de régimes lointains déjà, de régimes dont personne n’a plus aujourd’hui le droit même de prononcer le nom.

J’entends Teliakovsky, directeur des théâtres impériaux, me dire avant ces événements:

«—Le grand Guitry a commencé sa carrière chez nous, nous en sommes fiers!»

Nous nous sommes résignés non sans un grand serrement de cœur.

Puisque le théâtre Michel devait mourir, nous avons voulu que ce soit en beauté, et nous avons choisi comme dernier spectacle l’Arlésienne.

Nous avions obtenu l’orchestre et les chœurs du théâtre Marie.

Et c’est dans une salle émue et recueillie, émue parce que certainement notre disparition touchait bien des gens, que le rideau s’est levé.

On joue à 11 heures du matin car nos camarades russes ont fait tout ce qu’il fallait pour que la représentation n’ait pas lieu. Malgré l’heure matinale du spectacle, la salle est pleine.

Beaucoup de gens qui ne venaient plus, qui n’osaient plus venir, qui n’osaient même plus se montrer dans la rue, sont là... Derrière le rideau, nous les considérons avec émotion... Il faut savoir les reconnaître sous ces vêtements usagés, avec ces barbes nouvelles. Il en est, visiblement, de camouflés!

La pièce, que nous avons apprise et répétée en six jours, a admirablement marché. Je jouais l’Innocent.

Nous avons eu treize rappels et des fleurs, oui, des fleurs rares, poussées en des forceries mystérieuses et que des mains pieuses ont su trouver pour nous les lancer, anonymes et touchants envois, sur la scène...

A la fin du dernier acte, lorsque Frédéric a lancé son cri déchirant:

«Regarde à cette fenêtre et vois si l’on ne meurt pas d’amour.» au milieu des bravos qui crépitaient, un cri, un cri formidable a monté:

Vive la France!

. . . . . . . . . . .

Ainsi disparaît la dernière manifestation de propagande française.

15 mars.

Les journaux—bien entendu rien que des journaux favorables au bolchevisme—racontent que l’on vient d’envoyer à Perm, en Sibérie, le grand-duc Michel, le frère du tsar, celui que Nicolas II avait désigné comme son successeur.

Michel s’était retiré à Gatchina, près de Petrograd, où il vivait paisiblement.

Sur l’ordre de Smolny, la garde rouge est venue le chercher. Il a dû partir sans qu’on lui ait même donné le temps de mettre un pardessus. Cruauté bien inutile. On a toléré seulement qu’il emmène avec lui son secrétaire, un Anglais dévoué qui ne le quitte jamais.

Le frère du tsar a voyagé dans un wagon à bestiaux.

20 Mars.

M. Lelianof, le grand fourreur de Pétrograd, vient de me raconter le fait suivant, qui est significatif:

«Un artilleur qui est employé dans sa maison de commerce ou, plus exactement, gardé par charité, car il s’est trouvé sans ressources aucunes à son retour du front, a reçu, ces jours-ci, un papier l’invitant à venir toucher une somme de 1,800 roubles.

«Il s’étonne, n’ayant aucun héritage en perspective et ne se connaissant aucun bienfaiteur.

«Heureux de l’aubaine, il va pour toucher l’argent.

«La convocation émanait du comité de son régiment, qui distribuait à tous les anciens une belle somme provenant de la vente aux Allemands des canons, munitions et habillements du régiment.»

21 Mars.

Toujours la même chose partout: l’incohérence.

Hier, dans la Sadovaïa, a été tué, devant moi, un pauvre vieillard qui n’avait d’autre tort que d’avoir traversé la rue au moment où passait une auto chargée de matelots.

L’un d’eux, pour se faire la main probablement, a tiré.

Aujourd’hui, en me rendant, vers six heures, à la mission française, j’ai vu passer trois voitures chargées de caisses qui paraissaient lourdes.

Une de ces caisses dégringola et, s’étant brisée, laissa échapper des fusils.

Aussitôt descend d’un traîneau qui suivait un soldat en uniforme russe qui invective brutalement le conducteur.

Mais ce soldat invective... en allemand.

Et c’est... en allemand que le conducteur lui a répondu.

Ce sont donc les Allemands qui organisent clandestinement, le soir, à la tombée de la nuit, la résistance de la ville.

9 avril.

Quelle angoisse étreint tous les Français en apprenant le bombardement de Paris par ces nouveaux canons 240, qui portent à 120 kilomètres et dont les obus sont tombés au cœur même de la Ville-Lumière.

Cette nouvelle stupéfiante nous est apportée ce matin.

Mais ils ne parviendront pas à ralentir les battements de ce sublime cœur.

O mon Paris! Quand je songe que je vis parmi tes assassins, parmi ce peuple qui n’a que cette phrase à la bouche: «Nous avons honte d’être Russes!» Eh bien! que diable, agissez! S’ils agissaient tous ceux qui disent penser ainsi, il y aurait au moins une preuve de leur sincérité.

«Allons, mes amis, encore un verre de cognac et vive la France! Quel dommage que je ne puisse pas aller à Paris! Est-ce qu’il y a du pain blanc chez vous? Non. C’est bien ennuyeux, on m’a dit pourtant qu’on y mangeait des gâteaux, et voilà le même qui disait avoir honte de sa nationalité, mais qui oubliera ses scrupules lorsqu’il s’agira d’aller s’amuser et se goberger à Paris, et les Allemands sont à 14 kilomètres d’Amiens, et la capitale du monde est menacée. Nitchevo. Où pourrions-nous finir la soirée? On n’a que l’embarras du choix. Ce n’est que mascarades, cabarets, théâtres. Allons à Bi-Ba-Bo! Ce maître d’hôtel me connaît, nous recevrons peut-être quelque chose à boire. Poïdiom! allons.»

Et serait-ce une simple coïncidence? Serait-ce voulu, au contraire? Petrograd est calme ce soir, sans coups de feu, sans tumulte, sans pillage. On dirait que la vie reprend un peu. Des restaurants ont fait le tour de force de rouvrir. On paie pourtant bien assez cher chez Contant, où la bouteille de vin qui, de 3 roubles était montée à 75, atteint aujourd’hui 225 roubles. Un pourboire de 15% est obligatoire sur toutes les dépenses.

Il n’y a pas que les restaurants et les théâtres. Les lieux de plaisir ne sont pas fermés, cabarets, salles de danse, oui, de danse. Il y a des gens qui dansent en des temps pareils.

A Bi-Ba-Bo, il y a des gens qui font la fête... C’est d’ailleurs un cabaret clandestin, situé dans une cave, décorée de façon amusante, et à laquelle on accède en suivant une ruelle napolitaine éclairée par des lanternes vénitiennes.

On paye un droit d’entrée de vingt roubles en se recommandant d’un client. Le patron daigne, pour trois cents roubles, vous servir une bouteille de mauvais vin de Crimée dans une théière, avec des tasses en guise de verres.

Si les gardes rouges surviennent, on s’empresse de faire disparaître le liquide dans le gosier, car la consommation du vin est interdite, sous menace d’emprisonnement.

Pendant ce temps, des commissaires bolcheviks se saoulent légalement dans des cabinets particuliers, et parfois, flegmatique, le patron vous murmure à l’oreille:

«—Aucun danger ce soir; tant que vous voudrez. Le commissaire X... est ici.»

Alors les faces s’éclairent.

Je dois convenir, d’ailleurs, qu’un Russe ivre devient immédiatement patriote.

Je n’ai pas oublié un certain soir où, à Bi-Ba-Bo, je fus reconnue en compagnie d’un Français. Un soldat grimpa sur une table et, d’une voix déjà pâteuse, voulut forcer tous les assistants à lever leur verre en l’honneur de la France, ce qu’ils firent le plus aimablement du monde, mais si bruyamment que mon compagnon et moi aurions voulu disparaître dans une trappe.

Aujourd’hui, Bi-Ba-Bo n’a plus cette gaieté bruyante et reste clandestin, mais il existe encore, et les gens s’y glissent dans la nuit, comme trop de gens se glissent aussi dans des tripots.

Autre distraction celle-là, pénible, douloureuse: une sorte de frénésie du jeu s’est emparée de beaucoup de ceux qui, ayant encore quelque argent, cherchent là une distraction, au milieu de l’affreuse existence que nous menons tous.

Je sais qu’il y a, même encore maintenant, des tripots où l’on joue presque toute la nuit. De temps en temps, les gardes rouges font irruption, raflent ce qui se trouve sur la table et fouillent les joueurs, s’emparant de leurs bijoux, de leurs fourrures.

L’établissement est fermé pour quelques jours.

Ses habitués s’entendent vite et vont se réunir plus loin.

1ᵉʳ mai.

C’est aujourd’hui que doit avoir lieu la grande fête des ouvriers.

Pour la circonstance, le Palais d’Hiver a été recouvert d’ignobles peintures futuristes. Le Palais ressemble à un champ de foire.

C’est le bolchevisme qui nous a valu cet envahissement de peintures pitoyables, exécutées par des maladroits dans les plus invraisemblables tons.

Non seulement ils se prodiguent en décorations murales, en affiches, en dessins même dans les journaux, mais ils organisent continuellement des expositions de leurs niaiseries, et les gens, à peu près totalement dépourvus de distractions, s’y rendent par désœuvrement.

Je reconnais, il est vrai, que ces expositions sont un moyen de récolter un peu d’argent, qui va soulager les misères, et il y a tant de misères, hélas!

Mais c’est effrayant ce qu’il faut subir!

Non seulement la peinture est exécrable, mais les sujets sont pénibles pour nous, Français. Sans cesse les Allemands y sont représentés fraternisant avec les Russes, leur faisant donner leur fusil pour une bouteille de wodka.

Le gouvernement approuve fort ces expositions, et elles ont pour les artistes, en plus de l’approbation officielle, l’avantage d’être rémunératrices. Car, le croirait-on, ces horreurs aux tons baroques trouvent des acheteurs.

Il y a assez de mercantis que le bolchevisme a enrichis et qui croient indispensable de couvrir leurs murs de ces chefs-d’œuvre.

Aujourd’hui, 1ᵉʳ mai, la peinture futuriste a des succès plus démocratiques. Ce ne sont que vastes pancartes, qu’écriteaux immenses faits pour être promenés dans la ville et que les badauds regardent passer mélancoliquement.

Depuis quinze jours, on attend avec une impatience fébrile cette journée du 1ᵉʳ mai, qui doit être, croit-on, mémorable.

On pense, en effet, que le parti ouvrier va marcher contre les bolcheviks que trop de gens, même du peuple, commencent à détester cordialement et dont le rôle néfaste devient inquiétant.

Les juifs sont en trop grand nombre parmi les bolcheviks.

Ces jours-ci, le Patriarche a dit à Moscou:

«—Il me suffirait de dire un mot pour que les juifs soient massacrés. Mais je me tairai, car je suis, avant tout, un chrétien.»

A l’occasion de cette journée, qui peut être mouvementée, tous les magasins et les restaurants sont fermés.

On vient me chercher à midi en canot automobile pour m’emmener chez des amis qui ont, hors de la ville, une grande usine de drap. Là, au moins, je serai en sûreté. Les ouvriers qui travaillent la laine sont réputés pour être sensiblement moins violents que les autres.

Je serai, en tout cas, mieux dans ce milieu-là que dans mon appartement, au rez-de-chaussée.

2 mai.

Rien ne s’est passé.

A l’étonnement général, la journée s’est écoulée parfaitement calme. Des processions pacifistes ont sillonné les avenues.

Et il n’est pas banal que je me sois trouvée même amenée à avoir dans ces manifestations révolutionnaires un geste qui n’a pas été sans influence sur un détail, mais un détail peut-être important.

Je suis, en effet, depuis quelque temps en rapports fréquents avec un certain nombre de personnalités bolcheviks.

Il le faut, car je veux quitter Petrograd en emportant ou en transportant mes roubles, que la Banque d’État détient toujours. Le mieux est d’user de diplomatie aimable.

Je suis donc retournée une fois de plus au Palais d’Hiver, où reçoit Lounatcharsky, notre commissaire des beaux-arts, qui est vraiment charmant pour tous les artistes français et qui n’a pas du tout l’allure du bolchevik, l’expression dédaigneuse, pas même le fétiche à la tête de mort.

C’est un homme fort bien élevé et d’une grande érudition.

Ce jour-là, Lounatcharsky, se trouvant malade, avait fait dire qu’il ne viendrait que le lendemain, 2 mai.

Son secrétaire, Sténeberg, qui est peintre et a exposé au Salon des Indépendants, à Paris, était fort perplexe en présence de nombreux dessins en couleurs destinés à être promenés dans les rues pour représenter le bolchevisme.

Il en fallait choisir un surtout, plus voyant, plus important et plus réussi que les autres, afin de servir d’emblème officiel, qui serait promené solennellement.

Je me trouvais là.

«—Qu’en pensez-vous?» me demanda Sténeberg en me montrant un gigantesque matelot dont les deux pieds semblaient, tel le colosse de Rhodes, protéger, ou plutôt écraser la Russie.

Je lui fis remarquer que les marins n’étaient vraiment pas ce qu’il y avait de mieux en Russie, puisqu’ils avaient commis toutes les atrocités possibles.

Et je fixai mon choix sur un dessin bizarre représentant trois colosses: le soldat, l’ouvrier et le paysan se tenant par les épaules.

Mon choix fut ratifié par Sténeberg et par les personnes qui étaient présentes.

Le dessin fut immédiatement fixé sur une immense pancarte, et ce fut elle que toute la journée la foule acclama, comme incarnant les idées qui lui sont si chères.

C’est ainsi qu’on entre dans l’histoire.

J’ai vu passer quelques-uns de ces cortèges d’images. Plusieurs représentaient—en images futuristes bien entendu—Nicolas II dans des attributs de cour et entouré de ses ministres, et aussi des personnages symbolisant la bourgeoisie. Ils étaient, ceux-là, destinés à être brûlés.

J’ai vu aussi, ce qui m’a surprise, pas mal de caricatures lamentables contre le clergé, et cela me déroute, la religion ayant tenu dans ce pays une place considérable.

Évidemment, il y a sous ce rapport de profonds changements. Le culte a été débarrassé de tout ce qui pouvait rappeler l’autorité religieuse de l’empereur. Les popes ont été les premiers à les supprimer.

Mais ce serait une erreur de croire que les églises sont désertes. Les hommes, du moins dans la force de l’âge, ne s’y rendent certainement plus guère.

Par contre, je crois bien que les femmes, les vieillards et les enfants y vont davantage, à toute heure, comme à un refuge où vient s’agenouiller leur misère.

Au total, aucune manifestation violente. De la curiosité.

La foule s’est portée surtout à Fourchtatskaïa, 38, où à un balcon du troisième étage étaient accrochés de vastes portraits de Karl Marx, de Lénine et de Trotsky se détachant sur un fond de draperies rouges.

On n’en faisait pas plus autrefois pour la famille impériale.

9 mai.

Je viens d’avoir un serrement de cœur infiniment douloureux, le plus douloureux de toutes ces lugubres journées où je n’en ai pas manqué, cependant.

Sur le palais Youssoupof flotte le drapeau allemand.

Et c’est un spectacle atroce.

Les Allemands sont là... Où? Comment? En quelle quantité? Personne ne sait. Il est incontestable qu’ils sont là.

Je n’avais rencontré jusqu’ici, dans les rues, ces uniformes ennemis que sur des prisonniers autrichiens; et encore c’étaient des hardes usées, lamentables qu’on connaissait en Russie depuis longtemps.

Ce matin, à plusieurs reprises, dans les rues, j’ai vu des soldats allemands en petite tenue, sans armes, mais qui se promenaient tranquillement.

Et comme par enchantement sont disparus de la ville tous les uniformes alliés si divers, si pittoresques qu’on était habitué à rencontrer depuis le début de la guerre.

Cela aussi est une tristesse, plus grande peut-être que la première.

Où en sommes-nous donc, où en est donc cette pauvre Russie que les Allemands puissent y pénétrer à leurs yeux tranquillement, en chemin de fer? Il paraît, en effet, qu’ils sont tous venus en chemin de fer, et ce n’était pas dans les wagons à bestiaux.

Il est incontestable qu’avec la venue de ces Allemands quelque chose est changé dans Petrograd. On ne parle plus de bagarres, plus même de pillage. Les boutiquiers que l’on interroge se montrent satisfaits. Ils espèrent bien faire des affaires.

Pour un peu, ces gens seraient enchantés de l’arrivée des Boches.

Le Russe, dans son apathie, dans sa grande détresse matérielle aussi, n’a plus le sentiment du patriotisme. Il oublie que ces Allemands ont été les terribles adversaires qui leur ont tué tant de monde, qui ont fait souffrir leurs prisonniers.

Il oublie tout, parce qu’il manque de nourriture et que la présence à Petrograd de quelque feldgrau lui donne l’espérance, peut-être illusoire, de provisions nouvelles.

Comme le Russe n’a pas l’énergie suffisante pour se débarrasser du régime bolchevik qu’il abhorre, il lui faut une aide. Cette aide, il la demande à l’Allemagne, ou, tout au moins, il l’accepte de l’Allemagne qui la lui apporte.

C’est, dans tous les cas, le refrain que les journaux, tous germanophiles naturellement, répètent à chaque page, en y ajoutant en grosses lettres les communiqués officiels allemands qui semblent enthousiastes.

Que se passe-t-il réellement là-bas, sur le front de France? On ne sait plus au juste. Ici, l’on ne peut pas savoir. Mais les communiqués français que les journaux donnent aussi, en affirmant ne pas les tronquer, sont douloureux à lire.

Dans notre petit clan de Français et d’amis de la France, nous voulons croire pourtant, croire quand même, que tout n’est pas fini, que des forces nouvelles vont entrer en ligne, que l’Amérique donnera enfin sa mesure, que le Japon...

Ah! le Japon! c’est le seul pays étranger dont on parle ici de façon un peu suivie, pour donner, d’ailleurs, les nouvelles les plus contradictoires.

Hier, malgré la tristesse de l’heure, quelqu’un de bien informé nous racontait que les Japonais vont tout sauver, qu’ils ont déjà huit divisions devant le lac Baïkal.

En attendant, les Allemands sont là.

Il faut s’attendre à les rencontrer partout, et en tenue, impérieux, hautains.

Le gouvernement bolcheviste,—on le comprend bien maintenant—n’a jamais cessé de les soutenir.

S’il y a, parmi les hommes qui semblent les maîtres, en ce moment, de la Russie, quelques sincères, quelques croyants, quelques apôtres, il y a surtout, et en nombre bien plus grand, des agents de l’Allemagne, vrais Russes ou faux Russes, qui n’ont jamais, en réalité, agi autrement que pour faire le jeu des Teutons.

10 mai.

Rester ici, quand on est Française, serait de la folie. Mais pour partir il faut de l’argent et mes fonds sont toujours à la Banque. Le gouvernement de Trotsky continue à mettre l’embargo sur tous les dépôts, dont il n’autorise le retour au propriétaire que s’il lui plaît.

Et il ne lui plaît guère.

J’avais pourtant un papier signé de Lounatcharsky, un papier en excellente forme, avec de nombreux cachets rouges. Cet aimable homme ne s’était même pas fait prier et j’étais allée, toute contente, à la Banque afin de toucher.

Mais, à la Banque, un secrétaire m’a signifié rudement que les signatures de mon autorisation ne suffisaient pas.

Quelle déception!

Navrée, désespérée, je suis allée demander conseil à Sténeberg, le peintre, qui toujours a été pour moi obligeant. Je l’ai trouvé sombre et nerveux. Toutes les portes des salons du Palais d’Hiver étaient ouvertes. Pouvait entrer qui voulait et comme on voulait.

«—Oui, m’a dit Sténeberg, l’heure est triste... Où allons-nous? Que devient le beau rêve que nous avons fait? Certes, il y a parmi nous des croyants, comme Lounatcharsky et quelques-uns de ses amis. Mais combien de brebis galeuses! Que de trafiquants, que d’insensés qui ont abîmé notre belle idée!... Nous sommes si bien, comme l’a dit Lounatcharsky, un grand animal qui aurait une petite tête traînant une grande queue criminelle. La queue ne va pas tarder à emporter tout le mouvement et il n’y aura plus de direction.

«C’est dommage, car où irons-nous? que ferons-nous?...

«Personne de nous n’aime Trotsky. On le subit. On le craint peut-être. Mais beaucoup le méprisent. Lénine aussi est craint, quoiqu’il n’ait pas la même formule... Il a peut-être été sincère. Mais, à eux deux, ils ont une force effroyable, et l’Allemagne a asservi cette force.

«C’est dommage!

«Nous recommencerons plus tard, si nous pouvons, a ajouté Sténeberg, avec une flamme dans les yeux. Pour le présent, c’est partie perdue. Que faire? Et pourquoi vouloir donner le bonheur malgré lui à un peuple qui veut être battu?

«Dans quelques années peut-être comprendra-t-il que nous voulions le rendre heureux et nous reprendrons notre tâche. A présent, il nous faut rentrer dans l’ombre.»

Ainsi a parlé cet homme qui est un croyant, un sincère.

11 Mai.

Ceux qui sont au pouvoir offrent le plus effarant spectacle d’incompétence. Ils ont été choisis comme tels. Mais certaines de ces situations donnent lieu à des scènes qui seraient irrésistiblement comiques si elles n’étaient pas lamentables.

Le simple matelot qui, par la grâce de Lénine, a été fait ministre de la marine vient d’être arrêté pour malversations, gaspillages, détournements de fonds, que sais-je!

On s’était habitué à lui, paraît-il, au ministère. C’était, du reste, un terrible homme qui avait souvent pris la parole dans les réunions populaires. Au ministère, il commandait sans rudesse les amiraux placés sous ses ordres. Il avait l’intelligence de ne s’occuper en rien du côté technique. Il se contentait de signer et de symboliser, avec son grade de simple matelot, le plus étonnant paradoxe que l’on vit jamais en matière de gouvernement.

Il sombre dans le ridicule.

Il ne sera pas le seul.

Kolontaï, cette femme qui a été nommée ministre des cultes, prend des arrêtés absurdes et ne fait que des mécontents.

Du haut en bas de la hiérarchie, il semble que ce soit une consigne, non seulement de rabaisser celui qui était élevé, mais d’élever les humbles, les ignorants à un poste qu’ils sont incapables de tenir.

C’est ainsi que, dans le quartier, une cuisinière a été nommée directrice d’école, et cette école, qui fonctionnait à peu près, même malgré la révolution, va être fermée, les parents ne voulant plus y envoyer leurs enfants.

12 mai.

Toutes les folies bolcheviks, tout cet écœurement, ce dégoût qui prend tant de gens, arriveront peut-être à modifier les événements.

Il n’y a aucun doute. Déjà une partie du peuple redemande le tsar.

Le tsar! où est-il exactement?

Les bruits les plus invraisemblables courent naturellement sur son compte.

On affirme que le clergé prépare des manifestations.

La Finlande est le théâtre de combats sanglants.

La garde rouge et la garde blanche s’entre-tuent.

Viborg serait complètement détruit et les blancs auraient fusillé tous les Russes qu’ils ont pu faire prisonniers.

Car la grande patrie russe se déchire.

Ce n’est pas seulement la division entre partis politiques. C’est, ce qui est autrement plus grave, la division entre races, qui ressuscitent, qui veulent reprendre leur autonomie. La Finlande n’a jamais manifesté de sentiments tendres pour la Russie qui l’a conquise et opprimée.

14 mai.

Et mes démarches durent toujours... On me promène de bureau en bureau, de signature en signature, d’interrogatoires en interrogatoires.

«—Combien avez-vous de domestiques? Comment est organisée votre vie privée?»

Ces enquêtes deviennent odieuses.

Si encore j’arrivais à toucher mon argent!

Mais il est plus que jamais sous l’autorité bolcheviste.

Jusqu’à quand?

Je suis retournée au siège de la Banque centrale et j’ai fait des pieds et des mains pour être reçue par le commissaire Toumanoff, de qui dépend mon sort.

Mais j’ai impression qu’il veut m’éviter. Peut-être a-t-il peur de se laisser émouvoir. Dans tous les cas je ne peux arriver à le joindre en personne, et un secrétaire est venu me dire de sa part qu’il me fallait encore le visa du soviet de la Commune de Petrograd, lequel se trouve à Smolny.

Au fond, je n’étais pas fâchée de faire un peu la connaissance de la maison des bolcheviks, aujourd’hui célèbre. C’est là que se trament les terribles arrêtés.

En réalité, c’est un ancien institut de jeunes filles, de proportions grandioses, situé sur le bord de la Néva.

Il y a des sentinelles dans tous les coins, à toutes les portes. Ces hommes ont donc peur?

Dès l’entrée, un soldat m’arrête, en me disant de me rendre chambre 21, au rez-de-chaussée. Là je reçois un petit ticket rouge pour la chambre 36.

Un tas de gens, des soldats surtout, contrôlent les tickets. Décidément la défiance règne.

A la fin, on me fait monter au deuxième étage. L’escalier est vaste, à double évolution, avec des murs très blancs et une rampe en fer forgé.

Je m’engage dans un interminable couloir dont le plafond est en ogives. A droite et à gauche, des portes portant de grands numéros rouges.

A la chambre 36 une naine me reçoit, oui une naine, et, sur mes explications, me donne encore un ticket pour la chambre 81, où siège le commissaire de la Commune.

Dans ces parages je croise successivement un bancal, un bossu, une hydrocéphale, vraie vision de la cour des miracles.

Et je me souviens qu’on m’a dit que parmi les bolcheviks se trouvent de nombreux anormaux, comme si ces dégénérés, pour se venger de leurs misères physiques, de l’injustice de la nature, prenaient à partie l’humanité entière et avaient décidé de bouleverser toutes ses lois.

Chambre 81, un soldat prend mon papier et l’emporte. Je suis fébrile.

Un grand quart d’heure après, ce papier m’est rapporté, ô joie—avec une annotation à l’encre rouge. C’est la seule qu’emploient les fonctionnaires bolcheviks.

L’annotation dit qu’il n’y a aucun inconvénient à ce que je retire mes fonds. Néanmoins je suis priée d’aller chercher encore un visa au ministère des finances, 47, rue Moïka.

Quoi! ce n’est pas encore fini?...

Par bonheur, Lounatcharsky, que je rencontre en descendant, me met du baume dans l’âme, en me disant que tout ira bien...

Hélas! non, tout n’alla pas bien, car j’eus la malchance d’arriver au ministère des finances alors que le commissaire était parti pour Moscou.

En son absence un bureaucrate imbécile a écrit sur mon bienfaisant papier qu’il ne pouvait transgresser la loi. La loi ne me permet que de prendre sur mon argent 750 roubles par mois.

Dans ces conditions, il s’en rapportait à la décision du soviet de Moscou.

Alors il va me falloir aller à Moscou?

Ah! non, par exemple!

Je retourne au Palais d’Hiver voir Lounatcharsky.

Il a un mot admirable en lisant la réponse de ce bureaucrate.

«—Prenez son nom! dit-il à son secrétaire. C’est un honnête homme!...»

Il y en a donc si peu parmi les bolcheviks!

Le bon Sténeberg s’est chargé de porter lui-même mon papier à Moscou. Ce sera peut-être la fin de mes misères.

18 mai.

Ce pays est un singulier mélange d’horreur et de burlesque.

Le burlesque vient de se produire à cause de la détermination prise par la Commune de Petrograd d’avancer l’heure d’une heure et demie, à partir du 16 mai.

Je sais qu’en France une mesure de ce genre est prise chaque année, pendant les mois où il y a le plus de soleil. Les horloges sont avancées d’une heure.

En Russie, on n’a pas voulu, bien entendu, faire exactement comme en France. Une avance non pas d’une heure, mais d’une heure et demie a paru plus rationnelle.

Et ce fut un joli bouleversement dans la vie de la cité, un bouleversement qui nous a rappelé les temps mémorables d’il y a deux mois où le calendrier fit tout à coup, par ordre des bolcheviks, le saut de treize jours qui, je ne sais sous quel prétexte grégorien, mettait les pays slaves en retard de tous les autres pays du monde.

Mais, cette fois, les gens avaient été prévenus officiellement et rien ne fut changé dans les habitudes.

Tandis que pour cette modification de l’heure beaucoup de monde ne fut pas prévenu, et la journée du 17 mai fut la journée des fous, surtout pour ceux qui parlaient peu et comprenaient moins bien encore le russe.

J’arrivai chez le dentiste à trois heures—heure nouvelle. Comme, pour lui, ce n’était qu’une heure et demie, il était absent.

Je le vis arriver bientôt, mais au lieu de s’occuper de moi, il s’installa flegmatiquement pour déjeuner.

Je voulus expliquer à la femme de chambre que l’heure était changée. Comme les journaux n’avaient rien dit, ceux qui n’étaient pas au courant pouvaient croire qu’on déraisonnait.

Menus détails évidemment, bien minces événements au milieu de tant d’autres, si graves. Mais je les trouve significatifs de l’incohérence où nous vivons tous ici.

Bien que sous la tyrannie bolchevik et sous l’influence, pour ne pas dire le contrôle, des Allemands, la vie ici continue, sous toutes ses formes. Les gens se sont remis à leurs petites habitudes, les enfants vont jouer dans les squares; des musiques jouent dans les jardins publics; de petits vapeurs sillonnent la Néva.

Si la vie n’était pas aussi effroyablement coûteuse et les vivres si difficiles même à trouver, on pourrait, par instants, croire que rien ne s’est passé.

6 juin.

C’est toujours pour moi, non pas la course à l’abîme, mais la course après mes roubles.

Lounatcharsky est mon seul espoir, car ce pauvre Sténeberg, de retour de Moscou, lui-même n’a encore rien pu faire.

Lounatcharsky me dit, navré, visiblement:

—Je n’y comprends rien. Le visa n’est pas donné. Une difficulté nouvelle surgit au moment où je croyais que c’en était fini. Moscou a refusé parce que vous êtes Française. Mais ne vous découragez pas. Je fais un projet de loi, ayant pour but de faire rentrer dans leurs fonds déposés en banque tous les fonctionnaires de l’État. Vous êtes considérée comme fonctionnaire. Et vous savez, chez nous les projets de loi ce n’est pas long à réaliser, pas si long qu’en France.

Puisse-t-il dire vrai!

Je l’ai remercié et lui ai dit:

—Quel dommage que tous les bolcheviks ne vous ressemblent pas! Personne alors ne se plaindrait.

Lounatcharsky est devenu très rouge et m’a répondu:

—Je fais tout ce que je peux pour le bien général. J’essaye de réaliser un grand rêve.

—Et les autres, qu’essayent-ils?

Il ne m’a pas répondu.

10 juin.

Chaque jour s’ouvre un nouveau magasin de «commissions».

Ce sont des nobles sans ressources qui vendent—et forcément à vil prix—leurs objets et ceux de leurs amis.

Parfois il s’y trouve de très belles choses.

Souvent aussi bien des médiocres et même des fausses.

Nulle expertise n’est possible; nulle évaluation raisonnable. Tout tableau représentant une construction italienne quelconque devient un Canaletto.

A en croire les gens, il pleut des Rubens et des Van Dyck... on les signale avec toutes sortes de précautions mystérieuses, pour éviter le pillage.

Initiée ainsi à la présence d’un soi-disant Boucher chez la femme d’un général qui avait été illustre, j’ai vu une grande toile peinte qui représentait un homme et une femme en costume Louis XIII, chauds en couleur et dont le seul aspect suffisait à renier cette paternité inattendue.

Près de chez moi existe ainsi un de ces magasins. Il s’y vend des bijoux et des vieux souliers. Les vieux souliers coûtent plus cher que bien des bijoux. Ainsi des bottines ayant servi se payent couramment deux cents roubles.

En fouinant un peu, j’ai découvert une miniature fort jolie qui m’a plu. Je lai achetée et me suis présentée pour payer au maître du lieu, un ancien comédien russe à ce qu’on m’a dit.

Cela m’amusait de le faire causer. Entre camarades on sympathise vite. Peut-être, en se liant, pourrait-il m’indiquer d’autres occasions. J’ai remarqué d’ailleurs qu’il était assez familier.

Or voilà que pendant que je discute le prix, j’entends quelqu’un l’appeler «Prince».

Renseignements pris, j’apprends que ce «cabot» n’est autre que le prince Poutiatine, de très grande noblesse et apparenté à l’empereur.

Ils sont des centaines ainsi.

Mais il en résulte que tous ces antiquaires et marchands de tableaux occasionnels vendent à tort et à travers. Je ne sais pourquoi, ils ont la manie d’attribuer les toiles les plus banales à des artistes célèbres. Ils le font de bonne foi et semblent atterrés qu’on leur rie au nez en voyant le chef-d’œuvre.

J’ai ainsi tout à l’heure été, par curiosité, voir un soi-disant Poussin et un soi-disant Velasquez chez un bourgeois ruiné.

Je l’entends encore me dire:

«—En 1913, à la salle des ventes, un Velasquez a fait un million. Avec la cherté de la vie, je veux beaucoup plus du mien.»

Son Velasquez était de n’importe qui et ne valait pas cinq cents roubles.

On pourrait croire que ces marchands improvisés, ces exposants naïfs sont la proie des voleurs ou des spéculateurs.

L’apathie russe est trop grande. Elle empêche des gens fort mal intentionnés de se mettre voleurs, du moins isolément.

Ceux qui le font s’organisent en bandes qui opèrent à main armée avec des allures non pas de cambrioleurs, mais d’émeutiers ou alors de gardes rouges venant faire une descente chez des suspects.

Ils tâchent, d’ailleurs, presque toujours, d’avoir avec eux quelque fonctionnaire authentique de la police qu’ils intéressent largement aux bénéfices des opérations.

Mais au total ce commerce d’œuvres d’art marche assez bien. Il y a une véritable fièvre d’achats.

Beaucoup de gens veulent absolument transformer leurs roubles en quelque chose de palpable, et cela à n’importe quel prix.

Enfin, au milieu de tous ces ignorants, vendeurs comme acheteurs, il se glisse de véritables marchands danois et suédois bien connaisseurs et qui savent rafler à bon compte tout ce qu’il y a de bien.

Pas toujours à bon compte pourtant. Une esquisse de Corot, authentique c’est vrai, mais simple esquisse, a été payée 30,000 roubles.

7 juillet.

Un coup de théâtre, qui peut être gros de conséquences:

Mirbach, l’ambassadeur d’Allemagne, vient d’être assassiné à Moscou.

Les journaux sont muets sur les détails du meurtre. On sait seulement que la veille, à une réunion à laquelle il assistait, il a été l’objet d’une manifestation franchement hostile.

Depuis quelque temps, du reste, les Allemands semblent mal à l’aise. Leurs journaux ont baissé de ton. Leurs nouvelles de la guerre semblent moins bonnes: eux qui ont tant chanté leurs victoires dans la Somme, leur écrasement des Anglais, leur marche triomphale, semblent craindre l’avenir. On dirait que leur belle avance risque de se briser comme une première fois sur la Marne.

Est-ce cela? Ils n’ont plus la même arrogance ici qu’au début. Ils ne l’ont d’ailleurs jamais eue bien grande. On dirait qu’ils ont toujours peur d’amener des complications.

Leur autorité hautaine ne se fait sentir véritablement que pour les questions d’argent.

Alors que toutes sortes de difficultés me sont faites pour retirer de la Banque un argent qui m’appartient, j’ai vu des Allemands se présenter, à côté de moi, à la même caisse et obtenir tout ce qu’ils demandaient.

A part cela, ils évitent tout ce qui pourrait amener un conflit et ont—même—je suis obligée de le reconnaître, un certain effort de courtoisie, par exemple dans les magasins.

J’en ai rencontré ainsi quelques-uns. Ils ont bien vu que j’étais Française, mais ils se sont effacés poliment.

Cet assassinat pourrait modifier bien des choses, à moins que... au contraire...

On dit que les bolcheviks, d’abord assez penauds, assez obséquieux devant les autorités allemandes, commencent à parler sur un autre ton.

Dans tous les cas, les nouvelles qui viennent de Moscou, où eut lieu le meurtre, sont mouvementées. On s’y battait dans les rues, comme si l’assassinat n’avait été qu’un signal.

Et lorsque des troubles éclatent à Moscou, Petrograd suit...

. . . . . . . . . . .

J’ai dîné chez Contant... Vers huit heures roulement lointain qui pouvait paraître le tonnerre.

C’était le canon.

A côté de nous, deux bolcheviks, qui avaient bien bu et bien mangé, réclament leur note précipitamment. Leurs mains tremblent.

«—Du calme! dit le plus âgé, moins ivre que l’autre. Du calme! sinon, on ne peut pas réfléchir.»

Tout le monde demande des nouvelles.

Comme le général bolchevik Potapoff dîne dans un cabinet particulier, le maître d’hôtel est envoyé vers lui pour l’interroger un peu.

Mais Potapoff est déjà parti, appelé par un coup de téléphone.

Il n’y a plus de doute, le grabuge recommence. On entend distinctement la fusillade et le canon.

Me voilà bien. Le quartier où je suis est le plus visé de tous dans des cas comme celui-là.

Nous dînons justement dans le jardin. Un obus sûrement va nous y écraser tous.

Bah! tant pis. Nous achevons le dîner, mais nous mangeons maintenant sans appétit. La bataille fait rage.

En réalité, pourquoi se bat-on, et qui donc se bat? Ce ne sont tout de même pas les Allemands qui arrivent venger Mirbach?

Bientôt quelques nouvelles un peu précises nous parviennent:

Ce sont les bolcheviks qui veulent déloger les Social Révolutionnaires de la caserne des Pages, où ils se sont abrités.

Absurdes luttes entre hommes de la même patrie, de la même race et tous socialistes qui s’entre-tuent stupidement, furieusement, lorsque, dans l’ombre, un ennemi autrement plus formidable approche!

Vers neuf heures le feu cesse. Les manifestants en ont assez probablement et vont se coucher.

Je rentre chez moi facilement, comme à l’ordinaire, par un honnête véhicule qui m’a ramenée sans encombre.

Il est vrai que ce simple voyage m’a coûté 70 roubles.

12 juillet.

Voici autre chose... dont on avait bien parlé déjà, mais dont la précision terrible se confirme:

Le choléra...

Les cas se multiplient. Comme la population des faubourgs meurt de faim, que le plus clair de son alimentation consiste dans quelques tonneaux de harengs qui sont de loin en loin distribués, et dans quel état! l’épidémie a plus de prise.

Les rues sont remplies de femmes et d’hommes aux mines hâves, décharnées, qui tendent la main.

Je dois reconnaître que l’on donne toujours.

Les chevaux tombent d’inanition. J’en ai compté jusqu’à cinq, aujourd’hui, étendus sur le sol. Pour adoucir leur agonie, des enfants apportaient un peu de paille.

Quant aux chiens crevés, il y en a de tous côtés. Les pauvres bêtes ne trouvent pas, en effet, dans les ordures leur pitance d’antan. Les reliefs des repas sont utilisés jusqu’à la plus extrême limite.

Jamais le problème de l’alimentation ne s’est posé plus tragique. Le beurre coûte 20 roubles, le veau 18 roubles par 400 grammes, une boîte de sardines 15 roubles, un œuf 2 roubles.

Un ami me dit qu’il a eu la témérité d’inviter une dame à faire chez Ernest un petit dîner fin ou qualifié tel.

Voulant bien faire les choses, il a commandé des hors-d’œuvre, du potage, du poisson, une côtelette de veau aux haricots verts, un plat sucré, deux bouteilles de champagne, du café et un quart d’eau-de-vie.

Il en a eu pour 2,300 roubles.

Et il n’y a qu’à payer. Sinon un garde rouge est requis qui emprisonne immédiatement le «sale bourjoui».

18 juillet.

Le choléra continue ses ravages: 980 cas aujourd’hui. Mais les gens s’affolent et voient le choléra partout.

Moi-même, tantôt, je me suis épouvantée d’un homme qui gigotait par terre en tenant les mains serrées contre son ventre. Une voiture de la Croix-Rouge venait d’arriver, mais, tandis que les infirmières se prodiguaient, on a reconnu qu’il cachait contre sa poitrine une bouteille à demi remplie, j’éclate de rire. Ah! que c’est bon de rire! On laisse là cette brute au milieu de la rue.

On aurait tort, pourtant, de ne pas prendre des précautions.

Trotsky et Lénine, eux, ont su en prendre, mais d’une façon... énergique qui mérite d’être inscrite dans l’histoire de cette extraordinaire époque.

Je l’ai appris, du moins, par un ami qui m’a fait tout à l’heure le récit suivant que j’ai fidèlement noté:

«Vers minuit, je fus réveillé en sursaut par les gardes rouges, qui me prièrent de les suivre, en me donnant cinq minutes pour m’habiller. Ne sachant ce qu’ils voulaient de moi, j’étais fort inquiet, comme on peut l’être en ce moment. Je les suivis au commandement de la Gorokovaïa, où je dus attendre plus de trois heures en compagnie d’autres bourgeois, qui ne comprenaient pas non plus ce qu’on réclamait d’eux.

«Enfin, on nous fit entrer et nous fûmes informés que nous devions nous trouver le lendemain, à 9 heures du matin, chez le commandant.

«Nous étions désignés pour creuser les tombes des cholériques.

«Jugez de notre stupéfaction. Nous nous regardâmes les uns les autres, interdits.

«Le lendemain, nous fûmes, forcément, tous exacts au rendez-vous, et c’est à 11 heures seulement que nous quittâmes la Gorokovaïa en troupeau, quatre par quatre.

«Nous étions armés de pelles et escortés par les gardes rouges. Nous suivîmes ainsi la Morskaïa par la Newsky, à pied, tels des forçats, pour arriver à la gare Nicolas, d’où nous fûmes dirigés sur le cimetière de Preobrajinskaia, qui est situé à vingt minutes de Petrograd. Le voyage s’effectua en wagons à bestiaux.

«Nous creusâmes toute la journée.

«On se relayait de quart d’heure en quart d’heure; à 5 heures, nous réclamâmes le thé, qui nous fut servi accompagné d’une demi-livre de pain pour chacun.

«Je dois dire que le pain était excellent et que nous étions enchantés, nous félicitant de notre chance, car à une autre équipe désignée pour le lendemain incombait l’enterrement des morts dans les tombes que nous venions de creuser. A 9 heures, nous regagnions Petrograd.»

Ainsi parla mon ami...

Il paraît que c’est Trotsky en personne qui a imaginé cette double corvée. Et ce ne sera pas la seule.

Les gens qui dînent chez Contant et ailleurs, les habitués de Bi-Ba-Bo, tous ceux qui sont taxés de richesse ou de bourgeoisie sont visés et ils peuvent s’attendre à être réquisitionnés pour quelque besogne du même genre.

20 juillet.

Nicolas Romanoff est mort. L’ex-empereur a été fusillé à la suite de la décision prise par le Soviet, qui prétend avoir découvert un complot ayant pour but de faire évader la famille impériale. On crie la nouvelle dans les rues et aucun attroupement ne se forme, aucune émotion ne se lit sur les visages. Nitchevo. La Newsky conserve son aspect habituel.

Je suis écœurée une fois de plus. Seul mon concierge manifeste quelque trouble.

«Nicolas Romanoff niet», me dit-il en m’ouvrant la porte de l’ascenseur, et je lis clairement sur son visage ce qu’il pense, lui le bolchevik convaincu. «Comment, on tue le tsar sans le juger, comme un chien enragé, et c’est nous qui avons fait cela!»

Et comme c’est un brave homme, il se sent honteux.

23 juillet.

De la joie vraie... du soleil...

Les nouvelles de la guerre, enfin, sont bonnes, vraiment bonnes...

La guerre! Qui y songe encore, ici, dans ce peuple d’apathiques, de serviles!

Que leur importent les milliers de frères russes tombés pendant plus de trois ans!

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