Journal d'une femme de cinquante ans (2/2)
I
À Pise, le 14 mai 1843.
Vers la fin de l'hiver 1795-1796, j'eus la rougeole. Elle me rendit assez malade, d'autant plus que je commençais une grossesse. Nous craignions qu'Humbert n'en fût aussi attaqué, mais il ne la prit pas, quoiqu'il couchât dans ma chambre. Je me trouvai bientôt rétablie, et c'est à ce moment que nous reçûmes de France des lettres de Bonie, qui nous apprenait que, joignant ses efforts à ceux de M. de Brouquens, ils étaient parvenus à faire lever le séquestre du Bouilh.
Les biens des condamnés avaient été restitués. Ma belle-mère, de concert avec son gendre, le marquis de Lameth, agissant au nom de ses enfants, était rentrée en possession des terres de Tesson et d'Ambleville, et de la maison de Saintes, dont le département de la Charente-Inférieure s'était emparé. Mais lorsqu'ils demandèrent la levée des scellés au Bouilh, on leur objecta l'absence du propriétaire. Ils répondirent qu'il était établi en Amérique avec passeport, et que ni M. de La Tour du Pin ni moi, personnellement propriétaire d'une maison à Paris, nous n'étions inscrits sur la liste des émigrés. Après de nombreuses démarches, on nous accorda alors un sursis d'un an pour nous représenter. À défaut de quoi le Bouilh serait mis en vente comme bien national, sauf à M. de Lameth a faire valoir les droits de ses enfants à titre de petits-fils de l'ancien propriétaire. On nous pressait, en conséquence, de revenir le plus tôt possible. Toutefois, comme la stabilité du gouvernement français inspirait, à cette époque encore, bien peu de confiance, on nous recommandait en même temps de ne pas prendre notre passage pour un port de France, mais de revenir plutôt par l'Espagne, avec laquelle la République venait de conclure une paix qui semblait devoir être durable.
Ces dépêches tombèrent, au milieu de nos tranquilles occupations, comme un brandon qui alluma brusquement dans le coeur de tous, autour de moi, des idées de retour dans la patrie, des prévisions d'une existence meilleure, des espérances d'ambitions futures satisfaites, en résumé tous les sentiments qui animent la vie des hommes. Pour moi j'éprouvai une tout autre sensation. La France ne m'avait laissé qu'un souvenir d'horreur. J'y avais perdu ma jeunesse, brisée par des terreurs sans nombre et inoubliables. Je n'avais plus et je n'ai jamais eu depuis dans l'âme que deux sentiments qui la maîtrisèrent entièrement et exclusivement: l'amour de mon mari et celui de mes enfants. La religion, seul mobile désormais de toutes mes actions, me commanda de ne pas opposer le plus léger obstacle à un départ dont je m'effrayais et qui me coûtait. Une sorte de pressentiment me faisait entrevoir que j'allais au-devant d'une nouvelle carrière de troubles et d'inquiétudes. M. de La Tour du Pin ne se douta jamais de l'intensité de mes regrets quand je vis fixer le moment où nous quitterions la ferme. Je ne mis qu'une condition à ce départ: celle de donner la liberté à nos nègres. Mon mari y consentit et me réserva, à moi seule, ce bonheur.
Les pauvres gens, en voyant arriver des lettres d'Europe, s'étaient doutés de quelques changements dans notre existence. Ils étaient inquiets, alarmés. Aussi est-ce en tremblant qu'ils entrèrent tous les quatre, Judith tenant dans ses bras sa petite Maria, âgée de trois ans, et sur le point d'accoucher d'un autre enfant, dans le salon où je les avais appelés ensemble. Ils m'y trouvèrent seule. Je leur dis avec émotion: «Mes amis, nous allons retourner en Europe. Que faut-il faire de vous?» Les pauvres gens furent atterrés. Judith tomba sur une chaise en sanglotant; les trois hommes se cachèrent le visage dans les mains, et tous demeurèrent immobiles. Je repris: «Nous avons été si contents de vous qu'il est juste que vous soyez récompensés. Mon mari m'a chargé de vous dire qu'il vous donne la liberté.» En entendant ce mot, nos braves serviteurs furent si stupéfaits qu'ils restèrent quelques secondes sans parole. Puis, se précipitant tous les quatre à genoux à mes pieds, ils s'écrièrent; Is it possible? Do you mean that we are free?[53] Je répondis: Yes, upon my honour, from this moment, as free as I am myself[54].
Qui pourrait décrire la poignante émotion d'un pareil moment! Je n'ai rien éprouvé de ma vie d'aussi doux. Ceux que je venais de libérer m'entouraient en pleurant; ils baisaient mes mains, mes pieds, ma robe; et puis brusquement leur joie s'arrêta, et ils dirent: «Nous aimerions mieux demeurer esclaves toute notre vie et que vous restiez ici.»
Le lendemain, mon mari les emmena à Albany devant le juge pour la cérémonie de la manumission[55], qui devait se faire en public. Tous les nègres de la ville se rassemblèrent pour y assister. Le juge de paix, qui se trouvait être en même temps le régisseur de M. Renslaër, était de fort mauvaise humeur. Il tenta de soutenir que, Prime étant âgé de cinquante ans, on ne pouvait, aux termes de la loi, lui donner la liberté sans lui assurer une pension de cent dollars. Mais Prime avait prévu le cas, et il produisit son extrait de baptême, qui attestait qu'il n'en avait que quarante-neuf. On les fit agenouiller devant mon mari, et il leur mit la main sur la tête pour sanctionner la libération, absolument comme dans l'ancienne Rome.
Nous affermâmes notre habitation avec les terres qui en dépendaient à l'individu même qui nous les avait cédées, et nous vendîmes la plus grande partie du mobilier. Les chevaux montèrent à un assez haut prix. Je distribuai en souvenir plusieurs petits objets en porcelaine que j'avais apportés d'Europe. Quant à ma pauvre Judith, je lui laissai de vieilles robes de soie, qui auront, sans doute, passé à sa postérité.
II
Vers le milieu d'avril, nous nous embarquâmes à Albany pour descendre à New-York, après avoir fait de tendres et reconnaissants adieux à tous ceux qui, pendant deux ans, nous avaient comblés de soins, d'amitiés et de prévenances de tous genres. Combien de fois, deux ans après, repoussée dans un nouvel exil, n'ai-je pas regretté ma ferme et mes bons voisins!
Nous allâmes, à New-York, chez M. et Mme Olive, qui nous reçurent dans leur jolie petite maison de campagne. Nous y trouvâmes M. de Talleyrand décidé, comme nous, à regagner l'Europe. Mme de Staël, de retour à Paris, où elle était établie avec Benjamin Constant, le pressait de rentrer et de servir le Directoire, qui demandait l'aide de son habileté. Nous avions cru, un moment, que nous pourrions prendre passage sur le même vaisseau que lui. Mais quand il apprit notre intention de débarquer dans un port d'Espagne, pour gagner ensuite Bordeaux, il modifia ses projets pour ne pas se trouver, même momentanément, sous la domination du roi catholique, qui aurait pu trouver, non sans raison, qu'il n'était pas un évêque assez édifiant. Il résolut donc de prendre passage sur un navire à destination de Hambourg. Aucun bateau ne partait pour la Corogne ou pour Bilbao, comme nous l'aurions souhaité. Un seul, de quatre cents tonneaux, superbe navire anglais, allait à Cadix, et devait lever l'ancre incessamment. Faute de mieux, et malgré le grand voyage que nous aurions à faire en Espagne, nous nous décidâmes à arrêter notre passage sur celui-là. Il naviguait sous pavillon espagnol, quoiqu'il appartint, ainsi que sa cargaison—en blé, je crois—à un Anglais. Le propriétaire se trouvait à bord comme passager. Il se nommait M. Ensdel. C'était un ancien armateur pour la pêche de la baleine. Il ne savait pas un mot de français. Mais le capitaine, originaire de la Jamaïque, parlait anglais. D'ailleurs il trouva tout de suite un interprète très intelligent dans mon fils qui, quoique âgé de six ans seulement, lui fut d'une grande utilité. Tout en nous occupant de notre établissement et de nos arrangements à bord, nous passâmes encore trois semaines cependant chez Mme Olive en compagnie de M. de Talleyrand.
Dans la rade se trouvait un sloop de guerre français, commandé par le capitaine Barré, dont mon mari avait connu le père dans la maison du vieux duc d'Orléans[56]. Fort aimable homme, quoique un vrai loup de mer, il venait tous les jours nous chercher dans son canot et nous promenait sur tous les points de la rade, se gardant bien toutefois d'approcher de Sandy-Hook, où le capitaine Cochrane, plus tard amiral, l'attendait depuis deux mois pour le happer au passage, s'il tentait de sortir. Nous visitâmes son sloop, armé de quinze canons. C'était un bijou d'ordre, de propreté, de soin. Combien j'aurais aimé à retourner en Europe sur ce joli navire!
Mais la Maria-Josepha nous attendait. Nous y montâmes tous les quatre[57], le 6 de mai 1796, et le même jour on mettait à la voile. Plusieurs autres passagers se trouvaient à bord. Parmi eux, M. de Lavaur, émigré, ancien officier dans la garde constitutionnelle de Louis XVI, échappé après mille dangers aux massacres du 10 août. Comme il était de Bordeaux, une sorte de liaison se forma tout de suite entre mon mari et lui. Puis un ménage français, un négociant et sa femme[58]. Celle-ci était, comme moi, dans une position intéressante, mais beaucoup plus avancée dans sa grossesse. Le négociant avait fait de mauvaises affaires à New-York et allait essayer à Madrid d'en faire de meilleures. La femme était jeune, douce, assez bien élevée, mais paresseuse. Enfin un jeune homme de Paris, plutôt niais, nommé Lenormand, qui fut pendant toute la traversée notre souffre-douleur. Les personnes que je viens de nommer, M. Ensdel et le capitaine, composaient la table de la grande chambre.
Je ne souffris pas du mal de mer, et, le temps étant superbe, je m'occupais toute la journée. Aussi eus-je vite épuisé l'ouvrage que j'avais emporté pour moi et pour mon mari. Je m'érigeai alors en couturière générale, et je fis une proclamation pour que l'on me donnât du travail. Chacun m'en apporta. J'eus des chemises à faire, des cravates à ourler, du linge à marquer. La traversée dura quarante jours, parce que le capitaine, rebelle aux avis de M. Ensdel, était descendu au sud, entraîné par des courants. Ce temps me suffit pour mettre en bon ordre toute la garde-robe de l'équipage.
Enfin, vers le 10 juin, nous vîmes le cap Saint-Vincent, et le lendemain nous entrâmes dans la rade de Cadix. Le capitaine, par sa maladresse et son ignorance, avait prolongé au moins de quinze jours notre traversée, en se laissant entraîner vers la côte d'Afrique, d'où l'on a beaucoup de peine à se relever vers le nord. Il se croyait si loin de la terre qu'il n'avait pas seulement songé à faire monter un matelot en vigie sur le mât. Lorsqu'on découvrit, à la pointe du jour, le cap Saint-Vincent, qui est très élevé, il fut tout déconcerté.
III
Nous mouillâmes sous le bord d'un vaisseau français à trois ponts, le Jupiter; il se trouvait là avec une flotte française, empêchée de sortir par des bâtiments de guerre anglais, supérieurs en nombre, qui croisaient tous les jours presque en vue du port.
Un bateau de la santé, par lequel nous avions été visités, nous avait avertis que nous ferions huit jours de quarantaine à bord. Nous préférions cela, plutôt que d'aller au lazaret pour y être dévorés par tous les genres d'insectes dont l'Espagne abonde. Si même il s'était trouvé un navire qui allât à Bilbao ou à Barcelone, nous y aurions pris passage. Le voyage eût été ainsi plus court, moins fatigant et meilleur marché.
M. de Chambeau n'était pas rayé de la liste des émigrés et ne pouvait rentrer en France. Il désirait se rendre à Madrid, où il connaissait quelques personnes, mais il nous aurait volontiers accompagnés néanmoins jusqu'à Barcelone, ce qui l'aurait rapproché beaucoup d'Auch, ville auprès de laquelle il avait des propriétés.
L'incertitude de nos projets formait l'objet de nos conversations, pendant la quarantaine, qui dura dix jours. Elle aurait pu se prolonger bien davantage grâce à la désertion d'un de nos matelots et à l'impossibilité, par conséquent, de le représenter en personne. Cet homme, de nationalité française, avait été pris après un combat sur un sloop de guerre. Il reconnut un matelot à bord du Jupiter, dont nous étions très rapprochés, et lui parla avec le porte-voix. La même nuit, il gagna le Jupiter à la nage, et quand les employés de la santé procédèrent à l'appel, le lendemain matin, on ne trouva de lui que sa chemise et son pantalon. C'était tout son mobilier. L'incident prolongea notre quarantaine jusqu'au jour où l'on eut constaté que le manquant était sur le navire français.
La quarantaine faillit m'être fatale. Toute la journée, des marchands de fruits venaient sous le bord, et je passais mon temps, ainsi que Mme Tisserandot, à descendre une corbeille au moyen d'une ficelle pour avoir des figues, des oranges, des fraises. Cet abus de fruits m'occasionna une affreuse dysenterie dont je fus très malade.
Enfin la permission de prendre libre pratique, comme on dit, arriva. Le capitaine nous mit à terre, et jamais de ma vie je ne me sentis aussi embarrassée qu'à ce moment. En débarquant, on nous fit entrer, Mme Tisserandot et moi, dans une petite chambre ouvrant sur la rue, pendant qu'on visitait nos effets avec la rigueur la plus exagérée. Nos robes de couleur et nos chapeaux de paille attirèrent bientôt une foule immense d'individus de tout âge et de tout état: des matelots et des moines, des portefaix et des messieurs, tout anxieux de voir ce qu'ils considéraient sans doute comme deux bêtes curieuses. Quant à nos maris, ils étaient retenus dans la pièce où avait lieu la visite de nos bagages. Nous étions donc seules toutes deux, avec mon fils. Il n'avait pas peur, mais me faisait mille questions, surtout sur les moines qu'il n'avait jamais vus. À un moment il s'écria, comme passait un jeune moine à la figure imberbe: Oh! I see now, that one is a woman[59].
Cette indiscrète curiosité nous décida tout d'abord, ma compagne et moi, à nous vêtir comme les Espagnoles. Avant même de nous rendre à l'auberge, nous allâmes donc acheter une jupe noire et une mantille, afin de pouvoir sortir sans scandaliser toute la population. Nous descendîmes dans un hôtel réputé le meilleur de Cadix, mais dont la saleté me causa néanmoins un si grand dégoût, accoutumée comme je l'étais à la propreté exquise de l'Amérique, que je serais volontiers retournée à bord.
Je me rappelai qu'une des soeurs du pauvre Théobald Dillon, massacré à Lille en 1792, avait épousé un négociant anglais établi à Cadix, M. Langton. Lui ayant écrit un billet aimable, il vint à l'instant et nous fit beaucoup de politesses. Mme Langton se trouvait à Madrid chez sa fille, la baronne d'Andilla, en compagnie de Mlle Carmen Langton, sa fille cadette. M. Langton nous engagea néanmoins à dîner. Il désirait même nous emmener loger chez lui. Mais nous ne l'acceptâmes pas. J'étais trop souffrante pour me gêner et faire des compliments. Il fut convenu que le dîner serait ajourné au premier jour où je me sentirais mieux.
Le lendemain de notre arrivée, mon mari porta notre passeport à viser chez le consul général de France. C'était un M. de Roquesante, ci-devant comte ou marquis, métamorphosé en chaud républicain, si ce n'est en terroriste. Il fit cent questions à mon mari, en prenant note de ses réponses. Cela ressemblait fort à un interrogatoire. Puis, sans doute pour surprendre un premier mouvement: «Nous avons reçu aujourd'hui, dit-il, d'excellentes nouvelles de France, citoyen.»—On en était encore là!—«Ce scélérat de Charette a enfin été pris et fusillé.»—«Tant pis», répondit M. de La Tour du Pin, «c'est un brave homme de moins.» Le consul se tut alors, signa le passeport et nous rappela qu'il devait de nouveau être présent à l'ambassade de France à Madrid. Plus tard, nous sûmes comment il nous avait recommandés à Bayonne.
À cette époque, l'Espagne, après avoir conclu la paix avec la République française, avait licencié la plus grande partie de son armée, probablement sans la payer. Les routes étaient infestées de brigands, surtout dans les montagnes de la Sierra Morena, que nous devions traverser. On voyageait en convois composés de plusieurs voitures seulement. On ne prenait pas d'escorte militaire,—elle aurait peut-être été d'accord avec les brigands ci-devant soldats—mais les voyageurs à cheval qui se joignaient au convoi avaient la précaution de s'armer jusqu'aux dents. Un convoi comprenait habituellement de quinze à dix-huit charrettes couvertes attelées de mules.
C'est ainsi que nous partîmes de Cadix. Nous occupions, mon mari, moi et mon fils, un de ces chariots—carro—couchés tout au long sur nos matelas de bord. Au-dessous, dans le fond du chariot, se trouvaient nos bagages, recouverts d'un lit de paille qui remplissait également les vides existants entre les malles. Une capote en cannes artistement cousues et recouverte d'une toile goudronnée nous garantissait du soleil pendant le jour et de l'humidité la nuit, car il arriva plusieurs fois que nous préférâmes la charrette à l'auberge.
Mais j'ai anticipé en parlant déjà de notre départ, puisque nous restâmes huit jours à Cadix, nous promenant tous les soirs sur la belle promenade de l'Alameda, qui domine la mer et où l'on va respirer un peu d'air, après avoir subi toute la journée une chaleur de 35 degrés. Mon petit Humbert m'accompagnait, et un jour nous rencontrâmes un jeune seigneur de sept ans, en habit de soie habillé et brodé, l'épée au côté, poudré à frimas et le chapeau sous le bras. Mon fils le regarda avec une grande surprise, puis, se demandant si ce n'était pas un de ces singes savants que je l'avais mené voir à New-York, il s'écria: But, is it a real boy, or is it a monkey?[60]
Un spectacle qu'il n'oublia jamais, pas plus que moi, ce fut le magnifique combat de taureaux du jour de la Saint-Jean. On a si souvent décrit cette fête nationale de l'Espagne que je n'entreprendrai pas de le faire ici. Le cirque était immense, et contenait au moins de quatre à cinq mille personnes assises sur des gradins et garanties du soleil par une toile tendue, à l'instar du vélum des amphithéâtres romains. Des pompes mouillaient constamment cette toile d'une pluie très fine qui ne la traversait cependant pas. Aussi, quoique le spectacle commençât après la messe de midi et qu'il durât jusqu'au soleil couchant, je ne me souviens pas d'avoir souffert un moment de la chaleur.
On tua dix taureaux d'une telle beauté de race qu'ils auraient fait chacun la fortune d'un fermier américain. Le matador était le premier de son espèce à l'époque. C'était un beau jeune homme de vingt-cinq ans. Malgré le danger affreux qu'il courait, on ne concevait, grâce à son incroyable agilité, aucune inquiétude. Assurément, à l'instant où les deux adversaires, seul à seul en face l'un de l'autre, se regardent fixement avant que le taureau ne se précipite sur le matador, l'émotion la plus poignante que l'on puisse éprouver étreint tous les spectateurs. On entendrait voler une mouche. Mais il faut comprendre que le matador ne donne pas le coup d'épée. Il ne fait qu'en diriger la pointe sur laquelle le taureau vient s'enferrer de lui-même. Ce spectacle a fait époque dans ma vie, et aucun autre ne m'a laissé une impression aussi profonde. Je n'en ai oublié aucune particularité, et le souvenir en est aussi présent à ma mémoire, après tant d'années, que si j'y eusse assisté hier.
IV
Le jour fixé pour le départ, nous laissâmes le convoi se mettre en route et nous restâmes, mon mari, moi et notre fils, pour dîner chez M. Langton. Une barque, préparée par ses soins, devait nous mener de l'autre côté de la baie, pour rejoindre notre caravane au port Sainte-Marie, où elle devait coucher, car nous ne devions pas, pendant ce long voyage, aller plus vite qu'un homme marchant à pied.
J'étais si souffrante d'une affreuse dysenterie, compliquée de fièvre, que mon mari hésitait à me laisser partir, et cependant il n'y avait pas moyen de reculer. Nos bagages étaient chargés. Nous avions payé la moitié du voyage jusqu'à Madrid. Notre passeport était visé, et M. de Roquesante, le consul républicain, aurait pris de l'ombrage d'un retard. Il l'eût attribué à un prétexte, je ne sais lequel, et comme j'ai toujours cru qu'on peut surmonter le mal quel qu'il soit, à moins qu'on n'ait une jambe cassée, la pensée ne me vint pas de rester à Cadix. Nous dînâmes donc chez M. Langton, après avoir assisté au départ de nos compagnons de voyage, qui s'en allaient coucher à Port-Sainte-Marie.
Rien n'était délicieux comme cette habitation à l'anglaise, pour la propreté et le soin. M. Langton n'avait adopté des coutumes espagnoles que celles en usage pour éviter l'inconvénient d'un climat brûlant. La maison s'élevait autour d'une cour carrée remplie de fleurs. Elle avait une rangée d'arcades au rez-de-chaussée et une galerie ouverte au premier. Une toile, tendue à la hauteur du toit, couvrait toute la surface de la cour. Au milieu, un jet d'eau atteignait la toile, qui, tenue ainsi toujours mouillée, communiquait une délicieuse fraîcheur à toute la maison. J'avoue que j'éprouvai un sentiment bien pénible en pensant qu'au lieu de rester dans ce lieu si agréable, il me fallait, grosse de six mois, commencer un long voyage par une chaleur de 35 degrés. Mais le sort en était jeté; le départ s'imposait. Après ce dîner d'adieux, nous montâmes dans la barque vers le soir, et, en une heure et demie, le vent étant bon, nous fûmes arrivés à Port-Sainte-Marie. Nous trouvâmes là notre caravane, composée de quatorze voitures et de six ou sept hidalgos, armés de pied en cap.
Le terme de la seconde journée était Xérès, situé à cinq lieues seulement. Comme j'avais besoin de me reposer, nous résolûmes de laisser encore partir la caravane et de la rejoindre le soir à Xérès. Nous dînâmes donc de bonne heure, dans la jolie localité de port Sainte-Marie, puis nous montâmes tous trois dans un calesa ou cabriolet, semblable à ceux que je vois ici à Pise, où j'écris ces souvenirs. Notre équipage était attelé d'une grande mule. Elle n'avait pas de bride, ce qui me parut singulier, mais sur sa tête se balançait un haut plumet chargé de grelots. Un jeune garçon, son fouet à la main, sauta lestement sur le brancard, prononça quelques paroles cabalistiques, et la mule partit à un trot aussi rapide qu'un bon galop de chasse. La route était superbe, nous allions comme le vent, la mule obéissant docilement à la voix de son petit conducteur, évitant les obstacles, serpentant dans les rues des villages que nous traversions avec une sagacité miraculeuse. D'abord la peur me prit, puis, pensant que l'usage du pays était d'aller ainsi, je me résignai.
Arrivée à Xérès, je fus curieuse de connaître le prix que pouvait valoir une mule comme celle qui nous avait menés; on me répondit de soixante à soixante-dix louis. Cela me parut cher.
Le lendemain, commença le vrai voyage. Mon indisposition durait toujours, mais, étendue comme je l'étais sur un bon matelas et la route étant superbe, je ne souffrais pas davantage que si je fusse demeurée tranquille. On s'arrêtait deux heures pour dîner dans des auberges abominables, et il arriva deux ou trois fois que nous préférâmes passer la nuit dans notre charrette, plutôt que de coucher dans des lits d'une saleté révoltante.
Nous approchions de Cordoue, lorsque la pauvre Mme Tisserandot fut prise du mal d'enfant, à quatre lieues de cette ville, dans une grande plaine où il n'y avait pas trace d'habitation. Elle accoucha heureusement d'une petite fille, que le muletier lava dans du vin emprunté à son outre. Nous n'avions rien pour la couvrir, car la pauvre mère était précisément couchée sur les malles qui contenaient son linge. On ne pouvait pas attendre. Le reste du convoi avait marché. Il était déjà à une assez grande distance pour qu'il devînt très dangereux pour nous de rester en arrière surtout dans cette plaine de Cordoue, à laquelle s'attachait une très mauvaise réputation, et dont on venait précisément de nous raconter, à dîner, des histoires toutes récentes et très lamentables. Le muletier me remit entre les mains la pauvre petite toute nue. Je l'enveloppai tant bien que mal dans les cravates de nos compagnons de voyage, puis nous nous remîmes en route, au trot, pour rejoindre la queue de notre caravane. La pauvre accouchée souffrait mortellement d'une telle allure, mais il fallut en passer par là.
Nous arrivâmes à Cordoue à la nuit. Comme nous marchions à une certaine distance en arrière, tous les autres voyageurs étaient déjà placés lorsque les gens de l'auberge s'approchèrent de notre chariot. Voyant une personne malade, ils crurent que c'était la victime d'un assassinat. Or, il est bon de savoir que, lorsque les circonstances sont de nature à exposer, quand un crime a été commis, les gens du pays à être appelés à témoigner en justice, ils prennent le parti de s'enfuir, afin de pouvoir dire, en sûreté de conscience, qu'ils n'ont rien vu. Ceux-ci donc posèrent leurs lampes à terre et disparurent. Le muletier, devinant leurs motifs, eut beau les appeler, ils ne reparurent plus. Je passai une partie de la nuit à défaire les malles de la malade pour en retirer ce qui était nécessaire pour l'arranger, ainsi que le nouveau-né. Mais auparavant il fallait manger, et, dans cette auberge, on n'offrait que le coucher. Encore dormait qui pouvait, car des millions d'insectes de tous genres habitaient la maison en vous guettant. Force nous fut d'aller à la recherche d'un cabaret quelconque, où nous trouvâmes avec beaucoup de peine, vu l'heure indue, du pain et quelques tranches de lard frit dans la poêle.
V
Le lendemain matin, le convoi retarda d'une heure son départ pour me permettre de faire baptiser la pauvre petite, bien vivante malgré toutes ces vicissitudes. Je dois à cette cérémonie d'avoir vu la magnifique cathédrale de Cordoue, dont M. de Custine[61] et tant d'autres ont donné des descriptions détaillées. On concevra aisément que, voyageant d'une façon si incommode, malade et grosse de six mois, je ne fusse guère disposée, par la chaleur qui sévit en Andalousie de midi à 3 heures—moment de la journée pendant lequel on s'arrêtait—à visiter des monuments. La petite baptisée fut donc cause que je vis cette admirable église. Après la cérémonie du baptême—par immersion, car on lui plongea la tête dans l'eau des fonts—nous passâmes une heure à parcourir cette forêt de colonnes. Les muletiers vinrent nous presser de partir. Ils emportaient des provisions pour deux repas que nous devions faire en plein air ce jour-là aucune habitation n'existant dans la partie du pays que nous allions traverser.
En sortant de Cordoue, on voyage une heure durant au milieu de jardins abondamment arrosés, de citronniers, d'oliviers mauresques, avant de parvenir à la muraille de l'ancienne ville, dont on découvre encore des vestiges. Cela donne une idée, comme en Italie les limites de la Rome antique, de l'immense surface qu'occupait autrefois cette grande ville maure.
Nous dînâmes, comme on nous l'avait annoncé, près d'un puits, au milieu d'une pâture couverte de moutons. L'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de cette plaine, longue de plusieurs lieues et couverte, tantôt d'une herbe fine, tantôt de petits myrtes nains. Quelques grenadiers chargés de fleurs se dressaient autour du puits. Cette halte avait quelque chose d'oriental qui me plut singulièrement. Je la préférai de beaucoup à ces séjours de trois heures dans des auberges affreuses et sales, où la chaleur se faisait encore plus sentir.
Le lendemain et les jours suivants, nous traversâmes la Sierra Morena, et nous vîmes les deux jolies petites villes de La Carlota et de La Carolina. Elles avaient été bâties pour les colonies allemandes appelées en Espagne par M. de Florida Blanca[62], le grand ministre de Charles III, et nous remarquâmes que certains caractères de la physionomie germanique ne s'étaient pas encore effacés. On rencontrait des enfants à cheveux blonds, dont le teint brûlé tout espagnol contrastait avec leurs yeux bleus. Ces petites villes sont pittoresques, bâties avec régularité et dans de beaux sites. La route, bordée dans toutes les pentes d'un parapet de marbre, est d'une beauté admirable. C'était alors la seule qui mît en communication le midi de l'Espagne avec la Castille.
À mon grand regret, nous ne passâmes pas à Tolède, et nous arrivâmes à Aranjuez pour le dîner, le quinzième jour du voyage, je crois. Nous y restâmes le reste de la journée, occupés à admirer les frais ombrages, les beaux saules pleureurs, les prairies verdoyantes qui, lorsqu'on vient de l'Andalousie, épuisée, calcinée par un soleil de juillet, vous apparaissent comme de vertes oasis au milieu du désert. C'est la Tage, encore petite rivière, qui, répandue avec art dans cette charmante vallée, y entretient une aussi délicieuse fraîcheur. La cour ne se trouvait pas à Aranjuez, et cependant, pour une raison que j'ai oubliée, nous ne visitâmes pas le château.
Le lendemain, nous étions à Madrid, après deux heures de halte à la Puerta del Sol, pour attendre que l'on eût fini de visiter, fouiller, inspecter effets et personnes des quatorze voitures de notre convoi. Et l'on ne permettait pas à ceux qui avaient déjà subi l'inspection de partir. Le sang-froid castillan ne se dérange pour rien. Il eût été inutile de témoigner de l'impatience. Les douaniers ne l'auraient même pas comprise. Enfin, le signal du départ est donné, et l'on nous mena à l'hôtel Saint-Sébastien, auberge médiocre située dans une petite rue.
Nous prîmes une assez bonne chambre. Mon mari envoya immédiatement les lettres et les paquets dont M. Langton nous avait chargés pour sa femme et ses deux filles. Puis je fis une toilette plus soignée que celle du chariot, avec l'intention d'aller voir ces dames après notre dîner. Mais elles nous prévinrent. Une demi-heure s'était à peine écoulée quand nous vîmes entrer les deux plus belles personnes du monde, la baronne d'Andilla et Mlle Carmen Langton. La mère, souffrante, n'avait pu sortir. Un beau-frère[63] les accompagnait, veuf d'une troisième demoiselle Langton, qui, disait-on, était encore plus belle que ses soeurs. Elles se montrèrent d'une bonté et d'une obligeance sans pareilles, et leur beau-frère proposa que nous prissions un petit logement garni dans le quartier où ces dames demeuraient. Il se chargea de tous les arrangements que cela nécessitait et se mit à notre disposition pour tout le temps que nous resterions à Madrid. Notre séjour ne pouvait pas être de moins d'un mois ou six semaines, puisque nous attendions des lettres et des réponses de Bordeaux aux lettres que nous avions écrites de Cadix.
Cependant j'avançais dans ma grossesse et je désirais être au Bouilh pour mes couches avant le 10 novembre. Mon mari se rendit le lendemain chez l'ambassadeur du Directoire pour mettre son passeport en règle. Comme il conservait encore le souvenir très vif de la réception du citoyen ci-devant comte ou marquis de Roquesante, il fut très agréablement surpris de l'aimable réception de l'ambassadeur. C'était le général, depuis maréchal Pérignon. Autrefois sous les ordres de mon père, il en avait reçu des services qui avaient avancé sa carrière. Ne l'ayant pas oublié, il fit beaucoup de politesses à mon mari. Toutefois sa gratitude n'alla pas jusqu'à m'honorer de sa visite. Les seigneurs d'autrefois n'étaient pas encore à la mode, comme ils le devinrent plus tard.
Nous restâmes six semaines à Madrid, comblés de soins, d'attentions, de prévenances de la part des familles Langton et Andilla. Le gendre de Mme Langton, M. Broun, dont la femme était morte l'année précédente, nous fit visiter toutes les parties intéressantes de la ville, et chaque soir Mme d'Andilla nous conduisait au Corso, puis de là prendre des glaces dans un café à la mode, au bas de la rue d'Alcala. M. Broun nous montra le portrait de sa femme. Elle avait été aussi belle, sinon plus belle que ses soeurs. Il ne se consolait pas de l'avoir perdue à vingt-deux ans.
Mlle Carmen Langton avait l'exquise beauté d'un ange. Elle s'était fiancée à un jeune seigneur espagnol. Celui-ci tomba malade et mourut quelques jours avant la date fixée pour la célébration de cette union d'inclination. Mlle Carmen Langton en avait conçu un chagrin mortel. Un soir, en me ramenant, le cocher se trompa de rue et passa devant la maison qu'elle devait occuper avec son fiancé et où il était mort. Cet incident la révolutionna. Un sourd et long gémissement s'exhala de sa poitrine, et son beau visage devint blanc comme celui d'une statue d'albâtre. Cette charmante personne était aussi distinguée par ses sentiments et son esprit que par sa figure.
CHAPITRE VI
I. Départ de Madrid.—M. de Chambeau quitte ses amis.—Le collieras à sept mules.—L'Escurial.—La maison du Prince.—La granja. M. Rutledge.—Arrivée à Saint-Sébastien. Bonie nous y rejoint.—II. Les appréhensions de Mme de La Tour du Pin en rentrant en France.—Arrivée à Bayonne.—L'interrogatoire et la feuille de route.—Une chevelure de grande valeur.—M. de Brouquens retrouvé.—Arrivée au Bouilh.—La dévastation du château.—La bibliothèque sauvée.—Arrivée de Marguerite.—Sa vie pendant la Terreur.—Naissance de Charlotte.—III. Absence de M. de La Tour du Pin.—La crainte des chauffeurs.—Fortune compromise.—Comment fut vendue la terre de Cénevières.—Dispersion des souvenirs de famille.—IV. Voyage à Paris.—Barras et la contre-révolution.—La dévastation du château de Tesson.—M. de Talleyrand ministre des Affaires étrangères grâce à Mme de Staël.—Conspirateurs frivoles: les collets noirs.—Propos imprudents.—V. Un déjeuner chez M. de Talleyrand.—Galanterie de l'ambassadeur de Turquie pour Mme de La Tour du Pin.—Jalousie conjugale de Tallien.—Acte d'ingratitude incroyable de M. Martell.
I
Enfin nous reçûmes une lettre de Bonie déterminant le jour où il nous attendrait à Bayonne, et nous arrêtâmes cette fois un collieras de retour pour nous transporter ainsi que nos bagages. M. de Lavaur, dont la radiation était arrivée, proposa de nous accompagner, et quoique cela ne nous convînt guère, nous y consentîmes. M. de Chambeau fut obligé de rester à Madrid. La tendre amitié qu'il nous portait, et dont il nous a donné tant de preuves, rendit cette séparation très pénible pour lui et pour nous. Depuis près de trois ans, il partageait toutes nos vicissitudes, nos intérêts, nos peines. Mon mari le considérait comme un frère. Pendant ces longues années d'exil, nos pensées avaient été communes. Aussi notre pauvre ami éprouva-t-il de notre départ un affreux déchirement. Il était sans argent. Personne n'avait songé à lui en envoyer. Heureusement nous nous trouvâmes en mesure de pouvoir lui laisser cinquante louis, et le bonheur voulut qu'on l'accueillit dans la maison de la comtesse de Galvez, où il resta jusqu'en 1800.
Nous partîmes de Madrid à 2 heures après-midi pour aller coucher à l'Escurial. Le collieras était une bonne ancienne berline, attelée de sept mules, menées—disons plutôt conseillées ou exhortées—par un cocher assis sur le siège et par un aide-postillon armé d'un long fouet. Ce dernier sautait alternativement sur l'une ou sur l'autre des mules, qui n'avaient pas de brides et obéissaient à la voix. Pourtant je crois que les mules du timon avaient des rênes, mais les cinq autres certainement pas. L'une d'elles, la septième, marchait isolée en avant. Elle se nommait la generala, et guidait toutes les autres.
À un quart de lieue de Madrid, le cocher s'aperçut qu'il avait oublié son manteau. Malgré la chaleur étouffante, il ne voulut pas faire un pas de plus, avant que le postillon n'eût été le chercher monté sur l'une des mules. Cela nous retarda beaucoup, et nous n'arrivâmes à l'Escurial que fort avant dans la nuit.
Presque toute la journée du lendemain fut consacrée à visiter l'admirable monastère[64] dont on a fait tant de descriptions. Aucune ne m'a paru moralement exacte, parmi toutes celles que j'ai lues depuis. Elles ne peignent pas l'espèce de triste recueillement religieux que ce lieu, ce chef-d'oeuvre de tous les arts, au milieu d'un désert, jette dans l'âme. Tant de merveilles semblent n'avoir été rassemblées dans cette solitude que pour nous ramener à la pensée de la futilité et de l'inutilité des oeuvres des hommes. Depuis, quand se sont déroulés les événements qui ont déchiré l'Espagne, j'ai été bien frappée de l'espèce de prophétie du Père qui nous montrait la chapelle souterraine où sont enterrés les rois d'Espagne depuis Philippe II. Après nous avoir promenés au milieu des tombes, qui toutes sont semblables, il nous fit remarquer qu'une seule restait vide: celle destinée au roi régnant, Charles IV, et posant en même temps la main sur le sarcophage, dont un coin de marbre tenait le dessus ouvert, il nous dit en italien: «Qui sait s'il y sera jamais?» Sur le moment, ce propos n'attira pas mon attention. Mais, longtemps après, quand je vis ce malheureux prince chassé du trône, cette parole si prophétique me revint à l'esprit.
Depuis la découverte de l'Amérique et des mines d'or et d'argent du Pérou, les rois d'Espagne faisaient chaque année, à l'église l'Escurial, un présent magnifique de ces deux métaux. Aussi en résultait-il que son trésor devint le plus riche de toute l'Europe. Tous les objets qui provenaient de ce luxueux usage, rangés par ordre d'années, témoignaient, pour un oeil observateur, de la décroissance successive du goût, depuis les premiers, signés de Benvenuto Cellini, jusqu'au dernier, de date toute récente.
Le dessus du maître-autel, bas-relief tout en argent, représentant l'apothéose de saint Laurent, patron de l'Escurial, quoique d'une magnificence sans égale, satisfaisait peu comme objet d'art. Je dis satisfaisait, car il y a lieu de supposer que les malheurs de l'Espagne auront amené la destruction de tous ces chefs-d'oeuvre. Les divers objets à l'usage du culte étaient rangés dans des armoires à glaces faites avec les plus beaux bois des Indes orientales. J'ai conservé le souvenir précis d'un saint ciboire, en forme de mappemonde, surmonté d'une croix dont le milieu était orné d'un énorme diamant et les branches de quatre grosses perles. Il y avait des ostensoirs tout brillants de pierreries. On nous montra l'ornement du jour de Pâques, fait de velours rouge entièrement brodé en perles fines de grosseurs différentes, selon le dessin. Bien des personnes n'auraient peut-être pas apprécié cette magnificence, car la moindre étoffe brochée d'argent produisait plus d'effet, et cependant il y avait pour plusieurs millions de perles sur ce velours tout uni.
Nous montâmes au jubé, où on voyait les admirables livres d'église formés de feuillets en vélin dont les marges sont peintes par les élèves de Raphaël, d'après ses dessins. Ces volumes, grand in-folio garni de coins d'argent, reliés d'une peau brune montrant le côté de l'envers, étaient placés, séparés les uns des autres par une planche mince, dans une sorte de buffet ouvert. À cause de leur poids, il eût été difficile de les sortir de leur case. Pour obvier à cet inconvénient, on avait disposé sur le fond de chacune des cases des petits rouleaux d'ivoire traversés par des broches de fer, autour desquelles ils tournaient. De cette manière, le moindre effort suffisait pour amener un de ces livres à soi. Je n'ai vu ce moyen employé dans aucune bibliothèque.
C'est dans la galerie haute de l'Escurial que se trouvait le beau christ en argent, de grandeur naturelle, de Benvenuto Cellini. Après avoir parcouru, admiré, cette magnifique église, j'y restai seule, tandis que mon mari et M. de Lavaur allèrent visiter le couvent et la bibliothèque, où on voyait le beau tableau de Raphaël, nommé la Perle[65]. On ne m'avait pas prévenue, à Madrid, qu'une femme ne pouvait visiter la bibliothèque située dans l'intérieur du couvent sans une permission particulière. Je le regrettai vivement.
J'attendis assez longtemps mes compagnons de voyage pour que mon esprit eût le loisir de se perdre dans beaucoup de méditations. Je pensai à la beauté de cet édifice, puis à la bataille de Saint-Quentin[66], perdue par les Français, et en commémoration de laquelle l'Escurial avait été bâti par le farouche père[67] de don Carlos[68], Aussi quand mon mari revint me frapper sur l'épaule en me disant: «Allons voir la maison du prince!» je fus presque contrariée d'être dérangée dans mes pensées. Mon fils, en qualité de garçon, avait accompagné son père et se montrait tout fier d'avoir à me raconter ce qu'il avait vu.
Nous nous dirigeâmes donc vers cette maison du prince, bâtie par Charles IV pendant qu'il était prince des Asturies, et où il se retirait, quand la cour était à l'Escurial, pour échapper aux rigoureuses étiquettes espagnoles. Elle ressemblait à une maisonnette fort élégante et dont un modeste agent de change aurait de la peine à se contenter de nos jours. De jolis meubles, des tableautins, des ornements d'un goût douteux, une quantité de draperies du plus vilain effet lui donnaient l'aspect d'un petit logis de fille. Quel contraste avec l'admirable église que nous venions de quitter! J'en éprouvais une bien désagréable impression.
Étant retournés à l'auberge, nous en partîmes bientôt après pour aller coucher à la Granja[69], où était installée la cour. Nous y devions prendre des paquets du ministre d'Amérique, M. Rutledge, pour son consul à Bayonne. Il nous offrit à souper, et le lendemain nous nous dirigeâmes sur Ségovie, petite ville très pittoresque, avec un château dont nous ne vîmes que la cour entourée d'arcades d'un style mauresque.
Le reste de notre voyage présenta peu d'événements. Nous restâmes un jour à Vittoria, pour permettre de soigner la generala, car sans elle on ne pouvait marcher, puis une journée à Burgos, où j'allai voir la cathédrale, et enfin nous arrivâmes à Saint-Sébastien, où Bonie nous attendait.
II
Je n'éprouvais aucun plaisir à rentrer en France. Au contraire, les souffrances que j'y avais endurées pendant les six derniers mois de mon séjour m'avaient laissé un sentiment de terreur et d'horreur que je ne pouvais surmonter. Je songeais que mon mari revenait avec une fortune perdue, que des affaires difficiles allaient l'occuper désagréablement, et que nous étions condamnés à habiter un grand château dévasté, puisque tout avait été vendu au Bouilh. Ma belle-mère vivait encore. Elle était rentrée en possession de Tesson et d'Ambleville. Dépourvue de toute intelligence, très méfiante, très obstinée, elle n'avait, pour les affaires, de confiance en personne. Combien je regrettais ma ferme, ma tranquillité! Ce fut avec un véritable serrement de coeur que je passai le pont de la Bidassoa, et que je me sentis sur le territoire de la République une et indivisible.
Nous arrivâmes le soir à Bayonne. À peine étions-nous entrés dans l'auberge que deux gardes nationaux vinrent chercher M. de La Tour du Pin pour l'amener devant l'autorité, représentée alors, me semble-t-il, par le président du département. Ce début me causa une grande frayeur. Conduit, accompagné par Bonie devant les membres du tribunal assemblés, il fut questionné sur ses opinions, ses projets, ses actions, sur les causes et les raisons de son absence et sur celles de son retour. Il s'aperçut aussitôt qu'il avait été dénoncé par M. de Roquesante, et le déclara franchement, en disant, en même temps, combien il avait au contraire eu à se louer de l'ambassadeur à Madrid. Après des pourparlers qui durèrent au moins deux heures—elles me parurent avoir duré un siècle, tant j'étais restée inquiète à l'auberge—mon mari revint. On l'autorisait à continuer sa route jusqu'à Bordeaux, mais muni d'une espèce de feuille de route officielle où toutes les étapes étaient marquées, et avec l'injonction de faire viser cette feuille à chaque arrêt. De telle sorte que, si je m'étais trouvée fatiguée ou souffrante, ce qui n'aurait pas été impossible, avancée comme je l'étais dans ma grossesse, il eût fallu le faire constater officiellement par l'autorité du lieu.
Bonie nous quitta et retourna à Bordeaux par le courrier. Nous prîmes un mauvais voiturier, qui nous conduisit à petites journées. Un seul événement marqua notre route. À Mont-de-Marsan, ayant fait venir un perruquier pour me peigner, il me proposa, à ma grande surprise, 200 francs en échange de mes cheveux. Les perruques blondes étaient tellement à la mode à Paris, disait-il, que certainement il gagnerait au moins 100 francs si je consentais à lui vendre ma tête. Je refusai cette proposition, bien entendu, mais j'en conçus beaucoup de respect pour mes cheveux, qui étaient, modestie à part, très beaux dans ce temps-là.
Nous retrouvâmes à Bordeaux l'excellent Brouquens. Il avait prospéré pendant la guerre contre l'Espagne et se trouvait réengagé alors dans la compagnie des vivres des armées d'Italie. Il nous reçut avec cette tendre amitié qui ne s'était jamais un instant démentie. Mais j'étais impatiente de me retrouver chez moi, et je pris des arrangements avec mon bon docteur Dupouy qui devait venir me soigner. Puis, l'affaire de la levée du séquestre terminée, nous arrivâmes au Bouilh pour y faire ôter les scellés.
Le premier moment, je l'avoue, mit singulièrement à l'épreuve ma philosophie. Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en nous bien des réflexions philosophiques.
Le lendemain, beaucoup d'habitants de Saint-André, honteux d'être venus à l'encan de nos meubles, vinrent nous proposer de les racheter pour ce qu'ils leur avaient coûté. Nous reprîmes ainsi, dans des conditions raisonnables, ce qui nous convint le mieux, quand nous jugeâmes que les acheteurs n'avaient acquis que par poltronnerie. Quant aux bons républicains, ils ne se soumirent pas à cette complaisance antinationale. La batterie de cuisine, une des choses ayant le plus de valeur, était très belle. On l'avait transportée au district de Bourg avec l'intention de l'envoyer à la Monnaie. On nous la rendit, ainsi que la bibliothèque, qui avait été également déposée au district. Nous passâmes très agréablement plusieurs jours à la placer sur ses étagères, et, avant l'arrivée du docteur Dupouy, tous nos arrangements intérieurs étaient terminés comme si nous avions été installés au Bouilh depuis un an.
J'eus à ce moment un très grand bonheur: ce fut l'arrivée de ma chère bonne Marguerite. Mme de Valence, en sortant de prison à Paris, l'avait appelée chez elle pour soigner ses deux filles. Mais dès que cette excellente femme apprit mon retour, rien ne put l'empêcher de venir me rejoindre. Je la revis avec un sensible plaisir. Elle avait échappé, malgré l'aristocratie de son tablier blanc, à tous les dangers de la Terreur. Un mois après mon départ pour l'Amérique, elle arrivait à Paris, où une bourgeoise de ses amies lui donnait asile. Quelques jours après elle sortait, vêtue comme d'habitude en bonne de grande maison, avec un tablier d'une blancheur de neige. À peine avait-elle fait quelques pas dans la rue, qu'une cuisinière, le panier au bras, la poussa dans un de ces passages sombres que l'on nomme à Paris une allée, et lui dit: «Ah! malheureuse, vous ne savez donc pas que vous serez arrêtée et guillotinée avec un tablier comme celui-là!» Ma pauvre bonne fut stupéfaite d'avoir encouru la peine de mort pour cette habitude de toute sa vie. Elle remercia celle qui venait de la lui sauver, et ayant caché son ajustement antirépublicain, elle s'empressa d'acheter quelques aunes de toiles pour, comme elle le disait, se déguiser.
Peu de temps après, passant sur la place Vendôme, elle aperçut deux enfants de six à sept ans jouant devant une porte cochère, et, les trouvant jolis, elle leur parla. Elle apprit d'eux qu'ils demeuraient avec leur grand-père qui était impotent et avait des gardes chez lui, que leur papa et leur maman étaient en prison, que tous les domestiques avaient quitté et qu'ils restaient seuls avec grand-papa. Il n'en fallait pas davantage à l'excellent coeur de Marguerite. S'étant fait conduire par les enfants chez leur grand-père, celui-ci lui confirma la vérité de leur récit. Elle lui proposa de rester à son service pour le soigner, ainsi que les enfants. Il accepta avec bonheur, et, deux heures après, elle s'installait auprès d'eux. Son séjour dans cette maison se prolongea jusqu'après la mort de Robespierre. Mme de Valence la prit alors chez elle. Dès mon retour, comme je l'ai dit, elle vint me retrouver. Elle arriva au Bouilh à temps pour recevoir ma chère fille Charlotte, dont j'accouchai le 4 novembre 1796. Je la nommai Charlotte[70] parce qu'elle était filleule de M. de Chambeau. Sur le registre de la commune, néanmoins, elle fut inscrite sous le nom d'Alix, seul nom, par conséquent, qu'elle put prendre dans les actes.
III
Lorsque je fus rétablie, dans le mois de décembre, mon mari alla faire une tournée à Tesson, à Ambleville et à La Roche-Chalais, où il ne nous restait que quelques vieilles tours ruinées, de 30.000 francs de cens et rentes que valait cette terre. Je restai seule dans le grand château du Bouilh, avec Marguerite, deux servantes et le vieux Biquet, qui s'enivrait tous les soirs. Les paysans de la basse-cour étaient loin. Quelques mauvaises planches seulement fermaient la partie du rez-de-chaussée non encore achevée. C'était le temps où les troupes de brigands nommé chauffeurs jetaient la terreur dans tout le midi de la France. Tous les jours on contait d'eux de nouvelles horreurs. Ils avaient brûlé les pieds d'un M. Chicous, négociant de Bordeaux, à deux lieues du Bouilh, pour l'obliger à dire où était son argent. Plusieurs années après, j'ai vu cet infortuné marchand, appuyé sur des béquilles. J'étais glacée de terreur, je l'avoue à ma honte. Combien de fois, assise sur mon lit, n'ai-je pas passé la moitié de la nuit écoutant les chiens de garde aboyer, et croyant qu'à tous moments les brigands allaient forcer les planches minces qui fermaient alors les fenêtres du rez-de-chaussée. Il me semble n'avoir jamais passé de ma vie un temps plus pénible! Comme je regrettais ma ferme, mes bons nègres, ma tranquillité d'autrefois! Mes jours n'étaient pas plus heureux que mes nuits. Je pensais à mon mari, courant le pays sur un mauvais cheval, au milieu de l'hiver, dans des chemins affreux comme étaient ceux des provinces méridionales, surtout à cette époque.
Nos affaires, qui étaient loin de prendre une tournure favorable, me préoccupaient aussi constamment. On avait conseillé à mon mari de n'accepter la succession de son père que sous bénéfice d'inventaire, et plût à Dieu qu'il l'eût fait! Mais la manière funeste dont nous avions perdu mon beau-père et le profond respect que M. de La Tour du Pin avait pour sa mémoire le détourna d'adopter un tel parti. Cette succession comprenait la terre du Bouilh, quelques parties de La Roche-Chalais et nos droits sur la fortune de ma belle-mère, qui s'était engagée par notre contrat de mariage.
Je n'entrerai pas dans les détails de notre ruine, dont le souvenir m'échappe maintenant, et ne les ayant d'ailleurs jamais bien exactement connus. Je sais seulement que, lorsque je me suis mariée, mon beau-père passait pour avoir 80.000 francs de rentes. Pendant son ministère, il vendit le domaine d'une terre en Quercy, nommé Cénevières. Cette terre avait perdu, par l'abolition des cens et rentes, la plus grande partie de sa valeur, représentée par un revenu de 15.000 à 20.000 francs. Elle fut achetée par un ancien administrateur de la monnaie de Limoges, M. Naurissart[71]. On spécifia dans le contrat que l'acheteur n'était pas acquéreur des droits de cens et rentes, pour le cas où on les rétablirait.
La terre de La Roche-Chalais, près de Coutras, n'avait pas de domaine foncier. Elle était toute en rentes. Mon beau-père y entretenait un régisseur pour les percevoir, et un vaste grenier pour emmagasiner celles qui se percevaient en nature et que l'on vendait au fur et à mesure de leur rentrée. Le revenu de cette terre se montait à 30.000 francs nets. Mon beau-père, étant passé à La Roche-Chalais en se rendant aux États généraux, céda à un meunier, moyennant une rente de 2.400 francs, les débris du vieux château pour construire des moulins sur la rivière qui dépendait de la terre. Le passage de la rivière était déjà affermé pour une somme de 1.000 à 1.100 francs.
Trois mois après, le meunier se considéra comme propriétaire. Mon beau-père l'attaqua devant les tribunaux pour le mettre en demeure de payer les matériaux avec lesquels il avait construit les moulins. Le procès traîna en longueur, et, ayant été porté devant le Conseil d'État, sous Napoléon, nous le perdîmes.
Ainsi donc, voici comment on peut évaluer nos pertes:
À La Roche-Chalais 30.000 fr.
Le passage de Cubzac 12.000 fr.
Les droits et rentes du Bouilh 6.000 fr.
Les droits et rentes de Tesson 7.000 fr.
Les droits et rentes d'Ambleville 3.000 fr.
Total 58.000 fr.
On pourrait ajouter la maison de Saintes, belle habitation en parfait état d'entretien et dont on aurait pu tirer un loyer de 3.000 francs. L'autorité départementale s'en empara, et quand, au bout de quelques années, on nous la rendit, son état de délabrement était tel qu'elle avait perdu toute sa valeur.
Nous perdîmes aussi le mobilier du château de Tesson. M. de Monconseil le laissa à mon beau-père. Celui-ci l'avait non seulement entretenu, mais considérablement augmenté, car ce château étant dans son commandement du Poitou, Saintonge et pays d'Aunis, il y faisait toutes ses affaires publiques et y recevait beaucoup de monde. Ce mobilier fut vendu en même temps que celui du Bouilh, c'est-à-dire pendant les mois qui s'écoulèrent entre l'époque de la condamnation suivie de l'exécution de mon beau-père et la date du décret qui restitua les biens des condamnés à leurs enfants. On peut dire que c'est pendant cette période de quelques mois que presque tous les mobiliers des châteaux de France ont été vendus. Il faut en excepter les bibliothèques qui, après avoir été transportées dans les chefs-lieux de canton, furent ensuite rendues à leurs propriétaires. Ces ventes ont porté le coup le plus désastreux aux souvenirs de famille. Personne n'a revu la chambre où il était né, ni retrouvé le lit où était mort son père, et il est incontestable que la dispersion soudaine de tous ces souvenirs du toit paternel ont fortement contribué à la démoralisation de la jeune noblesse.
IV
Nous demeurâmes au Bouilh tout l'hiver et une partie du printemps. Vers le mois de juillet 1797, mon mari reconnut la nécessité de se rendre à Paris pour terminer le règlement de ses affaires avec M. de Lameth. Inspirée comme par un pressentiment, je demandai à l'accompagner. Mme de Montesson, toujours pleine de bontés pour moi, me fit proposer par Mme de Valence de loger chez elle à Paris. Personnellement, elle était établie pour l'été à la campagne, dans une maison qu'elle venait d'acheter auprès de Saint-Denis. Les six semaines que nous comptions passer à Paris, avant de revenir au Bouilh pour les vendanges, ne demandaient pas un gros bagage. Nous n'emportâmes donc que le strict nécessaire pour nous et les enfants.
Un grand nombre d'émigrés étaient rentrés sous des noms empruntés. Mme d'Hénin, revenue sous celui d'une marchande de modes de Genève, Mlle Vauthier, avait été s'établir chez Mme de Poix, à Saint-Ouen. Mme de Staël, protégée par Barras, le directeur, et beaucoup d'autres encore, se trouvaient à Paris.
M. de Talleyrand nous y appelait et engageait en particulier mon mari à venir. On commençait à parler de contre-révolution, à laquelle tout le monde croyait. Le gouvernement s'était constitué et les deux assemblées, le conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens, comptaient beaucoup de royalistes. Le salon de Barras, le directeur influent, dont la duchesse de Brancas faisait les honneurs, en était rempli. Et, quoique les autres directeurs ne semblassent pas disposés à suivre l'exemple de leur collègue, il est certain que jamais la cause des Bourbons n'a eu autant de chances de succès qu'à cette époque.
Nous partîmes, dans une espèce de voiturin, mon mari, moi, ma bonne Marguerite et nos deux enfants: l'un, Humbert, âgé de sept ans et demi; l'autre Charlotte, que je nourrissais, de huit mois.
Nous passâmes quelques jours à Tesson. Le château se trouvait dans un état de délabrement affreux. On avait non seulement enlevé tous les meubles, mais on avait arraché les papiers, ôté les serrures de beaucoup de portes, les jalousies de plusieurs fenêtres, les fers de la cuisine, les grilles des fourneaux. C'était une véritable dévastation. Heureusement, Grégoire avait empilé sur son lit, sur celui de sa femme et de sa fille, autant de matelas qu'il avait été en son pouvoir de sauver, et ils servirent à nous coucher pendant notre séjour à Tesson.
Mon émotion fut vive en revoyant ce bon ménage Grégoire, qui avait caché mon mari avec tant de soin et de dévouement. Auparavant, en passant à Mirambeau, j'avais vu le serrurier Potier et sa femme, chez lesquels M. de La Tour du Pin était resté trois mois enfermé dans un trou où l'on ne voyait pas assez clair pour lire. Combien je rendis de nouveau grâce à Dieu de lui avoir permis d'échapper à tous les dangers de cet affreux temps de la Terreur. Le souvenir en restait gravé avec tant d'intensité dans mon esprit, que très souvent encore j'avais des cauchemars où je rêvais que l'on cherchait mon mari, qu'on le poursuivait de chambre en chambre, et brusquement je me réveillais couverte d'une sueur froide et avec de douloureux battements de coeur.
Nous arrivâmes enfin au but de notre voyage. Mme de Valence me reçut avec bonheur, et Mme de Montesson, qui n'était pas encore à la campagne, m'accueillit avec mille bontés. À Paris, un peu de singularité appelle toujours l'attention; aussi y fis-je tout de suite effet.
En descendant de voiture, et comme mon mari et moi nous soupions dans la chambre de Mme de Valence, on annonça M. de Talleyrand. Il fut fort aise de nous voir, et au bout d'un moment, il dit: «Eh! bien, Gouvernet, qu'est-ce que vous comptez faire?»—«Moi, répondit M. de La Tour du Pin tout surpris, mais je viens pour arranger mes affaires.»—«Ah! dit M. de Talleyrand, je croyais…» Puis il changea de conversation et parla de choses futiles et indifférentes. Quelques instants plus tard, s'adressant à Mme de Valence, il se prit à dire, avec cet air nonchalant qu'il faut avoir vu pour s'en faire une idée: «À propos, vous savez que le ministère est changé; les nouveaux ministres sont nommés.»—«Ah! fit-elle, et quels sont-ils?» Alors, après un moment d'hésitation, comme s'il avait oublié les noms et qu'il les recherchait, il dit: «Ah! oui, voici: un tel à la guerre, un tel à la marine, un tel aux finances…» Et aux affaires étrangères, dis-je… «Ah! aux affaires étrangères? Eh! mais… moi, sans doute!» Puis, prenant son chapeau, il s'en va.
Nous nous regardâmes, mon mari et moi, sans surprise, car rien ne pouvait surprendre de M. de Talleyrand, si ce n'est qu'il eût fait quelque chose de mauvais goût. Il restait éminemment grand seigneur, tout en servant un gouvernement composé du rebut de la canaille. Le lendemain, on le trouvait établi aux affaires étrangères, comme s'il avait occupé ce poste depuis dix ans. L'intervention de Mme de Staël, toute-puissante en ce moment par Benjamin Constant, l'avait fait ministre. Il était arrivé chez elle, et jetant sur la table sa bourse contenant quelques louis seulement, il lui dit: «Voilà le reste de ma fortune! Demain ministre ou je me brûle la cervelle!» Aucune de ces paroles n'était vraie, mais c'était dramatique, et Mme de Staël aimait cela. D'ailleurs, la nomination ne fut pas difficile à obtenir. Le Directoire, et surtout Barras, se trouvaient trop honorés d'avoir un tel ministre.
Je ne ferai pas ici l'histoire du 18 fructidor. On peut la lire dans tous les mémoires du temps. Les royalistes avaient beaucoup d'espoir, et les intrigues se croisaient dans tous les sens. Beaucoup d'émigrés étaient rentrés. Ils portaient des signes de ralliement, tous parfaitement connus de la police: le collet de l'habit en velours noir, un noeud, je ne sais plus de quelle forme, au coin du mouchoir, etc., etc. Et c'était par des absurdités de ce genre que l'on croyait sauver la France. Mme de Montesson revenait tout exprès de la campagne pour donner à dîner aux députés bien disposés. M. Brouquens, notre excellent ami, était aussi un des amphitryons de ces dîners, où l'on parlait avec une imprudence incroyable. Nous retrouvions tous les jours, mon mari et moi, des gens de notre connaissance, et la singularité de la vie que j'avais menée en Amérique, le désir que je témoignais d'y retourner, me rendirent fort à la mode pendant un mois.
Mme d'Hénin, notre tante, était revenue, comme je l'ai dit, sous un nom supposé, avec un passeport genevois. Elle habitait chez Mme de Poix, installée elle-même, pour la durée de l'été, dans une maison qu'on lui avait prêtée, à Saint-Ouen. Nous y fûmes passer quelques jours, au grand plaisir d'Humbert, qui s'ennuyait fort à Paris, où il ne sortait pas.
J'étais frappée de l'extrême imprudence avec laquelle on parlait à table, devant les gens de service, des projets et des espérances des royalistes. On désignait tout haut, par leur nom, les émigrés, rentrés avec de faux papiers, qu'on avait rencontrés le matin dans Paris. On ne se taisait pas davantage sur les députés du conseil des Cinq-Cents ou sur ceux du conseil des Anciens sur lesquels on croyait pouvoir compter. On me trouvait ridicule et pédante quand je disais, comme j'en avais la certitude, que M. de Talleyrand n'ignorait rien de ce qui se tramait, au cas où il fût vrai qu'il se tramât quelque chose, et même qu'il s'en moquait.
Je voyais également Mme de Staël presque tous les jours. Malgré sa liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant, elle travaillait pour le parti royaliste, ou plutôt pour les transactions. Un jour je dînais chez elle avec huit ou dix des députés les plus distingués; parmi eux, MM. Barbé-Marbois, Portalis, Villaret de Joyeuse, Dupont de Nemours, et le défenseur de la reine, Tronson du Coudray. Ce dernier disait à Benjamin: «Vous qui allez tous les jours chez Barras, vous savez bien que nous marchons sur du velours.» À quoi l'autre répondit par ce vers de M. de Lally:
«Ils n'arracheront pas un cheveu de ta tête.»
«Ah! certes, je le crois, puisque j'ai une perruque», reprit Tronson du Coudray. Voilà comment badinaient et traitaient les affaires les infortunés qui quinze jours après partaient pour Cayenne.
V
Sur ces entrefaites arriva à Paris une ambassade turque, et M. de Talleyrand offrit un magnifique déjeuner à l'ambassadeur et à sa suite. On ne se mit pas à table. Mais, sur le côté d'un grand salon, on dressa un buffet en gradins s'élevant à moitié de la hauteur des fenêtres, garni de mets exquis de tous genres entremêlés de vases remplis des fleurs les plus rares. Des canapés occupaient les autres côtés du salon, et l'on apportait de petites tables rondes toutes servies devant les personnes qui s'asseyaient. M. de Talleyrand conduisit l'ambassadeur vers un divan, où il s'accroupit aussitôt à la mode orientale, et l'engagea, par l'intermédiaire d'un interprète, à choisir la dame en la compagnie de laquelle il lui serait agréable de déjeuner. Il n'hésita pas, et me désigna. Je n'en devrais pas tirer grande vanité, car parmi celles qui assistaient à ce déjeuner, aucune ne supportait le grand jour de midi du mois d'août, dont mon teint et mes cheveux blonds ne craignaient pas la clarté. Ma confusion, néanmoins, fut extrême, quand M. de Talleyrand vint me chercher pour m'amener auprès de ce musulman, qui me tendit la main avec beaucoup de grâce. C'était un bel homme de cinquante à soixante ans, bien vêtu, comme les Turcs s'habillaient alors, et coiffé d'un énorme turban de mousseline blanche. Pendant le déjeuner, il fut fort galant, et j'achevai sa conquête en refusant un verre de vin de Malaga. Il me fit tenir mille propos aimables par son interprète grec, M. Angelo, que tout Paris a connu. Entre autres choses, il me demanda si j'aimais les odeurs. Comme je répondis que j'aimais ce qu'on nommait en France les pastilles du sérail, il prit mon mouchoir, l'étendit sur ses genoux, puis, fouillant dans une immense poche de sa pelisse, il remplit ses deux mains de petites pastilles grosses comme des pois, que les Turcs ont coutume de mettre dans leurs pipes, et, les ayant placées dans le mouchoir, il me les donna.
Le lendemain il m'envoya, par M. de Talleyrand, un grand flacon d'essence de roses, ainsi qu'une très belle pièce d'étoffe vert et or de fabrique turque. À cela se borna mon triomphe, dont on parla un jour. Aucune des dames que l'on nommait du Directoire: la duchesse de Brancas, Mme Tallien, Mme Bonaparte, etc., n'avaient été invitées à ce déjeuner.
Vous pensez bien, mon fils[72], que mon premier soin, en arrivant à Paris, fut d'aller voir Mme Tallien, à qui nous devions la vie. Je la trouvai établie dans une petite maison nommée la Chaumière, au bout du cours la Reine. Elle me reçut avec beaucoup d'affection, et voulut aussitôt m'expliquer comme elle s'était trouvée dans l'obligation d'épouser Tallien, dont elle avait un enfant. La vie commune avec ce nouvel époux lui semblait déjà insupportable. Rien n'égalait, paraît-il, son caractère ombrageux et soupçonneux. Elle me conta qu'un soir, étant rentrée à une heure du matin, il eut un accès de jalousie tel qu'il avait été sur le point de la tuer. Le voyant armer un pistolet, elle prit la fuite, et ayant été demander asile et protection à M. Martell, dont elle avait sauvé la vie à Bordeaux, celui-ci avait refusé de la recevoir. Elle pleurait amèrement en me racontant ce trait d'ingratitude. Aussi ma reconnaissance, que je lui témoignai avec chaleur, comme je la sentais, lui sembla douce. Tallien vint un moment dans la chambre de sa femme. Je le remerciai assez froidement, et il me dit de compter sur lui en toute occasion. On verra plus loin de quelle façon il tint parole.
CHAPITRE VII
I. Le 18 Fructidor.—Une promenade dans Paris.—Mme de Staël et Benjamin Constant professent des opinions différentes.—Expulsion des émigrés rentrés.—Le dépit de Mme de Pontécoulant.—La situation de M. et de Mme de La Tour du Pin. Conduite de Talleyrand et de Tallien en cette circonstance.—II. Nouvel exil.—Rencontre d'un ami d'Amérique.—Les douaniers anglais.—Aimable accueil de lady Jerningham.—Un ami retrouvé.—Visite de Mme Dillon.—III. Betsy et Alexandre de La Touche.—Mme de La Tour du Pin revoit Mme de Rothe et l'archevêque de Narbonne.—Lord Dillon. Son apostasie et son mariage avec une actrice, Mlle Rogier.—Lord Kenmare et sa fille lady Charlotte Goold.—IV. Caractère dominateur de Mme d'Hénin.—La société des émigrés.—Départ pour Cossey.—Les courses de Newmarket.—L'amabilité de lady Jerningham.—La vie à Cossey.—La table de famille.—V. Installation à Richemond avec Mme d'Hénin.—Affaires litigieuses entre Mme Dillon et M. Combes.—Un héritage difficile à réaliser.—Gêne de Mme de la Tour du Pin.—Situation difficile du ménage en commun avec Mme d'Hénin.
I
Mon mari travaillait à ses affaires, et avait entrepris des négociations pour racheter une partie de la terre de Hautefontaine, qu'on venait de vendre, lorsqu'un matin, à la pointe du jour, le 18 fructidor—4 septembre 1797—étant assise sur mon lit, occupée à donner le sein à ma fille, je crus entendre sur le boulevard un bruit de voiture d'artillerie. Ma chambre donnant sur la cour, je dis à Marguerite d'aller voir à la fenêtre de la salle à manger ce qui se passait. Elle revint en m'annonçant que de nombreux généraux, des troupes, des canons remplissaient le boulevard. Je me levai au plus vite et j'envoyai réveiller mon mari qui couchait au-dessus de ma chambre. Nous allâmes tous deux à la fenêtre, où bientôt après Mme de Valence nous rejoignit. Augereau était là, donnant des ordres. On barra la rue des Capucines et la rue Neuve-du-Luxembourg. M. de La Tour du Pin se rendit alors chez M. Villaret de Joyeuse, qui demeurait à l'entrée de cette dernière rue, et ne le quitta qu'au moment de son arrestation.
Vers midi, comme personne ne nous apportait de nouvelles, Mme de Valence et moi, poussées par la curiosité d'être renseignées, nous sortîmes, modestement vêtues pour ne pas être remarquées, avec l'intention d'aller chez Mme de Staël. Nous pensions prendre la rue Neuve-du-Luxembourg. Elle était barrée par une pièce de canon. Celle des Capucines de même. La rue de la Paix n'existait pas à cette époque. Nous dûmes remonter jusqu'à la rue de Richelieu pour trouver un passage libre. Toutes les boutiques étaient fermées. Il y avait beaucoup de monde dehors, mais on ne se parlait pas. Parvenues au guichet, nous le trouvâmes encombré d'une quantité de personnes que l'on empêchait de pénétrer sur le quai. À force de pousser et de nous glisser, nous parvînmes enfin à être au premier rang de la foule. Devant nous, des soldats faisaient la haie pour assurer le passage de cinq ou six voitures fortement escortées qui se dirigeaient au petit pas vers le pont Royal. Dans l'une d'elles—la dernière—nous reconnûmes MM. Portalis et Barbé-Marbois. Nous ayant aperçues, ils nous firent un signe d'amitié qui semblait dire: «Nous ne savons pas ce qu'on va faire de nous.» En voyant ce signe, une quantité de ces horribles femmes qu'on ne rencontre qu'aux jours de révolution et de tumulte, se mirent à nous apostropher et à crier: «À bas les royalistes!» La peur me prit, je l'avoue. Heureusement, comme nous nous trouvions immédiatement derrière le cordon des soldats, nous nous faufilâmes entre eux et, passant de l'autre côté, nous arrivâmes chez Mme de Staël.
Elle était avec Benjamin Constant et fort animée contre lui parce qu'il soutenait que le Directoire, en arrêtant les députés, avait fait un coup d'État indispensable. Comme elle exprimait la crainte qu'on ne les fît juger par une commission, il ne repoussa pas cette idée et dit, avec son air hypocrite: «Ce sera fâcheux, mais c'est peut-être nécessaire!» Puis il nous apprit que tous les émigrés rentrés recevraient l'ordre de quitter de nouveau la France, sous peine d'être jugés par des commissions militaires. Cette nouvelle me consterna et j'eus hâte de rentrer chez moi pour l'apprendre à mon mari. Hélas! on criait déjà dans les rues l'ordonnance du Directoire. En arrivant, je trouvai mon mari très perplexe quant au moyen d'avertir de tous ces événements sa tante, qui habitait Saint-Ouen. Les portes de Paris étaient fermées. Personne ne pouvait sortir des barrières sans une permission spéciale.
Par un bonheur singulier, je rencontrai Mme de Pontécoulant, que je connaissais pour l'avoir vue souvent chez Mme de Valence. Je dirai ultérieurement qui elle était. Elle se rendait à Saint-Denis, où se trouvait sa maison de campagne, munie d'un laissez-passer de sa section pour elle et pour sa femme de chambre. Je la priai de me permettre de me substituer à cette dernière, et, avec son obligeance habituelle, elle y consentit. Sur quoi, comme je ne pouvais abandonner ma petite Charlotte que je nourrissais, je lui demandai de m'adopter non pas à titre de femme de chambre, mais à titre de nourrice. La pensée qu'à son âge—elle avait de quarante cinq à cinquante ans—on la croirait, à la barrière, mère d'un enfant de huit mois, lui sourit. Nous partîmes donc ensemble. La pauvre femme fut bien vite désillusionnée. En effet, arrivées à la porte de la ville, les commis et les soldats, au lieu de féliciter la maîtresse, prodiguèrent leurs compliments à la nourrice. Mme de Pontécoulant en conçut de l'humeur, ce qui fut cause qu'au lieu de me mener à Saint-Ouen—ce détour n'aurait pas allongé son chemin de dix minutes—elle me déposa tout uniment sur la route, à l'extrémité d'une avenue très longue, que le poids de ma fille, alors fort grassouillette, me fît paraître plus longue encore à parcourir.
On imaginera aisément avec quelles exclamations je fus reçue par Mme de Poix et par ma tante. Celle-ci se décida à repartir aussitôt pour l'Angleterre. Auprès de ces dames se trouvaient plusieurs anciens émigrés que la nécessité de s'éloigner de nouveau de France désespéra. Cela mettait fin brusquement et d'une façon irrémédiable à tous les arrangements entrepris avec les acquéreurs de biens nationaux, et il est permis d'affirmer, avec raison, que les événements du 18 fructidor ont été aussi funestes aux fortunes des particuliers que la Révolution elle-même, car ils arrêtèrent net toutes les transactions auxquelles étaient, à cette époque, disposés les détenteurs des propriétés qui venaient d'être vendues au profit de la nation.
Le décret ordonnait à tous les émigrés rentrés sur le territoire français de sortir de Paris dans les vingt-quatre heures et de la France dans les huit jours. Mon avis était de repartir à l'instant même pour le Bouilh. Ayant quitté la France avec un passeport en règle et étant revenus avec ce même passeport dûment visé par les autorités françaises, aux États-Unis et en Espagne, je pensais que le décret ne pouvait s'appliquer à nous qui n'étions pas rentrés furtivement. Pour s'en assurer, mon mari alla trouver M. de Talleyrand. Fort occupé de son propre avenir, il ne s'embarrassait aucunement de celui des autres. Aussi, répondit-il sans hésiter que cela ne le regardait pas, et il nous engagea à soumettre le cas au ministre de la police, Sottin. Je me rendis alors chez Tallien, qui me fit très bon accueil. Il libella la situation dans laquelle nous nous trouvions, sans mentionner nos noms: «Un particulier, parti en 1794, avec passeport, etc., etc.» Les circonstances étaient relatées de la manière la plus favorable. Tallien me promit d'aller, à l'instant même, chez Sottin, pour lui faire apostiller ce papier, sans lequel nous ne pourrions faire viser le passeport de la municipalité de Saint-André-de-Cubzac, avec lequel nous étions venus à Paris, et dont nous devions être porteurs pour pouvoir sortir des barrières.
Je rentrai chez moi assez inquiète et commençai à faire mes paquets. On venait d'afficher un ordre de police mettant en demeure les propriétaires de dénoncer tout habitant de leurs maisons qui serait à Paris sans papiers en règle. Nous ne voulions pas créer des ennuis à Mme de Montesson, qui nous logeait. Sa propre position l'inquiétait et la préoccupait déjà suffisamment, car, comme depuis plusieurs mois elle recevait et accueillait avec une grande bienveillance les députés déportés, elle craignait d'être fort compromise.
Enfin, après plusieurs heures d'une attente très pénible, Tallien me retourna la demande qu'il avait soumise à l'inspection de Sottin. Ce ministre y avait ajouté, de sa main, et signé, l'annotation suivante: «Ce particulier est dans la loi.» Tallien, dans un billet qu'il m'écrivait en même temps à la troisième personne, s'excusait assez poliment de n'avoir rien pu obtenir, mais la fin de son billet aurait pu se traduire par ces mots: Je vous souhaite un bon voyage.
II
Il y avait deux partis à prendre. Nous pouvions demander un passeport pour l'Espagne et passer au Bouilh, où je serais restée quelque temps, tandis que mon mari aurait gagné Saint-Sébastien. C'eût été le plus sage. Nous pouvions aussi aller en Angleterre, et, de là, selon les circonstances, retourner en Amérique. Ma tante, Mme d'Hénin, avait beaucoup d'empire sur mon mari. Elle le décida à adopter ce dernier parti. Nous avions très peu d'argent, mais assurés de trouver à Londres ma belle-mère, Mme Dillon, et beaucoup d'autres très proches parents, qui sans doute seraient disposés à nous venir en aide, nous nous décidâmes à partir pour l'Angleterre.
Venus à Paris avec l'intention d'y passer cinq ou six semaines seulement, nous n'avions emporté avec nous que les effets strictement nécessaires. J'avais de plus quelques robes que l'on m'avait faites à Paris. Deux très petites malles continrent ce chétif mobilier, y compris celui de ma bonne Marguerite, bien décidée, cette fois, à ne pas nous quitter. Ce départ devait avoir pour nous les plus fâcheuses conséquences. Nous étions en négociation avec les acquéreurs de Hautefontaine, mais pour nous substituer à eux seulement, car ma grand'mère[73] n'était pas morte. Toutefois comme, par mon contrat de mariage, j'étais instituée sa légataire universelle, je pensais, avec raison, pouvoir, en toute conscience, acquérir ses biens. Cette nouvelle émigration entrava tous les arrangements. La Providence avait décrété que nous finirions, mon mari et moi, notre vie dans la ruine la plus complète. Elle nous condamna, hélas! à des peines autrement cruelles! Mais n'anticipons pas sur les chagrins que j'ai éprouvés. Le récit en viendra assombrir les dernières pages de cette relation.
Les deux ou trois jours qui précédèrent notre départ se passèrent dans la tristesse et l'agitation. Peut-être aurions-nous dû retourner au Bouilh. Le bruit courait que Barras, cédant pour le moment aux exigences de ses collègues, regagnerait bientôt son crédit et reprendrait en même temps ses bonnes dispositions envers les émigrés.
On ne rencontrait que gens désespérés de cette nouvelle émigration. Nous prîmes trois places dans une voiture qui devait nous mener, en trois jours, à Calais. Deux autres places étaient occupées par M. de Beauvau et par un cousin de Mme de Valence, le jeune César Ducrest, aimable jeune homme qui devait périr si misérablement quelques années après.
Les Français sont naturellement gais. Aussi, malgré que nous fussions tous désolés, ruinés, furieux, nous ne trouvâmes pas moins le moyen d'être de bonne humeur et de rire. M. de Beauvau, notre cousin, allait retrouver sa femme, Mlle de Mortemart, et ses trois ou quatre enfants. Elle habitait une maison de campagne à Staines, près de Windsor, en compagnie de son grand-père, le duc d'Harcourt, autrefois gouverneur du premier Dauphin[74], mort à Meudon en 1789. Mme de Beauvau était la cadette des trois petites filles[75] du duc d'Harcourt. Leur mère[76] avait épousé le duc de Mortemart et était morte bien avant la Révolution. M. de Mortemart épousa ensuite Mlle de Brissac[77], dont il eut le duc[78] actuel.
Nous comparûmes devant toutes les municipalités des localités situées sur le chemin, y compris celle de Calais, où nous nous embarquâmes sur un packet[79], le soir à 11 heures.
J'étais assise sur une écoutille fermée du pont, tenant ma fille[80] dans mes bras; Marguerite s'occupait de coucher mon fils[81], et mon mari, depuis qu'il avait mis le pied sur le vaisseau, souffrait du mal de mer, quoiqu'il fît peu de vent et que la nuit fût superbe. À côté de moi se trouvait un monsieur qui, me voyant embarrassée d'un enfant, me proposa, avec un accent anglais, de m'appuyer contre lui. Comme je me retournai pour le remercier, les rayons de la lune éclairèrent mon visage et il s'écria: Good god, is it possible![82]. C'était le jeune Jeffreys, fils du rédacteur de l'Edinburgh Review. Je l'avais vu tous les jours à Boston, chez son oncle, lors du séjour que nous avions fait dans cette ville hospitalière trois ans auparavant. Nous causâmes beaucoup de l'Amérique et des regrets que j'avais de l'avoir quittée, accrus encore par ces nouvelles menaces d'émigration. Je lui laissai entendre que, malgré la présence de toute ma famille en Angleterre, j'y allais exclusivement inspirée par le désir et le projet de retourner à ma ferme, si tout espoir de retour en France s'évanouissait ou, du moins, s'éloignait indéfiniment.
Tout en causant de l'Angleterre avec mon compagnon, la nuit se passa, et les premières lueurs du jour nous montrèrent la blanche Albion, dont un fort vent du sud-est nous avait rapprochés. Lorsque l'ancre tomba sur le sol britannique, on vit sortir de l'écoutille les tristes figures des passagers, plus ou moins pâles et défaits. Ma pauvre bonne, dont la plus longue navigation avait été du Bouilh à Bordeaux, fut charmée de revoir la terre ferme. Nous descendîmes pour nous trouver livrés à la brutalité des douaniers anglais, qui me sembla surpasser de beaucoup celle des douaniers espagnols. À la vue de mon passeport, que je présentai au bureau chargé de les vérifier—alien office[83]—on me demanda si j'étais sujette du roi d'Angleterre, et, sur ma réponse affirmative, on me dit que je devais me réclamer de quelqu'un de connu en Angleterre. Ayant nommé, sans hésiter, mes trois oncles: lord Dillon, lord Kenmare et sir William Jerningham, le ton et les manières des employés changèrent tout aussitôt. Ces détails occupèrent la matinée. Après un déjeuner anglais, ou pour mieux dire, un dîner, nous partîmes de Douvres pour Londres. Nous couchâmes à Cantorbéry ou à Rochester—mes souvenirs ne sont plus bien précis quant au nom de la localité—et le lendemain matin nous arrivions à Londres, dans une des auberges de Piccadilly. Comme j'avais annoncé de Douvres à ma tante, lady Jerningham, notre arrivée, elle avait envoyé son cher et aimable Edward[84] au-devant de nous pour nous amener chez elle, dans Bolton-Row. Son accueil fut tout maternel. Elle nous annonça tout d'abord son départ pour la campagne, à Cossey, où son séjour, disait-elle, serait au moins de six mois. Elle nous engageait à venir les passer auprès d'elle, ce qui nous laisserait toute latitude de réfléchir au parti que nous déciderions d'adopter. Ma bonne tante fut particulièrement aimable pour mon mari, et, aimant beaucoup les enfants, elle prit tout de suite une passion pour Humbert. Il est vrai de dire qu'à sept ans et demi qu'il avait alors, il était d'une intelligence extraordinaire, parlait et lisait couramment le français et l'anglais, et écrivait déjà sous la dictée dans l'une et l'autre langue.
Nous nous établîmes donc dans Bolton-Row comme les enfants de la maison. J'y retrouvai mon excellent et ancien ami, le chevalier Jerningham, frère de sir William, mari de ma tante. La fidèle amitié qu'il m'avait témoignée dès mon enfance me fut aussi douce qu'utile pendant mon séjour en Angleterre.
Je me disposais à aller chez ma belle-mère, Mme Dillon, établie en Angleterre depuis près de deux ans, lorsqu'elle arriva chez ma tante. Elle fut prise d'une douloureuse émotion en me revoyant et quand je lui parlai des derniers temps de la vie de mon pauvre père, avec qui j'avais passé l'hiver de 1792 à 1793.
III
Mon arrivée à Londres fut un événement dans la famille. Je retrouvai Betsy de La Touche, fille de ma belle-mère. On me l'avait confiée en 1789 et 1790, lorsqu'elle était au couvent de l'Assomption, où j'allais souvent la voir et d'où j'avais seule la permission de la faire sortir de temps en temps. Elle venait d'épouser Edward de Fitz-James et se trouvait grosse de son premier enfant. C'était une douce et aimable jeune femme, digne d'un meilleur sort. Elle se prit à aimer passionnément son mari, qui ne le lui rendait pas, et dont les cruelles et publiques infidélités lui brisèrent le coeur.
Alexandre de La Touche, son frère, était plus jeune qu'elle de trois ans. Joli jeune homme, bien étourdi, bien gai, de peu d'esprit, d'encore moins d'instruction, il avait tous les travers de la jeunesse inoccupée de l'émigration, était dépourvu de tout talent, aimait les chevaux, la mode, les petites intrigues, mais n'ouvrait jamais un livre. Ma belle-mère qui, à ma connaissance, n'en avait jamais eu un sur sa table, ne pouvait lui en avoir donné le goût. Elle-même ne manquait pas d'esprit naturel, avait de bonnes manières et l'usage du monde. Cependant, je me suis souvent demandé pourquoi mon père, doué d'un esprit supérieur, d'une grande instruction, avait épousé une femme plus âgée que lui. Elle était riche, il est vrai, mais ne pouvait pourtant pas passer pour ce que l'on appelait une héritière. Souhaitant par-dessus tout un garçon, il n'eut d'elle que trois filles. Deux moururent dans leur petite enfance, l'aînée, Fanny[85], seule survécut.
Mon oncle l'archevêque et ma grandmère, Mme de Rothe, habitaient Londres. Je ne les avais pas revus depuis mon départ de chez eux, en 1788; il y avait de cela neuf ans. Ma tante, lady Jerningham, pensait que je ferais bien de leur donner un témoignage de respect, et le bon chevalier, son beau-frère, se chargea de leur demander s'ils consentaient à me recevoir. Ma grand'mère, voyant que l'archevêque le désirait, n'osa pas s'y opposer. Toutefois, elle y mit la condition que M. de La Tour du Pin ne m'accompagnerait pas. J'aurais pu prétexter de cette condition pour ne pas aller les voir, mais je feignis de l'ignorer. Mon mari, d'ailleurs, se trouva très heureux d'être dispensé de la visite, car, déjà à cette époque, il me l'avoua plus tard, il savait que ma grand'mère parlait très méchamment de lui depuis qu'elle se trouvait à Londres. Si je l'eusse su alors, je me serais certainement abstenue d'aller chez elle.
Un matin, donc, je me dirigeai vers Thayer-Street avec mon petit Humbert. Ce ne fut pas sans une émotion mélangée de beaucoup de sentiments divers que je frappai à la porte de la modeste maison à cinq fenêtres habitée par mon oncle et ma grand'mère. Cette maison semblait remplacer pour moi, sans transition, le bel hôtel du faubourg Saint-Germain, où j'avais passé mon enfance, entouré du luxe et de la splendeur que peuvent procurer dans la vie 400.000 francs de rentes, revenu dont jouissait alors l'archevêque de Narbonne. Ce qui ne l'empêcha pas, soit dit en passant, de laisser 1.800.000 francs de dettes en sortant de France.
Un vieux domestique m'ouvrit la porte. En me voyant, il fondit en larmes. C'était un homme de Hautefontaine, qui avait assisté à mon mariage. Il me précéda et j'entendis qu'il m'annonçait d'une voix émue, en disant: «Voilà Mme de Gouvernet.» Ma grand'mère se leva et vint à moi. Je lui baisai la main. Sa réception fut très froide et elle m'appela: «Madame.» Au même moment, l'archevêque entra et, me jetant les bras autour du cou, il m'embrassa tendrement. Puis, voyant mon fils, il l'embrassa également à plusieurs reprises. Lui ayant adressé plusieurs questions en anglais et en français, l'enfant répondit avec une hardiesse et une perspicacité qui charmèrent mon oncle. Comme il me demandait de l'emmener avec lui dans une maison, située à peu de distance, où il allait tous les matins se faire électriser pour sa surdité, je craignais un peu qu'Humbert ne voulût pas l'accompagner; mais, au contraire, l'enfant répondit sans hésiter qu'il irait volontiers with the old gentleman[86].
Appelée ainsi à passer une demi-heure de tête-à-tête avec ma grand'mère, je fus prise d'une grande inquiétude. Je redoutais qu'elle n'entamât le chapitre des récriminations. Je frémissais aussi à la pensée qu'elle ne mît la conversation sur mon pauvre père ou sur mon mari. Elle les détestait tous deux également, et je ne me sentais pas assez d'empire sur moi-même pour entendre de sang-froid les attaques que sa haine invétérée pour eux pouvait lui suggérer. Heureusement elle se contint jusqu'au moment où l'archevêque revint, charmé d'Humbert, que la machine électrique n'avait pas le moins du monde effrayé, et qui avait même reçu plusieurs secousses sans sourciller.
Mon oncle m'engagea à venir dîner le lendemain avec les six vieux évêques languedociens qu'il avait pris en pension à sa table. Ils étaient tous pour moi d'anciennes connaissances. Quant à mon mari, il n'en fut pas question. J'annonçai mon projet d'aller passer à Cossey, avec ma tante, tout le temps de son séjour là-bas. L'archevêque s'en montra satisfait, mais ma grand'mère laissa entendre une espèce de grognement que je connaissais comme le signe précurseur de quelque phrase désagréable qu'elle ne pouvait contenir. Aussi me levai-je pour partir et lui baisai la main, sur quoi l'archevêque m'embrassa de nouveau en me faisant des compliments sur ma beauté.
Lady Jerningham, très inquiète du résultat de la visite, fut heureuse qu'elle se fût bien passée. Le lendemain, ma tante me mena chez deux autres oncles.
L'un était lord Dillon, frère aîné de mon père. Il habitait une belle maison dans Portman Square, avec sa seconde femme, deux de ses filles[87] et un jeune fils[88], âgé de huit ou neuf ans et beau comme un ange. Lady Dillon était une demoiselle Rogier, d'origine belge. Elle avait toutes les apparences de ce qu'elle était en réalité, une vieille actrice. Mon oncle l'avait eue pour maîtresse avant d'épouser miss Phipps, fille de lord Mulgrave. De cette liaison naquit un garçon[89] qui, selon la coutume admise en Angleterre parmi les protestants, avait été autorisé à porter le nom de son père. Ainsi que je l'ai déjà dit au début de mes mémoires, lord Dillon, à l'époque où il ne portait encore que le titre d'honorable Charles Dillon, était joueur, dépensier et accablé de dettes. Il abjura la religion de ses pères pour se faire protestant, à l'instigation de son grand oncle maternel, lord Lichfield[90], qui avait mis son héritage de 15.000 livres de rentes et du beau château de Ditchley à ce prix. Assuré de cette belle fortune et voulant avoir un héritier, il épousa une protestante, miss Phipps, et la rendit si malheureuse qu'elle mourut à vingt-cinq ans, lui laissant un garçon[91] et une fille[92].
Mon oncle vécut alors ouvertement avec Mlle Rogier, dont il avait eu deux filles[93] pendant la vie de sa femme, et, comme elle devint de nouveau grosse, quoiqu'elle fût loin d'être jeune, il l'épousa publiquement. Sa soeur, lady Jerningham, en éprouva une peine extrême. Pour l'apaiser, il lui confia, pour l'élever, sa fille légitime[94], et ne garda avec lui que les deux bâtardes[95]. Celles-ci portaient son nom, avec cette différence qu'elles ne mettaient pas sur leurs cartes de visite honorable miss Dillon mais miss Dillon tout court. Toutes deux étaient charmantes, belles et bien élevées. L'une est morte à dix-huit ans. La seconde a épousé lord Frederick Beauclerk, frère du duc de Saint-Albans.
Comme ma tante ne se souciait pas beaucoup de voir lady Dillon, je fus chez elle avec sa fille, ma cousine, lady Bedingfeld, en ce moment à Londres pour quelques jours. Lord Dillon nous reçut de façon convenable, mais en homme du monde, sans le moindre intérêt. Il nous offrit sa loge à l'Opéra pour le soir même et nous l'acceptâmes. C'est le seul bienfait que j'aie reçu de lui. Il faisait une pension de 1.000 livres sterling à son oncle l'archevêque, âgé de quatre-vingts ans. Pour ce qui me concerne, j'eus beau être la fille de son frère, il ne me vint jamais en aide pendant les deux ans et demi que je passai en Angleterre.
Le deuxième oncle que je visitai, cette fois avec lady Jerningham, lord Kenmare, qui portait auparavant le nom de honorable Valentin Browne, me reçut tout autrement, quoique je ne fusse sa nièce que par sa première femme, soeur de mon père et morte depuis de longues années. Il était alors remarié. Du premier lit, il avait eu une fille, ma cousine par conséquent, lady Charlotte Browne. Celle-ci, par son mariage, devint plus tard lady Charlotte Goold.
Lord Kenmare, sa fille et tous les siens m'accueillirent avec une obligeance et une bonté sans pareilles, et l'amitié de lady Charlotte en particulier ne s'est jamais démentie. Elle avait alors dix-huit ans, et on la recherchait beaucoup comme étant un bon parti de 20.000 livres sterling.
IV
J'allai voir, à Richmond, notre tante, Mme d'Hénin. Elle prit beaucoup d'humeur de notre projet de passer quelque temps à Cossey avec lady Jerningham.
Mme d'Hénin était dominante à l'excès, jusqu'à la tyrannie même, et tout ce qui portait le plus léger ombrage à son empire la contrariait plus que de raison. Son autorité s'exerçait principalement sur M. de Lally, quoiqu'elle lui fût, il faut le reconnaître, très utile par sa décision et par sa fermeté. Mais elle ne souffrait pas de rivale, et M. de Lally ayant commis l'imprudence, pendant les trois ou quatre mois que Mme d'Hénin avait passés en France, d'aller à Cossey, où il s'était amusé comme un écolier en vacances, elle avait pris lady Jerningham en horreur. Aussi, en apprenant que son neveu, M. de La Tour du Pin, et moi, nous projetions de nous établir pendant six mois à la campagne, chez lady Jerningham, elle en éprouva un dépit non dissimulé. Malgré son caractère emporté et entier, Mme d'Hénin ne manquait cependant pas d'esprit de justice. Elle fut donc forcée de convenir que, débarqués sans ressources en Angleterre, il était bien naturel pour nous d'accepter avec joie d'être accueillis par une parente si proche et si considérée dans le monde que l'était ma tante Jerningham. Mme d'Hénin et M. de Lally avaient un établissement commun. Leur âge à tous deux aurait dû empêcher le public de trouver un motif à scandale dans cette association. On la tourna fort en ridicule cependant. Mme d'Hénin, malgré ses réelles et grandes qualités, n'était pas aimée généralement. Quelques amies lui restaient très fidèles; mais son caractère facilement irascible et emporté lui créait des ennemis presque à son insu.
Après trois jours de résidence à Londres, je constatai que je n'aurais aucun plaisir à y demeurer davantage. La société des émigrés, leurs caquets, leurs petites intrigues, leurs médisances m'en avaient rendu le séjour odieux. Un soir, j'allai chez Mme d'Ennery, amie et proche parente de Mme d'Hénin. Sa fille, la duchesse de Levis, très jeune encore, remplie de prétentions, était une des pâles constellations autour de laquelle voltigeait tout ce qui avait des airs parmi les émigrés. J'y rencontrai Mme et Mlle de Kersaint, et j'appris que le fougueux aristocrate, Amédée de Duras, si hautain, si intolérant, ne dédaignait pas les 25.000 francs de rente de cette jeune personne, parente de Mme d'Ennery. Sa mère avait pu préserver la fortune qu'elle possédait à la Martinique. J'étais plus âgée que Mlle de Kersaint de six ans, et je lui faisais grand peur, comme elle me l'a dit depuis.
Enfin, le départ pour Cossey s'organisa, à ma grande joie. Lady Jerningham devait nous précéder à la campagne. Il fut donc décidé que je m'installerais chez ma belle mère, Mme Dillon, pendant quelques jours. Là, j'appris avec grande satisfaction qu'Edward de Fitz-James emmenait des chevaux de selle. Comme j'avais la réputation d'être une excellente écuyère, il emporta pour mon usage une selle de femme. Ma belle-mère me donna un charmant habit de cheval, et nous nous promîmes de faire de belles promenades.
Nous partîmes de Londres, comme une caravane: ma belle-mère[96], moi, ma fille[97], mon fils[98], la bonne[99], et Flore, la mulâtresse de Mme Dillon, dans une berline; Mme de Fitz-James, Alexandre de La Touche et mon mari, dans une autre. Puis la vieille gouvernante de Betsy, et enfin M. de Fitz-James, ses chevaux, grooms, etc.
Nous allâmes coucher à Newmarket, où avaient lieu les fameuses courses que j'étais bien curieuse de voir. Nous y restâmes toute la journée du lendemain. C'était le dernier jour de courses et celui où l'on se disputait le prix du roi. Nous passâmes toute la journée sur le turf[100], et par un bonheur fort rare en Angleterre, il fit le plus beau temps du monde. J'ai conservé le souvenir de cette journée comme une de celles de ma vie où je me suis le plus amusée et intéressée. Le lendemain, nous repartîmes pour aller coucher à Cossey. C'était, je crois, dans les premiers jours d'octobre 1797.
Ma tante aimait beaucoup les enfants; elle s'empara d'Humbert. Aussitôt après le déjeuner, elle l'emmenait dans sa chambre et le gardait toute la matinée, s'occupant de lui donner des leçons, de le faire écrire et lire en anglais et en français. Sa toilette même était l'objet de ses soins. Je voyais arriver des habits, des redingotes, du linge, etc., tout un mobilier pour mes enfants. Elle était pour moi aussi d'une bonté extrême. Ayant remarqué que je faisais bien mes robes, sous prétexte de donner le goût de l'ouvrage à Fanny Dillon[101], ma cousine, qui se trouvait également à Cossey, elle apportait dans ma chambre et mettait à ma disposition des pièces de mousseline, des étoffes de toutes espèces, attention qui me semblait d'autant plus agréable que j'étais arrivée de France fort légèrement vêtue pour le climat de l'Angleterre.
Ma tante apprit que mes enfants n'avaient pas été encore inoculés—la vaccine venait seulement d'être découverte—elle se chargea d'y suppléer et fit venir son chirurgien de Norwich pour procéder à l'opération. Enfin, elle nous entoura de soins de tous genres, et le temps que je passai à Cossey fut aussi agréable que nous pouvions le souhaiter.
Nous étions nombreux. Autour de la table se réunissaient un grand nombre de très proches parents, surtout quand lady Bedingfeld[102] était là. Voici les convives qui s'y assirent durant les quatre premiers mois: sir William et lady Jerningham, leurs trois fils, George, William et Edward, lady Bedingfeld et son mari[103]; Fanny Dillon, fille de lord Dillon et nièce de ma tante, lady Jerningham; mon mari et moi; ma belle-mère Dillon, ses deux enfants, Betsy et Alexandre de La Touche, et son gendre, Edward de Fitz-James; puis John Dillon, un de nos cousins. Je ne dois pas oublier ma soeur Fanny, que l'on nommait la petite pour la distinguer de l'autre Fanny, ma cousine, et la gouvernante. Enfin, en y comprenant le bon chevalier Jerningham et le chapelain, cela faisait une table de dix-neuf couverts. Le cuisinier français était excellent, et la chère abondante, sans recherche extraordinaire.
Sir William possédait des revenus évalués à 18.000 livres sterling, ce qui ne constitue pas une grande fortune en Angleterre, mais était suffisant pour lui permettre de vivre largement. La maison était vieille, mais commode. La chapelle où officiait le chapelain avait été installée dans les greniers, suivant l'usage des catholiques avant l'émancipation.
Tout l'hiver se passa très agréablement. Vers le mois de mars, Mme Dillon, ma soeur Fanny, M. et Mme de Fitz-James retournèrent à Londres pour les couches de cette dernière, mais nous restâmes à Cossey jusqu'au mois de mai. Ma tante devant passer l'été à Londres, sir William nous proposa de nous installer, pendant la durée de son absence, dans un joli cottage qu'il avait bâti dans le parc. Comme j'étais grosse de quatre mois, et assez souffrante de ma grossesse, je préférai ne pas rester aussi isolée, dans la crainte de ne pas mener à bien l'enfant que je portais. D'un autre côté, Mme d'Hénin jetait feu et flamme à la pensée de la prolongation de notre séjour à la campagne, et insistait pour nous avoir chez elle, à Richmond, où elle pouvait nous loger. Nous acceptâmes donc d'aller l'y rejoindre, quoique ce fût bien contre mon gré. Mais mon mari ne voulait pas désobliger sa tante, et d'ailleurs nous avions à Londres quelques affaires dont je vais conter le sujet.
Je ne relis pas les cahiers précédents de ces souvenirs. Je n'ai donc pas la certitude d'avoir dit qu'à mon arrivée à Boston, j'avais écrit à mon excellent instituteur, M. Combes, alors établi chez, ma belle-mère, Mme Dillon, à la Martinique. Mon père lui avait donné une bonne place: celle de greffier de l'île. Il avait exercé cette fonction à Saint-Christophe et à Tabago, et, demeurant dans la maison, il avait pu en accumuler les émoluments jusqu'à concurrence d'une somme de 60.000 francs. Mme Dillon lui avait emprunté ce capital moyennant le payement des intérêts. Lorsque M. Combes apprit, à la Martinique, où il se trouvait, notre arrivée à Boston, et qu'il fut au courant de notre intention d'acheter une propriété, l'excellent homme, qui m'aimait comme un père, eut l'idée de joindre la totalité de cette somme, son unique fortune, aux fonds dont nous disposions, afin de nous permettre d'acquérir un établissement plus considérable, où il viendrait nous rejoindre pour ne plus nous quitter.
Il sollicita donc de Mme Dillon le remboursement du capital qu'il lui avait prêté. Elle repoussa non seulement sa demande, mais refusa même de prendre des termes pour le lui restituer. Désespéré de l'écroulement de ses projets, il conjura, menaça: tout fut inutile. Chaque vaisseau qui venait de la Martinique aux États-Unis m'apportait une lettre de lui. Il m'écrivait qu'il n'osait pas quitter Mme Dillon, espérant que par sa présence il parviendrait à lui arracher quelque chose. Sur ces entrefaites, Mme Dillon partit pour l'Angleterre. Avant son départ, le pauvre M. Combes, qui resta à la Martinique, se fit délivrer un acte de reconnaissance en forme des 60.000 francs de capital et des intérêts, se montant alors à près de 10.000 francs, qu'elle lui devait.
Lors de mon arrivée à Richmond, je reçus la triste nouvelle de la mort de mon vieil ami. Peu de temps auparavant, dans une dernière lettre, il me disait que le climat des Îles, et plus encore le chagrin de me savoir de nouveau hors de France, sans ressources, le tuait; il ajoutait qu'il écrivait à Mme Dillon pour la prier de me payer les intérêts du capital de 70.000 francs qu'elle lui devait, etc.
Par un testament en bonne forme, il me laissait sa créance de 70.000 francs sur Mme Dillon ainsi que les intérêts courants, qui se montaient à 1.500 ou 1.800 francs. À dater du jour où elle connut ce legs, l'attitude de Mme Dillon à notre égard changea complètement. Elle tenait une bonne maison à Londres et dépensait largement en dîners, soirées et comédies de société. Mais, avions-nous besoin de quelque argent, elle nous renvoyait à un émigré créole chargé du soin de ses affaires. À toutes nos demandes tendant à obtenir qu'elle prît des termes pour nous payer les intérêts de notre créance, elle répondait évasivement. Tantôt les sucres ne se vendaient pas, tantôt les fonds n'étaient pas arrivés; enfin chaque jour on nous opposait de nouvelles excuses. M'étant adressée directement à elle, je fus fort mal reçue. Nous parlâmes de la chose à son fils, Alexandre de La Touche. Mon mari en entretint également l'homme d'affaires. Nos démarches restèrent sans succès.
On nous donnait en somme comme une aumône ce qu'on prélevait sur notre propre bien. Cependant il nous fallait payer notre part du ménage chez Mme d'Hénin et cela aussi constituait pour nous une nouvelle cause de gêne, à laquelle vint s'ajouter la nécessité de refaire une layette pour l'enfant attendu, car j'avais laissé en France tout ce qui était nécessaire au premier âge. Ah! que de fois je gémissais de n'être pas demeurée à Cossey!
L'association de ménage avec Mme d'Hénin m'était insupportable. Elle nous avait si mal logés que nous ne pouvions recevoir personne. Notre installation comprenait deux uniques petites chambres à coucher au rez-de-chaussée, et, en Angleterre, il n'est pas d'usage d'admettre des visiteurs dans la chambre où l'on couche. J'occupais une de ces chambres avec ma fille; M. de La Tour du Pin, l'autre, avec son fils. Le soir seulement, nous retrouvions ma tante dans un joli salon qu'elle avait au premier étage. C'était très incommode, assurément; mais si la vie eût été donnée, je ne m'en serais pas tourmentée. J'admettais les grandes et éminentes qualités de Mme d'Hénin, jamais je ne sortais du respect que je lui devais; il me fallait reconnaître cependant que nos caractères ne sympathisaient pas. Peut-être était-ce de ma faute, et aurais-je dû rester insensible aux mille petits coups d'épingle qu'elle me donnait. M. de Lally, le plus timoré des hommes, n'aurait osé risquer la moindre drôlerie dont j'eusse pu m'amuser. J'étais encore jeune et rieuse. À vingt-huit ans, comment aurais-je pu avoir la sévérité de maintien qui s'imposait aux cinquante ans qu'avait ma tante? Toute à la politique, la constitution qu'il fallait donner à la France seule l'occupait. Cela m'ennuyait à mourir. Et puis venaient les écrits de M. de Lally, qu'il fallait lire et relire mot à mot, phrase à phrase!…
Enfin, j'aspirais à avoir un ménage à moi, tel petit qu'il fût. Comme je n'en voyais pas le moyen, je me résignais.
CHAPITRE VIII
I. La princesse de Bouillon en Angleterre.—Son gendre M. de Vitrolles.—Une étrange passion.—Un fou furieux.—II. Naissance d'Edward.—Changement de logement à Richmond.—Mort du petit Edward.—Facilités de la vie en Angleterre: usages des fournisseurs.—La famille de Thuisy.—Un aide en repassage.—III. Grande gêne de M. et de Mme de La Tour du Pin.—Détresse de M. de Chambeau.—M. de La Tour du Pin lui vient en aide.—Les cent livres sterling d'Edward Jerningham.—Miss Lydia White.—Une semaine à Londres.—Naissance d'une amie.—Excursion de huit jours.—IV. Projets de voyage en France abandonnés.—Exécution de MM. d'Oilliamson et d'Ammécourt.—Voyage à Mittau de M. de Duras et de sa femme.—Refus de Louis XVIII de recevoir celle-ci.—Désaccord dans le ménage des Duras.—V. Bon accueil fait à un abonnement de lecture.—Un voisin galant et original.—Un accident de voiture: le tilbury de M. de Poix brisé.
I
Ce fut au commencement de l'été 1798 que la princesse de Bouillon, dont j'ai parlé au commencement de ces souvenirs, vint en Angleterre pour régler la partie de la succession que lui avait laissée son amie la duchesse de Biron. Si je ne me trompe, il s'agissait de 600.000 francs placés en fonds anglais. Mme de Bouillon était Allemande, princesse de Hesse-Rothenbourg, quoiqu'elle eût passé sa vie en France et qu'elle y eût épousé le cul-de-jatte qui n'avait jamais été son mari que de nom. Liée par un long et fidèle sentiment au prince Emmanuel de Salm, elle en avait eu une fille, élevée sous le nom supposé de Thérésia… Pendant son émigration, elle l'avait mariée avec un jeune conseiller au parlement d'Aix, devenu célèbre depuis, M. de Vitrolles. J'entre dans ce détail pour servir d'exorde au récit qui va suivre.
Ce jeune homme pouvait avoir alors vingt-huit ou trente ans. Il accompagna Mme de Bouillon en Angleterre. Thérésia resta en Allemagne avec deux ou trois de ses enfants. Un seul, le petit Oswald, âgé de trois ans, accompagna sa grand'mère.
Ma tante avait loué, pour trois mois, pour Mme de Bouillon et son gendre, un petit appartement situé non loin de la maison que nous habitions. La première fois que M. de Vitrolles se présenta chez nous, ce fut ma bonne Marguerite qui lui ouvrit la porte, comme elle en avait coutume, parce que sa chambre donnait dans le petit vestibule d'entrée. Un moment après, elle entra chez moi en me disant: «Vous savez comme je connais les personnes à la première vue?»—«Eh! bien, lui dis-je, tu as sans doute déjà porté un jugement sur le monsieur que tu viens d'introduire?»—«Oh! mon Dieu, oui, répondit-elle. C'est un homme qui est fou ou qui est capable de tout. Gardez-vous de lui.» Je me mis à rire, comme de raison; mais, comme on le verra par la suite, les pressentiments de ma bonne ne l'avaient pas trompée.
Le séjour de Mme de Bouillon à Richmond nous attira plusieurs invitations agréables. La duchesse de Devonshire donna un grand déjeuner d'émigrés, dans sa délicieuse campagne de Chiswick; sa soeur, lady Bessborough, un beau dîner à Rochampton, où elle passait l'été dans une maison ravissante. Nous fûmes priés à ces deux réunions, et j'y allai avec plaisir, quoique je fusse grosse de sept mois et demi.
Les personnes qui n'avaient pas vu Mme de Bouillon depuis quelques années ne pouvaient la reconnaître. Comme je l'ai déjà dit, elle n'avait jamais été jolie, du moins je le présume; mais à l'époque dont je parle, âgée de cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, elle vous apparaissait comme une femme de grande taille, courbée et littéralement desséchée. Une peau jaune et tannée était collée sur ses os, et, à travers les joues, on pouvait compter ses grandes dents noires et cassées. Son visage était véritablement effrayant à regarder, et sa santé, détruite depuis plusieurs années, ne permettait pas de supposer qu'il pût jamais redevenir autre qu'on le voyait. Je me hâte d'ajouter que son esprit, sa grâce, sa bienveillance n'avaient rien perdu de leur charme. Souvent j'allais la voir le matin, et elle m'accueillait toujours avec une bonté qu'elle n'a jamais cessé de me témoigner. M. de Vitrolles se trouvait parfois avec elle. Lorsque j'entrais, il sortait, et je voyais alors Mme de Bouillon dans une émotion qui me surprenait. Elle tremblait, se plaignait d'avoir mal aux nerfs. Ses yeux rouges attestaient des larmes dont la trace se constatait encore sur la peau ridée des joues. Le moindre bruit, une porte que le vent fermait, la faisaient tressaillir. La pauvre femme reprenait avec peine un air plus calme. Quand, au bout d'une demi-heure, je me levais pour partir, elle me retenait, en me disant: «Restez, restez, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un.»
Je rapportais mes observations à Mme d'Hénin, qui, dans les mêmes circonstances, en avait fait de semblables, et, comme moi, ne savait qu'en penser. Un matin, après une visite de ma tante à Mme de Bouillon, je vis revenir ces dames ensemble. Quelques moments plus tard, Mme d'Hénin entra chez moi accompagnée de M. de La Tour du Pin: «Nous avons disposé de vous,» dit-elle, «M. de Vitrolles part, et Mme de Bouillon ne veut pas rester seule dans son logement, quoiqu'elle l'ait encore à sa disposition pendant trois mois. Elle vous le cède en échange du vôtre. Vous y serez beaucoup mieux pour faire vos couches.» Un signe de mon mari me laissa comprendre que je devais accepter la proposition. Ma tante reprit: «Allons, allons, il faut tout lui dire. Autrement, elle va vous croire tous fous.»
Elle me fit alors le récit suivant: S'étant présentée chez Mme de Bouillon de beaucoup meilleure heure qu'à l'ordinaire, elle n'avait trouvé personne pour l'annoncer, était montée et avait entendu des cris étouffés et des sanglots. Au moment où elle ouvrait la porte de la chambre de Mme de Bouillon, M. de Vitrolles en sortit précipitamment, tenant quelque chose sous son habit que ma tante, dans son trouble, ne put distinguer. Renversée sur un fauteuil, à demi évanouie, pâle comme une morte, se trouvait Mme de Bouillon, hors d'état d'articuler une parole. Après quelques instants, pressée par les questions inquiètes de ma tante, elle finit par lui faire la confidence du mystère le plus extravagant. M. de Vitrolles s'était pris ou feignait d'être pris pour elle, malgré son âge, malgré son effrayante maigreur, d'une passion inexplicable, effrénée. Envahi par sa folie, il venait de se laisser aller aux derniers excès de la fureur, jusqu'à la menacer, un pistolet sur la gorge, pour lui arracher la promesse de céder à ses monstrueux désirs. Rien au monde, avait-elle ajouté, ne pourrait la décider à rester un jour de plus seule avec un tel insensé. C'est alors que ma tante l'avait emmenée dans sa maison.
M. de Lally et M. de La Tour du Pin, en compagnie de M. Malouet, en ce moment à Richmond, et de M. de Poix, se rendirent au logement de ce fou. Ils craignaient que dans son délire il n'eût attenté à ses jours. Bien loin de là, il avait simplement fait son portemanteau et était parti pour Londres. Ces messieurs l'y suivirent, car Mme de Bouillon exigeait qu'il quittât l'Angleterre sur-le-champ. Le même soir, ils le trouvèrent dans un lodging[104] qu'il s'était procuré. À leur vue, il se mit à simuler le fou furieux, avec une telle violence que, craignant une catastrophe, et n'osant pas se fier à la pensée que ce n'était qu'une feinte, ils envoyèrent chercher un médecin séance tenante. Celui-ci fut-il induit en erreur par un rôle joué dans la perfection ou prit-il les apparences de l'être, je ne le sais, mais le fait est qu'il fit venir des gardiens qui mirent le strait waiscoat[105] à M. de Vitrolles et le couchèrent à plat sur son lit. M. de La Tour du Pin et ses trois compagnons s'en allèrent alors en promettant de revenir le lendemain matin. M. Malouet dirigeait à Londres, avec quelques autres personnes, les affaires des émigrés. Il s'occupa de faire viser le passeport de M. de Vitrolles à l'alien office[106]. Sur le passeport, on ajouta une clause spéciale lui ordonnant d'être sorti de l'Angleterre sous trois jours, avec défense d'y rentrer.
Le lendemain matin, ces quatre messieurs trouvèrent notre fou calmé et prétendant n'avoir aucun souvenir de ce qui s'était passé. Il n'en fut pas moins consigné à un messager d'État, qui le mena, je crois, à Yarmouth, où on l'embarqua pour Hambourg.
Je ne l'ai revu, depuis, qu'en 1814. Par une chaude soirée d'août, j'étais chez Mme de Staël. Nous causions, assises sur le perron, dans l'obscurité. Un monsieur survint et se mêla à la conversation. Parmi les personnes présentes, l'une d'elles m'ayant appelée par mon nom, le nouvel arrivé s'empressa de saisir son chapeau et de s'en aller. Mme de Staël de s'écrier: «Où allez-vous donc, M. de Vitrolles?» Mais il ne répondit pas et s'enfuit. Comme la nuit cachait nos physionomies, je pus sourire sans le compromettre. Mme de Bouillon était morte, et nous avions tous pris l'engagement de ne pas dévoiler cette circonstance.
II
Je m'installai donc dans le logement de Mme de Bouillon et j'y accouchai d'un garçon auquel on donna le nom d'Edward[107], comme étant le filleul de lady Jerningham et de son fils Edward.
Le bon chevalier Jerningham vint me voir. Il m'apprit que ma tante, sa belle-soeur, était d'avis qu'avec trois enfants je ne pouvais, lorsque je quitterais mon installation actuelle, retourner dans les deux petites chambres du modeste logement que j'occupais chez Mme d'Hénin. D'ailleurs, quelque gênés que nous fussions, ou à cause même de cette gêne, elle pensait que nous préférerions être seuls et indépendants. Dans ce but, elle l'avait chargé de trouver une petite maison à Richmond où nous serions chez nous. Ses recherches réussirent au delà de ce que nous pouvions désirer. Il fallut néanmoins une négociation assez difficile, soin dont le chevalier s'acquitta avec tout le zèle que lui inspirait son amitié pour moi.
La maison appartenait à une ancienne actrice de Drury Lane, qui avait été fort belle et très à la mode. Elle ne l'occupait jamais, mais l'habitation était si propre et si soignée qu'elle ne tenait pas à la louer. L'éloquence du chevalier et les 45 livres sterling de lady Jerningham la décidèrent. Cette petite maison, un véritable bijou, n'avait pas plus de quinze pieds de façade. En bas on trouvait un couloir, un joli salon à deux fenêtres, puis un escalier imperceptible. Le premier comprenait deux chambres à coucher charmantes; l'étage au-dessus, deux autres chambres de domestiques. Au fond du couloir du rez-de-chaussée, une jolie cuisine donnait sur un jardin minuscule composé d'une allée et de deux plates-bandes. Des tapis partout, de belles toiles cirées anglaises dans les passages et sur l'escalier. Rien de plus coquet, de plus propre, de plus gracieusement meublé que cette maisonnette, qui aurait tenu tout entière dans une chambre de moyenne grandeur.
Pourtant j'y entrai bien malheureuse, car ce fut le jour où je perdis mon pauvre petit garçon, âgé de trois mois seulement, mais plein de force et d'une beauté admirable. Il fut emporté en un moment par une pleurésie, que j'attribuai à une négligence de la bonne anglaise qui le soignait. C'était à l'arrière-saison, et elle commence de bonne heure en Angleterre. Comme je nourrissais le cher petit ange, le chagrin tourna mon lait. Je fus fort malade, et j'arrivai presque mourante dans la petite maison, avec mes deux enfants survivants: mon fils Humbert, qui avait neuf ans et demi, et ma fille Charlotte, qui en avait deux passés. N'ayant plus que ces deux enfants à soigner, nous réformâmes la servante anglaise. La bonne Marguerite avait appris un peu de cuisine pendant le temps de mon absence aux États-Unis. Elle mit bien volontiers son talent et surtout son zèle à nous nourrir.
L'Angleterre, où il y a des fortunes si immenses, des existences si fastueuses, est en même temps le pays du monde où les gens pauvres peuvent vivre de la manière la plus confortable. Il n'y a, par exemple, aucune nécessité d'aller au marché. Le boucher ne manque jamais un jour de venir à une heure fixe, crier butcher![108] à la porte. On ouvre, on lui dit ce que l'on veut. Est-ce un gigot? on vous l'apporte tout arrangé et prêt à mettre à la broche. Sont-ce des côtelettes? elles sont rangées sur un petit plateau de bois qu'il reprend le lendemain. Une petite broche de bois est fichée dans un morceau de papier où sont écrits le poids et le prix. Rien d'inutile, rien de ce qu'on nomme ailleurs de la réjouissance. Pour tous les autres fournisseurs, il en est de même. Ni difficultés, ni discussions ne sont à craindre.
Au bout de deux jours, mon fils, qui parlait anglais comme un naturel du pays, passait chez les fournisseurs, le matin, en allant à sa pension, où il restait toute la journée. Le samedi, il payait nos dépenses de la semaine. Jamais il n'y eut d'erreur ou de barbouillage.
Une respectable famille française, M. et Mme de Thuisy, demeurait assez près de nous, à Richmond. Ils avaient quatre garçons que M. de Thuisy élevait lui-même. Tous les jours, après notre dîner, Humbert s'en allait seul chez eux et y restait de 7 heures jusqu'à 9 heures. C'était la grande récréation de sa journée. Il partait pour la pension après notre déjeuner seulement, y dînait, revenait à 6 heures à la maison, et se rendait ensuite chez les Thuisy. Quelquefois le chevalier de Thuisy le ramenait, quand il rentrait après 9 heures, ce qui était rare. Cet excellent homme, chevalier de Malte, était la providence de tous les émigrés installés à Richmond. Une fois par semaine, quelquefois plus souvent, il allait à pied à Londres, et on ne peut se figurer l'indiscrétion avec laquelle on le chargeait de commissions.
Je le voyais tous les jours. Une fois la semaine, je faisais mon repassage. Il s'asseyait alors auprès du feu et me donnait mes fers, après les avoir passés sur la brique et le papier de sable, comme cela est d'usage quand on les chauffe avec du charbon de terre. Parfois, quand nous nous rencontrions le soir chez Mme d'Ennery, qui avait toujours du monde, ou chez une dame anglaise, Mrs Blount, le chevalier s'approchait de moi de l'air de la meilleure compagnie, et me disait tout bas: «Est-ce demain que nous repassons?»
Plusieurs dames émigrées de sa connaissance ne sortaient jamais; elles travaillaient pour vivre. Le chevalier, connaissant mon habileté à manier l'aiguille, m'apportait souvent, quand elles étaient pressées, une partie de l'ouvrage qu'on leur avait confié: particulièrement du linge à marquer, parce que c'était dans ce genre de travail que je brillais.
III
Au bout de quelque temps, Mme Dillon, faisant des difficultés pour nous payer, nous nous trouvâmes très gênés. Tout notre avoir était représenté par 500 ou 600 francs, et nous nous disions que, lorsqu'ils seraient épuisés, nous ne saurions comment faire, non pas pour coucher, puisque notre petite maison ne nous coûtait rien, mais, littéralement, pour manger. Mon ami le chevalier Jerningham m'avait informée que notre oncle lord Dillon refusait avec la plus grande dureté de nous venir en aide. D'un autre côté, toute communication avait cessé avec la France.
Nous reçûmes à ce moment de M. de Chambeau, toujours établi en Espagne, une lettre de désespoir. Il n'avait aucune nouvelle de France. On ne lui envoyait pas un sou. Son oncle, ancien fermier général, dont il était héritier universel, venait de mourir après avoir fait un testament en sa faveur. Le gouvernement avait confisqué la succession comme bien d'émigré. Le jour où il nous écrivait, un dernier louis constituait toute sa fortune, et il ne pouvait plus compter sur les Espagnols de ses amis dont il avait déjà épuisé la charité. En recevant cette lettre, M. de La Tour du Pin ne balança pas un moment à partager avec son ami le fond de sa bourse. Il courut chez un banquier sûr et prit une lettre de change de 10 livres sterling, payable à vue, sur Madrid. Le jour même, elle partait. C'était à peu près la moitié de notre propre fortune. Nous demeurâmes avec 12 livres sterling dans notre trésor, sans aucune autre ressource pour faire face à nos besoins quand elles seraient dépensées. Nous ne voulions pas réclamer le secours que le gouvernement anglais accordait aux émigrés, par égard pour ma famille, mais surtout à cause de lady Jerningham; car, en ce qui concerne lord Dillon, je me trouvais complètement dégagée vis-à-vis de lui de tout scrupule. Par respect pour la mémoire de mon père, je ne voulais pas cependant avoir à déclarer publiquement que sa veuve, Mme Dillon, ma belle-mère, propriétaire d'une maison à Londres, où elle donnait des dîners, des soirées, où l'on jouait la comédie, refusait de venir à mon secours.
Un dernier billet de 5 livres sterling nous restait, lorsque mon bon et aimable cousin Edward Jerningham vint me voir un matin à cheval. C'était un charmant jeune homme qui venait d'avoir vingt et un ans. Tout en lui justifiait l'amour passionné dont sa mère l'entourait. Spirituel, bienveillant, instruit, il joignait toutes les qualités de l'âge mur à tous les agréments et à la gaieté de la jeunesse. La bonté de son caractère égalait l'élévation de ses sentiments et la distinction de son esprit. En retour de la grande amitié qu'il me témoignait, je l'aimais comme s'il eût été mon jeune frère. Il allait partir pour Cossey, et me raconta que son père venait de lui remettre je ne sais quelle somme provenant d'un legs qu'on lui avait fait dans son enfance. «Je parie bien, lui dis-je, qu'il en passera une bonne partie en vêtements d'hiver pour les bons pères de Juily.» C'était les oratoriens chez qui il avait passé plusieurs années de son enfance. «Pas tout,» répondit-il en rougissant jusqu'au blanc des yeux, et il se mit à parler d'autre chose.
Comme il se levait pour me quitter, j'allai à la porte pour le voir monter à cheval. Il resta en arrière, et je vis qu'il glissait quelque chose dans mon panier à ouvrage. Je ne fis pas semblant de m'en apercevoir, en présence de son embarras qui était extrême. Après son départ, je trouvai dans ma corbeille une lettre cachetée à mon adresse. Elle contenait ces seuls mots: «Offert à ma chère cousine par son ami Ned[108].» et un billet de 100 livres sterling.
M. de La Tour du Pin rentra un moment après, et je lui dis: «Voilà la récompense de ce que vous avez fait pour M. de Chambeau.» S'étant rendu, comme on le pense bien, à Londres le lendemain matin pour remercier Edward, il le trouva déjà parti pour Cossey.
Quelques jours plus tard, j'allai aussi à Londres avec des dames anglaises que je connaissais et que je voyais souvent à Richmond. C'étaient deux soeurs, dont l'aînée, miss Lydia White, a été célèbre comme une fameuse blue stocking[110]. Cette dernière s'était prise pour moi d'une sorte de passion romanesque à cause de mes aventures d'Amérique. L'une de ces dames chantait bien, et nous faisions de la musique ensemble. Leurs livres étaient à ma disposition. Quand je leur rendais visite, le matin, elles me retenaient chez elles toute la journée, et le soir venu je ne pouvais les quitter qu'en promettant de revenir dans la semaine. Enfin, ayant formé le projet de passer une semaine à Londres, elles conjurèrent M. de La Tour du Pin de me permettre de les accompagner.
Ce petit voyage à Londres avec miss Lydia White et sa soeur me mit un peu en rapport avec la société. Nous allâmes à l'Opéra, où l'on donnait Elfrida et où chantait la Banti, que j'avais déjà entendue avec lady Bedingfeld. On me mena aussi à une grande assemblée chez une dame que j'aperçus à peine. Il y avait du monde jusque sur l'escalier. Personne ne songeait à s'asseoir. Le hasard me poussa dans le coin d'un salon où l'on essayait de faire de la musique que personne n'écoutait. Un homme était au piano. Je l'écoutai avec surprise; il me sembla n'avoir jamais rien entendu d'aussi agréable, d'aussi plein de goût, d'expression, de délicatesse. Au bout d'un quart d'heure, voyant que personne ne l'écoutait, il se leva et s'en alla. Je demandai son nom… C'était Cramer! Nous sortîmes avec peine de cette cohue, tant la foule des invités était nombreuse; mais la voix du portier: Miss White's carriage stops the way[111] nous obligea à nous hâter. C'est un ordre auquel il faut obéir sous peine de perdre son tour dans la file et d'être condamné à attendre une heure de plus.
Au bout de la semaine, qui me parut longue et ennuyeuse, je revins à Richmond avec plaisir. Il m'était né, pendant ce temps, une amie qui lira peut-être ces souvenirs quand je ne serai plus. Mme de Duras[112] accoucha avant terme, le 19 août, de ma chère Félicie. Je m'étais liée avec Claire pendant un court séjour qu'elle avait fait à Richmond, et, quoique nos caractères ne fussent pas très sympathiques, nous nous prîmes cependant de goût l'une pour l'autre. Elle était alors folle de son mari, qui lui faisait des infidélités qu'elle ressentait, quand elle les apprenait, avec une passion et des désespoirs très peu propres à le ramener. Peu de temps après ses couches, ils louèrent une maison à Teddington, village à deux milles de Richmond. Amédée de Duras était la plus ancienne de mes connaissances. Dans notre première jeunesse, nous avions fait de la musique ensemble. Nous recommençâmes à Teddington, où j'allais souvent passer la journée. M. de Poix, établi à Richmond, avait un cheval excellent et un tilbury. Bien des fois je me rendais à pied à Teddington et il me ramenait à Richmond dans sa voiture. Ainsi se passa l'été de 1798.
Nous fîmes une excursion de huit jours dont j'ai conservé le meilleur souvenir. Mes enfants étaient si en sûreté avec mon excellente bonne, que cette petite absence ne me causait aucune inquiétude. Nous partîmes, M. de Poix et moi dans son tilbury, M. de la Tour du Pin à cheval, et, après être passés à Windsor, nous allâmes coucher à Maidenhead. Nous y passâmes le lendemain à visiter Park Place et à nous promener en bateau:
Where beauteous Isis and her husband Tame
With mingled waves, for ever flow the same[113].
(Prior.)
De là nous allâmes à Oxford, à Blenheim, à Stowe, etc., et nous revînmes par Aylesbury et Uxbridge. Les beaux établissements de campagne qu'il nous fut donné de visiter me charmèrent. C'est là seulement que les Anglais sont vraiment grands seigneurs. Un très beau temps favorisa toute la semaine que nous employâmes à cette excursion, entreprise à frais communs. Je dirai, à ce propos, que le climat de l'Angleterre, hors de Londres, est fort calomnié. Je ne l'ai pas trouvé plus mauvais que celui de la Hollande, et incomparablement meilleur et moins incertain que celui de la Belgique. Notre petit voyage me laissa la plus agréable impression. Il y a ainsi dans ma longue vie de rares points lumineux, comme dans les tableaux de Gérard delle Notti[115], et cette courte excursion en est un.
IV
Revenus à Richmond, je repris mes occupations de ménage. Les nouvelles de France paraissaient moins mauvaises. Mon mari projetait même de m'y envoyer pour quelques jours, munie d'un passeport anglais, qui n'aurait pas été tout à fait faux, puisque je l'aurais signé de mon nom, Lucy Dillon. À ce moment, on apprit que deux émigrés, MM. d'Oilliamson[116] et d'Ammécourt, rentrés en fraude, avaient été pris et fusillés. Cela se fit sans aucune forme de procès, et je crois que le fait n'a été mentionné dans aucun des nombreux mémoires écrits depuis. J'avais rencontré autrefois M. d'Oilliamson dans des bals et j'avais même dansé avec lui. Sa mort me frappa beaucoup plus que celle de son compagnon d'infortune, M. d'Ammécourt, conseiller au Parlement.
Ce funeste événement nous détermina à renoncer à ma course en France. La nouvelle nous en parvint le jour même où je devais partir. Personnellement je fus ravie de ne pas entreprendre ce voyage, qui me coûtait extrêmement, non pas que je fusse effrayée du danger, mais quitter mon mari et mes enfants me causait un chagrin mortel. Aussi je me promis bien de ne plus chercher à rentrer sans eux.
Ma vie à Richmond était fort monotone. Je ne voyais plus du tout Mme Dillon depuis que nous lui avions arraché quelque argent, à la suite de correspondances assez vives échangées entre M. de La Tour du Pin et son homme d'affaires. MM. de Fitz-James et de La Touche s'abstenaient de venir chez nous à Richmond. Quand j'allais à Londres, ce qui ne m'arriva qu'une fois ou deux, je ne voyais que lady Jerningham ou lord Kenmare, qui me donnait six louis par mois depuis un an.
Une fois la semaine, je faisais une visite à Mme de Duras, à Teddington, où je me rendais, soit seule à pied, soit avec M. de Poix, en voiture.
Après la naissance de sa seconde fille, Clara, Mme de Duras, en compagnie de son mari, fit un voyage à Hambourg. Le roi Louis XVIII était toujours à Mittau et les grandes charges de la couronne ou de la maison se rendaient dans cette ville, quand arrivait leur temps de service. Les premiers gentilshommes de la chambre venaient de résider auprès du roi pendant leur année.
Le tour de service de M. de Duras étant arrivé, il témoigna le désir d'emmener sa femme avec lui à Mittau. Ils confièrent leurs enfants à Mme de Thuisy. Le père de Mme de Duras, M. de Kersaint, avait siégé à la Convention[117] pendant le procès du roi. Dans la crainte que cette tache, que la mort même de son père pouvait bien ne pas avoir effacée, l'empêchât d'être reçue à Mittau, Mme de Duras donna comme prétexte de son départ la nécessité d'aller s'occuper de certaines affaires de sa mère, partie pour la Martinique dans le but de vendre l'habitation qu'elle possédait là-bas. Quoi qu'il en soit, j'ai eu lieu de croire que, lorsque M. de Duras arriva à Hambourg, il y trouva le duc de Fleury venu pour lui déclarer de la part du roi, que sa femme ne serait pas reçue. Là s'arrêta donc le voyage de Mme de Duras, mais j'ai oublié si M. de Duras alla de sa personne à Mittau. En tout cas, ils revinrent à Teddington peu de temps après.
Le ménage s'accordait moins que jamais. M. de Duras avait une attitude de plus en plus mauvaise à l'égard de sa femme. Elle en pleurait jour et nuit, et adoptait malheureusement des airs déplorables qui ennuyaient son mari à périr. Il le laissait voir avec un sans-gêne blessant, que je lui reprochais souvent. À quoi il répondait que l'amour ne se commandait pas et qu'il détestait les scènes.
Le mari sermonné, je consolai la femme. Je tâchais de lui inspirer un peu d'indépendance, de la convaincre que sa jalousie et ses reproches, en rendant leur intérieur insupportable, éloignaient d'elle son mari. Les journées se passaient tant bien que mal: ils avaient sans discontinuer du monde; il n'en était pas de même des soirées, quand ils étaient seuls. Un vieil officier des gardes du corps, M. de La Sipière, rompait presque toujours par sa présence le tête-tête. Souvent Amédée de Duras profitait de son arrivée pour s'en aller à Londres. C'étaient alors des pleurs et des récriminations sans fin de la part de sa femme. La pauvre Claire ne pensait qu'à faire du roman, avec un mari qui était le moins romantique de tous les hommes! Certes, il aurait joui de son intérieur, si on le lui eût rendu agréable. Mais, sous les apparences de la passion, se dissimulait mal, chez Mme de Duras une arrogance et un empire qui depuis se sont développés encore. Avec beaucoup d'esprit, elle a fait le malheur des siens et d'elle-même.
V
Vers la fin de l'hiver, miss White quitta Richmond. Ce me fut un chagrin, non pas que nous eussions contracté une amitié durable, mais elle avait été si aimable pour moi que je trouvais très agréable son séjour dans notre voisinage.
Ma santé, depuis quelque temps, laissait à désirer. Je me sentais fort languissante sans savoir précisément d'où je souffrais. Je ne pouvais avoir de voiture. D'un autre côté, notre maison était située dans un quartier assez éloigné, le Green[118]. J'avais donc renoncé à sortir après souper et je consacrais mes soirées à la lecture des livres que Mlle White, dont la bibliothèque était bien garnie, m'envoyait en grande quantité. Les abonnements étant chers en Angleterre, je n'aurais pu m'accorder la jouissance d'en prendre un. Aussi quelle ne fut pas ma joie, lorsqu'un jour je reçus une boîte sur laquelle mon nom était écrit, et dont le commissionnaire me remit la clef. Je l'ouvris, et j'y trouvai dix volumes de la bibliothèque d'Ookam, de Londres—Ookam's circulating library[119]—avec un catalogue des vingt mille volumes de toutes espèces, anglais et français, dont cette bibliothèque se composait. Un reçu, à mon nom, de l'abonnement pour un an, était joint à l'envoi, avec l'avis qu'en remettant la boîte fermée au stage[120] de 7 heures du matin, celui du soir la rapporterait contenant les livres demandés. Jamais rien ne m'a été plus agréable que cette attention. Je l'attribuai à miss White. Lui ayant écrit pour la remercier, elle ne me répondit pas, d'où je présume qu'elle n'avait pas voulu être devinée.
L'été de 1799 améliora un peu ma santé. Notre maison, sur le Green[121], était mur mitoyen avec celle d'un riche alderman de Londres. Une petite grille s'élevait, comme c'est l'usage en Angleterre, à huit ou dix pieds de nos fenêtres du rez-de-chaussée, pour empêcher qu'on pût en approcher. La maison de l'alderman avait une jolie cour en gazon, entourée comme la nôtre, d'une grille dont le retour était mitoyen. Mon fils avait arrangé en plate-bande ce très petit espace, qu'il nommait son jardin. Il y pénétrait par la fenêtre de notre salon, fenêtre très basse et devant laquelle je me tenais toujours assise à travailler. Sa soeur Charlotte l'accompagnait souvent dans son jardin. Comme nous habitions une promenade écartée, il ne passait jamais personne près de notre maison.
Un jour, j'entendis mon fils en conversation avec l'alderman, arrivé depuis peu pour passer l'été dans sa belle maison proche de la nôtre. Quelques instants plus tard Humbert vint me demander la permission d'aller voir le monsieur, qui l'en avait prié. Y ayant consenti, il se rendit chez notre voisin, dont je n'ai pas su le nom, et qui le questionna sur nous, sur ma solitude, sur mes goûts, etc. Cette conversation fut accompagnée d'un bon luncheon[122] de gâteaux et de fruits. Depuis lors, le bienveillant alderman, personnellement je ne l'ai jamais vu, nous envoyait sans cesse une petite corbeille des plus beaux fruits de ses serres, tantôt for the young gentleman[123], tantôt for the young lady[124]. Puis il fit aménager, dans la partie de sa cour qui longeait la grille mitoyenne, un support en gradins sur lequel on disposa et entretint des pots contenant les fleurs les plus odorantes. Cette galanterie anonyme et mystérieuse dura tout l'été. Humbert ne manqua pas de retourner souvent chez l'aimable voisin. Il se promenait dans son jardin, dans ses serres, visitait sa bibliothèque. Mais jamais cet original ne vint me voir, jamais il ne tourna les yeux de mon côté quand il traversait sa cour, et je n'ai jamais connu de lui que l'odeur de ses tubéreuses, de ses violettes et de son réséda.
Durant cet été, je courus un grand danger. M. de Duras vint à Richmond un matin, pour me dire que disposant du tilbury de son oncle, M. de Poix, il m'emmènerait pour dîner à Teddington. Lorsqu'il arriva, à 4 heures, je constatai qu'un nouveau cheval était attelé à la voiture de M. de Poix. Amédée m'apprit que ce cheval avait été acheté deux jours auparavant par son oncle, qui en était fort entiché, et que d'ailleurs la bête se montrait très pacifique. Comme je menais très bien, je montai la première, et pris les rênes. Au moment où M. de Duras posait le pied sur le marchepied, le vilain animal mit la tête entre les jambes, puis s'élança d'un bond au galop. M. de Duras tomba à la renverse. Le cheval enfila une petite rue—Kew lane—très étroite et fort longue, ce qui me donna le temps de réfléchir à ce que je ferais pour éviter la mort. Je ne perdis pas la tête. Je me levai, sans lâcher les rênes, et je me rendis encore assez maîtresse du cheval pour l'empêcher d'accrocher. À l'extrémité de la rue, il y avait un tournant à angle droit où je prévoyais bien que mon sort se déciderait. En effet, le cheval, subitement atteint de vertigo, alla se frapper le front contre un mur en planches qui entourait un potager. La secousse fut si violente que je fus projetée, comme une balle par une raquette, dans un carré de choux, où le jardinier me ramassa un peu étourdie, mais sans aucun mal. Cela n'empêcha pas le brave homme de me répéter que j'étais morte. Le tilbury de M. de Poix fut brisé en mille morceaux, et quand Amédée me rejoignit, persuadé, comme le jardinier, que j'avais cessé de vivre, il me trouva au contraire disposée à m'en aller à pied avec lui à Teddington. Mon mari s'y trouvait depuis le matin et m'attendait. Heureusement le bruit de ma chute, qui avait attiré une foule nombreuse, ne me précéda pas à Teddington. Cette promenade, en me remettant le sang en mouvement, me fit beaucoup de bien.
Nous fûmes distraits de l'émotion que cet accident avait provoquée par la fureur de M. de Poix. La perte de son tilbury le fâchait bien moins que la pensée d'avoir été amené à acheter et à payer cher un cheval qui avait le vertigo. Ce bon prince était en vérité l'homme le plus personnel que j'aie connu. La naïveté avec laquelle il déployait, en toute occasion, cette passion pour lui-même, et dont il se gardait bien d'avoir honte, était certes la chose du monde la plus plaisante.
CHAPITRE IX
I. Retour à Cossey.—Nouvelle du 18 Brumaire.—Projets de rentrée en France.—L'attente à Yarmouth.—La traversée.—Un débarquement précipité à Cuxhaven.—Maladie heureusement conjurée.—II. Dans le nord de l'Allemagne.—À Wildeshausen.—Mme de La Tour du Pin accouche de sa fille Cécile.—Menace d'expulsion changée en bienveillant accueil.—III. En route pour la Hollande.—À Utrecht.—Le passeport délivré par M. de Semonville.—Rencontre inopinée de Mme d'Hénin.—Arrivée à Paris.—Incident à l'hôtel Grange-Batelière.—Installation rue de Miromesnil.—Mme Bonaparte.—Les traîneuses.—M. de Beauharnais le plus beau danseur de Paris.—IV. La morale de M. de Talleyrand.—Une visite à Mme Bonaparte.—Le général Sheldon.—Le prince de Galles et Mme Fitzherbert.—Les certificats de résidence.—La commission des émigrés.—V. Les serins.—À la Malmaison.—La galerie de Mme Bonaparte.—Froideur avec laquelle est accueillie la nouvelle de la victoire de Marengo.—Mme de Staël et Bonaparte.
I
L'été de 1799 s'écoula sans rien de remarquable, Lady Jerningham venait de s'installer à Cossey, où elle m'engageait de nouveau à la rejoindre pour passer auprès d'elle les six mois de son séjour à la campagne. Le loyer de notre maison à Richmond, qu'elle avait pris à sa charge, était sur le point d'expirer, et il eût été peu délicat de notre part de lui demander de le renouveler dans le but de ne pas accepter l'hospitalité qu'elle nous offrait. Ma tante était seule à Cossey. Sa nièce, Fanny Dillon, ma cousine germaine, qu'elle avait élevée, venait d'épouser sir Thomas Webb, baronnet catholique, assez médiocre sujet, quoique très bien né. Son fils aîné, Georges Jerningham, s'était aussi marié avec une demoiselle Sulyarde, d'une beauté remarquable et appartenant à une ancienne et noble famille catholique. William Jerningham se trouvait en Allemagne. Son cher Edward ne l'avait pas quittée, et cela lui suffisait. Dans ces conditions, c'eût été la disgrâce la plus marquée de ne pas aller à Cossey. Nous nous préparions donc à nous mettre en route lorsqu'arriva la nouvelle du retour inopiné d'Égypte du général Bonaparte, débarqué à Fréjus.
En apprenant cet événement, nous partîmes aussitôt pour Cossey, avec l'espoir de pouvoir même bientôt passer sur le continent et peut-être de rentrer en France. C'est pendant notre séjour là-bas que l'heureuse nouvelle de la chute du Directoire et de la révolution du 18 brumaire nous atteignit. Quelque temps après, des lettres de M. de Brouquens et de notre beau frère, le marquis de Lameth, nous engagèrent à revenir en France avec des passeports allemands et en passant par la Hollande.
Lady Jerningham proposa que mon mari partît seul. Cela eût peut être mieux valu, car j'étais grosse de six mois passés, et de cette façon j'aurais fait mes couches à Cossey. Mais aucune considération ne put me déterminer à me séparer de mon mari pour un temps indéterminé. Les communications entre l'Angleterre et la France, en temps de guerre, pouvaient être tout à fait interrompues. Les nouvelles que l'on recevait par Hambourg avaient souvent un mois de date. Enfin, je repoussai toutes les propositions de lady Jerningham. Une des principales raisons qui me confirmèrent dans ma décision fut une parole malheureuse de ma tante: elle dit un jour que l'enfant attendu serait le sien et qu'elle le garderait. Jamais je n'aurais consenti à cet abandon. D'un autre côté, j'envisageais avec peu de confiance cette rentrée en France. Je me disais: «Mon mari peut être chassé une fois encore, comme il l'a déjà été, et si à ce moment il se trouve au Bouilh, il ira en Espagne. Comment l'y rejoindre, seule avec trois enfants, si on ne peut traverser la France? Puis, ayant une maison à Paris, on ne pourra jamais, en mon absence, tenter aucune démarche pour chercher à la vendre.» En résumé, je ne voulais pas quitter mon mari, et je résistai à tous les raisonnements.
On nous envoya de Londres, pour mon mari, moi et mes enfants, un passeport danois. Nous partîmes pour Yarmouth, afin de prendre passage sur un paquebot de la marine royale. Dans ce temps-là, il n'y avait pas de bateaux à vapeur. Notre attente à Yarmouth se prolongea pendant tout le mois de décembre. Nous n'osions pas retourner à Cossey, quoique la distance ne fût que de dix-huit milles, le capitaine nous ayant déclaré que dès que le vent deviendrait favorable, c'est-à-dire soufflerait du sud-est, il mettrait sur l'heure à la voile. C'est tout au plus s'il consentait à nous laisser à terre, tant il avait hâte de partir dès que ce serait possible. Chaque courrier apportait des dépêches du gouvernement.
Jamais les jours ne me parurent plus tristes que pendant ce mois passé à Yarmouth. Nous étions installés dans un mauvais petit lodging[125] de deux chambres, où l'on nous nourrissait, et dont nous ne pouvions sortir, car le temps était affreux. Le vent contraire soufflait avec furie. Tous les jours on parlait de vaisseaux échoués ou qui avaient péri. On ne peut s'imaginer combien de tels récits sont de nature à déprimer les personnes appelées à s'embarquer d'un moment à l'autre. Je voyais avec effroi le temps s'écouler et le terme de ma grossesse s'approcher. La crainte d'accoucher en route ne me quittait pas, et c'est ce qui arriva, en effet. Dix fois par jour, mon fils[126] allait sur le port pour consulter la girouette. Le vent, toujours au nord-est, nous était absolument contraire.
Enfin, un matin on vint nous chercher pour monter sur le bateau, où se trouvaient nos effets depuis longtemps déjà. À peine avions-nous mis le pied sur le pont qu'on leva l'ancre.
Je me réfugiai aussitôt dans un lit. Comme il y avait beaucoup de passagers, il était prudent de ne pas tarder à se procurer un gîte assuré. D'ailleurs, dans mon état, le roulement de ce packet[127], une vraie coquille de noix, aurait pu m'être funeste. Je me couchai toute habillée. Ma couchette se trouvait dans la chambre commune à tous les passagers. Au nombre de quatorze, ils comprenaient des hommes de toutes les nationalités et de toutes les catégories: Français, Russes, Allemands, courriers, etc.. les uns atteints du mal de mer avec toutes ses suites, les autres buvant du punch, de l'eau-de-vie, du vin. Tout ce monde était réuni dans une petite chambre, où l'air n'arrivait que par la porte. On avait, en effet, fermé l'écoutille, tellement la mer était grosse. Une lampe infecte servait d'éclairage de jour comme de nuit et augmentait encore la masse de dégoûts de toutes sortes dont on était accablé dans cet horrible trou. Je ne pense pas avoir jamais autant souffert que pendant les quarante-huit heures que dura la traversée.
Mon mari et ma bonne[128], accablés du mal de mer, étaient étendus comme morts dans leurs lits. Couchée près de moi se trouvait ma fille[129], effrayée par la vue des hommes qui nous entouraient. Mon fils seul, avec ses dix ans, restait debout et suppléait à tout. Il avait lié connaissance avec les passagers, parlait anglais avec l'équipage, et le capitaine l'appelait my brave little fellow[130]. Vers le milieu de la seconde nuit de notre voyage, nous eûmes pendant quelques heures la cruelle inquiétude d'être laissés à Héligoland, petite île à l'embouchure de l'Elbe, au cas où le fleuve ne serait pas dégagé de glaces. Le capitaine déclara ensuite qu'en raison du gros temps, si le vent tournait à aucun point du nord, il se trouverait contraint, pour éviter les atterrissages, de retourner en Angleterre sans chercher à débarquer. Heureusement, nous échappâmes à ces deux éventualités. Après avoir passé devant l'île d'Héligoland sans nous y arrêter, nous pénétrâmes dans l'Elbe pour aller mouiller au large du petit port de Cuxhaven, dans lequel nous n'entrâmes pas.
Le capitaine avait hâte de se débarrasser de ses passagers. On jeta dans une chaloupe les effets pêle-mêle. Mon mari et ma bonne partirent avec mon fils. Quant à moi, le capitaine, compatissant à mon état, m'embarqua, ainsi que ma fille dans un canot particulier, et donna l'ordre aux deux matelots qui le montaient de me mettre à terre le plus près possible de la ville. Cette recommandation faillit m'être fatale. La marée étant basse, lorsque nous accostâmes la jetée, j'éprouvai beaucoup de peine à monter, les deux matelots me saisirent alors par les poignets; malgré le balancement du canot, ils ne me lâchèrent plus, et cela bien heureusement, car je serais certainement tombée dans la mer; puis ils me hissèrent sur la jetée, de telle sorte que pendant quelques instants je fus suspendue par les bras: ils me quittèrent ensuite en me laissant seule avec ma petite Charlotte. Je sentis que je m'étais fait beaucoup de mal. Je dus néanmoins me mettre en route pour retrouver mon mari, que j'apercevais au loin monté sur une charrette, qui portait également la bonne et nos effets. Ce ne fut pas sans peine que je le rejoignis. Je ressentais une violente douleur au côté droit, et depuis j'ai toujours été persuadée que je m'étais fait une lésion interne dans la région du foie. Les médecins n'ont jamais voulu reconnaître ce mal, mais il n'en est pas moins vrai que je n'ai pas cessé d'en souffrir à dater de ce jour et qu'à soixante-treize ans que j'ai aujourd'hui, j'en souffre encore.
Nous allâmes frapper à la porte de deux ou trois auberges sans pouvoir trouver de logement, tant il y avait d'émigrés partant pour l'Angleterre ou en venant.
Enfin, dans l'une d'entre elles cependant, quand on s'aperçut que je souffrais, on m'apporta, par charité, une paillasse et des draps avec lesquels on me fit un lit par terre. Marguerite me déshabilla, ce qui ne m'était pas arrivé depuis trois jours, et je pus me coucher. Quelques instants après, je fus prise d'une fièvre violente, jointe à un transport au cerveau, qui dura toute la nuit. M. de La Tour du Pin, très inquiet, craignait une fausse couche ou une maladie grave. Il envoya chercher un médecin. Après bien des recherches on en ramena un qui ne parlait pas un mot de français. Je parvins, aidée toutefois d'un interprète, à lui faire comprendre que j'attribuais ma douleur au côté, au fait d'avoir été tenue suspendue par les bras au moment où les matelots m'enlevèrent du canot pour me mettre sur la jetée. Il m'appliqua sur le point malade un grand cataplasme composé d'avoine bouillie dans du vin rouge, et m'ordonna une drogue si calmante que je dormis vingt-quatre heures de suite. À mon réveil, j'étais tout à fait rétablie.
II
Pendant que je reposais, mon mari avait acheté, pour 200 francs, une vieille petite calèche, assez spacieuse pour nous contenir tous. Après un second jour de repos, nous nous mîmes en route dans cette voiture ouverte, au mois de janvier, dans le nord de l'Allemagne. Heureusement le temps favorisa les premiers jours de notre voyage. Une pluie torrentielle ne cessa de tomber pendant la quatrième journée. Marguerite et moi étions à peu près à couvert dans le fond de la calèche; mais M. de La Tour du Pin et Humbert, malgré un parapluie, furent mouillés jusqu'aux os. Nous restâmes deux jours à Brême pour sécher leurs habits et leurs manteaux, auprès de ces beaux grands poêles qu'on trouve dans les maisons allemandes, et aussi pour nous reposer. Puis le temps étant redevenu beau, nous nous mîmes de nouveau en route. Il était tombé beaucoup de neige, et la route se distinguait à peine dans les plaines de bruyères que nous traversions. Quoique marchant continuellement au pas, nous n'en versâmes pas moins trois fois dans la journée sans nous faire de mal ou sans croire sur le moment nous en être fait.
Vers le soir, nous arrivâmes dans une petite ville, Wildeshausen, où nous devions coucher. Elle était située dans l'électorat de Hanovre et avait par conséquent une garnison hanovrienne. Les officiers, ce jour-là, donnaient un grand bal à un autre régiment de passage. Toutes les chambres de l'unique auberge de l'endroit étaient occupées. Nous avions cherché un refuge dans le vestibule, près du poêle, et nous nous tenions là fort attristés par la perspective de passer la nuit sur des bancs de bois, lorsqu'un officier pimpant et vêtu pour la soirée dansante vint galamment me dire en anglais que, prévoyant qu'il passerait toute la nuit au bal, il mettait sa chambre à ma disposition. Nous y entrâmes pour souper. Le repas servi, mon mari, remarquant que je ne mangeai pas, me demanda si je souffrais. Je ne pus lui cacher davantage l'impossibilité où je me trouvais d'aller plus loin, et que je sentais proche le moment de mon accouchement. À ces paroles, son désespoir ne saurait se peindre. Ce fut à mon tour de le consoler en lui disant que les enfants naissaient partout et que tout se passerait bien. Mais il fallait sortir de la chambre du capitaine.
Le maître d'hôtel, mis au courant, par signes, de la situation, envoya réveiller au bout de la ville un vieux perruquier, Français d'origine, établi à Wildeshausen depuis la guerre de Sept Ans. Il arriva très promptement, car les toilettes du bal l'avaient empêché de se coucher. Son premier soin fut de courir à la recherche du médecin de la localité. Celui-ci, un élégant jeune homme, arriva ganté de blanc. Il sortait du bal et était encore tout essoufflé de sa dernière valse. Sa connaissance du français se réduisait à quelques phrases de la grammaire et toutes médicales. Comme j'étais étendue sur le lit, enveloppée dans mon manteau, il ne put, par la rondeur de ma taille, pronostiquer le genre de maladie dont je souffrais. «La fièvre?» dit-il.—«Mais non», répondis-je.—«Alors?» reprit-il d'un ton interrogateur. Le vieux perruquier Denis, qui avait déserté pendant la guerre de Sept Ans, intervint heureusement à ce moment pour lui expliquer la nature de ma maladie. Il demanda si je pouvais être transportée sans inconvénient dans deux chambres qu'il savait être à louer au bout de la petite ville. Le médecin y consentit, puis retourna au bal. Denis courut réveiller le propriétaire de ces deux chambres, et avant le jour j'y étais installée.
La maison, comme toutes celles des gros paysans de cette partie de l'Allemagne, avait une grande porte cochère par laquelle on pénétrait dans une large remise qui occupait toute la profondeur de la maison. Sur le devant, à droite et à gauche de cette remise, au rez-de-chaussée, se trouvaient deux bonnes chambres bien propres et convenablement meublées. Marguerite et mes deux enfants, Humbert et Charlotte, se mirent dans l'une. La plus grande me fut affectée, et mon mari s'installa dans un cabinet attenant.
Nous avions heureusement avec nous le linge et tout ce qui pouvait être nécessaire au petit être qui allait venir au monde. Ne souffrant pas encore beaucoup, j'eus le temps de vaquer à tous nos petits arrangements, et c'est le lendemain matin seulement, 13 février 1800, que je donnai le jour à une petite fille[131] d'une extrême délicatesse, née à sept mois et demi. J'osais à peine concevoir l'espoir de la conserver, tant elle était maigre et chétive. Hélas! je l'ai gardée dix-sept ans, pour me la voir ravie ornée de tous les dons de la beauté, du caractère, de l'esprit et douée d'agréments de tous genres… Dieu me l'a reprise: Sa sainte volonté soit faite!
Elle se nommait Cécile, nom chéri qu'a porté, en la remplaçant, celle[132] qui parcourt peut-être ces lignes. Qu'elle y lise aussi ma reconnaissance pour tout le bonheur qu'elle a répandu sur ma vieillesse.
Le lendemain du jour où j'étais accouchée, le bailli de la localité, qui avait une première fois déjà envoyé chercher nos passeports, dépêcha un de ses gardes de ville pour lui amener M. de La Tour du Pin. Il dit à mon mari en bon français: «Monsieur, votre passeport danois est sous un faux nom. Vous êtes Français et émigré, et dans l'électorat de Hanovre où vous vous trouvez, il est défendu de laisser séjourner les émigrés français plus de deux fois vingt-quatre heures.» M. de La Tour du Pin fut terrifié par ce discours. Il allégua que je ne pouvais être transportée, étant accouchée seulement depuis quelques heures. Mais le bailli fut inflexible quant au départ de mon mari et déclara qu'avant la fin de la journée il devait, à son choix, partir pour Hanovre ou retourner à Brême. Puis il ajouta: «Monsieur, puisque vous avouez votre qualité de Français, faites-moi connaître votre vrai nom.»—«La Tour du Pin.»—«Ah! mon Dieu, s'écria le bailli, seriez-vous l'ancien ministre de France à La Haye?»—«Précisément.»—«Eh! bien, monsieur, s'il en est ainsi, restez ici tout le temps qu'il vous plaira. Mon neveu, M. Hinuber, un très jeune homme, était ministre de Hanovre à La Haye. Il allait souvent chez vous, vous aviez mille bontés pour Lui, etc.» Et voilà ce brave homme qui énumère les soupers, les tasses de thé, les verres de punch que son neveu avait mangés ou bus chez nous, les contredanses qu'il avait dansées dans nos salons. À partir de ce moment, il se mit à notre disposition avec un zèle qui ne se démentit pas. Je ne serais pas surprise, en vérité, qu'il eût fait publier que tous les habitants devaient être à nos ordres. Jamais on n'a offert une hospitalité aussi franche, des soins aussi recherchés que ceux dont, dès lors, nous fûmes l'objet dans cette petite ville.
Le ministre luthérien avait des pensionnaires et des enfants, parlant anglais, de l'âge de mon fils. Il venait le chercher tous les jours à l'heure de la récréation, qui se passait sur la neige, dont il y avait encore deux pieds. Les chasseurs m'apportaient du gibier. De bonnes dames, dont je n'ai jamais su le nom, m'envoyaient des confitures, des gâteaux, des livres anglais ou français. Quant au médecin, je recevais sa visite tous les jours… mais c'était pour que je lui donnasse une leçon de français.
Je fus rétablie en quinze jours, et le vingt et unième nous partîmes, non sans avoir été prendre le thé chez le bailli, le bourgmestre, le curé, etc. Wildeshausen avait une église catholique. Ma toute petite fille y fut baptisée et tenue sur les fonts par le vieux perruquier et sa femme qui, depuis quarante ans qu'elle l'avait épousé, n'avait pas appris un mot de français. J'allai faire mes relevailles dans la même église.
III
Nous prîmes la route de Lingen pour entrer en Hollande. Un certain nombre de jeunes gens nous accompagnèrent pendant plusieurs lieues. Ils nous quittèrent dans une auberge où nous nous étions arrêtés pour faire déjeuner les enfants. Avant de se séparer de nous, ils voulurent à toute force me décider à boire une tasse d'un mélange allemand dont ils avaient préparé les ingrédients. Je pensais que ce serait détestable, et néanmoins, après en avoir goûté, je trouvai le breuvage excellent. Il se composait de vin de Bordeaux chaud, dans lequel on mettait des jaunes d'oeufs et des épices. Le médecin se trouvait parmi ceux qui me reconduisaient. Ce fut par son ordonnance que j'avalai ce mélange qui me grisa un peu.
Les braves gens de mon escorte nous quittèrent alors en nous souhaitant avec ferveur un bon voyage. Leurs voeux nous portèrent bonheur car il ne nous arriva rien de fâcheux, et ma petite fille supporta étonnamment bien la route, pour une enfant qui n'avait pas un mois. Elle ne quittait pas, il est vrai, mon sein le jour comme la nuit, et j'eus grand soin de ne pas lui laisser respirer une seule fois l'air glacial de ces plaines du Nord. Sans les soins minutieux dont elle fut entourée par Marguerite et par moi, elle aurait pu difficilement résister à un voyage si long et si pénible au mois de mars.
Nous arrivâmes enfin à Utrecht, et mon mari alla aussitôt à La Haye pour se faire délivrer un passeport en règle par l'ambassadeur de la République française auprès de la République batave, M. de Semonville. Celui-ci, tournant toujours au vent qui soufflait, avait déjà su plaire au nouveau gouvernement, dont Bonaparte était le chef. M. de La Tour du Pin connaissait très intimement, depuis longtemps, M. de Semonville. Aussi fut-il reçu à bras ouverts, et on lui fabriqua un superbe passeport attestant qu'il n'était pas sorti d'Utrecht depuis le 18 fructidor.
Pendant la courte absence de M. de La Tour du Pin, Mme d'Hénin, par le plus grand des hasards, passa à Utrecht, et mon mari fut fort surpris de trouver sa tante au retour du voyage qu'il venait de faire à La Haye.
Mme d'Hénin s'en allait, je crois, chez M. de La Fayette, établi depuis sa sortie de prison, après le traité de Campo-Formio, à Vianen, près d'Utrecht. Je ne puis me rappeler si elle venait de France ou d'Angleterre. Elle possédait toujours deux ou trois passeports différents, et changeait de nom et de route à tous moments.
Nous restâmes deux jours avec elle; puis, profitant d'une voiture que l'on dirigeait sur Paris, et que nous nous chargeâmes de remettre à destination, nous partîmes.
En arrivant à Paris, nous étions descendus à l'hôtel Grange-Batelière. Mon mari y fut réveillé, au milieu de la nuit, d'une façon singulière. Le garçon d'auberge avait entendu prononcer plusieurs fois, pendant notre souper, le nom de mon fils: Humbert. Or, il se trouva qu'on recherchait pour l'arrêter, j'ai oublié pour quel motif, un certain général Humbert, logé comme nous dans l'hôtel. Les gendarmes chargés de l'arrestation furent, quand ils se présentèrent, conduits dans la chambre de mon mari par ce même garçon d'auberge, qui affirmait que nous avions souvent répété le nom d'Humbert pendant la soirée. Le quiproquo fut bientôt expliqué. Les gendarmes, de fort mauvaise humeur contre le garçon qui les avait induits en erreur, s'en plaignirent au maître de la maison. Ce dernier n'était autre que l'ancien tailleur Pujol. Il avait, à cette époque, fait fortune, et sa jolie fille a épousé plus tard le peintre célèbre, Horace Vernet.
Mon beau-frère Lameth et notre ami Brouquens se trouvaient à Paris. M. de Lameth nous logea dans une charmante petite maison toute meublée, rue de Miromesnil, occupée jusque-là par deux de ses amis qui venaient de la quitter pour s'en aller passer à la campagne tout l'été. Nous étions prédestinés à habiter des maisons de filles. Celle de Richmond appartenait à une actrice. Celle-ci avait été arrangée pour Mlle Michelot, ancienne maîtresse de M. le duc de Bourbon. Tous les murs étaient ornés de glaces, et cela avec une telle prodigalité que je fus obligée de tendre de la mousseline pour en dissimuler la plus grande partie, tant j'étais ennuyée de ne pouvoir bouger sans rencontrer ma figure reflétée de la tête aux pieds.
Je trouvai à Paris, déjà revenues de l'émigration, beaucoup de personnes de ma connaissance. Tous les jeunes gens tournaient, dès ce moment, les yeux, vers le soleil levant, Mme Bonaparte, installée aux Tuileries, dont les appartements avaient été remis à neuf comme par enchantement. Elle avait déjà des airs de reine, mais de la reine la plus gracieuse, la plus aimable, la plus prévenante. Quoique n'ayant pas beaucoup d'esprit, elle avait bien compris cependant les projets de son mari. Le premier consul avait donné à sa femme la mission de ramener à lui la haute société. Joséphine lui avait persuadé, en effet, qu'elle en avait fait partie, ce qui n'était pas exact. Avait-elle été présentée à la cour, allait-elle à Versailles? Je l'ignore, mais grâce au nom de son premier mari, M. de Beauharnais, la chose eût été certainement possible. Quoi qu'il en soit, en admettant même sa présentation, elle aurait été comprise alors dans la catégorie de ces dames qui, après avoir été présentées, ne revenaient faire leur cour qu'au jour de l'an. Nous les appelions insolemment les traîneuses. On les reconnaissait à la gêne que leur causaient leurs paniers et le bas de leurs robes, dans lequel elles embarrassaient leurs jambes ou celles de leurs voisines, et aussi parce qu'elles levaient les pieds en marchant dans la galerie de Versailles. Dans cette galerie, dont le parquet était uni comme une glace, nous autres, élégantes habituées, nous glissions nos petits souliers blancs comme en patinant. Ne pas se soumettre à cette dernière absurdité de la mode était la raison la plus péremptoire pour acquérir le titre de traîneuse.
Je rencontrais M. de Beauharnais tous les jours dans le monde, de 1787 à 1791. Comme il avait également beaucoup vu M. de La Tour du Pin, quand mon mari était aide de camp de M. de Bouillé, pendant la guerre d'Amérique, M. de Beauharnais lui dit un jour: «Viens donc me voir, pour que je te présente à ma femme.» M. de La Tour du Pin se rendit une fois chez eux, mais n'y retourna plus ensuite. La société qui se réunissait dans leur salon n'était pas la nôtre. M. de Beauharnais, toutefois, allait partout, car il s'était lié pendant la guerre avec plusieurs sommités de la grande société. Il avait une charmante figure, et, dans ces temps où la danse était un art, il passait à juste titre pour le plus beau danseur de Paris. J'avais beaucoup dansé avec lui; aussi quand j'appris sa mort sur l'échafaud, j'en éprouvai un sentiment des plus pénibles. Mon souvenir ne me le représentait que dans une contredanse… Quel terrible et frappant contraste!
IV
Je revis M. de Talleyrand toujours animé des mêmes sentiments à mon égard: aimable sans être réellement utile. Pendant les deux dernières années, il avait travaillé à sa fortune d'une manière si efficace que je le retrouvai établi dans une belle maison, sa propriété personnelle, de la rue d'Anjou, riant sous cape de la disposition de se rattacher au gouvernement où il voyait tous ceux qui rentraient en France. Il me dit: «Que fait Gouvernet? Veut-il quelque chose?»—«Non, répondis-je, nous comptons aller nous installer au Bouilh.»—«Tant pis, s'écria-t-il, c'est une bêtise.»—«Mais, repris-je, nous ne sommes pas en état de rester à Paris.»—«Bah! dit-il, on a toujours de l'argent quand on veut.» Voilà l'homme!
Dès que Mme Bonaparte connut, par Mme de Valence et Mme de Montesson, ma présence à Paris, elle désira que je vinsse chez elle. Attirer à soi une femme, jeune encore, ancienne dame de la cour, très à la mode, voilà une conquête, si j'ose le dire, dont elle était très impatiente de se vanter au premier consul. Aussi me fis-je un peu prier, pour donner du prix à ma condescendance; puis, un matin, je me rendis chez Mme Bonaparte avec Mme de Valence. Je trouvai dans le salon un cercle de femmes et un groupe de jeunes gens, tous de ma connaissance. Mme Bonaparte vint à moi en s'écriant: «Ah! la voilà!» Elle m'assit à côté d'elle, me dit mille choses gracieuses en répétant: «Comme elle a l'air anglais!»—ce qui cessa d'être une éloge quelque temps après. Elle m'examina de la tête aux pieds, et son attention se porta surtout sur une grosse tresse de cheveux blonds qui entouraient ma tête et dont ses yeux ne pouvaient se détacher. Comme nous nous levions pour partir, elle ne put s'empêcher de demander tout bas à Mme de Valence si cette tresse était bien faite avec mes propres cheveux.
Mme Bonaparte me parla de Mme Dillon, ma belle-mère, avec beaucoup de bienveillance; exprima un vif désir de faire la connaissance de ma soeur Fanny, qui était en même temps sa nièce—la mère de Mme Dillon et celle de Joséphine étaient soeurs.—Puis elle continua en disant que tous les émigrés allaient rentrer, qu'elle en était charmée, qu'on avait assez souffert, que le général Bonaparte souhaitait avant toute autre chose amener la fin des maux de la Révolution, etc., enfin toute une suite de propos rassurants. Elle demanda aussi des nouvelles de M. de La Tour du Pin et témoigna le désir de le voir. Elle partait pour la Malmaison et m'invita à y venir. De toutes façons elle fut fort aimable, et je vis clairement que le premier consul lui avait donné le département des dames de la cour et confié le soin de leur conquête quand elle en rencontrerait. La tâche n'a guère été difficile, car toutes se sont précipitées vers le pouvoir naissant, et je ne connais que moi qui aie refusé d'être dame du palais de l'Impératrice Joséphine.
Je retrouvai à Paris le général Sheldon. Nous avions été élevés ensemble et il avait pour moi l'amitié d'un frère. Le malheureux homme fut à un moment atteint d'une affreuse maladie qui mit fin à sa carrière militaire, pleine de brillantes promesses. Après avoir pris part à toutes les campagnes à la suite desquelles on l'avait promu général de brigade, il fut frappé de fréquentes attaques d'épilepsie. On lui avait donné le commandement de la petite place de Draguignan et de quelques troupes sur la frontière. Il vint à Paris pour tâcher d'obtenir quelque chose de mieux par l'entremise du général Clarke, depuis duc de Feltre, son compagnon d'armes dans le régiment de Dillon. Personnellement sans fortune, il avait commis la très grande sottise d'épouser par amour la fille d'un notaire de Draguignan, riche seulement de sa très jolie figure. Ce pauvre Sheldon a accumulé maladresse sur maladresse pendant toute sa vie. Notre oncle commun, l'archevêque de Narbonne, après l'avoir élevé, le confia tout jeune à mon père, qui l'incorpora dans son régiment. Ce fut Sheldon[133] qui apporta les drapeaux conquis à la prise de Grenade. Cette victoire, due à la vaillance des grenadiers du régiment de Dillon, qui étaient montés à l'assaut commandés par Sheldon, âgé de vingt-deux ans seulement, lui valut le brevet de colonel. Ce fut pour le brave garçon une mauvaise chance, car dès lors il devint impossible de l'employer dans son grade. À la paix, il fut mis à la suite de la légion des hussards de Lauzun. Il n'en tira d'autre avantage que l'obligation d'acheter un uniforme dont le prix dépassait de beaucoup une année d'appointements. Puis il passa en Angleterre, sur l'invitation du beau et célèbre colonel Saint-Léger, ami intime du prince de Galles. Par cette longue digression, je me suis proposé d'arriver à une circonstance remarquable dans laquelle mon cousin a joué un rôle qui mérite d'être rappelé. Logé chez le prince et comblé de ses bontés, c'est lui, en sa qualité d'Anglais catholique, qui fut témoin du mariage du prince de Galles avec Mme Fitzherbert. On a beaucoup nié la célébration de ce mariage. Comme Mme Fitzherbert était catholique, et que ce fut un prêtre catholique qui bénit le mariage, il est très plausible de supposer que les dispenses nécessaires avaient été accordées. Ceci explique comment les dames catholiques les plus rigides, et, entre autres, ma tante lady Jerningham, continuèrent à la voir, malgré la publicité de son union avec le prince de Galles[134].
M. de La Tour du Pin et moi, nous n'avions jamais été inscrits—je ne m'explique pas pourquoi—sur la liste des émigrés. Il nous fallut donc prendre un certificat de résidence en France, signé de neuf témoins, formalité indispensable, dont personne n'était dupe cependant. Dans ce but, je me rendis à la municipalité du quartier avec mon escouade de témoins. Lorsque le certificat fut signé et revêtu de tous les mensonges nécessaires, le maire, en m'en remettant très poliment une expédition, me dit tout bas: «Cela n'empêche pas que toutes les pièces de votre habillement n'arrivent de Londres.» Puis il se mit à rire. Quelle comédie!
L'endroit de Paris où, pendant cet été, se réunissait la meilleure compagnie se trouvait sous la voûte d'une maison de la place Vendôme: celle qui forme le pan coupé de la place, à droite en allant vers la rue Saint-Honoré et du côté de cette rue. C'était là que siégeait la Commission des émigrés, tribunal assez facile à se concilier quand on n'y arrivait pas les mains vides. Dans la foule qui se pressait sur ce point, on rencontrait les plus grands personnages mêlés à des agents d'affaires de toutes catégories. Dominant le bruit des conversations les plus variées, ces phrases surtout se faisaient entendre: «Êtes-vous rayé?»—«Allez-vous l'être?» Et tel, muni d'une suite respectable et non interrompue de certificats de résidence en France attestant combien il avait été injuste d'inscrire son nom sur la fatale liste, s'entretenait ouvertement, sur le seuil de la maison, de ses faits, gestes et paroles à Coblentz, à Hambourg ou à Londres.
Les Français s'amusent de tout. La Commission des émigrés était devenue un lieu de réunion. On s'y donnait rendez-vous. On y allait pour rencontrer d'anciennes connaissances, pour causer de ses projets, du choix de sa résidence, etc. Beaucoup de ceux qui revenaient considéraient l'endroit comme un bureau de placement. Les pères se demandaient si leurs fils entreraient au service militaire. On commençait aussi à parler du pays, dont on s'embarrassait si peu quelques mois auparavant. Les plus beaux noms de France coudoyaient, sous la porte, les représentants des familles nobles de province. Quel dommage qu'il n'y eût pas à l'entrée une balance ou un pont à bascule semblable à ceux qui pèsent les voitures sur les chemins de fer. Combien de bons et loyaux gentilshommes de province qui, en rentrant d'exil, ne trouvaient plus que les quatre murs nus de leurs habitations, souvent même sans un toit pour les abriter eux et leur famille, auraient pesé d'un plus grand poids que tel duc au nom retentissant!…
Nous n'avions pas affaire à la commission, puisque nous ne figurions pas sur la liste des émigrés. Il fut pourtant nécessaire de faire rayer de cette liste le nom de ma belle-mère. Quoique établie depuis trente ans au couvent des dames anglaises de la rue des Fossés-Saint-Victor, qu'elle n'avait jamais quitté, on l'y avait inscrite. La vente de tout le mobilier de son château de Tesson et de deux métairies avait été la conséquence de cette inscription non justifiée.
V
Bonaparte, avant son départ pour le fameux passage du Grand-Saint-Bernard, eut l'idée de créer, avec de jeunes volontaires, un régiment de hussards. Dans le cadre des officiers de ce corps étaient bientôt entrés les jeunes gens les moins avancés en âge de la haute société. Parmi eux se trouvait notre neveu, Alfred de Lameth. Il avait dix-huit ans seulement. Comme l'uniforme en était jaune clair, le peuple de Paris nomma ce nouveau corps les serins. L'occasion d'acheter de beaux chevaux, de faire de la dépense eut bien vite tenté les jeunes gens. Mais, quand ils virent que le peuple se moquait d'eux, ils se fondirent peu à peu dans l'armée.
Je me rendis un matin à la Malmaison. C'était après la bataille de Marengo. Mme Bonaparte me reçut à merveille, et, après le déjeuner, qui eut lieu dans une délicieuse salle à manger, elle me fit visiter sa galerie. Nous étions seules. Elle en profita pour me faire des contes à dormir debout sur l'origine des chefs-d'oeuvre et des admirables petits tableaux de chevalet que la galerie contenait. Ce beau tableau de l'Albane, le pape l'avait contrainte à l'accepter. La Danseuse et l'Hébé, elle les tenait de Canova. La ville de Milan lui avait offert ceci et cela. Je n'eus garde de ne pas prendre ces dires au sérieux. Mais ayant une grande admiration pour le vainqueur de Marengo, j'aurais estimé davantage Mme Bonaparte si elle m'eût simplement dit que tous ces chefs-d'oeuvre avaient été conquis à la pointe de son épée. La bonne femme était essentiellement menteuse. Lors même que la simple vérité aurait été plus intéressante ou plus piquante que le mensonge, elle eût préféré mentir.
Le pauvre Adrien de Mun, alors un brillant jeune homme, m'accompagnait dans cette visite. Je trouvai à la Malmaison les de L'Aigle, les La Grange, Juste de Noailles, et tutti quanti[135], se faisant déjà prendre la mesure, en imagination, des habits de chambellan dont je les ai vus revêtus depuis.
Une chose nous avait beaucoup frappés, mon mari et moi: c'est la froideur avec laquelle le peuple de Paris, si aisément enthousiaste, reçut la nouvelle de la bataille de Marengo. Nous allâmes, en compagnie de M. de Poix, nous promener au Champ de Mars, le jour anniversaire du 14 Juillet. Après la revue de la garde nationale et de la garnison, un petit bataillon carré d'une centaine d'hommes revêtus d'effets sales et déchirés, les uns le bras en écharpe, d'autres la tête entourée de bandages, et portant les étendards et les drapeaux autrichiens pris à Marengo, entra dans l'enceinte. Je m'attendais à des applaudissements forcenés et bien motivés. À l'encontre de mes prévisions, pas un cri, et très peu de signes de joie. Nous en fûmes aussi surpris qu'indignés, et même, depuis, en y réfléchissant à loisir, la cause de cette froideur nous a toujours paru inexplicable. Ces braves soldats étaient arrivés en poste, nous dit-on, pour paraître ce jour-là à la revue devant le public.
Mme de Staël avait quitté ma maison. Son mari était mort[136], à ce qu'il me semble ou retourné en Suède. Après s'être installée dans un petit appartement, elle se préparait à aller rejoindre son père à Coppet. Bonaparte ne pouvait la souffrir, quoiqu'elle eût fait mille avances pour lui plaire. Je crois même qu'elle n'allait pas chez Mme Bonaparte. Un jour, cependant, je rencontrai Joseph Bonaparte dans son salon. Elle recevait des gens de tous les régimes. Les émigrés revenus en France abondaient chez elle, mêlés aux anciens partisans du Directoire.
CHAPITRE X
I. Vente de la maison de Paris.—Départ pour le Bouilh.—Les récits de la Vendéenne.—Un accident de voiture: dévouement de Marguerite.—La vie au Bouilh.—Mme de Bar et ses enfants.—Grande influence exercée par Mme de La Tour du Pin sur la destinée du jeune de Bar.—II. Mme de Maurville.—L'éducation de Mlle de Lally.—Préoccupations d'avenir.—Le concordat et ses effets.—L'archevêque de Bordeaux, d'Aviau de Sanzai.—L'établissement de l'Empire.—Un oui qui préoccupe beaucoup.—Mme d'Hénin et M. de Lally.—III. Séjour au Bouilh de Mme de Duras et de ses enfants.—Sa nouvelle attitude dans le monde.—Elle cherche à consoler M. d'Angosse.—Mme de Lally et M. Henri d'Aux.—Les cent mille francs de M. de Lally.—Mort de Marguerite.—IV. M. de La Tour du Pin refuse de solliciter un emploi.—Arrangement avec M. Malouet pour l'avenir d'Humbert.—Naissance d'Aymar, le seul des enfants de Mme de La Tour du Pin qui lui ait survécu.—M. Marbotin de Couteneuil, oncle de M. Henri d'Aux.—Mariage de Mlle de Lally et de M. Henri d'Aux.—Mort brillante du lieutenant Alexandre de Maurville.
I
Enfin, vers le mois de septembre, nous nous décidâmes à partir pour le Bouilh. Nous avions vendu notre maison[137] à Paris assez mal. Elle était située dans un vilain quartier, la rue du Bac. Je ne me souviens plus de l'affectation donnée par mon mari aux fonds provenant de cette vente. Il trouva à son retour un si grand désordre dans les affaires de son père et dans les siennes propres, tant de malheur s'attachait à tout ce qu'il entreprenait que, malgré son intelligence et sa capacité, rien ne lui réussissait. Assurément, tous ses actes étaient uniquement inspirés par le seul désir d'améliorer la fortune de ses enfants! Paix et respect donc à sa mémoire.
Nous emmenâmes de Paris un instituteur pour mon fils, c'était un prêtre qui avait émigré en Italie et qui en avait étudié la langue à fond. Il se nommait M. de Calonne. Comme société, sa présence offrait peu de ressource. Mais, quoiqu'il fût dans une position fort précaire, on nous donna de très bonnes recommandations sur son compte et sur sa moralité. Cela nous détermina à le prendre. Mon mari s'en alla seul par Tesson, et je pris un voiturier qui nous mena à petites journées dans un grand carrosse, où prirent place, en plus de moi, M. de Calonne, mon fils[138], mes deux filles[139], ma bonne Marguerite et une fille de la nourrice d'Humbert, dont nous avions fait notre femme de chambre. Humbert s'assit à coté du cocher. À Tours, nous rencontrâmes une femme qui s'en allait à Bordeaux dans une petite charrette chargée de toiles et de mouchoirs de Cholet. Appelée à voyager seule, elle fut bien aise de se joindre à nous, comme moyen de protection, car les routes étaient peu sûres. Humbert, ayant lié conversation avec notre compagne de route, vint me demander la permission de monter dans sa charrette. Il y resta jusqu'au Bouilh.
Cette femme était Vendéenne. Elle avait fait la guerre, assisté à toutes les affaires, passé et repassé la Loire. Elle racontait tous les événements auxquels elle avait pris part à Humbert, qui ne se lassait pas d'écouter ses récits. Puis il me les répétait, et ce fut ainsi que j'appris l'histoire de cette intéressante et admirable guerre, dont j'avais à peine entendu parler pendant les cinq mois que nous passâmes à Paris, tant le gouvernement prenait de soin pour que les détails n'en fussent pas publiés. Plus tard j'acquis la certitude, comme je le dirai par la suite, que Bonaparte lui-même ignora tous les détails de cette noble lutte, jusqu'au jour où il lut les mémoires manuscrits de Mme de La Rochejaquelein[140].
Nous eûmes un affreux accident en arrivant au Bouilh. Les chemins étaient affreux, presque impraticables. J'avais suspendu au milieu de la voiture une barcelonnettte dans laquelle ma petite Cécile, si délicate, se trouvait couchée. En sortant d'un village, la voiture donna dans une ornière profonde. La cheville ouvrière cassa et nous versâmes. La glace était levée du côté de la tête de l'enfant, côté précisément vers lequel nous tombions, assez doucement d'ailleurs, puisque nous allions au pas. Mon excellente Marguerite vit que la tête de la petite était sur le point de heurter la glace qui venait de se briser en éclats. Elle n'hésita pas, allongea le bras qui, jeté contre les débris de verre, reçut une coupure affreuse jusqu'à l'os, et s'écria: «La petite n'a rien.» Mais l'enfant ayant été en un instant couverte du sang de la pauvre bonne, j'éprouvai tout d'abord une mortelle frayeur. Un chirurgien de la localité fut appelé pour panser la blessée. Quant à la femme de chambre, elle avait le bras démis, et je fus obligée de la laisser pendant quelques jours dans le village.
Enfin, nous arrivâmes au Bouilh, où je fus heureuse de me retrouver. J'avais grand besoin de repos. Une excellente fille que j'y avais laissée avait pris soin de tout, malgré l'apparence de séquestre que l'on avait remis sur le château. Mon mari arriva peu de jours après, et nous nous trouvâmes enfin tous réunis chez nous.
M. de La Tour du Pin se consacra à l'agriculture et à l'éducation de son fils, à laquelle je contribuais pour ma part, afin qu'il n'oubliât pas l'anglais. Humbert était âgé de dix ans et demi, Charlotte allait en avoir quatre, et Cécile avait six mois. Mon excellente bonne, Marguerite, se dévouait avec plus d'attention et de tendresse aux chers enfants que je ne le faisais moi-même.
Je revis avec plaisir notre bonne et spirituelle voisine, Mme de Bar. Sa fille, alors dans sa vingtième année, me témoignait beaucoup d'amitié. Elle avait aussi un fils, âgé de dix-sept ans. J'ai exercé une grande influence sur sa destinée, sans qu'il s'en soit peut-être jamais rendu compte. Aussi son souvenir m'est-il resté cher et douloureux.
Mme de Bar, femme de prodigieusement d'esprit, se trouvait veuve d'un officier du génie très distingué, ami intime de mon beau-père. Il mourut au commencement de la Révolution, et sa femme se retira à la campagne sans autre fortune qu'une propriété en vignes qu'elle faisait valoir. Malgré son esprit, ses bons sentiments, sa distinction, et quoiqu'elle aimât passionnément son fils, âgé de dix ans seulement lorsqu'il perdit son père, elle avait complètement négligé son éducation. M. de La Tour du Pin le lui reprocha vivement. À quoi elle répondit qu'il ne voulait rien faire, qu'il avait horreur des livres et ne témoignait de goût pour aucune carrière. Elle lui reconnaissait cependant de l'esprit naturel. Comme je n'ajoutai pas foi à ces excuses d'un amour maternel mal entendu, elle me pria de parler à son fils. Je m'y prêtai volontiers. Un matin donc que j'étais seule à arranger les livres dans la bibliothèque, il vint me trouver. Je lui demandai de m'aider. Il y mit un zèle et une intelligence qui me surprirent. L'occasion était propice pour lui faire un peu de honte de son ignorance, puis je lui fis promettre de s'arracher à sa paresse, d'étudier, de lire. Je lui donnai des livres à emporter, en lui demandant de me faire de ces ouvrages des extraits que je corrigerais, sans en parler, même à sa mère. Il fut transporté de reconnaissance. Quinze jours plus tard, Mme de Bar me dit que j'avais fait un miracle: son fils passait maintenant les jours et les nuits à écrire. Il m'apporta ses premiers essais, je les corrigeai, et au bout de deux mois, son esprit très supérieur s'était développé au point que je dus reconnaître mon insuffisance à être plus longtemps son institutrice. Le désir d'entrer dans la marine lui vint, et comme je connaissais beaucoup le commissaire général de la marine à Bordeaux, M. Bergevin, j'obtins son admission à l'École de marine, à titre d'élève aspirant. Au moment de partir, le pauvre enfant fut désespéré. Il me demanda la permission de m'écrire ses progrès, et je lui promis de lui répondre exactement. Cette âme si ardente et ce coeur si pénétré, hélas! d'un sentiment dont il ne se doutait pas, avaient besoin de croire que ses progrès m'intéressaient. Mais n'interrompons pas ce triste récit; je veux le continuer tout de suite.
Le jeune de Bar alla à Bordeaux, où ses études se firent avec une distinction si extraordinaire, qu'au bout d'un an, après les examens du célèbre Monge, il fut envoyé à Brest avec le grade d'aspirant de deuxième classe. Quand, revêtu de son uniforme, et en route pour rejoindre une grande école d'où il sortirait officier, il vint me voir, rien ne peut peindre les sentiments de bonheur, d'orgueil, de gloire dont il était animé. Quand il entra dans le salon, je ne le reconnus tout d'abord pas. Il avait grandi, sa figure s'était développée. Je lui parlai avec intérêt du succès de ses études. Il répondit les larmes aux yeux: «C'est votre ouvrage.» Pauvre enfant! À Brest, il eut les mêmes succès, au premier examen. On le mit sur les rangs pour être aspirant de première classe, et on l'embarqua sur un vaisseau de guerre. Mais il fallait beaucoup travailler. Il y consacrait ses nuits. Pour ne rien coûter à sa mère, il se nourrissait mal. La maladie vint; son sang, brûlé par l'étude et par les veilles, s'alluma. En quelques jours, le mal l'emporta, et la cruelle mission de l'apprendre à sa pauvre mère m'incomba. Il ne revint de lui qu'un petit étui de mathématiques. Son père l'avait donné à mon beau-père, et je lui en avais fait cadeau.
Après mes propres douleurs, la mort de ce charmant jeune homme représente le plus triste de mes souvenirs. Le sentiment que j'avais fait naître en lui avait été le flambeau qui l'avait éclairé, mais en le dévorant. Sa mort me causa presque un remords, puisque sans mon intervention dans sa vie il aurait vécu paisiblement, dans son ignorance, il est vrai, mais enfin, il aurait vécu. Sa mère, tout en le pleurant, ne m'en a pas voulu pourtant d'avoir développé des facultés qu'elle laissait endormies. Que serait-il devenu sans moi? Sa vie eût-elle répondu à ce qu'elle promettait d'être par moi?
II
Mais revenons au Bouilh. Peu de temps après notre installation, une cousine de mon mari, Mme de Maurville, vint nous y retrouver. Elle avait été dépouillée des biens qu'elle possédait en France, et sa principale ressource consistait en une pension de 40 livres sterling que lui faisait l'Angleterre. On la lui avait accordée comme veuve d'un officier général de la marine française qui avait pris un grade en Angleterre, chose, on peut le dire en passant, assez vilaine. Elle avait une soeur dont le mari, M. de Villedon, servait la République de corps et d'âme. M. de Villedon avait le malheur d'être gentilhomme et sa femme était très bien née. Ils crurent devoir donner des arrhes, comme on disait alors, à la Révolution, et, dans ce but, achetèrent la terre de Mme de Maurville, avec tout son mobilier. À son retour en France, Mme de Maurville croyait encore que M. de Villedon avait racheté sa terre pour la lui restituer. Mais elle fut bientôt détrompée, et retrouva de ses biens moins que rien: 500 à 600 francs de rente, et pas un toit pour s'abriter. Le nôtre lui fut offert. Elle l'accepta avec cette simplicité de coeur qui caractérise la véritable noblesse. Quoique douée de peu d'esprit, elle avait l'âme très élevée, un excellent caractère, dénué de ces petits inconvénients qui troublent souvent un intérieur plus que de véritables défauts, quand pour dissimuler ceux-ci on possède assez d'empire sur soi. Mme de Maurville aimait tendrement M. de La Tour du Pin. Plus âgée que lui de quatre ans, elle le connaissait depuis son enfance. Elle se trouva très heureuse chez nous. Son unique fils[141] avait été élevé à l'école fondée par le célèbre Burke pour les jeunes émigrés. Revenu d'Angleterre à dix-huit ans sans aucune fortune, il s'engagea dans un régiment de chasseurs à cheval, comme simple chasseur, sous la protection du colonel, M. de La Tour Maubourg. Cette protection lui fut acquise sur l'initiative de Mme d'Hénin, et grâce à l'entremise de M. de La Fayette.
Mme d'Hénin vint au Bouilh à différentes reprises pendant les huit ans que nous y avons habité. Lors de son premier séjour, qui dura plusieurs mois, elle m'amena la fille[142] de M. de Lally, qui sortait de chez Mme Campan, en me priant d'achever son éducation. Mlle de Lally avait près de quinze ans. Je l'accueillis avec plaisir. Elle était douce, bonne enfant, savait assez bien l'orthographe, la musique et la danse. Quant à la culture de l'esprit, elle avait été complètement négligée. J'envisageai la mission que l'on me confiait comme une grande charge et comme une responsabilité un peu lourde à porter. Mon mari m'engagea à l'accepter néanmoins, et son désir était pour moi une loi contre laquelle la pensée ne me vint même pas de résister. Comme nous étions trop peu fortunés pour augmenter sans inconvénient nos dépenses, ma tante voulut que M. de Lally nous remît pour la pension de sa fille une somme équivalente à celle qu'il payait pour elle chez Mme Campan. Accepter une telle condition me parut déchoir un peu; nous nous y soumîmes cependant. M. de Lally, en outre, conservait le soin de l'entretien personnel de sa fille. Elle n'a pas eu à se plaindre de ces arrangements, et, de mon côté, je puis dire que nous n'avons pas eu à les regretter. Je fis, en m'occupant de Mlle de Lally, la répétition de l'éducation que plus tard je devais donner à mes filles. Mon mari se chargea de lui apprendre l'histoire, la géographie. L'enseignement de l'anglais, dont elle avait déjà quelques notions, me revint, et l'instituteur de mon fils lui donna des leçons d'italien. Nos lectures à haute voix, en commun, lui profitèrent également. Elle aima beaucoup mes enfants, surtout Cécile, dont elle commença l'éducation première. Très bonne enfant, d'un caractère sûr, quoique un peu sournois, elle s'arrangeait fort bien avec Mme de Maurville, n'ayant pas plus d'esprit l'une que l'autre. Je ne suis pas éloignée de penser que toutes deux éprouvaient pour moi un sentiment plus rapproché du respect et de la crainte que de l'affection. Quoi qu'on ait pu dire, je ne suis pas dominante. Jamais je n'ai demandé à ceux avec qui j'ai vécu plus que ce qu'ils pouvaient donner. Ce qu'on nomme la querelle de sentiments m'a toujours paru la chose la plus absurde du monde, quand elle n'est pas fondée sur celui dont dépend le destin de la vie.
Nous songions, mon mari et moi, à l'avenir de nos enfants, et cette préoccupation n'était pas la moindre des inquiétudes que le mauvais état de nos affaires nous causait. La terre du Bouilh, réduite à sa seule valeur territoriale, représentait peu de chose. La guerre avec l'Angleterre avait mis à rien le prix des vins, surtout des vins blancs, déjà de peu de valeur, de tout temps, dans nos contrées. On les achetait au prix de 4 à 5 francs la barrique. Mon mari installa une brûlerie à eau-de-vie, et engagea de fortes dépenses pour la mettre en état de fonctionner convenablement. Mais les profits de cette sorte de commerce nous permettaient tout au plus de vivre, et bientôt il faudrait songer à l'avenir de mon fils[143]. C'était notre unique et dévorante pensée.
Ma tante et M. de Lally nous écrivaient de Paris que toutes les personnes que nous avions connues autrefois se ralliaient au gouvernement. On venait de publier le concordat, et le rétablissement de la religion eut un effet prodigieux dans nos provinces. Jusqu'à ce moment, on n'assistait à l'office divin que dans les chambres, sinon tout à fait en secret, du moins assez silencieusement pour ne pas compromettre l'officiant, presque toujours un prêtre émigré rentré. Aussi quand on vit arriver un respectable archevêque, M. d'aviau de Sanzai, à Bordeaux, et que l'intrus disparut sans que j'aie jamais su ce qu'il était devenu, ce fut une joie qui tenait du délire. Nous eûmes l'honneur de le posséder au Bouilh pendant les deux premiers jours qui suivirent son entrée dans le diocèse. Nous réunîmes pour le recevoir tous les bons curés de notre ancien domaine, qui comprenait dix-neuf paroisses. La plupart, nommés récemment, revenaient des pays étrangers. D'autres avaient vécu cachés chez leurs paroissiens ou dans des maisons particulières. Notre saint archevêque se fit adorer de tous. Son entrée à Bordeaux fut un triomphe. La reconnaissance qu'on éprouvait s'en allait au grand homme qui tenait les rênes du gouvernement. Quand il se déclara consul à vie, elle se traduisit par une approbation presque unanime de ceux appelés à voter sur cette proposition.
Un peu plus tard, enfin, parurent dans les communes les listes où l'on devait inscrire son nom et répondre par oui ou par non à la question de savoir si le consul à vie devait se proclamer empereur.
M. de La Tour du Pin fut dans une agitation extraordinaire avant de se décider à mettre oui sur la liste de Saint-André-de-Cubzac. Je le vis se promener seul dans les allées du jardin, mais je ne me permis pas de pénétrer dans ses incertitudes. Enfin, un soir il rentra, et j'appris avec plaisir qu'il venait d'écrire un oui comme résultat de ses réflexions.
On se sera aperçu que je brouille un peu les époques. Assurément je ne suis pas dans leur ordre les événements qui ont rempli les huit ans que nous avons passés au Bouilh. Six mois de ce temps me parurent très agréables. Ce furent ceux du séjour de Mme de Duras et de ses enfants[144].
Ma tante ne se trouvait pas alors avec nous, ce dont nous nous consolâmes aisément. Malgré son esprit, sa bonté, l'amitié qu'elle avait pour son neveu—car, pour moi, elle ne m'a jamais aimée que par reflet—l'existence avec elle était une fatigue. L'emportement de son caractère bannissait toute facilité dans la vie journalière. Il fallait partager sa manière de voir sur tous les sujets. Nous étions parfaitement soumis à ses volontés comme à ses fantaisies, mais cela même ne suffisait pas à assurer la paix. Quand elle se trouvait au Bouilh avec M. de Lally, son caractère dominateur le prenait pour victime, ce qui nous donnait un peu de repos. Elle le menait, comme on dit très vulgairement, à la baguette. Quoiqu'elle lui ait fait un très grand bien, en substituant son propre grand caractère à celui qu'aurait dû avoir ce gros homme qui n'était qu'un composé de paroles, elle ne le rendait pas moins malheureux. Elle le contrariait sur tout, le forçait à travailler à des choses sérieuses, quand son penchant le portait à ne s'occuper que de niaiseries. Au fond, c'était là son goût. Jamais il n'y eut un esprit si petit dans une aussi grosse personne.