Journal d'une femme de cinquante ans (2/2)
III
Mme de Duras arriva au Bouilh pour y attendre son mari, qui devait venir la prendre pour la mener à Duras, chef-lieu de sa famille, situé entre Bordeaux et Agen. Ils venaient d'acheter Ussé[145], où Mme de Kersaint, mère de Mme de Duras, avait colloqué les fonds provenant de la vente de son habitation à la Martinique. La duchesse de Duras, mère d'Amédée, y avait ajouté 400.000 francs de ses propres biens. Cette belle habitation leur coûta 800.000 francs. C'était un excellent marché.
Lorsque je revis Claire, que j'avais laissée à Teddington en proie à une passion malheureuse pour son mari, je la retrouvai tout autre. Elle était devenue un des coryphées de la société antibonapartiste du Faubourg Saint-Germain. Ne pouvant se distinguer par la beauté du visage, elle avait eu le bon sens de renoncer à y prétendre. Elle visa à briller par l'esprit, chose qui lui était facile, car elle en avait beaucoup, et par la capacité, qualité indispensable pour occuper la première place dans la société où elle vivait à Paris. Il est nécessaire de trancher sur tout, sans quoi on est écrasé: en termes de marine, il faut faire feu supérieur. Son caractère naturellement présomptueux et dominateur la préparait pardessus tout à jouer un tel rôle. J'ignore si elle a jamais écouté le langage d'une coquetterie un peu caractérisée, mais je serais assez portée à le croire. Pendant son séjour au Bouilh, elle avait engagé une correspondance très vive avec M. d'Angosse, dans le but de le consoler de la mort de sa femme, Mlle de Châlons. Les lettres qu'elle recevait de lui, dont elle me montra quelques-unes, me parurent celles d'un homme tout disposé à être consolé. Le lui ayant dit, elle me jugea prude et même un peu provinciale. Je crois qu'en retournant à Paris elle trouva M. d'Angosse revêtu de l'habit rouge de chambellan[146]. Comme tant d'autres, il l'avait pris par prudence. L'Empereur disait: «Je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s'y sont tous précipités.» Ce propos ne peut paraître insolent, puisqu'il était juste et fondé.
Pendant deux mois, les petites de Duras restèrent au Bouilh sans leur mère, qui alla s'occuper de ses affaires avec son mari. Je les aimais comme mes enfants, et elles ont conservé un bon souvenir de ce temps de leur jeunesse, comme elles me l'ont souvent répété depuis. Leur amitié pour mes chères filles, Charlotte et Cécile, a pris naissance alors pour ne cesser qu'à la mort de ces deux gloires de ma vie. L'une et l'autre m'ont conservé des sentiments filiaux dont j'ai reçu le témoignage toutes les fois que l'occasion s'en est présentée. Puissent-elles trouver ici l'expression de ma vive et tendre reconnaissance!
En 1805, j'allai avec Élisa—Mlle de Lally—passer quelque temps à Bordeaux. Un jour, à la messe, Élisa fut remarquée par un jeune homme, le plus distingué de Bordeaux par la naissance, la figure et la fortune: M. Henri d'Aux. Très petite de taille, la tête ornée de superbes cheveux noirs, elle avait un teint éblouissant, d'une fraîcheur de rose, et les plus beaux yeux du monde. Notre ami Brouquens, après des catastrophes de fortune causées par la chute de la compagnie des vivres de l'armée, était revenu s'installer à Bordeaux pour un temps indéfini. Il apprit, par des amis, que M. Henri d'Aux avait parlé à certains de ses camarades de la jeune personne élevée par Mme de La Tour du Pin en termes élogieux. Aucune des demoiselles de Bordeaux, aurait-il déclaré, n'avait ce maintien convenable et décent. Il prit des informations sur nous, sur notre manière de vivre, sur nos moeurs, etc.
Mon mari, qu'on avait nommé président du canton, sans qu'il l'eût sollicité, s'était rendu à Paris pour le couronnement. Je lui écrivis les propos que l'on m'avait rapportés et il en parla à M. de Lally. Celui-ci s'occupait alors de poursuivre le payement d'une assez grosse somme dont il avait obtenu le remboursement, et que l'État lui devait depuis la réhabilitation de la mémoire de son père et la cassation de son arrêt de mort, c'est-à-dire depuis trois ans avant la Révolution. La dette de l'État avait été reconnue valable par le Conseil d'État. Mais, réduite des deux tiers comme tous les fonds, elle ne s'élevait plus qu'à la somme de 100.000 francs. Napoléon, qui désirait rallier M. de Lally à son gouvernement, voulut que sa réclamation eût un plein succès. M. de Lally, quand mon mari lui fit part du contenu de ma lettre, déclara sans hésiter que, s'il touchait cette somme, il la donnerait à sa fille le jour de son mariage. Il tint parole. Nous arrangeâmes d'aller passer le carnaval à Bordeaux pour procurer à M. d'Aux l'occasion de voir Élisa à des bals de la bonne compagnie, qui se donnaient dans les salons de l'ancienne Intendance.
Dans ce même temps, j'eus le cruel chagrin de perdre notre chère bonne Marguerite, que j'aimais comme ma mère. J'en ressentis une vive douleur. Elle conserva sa connaissance jusqu'au dernier moment, et ce fut pour me faire les plus tendres adieux. Ce triste événement causa à Humbert et à Charlotte une véritable peine, et je fus très touchée de leur sensibilité dans cette occasion. L'excellente fille les avait comblés de soins.
IV
Mon mari avait vu à Paris plusieurs personnes de ses connaissances de jadis, et qui toutes alors étaient dans le gouvernement, entre autres M. Maret, depuis duc de Bassano. Elles le pressèrent de tenter quelques démarches pour obtenir un emploi. Sans s'y refuser précisément, il répondit que, si l'Empereur avait envie de le prendre, il saurait bien où le trouver, que le rôle de solliciteur ne lui convenait pas, etc. M. de Talleyrand ne comprenait les répugnances d'aucun genre, mais il sentait pourtant, par son esprit plutôt que par son coeur, qu'il y avait une sorte de distinction à ne pas se mêler à la foule des solliciteurs. Il se contenta de dire, en levant les épaules: «Cela viendra.» Et puis, il n'y pensa plus.
M. de La Tour du Pin revint au Bouilh. Il avait vu M. Malouet, qui venait d'être nommé préfet maritime à Anvers pour y établir le grand chantier de construction auquel il donna une si prodigieuse impulsion. Ces messieurs s'étaient entendus pour qu'Humbert, lorsqu'il aurait dix-sept ans, fût placé dans les bureaux de M. Malouet. L'institution des auditeurs au Conseil d'État n'existait pas encore. On commençait cependant à en parler, et nous fûmes d'avis qu'il serait très utile à un jeune homme qui se destinait aux affaires de travailler pendant un certain temps sous les yeux d'un homme aussi éclairé et aussi habile que l'était M. Malouet. Comme il avait beaucoup d'amitié pour nous, nous pouvions lui confier notre fils en toute sécurité. La pensée de cette séparation, toutefois, pesait cruellement sur mon coeur.
Mon mari revint de Paris, et peu après je m'aperçus, mon cher fils[147], que j'étais grosse de vous. L'année précédente, j'avais fait une fausse couche. Je résolus, pour éviter un nouvel accident, de ne pas faire d'exercice violent pendant tout le temps de ma grossesse, au cours de laquelle je fus toujours plus ou moins souffrante. Mme de Maurville, Élisa, ma tante, M. de Lally se rendirent à Tesson. Je restai au Bouilh avec mes filles. Par une sorte de pressentiment que, de tous mes chers enfants, vous seriez le seul à me fermer les yeux, jamais je ne me soignai autant que pendant cette grossesse.
Le 18 octobre 1806, comme je m'habillais le matin, j'aperçus mon bon docteur Dupouy, établi au Bouilh depuis quelques jours, qui passait sur la terrasse. Je lui demandai en riant d'où il venait si matin. Il me répondit qu'on était venu le chercher pour constater le décès d'une de nos voisines, morte subitement en sortant de son lit. Je connaissais beaucoup cette personne, avec laquelle j'avais précisément causé longtemps la veille. Cet événement me bouleversa au point que je fus prise à l'instant même de douleurs qui vous amenèrent au monde pour le bonheur de mes vieux ans.
Je ne me remis que lentement des suites de mes couches, ayant été atteinte de la fièvre double tierce, pendant laquelle je ne cessai pourtant pas de nourrir.
Nous n'avions pas perdu de vue l'affaire importante du mariage d'Élisa. Sous le prétexte de faire vacciner le nouveau-né, nous allâmes, vers Noël, passer six semaines à Bordeaux, chez notre excellent Brouquens. Cet incomparable ami était parvenu à mettre dans nos intérêts M. de Marbotin de Couteneuil, ancien conseiller au Parlement, le propre oncle de M. d'Aux. Sa femme était soeur de la mère de M. d'Aux. Le jeune homme, après la mort de sa mère, survenue depuis longtemps déjà, avait voué à sa tante une véritable affection filiale. M. de Couteneuil désirait rentrer dans la judicature. M. de Lally passait pour avoir du crédit. Ce fut une raison de plus pour engager M. de Couteneuil à travailler au mariage de son neveu. D'ailleurs, orgueil à part, nous jouissions d'une assez grande considération à Bordeaux pour qu'une personne admise dans notre vie de famille depuis cinq ans en reçut une sorte de relief.
Les jeunes gens se retrouvèrent dans plusieurs bals. Élisa, qui dansait à ravir—dans ce temps on ne valsait pas, et la danse était un art—y brilla de tout son éclat. Ils se revirent dans des promenades, puis à des offices à l'église, où l'on était toujours sûr de rencontrer M. d'Aux. Enfin un jour Mme de Couteneuil se présenta chez moi officiellement pour me demander la main de ma jeune personne pour son neveu. Je lui répondis, en bonne et ancienne diplomate, que j'ignorais les projets de M. de Lally sur sa fille, mais que M. de La Tour du Pin irait lui faire part au Bouilh, où il se trouvait, de la proposition qu'on me transmettait.
Il y alla, en effet, et revint le lendemain avec M. de Lally. Tout fut bientôt arrangé. Puis suivirent les compliments, les dîners, les soirées. Nous reçûmes la visite du vieux père d'Aux. C'était un gentilhomme de la vieille roche, sans le moindre vestige d'esprit ni d'instruction. On racontait qu'il avait fait mourir sa femme d'ennui. Cela ne l'empêchait pas de posséder 60.000 francs de rente et plus.
À la signature du contrat, M. de Lally compta à M. d'Aux, comme il s'y était engagé, cent sacs de 1.000 francs, représentant la dot de sa fille. C'est la seule fois de ma vie que j'ai vu tant d'argent réuni.
La noce se fit au Bouilh, le 1er avril 1807. Il n'y avait encore de fleurs que des petites marguerites doubles, roses et blanches. Mme de Maurville, Charlotte et moi, nous fîmes un charmant surtout pour le dîner: le fond était de mousse, avec les noms d'Henri et d'Élisa écrits en fleurs.
Tous ces préliminaires et le mariage lui-même m'avaient fort dérangée et sortie de mes habitudes tranquilles et régulières. Je fus bien aise de les reprendre pour jouir des derniers mois que mon fils devait encore passer avec nous. Ma tante retourna à Paris. M. de Lally s'en fut aussi. Je demeurai seule avec Mme de Maurville. Elle eut le bonheur de recevoir la visite de son fils pendant un court congé qu'on lui accorda avant de rejoindre son régiment qui allait en Espagne. Ce bon et aimable jeune homme était entré, comme je l'ai déjà dit, six ans auparavant comme simple chasseur dans le 22e de chasseurs à cheval. Il était maintenant lieutenant et avait la croix. Chaque grade, il l'avait conquis par des actions d'éclat, et avait mérité la dernière distinction pour un fait de la plus grande audace au cours de la dernière campagne. Il séduisait autant par le charme de la figure que par l'agrément du caractère. Quand il partit, sa pauvre mère ne croyait certes pas l'embrasser pour la dernière fois! Pour moi, j'en avais le pressentiment, hélas! par trop justifié. Un an après, il fut massacré dans un village, en Espagne, où il entra quarante pas en avant de sa troupe. Pauvre Alexandre!
CHAPITRE XI
I. Humbert part pour Anvers.—Douleur de la séparation.—Ennuis causés pour le logement des officiers et des soldats au Bouilh.—Derniers adieux d'Alfred de Lameth.—Sa mort et la vengeance de son assassinat.—II. Voyage de l'Empereur à Bordeaux.—Son passage de la Dordogne, à Cubzac.—Mme de La Tour du Pin appelée à Bordeaux auprès de l'Impératrice.—Le cercle.—Présentation à l'Empereur.—Mme de Montesquieu s'embrouille.—L'embarras d'un chambellan.—Dans le salon de l'Impératrice.—Son entourage.—La règle stricte de ses journées tracée par l'Empereur.—Un madrigal.—Inquiétudes de Joséphine à propos des bruits qui courent sur son divorce.—Un billet de l'Empereur.—Départ de l'Impératrice.—III. Retour au Bouilh.—M. de La Tour du Pin nommé préfet du département de la Dyle, à Bruxelles.—Mme de La Tour du Pin, dame d'honneur de la reine d'Espagne.—Présentation à la reine.—Le prince de la Paix.—Le concert et la partie du roi.—Départ des souverains espagnols.
I
Vers la fin de l'été, ou, pour mieux dire, en termes d'agriculture, tout de suite après vendanges, il fallut me séparer de mon cher fils[148] pour la première fois. Ah! que cette séparation me fut cruelle! Combien j'eus besoin de toute ma raison, de ma soumission aux volontés de Dieu pour la supporter. Il partit avec son père, qui le conduisit jusqu'à Paris. Quel déchirement en l'embrassant pour une absence d'une durée indéterminée! La douleur de sa soeur aînée[149] fut également très vive. Charlotte avait alors onze ans. Elle était si avancée pour son âge, si raisonnable, que son frère ne la considérait plus comme une enfant. Elle perdait un compagnon de ses études et de ses jeux, un véritable ami. Avec le partant s'en allait la joie de notre intérieur. Quand, un mois plus tard, M. de La Tour en Pin revint sans son fils, notre douleur se raviva.
Le Bouilh était accablé de logements de gens de guerre. Toute l'armée en route pour l'Espagne passait à Saint-André-de-Cubzac. Nous avions souvent à héberger des officiers, chose fort importune, surtout quand j'étais seule, à cause de la nécessité de les recevoir à dîner et dans le salon. Il m'arriva à ce propos une petite aventure pendant l'absence de mon mari, dont je me tirai à mon avantage, mais après laquelle je demandai à loger à l'avenir le double de soldats ou de cavaliers, et pas d'officiers.
On avait envoyé au Bouilh deux officiers, dont un déjà assez âgé. Ce dernier, lorsqu'il vit notre beau château et la jolie chambre où on le logeait, entra dans une de ces fureurs démagogiques digne des plus beaux temps de la Convention. Elle était telle que, me rencontrant dans un corridor, il m'apostropha en jurant, et s'écria «qu'il savait qu'on avait coupé la tête à l'ancien maître de la maison, qu'il aurait souhaité qu'on en fît autant à tous les nobles possesseurs d'aussi belles demeures et qu'il se réjouirait si on mettait le feu au château». À sa mine, je jugeai qu'il était homme à mettre la menace à exécution. Aussi lui répondis-je avec le plus grand sang-froid: «Monsieur, je vous préviens que je vais porter plainte.»
Sur ce, j'écrivis le plus poliment du monde au colonel, logé à Saint-André, pour l'informer des propos tenus par le capitaine, dont j'avais demandé le nom. Une demi-heure après, le colonel intimait au forcené l'ordre de revenir et de se rendre aux arrêts forcés.
À dater de ce jour, on ne nous envoya plus d'officiers. Nous eûmes bien encore quelques tapageurs, mais qui faisaient le train chez le maître valet.
Un soir, une douzaine de ces furibonds étaient abrités dans les écuries. Tout à coup un tapage effroyable se fit entendre dans le vestibule. Nous étions à table. Nous nous levâmes. Le colonel dînait avec nous. C'était Philippe de Ségur[150]. Son apparition, quand ils distinguèrent au milieu de nous leur chef, fut le quos ego…[151]. Jamais on n'a vu des figures si consternées que celles de ces terribles soldats. Ils disparurent dans le grenier à foin, et lorsqu'on se mit à leur recherche, le dîner terminé, ils étaient devenus invisibles.
Un jour de grande fête, j'assistais à la messe à Bordeaux. À un moment donné, j'avais remarqué que, pour une cause quelconque, l'attention de toute la congrégation était attirée vers le fond de la chapelle dans laquelle je me trouvais. Comme je me levais pour sortir, j'aperçus un superbe officier, enveloppé dans un ample manteau blanc, drapé avec grâce et qui, relevé sur le bras qui soutenait le sabre, laissait entrevoir un pantalon amaranthe à la mamelouk. Il se mêla à la foule pour quitter l'église et prit ensuite le chemin de la maison de M. de Brouquens. Il y entra, et comme je le suivais dans la cour, il se retourna et s'écria: «Ah! c'est donc ma tante!» Puis il me sauta au cou.
C'était mon neveu, Alfred de Lameth. Qu'il était beau! On eût dit l'Apollon du Belvédère en uniforme d'aide de camp de Murat! Le pauvre garçon aussi me fit ses derniers adieux. Il avait de tristes pressentiments, car, après avoir causé avec moi pendant deux heures de toutes ses folies de jeunesse, dont il commençait à se lasser, de la guerre où il n'avait pas encore reçu, disait-il, une égratignure, il exprima le désir de me laisser quelque souvenir de lui. En même temps, ouvrant son écritoire, il me donna ce couteau à manche de nacre qu'on a toujours pu voir sur ma table. Puis il m'embrassa tendrement à plusieurs reprises, et comme mes veux se remplissaient de larmes, il me dit: «Oui, chère tante, c'est pour la dernière fois!» L'infortuné garçon fut misérablement assassiné au milieu du quartier général du maréchal Soult, en Espagne, en traversant un petit village pour aller déjeuner chez le maréchal. On ne put découvrir le meurtrier. À titre de représailles, on livra le village à la fureur des soldats, qui en firent une sanglante et brûlante hécatombe.
II
Les affaires d'Espagne occupaient beaucoup à Bordeaux, où quelques réfugiés de ce pays étaient déjà arrivés. Ma tante nous écrivit de Paris que l'Empereur devait se rendre en Espagne, accompagné peut-être par l'Impératrice Joséphine, et que M. de Bassano ferait partie de leur suite. Elle conseillait à son neveu d'aller faire sa cour à l'Empereur, et de voir M. de Bassano, qui lui portait de l'intérêt. M. de La Tour du Pin reçut cette lettre au moment où il partait à cheval pour Tesson. Une affaire de lettre de change réclamait absolument sa présence là-bas. «Je ne serai que deux jours, dit-il, j'ai bien le temps d'y aller,» et il partit. Le lendemain arrivait à la poste l'ordre de préparer les chevaux pour l'Empereur. Cela me désespéra, mais je n'en fus pas moins empressée de voir cet homme extraordinaire.
Mme de Maurville, ma fille Charlotte et moi, nous allâmes à Cubzac, résolues de n'en pas revenir que nous n'eussions vu Napoléon. Nous demandâmes asile à Ribet, le grand commissionnaire du roulage, que nous connaissions, et nous nous installâmes dans une chambre donnant sur le port. Le brigantin destiné au passage de la Dordogne se trouvait déjà là avec ses matelots à leur poste. Toute la population du pays bordait la route. Les paysans, tout en maudissant l'homme qui leur enlevait leurs enfants pour les envoyer à la guerre, voulaient quand même le voir. C'était une folie, une ivresse. Un premier courrier arriva. On voulut le questionner. Le général Drouet d'Erlon, commandant du département, lui demanda quand l'Empereur arriverait. Cet homme était tellement fatigué qu'on ne put en tirer pour toute réponse que le mot: «Passons.» Son bidet sellé, il l'accompagna dans le bateau, puis tomba comme mort au fond de l'embarcation, d'où on le tira pour le remettre à cheval de l'autre côté de la rivière.
Notre impatience devenait fiévreuse depuis le passage du courrier. Pour moi, j'étais absorbée par la fatalité qui retenait mon mari loin du lieu où l'appelaient ses fonctions. La municipalité de Cubzac était présente, et lui, président du canton, dont la place était là, se trouvait absent. C'était une occasion perdue qui ne se représenterait pas. J'en éprouvai une excessive contrariété. Enfin, après une attente qui dura la journée entière, vers le soir, une première voiture arriva, et peu après une berline à huit chevaux, escortée par un piquet de chasseurs, s'arrêta sous la fenêtre où nous nous trouvions. L'Empereur en descendit, revêtu de l'uniforme de chasseur de la garde. Deux chambellans, dont l'un était M. de Barral, et un aide de camp l'accompagnaient. Le maire lui débita un compliment. Il l'écouta avec un air de grand ennui, puis descendit dans le brigantin qui s'éloigna aussitôt.
À cela se borna notre vue du grand homme. Nous retournâmes au Bouilh toutes trois, fatiguées et de mauvaise humeur.
Mon mari arriva le lendemain. Je lui donnai le temps de déjeuner seulement, et le forçai de partir pour Bordeaux, où l'on attendait l'Impératrice le jour suivant. Dès son arrivée, il alla voir M. Maret, qui professait à son égard beaucoup d'amitié et d'intérêt. Il le trouva aimable et obligeant. Mais quel fut son étonnement lorsque celui-ci lui dit: «Vous avez éprouvé beaucoup de contrariété de la nécessité d'aller à Tesson, précisément quand l'Empereur passait chez vous, et vous avez mis une grande diligence à revenir.»—«Vous avez donc vu Brouquens,» répliqua M. de La Tour du Pin.—«Non.»—Mais alors, comment savez-vous cela?»—«C'est l'Empereur qui me l'a dit.» Vous sentez si mon mari fut surpris. «Mme de La Tour du Pin doit venir à Bordeaux,» ajouta M. Maret; «elle restera ici pendant le temps du séjour de l'Impératrice. Il y aura cercle demain; l'Empereur veut qu'elle y soit.»
Mon mari m'envoya une voiture aussitôt, car il n'y avait pas à hésiter. J'avais quelques robes à Bordeaux, faites au moment où je menais Élisa dans les bals et aux soirées données à l'occasion de son mariage. Mais parmi elles il n'y en avait pas de noire, et la cour était en deuil. Le cercle était à huit heures et il en était cinq. Heureusement, j'avisai une jolie robe de satin gris. J'y mis quelques ornements noirs, un bon coiffeur arrangea des rubans noirs dans mes cheveux, et cela me sembla aller fort bien pour une femme de trente-huit ans qui, soit dit sans vanité, n'avait pas l'air d'en avoir trente. On se réunit dans la grande salle à manger du palais. Je ne connaissais presque personne à Bordeaux, excepté Mme de Couteneuil et Mme de Saluces qui précisément étaient absentes. Soixante à quatre-vingts femmes se trouvaient là réunies. On nous rangea selon une liste lue à haute voix par un chambellan, M. de Béarn. Il répéta que personne ne devait se déplacer sous aucun prétexte, sans quoi il ne retrouverait plus les noms pour les appliquer aux personnes, et nous recommanda de nous bien aligner. Cette manoeuvre quasi militaire était à peine achevée, qu'on annonça à haute voix: «l'Empereur!», ce qui me fit battre le coeur. Il commença par un bout et adressait la parole à chaque dame. Comme il s'approchait de l'endroit où je me tenais, le chambellan lui dit un mot à l'oreille. Il fixa les yeux sur moi en souriant de la manière la plus gracieuse, et, mon tour venu, il me dit en riant, sur un ton familier, en me regardant de la tête aux pieds: «Mais vous n'êtes donc pas du tout affligée de la mort du roi de Danemark?» Je répondis: «Pas assez, Sire, pour sacrifier le bonheur d'être présentée à Votre Majesté. Je n'avais pas de robe noire.»—«Oh! voilà une excellente raison, répliqua-t-il, et puis vous étiez à la campagne!» S'adressant ensuite à la femme à côté de moi: «Votre nom, Madame?» Elle balbutia. Il ne comprit pas. Je dis: «Montesquieu.»—«Ah! vraiment, s'écria-t-il; c'est un beau nom à porter. J'ai été ce matin à La Brède voir le cabinet de Montesquieu.» La pauvre femme reprit, croyant avoir trouvé une belle inspiration: «C'était un bon citoyen.» Ce mot de citoyen fit bondir l'Empereur. Il lança à Mme de Montesquieu, de ses yeux d'aigle, un regard qui aurait pu la terrifier si elle l'avait compris, et répondit très brusquement: «Mais non, c'était un grand homme.» Puis, levant les épaules, il me regarda comme voulant dire: «Que cette femme est bête!»
L'Impératrice passait à quelque distance de l'Empereur, et on lui nommait les femmes dans le même ordre. Mais, avant qu'elle arrivât à ma hauteur, un valet de chambre vint me demander de passer dans le salon pour y attendre Sa Majesté. L'infortuné chambellan ne trouvant plus alors à la place qu'elle occupait sa Mme de La Tour du Pin, fit des barbouillages sans fin qui prêtèrent à la plaisanterie pendant toute la soirée.
Lorsque l'Impératrice entra dans le salon, elle se montra extrêmement aimable pour moi et pour mon mari, qu'elle avait également fait appeler. Elle exprima le désir de me voir tous les soirs pendant son séjour à Bordeaux et se mit à jouer au trictrac avec M. de La Tour du Pin. On servit du thé et des glaces. J'espérais toujours revoir l'Empereur. La déception fut cruelle quand j'appris que, sur l'arrivée d'un courrier de Bayonne, il avait aussitôt quitté Bordeaux pour s'y rendre.
L'Impératrice était accompagnée de deux dames du Palais, Mme de Bassano et une autre dame dont je ne puis retrouver le nom: de sa charmante lectrice, devenue depuis la belle Mme Sourdeau, dont l'empereur Alexandre fut amoureux; du vieux général Ordener, de M. de Béarn, etc.
L'empereur, quoique ayant, comme on dit vulgairement, sur les bras toute l'Espagne et toute l'Europe, avait pris le temps de dicter l'ordre des journées de l'Impératrice dans le plus minutieux détail et prévu jusqu'à la toilette qu'elle devait porter. Elle n'aurait ni voulu ni pu en déranger la moindre particularité, à moins d'être malade au lit. J'appris par Mme Maret que l'Empereur avait ordonné que nous viendrions, mon mari et moi, tous les jours passer la soirée, ce que nous fîmes.
On s'amusa beaucoup de l'improvisation d'un galant garde national de la grand'garde, qui avait écrit sur la baraque dressée dans la cour pour le poste:
Vénus ou Madame Maret,
C'est bonnet blanc ou blanc bonnet.
Ce distique gascon eut un grand succès.
Cependant la pauvre Impératrice commençait à s'inquiéter cruellement des bruits de divorce qui circulaient déjà. Elle en parla à M. de La Tour du Pin, qui la rassura de son mieux. Il s'efforça ensuite d'arrêter les confidences que l'imprudente et légère Joséphine semblait disposée à lui faire et dont il ne paraissait pas prudent de se charger. Elle en voulait beaucoup à M. de Talleyrand, qu'elle accusait de pousser l'Empereur au divorce. Personne ne s'en trouvait plus persuadé que mon mari, car il lui en avait parlé plusieurs fois pendant son dernier voyage à Paris, mais il se garda bien de dévoiler la chose à Joséphine. Accoutumée à l'adulation des uns, à la fausseté des autres, elle trouvait une grande douceur à causer avec M. de La Tour du Pin et à lui ouvrir son coeur sur un sujet qu'elle n'avait osé aborder avec aucune des personnes de son entourage. Elle mourait d'envie de partir pour Bayonne et demandait tous les jours à Ordener: «Quand partons-nous?» À quoi il répondait avec son accent allemand: «En férité, che né sais pas encore.»
Un soir, j'étais assise à côté de l'Impératrice, auprès de la table à thé. Elle reçut un billet de l'Empereur, de quelques lignes, et se penchant vers moi elle me dit tout bas: «Il écrit comme un chat. Je ne puis pas lire cette dernière phrase.» En même temps, elle me tendit le billet en mettant furtivement un doigt sur ses lèvres en signe de mystère. Je n'eus que le temps de lire des tu et des toi, puis la dernière phrase ainsi conçue: «J'ai ici le père et le fils; cela me donne bien de l'embarras.» Depuis, ce billet a été cité, dans une note, mais fort amplifié. Il était de cinq à six lignes, écrit en travers d'une feuille de papier déchiré et plié en deux. Si on me le montrait, je le reconnaîtrais.
Après le thé, le général Ordener s'approcha de l'Impératrice et lui dit: «Votre Majesté partira demain à midi.» Cet oracle prononcé réjouit tout le monde. Le séjour à Bordeaux avait été une cause de dépense pour moi, qui avais dû, depuis dix jours, être parée chaque soir. Je mourais d'envie de revoir mes enfants. Élisa nourrissait son fils et n'était pas venue, à son grand regret, chez l'Impératrice. Elle avait assisté seulement au cercle, où on lui fit un accueil très flatteur. Son mari s'était mis de la garde d'honneur à cheval, dont faisaient partie tous les jeunes gens distingués de Bordeaux.
III
Nous retournâmes donc au Bouilh, et, malgré la bonne réception des hauts personnages que nous avions vus à Bordeaux, nous n'entretenions que peu ou point d'espérances pour l'avenir. Comment croire, en effet, qu'un homme éloigné de toute intrigue, inconnu pour ainsi dire du pouvoir, puisqu'il n'avait été mêlé à rien de ce qui s'était passé depuis des années, vivant retiré dans son château, en une retraite d'autant plus profonde qu'il était à peu près sans fortune, eût attiré le regard de l'aigle maître des destinées de la France.
M. de La Tour du Pin était resté à Bordeaux pour terminer quelques affaires, et je me trouvais assise auprès de ma lampe, en tête à tête avec une pauvre cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin, que nous accueillions par bonté. À ce moment—9 heures du soir sonnaient—un paysan envoyé exprès de Bordeaux arriva à cette heure indue avec un billet de mon mari, sur lequel étaient tracés ces simples mots: «Je suis préfet de Bruxelles… de Bruxelles à dix lieues d'Anvers!» J'avoue que j'eus un grand mouvement de joie, dans laquelle la pensée de revoir mon fils me touchait surtout.
M. Maret ignorait la vacance de cette préfecture. Le travail du ministre de l'intérieur arriva à Bayonne, tout comme s'il eût été présenté aux Tuileries ou à Saint-Cloud, car rien n'était jamais dérangé dans les habitudes de l'Empereur. Il bouleversait la monarchie espagnole, il envoyait en prison et en exil ses deux rois, père et fils. Cela lui donnait bien de l'embarras, comme je l'avais lu écrit de sa propre main, mais malgré tout, quand le travail d'un ministre arrivait, il lisait, rectifiait, changeait les nominations. Préfecture de la Dyle: un nom était proposé pour ce poste. Il prend la plume, le raie, et écrit au-dessus: La Tour du Pin. Voilà ce que nous apprit par la suite M. Maret, qui ne soulevait jamais une objection, mais ne faisait aussi jamais une proposition. C'était une très honnête machine.
Mon fils se trouvait à Anvers, assis à son bureau de secrétaire de M. Malouet, lorsqu'il aperçut celui-ci traverser la cour en courant. Or, jamais on n'avait vu M. Malouet, le plus grave des hommes, hâter le pas pour quoi que ce fût. Il entra en criant: «Votre père est préfet de Bruxelles!» Cher Humbert, combien sa joie fut grande!
[152] J'ai négligé d'écrire une particularité que je rapporterai ici. Je trouve, mon cher fils[153] qu'il est déjà assez singulier qu'ayant six mois accomplis de ma soixante-quatorzième année, j'aie conservé un aussi fidèle souvenir de toutes les choses qui me sont arrivées! Cependant l'une d'elles m'avait totalement passé de l'esprit. La voici:
Quelques jours avant le départ de M. de La Tour du Pin du Bouilh pour se rendre à Bruxelles, je reçus un courrier, en grande hâte, de notre ami Brouquens, qui m'annonçait l'envoi d'une voiture à Cubzac. Il m'informait en même temps que le roi Charles IV d'Espagne et son indigne femme[154] arrivaient à Bordeaux, au palais, et que l'Empereur avait ordonné que je servirais de dame d'honneur à la reine pendant son séjour à Bordeaux, qui serait de trois ou quatre jours. Heureusement tous mes vêtements de cérémonie se trouvaient encore chez Brouquens. Mon paquet fut donc bientôt fait. Mon mari m'accompagna, et nous partîmes. Aussitôt à Bordeaux, je m'habillai à la hâte et me rendis au palais, où Leurs Majestés espagnoles venaient d'arriver. En entrant dans le salon de service, je trouvai des gens de connaissance, et le cri: «Venez donc, nous vous attendons pour dîner!» me fut très agréable, car je n'avais pris qu'une tasse de thé en partant du Bouilh.
Le roi et la reine s'était retirés dans leur intérieur avec le prince de la Paix. Je trouvai là M. d'Audenarde et M. Dumanoir, l'un écuyer, l'autre chambellan de l'Empereur; le général Reille, M. Iyequerdo, un chapelain, et deux ou trois autres Espagnols, dont j'ai ignoré les noms, qui ne parlaient pas français. Nous nous mîmes à table. Ces messieurs me dirent que deux autres dames d'honneur avaient été nommées—Mme d'Aux (Élisa) et Mme de Piis—et que j'étais chargée de les avertir d'avoir à se rendre au palais le lendemain à midi. On m'informa, en outre, que Leurs Majestés recevraient les autorités le matin et les dames le soir. M. Dumanoir ajouta que personnellement je devais me trouver au palais à 11 heures pour être présentée à la reine, et que moi-même je présenterais ensuite les deux autres dames d'honneur désignées pour être de service auprès de la souveraine.
Pendant le repas, ces messieurs furent très empressés auprès de leur nouvelle camarade. Ils ne cessaient de répéter qu'ils m'emmèneraient jusqu'à Fontainebleau—menace que je pris fort au sérieux, en m'en défendant, et eux de dire: «Cependant, si l'Empereur le voulait, il faudrait bien marcher!»—Après le dîner, nous tâchâmes de trouver le moyen d'amuser le roi pendant les deux soirées qu'il passerait à Bordeaux, chose d'autant plus difficile qu'il ne voulait pas ou ne pouvait pas aller au théâtre, où l'on craignait l'effet que sa présence produirait. Je me souvins d'avoir entendu dire en Espagne qu'il aimait la musique avec passion, et que chaque soir il faisait sa partie dans un quatuor où il jouait ou croyait jouer l'alto. Nous résolûmes donc d'organiser un petit concert instrumental. On chargea de ce soin le préfet, M. Fauchet, qui, soit dit en passant, était de fort mauvaise humeur parce que sa femme n'avait pas été nommée auprès de la reine. Je n'y pouvais rien. Cette faveur m'avait même fort dérangée.
Une fois rentrée chez moi, il me revint encore dans la pensée qu'à Madrid on prétendait que, lorsque le roi faisait de la musique, il y avait toujours à côté de lui un musicien habitué à faire sa partie. En réalité, le substitut exécutait le passage, en donnant au roi l'illusion que c'était lui qui jouait. Je me promis d'user de la même supercherie, sans cependant la divulguer, par respect pour la Majesté royale déjà si éprouvée.
Le lendemain, à 11 heures, je me trouvai au palais, et M. Dumanoir demanda à entrer chez la reine pour me présenter. Se tournant vers moi, avant d'ouvrir la porte, il me dit: «N'allez pas rire!» Cela m'en donna envie, et, en vérité, il y avait de quoi, car je vis le spectacle le plus surprenant et le plus inattendu.
La reine d'Espagne se tenait au milieu de la chambre devant une grande psyché. On la laçait. Elle avait pour tout vêtement une petite jupe de percale très étroite et très courte, et sur la poitrine—la plus sèche, la plus décharnée, la plus noire que l'on pût voir—un mouchoir de gaze. Sur ses cheveux gris était disposée, en guise de coiffure, une guirlande de roses rouges et jaunes. La reine s'avança vers moi, la femme de chambre la laçant toujours, en opérant ces mouvements de corps que l'on fait quand on veut, en termes de toilette, se retirer de son corset. Auprès d'elle se trouvait le roi, accompagné de plusieurs autres hommes que je ne connaissais pas. La reine demanda à M. Dumanoir: «Qui est celle-là?» Il le lui dit. «Quel est son nom?» fit-elle. Il le lui répéta, et la reine adressa alors au roi quelques paroles en espagnol, auxquelles il répondit en disant que j'étais ou que mon nom était très noble. Puis elle acheva sa toilette, tout en racontant que l'Impératrice lui avait donné plusieurs de ses robes, car elle n'avait rien apporté de Madrid. Ce degré d'avilissement me causa une impression pénible. On passa, en effet, à la souveraine une robe de crêpe jaune, doublée de satin de même nuance, que je reconnus pour avoir été portée par l'Impératrice. Toute envie de rire m'avait alors abandonnée; j'étais plutôt prête à pleurer.
Lorsque la reine fut habillée, elle me congédia. J'allai dans le salon, où je trouvai Élisa et Mme de Piis, et nous attendîmes ensemble l'arrivée des autorités, que je devais présenter à Sa Majesté. À ce moment, un gros homme, avec un emplâtre noir sur le front, traversa le salon. Je le reconnus pour le fameux prince de la Paix. Il passa grossièrement devant nous, sans nous saluer, et nous fûmes d'accord pour constater que ni sa figure ni sa tournure ne justifiaient les faveurs que lui attribuait la chronique scandaleuse.
Les salons étant alors remplis, on avertit la reine. Je lui nommai un à un tous les chefs de corps ou d'administration, à commencer par l'archevêque, le seul à qui elle adressa la parole. M. Dumanoir en fit de même pour le roi, qui se montra beaucoup plus gracieux. La tournée finie, on retourna dans le petit salon, où la reine se mit à me parler tout haut, m'exprimant d'abord son inquiétude d'être sans nouvelles de l'arrivée de la Tudo, la maîtresse du prince de la Paix, puis me disant «qu'elle savait que ses deux fils[155] étaient prisonniers…, qu'elle en était bien aise, qu'il ne leur arriverait jamais autant de mal qu'ils en méritaient, que tous deux étaient des monstres et la cause de tous ses malheurs.» Elle criait tout cela d'une voix très forte et sans que le pauvre bonhomme de roi cherchât à la faire taire. J'en frémissais. Enfin, elle nous congédia en disant: «À ce soir.»
Après avoir résisté aux sollicitations de mes compagnons de la cour improvisée, qui me voulaient à dîner, je rentrai chez moi, où je racontai les propos de cette méchante mère à mon mari.
Le soir, il y eut cercle et présentation de beaucoup de femmes que je ne connaissais pas. Mme de Piis me disait leurs noms, que je répétais à la reine. Puis l'on rentra dans le petit salon, où la musique s'établit, le roi criant à tue-tête: «Manuelito!» C'était le nom[156] du prince de la Paix. On donna au roi son violon; il l'accorda lui-même, puis le quatuor commença, le truchement imaginé par moi jouant la partie du roi, dans laquelle se perdait à tous moments le pauvre prince. On passa ensuite des glaces et du chocolat, et nous allâmes nous coucher.
Le lendemain, visite d'un quart d'heure le matin, et même musique le soir. Le jour d'après, à ma grande joie, j'appris le prochain départ des membres de la famille royale espagnole. Le préfet et l'archevêque vinrent prendre congé d'eux. Puis nous montâmes en voiture pour gagner le passage de la rivière, car il n'y avait pas encore de pont. Nous trouvâmes là le brigantin tout prêt, et la traversée effectuée, je pris congé de ces malheureux souverains. L'infortuné roi n'avait pas eu l'air un seul instant de comprendre la tristesse de sa position. Son attitude manquait complètement de dignité et de gravité. Pendant le passage de la rivière, il avait causé tout le temps avec mon domestique, qui se trouvait sur le pont. C'était un bon Allemand, qui ne voulait pas croire que ce fût le roi. Il me disait après: «Mais, Madame, il n'a donc pas de chagrin!»
Voilà l'histoire de mes courtes fonctions à la cour du roi Charles IV et auprès de la reine son horrible femme[157].
CHAPITRE XII
I. Commencement d'une nouvelle vie.—Billet à Mme de Maurville.—Choix judicieux de M. de La Tour du Pin pour la préfecture de Bruxelles.—Les premiers préfets de cette ville: MM. de Pontécoulant et de Chaban.—Une note du poème de la Pitié.—II. Départ du Bouilh. Visite à Ussé.—Mlle Fanny Dillon et le prince Pignatelli.—Un projet de mariage de Mlle Fanny Dillon avec le général Bertrand rencontre des difficultés.—Une mission délicate auprès de l'Impératrice Joséphine.—Chagrin et mort de Mme de Fitz-James.—III. Les femmes des fonctionnaires de Bruxelles.—Mme de Chambarlhac et Mme Betz.—La duchesse douairière d'Arenberg. Ses soupers. Son accueil à M. et Mme de La Tour du Pin.—Étude de la société bruxelloise.—Organisation de la maison.—Le comte de Liedekerke.—IV. Napoléon obtient enfin le consentement de Mlle Fanny Dillon à son mariage avec le général Bertrand.—Huit jours pour se marier.—Intervention opportune de Mme de La Tour du Pin.—Rencontre avec le général Bertrand.—Tous les détails de la célébration du mariage réglés par l'Empereur.—V. Mme de La Tour du Pin est reçue par l'Empereur à Saint-Cloud.—La signature du contrat.—Les Bertrand de Châteauroux.—Le mariage à Saint-Leu.—La parure d'émeraudes de la reine Hortense.
I
Voilà donc une nouvelle vie qui commence! Je vais quitter mon potager, mes poules, mes vaches, mes fleurs, mes occupations régulières et tranquilles, conformes à mes goûts, pour aller mener une tout autre existence. Mais la Providence m'avait douée du désir de toujours chercher à faire pour le mieux dans toutes les situations où j'étais placée. C'est vers 9 heures du soir, comme je l'ai dit, que je reçus, par un messager, le billet de M. de La Tour du Pin m'annonçant sa nomination de préfet à Bruxelles. Toute à mes réflexions, je me sentis bientôt importunée par le bavardage sans portée de ma cousine, Mme Joseph de La Tour du Pin. Je lui proposai donc d'aller nous coucher. Ce ne fut pas cependant sans avoir écrit à Mme de Maurville pour lui dire que la nomination de mon mari ne changeait rien à nos positions respectives et que j'espérais qu'elle nous accompagnerait à Bruxelles. Elle se trouvait chez des amis à deux lieues. Je donnai ordre qu'on lui portât mon billet à la pointe du jour, désirant ne pas lui laisser le temps de se poser cette triste question: «Que vais-je devenir?» J'aurais pu la laisser au Bouilh, où son ménage ne nous aurait pas été une dépense. Mais pourquoi ne pas la faire participer à la bonne fortune, quand elle avait partagé la mauvaise? D'ailleurs, son tendre attachement devait nous la rendre très utile. Elle était sans aucune instruction, possédait peu d'esprit, mais beaucoup d'observation, ainsi qu'une très grande capacité à démêler les caractères. Son dévouement pour mon mari était entier et elle avait la préoccupation constante de servir ses intérêts. Mes enfants, elle les considérait comme les siens. Grâce à Dieu! je n'ai jamais eu auprès d'eux de gouvernante, mais je savais que je pouvais les laisser avec Mme de Maurville en toute sérénité, quand des devoirs de société, que je tâchais de rendre aussi rares que possible, m'en séparaient momentanément. Je fis plus de réflexions au cours des quelques heures passées à ce moment seule dans ma chambre, qu'en temps habituel je n'en aurais fait pendant six mois. Dans les événements de la vie, ce que l'on n'a pas pensé dans les premières vingt-quatre heures n'est plus que de l'inutilité ou du rabâchage. Quand mon mari arriva le lendemain matin pour déjeuner, il me trouva déjà toute préparée à l'entretenir du changement de notre existence et à lui confier les arrangements et les projets qui, selon moi, devaient en être la conséquence.
Charlotte avait alors onze ans et demi. Très avancée pour son âge, l'envie de tout apprendre la dévorait. Elle se mit à feuilleter tous les dictionnaires géographiques sur la Belgique, à examiner les cartes du pays, et quand son père, qui la connaissait bien, arriva et qu'il la questionna sur le département de la Dyle, elle en savait déjà tous les détails statistiques. Quant à la petite Cécile, déjà bonne musicienne à huit ans, et sachant bien l'italien, sa première question fut de demander si elle aurait un maître de chant à Bruxelles.
Mon mari fit tout de suite les arrangements nécessaires au Bouilh, et mit malheureusement sa confiance dans un homme dont il croyait pouvoir répondre comme de lui-même. On m'abandonna tous les soins de la maison et des emballages.
M. de La Tour du Pin avait reçu l'ordre de se rendre à Paris sans délai, M. de Chaban, son prédécesseur, ayant déjà quitté Bruxelles pour aller organiser les départements de la Toscane, qui venait d'être réunie à l'Empire. Notre ami Brouquens, plus heureux que mon mari lui-même de sa bonne fortune, vint le prendre quelques jours après, et ils s'en furent ensemble à Paris.
La nouvelle de cette nomination avait surpris tous ceux qui sollicitaient depuis longtemps des grâces sans les obtenir. Personne ne voulut croire qu'on fût venu chercher M. de La Tour du Pin à sa charrue, comme Cincinnatus, pour lui donner la plus belle préfecture de France.
Ce choix était pourtant le plus judicieux que la prodigieuse prévision de Napoléon pût faire, et en voici la raison: Bruxelles était une capitale conquise, et aucun effort n'avait encore été tenté pour la rattacher à la nouvelle patrie. Ville de cour et de haute naissance, on ne l'avait jusqu'alors gouvernée que par des instruments obscurs ou méprisables.
M. de Pontécoulant, son premier préfet, était un homme de naissance et de formes aristocratiques assurément. Ancien officier des gardes françaises, sa jeunesse s'était passée à Versailles et à Paris, et il aurait peut-être réussi à Bruxelles sans sa femme, dont j'ai déjà parlé. Elle passait pour lui avoir sauvé la vie pendant la Terreur. Auparavant, elle avait été la maîtresse de Mirabeau, dont Lejai, son mari, était le libraire. On dit qu'elle avait été jolie, ce dont il ne lui restait aucun vestige. Depuis, étant déjà Mme de Pontécoulant, on l'avait vue dans les salons de Barras, ce qui ne constituait pas une recommandation. Emmenée à Bruxelles par son mari, ses antécédents avaient peu attiré la grande et haute société aristocratique qui jadis formait la cour de l'archiduchesse.
Entouré d'intrigants français qui s'étaient jetés sur la Belgique comme sur une proie, M. de Pontécoulant ne se préoccupait guère des soins de l'administration. L'Empereur l'avait rappelé en le nommant au Sénat, et avait envoyé pour le remplacer M. de Chaban. Homme honnête, éclairé, ferme et excellent administrateur, il avait réformé beaucoup d'abus, puni des malversations et destitué leurs auteurs. Tous ses actes avaient été justes et éclairés. Il suffisait de marcher dans ses voies pour bien administrer le pays. Mais il n'avait exercé aucune action sur l'éloignement moral que les hautes classes conservaient pour la domination française. Cette tâche nous incombait, à mon mari et, j'ose le dire, à moi également, puisque la source de toute influence de cette nature se trouvait dans le salon.
M. de Chaban, il est vrai, était marié, mais sa femme, maladive, obscure, choisie, d'après les on-dit, dans les classes peu élevées de la société, ne recevait pas, et personne, par conséquent, ne l'avait jamais vue.
Une sorte de réputation romantique m'avait précédée à Bruxelles. Je la devais à mes aventures en Amérique, ébruitées par une note[158] du poème de la Pitié, de Delille. Cette dame de la cour de Marie-Antoinette, soeur de l'archiduchesse si aimée de tous en Belgique, qui avait été, dans ces pays lointains, traire les vaches et vivre au milieu des bois, se présentait avec quelque chose de piquant qui excitait la curiosité.
II
Après avoir procédé à tous mes arrangements au Bouilh et fait partir par le roulage tout ce que je croyais devoir nous être utile à Bruxelles de façon à diminuer la dépense très grande de l'établissement d'une maison considérable, je partis en poste avec Mme de Maurville, mes filles[159] et mon petit Aymar. Une personne de Bordeaux, M. Meyer, me prêta une voiture que je vendis pour lui à Bruxelles. Nous nous arrêtâmes deux ou trois jours à Ussé pour voir Mme de Duras, à la grande joie de nos filles à l'une et à l'autre. J'admirai ce beau lieu, que ma chère Félicie vient encore d'embellir et que je ne reverrai plus, puis j'arrivai à Paris, où je restai trois ou quatre semaines chez ma tante, alors établie avec M. de Lally dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, qu'elle a vendue depuis.
Mme Dillon était de retour d'Angleterre depuis longtemps. J'allai la voir, car elle avait très bien accueilli M. de La Tour du Pin quand, l'année précédente, il était passé par Paris, avec Humbert. Ma soeur Fanny avait grandi. Elle était alors âgée de vingt-trois ans, et, sans être jolie, avait l'air très distingué. Plusieurs partis s'étaient présentés pour elle, mais, de tous ses prétendants, celui qu'elle avait préféré et qu'elle aurait épousé n'existait plus: c'était le prince Alphonse Pignatelli. Une maladie de poitrine avait emporté cet aimable jeune homme. Il eût souhaité, avant de mourir, épouser Fanny, afin de pouvoir lui laisser sa fortune. Malgré ses instantes pressantes, elle s'y refusa. Les jours de l'infortuné étaient comptés, et elle estima qu'il y aurait de sa part absence de délicatesse envers la famille de M. Pignatelli, en s'unissant à lui, dans ses derniers moments, quoiqu'elle l'aimât beaucoup et qu'elle eût été heureuse, même en le perdant, de porter son nom. Pour moi, cela me désola, car j'aurais préféré que ma soeur s'appelât Pignatelli plutôt que Bertrand.
Et puisque ce nom vulgaire vient au bout de ma plume, c'est le cas de raconter ce qui s'est passé lors du dernier voyage de mon mari à Paris.
L'Empereur avait itérativement témoigné à l'Impératrice et à Fanny elle-même combien il désirait son mariage avec Bertrand[160], amoureux d'elle depuis longtemps. Ma soeur n'y voulait pas consentir et l'Empereur en était contrarié. Quand il connut ses préférences pour Alphonse Pignatelli, il cessa toutefois ses sollicitations. Mais, après la mort du prince, il recommença ses poursuites. Mme Dillon pria M. de La Tour du Pin, précisément à Paris au moment où elle avait promis une réponse définitive, de voir l'Impératrice pour lui faire part du refus formel de ma soeur. La commission était assez délicate. Cependant il s'en chargea. L'Impératrice le reçut dans sa chambre à coucher, dont la profonde alcôve était fermée, dans la journée, par un épais rideau de grosse étoffe très ample, formant comme un mur de damas brodé et maintenu en place par une lourde bordure de crépines d'or. Elle le fit asseoir à ses côtés, sur un canapé placé contre le rideau. Comme ils étaient en tête à tête, M. de La Tour du Pin fit sans détours à l'Impératrice la commission dont il était chargé, en s'excusant d'apporter une décision contraire aux désirs de l'Empereur. L'Impératrice insistant beaucoup, il exprima dans le cours de la conversation, qui fut assez longue, des sentiments fort aristocratiques qui ne déplurent pas. Enfin, après lui avoir parlé de lui-même, de moi, de nos enfants, de sa fortune, de ses projets, elle le congédia. Mon mari alla aussitôt rendre compte à Mme Dillon de l'entretien qu'il venait d'avoir. Le soir même, chez M. de Talleyrand, celui-ci le prit sous le bras, comme il avait l'habitude quand il voulait causer familièrement dans un coin: «Qu'aviez-vous à faire, dit-il, d'aller refuser le général Bertrand pour votre belle-soeur. Cela vous regardait-il?»—«Mais Fanny l'a voulu, reprit M. de La Tour du Pin, et mon âge me permet de lui servir de père.»—«Enfin, reprit le fin renard, heureusement vous n'avez pas gâté vos affaires avec toute votre aristocratie. On aime cela aux Tuileries maintenant.»—«Qui donc vous a raconté tout cela? demanda mon mari. Vous avez donc vu l'Impératrice?»—«Non pas, répliqua l'autre, mais j'ai vu l'Empereur, qui vous écoutait!» Ce fut peut-être cette conversation entendue derrière un rideau qui fit préfet à Bruxelles M. de La Tour du Pin.
Je trouvai la pauvre Betsy, Mme de Fitz-James[161], à la dernière période de la consomption, à laquelle elle succomba bientôt. Sa délicate et frêle constitution n'avait pu résister au torrent de chagrins dont elle était accablée. Son mari entretenait une maîtresse, avec laquelle on le rencontrait partout, au spectacle, à la promenade, mais jamais on ne le voyait chez la malheureuse femme mourante. Sa mère, Mme Dillon, l'avait recueillie et la logeait. Elle finissait là sa courte et triste vie, emportée par ce que les Anglais appellent a decline[162]. Elle n'avait aucun mal à la poitrine, elle ne souffrait pas. Ses forces, seulement, l'abandonnaient peu à peu. En me voyant, elle me tendit sa petite main décharnée, et, comme je ne pouvais dissimuler mon émotion qui était fort vive, car je l'aimais véritablement, elle me dit: «Il faut rendre grâces à Dieu de me retirer de ce monde, où je n'ai plus rien à espérer.» Et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues pâles. Elle s'éteignit quinze jours après. Sur quatre enfants qu'elle avait eus, il lui en restait trois. L'aîné était un garçon. Elle l'avait perdu pendant sa seconde grossesse. La mort de cet enfant enlevé en quelques heures, la frappa si violemment que celui qu'elle portait en elle fut atteint d'imbécillité. C'était une fille. Mme Dillon la recueillit et la garda toujours auprès d'elle. Après la mort de Mme Dillon, je n'ai pas su ce qu'elle devint. Ses deux autres enfants, des garçons, sont le duc de Fitz-James[163] actuel[164] et son frère Charles[165].
Fanny était très bien traitée par l'Impératrice et par l'Empereur. Comme il désirait qu'elle fût d'un voyage à Fontainebleau, qui venait d'avoir lieu, il lui avait envoyé 30.000 francs pour les frais de sa toilette.
III
Il me serait difficile de raconter mon séjour de Bruxelles avec exactitude. J'y fus reçue avec une extrême bienveillance. On y aime beaucoup le monde, et on était bien aise d'avoir enfin un salon de préfet tenu par une femme qui appartînt à la classe aristocratique. Les femmes des diverses autorités établies dans la ville ne réussissaient pas par leurs manières, et croyaient, très à tort, plaire au gouvernement en ne faisant aucuns frais pour les dames belges. Deux d'entre elles étaient mes supérieures par les places qu'occupaient leurs maris: la femme du général commandant la division dont le chef-lieu était à Bruxelles, et la femme du premier président de la cour impériale, siégeant aussi à Bruxelles.
La première, Mme de Chambarlhac, était une belle Savoyarde, Mlle de Coucy. Elle avait pour neveu M. de Coucy, que nous avons connu depuis. On racontait qu'étant religieuse ou novice, son mari, dans une des campagnes d'Italie, l'avait enlevée et épousée. Quoique âgée de quarante ans, elle était encore assez belle. Accoutumée à vivre avec des militaires de toute espèce, elle avait pris un mauvais ton, entremêlé cependant de certaines lueurs aristocratiques. On comprend que je ne pouvais ni ne voulais me lier avec une semblable personne. Ses antécédents me repoussaient. Je me la représentais toujours en idée avec l'habit de hussard qu'elle avait revêtu, disait-on, pour suivre son mari dans plusieurs campagnes. Quant au général de Chambarlhac, c'était un sot qui, dès le premier jour, entra en hostilité avec mon mari par jalousie.
La seconde femme était celle du premier président, M. Betz, savant allemand de beaucoup d'esprit et de capacité. Elle appartenait à la classe la plus minime de l'échelle sociale. Assez laide à cinquante ans qu'elle avait alors, elle pouvait cependant avoir été belle. On la voyait toujours parée, décolletée, coiffée comme une jeune personne. Je la recevais chez moi, aux grandes soirées, mais je ne me souviens pas d'être jamais entrée chez elle, quoique je ne manquasse pas de lui faire des visites de loin en loin.
La très grande jalousie de ces deux dames provenait de ce qu'elles ne soupaient pas chez la douairière, dont les soupers constituaient la grande distinction et la ligne de démarcation entre les sociétés de Bruxelles.
La douairière: c'est ainsi qu'on désignait la duchesse douairière d'Arenberg, née comtesse de La Marck et la dernière descendante du Sanglier des Ardennes[166]. Elle représentait, comme le disait l'archevêque de Malines, l'abbé de Pradt, l'idéal de la reine-mère. Retirée dans la maison affectée aux veuves de la maison d'Arenberg, elle y avait un état simple, mais noble, et invitait tous les jours à souper un certain nombre de personnes de tout âge, hommes et femmes. Elle dînait toujours seule, sortait en voiture découverte quelque temps qu'il fît, et voyait, dans le cours de la journée, ses enfants, surtout son fils aveugle qu'elle aimait tendrement. Toutes les fois qu'une légère incommodité causée par la goutte empêchait ce dernier de sortir, elle ne manquait pas de se rendre chez lui. À 7 heures, elle recevait des visites jusqu'à neuf. À partir de ce moment, quelqu'un se présentait-il, le suisse demandait si on était invité à souper? Si la réponse était négative, on ne vous admettait pas. Les invités arrivaient alors, et tel était le respect dont on entourait la duchesse, que pas une personne dans Bruxelles ne se serait permis d'arriver à 9 heures et demie. À 10 heures, quand même quelqu'un se serait fait attendre jusqu'à ce moment, elle sonnait, et disait sans impatience: «À présent l'on peut servir.»
Après souper, on jouait au loto jusqu'à minuit. Quand son fils assistait à la soirée, il faisait une partie de whist ou de préférence une partie de tric-trac avec M. de La Tour du Pin, s'il se trouvait là. La réunion ne comprenait jamais plus de quinze ou dix-huit personnes, choisies parmi les plus distinguées de la ville ou parmi les étrangers de marque. Mais la présence d'étrangers était rare, puisque la France, en guerre avec toute l'Europe, ne pouvait être visitée alors comme elle l'a été depuis.
J'avais souvent rencontré Mme la duchesse d'Arenberg à Paris, avant la Révolution, à l'hôtel de Beauvau, où l'on me traitait avec une grande bonté. De plus, je savais avoir été précédée à Bruxelles par des lettres de Mme de Poix et de Mme la maréchale de Beauvau, adressées à la duchesse. Dès le lendemain de mon arrivée j'allai donc, accompagnée de mon mari, voir cette respectable personne. Nous fûmes reçus avec une bienveillance toute particulière et invités à souper pour le lendemain même. La duchesse voulut aussi que je lui présentasse mon fils[167], venu à Bruxelles pour nous recevoir. Ce fut le signal de la considération avec laquelle nous devions être traités. Toute la ville se fit inscrire chez nous. On y vint en personne. Je pris un soin tout particulier de rendre les visites. Je n'en oubliai aucune. J'établis des listes raisonnées de toutes les personnes qui étaient venues chez moi. À la suite du nom, j'inscrivis un extrait des détails que j'avais pu recueillir sur chaque famille dans la conversation ou dans les nobiliaires que je me procurai à la bibliothèque de Bourgogne, qui était et est encore très riche en ouvrages de ce genre. J'avais comme aides dans ce travail, pour le présent, M. de Verseyden de Wareck, secrétaire général de la préfecture, et, pour le passé, un vieux commandeur de Malte, qui venait tous les soirs chez moi, le commandeur de Nieuport. Au bout d'un mois j'étais familiarisée avec le monde de Bruxelles, comme si j'y avais été toute ma vie. Je connaissais les liaisons de tout genre, les animosités, les tracasseries, etc… Ce fut un véritable travail dont je m'occupai avec l'ardeur que j'ai toujours mise à ce qui est nécessaire.
Notre établissement nous coûta beaucoup d'argent. Il me semble que mon mari reçut une certaine somme pour monter sa maison, mais je n'en suis pas sûre. Le personnel de service comprenait deux domestiques en livrée et le garçon de bureau habillé également, un portier, un valet de chambre maître d'hôtel, l'huissier du cabinet, servant aussi les jours de réception, et deux hommes d'écurie. Nous habitions le palais[168] où le roi de Hollande[169] a demeuré depuis. Mon appartement particulier, de plain-pied avec celui des jours de grandes soirées, était agréable et commode. Il comprenait en particulier un joli salon et un billard. Je m'annonçai dès l'abord pour ne jamais recevoir le matin, sous quelque prétexte que ce fût. Les heures de la matinée, en effet, je les consacrais à l'éducation de mes filles, assistant à leurs leçons, ou sortant avec elles pour les promener soit à pied, soit en voiture.
Plusieurs personnes se mirent bientôt dans notre intimité, entre autres M. et Mme de Trazegnies, le prince Auguste d'Arenberg, le commandeur de Nieuport, etc. Mon mari retrouva avec plaisir le comte de Liedekerke[170], un de ses anciens compagnons d'armes, avant la Révolution, dans le régiment de Royal-Comtois, dont M. de La Tour du Pin avait été colonel en second. Le comte de Liedekerke avait épousé Mlle Desandrouin, destinée à être à la tête d'une fortune immense, dont elle possédait déjà une bonne partie. Ils n'avaient qu'un fils[171] et deux filles[172]. Le jeune homme, alors âgé de vingt-deux ans, était auditeur au Conseil d'État. Comme on parlait d'en attacher un à la personne de chaque préfet pour former ces jeunes gens à la connaissance de l'administration et les employer comme secrétaires du cabinet particulier du préfet, M. de Liedekerke pria M. de La Tour du Pin, son ancien colonel, de demander son fils en cette qualité.
Notre fils Humbert quitta Anvers, où M. Malouet avait été pour lui un second père, et revint à Bruxelles pour se livrer à quelques études préparatoires nécessitées par son examen au Conseil d'État, qui devait avoir lieu dans quelques mois.
IV
Au mois de septembre 1808, je reçus une lettre de Mme Dillon, ma belle-mère. Elle m'apprenait que ma soeur s'était enfin décidée, après bien des hésitations et des incertitudes, à épouser le général Bertrand, vaincue par sa constance d'une part, et de l'autre par les instances renouvelées de l'Empereur, à qui on ne pouvait rien refuser, tant il mettait de grâce et de séduction à obtenir ce qu'il désirait. Ma soeur était alors d'une extrême frivolité, d'une frivolité de créole, comme sa mère. Napoléon avait voulu qu'elle accompagnât l'Impératrice Joséphine dans un voyage de Fontainebleau. Pour qu'elle y fût à son avantage, il lui avait envoyé, ainsi que je l'ai dit précédemment, 30.000 francs pour sa toilette pendant les huit jours que dura ce déplacement, au cours duquel il obtint enfin son consentement au projet d'union qu'elle avait écarté si obstinément jusque-là.
Il décida que le mariage se ferait tout de suite, bien que ma soeur alléguât que sa mère venait de perdre sa fille, la pauvre Mme de Fitz-James. L'Empereur, en présence de ces longueurs et jugeant que les deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, ne sortiraient jamais de leurs embarras, dit à Fanny: «Faites venir votre soeur, elle arrangera tout. Je pars pour Erfurt dans huit jours. Il faut être mariée alors.»
J'en fus informée par une lettre du duc de Bassano, car ni Mme Dillon, ni Fanny ne surent m'écrire. Quoique la lettre fût très aimable, elle avait si bien l'air d'un ordre, que la pensée de refuser ne me vint pas dans l'esprit. Deux heures après l'avoir reçue, je partais pour Paris. À la pointe du jour, j'arrivai chez Mme d'Hénin, stupéfaite, à son réveil, de me voir auprès de son lit. Elle tenait toujours une chambre à notre disposition dans sa jolie maison de la rue de Miromesnil, où elle habitait alors. Je ne restai auprès de ma tante que le temps de changer de robe et d'envoyer chercher une voiture de remise, et, après avoir pris une tasse de thé, je me fis mener chez Mme Dillon, rue Joubert. Là j'appris que depuis quelques jours elle était à la campagne, non loin de Saint-Cloud, chez Mme de Boigne. Elle n'avait laissé aucun ordre pour moi. Je demandai donc le nom et le chemin de cette maison, et je partis aussitôt pour m'y rendre, ayant auparavant écrit un mot au duc de Bassano pour lui annoncer mon arrivée.
J'arrivai à Beauregard, la maison de Mme de Boigne, au-dessus de la Malmaison, après une heure et demie de route. Onze heures et demie sonnaient quand j'y parvins, et Mme Dillon était encore au lit. Fanny s'écria: «Ah! nous sommes sauvées, voilà ma soeur!» Sa mère, au contraire, fut saisie d'effroi à la pensée du mouvement que mon activité allait lui imprimer. Elle n'avait songé à rien. Je commençai par lui conseiller de se lever, de s'habiller, de déjeuner et de revenir, ainsi que ma soeur, à Paris avec moi. Le général Bertrand arriva à cet instant. Jusque-là, je ne l'avais jamais rencontré, et il savait probablement que mon mari avait été chargé par Mme Dillon de refuser ses propositions de mariage deux ans auparavant. Il se trouva très embarrassé, étant extrêmement timide de son naturel. Pour le mettre à son aise, je lui proposai une promenade dans le parc en attendant le moment où Mme Dillon serait habillée. Pendant cette promenade, qui dura plus d'une heure, nous nous entendîmes si facilement et si bien qu'en rentrant nous avions tout réglé et tout arrangé.
Nous trouvâmes dans le salon Mme de Boigne, que je n'avais pas revue depuis son enfance, et sa mère, Mme d'Osmond, soeur d'Édouard Dillon et de tous les Dillon de Bordeaux. Ni l'une ni l'autre de ces dames ne pouvaient me souffrir. Il fallut pourtant bien, quand on vint annoncer que l'on avait servi, qu'elles me proposassent de déjeuner, ce qui me convenait d'autant mieux que j'en étais encore à la tasse de thé prise à 7 heures du matin chez Mme d'Hénin. Le pauvre général, charmé de trouver enfin quelqu'un qui allait faire cesser les lenteurs de sa future belle-mère, nous vit monter avec bonheur en voiture pour rentrer à Paris, où il promit de nous rejoindre le soir.
Sans entrer dans de plus longs détails, je dirai que le lendemain matin tout était prêt, la signature du contrat décidée et fixée au surlendemain au soir. On afficha à la mairie. Le tribunal s'assembla extraordinairement par ordre. Le grand-juge Régnier fut réveillé à 5 heures du matin pour faire expédier je ne sais quel acte qui devait servir d'extrait de baptême à ma soeur, Mme Dillon ayant perdu celui qu'elle possédait, ou ne l'ayant peut-être jamais eu. Le courrier, même le plus diligent, n'aurait pu aller à Avesnes, en Flandre, où ma soeur était née, et en revenir avant le jour désigné par Napoléon pour le mariage. Il avait, en outre, arrêté que la cérémonie aurait lieu à Saint-Leu, chez la reine Hortense[172]. Ayant annoncé qu'il se pourrait qu'il y assistât, cela rendit ladite reine fort attentive à exécuter de point en point tous les ordres donnés par l'Empereur pour cette solennité. Ainsi, dans un moment où allaient se réunir autour de lui tous les potentats qui étaient alors à ses pieds, le grand homme avait trouvé le temps de régler les plus minutieux détails de la célébration du mariage de son aide de camp favori.
V
Je fus présentée à l'Empereur à Saint-Cloud, par Mme de Bassano. Dès 8 heures du matin, il me fallut être rendue chez elle, en habit de cour et en toque à plumes. Il m'accueillit de la façon la plus gracieuse, me fit des questions sur Bruxelles, sur la société, la haute société, avec un sourire qui voulait dire: «Vous n'aimez que celle-là.» Puis il rit de m'avoir fait lever si matin, et se moqua un peu de Mme de Bassano à ce sujet, moquerie qu'elle prit d'un petit air boudeur qui lui allait à merveille. Il s'occupait fort d'elle alors, comme depuis elle me l'a conté.
Je vous vois sourire, mon fils[173], quand vous lirez que, comme j'arrangeais le salon pour la signature du contrat et que je voulus mettre sur la table une écritoire avec du papier et des plumes, je ne trouvai pas un meuble semblable dans tout l'appartement de ma belle-mère et de sa fille. Bien m'en prit d'y avoir songé. Heureusement le beau marchand de papier d'alors, d'Expilly, demeurait tout près. J'envoyai mon domestique chercher tout ce que la circonstance exigeait, et ma belle-mère fut agréablement surprise de ma présence d'esprit.
Les grands de la terre arrivèrent avec l'époux. On lut les clauses du contrat, dont je n'ai pas conservé le souvenir. Je pense qu'elles étaient favorables à ma soeur. Fanny, fort à son avantage ce jour-là, avait un excellent maintien. Parmi les assistants se trouvaient trois ou quatre Bertrand venus de Châteauroux. Le nom de l'un d'entre eux nous fit échanger un sourire avec M. de Talleyrand. Il était inspecteur des forêts et se nommait Bertrand de Boislarge. Sa femme, très jeune, extrêmement jolie, n'était jamais sortie de son endroit, ce qui la rendait d'une timidité à faire pitié. Je la soignai beaucoup à Saint-Leu, où nous allâmes coucher le lendemain.
La soirée qui précéda le jour du mariage s'écoula d'une façon assez insipide. On fit de la musique. Le déjeuner du lendemain ne fut pas plus amusant. Le mariage devait avoir lieu à 3 heures et demie. Tous les archi arrivèrent: des maréchaux, des généraux, etc. On marcha en cortège à la chapelle. L'abbé d'Osmond, évêque de Nancy, et depuis archevêque de Florence, donna la bénédiction nuptiale. On servit ensuite le dîner, et après dîner on dansa. Il était venu beaucoup de jeunesse de Paris. La reine Hortense, qui aimait la danse et y excellait, se montra cependant de mauvaise humeur à la suite d'un petit incident assez amusant. L'Empereur n'avait pas paru, mais il avait laissé savoir à la reine Hortense qu'après avoir examiné la parure d'émeraudes entourées de diamants que l'Impératrice avait donnée à Fanny, il ne la trouvait pas suffisante. Comme il lui en connaissait une semblable, il la priait de l'ajouter à celle offerte par sa mère pour la compléter. Elle ne s'attendait à rien de ce genre, et cela lui déplut fort. Mais il fallait se soumettre.
CHAPITRE XIII
I. La saison d'hiver à Bruxelles.—L'ennui de la reine Hortense.—Les familles de Solre et du Croy.—Arrivée de Marie-Louise à Compiègne.—Impatience conjugale des nouveaux époux.—Une complaisante permission de l'archevêque de Vienne.—II. Ralliement de la haute société de Bruxelles au gouvernement impérial.—La garde d'honneur.—Napoléon et Marie-Louise à Bruxelles.—La présentation et la partie de whist.—Le dîner avec l'Empereur.—Ses plaisanteries au roi Jérôme.—Bal à l'Hôtel de Ville.—Départ de l'Empereur.—Le descendant d'un connétable du temps de saint Louis.—III. L'été à Bruxelles.—Visite aux chantiers de construction d'Anvers.—L'examen d'Humbert au Conseil d'État.—M. de La Tour du Pin subit une douloureuse opération.—M. Dupuytren et Mlle Boyer.—IV. Entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers.—Le plan de campagne de l'archevêque de Malines.—L'hôpital improvisé de la Cambre.—Intrigues contre M. de La Tour du Pin.—Irritation de l'Empereur calmée par le sous-lieutenant Loiseau.—M. Casimir de Montrond prisonnier à Ham.—V. Humbert part pour la sous-préfecture de Florence.—Un congé au général Bertrand.—Les 300 livres sterling de M. de Lally.—M. de Chateaubriand et son trio d'adoratrices.—Son premier livre.—Les mémoires de Mme de La Rochejaquelein annotés par l'Empereur.—L'Avocat Patelin aux Tuileries.—VI. Premiers symptômes d'accouchement de Marie-Louise.—Un congé équivoque.—Naissance du Roi de Rome.—Victor Sambuy à la poursuite de 10.000 francs de rente.—L'ondoiement.—Les vieux grognards.—Un enfant qui n'a pas l'air d'être né le matin de ce même jour.
I
Je retournai à Bruxelles après quelques grands dîners de noce très ennuyeux, en particulier chez les quatre témoins, MM. de Talleyrand, de Bassano, Lebrun; j'ai oublié le nom du quatrième. Je partis avec joie pour retrouver mon mari et mes enfants. L'automne et l'hiver s'écoulèrent fort agréablement à Bruxelles. Je donnai deux ou trois beaux bals. Mme de Duras vint passer quinze jours auprès de nous avec ses filles[174]. Je les fis danser et les menai au spectacle, dans une excellente loge de la préfecture. Elles s'amusèrent beaucoup.
La reine Hortense avait traversé Bruxelles au cours du dernier voyage qu'elle fit pour rejoindre son mari pendant quelques jours à Amsterdam. Je la vis à son passage. Elle affectait un ennui sans exemple de la nécessité d'aller remplir ses devoirs de reine.
Je ne me souviens plus si ce fut cette année-là qu'elle reçut à Aix-la-Chapelle la nouvelle de l'accouchement de sa belle-soeur[175], survenu à Milan à 9 heures du matin. On le savait à midi à Paris, à 1 h 30 à Bruxelles, et, par un courrier de la poste à cheval, à 8 heures du soir à Aix-la-Chapelle. Le télégraphe, la vapeur et les chemins de fer ont changé le monde!
C'est vers ce même temps, me semble-t-il, que la fille unique du prince de Solre épousa Fernand de Croy, son cousin. Fernand de Croy était le second fils du duc de Croy, frère aîné du prince de Solre. Le mariage fut célébré au château du Roeulx en grande pompe et avec une splendeur toute aristocratique. Cette belle habitation est située dans les environs de Mons, et hors des confins du département de la Dyle. M. de Solre, que j'avais connu tout jeune, ainsi que ses frères, dans mon enfance, venait souvent à Bruxelles. Aucun membre de la famille ne s'était rapproché du régime impérial. Le duc de Croy, père du nouveau marié, habitait en Westphalie, la petite principauté de Dülmen, où il était souverain. Le duc d'Havré, père de la princesse de Solre et oncle du prince, se trouvait en Angleterre auprès de Louis XVIII. Toute cette famille déplaisait à l'Empereur. Il voulut ou crut les intimider en les persécutant. La noce, célébrée au Roeulx, lui en fournit le prétexte. M. de Solre et tous les siens furent exilés au Roeulx. Cela touchait presque au ridicule, car aucun d'eux n'avait l'intention de s'en absenter. Le duc de Montmorency s'en tira en faisant entrer son fils au service et en acceptant que sa femme devînt dame du palais de la nouvelle Impératrice. M. de Vérac fut fait chambellan. On envoya M. de Caraman en exil en Piémont, où il resta enfermé à Ivrée pendant quelque temps.
N'ayant pas la prétention d'écrire l'histoire, je ne dirai rien du mariage de l'empereur Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise. Je rapporterai seulement ce que ma soeur me raconta de l'arrivée de cette princesse à Compiègne. Elle en avait été témoin oculaire, et pouvait d'ailleurs par son mari, Bertrand, savoir certaines choses que d'autres ignoraient.
L'Empereur se trouvait donc à Compiègne avec les nouvelles dames de l'Impératrice, et dans une impatience sans bornes de voir sa nouvelle épouse. Une petite calèche attendait tout attelée dans la cour du château pour le conduire au-devant d'elle. Lorsque l'avant-courrier parut, Napoléon se précipita dans la calèche et partit à la rencontre de la berline qui contenait cette épouse tant désirée. Les voitures s'arrêtèrent. On ouvrit la portière et Marie-Louise s'apprêtait à descendre, mais son époux ne lui en donna pas le temps. Il monta dans la berline, embrassa sa femme et, ayant repoussé sans façon sa soeur, la reine de Naples, sur le devant de la voiture, il s'assit à côté de Marie-Louise. En arrivant au château, il descendit le premier, lui offrit son bras et la mena dans le salon de service, où toutes les personnes invitées étaient rassemblées. Il faisait déjà nuit. L'Empereur présenta, l'une après l'autre, toutes les dames de la maison, puis les hommes. Cette présentation terminée, il prit l'Impératrice par la main et la conduisit dans son appartement. Chacun crut que la souveraine procédait à sa toilette. On attendit une heure, et l'on commençait à avoir grande envie de souper, lorsque le grand chambellan vint annoncer que leurs Majestés étaient retirées.—Bertrand dit à l'oreille de sa femme: «Ils sont couchés.» La surprise fut grande, mais personne n'en laissa rien voir, et on alla souper.
Ma soeur apprit le lendemain par son mari que Marie-Louise avait présenté à l'Empereur une permission ou déclaration signée de l'archevêque de Vienne, attestant «que le mariage par procureur était suffisant pour que l'on pût se livrer à la consommation sans plus de cérémonie».
Comme mon beau-frère était l'homme le plus véridique, je ne doute pas un moment de l'authenticité de cette particularité.
II
À Bruxelles, on célébra par de grandes réjouissances ce mariage avec une archiduchesse. Les souvenirs de la domination autrichienne étaient loin d'être effacés. La noblesse de Bruxelles, jusqu'alors peu rapprochée du nouveau gouvernement, attirée maintenant par les bonnes façons d'un préfet de la classe aristocratique, trouva le moment favorable pour renoncer à ses anciennes répugnances, qui commençaient à lui peser.
M. de La Tour du Pin forma une garde d'honneur pour faire le service du château de Laeken, lorsqu'il apprit que l'Empereur allait amener la jeune Impératrice dans la capitale des anciennes possessions de son père[176] en Belgique. Cette garde fut uniquement composée de Belges, à l'exclusion de tout employé français. Le marquis de Trazegnies en prit le commandement. On lui adjoignit le marquis d'Assche comme commandant en second. Beaucoup de membres des premières familles de Bruxelles figurèrent dans ses rangs. Les jeunes gens qui se destinaient à une carrière, soit dans l'administration, soit dans le militaire, profitèrent de cette occasion pour se faire connaître. Parmi eux se trouvait le jeune de Liedekerke[177], ainsi que notre pauvre fils Humbert. L'uniforme était fort simple: habit vert avec pantalon amaranthe. C'était un corps à cheval et très bien monté. Ma soeur vint à Bruxelles et logea à la préfecture. Elle assista à un grand dîner que nous donnâmes en l'honneur de cette garde et où les femmes parurent avec des rubans aux couleurs de l'uniforme.
Rien n'est fastidieux comme la description des fêtes. Je laisserai donc de côté le récit du détail des illuminations, des transparents, etc., etc., dont j'aurais d'ailleurs peine moi-même à me souvenir.
L'Empereur arriva pour dîner à Laeken. Le lendemain, il reçut la garde d'honneur et toutes les administrations. Le maire, le duc d'Ursel, lui présenta la municipalité. Le soir, il y eut cercle, et je présentai les dames, que je connaissais presque toutes. Marie-Louise n'adressa à aucune d'elles un mot personnel. Le nom le plus illustre—celui de la duchesse d'Arenberg ou de la comtesse de Mérode, née princesse de Grimberghe, par exemple—ne frappa pas plus son oreille que celui de Mme P…, femme du receveur général.
Après le cercle, on m'appela à l'honneur de jouer avec Sa Majesté. Je crois que ce fut au whist. Le duc d'Ursel me nommait les cartes qu'il fallait jeter sur la table et me prévenait lorsque c'était à moi à donner. Cette espèce de comédie dura une demi-heure. Il me semble que le comte de Mérode était mon partner et M. de Trazegnies celui de l'Impératrice. Après quoi, l'Empereur s'étant retiré dans son cabinet, on se sépara, et je fus charmée de retourner chez moi.
Le lendemain devait avoir lieu un grand bal à l'Hôtel de Ville. Aussi fus-je un peu contrariée lorsqu'on me pria à dîner à Laeken, car je ne voyais pas trop comment je trouverais le moment de changer de toilette ou au moins de robe entre le dîner et le bal. Toutefois le plaisir de voir et d'entendre l'Empereur pendant deux heures était trop grand pour que je ne sentisse pas tout le prix d'une telle invitation. Le duc d'Ursel m'accompagna, et comme il devait ensuite se trouver à l'Hôtel de Ville pour recevoir l'Empereur, je donnai ordre que ma femme de chambre s'y trouvât avec une autre toilette toute prête.
Ce dîner a été une des choses de ma vie dont j'ai conservé le souvenir le plus agréable. Voici quelles étaient les places occupées par les convives, au nombre de huit: l'Empereur: à sa droite, la reine de Westphalie puis le maréchal Berthier, le roi de Westphalie, l'Impératrice, le duc d'Ursel, Mme de Bouillé, enfin moi, à la gauche de l'Empereur. Il me parla, presque tout le temps, sur les fabriques, les dentelles, le prix des journées, la vie des dentellières, puis des monuments, des antiquités, des établissements de charité, du béguinage[178], des moeurs du peuple. Par bonheur, j'étais au courant de tout cela. «Combien gagne une dentellière?» dit-il au duc d'Ursel. Le pauvre homme s'embarrassa un peu en cherchant à exprimer le chiffre en centimes. L'Empereur vit son hésitation, et, s'adressant à moi: «Comment se nomme la monnaie du pays?»—«Un escalin ou soixante-trois centimes,» dis-je.—«Ah! c'est bien,» fit-il.
On ne resta pas plus de trois quarts d'heure à table. En rentrant dans le salon, l'Empereur prit une grande tasse de café et recommença à causer. D'abord sûr la toilette de l'Impératrice, qu'il trouva bien. Puis, s'interrompant, il me demanda si je me trouvais convenablement logée. «Pas mal, lui répondis-je, dans l'appartement de Votre Majesté.»—«Ah! vraiment, dit-il, il a coûté assez cher pour cela. C'est ce coquin de…»—le nom m'échappe—«le secrétaire de M. Pontécoulant, qui l'a fait arranger. Mais la moitié de la dépense a passé dans sa poche, n'en déplaise à mon frère,» ajouta-t-il en se tournant vers le roi de Westphalie, «qui l'a pris à son service, car il aime les fripons.» Et il leva les épaules. Jérôme se préparait à répondre, lorsqu'il s'aperçut que l'Empereur avait déjà abordé un tout autre sujet de conversation. Il avait sauté au duc de Bourgogne[179] et à Louis XI, d'où il descendit assez brusquement à Louis XIV, en disant qu'il n'avait été vraiment grand que dans ses dernières années. Constatant avec quel intérêt je l'écoutais, et surtout que je le comprenais, il retourna à Louis XI, et s'exprima ainsi: «J'ai mon avis sur celui-là, et je sais bien que ce n'est pas l'avis de tout le monde.» Après quelques mots sur les hontes du règne de Louis XV, il prononça le nom de Louis XVI, sur quoi, s'arrêtant avec un air respectueux et triste, il dit: «Ce malheureux prince!»
Puis il parla d'autre chose, se moqua de son frère, qui accueillait en Westphalie le rebut de la population française, et Dieu sait le nombre de mauvaises plaisanteries que Jérôme aurait emboursées si, à ce moment, quelqu'un n'avait dit qu'il faudrait partir pour le bal.
M. d'Ursel et moi, nous nous précipitâmes en voiture, et ses chevaux d'un temps de galop, nous menèrent à l'Hôtel de Ville. Je montai quatre à quatre. Une toilette toute prête m'attendait; je la revêtis, et je pus être rendue dans la salle de bal, ayant changé entièrement de costume, quand l'Empereur arriva.
Il me fit compliment sur ma promptitude et me demanda si je comptais danser. Je répliquai que non, parce que j'avais quarante ans. À quoi il se mit à rire, en disant: «Il y en a bien d'autres qui dansent et qui ne dévoilent pas leur âge comme cela.» Le bal fut beau. Il se prolongea après le souper, où l'on but à la santé de l'Impératrice, avec l'arrière-pensée qu'elle pourrait bien avoir des raisons pour n'avoir pas dansé.
L'Empereur et sa jeune épouse partirent le lendemain matin. Un yacht très orné les transporta jusqu'au bout du canal de Bruxelles, où ils trouvèrent des voitures qui les menèrent à Anvers. En entrant dans le yacht, M. de Le Tour du Pin aperçut le marquis de Trazegnies, commandant de la garde d'honneur. Craignant que l'Empereur ne l'invitât pas à prendre place dans le yacht, où il ne pouvait tenir que peu de monde, il le nomma en ajoutant: «Son ancêtre connétable sous saint Louis.» Ces mots produisirent un effet magique sur l'Empereur, qui appela aussitôt le marquis de Trazegnies et causa longuement avec lui. Peu de temps après, sa femme fut nommée dame du palais. Elle fit semblant d'être fâchée de cette nomination, quoique au fond elle en fût ravie. Mme de Trazegnies est née Maldeghem et sa mère était une demoiselle d'Argenteau.
III
Après ce voyage de l'Empereur, nous reprîmes notre train de vie ordinaire à Bruxelles. L'été se passa à visiter les différentes maisons de campagne où l'on nous invitait à dîner. Nous allâmes à Anvers pour assister au lancement d'un gros vaisseau de soixante-quatorze, l'un des neuf en ce moment sur le chantier. Notre excellent ami, M. Malouet, était à la tête des travaux en sa qualité de préfet maritime. Tous les détails de ces constructions m'intéressaient au dernier point, et ma fille Charlotte, dont l'intelligence précoce et la perspicacité étaient si remarquables, acquérait une foule d'idées et de connaissances nouvelles dont, hélas! elle n'a pas joui longtemps.
Notre fils Humbert se rendit à Paris pour passer son examen. C'était une chose bien imposante pour un jeune homme de vingt ans que de répondre à toute la série de questions que l'on posait. Mais ce l'était bien plus encore lorsque l'Empereur, assis dans un fauteuil et devant qui le patient se tenait debout, prenait la parole et vous demandait des choses tout à fait inattendues. Humbert entendit l'examinateur dire à l'oreille de Napoléon, en le désignant: «C'est un des plus distingués,» et cette bonne parole le réconforta. L'Empereur lui demanda s'il connaissait quelque langue étrangère. À quoi il répondit: «L'anglais et l'italien, comme le français.» Ce fut cette facilité avec laquelle il parlait italien qui décida sa nomination à la sous-préfecture de Florence. Afin d'augmenter le nombre de places disponibles pour les auditeurs, on en envoyait comme sous-préfets dans les chefs-lieux, où les préfets les avaient jusqu'alors suppléés.
Quoique le temps qui s'est écoulé depuis l'époque dont je vais entreprendre le récit ait un peu brouillé mes souvenirs, il me semble que c'est dans l'été de l'année 1809[180] qu'eut lieu la ridicule entreprise des Anglais sur Flessingue et sur Anvers.
M. de la Tour du Pin venait de subir la douloureuse, opération de l'extirpation d'un ganglion qui s'était formé sous la cheville du pied. Depuis bien des années, toutes les fois qu'il heurtait cette petite tumeur, pas plus grosse qu'un pois, il ressentait une vive douleur. Dans les derniers mois, elle avait un peu grossi, ce qui l'exposait par conséquent davantage à en souffrir par le contact avec quelque corps dur. Ayant consulté un mauvais chirurgien de Bruxelles, celui-ci lui ordonna d'appliquer un caustique sur la partie malade, afin de détruire la peau et de rendre ainsi plus facile l'extirpation de la tumeur. Mon mari suivit malheureusement ce conseil. Quelques heures après l'application du caustique, il fut pris de douleurs atroces et une vive inflammation envahit tout le pied. Cela m'inquiétait, et j'envoyai une consultation, écrite par mon excellent médecin, M. Brandner, à ma tante à Paris. Elle la porta elle-même chez M. Boyer, qui la lut avec attention et écrivit en bas, avec une brutale franchise: «Si M. de La Tour du Pin n'est pas opéré d'ici quatre jours, dans huit il faudra lui couper la jambe.»
Cet arrêt terrifia Mme d'Hénin et la décida à expédier à Bruxelles M. Dupuytren, premier élève de M. Boyer. Il arriva à 5 heures du matin, et alla au bain avant de venir à la préfecture. Peu d'instants auparavant, j'avais reçu la lettre de ma tante, m'annonçant l'arrivée du chirurgien et me communiquant la déclaration de M. Boyer.
M. Dupuytren entra, visita la plaie, et comme mon mari lui demandait quand aurait lieu l'opération, il répondit: «Tout de suite.» Puis, après avoir parlé un moment à son aide, il me pria de me retirer, ajoutant que la chose serait bientôt faite. J'allai dans la pièce voisine, et les vingt minutes que dura l'opération me parurent vingt heures. Lorsque M. Dupuytren sortit, il me dit qu'il n'avait jamais fait une opération plus difficile. La sueur ruisselait de son front. Il se retira dans la chambre préparée à son intention et se coucha. Je trouvai mon pauvre mari fort pâle, et notre fils Humbert, qui était resté auprès de son père, plus pâle encore. Cependant le malade ne souffrait pas et s'endormit bientôt paisiblement. Il n'avait pas fermé l'oeil depuis dix jours.
Le soir, je comptai cent louis à M. Dupuytren plus les frais de poste de son voyage, et dix louis à son aide. Je lui donnai, de plus, un joli voile de dentelle, en le priant de l'offrir de ma part à Mlle Boyer, qu'il devait, disait-il, épouser dans quelques jours. Mais le mariage n'eut pas lieu. M. Dupuytren se brouilla avec M. Boyer, son maître et son bienfaiteur, n'épousa pas sa fille et garda mon voile.
IV
M. de La Tour du Pin se remettait à peine de l'opération qu'il venait de subir. Il ne marchait même pas encore, lorsqu'un matin, ou, pour mieux dire, une nuit, un exprès de M. Malouet apporta la nouvelle de l'entrée dans l'Escaut de la flotte anglaise, forte de plusieurs vaisseaux de haut bord et d'une multitude de bâtiments de transport. À la pointe du jour, le télégraphe l'avait apprise à Paris, d'où Napoléon était absent. L'archichancelier Cambacérès mit une grande activité à réunir des troupes. Tous les détachements furent transportés en poste. Il en résulta une activité et un mouvement prodigieux. Les Anglais, au lieu de prendre Anvers et détruire nos arsenaux et nos chantiers, comme cela leur eût été facile, s'amusèrent à assiéger Flessingue. Ils laissèrent ainsi le temps à Bernadotte de rassembler une armée composée de gardes nationales et des garnisons de quelques places. On peut lire les détails de cette ridicule tentative des Anglais dans tous les mémoires du temps. M. de La Tour du Pin n'avait rien à faire avec le militaire. Il réunit cependant toute la garde nationale du département de la Dyle, mais on l'accusa dans la suite d'y avoir mis de la lenteur, comme on le verra plus loin.
Je rapporterai ici une petite anecdote personnelle assez singulière.
Nous étions si animés par l'intérêt qu'inspirait cette expédition, que nous allions presque tous les jours à Anvers. À cette époque, le chemin de fer n'existait pas. Nous avions donc échelonné sur la route, comme relais, trois chevaux de tilbury. L'un d'eux se trouvait à Malines. Nous partions de Bruxelles à 5 heures du matin. À 8 heures nous arrivions à Anvers, où nous déjeunions avec M. Malouet, et à midi nous étions de retour à Bruxelles pour le courrier. Un jour, pendant le trajet, nous prenions une tasse de café chez l'archevêque de Malines, de Pradt, et dans la conversation, qui avait pour objet cette fameuse expédition des Anglais, l'archevêque nous dit: «Ce lord Chatham n'est qu'une bête. Au lieu d'entrer dans l'Escaut, d'où il ne sait plus comment sortir, il aurait dû descendre à Breskens et débarquer ses troupes là où nous n'avions pas un homme à leur opposer. Il aurait alors mis une partie de la Belgique à contribution: à Bruges, à Gand, à Bruxelles, etc.» M. de Pradt n'oublia aucun détail de ce plan de campagne. Il traça la route qu'on aurait dû suivre, stipula les sommes, les argenteries qu'on aurait prises, les églises, les caisses que l'on aurait pu piller, et termina en s'écriant: «Et qu'aurait-il fait, lui, là-bas, au fond de l'Allemagne?» Tout cela, dit sur un ton cavalier et décidé, peu en harmonie avec l'habit ecclésiastique, me parut si comique, qu'en rentrant à Bruxelles je me mis à l'écrire à ma tante, à ce moment à Mouchy, auprès de Mme de Poix. Ma lettre n'arriva pas à destination, et je dirai plus bas ce qu'elle devint.
Les gardes nationales des Vosges et des départements de l'Est, arrivées en poste de leurs montagnes, furent envoyées dans l'île de Walcheren, où bientôt la fièvre les attaqua plus vivement que les Anglais. Au bout de huit jours, les hôpitaux d'Anvers, de Malines, de Bruxelles, regorgèrent de malades. M. de La Tour du Pin en installa un dans le nouveau dépôt de mendicité, qu'on venait d'établir près de Bruxelles, dans l'abbaye de la Cambre. La popularité dont il jouissait dans toutes les classes se montra, en réponse à un appel personnel qu'il adressa au public pour l'engager à contribuer par des dons à l'installation de l'hôpital. En vingt-quatre heures, 300 matelas, 400 paires de draps, etc., furent déposés à la préfecture et transportés de là à la Cambre. Je visitai, quelques jours après, l'hôpital ainsi improvisé. Les malades étaient tous de jeunes conscrits. Dans une salle de cent lits, on ne voyait pas un visage qui eût plus de vingt ans. Le spectacle était affligeant.
Les ennemis de mon mari ne manqueront pas, le général Chambarlhac en tête, de tâcher de le desservir, au retour de l'Empereur, en prétendant que la garde nationale de Bruxelles n'avait pas marché à Anvers par la faute du préfet. M. Malouet venait d'être nommé conseiller d'État, et l'avertit des intrigues que l'on fomentait, contre lui. Le duc de Rovigo, entre autres, poussait au déplacement de M. de La Tour du Pin pour une raison personnelle. Il avait envoyé à Bruxelles Mme Hamelin, célèbre intrigante et femme perdue de moeurs, pour engager M. de La Tour du Pin à négocier le mariage de son beau-frère, M. de Faudoas, avec Mlle de Spangen, depuis Mme Werner de Mérode. Mon mari s'y refusa absolument et mit ainsi obstacle à l'union de cette jeune personne avec un très mauvais sujet. Elle lui en a conservé une vive et durable reconnaissance.
L'Empereur fit une course en Belgique, mais il passa quelques heures seulement à Laeken. Mon mari s'y rendit et demanda une audience particulière. Avant qu'elle n'eût lieu, on annonça le corps de ville et l'état-major de la garde nationale. Napoléon, sur les rapports qui lui avaient été faits, les traita très durement. Le chef de la garde nationale, dont j'ai oublié le nom, chercha à se justifier en attaquant le préfet. Alors un jeune sous-lieutenant de la garde, sortant du groupe des officiers, dit hardiment: «Je demande la permission à Votre Majesté de démentir tout ce que Monsieur vient de dire.» Puis, entrant en matière, il expliqua tout ce qui s'était passé avec une hardiesse et une lucidité dont l'Empereur fut charmé. Il l'écouta jusqu'au bout sans l'interrompre. Quand il eut fini, il le frappa sur l'épaule et dit: «Vous êtes un brave petit homme. Qui êtes-vous?—«Chef du bureau de la garde nationale à la préfecture.»—«Votre nom?»—«Loiseau.» L'Empereur, se retournant alors vers les accusateurs, prononça ces paroles: «Tout ce qu'il a dit est la vérité.» En rentrant dans son cabinet, il fit appeler M. de La Tour du Pin, et l'écouta avec bienveillance, d'irrité qu'il était auparavant.
Le soir même, Loiseau recevait un brevet de sous-lieutenant dans un régiment, et se mettait en route le lendemain pour rejoindre son corps. Le pauvre garçon a pris part depuis à toutes les campagnes. À la dernière, il eut la figure fracassée. Je crois qu'il en est mort.
Je connaissais depuis ma première jeunesse Casimir de Montrond, dont on a tant parlé et si diversement. Sa mère était amie de couvent de ma tante, Mme d'Hénin, et quoique leurs existences fussent bien différentes, elles avaient conservé de l'amitié l'une pour l'autre. M. de La Tour du Pin avait en outre fort protégé le jeune Casimir au moment de son entrée au service. Nos relations avec lui revêtaient donc le caractère d'une véritable cordialité, lorsque nous nous rencontrions de loin en loin. Il venait d'aller à Aix-la-Chapelle pour retrouver la princesse Borghèse avec qui il paraissait être très bien. À son retour, il trouva à Anvers ni plus ni moins que Napoléon. Je ne sais pas ce qui se passa, mais le lendemain, comme nous déjeunions, on me remit un billet de M. de Montrond, ainsi conçu: «Excusez-moi de ne pas venir vous demander une tasse de thé, à cause de deux gendarmes qui veulent bien me conduire au château de Ham.» Mon mari se rendit aussitôt à l'hôtel de Bellevue, où on le gardait étroitement, et le vit monter en voiture pour Ham. On le retint là prisonnier, je crois, près de deux ans. Son ami intime, M. de Talleyrand, ne s'en embarrassa guère.
V
Vers la fin de l'hiver de 1810 à 1811, nous allâmes, M. de La Tour du Pin et moi, passer deux mois à Paris pour y accompagner notre fils Humbert, qui partait pour Florence. Ma soeur Fanny était à Paris avec ses deux enfants, dont le dernier, la petite Hortense, n'avait que trois mois. C'est au retour d'un long voyage fait en Allemagne en compagnie de son mari, le général Bertrand, et au cours duquel elle versa plusieurs fois, qu'elle accoucha. Peu de temps avant ses couches, elle avait passé quelques jours à Bruxelles avec moi. Le général Bertrand accompagnait l'Empereur dans une visite des abords d'Anvers. À un moment donné, il roula avec son cheval au bas d'une digue. L'Empereur lui cria du haut du talus: «Avez-vous la jambe cassée?»—«Non, Sire.»—«Eh! bien, allez chez votre belle-soeur, à Bruxelles. Vous me rejoindrez à Paris.» Ils restèrent chez nous, l'un et l'autre, jusqu'au jour où Fanny, étant déjà dans le neuvième mois de sa grossesse, se décida à partir pour aller accoucher à Paris.
Nous avions laissé à Bruxelles Mme d'Hénin, mes filles[181] et M. de Lally, qui passait pour un prisonnier anglais. Il était très intéressé à ne pas perdre cette qualité, afin de conserver une pension de 300 livres sterling que lui payait, à ce titre, le gouvernement anglais, je n'ai jamais su pourquoi.
Je retrouvai à Paris Mme de Bérenger. Elle logeait dans la maison même où nous avions un appartement. Je la voyais tous les jours, à Bruxelles, lorsqu'elle se trouvait chez son père, le comte de Lannoy. Ce dernier était sénateur. Quand il allait siéger à Paris, sa fille l'accompagnait. Mme de Bérenger, Mme de Levis et Mme de Duras étaient les trois prêtresses du temple où l'on déifiait M. de Chateaubriand. Il se laissait flatter, aimer, admirer etc., par ces trois femmes avec une exagération dont le spectacle me paraissait véritablement burlesque. Également jalouses l'une de l'autre, sous les apparences d'une intime amitié, elles ne perdaient pas une occasion de se déprécier réciproquement aux yeux du dieu qui avalait leur encens avec une rare complaisance.
Mon séjour à Paris donna à deux d'entre elles, Mmes de Duras et de Bérenger, l'espoir que j'accepterais de les éclairer mutuellement sur la dose de soins que le grand homme accordait à l'autre. Mais elles n'obtinrent rien de ma discrétion.
Mme de Duras me trouva un matin lisant un volume que M. de Narbonne m'avait prêté. C'était le tout premier ouvrage[182] de M. de Chateaubriand, écrit à son retour d'Amérique, dans des idées révolutionnaires et irréligieuses très accentuées. Il l'avait publié en Angleterre à très peu d'exemplaires et avait ensuite fait tout son possible pour les retrouver et les brûler. On ne connaissait pas l'ouvrage à Paris, et l'exemplaire que je lisais était peut-être le seul qui y fût parvenu. Mme de Duras, en apprenant ce que je lisais, se jeta sur moi comme une lionne pour m'arracher le livre. Je m'assis dessus, et elle ne put parvenir à s'en emparer par la force. Ma pauvre amie se mit alors à mes genoux et me conjura, en versant des larmes, de lui donner le volume. Je résistai à ses instances, et elle me quitta furieuse et désespérée. On aurait dit une vraie scène de mélodrame.
Une autre de mes lectures fut aussi bien curieuse et intéressante. C'était celle des Mémoires[183] de Mme de La Rochejaquelein. Elle avait confié son manuscrit à M. de Talleyrand pour le remettre à Napoléon, qui désirait le lire. Par une sorte de défiance du duc de Rovigo, alors ministre de la police, M. de Talleyrand ne voulut pas se dessaisir du manuscrit original et en dicta lui-même le texte à un secrétaire, et c'est cette copie remise à l'Empereur, et annotée par celui-ci au crayon, qu'il me prêta[184]. On y voyait tantôt des phrases soulignées, tantôt des points d'exclamation à la marge, des: «Bien!… beau!… superbe!… oh! oh!… héros de l'Arioste!… etc.» On s'imaginait volontiers que le vers: «Si je n'étais César…[185]» était venu à la pensée du souverain. Je ne saurais dire l'intérêt que cette lecture eut pour moi.
Mon cher Humbert partit pour Florence. Ce départ, prologue d'une longue absence, me fut bien sensible. Vous possédez, cher Aymar[186], les trois cent cinquante lettres qu'il m'a écrites dans sa trop courte vie. J'étais son amie autant que sa mère. Son éloignement me causa une douleur que chacune de ses lettres renouvelait. Aussi désirais-je vivement retourner tout de suite à Bruxelles. Mais mon mari trouvait convenable de ne pas quitter Paris avant les couches de l'Impératrice, attendues d'un moment à l'autre.
Un soir, on me pria au spectacle donné aux Tuileries, dans une petite galerie où avait été construit un théâtre. On se réunissait dans le salon de l'Impératrice. L'Empereur vint droit à moi. Avec une extrême bienveillance, il me parla d'abord de mon fils[187], puis s'écria sur la simplicité de ma robe, sur mon bon goût, sur mon air si distingué, et cela à la grande surprise de quelques dames couvertes de diamants, qui se demandaient quelle pouvait bien être cette nouvelle venue. En entrant dans la galerie, on me plaça sur une banquette très rapprochée de l'Empereur. Des acteurs admirables jouèrent L'Avocat Patelin[188]. La pièce, très comique, amusa singulièrement Napoléon. Il riait aux éclats. La présence du grand homme ne m'empêcha pas d'en faire autant. Cela lui plut beaucoup, comme il le dit après, en se raillant des dames qui avaient cru devoir garder leur sérieux.
On considérait comme une grande faveur d'être invité à ce spectacle.
Cinquante femmes au plus y assistaient.
VI
Enfin, l'Impératrice commença à souffrir dans la soirée du 19 mars. Mme de Trazegnies, à ce moment à Paris, se rendit aux Tuileries et y passa la nuit avec tout le service, les grands dignitaires, etc. Le lendemain, vers 8 ou 9 heures, je courus chez elle, rue de Grenelle, à quatre portes de nous. Nous causions, M. de. La Tour du Pin et moi, avec M. de Trazegnies, qui avait été aux nouvelles aux Tuileries, quand arriva sa femme, aussitôt assaillie par nos questions. Grosse elle-même elle était harassée. Elle nous raconta que l'Empereur était entré dans le salon de service où elle se trouvait avec ses compagnes, et leur avait dit: «Mesdames, vous pouvez aller chez vous deux ou trois heures. Le travail de l'Impératrice est suspendu. Elle s'est endormie, et Dubois[189] annonce qu'elle accouchera vers midi seulement.» Sur cela chacun s'en fut de son côté. Mme de Trazegnies venait déjà de détacher son manteau—car on était en habit de cour—lorsque le premier coup de canon des Invalides se fit entendre. Aussitôt elle redescendit au plus vite et remonta dans sa voiture. Nous allâmes dans la rue. Les voitures étaient arrêtées. Les marchands sur le seuil de leurs boutiques, les habitants aux fenêtres, comptaient les coups. On entendait ces mots à demi-voix: «Trois, quatre, cinq, etc.» Une minute à peu près s'écoulait entre chaque coup. Après le vingtième, il y eut un silence profond. Mais, au vingt et unième, des cris spontanés et très naturels de: «Vive l'Empereur!» éclatèrent. Quelques instants plus lard, nous fûmes témoin de l'accident arrivé à Victor Sambuy, dont le cheval s'abattit en tournant dans la rue Hillerin-Bertin. Il était premier page, et chargé de porter au Sénat la nouvelle de la naissance du roi de Rome, mission qui devait lui valoir 10,000 francs de rente. Comme il descendait le pont Royal, voyant la rue du Bac embarrassée, il crut bien faire en prenant le plus long. Sa chute lui donna une terrible secousse; mais il ne perdit pas connaissance et put dire: «Remettez-moi à cheval.» Puis il but un verre d'eau-de-vie et se remit au galop à la poursuite de ses 10,000 francs.
Le soir, je dînai chez ma soeur[190], où l'on vint nous dire que le nouveau-né serait ondoyé à 9 heures et que les dames présentées pouvaient assister à la cérémonie.
Nous y allâmes, Mme Dillon, ma soeur et moi. On nous fit entrer par le pavillon de Flore et traverser tout l'appartement jusqu'à la salle des Maréchaux. Les salons étaient pleins de tout le monde de l'Empire, hommes et femmes. On se pressa pour tâcher d'être sur le bord du passage, maintenu libre par des huissiers, où devait défiler le cortège pour descendre à la chapelle. Nous avions savamment manoeuvré pour nous trouver sur le palier de l'escalier et pouvoir nous mettre à la suite du nouveau-né. Nous jouissions, de ce point, du spectacle incomparable donné par les vieux grognards de la vieille garde, rangés en faction un sur chaque marche et tous la poitrine décorée de la croix. Tout mouvement leur était interdit, mais une vive émotion se peignait sur leurs mâles visages, et je vis des larmes de joie couler de leurs yeux. L'Empereur parut à coté de Mme de Montesquiou, qui portait l'enfant[191] à visage découvert, sur un coussin de satin blanc couvert de dentelles. J'eus le temps de le bien voir, et la conviction m'est toujours restée que cet enfant-là n'était pas né le matin. C'est un mystère bien inutile à éclaircir, puisque celui qui en est l'objet a fourni une aussi courte carrière. Mais j'en fus troublée et préoccupée, sans assurément en faire part à personne, si ce n'est à mon mari.
CHAPITRE XIV
I. Louis Napoléon abandonne le trône de Hollande. L'administration de M. de Celles.—Le conseiller d'État Réal offusqué par le salon de Mme de La Tour du Pin.—Marie-Louise à Laeken.—Grande animosité de M. de Pradt.—Le commissaire de police Bellemare.—Les prêtres non concordataires.—II. Débuts de la campagne de Russie. Mouvements de troupes et réquisitions.—La précaution du géographe Lapic.—Les deux Robiano.—Mlle Charlotte de La Tour du Pin.—M. de Liedekerke fait demander sa main.—Humbert est nommé sons-préfet de Sens.—III. Destitution du préfet de Bruxelles.—Mme de La Tour du Pin part pour Paris.—La demande d'audience.—Conversation avec l'Empereur.—Surprise de M. de Montalivet.—M. de La Tour du Pin nommé préfet d'Amiens.—Au cercle de la cour.—L'amabilité de Napoléon.—IV. Les derniers jours passés à Bruxelles.—Regrets de la population.—Mariage de Mlle Charlotte de La Tour du Pin.—Un beau trait de M. de Chambeau.
I
Peu de jours après, nous retournâmes à Bruxelles, où l'Empereur s'annonça pour le printemps. Son frère Louis avait déserté le trône de Hollande, où la main de fer de Napoléon l'empêchait de faire le bien qu'il entrait dans ses intentions de réaliser. Il a laissé dans ce pays, comme je le tiens du roi Guillaume[192] lui-même, un souvenir très honorable. On appréciait tout autrement l'administration de M. de Celles, gendre de Mme de Valence, dont la mémoire là-bas est restée en horreur. L'Empereur le plaça comme préfet à Amsterdam, où il fit tout le mal dont un homme, joignant l'esprit à la méchanceté, est capable quand il est sans principes.
Ce fut vers le printemps de cette année 1811, autant que je m'en souviens, que nous eûmes la visite, toujours redoutée des préfets, d'un conseiller d'État en mission, espèce d'espion d'une catégorie relevée, décidé à trouver des torts même chez ceux qu'il ne pouvait s'empêcher d'estimer. M. Réal tomba en partage à M. de La Tour du Pin, qui reconnut, dès sa première visite, qu'il tâcherait de lui faire tout le mal possible. Nous lui donnâmes, pendant son séjour, un dîner suivi d'une réception. J'avais dit aux dames qui me témoignaient de la bienveillance qu'elles me feraient plaisir en venant passer la soirée chez nous. En rentrant après le dîner, dans le grand salon, nous y trouvâmes réunies les personnes les plus distinguées—femmes et hommes—de la société de Bruxelles. M. Réal fut stupéfait des noms, des manières, des parures. Il ne put se contenir et dit à M. de La Tour du Pin:—«Monsieur, voilà un salon qui m'offusque terriblement.» À quoi mon mari répondit: «J'en suis fâché; mais heureusement il ne fait pas le même effet à l'Empereur.»
Napoléon vint en Belgique vers la fin de l'été avec l'Impératrice. Il ne s'arrêta pas à Bruxelles. Mais, comme Marie-Louise continuait à être très souffrante depuis ses couches, il la laissa au château de Laeken[193]. On nous invita à y venir tous les jours passer la soirée et jouer au loto. Cela dura environ une semaine, et fut très ennuyeux. L'Impératrice se montra d'une insipidité dont elle ne se départit pas. Chaque jour, elle me disait la même chose, en me donnants son pouls à tâter: «Croyez-vous que j'aie la fièvre?» Je lui répondais invariablement: «Madame, je ne m'y connais pas.» Quelques hommes se trouvaient là pour causer un peu pendant qu'on prenait le thé, entre autre le maréchal Mortier, M. de Béarn. Le duc d'Ursel, en sa qualité de maire, était chargé de proposer les promenades du matin, selon le temps. Marie-Louise, un jour qu'elle visitait le musée, avait eu l'air de remarquer un beau portait de son illustre grandmère Marie-Thérèse. Le duc d'Ursel lui proposa de le placer à Laeken, dans son salon. Mais elle répondait: «Ah! pour cela, non; le cadre est trop vieux.» Une autre fois, il lui indiqua, comme but de promenade intéressante, la partie de la forêt de Soignes connue sous le nom de pèlerinage de l'archiduchesse Isabelle, dont la sainteté et la bonté sont restées dans le coeur du peuple. Elle répliqua qu'elle n'aimait pas les bois. En somme, cette femme insignifiante, si indigne du grand homme dont elle partageait la destinée, semblait prendre à tâche de désobliger, autant qu'il était en son pouvoir, ces Belges dont les coeurs étaient si disposés à l'aimer. Je ne l'ai plus revue que détrônée, mais toujours aussi dépourvue d'esprit.
M. de Talleyrand vint, dans l'été de 1811, présider le collège électoral appelé à élire un sénateur et deux députés au Corps législatif. Du moins, il me semble que c'était cela, car je brouille un peu dans ma tête les diverses constitutions. Il arriva avec un grand train de maison et donna plusieurs dîners dans le bel appartement de l'hôtel d'Arenberg, mis à sa disposition par le duc, l'aveugle. On le retrouva, dans cette occasion, avec toutes ses grandes et charmantes manières. Elles contrastaient d'une façon bien comique avec celles de l'archevêque de Malines, qui avait l'air de Scapin en soutane violette.
L'Empereur, à son dernier passage à Malines, avait interpellé devant tout le monde M. de Pradt sur le plan de campagne qu'il avait imaginé pour remplacer celui de lord Chatham. Cela confirma M. de Pradt dans la pensée que j'étais coupable de l'avoir dénoncé à la suite du déjeuner[184] qu'il nous offrit chez lui, à Malines, un matin, à mon mari et à moi, pendant l'expédition des Anglais à l'île de Walcheren, déjeuner au cours duquel il nous développa avec détail ce plan.
L'Empereur aimait que chacun fît son métier. Aussi ne manqua-t-il pas de se moquer impitoyablement du projet d'invasion archiépiscopal. M. de Pradt me prit donc en horreur. Il en parla à M. de Talleyrand qui, de son côté, se railla et de lui et de son idée de mon espionnage. Cette plaisanterie dura pendant les quatre jours de la représentation du prince vice-grand Électeur—titre, je crois, des fonctions attribuées à M. de Talleyrand. Cela contribua à exaspérer l'archevêque et acheva de l'aigrir, non pas seulement contre moi, la chose m'eût été assez indifférente, mais également contre mon mari. Aussi mit-il le plus grand acharnement à lui nuire, et je ne pense pas me tromper en attribuant aux efforts de M. de Pradt et à ceux du commissaire général de police Bellemare, la destitution de M. de La Tour du Pin. Quoi qu'il en soit, ils étaient capables l'un et l'autre d'en être la cause. Bellemare, commissaire général de police dans les départements belges limitrophes de celui de la Dyle, n'était jamais parvenu, en dépit de toutes ses instances, à englober ce dernier dans sa juridiction. Il s'entendait parfaitement avec l'archevêque pour faire arrêter les prêtres peu attachés au gouvernement et qui refusaient de reconnaître le concordat. Plusieurs avaient déjà été transférés dans les prisons du château de Ham. On racontait qu'un jour Bellemare réclamait à l'archevêque quelques-uns des prêtres réfugiés dans son diocèse. Celui-ci lui répondit: «Vous en voulez huit? Je vous en donnerai quarante-cinq.» Le chef de ces prêtres, nommé Steevens, leur conseil et leur appui, se cachait dans le département de la Dyle où, il faut en convenir, M. de La Tour du Pin ne le cherchait pas fort activement. Il n'eût pas manqué de le faire cependant, s'il avait estimé que tel était son devoir, mais ces persécutions lui paraissaient de nature à nuire au gouvernement, au lieu de le servir.
II
Vers le milieu du printemps, en 1812, nous commençâmes à voir passer des troupes en route pour l'Allemagne. Plusieurs régiments de la jeune garde vinrent à Bruxelles et y séjournèrent. D'autres ne faisaient que traverser la ville en poste. Des instructions arrivaient prescrivant de rassembler des chariots de fermiers attelés de quatre chevaux. Parfois on recevait l'ordre le matin seulement, et il fallait que le soir même quatre-vingts ou cent chariots fussent rassemblés, pourvus de fourrages pour deux jours. Les gendarmes galopaient dans tous les sens pour avertir les fermiers. Ceux-ci, obligés de quitter leurs charrues, leurs travaux, étaient de fort mauvaise humeur. Mais qui aurait osé résister? La pensée n'en serait venue à personne, depuis Bayonne jusqu'à Hambourg. Nous donnâmes quelques collations solides à des corps d'officiers qui arrivaient à 10 heures du soir pour repartir à minuit. Sans doute, bien peu de ces braves gens seront revenus de cette funeste campagne.
On était peu préparé à la pensée que l'armée française pût aller à Moscou. Aussi, lorsque M. de La Tour du Pin, à son retour d'un voyage de quelques jours à Paris, rapporta une belle carte d'Allemagne, de Pologne et de Russie, nous nous étonnâmes que Lapic eût ajouté sur la marge un petit carré de papier où était Moscou. La carte n'allait pas jusqu'au méridien de cette ville, et lorsque, attachée sur la tenture du salon, on l'examinait, chacun ne manquait pas de prétendre que cette précaution du géographe semblait bien inutile. C'était un pronostic!
Pendant la courte absence de mon mari, j'eus l'occasion d'appliquer une certaine décision subite qui m'a réussi plusieurs fois dans la vie. Un matin, avant déjeuner, je vis entrer, pâle, tout troublé, le conseiller de préfecture remplissant les fonctions de préfet par intérim. Il tenait dans la main trois ou quatre nominations de sous-lieutenants et d'auditeurs. Parmi elles, entre autres, s'en trouvait une pour chacun des deux messieurs de Robiano: pour le cadet, celle de sous-lieutenant dans un régiment partant pour l'année, et pour son frère aîné, celle d'auditeur. Le sous-lieutenant était marié et avait deux jeunes enfants. Quelle désolation dans cette famille. Sans perdre un instant, je pris mon parti. Je courus chez la mère Robiano, je lui apprends cette funeste nouvelle, et je lui dis: «Il est 9 heures; partez à midi pour Paris avec votre belle-fille. Allez trouver M. de La Tour du Pin. Que votre fils aîné vous accompagne; qu'il accepte la nomination de sous-lieutenant pour que son frère reste.» La pauvre femme n'avait pas bougé de Bruxelles depuis quarante ans. La jeune Mme de Robiano se rangea de mon avis, et à midi toutes deux se mettaient en route. Elles obtinrent que le jeune père de deux garçons resterait dans sa famille. Combien ces pauvres femmes m'ont souvent remerciée depuis de la détermination que je les avais amenées à prendre.
Pendant les derniers mois de cette même année, le jeune de Liedekerke[195] faisait une cour assidue à ma fille aînée Charlotte. Âgée, à cette époque, de seize ans, elle était très grande, et, sans être jolie, avait l'air éminemment distingué. C'était une noble demoiselle dans toute l'acception du terme. Son esprit à la fois vif et raisonnable, sa compréhension, sa mémoire, avaient été au-devant du maternel intérêt avec lequel je m'étais consacrée à son éducation. Quoique déjà fort instruite, sa passion d'apprendre la dominait à un tel point qu'il fallait lui ôter ses livres et lui enlever le moyen d'avoir de la lumière la nuit, sans quoi elle aurait lu ou écrit jusqu'au jour. Cependant on ne pouvait lui reprocher aucune pédanterie, aucune prétention. Elle était gaie, originale sans être moqueuse. Les qualités de son coeur surpassaient encore celles de son esprit. Charitable par religion, serviable pour tous, elle ne laissait échapper aucune occasion d'être utile. Ses manières, étaient si aimables et si séduisantes qu'on ne lui en voulait pas de sa supériorité.
Le jeune Liedekerke, inspiré par un entraînement du coeur associé à un certain esprit de calcul, comprit que Mlle de La Tour du Pin, avec ses agréments personnels, son nom et ses alliances, quoique sans fortune, convenait mieux à sa propre aisance que quelque bonne Belge bien riche et bien obscure. Il déclara à ses parents qu'il n'aurait jamais d'autre femme que ma fille. Son père[196] souleva quelques objections. Mais sa mère, dans l'espoir que la carrière politique de son fils serait favorisée par un mariage qui le sortirait de son pays, obtint le consentement de son mari. Le premier de l'an 1813, à 10 heures du matin, on m'annonça Mme de Liedekerke[197]. Elle me demanda ma fille pour son fils. J'étais préparée à cette demande, que je reçus et que j'accordai avec bonheur. Mme de Liedekerke voulut voir ma fille, qu'elle embrassa, et il fut convenu que dans six semaines le mariage se ferait. Nous ne donnâmes que 2.000 francs de rente à Charlotte, et ma tante, Mme d'Hénin, pourvut au trousseau.
Ma fille Cécile se trouvait au couvent des dames de Berlaimont depuis six mois pour faire sa première communion. Je lui promis de la reprendre le jour du mariage de sa soeur, et dans le même temps nous reçûmes la nouvelle qu'Humbert, alors sous-préfet à Florence, venait d'être nommé sous-préfet de Sens, département de l'Yonne. Cette nouvelle mit le comble à notre satisfaction. Nous ne nous attendions guère à la catastrophe qui nous allait atteindre.
III
M. de La Tour du Pin était allé à Nivelles assister au tirage de la conscription ou, pour mieux dire, à une nouvelle levée d'hommes nécessitée par la continuation de la guerre que l'Empereur avait entreprise. Je me trouvais seule chez moi avant le déjeuner, lorsque je vis entrer le secrétaire général de la préfecture, la figure renversée, qui m'apprit que le courrier de Paris venait d'apporter la destitution de mon mari et son remplacement par M. d'Houdetot, préfet de Gand.
Cette nouvelle m'atteignit comme un coup de foudre, car j'y vis, dans le premier moment, une cause de rupture pour le mariage de ma fille. Cependant, je résolus de ne pas céder sans combattre, et me décidai, sans attendre M. de La Tour du Pin, à qui j'envoyai un courrier, de partir sur l'heure pour Paris. Je dois à M. de Liedekerke[198] de déclarer qu'il monta chez moi avec un empressement, et une chaleur qui doivent le surprendre maintenant, s'il se rappelle cette circonstance, pour me conjurer, de ne rien changer à nos projets.
Je laissai ma tante et Mme de Maurville emballer tout ce qui nous appartenait dans la préfecture, et à 4 heures je me mettais en route pour Paris. J'avais eu tant de choses à faire et à régler, en deux heures, que j'étais déjà fatiguée lorsque je partis. La nuit passée dans une mauvaise chaise de poste et l'anxiété causée par notre nouvelle position, me causèrent une fièvre assez forte, avec laquelle j'arrivai à Paris à 10 heures du soir, le lendemain. Je descendis chez Mme de Duras, que je trouvai sortie. Ses filles venaient de se coucher. Elles se levèrent et envoyèrent chercher leur mère. Celle-ci, en rentrant, me trouva couchée sur son canapé, exténuée de fatigue. La place lui faisait défaut pour me loger. Mais elle avait les clefs de l'appartement du chevalier de Thuisy, notre ami commun. Ma femme de chambre et le domestique qui m'avaient suivie, allèrent m'y préparer un lit, dans lequel je me réfugiai aussitôt, sans y trouver le repos dont j'avais un grand besoin. Mme de Duras vint le lendemain de bonne heure avec Auvity[199], qu'elle avait envoyé chercher. Il me trouva encore beaucoup de fièvre. Mais je lui déclarai qu'il fallait me remettre sur pied coûte que coûte et que je devais être en état de me rendre Versailles avant le soir. Il me donna alors une potion calmante qui me fit dormir jusqu'à 5 heures. Je ne sais dans quel état de santé je me trouvais. En tout cas, je ne m'en occupai guère.
Je fis venir une voiture de remise, et, vêtue d'une toilette fort élégante, j'allai chercher Mme de Duras. Nous partîmes ensemble pour Versailles. L'Empereur était à Trianon. Nous descendîmes dans une auberge, rue de l'Orangerie, où on nous installa ensemble dans un appartement. J'ouvris aussitôt mon écritoire. Mme de Duras, à qui j'avais confié seulement mon désir d'avoir une audience de Sa Majesté, me voyant prendre une belle grande feuille de papier, puis copier un brouillon que j'avais retiré de mon portefeuille, me dit: «À qui écrivez-vous donc?»—«À qui? répliquai-je, mais à l'Empereur apparemment. Je n'aime pas les petits moyens.»
La lettre écrite et cachetée, nous remontâmes en voiture pour aller la porter à Trianon. Là, je demandai le chambellan de service. J'avais pris la précaution de préparer pour lui un petit billet. Le bonheur voulut que ce fût Adrien de Mun, qui était fort de mes amis. Il s'approcha de la voiture et me promit qu'à 10 heures, quand l'Empereur viendrait au thé de l'Impératrice, il lui remettrait ma lettre. Il tint sa promesse, et fut aussi satisfait que surpris quand, en regardant l'adresse, Napoléon dit, se parlant à lui-même: «Mme de La Tour du Pin écrit fort bien. Ce n'est pas la première fois que je vois son écriture.» Ces paroles confirmèrent mes soupçons que certaine lettre, écrite à Mme d'Hénin, qui ne la reçut jamais, et dans laquelle je lui racontais, assez plaisamment, le plan de campagne imaginé par l'archevêque de Malines pour remplacer celui de lord Chatham, avait été saisie avant d'arriver à destination[200].
Après notre course à Trianon, nous revînmes à notre hôtel. Vers 10 heures du soir, comme nous étions, Claire et moi, à discuter si j'aurais mon audience oui ou non, le garçon de l'auberge, qui jusqu'alors nous considérait comme de simples mortelles, ouvrit la porte tout effaré et s'écria:
«—De la part de l'Empereur!»
Au même moment, un homme fort galonné entrait en disant:
«—Sa Majesté attend Mme de La Tour du Pin demain à 10 heures du matin.»
Cette heureuse nouvelle ne troubla pas mon sommeil, et le lendemain matin, après avoir avalé un grand bol de café que Claire avait fabriqué de ses propres mains, pour me réveiller l'esprit, disait-elle, je partis pour Trianon. On me fit attendre dix minutes dans le salon qui précédait celui où Napoléon recevait. Personne ne s'y trouvait, ce dont je fus bien aise, car j'avais besoin de ce moment de solitude pour fixer le cours de mes pensées. C'était un événement assez important dans la vie qu'une conversation en tête à tête avec cet homme extraordinaire, et cependant je déclare ici dans toute la vérité de mon coeur, peut-être avec orgueil, que je ne me sentais pas le moindre embarras.
La porte s'ouvrit; l'huissier, par un geste, me fit signe d'entrer, puis en referma les deux battants sur moi. Je me trouvai en présence de Napoléon. Il s'avança à ma rencontre et dit d'un air assez gracieux:
«—Madame, je crains que vous ne soyez bien mécontente de moi.»
Je m'inclinai en signe d'assentiment, et la conversation commença. Je ne saurais au bout de tant d'années, ayant perdu la relation que j'avais écrite de cette longue audience, qui dura cinquante-neuf minutes à la pendule, me souvenir de tous les détails de l'entretien. L'Empereur chercha, en résumé, à me prouver qu'il avait dû agir comme il l'avait fait. Alors, je lui peignis en peu de mots l'état de la société de Bruxelles, la considération que mon mari y avait acquise, à l'encontre de tous les préfets précédents, la visite de Réal, la sottise du général Chambarlhac et de sa femme, religieuse défroquée, etc… Tout cela fut débité rapidement, et, comme j'étais encouragée par des airs d'approbation, je finis par annoncer à l'Empereur que ma fille allait épouser un des plus grands seigneurs de Bruxelles. Sur ce, il m'interrompit, posa sa belle main sur mon bras, et me dit:
«—J'espère que cela ne fera pas manquer le mariage, et, dans ce cas, vous ne devriez pas le regretter.»
Puis tout en parcourant de long en large ce grand salon où je le suivais en marchant à ses côtés, il prononça ces paroles—c'est la seule fois peut-être qu'il les ait proférées dans sa vie, et le privilège m'était réservé de les entendre:
«—J'ai eu tort. Mais comment faire?»
Je répliquai:
«—Votre Majesté peut le réparer.»
Alors il passa la main sur son front, et dit:
«—Ah! il y a un travail sur les préfectures; le Ministre de l'Intérieur vient ce soir.»
Il nomma ensuite quatre ou cinq noms de départements, et ajouta:
«—Il y a Amiens. Cela vous conviendrait-il?»
Je répondis sans hésiter:
«—Parfaitement, Sire.»
«—Dans ce cas, c'est fait, dit-il. Vous pouvez aller l'apprendre à
Montalivet.»
Et avec ce charmant sourire dont on a tant parlé:
«—À présent, m'avez-vous pardonné?»
Je lui répondis de mon meilleur air:
«—J'ai besoin aussi que Votre Majesté me pardonne de lui avoir parlé si librement.»
«—Oh! vous avez très bien fait.»
Je lui fis la révérence, et il s'approcha de la porte pour me l'ouvrir lui-même.
Je retrouvai, en sortant, Adrien de Mun et Juste de Noailles, qui me demandèrent si j'avais arrangé mes affaires. Je leur répondis seulement que l'Empereur avait été très aimable pour moi. Sans perdre de temps, je remontai en voiture, et prenant Mme de Duras qui, ne pouvant maîtriser son impatience, était venue m'attendre dans l'allée de Trianon, nous retournâmes à Paris.
Après avoir déposé Mme de Duras à sa porte, j'allai chez M. de Montalivet, où j'arrivai vers 2 heures et demie. Il me reçut avec amitié, d'un air fort triste, en me disant: «Ah! je n'ai rien pu empêcher. L'Empereur est très monté contre votre mari. On lui a fait mille contes. On prétend que l'on va chez vous comme à la cour.» Dans le but de m'amuser un peu de lui, je répondis: «Mais ne serait-il pas possible de replacer mon mari?»—«Oh! fit-il, je n'oserais jamais proposer une chose semblable à l'Empereur. Quand il est indisposé, justement ou injustement, contre quelqu'un, on a de la peine à le faire revenir.»—«Eh! bien,» répliquai-je d'un air un peu cafard, «il faut baisser la tête. Cependant, lorsque vous irez ce soir à Trianon pour présenter à signer les quatre nominations de préfet…»—«Mais, d'où savez-vous cela?» s'écria-t-il avec emportement. Sans avoir l'air de le comprendre, j'ajoutai: «Vous proposerez M. de La Tour du Pin pour la préfecture d'Amiens.» Il me regarda avec stupéfaction, et je repris tout simplement: «L'Empereur m'a chargée de vous le dire.» M. de Montalivet poussa un cri, me prit les mains avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et en même temps, me regardant des pieds à la tête: «Vraiment, dit-il, j'aurais dû deviner que cette jolie toilette-là, le matin, ne m'était pas destinée.»
La nomination de M. de La Tour du Pin parut le soir même dans le Moniteur, et je reçus les compliments des gens de ma connaissance, qu'avait affligés la nouvelle de sa disgrâce. Dans le fait, cette destitution fut un bonheur pour mon mari, comme on le verra plus tard.
Je restai quelques jours à Paris, où j'attendis le comte de Liedekerke et M. de La Tour du Pin, qui vinrent m'y retrouver pour la signature du contrat de mariage de nos enfants. À cette époque, il y eut un cercle à la cour, et j'y allai avec Mme de Mun. J'étais mise fort simplement, sans un seul bijou, contrairement aux habitudes des dames de l'Empire, qui en étaient couvertes, et je me trouvai placée au rang de derrière, dans la salle du Trône, dépassant de la tête deux petites femmes qui se mirent, sans compliment, devant moi. L'Empereur entra, il parcourut des yeux ces trois rangs de dames, parla à quelques-unes d'un air assez distrait, puis, m'ayant aperçue, il sourit de ce sourire que tous les historiens ont tâché de décrire et qui était véritablement remarquable par le contraste qu'il présentait avec l'expression toujours sérieuse et parfois même dure de la physionomie. Mais la surprise de mes voisines fut grande quand Napoléon, tout en souriant, m'adressa ces mots: «Êtes-vous contente de moi, Madame?» Les personnes qui m'entouraient s'écartèrent alors à droite et à gauche, et je me trouvai, sans savoir comment, sur le rang de devant. Je remerciai l'Empereur avec un accent très sincèrement reconnaissant. Après quelques mots fort aimables, il s'éloigna. C'est la dernière fois que j'ai vu ce grand homme.
IV
Je repartis pour Bruxelles, où je désirais vivement retrouver mes enfants et où j'avais d'ailleurs mille choses à faire. M. de La Tour du Pin passa par Amiens pour préparer notre installation. Il vint ensuite me rejoindre, avec mon cher Humbert, de retour de Florence, et qui avait reçu à Paris sa nomination à la sous-préfecture de Sens. Qui aurait prévu, à ce moment, que dix mois plus tard, il en serait chassé par les Wurtembergeois.
Lorsque M. de La Tour du Pin arriva de Bruxelles, dans les derniers jours de mars, il me trouva établie avec mes enfants chez le marquis de Trazegnies, qui nous avait offert une bonne et cordiale hospitalité. M. d'Houdetot avait annoncé, sans délicatesse, qu'il prendrait possession de la préfecture le surlendemain même du jour de mon retour à Bruxelles. Je désirais qu'il ne trouvât aucun vestige de notre séjour de cinq ans dans la maison qu'il allait habiter. Tout ce qui nous appartenait était emballé et parti. Quant au mobilier de la préfecture, chaque objet avait été remis à la place désignée par l'inventaire. Rien ne manquait. M. d'Houdetot prit de l'humeur de cette exactitude, et fut plus sensible encore aux regrets que toutes les classes exprimaient hautement du déplacement de M. de La Tour du Pin. Il chercha un prétexte pour retourner à Gand et y demeurer jusqu'après notre départ, fixé au 2 avril. Ma fille devait se marier le 1er[201]. Mon mari pouvait dire, comme Guzman[202]:
J'étais maître en ces lieux, seul j'y commande encore.
Il fit donc venir le chef de la police, M. Malaise, et l'engagea à empêcher qu'il n'y eût quelque manifestation trop prononcée de la part du peuple lors du mariage de notre fille. Le maire, le duc d'Ursel, fixa dans le même but une heure avancée de la soirée, 10 heures et demie, pour le mariage à la municipalité. Cela n'empêcha pas le peuple de se porter en foule dans toutes les rues où nous devions passer et à l'Hôtel de Ville, brillamment illuminé. On n'entendait que des phrases de regret et de bienveillance à l'adresse de M. de La Tour du Pin. Lorsque nous revînmes, après le mariage à l'Hôtel de Ville, chez Mme de Trazegnies, nous trouvâmes tous les salons du rez-de-chaussée éclairés, et établie dans la rue, sous les fenêtres, pour nous donner une sérénade, une troupe nombreuse composée de tous les musiciens de la ville. Mon mari fut, comme de raison, fort sensible à ces manifestations de la bienveillance publique.
Le lendemain, ma fille se maria dans la chapelle particulière du duc d'Ursel. Après un beau déjeuner de parents et d'amis, elle partit avec son mari pour Noisy[203], où son beau-père l'avait précédée de quelques heures. Je la conduisis jusqu'à Tirlemont. Ce fut une cruelle séparation. Il fallait cependant que je parusse heureuse!… J'étais bien loin de l'être!… Mon gendre, peu de temps auparavant, avait été nommé sous-préfet du chef-lieu, à Amiens. Nous ne devions donc pas, grâce au ciel, être longtemps loin l'une de l'autre, Charlotte et moi.
Jusqu'ici, je n'ai plus parlé de M. de Chambeau, notre ami et notre compagnon d'infortune pendant notre émigration en Amérique. Il était rentré en possession de quelque peu de la fortune qui devait lui revenir et avait passé à Bruxelles la plus grande partie de ses jours de loisirs. Ses affaires, en effet, l'obligeaient à faire de longs séjours dans le midi de la France. Depuis un an, il occupait à Anvers un emploi temporaire, il est vrai, mais qui lui assurait de l'avancement. Quand il apprit la catastrophe qui nous éloignait si précipitamment de Bruxelles, il arriva aussitôt, connaissant le mauvais état de nos affaires, chez M. de La Tour du Pin et lui dit: «Vous mariez votre fille et vous perdez votre place. J'ai 60.000 francs en valeurs, je vous les apporte. Usez-en comme des vôtres.» Il assista au mariage de Charlotte, dont il était le parrain.
Au moment où j'écris ces lignes, à Pise, au commencement de 1845, je ne sais plus rien de cet excellent homme. Je l'ai revu il y a dix ans à Paris. À cette époque, installé dans une petite maison de campagne à Épinay, il était tout entier subjugué par deux jeunes servantes qui avaient acquis un fâcheux empire sur sa vieillesse. Elles ont pris soin d'empêcher qu'il ne se rapprochât de nous. Notre pauvre ami n'existe probablement plus.
CHAPITRE XV
I. La société d'Amiens.—La préfecture.—Nos relations dans le voisinage.—Les talents de Cécile.—Les réquisitions, les levées d'hommes et les gardes d'honneur.—Le général Dupont.—Apparition des Cosaques.—Merlin de Thionville et l'enrôlement des prisonniers.—II. Course à Mouchy.—Les démêlés de Mme de Duras et de son gendre Léopold de Talmond.—«Un homme qui n'avait pas un défaut quoiqu'il eut bien des vices».—Conversation avec M. de Talleyrand.—Sa haine contre Napoléon.—III. L'auditeur au Conseil d'État de Beaumont.—Ses intrigues à Amiens et son expulsion du département.—La fuite d'Humbert de Sens.—Dans l'antichambre de M. de Talleyrand.—«Vive le roi!»—La distribution des cocardes blanches.—La Révolution biffée de l'histoire.—Préparatifs de réception du roi.—M. de Blacas.—Les meuniers d'Amiens.—Le Te Deum.—Le roi sensible à la bonté du dîner.—IV. Procédés peu aimables de la duchesse d'Angoulême.—Le dévouement de Mme de Maussion.—Une fête chez le prince de Schwarzenberg.—M. de la Tour du Pin rentre dans la diplomatie.—Humbert est nommé lieutenant des mousquetaires noirs.
I
Ce fut au mois d'avril 1813 que nous arrivâmes à Amiens, où nous étions destinés à voir se dérouler des événements auxquels nous étions loin de nous attendre. Nous y trouvâmes notre beau-frère, le marquis de Lameth, dont l'amitié nous avait déjà ménagé une réception très favorable de la part de la noblesse et des gens en vue de la ville, jusqu'alors fort mécontents de leurs préfets.
Les autorités étaient assez mal composées. Au chef-lieu, l'un des hauts fonctionnaires, le receveur général, un régicide, venait de se suicider. On l'avait remplacé par son gendre, M. d'Haubersaert. Un magistrat, M. de La Mardelle, procureur général, ancien officier de hussards, se comportait comme s'il n'avait pas changé d'état. Les présidents étaient tout à fait communs. Leurs femmes se faisaient remarquer par des tournures grotesques, des manières ridicules. Elles appelaient en public leurs maris ma poule ou mon rat. Comme général commandant la division nous avions M. d'Aigremont. Sa femme était jolie et assez bonne enfant. Un tel milieu ne pouvait convenir ni à Charlotte, ni à moi, et dès le début de mon séjour, je m'arrangeai pour ne composer ma société que des gens considérables de l'endroit. Le dépôt du régiment des chasseurs de la garde tenait garnison à Amiens. Le major, M. Le Termelier, homme très agréable et de la meilleure compagnie, le commandait. La famille de Bray, négociants très considérés d'Amiens, firent aussi partie de nos relations, ainsi que plusieurs autres personnes dont j'ai malheureusement oublié les noms.
La maison affectée à la préfecture était charmante. Elle venait d'être remeublée à neuf, avec élégance et avec luxe. Le rez-de-chaussée comprenait un appartement complet, où je me logeai avec mon mari. À côté se trouvait aussi le cabinet du préfet, communiquant avec les bureaux. Le tout donnant sur un magnifique jardin de sept à huit arpents, bien planté. Cela nous procurait presque le plaisir d'être à la campagne.
Les premiers jours de l'été se passèrent très agréablement. Nous allions souvent dîner dans les environs, chez des voisins qui y résidaient pendant la belle saison: Mme d'Hauberville, les Rougé, un M. de Vismes, le marquis de Lameth. Ma fille Cécile, âgée à cette époque de treize ans, possédait déjà un talent distingué en musique, en même temps qu'une voix charmante et très étendue. Je lui avais donné, pendant les cinq ans que nous avions passés à Bruxelles, un excellent maître d'italien. Originaire de Rome et ne sachant pas le français, il avait habitué ma fille à parler le bel idiome romain. Elle s'exprimait dans cette langue avec facilité. Charlotte et elle faisaient en outre des lectures non seulement en italien, mais également en anglais. Nous nous trouvions très bien établis à Amiens, quand nous commençâmes à entendre gronder l'orage. On était si confiant dans la fortune de Napoléon, que l'idée ne venait à personne d'admettre qu'il eût d'autre ennemi à craindre que les frimas qui lui avaient été si fatals pendant la campagne de Russie.
Cependant, après la bataille de Leipzig, commencèrent les réquisitions, les levées d'hommes et l'organisation des gardes d'honneur. Cette dernière mesure jeta la désolation dans les familles.
M. de La Tour du Pin eut besoin, dans cette circonstance, de toute sa fermeté. Il servait le gouvernement de bonne foi, et la pensée de la restauration n'avait pas encore surgi dans son esprit. Il ne la prévoyait ni ne la désirait. Toutes les fautes et tous les vices, causes de la première Révolution, lui étaient encore trop présents à la mémoire pour qu'il pût écarter la crainte de voir la famille royale exilée ramener avec elle, par faiblesse, des abus de tous genres. Le mot si bien justifié: «Ils n'ont rien oublié, ni rien appris!» revenait souvent à sa pensée. Cependant il tâchait, autant que possible, d'apporter des adoucissements dans l'application de l'organisation des gardes d'honneur. C'était parmi les gens riches qu'on trouvait le plus de résistance à certaines mesures, et je lui ai souvent entendu répéter: «Ils donnent plus volontiers leurs enfants que leur argent.» Dans une ville de fabriques de laines, comme Amiens, les réquisitions étaient très pesantes, et mon mari redoutait surtout l'avidité et la friponnerie des réquisitionnaires.
Le canon de Laon, que nous entendîmes à Amiens, nous donna la première pensée de l'envahissement du territoire. Quelques jours plus tard, M. d'Houdetot, le préfet de Bruxelles, fuyant devant l'invasion, entra un soir dans notre salon au moment même où le receveur général, M. d'Haubersaert, qui voyait tout en beau, nous disait qu'il venait de recevoir une lettre de Bruxelles, et que la Belgique était à l'abri d'un coup de main.
Bientôt après, on signala l'apparition d'un corps de Cosaques, commandé par le général Geismar, dans les plaines aux environs de la ville. C'est à cette époque que passa à Amiens le général Dupont, sous l'escorte de gendarmes. Il avait d'abord été transféré du château de Joux, où Napoléon l'avait fait enfermer après la capitulation de Baylen, à la citadelle de Doullens. On le conduisait maintenant à Tours, afin qu'il ne fût pas délivré par les alliés. Il n'alla pas plus loin que Paris, et la sévérité dont il avait été l'objet fit sa fortune.
Les Cosaques s'approchèrent si près d'Amiens qu'on les voyait du clocher de la cathédrale. L'escadron de chasseurs en garnison dans la ville, commandé par notre aimable major, se porta au-devant d'eux, et leur en imposa si bien qu'ils ne reparurent plus.
Ma fille Charlotte attendait le moment de ses couches, et nous n'osâmes pas hasarder de la laisser à la préfecture, dans la pensée que si la ville était prise, la maison du préfet serait une des premières livrées au pillage. Nous l'établîmes dans un appartement, obligeamment mis à notre disposition, avec sa soeur Cécile et toi-même, mon cher fils[204]. On y transporta également la plus grande partie des effets que nous avions à la préfecture, où je restai avec mon mari.
Un soir, un homme qui nous était inconnu arriva de Paris. C'était Merlin de Thionville. Il avait reçu la mission, disait-il, de former un corps franc, et possédait un ordre du ministre de la police, Rovigo, pour enrôler dans les prisons tous les individus qui n'y étaient pas détenus pour crime capital. Il emmena tous ces vauriens, dont on n'entendit plus parler.
II
Ma tante, Mme d'Hénin, était installée pour l'automne au château de Mouchy, près de Beauvais, chez son amie la princesse de Poix. Mme de Duras s'y trouvait également avec ses filles, et on m'invita à y venir passer quelques jours. M. de La Tour du Pin m'engagea à accepter, et me demanda de passer par Paris en revenant, pour voir M. de Talleyrand et recueillir quelques nouvelles. M. de Talleyrand lui avait fait remettre un billet par Merlin de Thionville. Mais ce billet était si amphigourique, la réputation du porteur était si mauvaise, que mon mari, éloigné de toute intrigue, se souciait peu d'être entraîné, malgré lui, dans quelque aventure par M. de Talleyrand qui ne répugnait à rien, et qui mettait volontiers en avant les gens, quitte à les abandonner ensuite pour se sauver lui-même.
Je partis donc pour Mouchy, où je demeurai trois jours. J'y arrivai deux heures avant dîner, et après avoir été voir la bonne princesse de Poix et ma tante, je montai chez Mme de Duras. Je la trouvai de très mauvaise humeur, et déjà brouillée avec son gendre, Léopold de Talmond[205], à la suite de plusieurs scènes ridicules. Ils en étaient arrivés à s'écrire des lettres d'explications de quatre pages, from my own apartment[206], comme dit le Spectateur. Elle entama le détail de ses griefs, puis me montra une lettre de Léopold, du matin même, dont la lecture me convainquit qu'il avait raison d'un bout à l'autre. Je le lui dis avec la franchise d'une amitié tendre et sincère. Sa colère se tourna alors contre moi, et les deux jours de mon séjour à Mouchy, je les employai à lui faire entendre raison, ce à quoi je ne réussis pas. Mme de Poix, fort ennuyée des scènes que faisait Mme de Duras dans le salon, à table et devant les domestiques, perdit l'espoir de les voir cesser quand je lui avouai que mon crédit y avait échoué.
Je partis un matin, après déjeuner, pour retourner à Amiens, en passant par Paris. Ne voulant pas y coucher, je descendis dans l'appartement de M. de Lally, qui était à Mouchy.
Après le temps nécessaire pour faire une légère toilette, j'allai chez M. de Talleyrand, que je trouvai dans sa chambre, et seul. Il me reçut, comme toujours, avec cette grâce familière et aimable dont il ne s'est jamais départi à mon égard. On a dit de lui beaucoup de mal—il en méritait peut-être davantage, quoiqu'on ne soit pas toujours tombé juste,—et on aurait pu lui appliquer le mot de Montesquieu sur César: «Cet homme qui n'avait pas un défaut, quoiqu'il eût bien des vices[207].» Eh! bien, malgré tout, il possédait un charme que je n'ai rencontré chez aucun autre homme. On avait beau s'être armé de toutes pièces contre son immoralité, sa conduite, sa vie, contre tout ce qu'on lui reprochait, enfin, il vous séduisait quand même, comme l'oiseau qui est fasciné par le regard du serpent.
Notre conversation, ce jour-là, n'eut rien de particulièrement remarquable. Seulement je trouvai qu'il répétait avec une certaine affectation que M. de La Tour du Pin était bien, très bien, à Amiens. Je lui fis part de mon intention de partir le lendemain matin. Il me dit de n'en rien faire. L'Empereur était attendu précisément dans la journée du lendemain, il le verrait, viendrait me trouver en sortant de chez lui, et me laisserait savoir pour quelle heure je pourrais commander mes chevaux de poste, ce qui ne serait certainement pas avant 10 heures du soir.
Je rentrai chez moi fort ennuyée d'être retenue encore vingt-quatre heures à Paris. Après avoir écrit à mon mari pour l'informer de ce retard, je tâchai d'occuper ma journée du lendemain en allant déjeuner chez ma bonne amie Mme de Maurville, et en faisant quelques visites. Paris m'avait paru morne, mais avant qu'il fît nuit, j'entendis quelques coups de canon qui annonçaient l'arrivée de l'Empereur. Le grand homme rentrait dans sa capitale, mais il y était suivi par l'ennemi!
À 10 heures, mes chevaux étaient attelés et attendaient à ma porte. Le postillon commençait à s'impatienter, moi aussi, lorsqu'à 11 heures arriva M. de Talleyrand: «Quelle folie de partir par ce froid, dit-il, et en calèche encore! Mais où êtes-vous donc ici?»—«Chez Lally.» Prenant alors une bougie sur la table, il se mit à regarder les gravures pendues dans de beaux cadres autour de la chambre: «Ah! Charles II[208], Jacques II[209], c'est cela!» Et il remit le flambeau sur la table. «Mon Dieu! m'écriai-je, il est bien question de Charles II, de Jacques II! Vous avez vu l'Empereur. Comment est-il? que fait-il? que dit-il après une défaite?»:—«Oh! laissez-moi donc tranquille avec votre Empereur. C'est un homme fini.»—«Comment fini? fis-je. Que voulez-vous dire?»—«Je veux dire, répondit-il, que c'est un homme qui se cachera sous son lit!» Cette expression, sur le moment, ne me surprit pas autant qu'après la suite de notre conversation. Je connaissais, en effet, la haine et la rancune de M. de Talleyrand contre Napoléon, mais jamais je ne l'avais encore entendu s'exprimer avec une telle amertume. Je lui fis mille questions auxquelles il répondit par ces seuls mots: «Il a perdu tout son matériel… Il est à bout. Voilà tout.» Puis, fouillant dans sa poche, il en tira un papier imprimé en anglais et, tout en mettant deux bûches dans le feu, ajouta: «Brûlons encore un peu du bois de ce pauvre Lally. Tenez, comme voue savez l'anglais, lisez-moi ce passage-là.» En même temps, il m'indiqua un assez long article marqué au crayon, à la marge. Je prends le papier et je lis:
Dîner donné par le prince régent[210] à Mme la duchesse d'Angoulême.
Je m'arrête, je lève les yeux sur lui, il a sa mine impassible: «Mais lisez donc, dit-il, votre postillon s'impatiente.» Je reprends ma lecture. L'article donnait la description de la salle à manger, drapé en satin bleu de ciel avec des bouquets de lis, du surtout de table tout orné de cette même fleur royale, du service de Sèvres représentant des vues de Paris, etc… Arrivée au bout, je m'arrête, je le regarde stupéfaite. Il reprend le papier, le plie lentement, le remet dans sa vaste poche et dit, avec ce sourire fin et malin que seul il possédait: «Ah! que vous êtes bête! À présent partez, mais ne vous enrhumez pas.» Et, sonnant, il dit à mon valet de chambre: «Faites avancer la voiture de madame.» Il me quitte alors et me crie en mettant son manteau: «Vous ferez mille amitiés à Gouvernet de ma part. Je lui envoie cela pour son déjeuner. Vous arriverez à temps.»
J'atteignis de si bonne heure Amiens que M. de La Tour du Pin n'était pas encore levé. Sans perdre un instant, je lui raconte la conversation ci-dessus, qui m'avait préoccupée toute la nuit au point de m'empêcher de dormir. Il y trouva l'explication de certaines phrases embarrassées de Merlin de Thionville, et me recommanda de garder le secret le plus absolu sur ce que j'avais appris, car si c'était par de pareils moyens, dit-il, que les Bourbons prétendaient monter sur le trône, ils n'y resteraient pas longtemps.
III
Depuis quelques jours, un auditeur au Conseil d'État en mission extraordinaire était arrivé à Amiens pour accélérer, déclarait-il, la levée des gardes d'honneur. C'était un jeune homme de la plus charmante figure et de manières élégantes. Il se nommait M. de Beaumont. Peu à peu, on le vit déployer des prétentions exorbitantes. Quoiqu'on ne trouvât rien à reprendre ni à blâmer ouvertement à sa manière d'être, M. de La Tour du Pin le faisait cependant observer de près, et apprit bientôt qu'il avait des conciliabules avec tous les gens les plus mauvais de la ville. Notre fils Humbert avait amené de Florence un jeune Italien, dont il s'était séparé à Sens, à la suite d'une scabreuse affaire de femme. M. de La Tour du Pin le nomma à un emploi dans les bureaux de la préfecture, et il donnait des leçons d'italien à mes filles. Son intelligence était prodigieuse. On le chargea de suivre les faits et gestes de M. de Beaumont. Il ne fut pas long à découvrir ses menées contre mon mari et ses liaisons avec tous les anciens terroristes de la ville, ainsi que ses relations avec André Dumont, sous-préfet d'Abbeville.
M. de La Tour du Pin résolut de se débarrasser de lui. Il le fit mander dans son cabinet. Une fois en sa présence, il lui déclara que sa conduite était connue; que la tranquillité de la ville était compromise; que, comme préfet, il en avait la responsabilité; qu'il entendait que dans une heure il eût quitté Amiens, et que dans deux heures il fût hors du département. Il ajouta que s'il ne se soumettait pas de bonne grâce, deux gendarmes convoqués dans son antichambre allaient s'assurer de sa personne. Notre homme fut si surpris de cette déclaration, qu'il n'osa pas résister.
En même temps, mon mari prescrivait à Humbert de partir pour Paris, afin de recueillir des nouvelles. Mon fils était à Amiens depuis quinze jours. Chassé de sa sous-préfecture par les Wurtembergeois, il s'était réfugié auprès de nous pour prendre quelque soin de sa santé, compromise à la suite d'une pleurésie contractée à Sens et dont il était fort malade quand l'ennemi s'approcha de cette ville. Voulant, à tout prix, éviter d'être fait prisonnier, il avait au dernier moment quitté Sens au milieu de la nuit, suivi de deux soldats malades qu'il avait recueillis et soignés à la sous-préfecture. Il se fit hisser sur un cheval, un des soldats monta en croupe pour le soutenir, et il partit ainsi par la route de Melun, où il arriva presque mourant. Les deux militaires lui prodiguèrent tant de soins, qu'au bout de deux jours ils purent le mettre dans une voiture et le transporter à Paris, chez Mme d'Hénin, où il acheva de se guérir. De là, il vint à Amiens nous rejoindre. Pour récompenser ses deux sauveurs, il les fit entrer dans la garde. Il devait plus tard les retrouver à Gand.
Humbert arriva à Paris, chez M. de Talleyrand, au moment où celui-ci recevait comme hôte l'empereur Alexandre. Il passa la nuit sur une banquette que M. de Talleyrand lui avait désignée, en lui enjoignant de n'en pas bouger, afin de le trouver sous sa main quand il jugerait à propos de le faire repartir pour Amiens. À 6 heures du matin, M. de Talleyrand lui frappa sur l'épaule. Humbert le vit coiffé et habillé: «Partez, lui dit-il, avec une cocarde blanche, et criez: Vive le roi!»
Humbert n'était pas bien sûr d'être éveillé. Se secouant, il partit néanmoins, et arriva à Amiens, où la nouvelle des événements avait déjà pénétré, et où M. de La Tour du Pin ne savait trop s'il convenait de l'accueillir ou de la repousser. Mais la voix publique ne tarda pas à se faire entendre. Les réquisitions, les gardes d'honneur, etc., avaient exaspéré toutes les classes. La crainte de l'étranger portait le trouble à son comble. Dans un moment, comme par une commotion électrique, les cris de: «Vive le roi!» sortirent de toutes les bouches. On se précipita dans la cour de la préfecture pour réclamer des cocardes blanches, dont Humbert, en quittant Paris, avait rempli tous les coffres de sa calèche. La provision en fut bientôt épuisée. J'en réservai néanmoins suffisamment pour le corps d'officiers, qui vint avec Le Termelier, leur brave major, en tête, les recevoir de ma main. Leurs physionomies, néanmoins, démentaient la sincérité de cette démarche, qu'ils faisaient à contre-coeur. Un seul d'entre eux, âgé, avec la moustache blanche, me dit tout bas: «Je la reprends avec plaisir.» Les plus jeunes étaient mornes et tristes. Il leur semblait que la gloire leur échappait.
Dans la journée, quand le bruit de l'arrivée de Louis XVIII se répandit, on commença à nous courtiser, M. de La Tour du Pin et moi. Quelques jours après, lorsqu'on apprit que le préfet partait pour Boulogne pour aller au-devant du roi, que Sa Majesté s'arrêterait à Amiens et qu'elle coucherait à la préfecture, un grand nombre de personnes vinrent m'offrir des objets de toute nature susceptibles d'orner ou d'embellir la maison: qui des pendules, qui des vases, des tableaux, des fleurs, des orangers.
M. de Duras, entrant d'année[211], avait traversé la ville pour aller au-devant du roi à Boulogne. Malgré tant de bouleversements, il avait conservé tous les préjugés, toutes les haines, toutes les petitesses, toutes les rancunes d'autrefois, comme s'il n'y avait pas eu de révolution, et répétait certainement dans son for intérieur ce propos que nous lui avions entendu tenir dans sa jeunesse, quoiqu'il l'ait désavoué depuis: «Il faut que la canaille sue.»
M. de Poix s'était aussi mis en route pour Boulogne, mais il s'arrêta à Amiens, fort préoccupé de la réception que lui ferait le roi, à cause de Juste de Noailles, son fils, chambellan de l'Empereur, et de sa belle-fille, dame du palais de l'Impératrice. J'eus beau lui dire que, comme dans tant d'autres familles, il avait payé une terrible dette à la Révolution, dont son père et sa mère avaient été les victimes, cela ne le rassurait pas. Mais le temps me manquait pour relever son courage, et je confiai à ma fille[212] le soin de le sermonner, tandis que j'ordonnais l'arrangement de la table de vingt-cinq couverts que le roi devait honorer de sa présence. Je me trouvai dans la salle à manger, lorsqu'un monsieur y entra et dit quelques mots à mon valet de chambre sur un ton qui me déplut. M'étant approchée, je lui demandai sans façon de quoi il se mêlait. Il voulut m'en imposer, en déclarant qu'il appartenait à la suite du roi. Sa surprise fut grande quand il dut constater que j'étais décidée à rester maîtresse chez moi et peu disposée à l'y laisser commander. Il s'en alla en grommelant. C'était M. de Blacas.
Un mot de M. de La Tour du Pin m'avait annoncé que le roi l'avait reçu avec beaucoup de bonté, et qu'il logerait à la préfecture avec Mme la duchesse d'Angoulême. Tout était prêt à l'heure dite. Douze jeunes demoiselles de la ville, à la tête desquelles se trouvait ma fille Cécile, avec sa délicieuse figure de quatorze ans, attendaient pour présenter des bouquets à Madame.
La voiture dans laquelle avaient pris place le roi et Madame fut traînée par la compagnie des meuniers d'Amiens, qui revendiquèrent cet ancien privilège. Ces braves gens, au nombre de cinquante à soixante, tous vêtus de neuf, à leurs frais, en drap gris blanc, avec de grands chapeaux de feutre blanc, menèrent d'abord la voiture royale à la cathédrale, où l'évêque entonna le Te Deum. On avait tenu fermées les portes de l'église, et on ne les ouvrit que lorsque le roi fut assis dans son fauteuil au pied de l'autel. Alors on entendit comme le bruit d'une inondation, et dans moins d'une minute, cette église immense fut remplie au point qu'un grain de poussière ne serait pas tombé à terre.
En pensant, à l'heure actuelle, à la masse de sottises qui ont précipité son frère[213] du trône, je ressens presque de la honte de l'émotion que me causa la vue de ce vieillard remerciant Dieu de l'avoir ramené sur le trône de ses pères. Madame se prosterna au pied de l'autel en fondant en larmes, et tout mon coeur s'unit aux sentiments qu'elle devait éprouver. Hélas! cette illusion ne dura pas vingt-quatre heures.
Les fariniers ramenèrent ensuite le roi à la préfecture, où il reçut les corps constitués et toute la ville, hommes et femmes, avant le dîner, avec cette grâce, cette présence d'esprit, ce charme spirituel qui le distinguaient éminemment. À 7 heures, on se mit à table. Le dîner était excellent, les vins parfaits, ce à quoi le roi fut singulièrement sensible, et ce qui me valut beaucoup de compliments aimables. M. de Blacas découvrit alors seulement que cette femme de préfet, avec qui il avait cru pouvoir prendre, lui simple gentilhomme provençal, un ton léger, se trouvait être une dame de l'ancienne cour. Il fut fort confus de sa maladresse et m'entoura de mille cajoleries pour me faire oublier son attitude première, sans néanmoins y réussir.
IV
Mon cousin Edward Jerningham et sa charmante femme[214] avaient accompagné, d'Angleterre en France, le roi, qui proclamait avec beaucoup de grâce qu'Edward avait servi sa cause dans les journaux anglais par des écrits qui avaient eu le plus grand succès. Edward pressentait, ainsi que sa femme, combien le costume purement anglais de Madame déplairait à la cour de Napoléon, réunie à Compiègne pour attendre le nouveau souverain. Tous deux se rendaient compte de la nécessité de ne pas heurter les sympathies au premier coup d'oeil. À leur instigation, j'en parlai à Mlle de Choisy, depuis Mme d'Agoult, dame d'honneur de Madame, et à M. de Blacas, qui en entretint le roi. Mais rien ne put vaincre l'obstination de cette princesse.
Hélas! ce ne fut pas le seul reproche qu'on eût pu lui adresser pendant son court séjour à Amiens.
Le matin de son départ, elle reçut quelques dames que je lui présentai. Parmi elles, se trouvait Mme de Maussion, née de Fougerai, femme du recteur de l'université, à Amiens, aussi recommandable par ses vertus et sa conduite que digne des plus grands respects. Ce dernier terme n'est pas exagéré, comme on peut en juger par l'anecdote suivante que je racontai à Mlle de Choisy: Enfermée à la Conciergerie en même temps que la reine, Mme de Maussion eut l'occasion de s'échapper par suite d'une circonstance que je ne puis me rappeler. Elle trouva le moyen de faire proposer à la malheureuse princesse de changer de vêtement avec elle et de prendre sa place dans son lit, tandis que la reine sortirait de la prison. Ce dévouement, admirable de la part d'une jeune femme, âgée alors de dix-huit ans, méritait assurément un accueil au moins obligeant. Elle ne l'obtint pas: Madame ne lui dit pas un mot. Je ne sais quel sentiment l'emporta en moi, de la surprise ou de l'indignation. En tout cas, je n'ai jamais oublié cet incident, et lorsque, après trente ans, j'en évoque le souvenir, il me semble que tout ce qui est arrivé depuis est justifié.
Mon gendre[215] cessait d'être Français pour devenir sujet du nouveau roi[216] des Pays-Bas, ce même prince d'Orange que j'avais revu en Angleterre dans une fortune si peu assurée. Il retourna avec ma fille à Bruxelles, dans sa famille, et cette séparation me fut cruelle. Je revins à Paris, et nous nous établîmes, mon mari et moi, dans un joli appartement, rue de Varenne, n° 6, où notre fils Humbert s'installa également.
Le soir même de mon arrivée, j'allai, avec Mme de Duras, à une fête que donnait le prince Schwarzenberg, généralissime des troupes autrichiennes. Là, je vis tous les vainqueurs, je fus témoin de toutes les bassesses dont ils étaient entourés, on pourrait dire accablés.
Quel spectacle curieux pour un esprit philosophique! Tout rappelait Napoléon: les meubles, le souper, les gens. La pensée me venait que, parmi tous ceux qui étaient là réunis, les uns, quand ils avaient été battus, tremblaient devant l'Empereur, que les autres briguaient autrefois sa faveur ou seulement son sourire, et que pas un ne me semblait digne d'être son vainqueur. Ah! certes, la situation était intéressante, quoique profondément triste. Mme de Duras n'y voyait que le bonheur d'être femme du premier gentilhomme de la chambre d'année[217]. La chute du grand homme, l'envahissement du pays, l'humiliation d'être l'hôte du vainqueur, ne paraissaient pas la troubler. Pour moi, j'en éprouvais un sentiment de honte, qui n'était probablement partagé par personne.
M. de La Tour du Pin prévoyait que la carrière administrative, tout en convenant à ses goûts, allait tomber dans une classe inférieure à celle où il avait le droit de se placer. Il désira reprendre son rang dans la carrière diplomatique, où la Révolution l'avait trouvé. M. de Talleyrand, ministre des affaires étrangères, lui proposa la mission de La Haye. Le nouveau roi de Hollande le désirait, et M. de La Tour du Pin accepta volontiers ce poste, quoiqu'il eût pu prétendre à une mission plus élevée. Mais un mot de M. de Talleyrand: «Prenez toujours celle-là,» lui fit deviner que l'on avait dessein de l'employer autrement.
Mon fils Humbert fut séduit, hélas! par l'agrément d'entrer dans la maison militaire du roi. Le général Dupont était ministre de la Guerre. Ancien aide de camp de mon père, il professait pour moi un grand attachement. Humbert, désireux de se marier, préférait rester à Paris plutôt que de s'en aller comme préfet dans quelque petite ville éloignée de la France. Sa charmante figure, son esprit, ses manières, son instruction, lui ouvraient les portes des meilleures maisons de Paris, de tous les mondes. On le nomma lieutenant des mousquetaires noirs—nom provenant de la couleur de leurs chevaux.—Cela lui donnait le grade de chef d'escadrons dans l'armée.
CHAPITRE XVI
I. M. de La Tour du Pin envoyé au congrès de Vienne.—Sa femme l'accompagne jusqu'à Bruxelles et revient par Tournai et Amiens.—La châsse de Saint-Éleuthère.—M. Alexandre de Lameth, préfet d'Amiens.—La vie à Paris.—M. de Liedekerke décoré de la Légion d'honneur.—Le ministre de l'Intérieur, abbé de Montesquiou.—II. André Dumont et sa haine contre M. de La Tour du Pin.—Un libelle diffamatoire.—Les bonnets brodés de Mme Bertrand.—La Cour et les menées bonapartistes.—Mort de la petite-fille de Mme de Liedekerke. Celle-ci part pour Vienne avec son mari.—Maladie d'Aymar.—Guérison inespérée.—Origine de sa vocation artistique.—III. À la cour de Louis XVIII.—Les honneurs et les entrées.—Le grand couvert de la Saint-Louis.—Deux bals chez le duc du Berri.—Albertine de Staël.—Wellington et l'abbé de Pradt.—IV. Confiance présomptueuse de M. de Blacas.—Un déjeuner au Jardin Turc.—Nouvelle du débarquement de Napoléon au golfe Juan.—Mme de La Tour du Pin prend la décision de partir pour Bruxelles.—Chez M. Louis, ministre des finances.—Une nuit d'impatience.—V. À Bruxelles.—Visite au roi de Hollande.—Le duc de Berri dévalisé.—Séparation du congrès de Vienne.—Mission de M. de La Tour du Pin auprès du duc d'Angoulême.
I
À l'époque où le congrès de Vienne fut décidé, je me trouvais un matin dans le cabinet de M. de Talleyrand. M. de La Tour du Pin était allé à Bruxelles pour assister au couronnement du nouveau roi[218] et remettre ses lettres de créance. Il devait revenir dans un jour ou deux.
Je me préparais à quitter le cabinet du ministre des affaires étrangères, et j'avais déjà la main sur le bouton de la porte pour l'ouvrir, lorsqu'en regardant M. de Talleyrand, j'aperçus sur son visage cette expression que je lui connaissais quand il voulait jouer quelque bon tour de son métier: «Quand revient Gouvernet?» demanda-t-il.—«Mais, demain,» répondis-je.—«Oh! dit-il, pressez son retour, parce qu'il doit partir pour Vienne.»—«Pour Vienne, répliquai-je, et pourquoi?»—«Vous ne comprenez donc rien. Il va ministre à Vienne, en attendant le congrès, où il sera l'un des ambassadeurs.» Je m'écriai, mais il ajouta: «C'est un secret. N'en parlez pas, et envoyez-le-moi dès qu'il descendra de voiture.»
Je l'attendis impatiemment, gardant le secret de la bonne nouvelle, excepté pour mon fils Humbert.
Cette nomination suscita beaucoup d'envieux à mon mari. Mme de Duras fut outrée. Elle aurait voulu que M. de Chateaubriand, pour qui elle était alors dans toute l'effervescence de sa passion, obtînt ce poste. Adrien de Laval ne se consola même pas par la promesse de l'ambassade d'Espagne, et tous de crier à l'abus, parce que mon mari conservait en outre sa place de La Haye.
Nous décidâmes en famille, quoique j'éprouvasse un très vif chagrin, que M. de La Tour du Pin partirait seul pour Vienne, et que je resterais à Paris pour m'occuper du mariage d'Humbert. M. de La Tour du Pin écrivit à Auguste, notre gendre, disposé déjà à embrasser la carrière diplomatique dans son pays, pour l'engager à le suivre à Vienne en qualité de secrétaire particulier ou simplement de voyageur, puisque, redevenu sujet des Pays-Bas, il n'était plus Français. Nous pensâmes que si, après le congrès, M. de La Tour du Pin restait à Vienne, nous n'aurions pas de peine d'obtenir du roi des Pays-Bas d'attacher Auguste à la légation de Vienne. Nous aurions alors été retrouver nos maris, Charlotte et moi. Ces projets, comme beaucoup d'autres, furent bouleversés par les événements publics et particuliers. Il fut toutefois convenu que j'accompagnerais mon mari jusqu'à Bruxelles. Là, il prendrait son gendre, et je ramènerais ma fille avec son enfant[219] à Paris. Ce qui fut fait.
Avant de quitter Paris, où restait Humbert, je mis Aymar en pension chez un maître, M. Guillemin, dans la rue Notre-Dame-des-Champs, établissement sur lequel je possédais les meilleures attestations. De plus, j'avais recommandé mon fils à la dame de la maison. Tout me permettait de supposer qu'il serait bien soigné. On verra plus bas comment ces gens répondirent à ma confiance.
Notre voyage de retour, de Bruxelles à Paris, se passa fort agréablement, quoique je me sentisse fort triste et contrariée de n'avoir pas accompagné M. de La Tour du Pin à Vienne. Rien cependant ne me laissait prévoir que son absence dût être aussi longue qu'elle le fut en réalité. De plus, l'assurance qu'on m'avait donnée que deux courriers extraordinaires partiraient par semaine des Affaires étrangères, me permettait d'espérer que je recevrais régulièrement des nouvelles aussi fraîches que possible de mon mari.
Nous passâmes par Tournai, où nous visitâmes en détail les deux belles fabriques de tapis et de porcelaines, ainsi que la cathédrale. Nous vîmes là la superbe châsse de saint Éleuthère, qui venait d'être déterrée du lieu—un jardin—où elle avait été cachée dès la toute première invasion des Français. Notre voyage se continua par Amiens. Nous restâmes deux jours dans cette ville pour régler quelques affaires de mobilier avec M. Alexandre de Lameth, qui venait d'être nommé préfet pour succéder à M. de La Tour du Pin. Ma fille Charlotte était douée d'un esprit vif et pénétrant. Elle découvrait vite le côté faible de ceux qui l'entouraient, et avait un talent tout particulier pour mettre en lumière les prétentions et les ridicules des gens. Elle encouragea méchamment Alexandre de Lameth à manifester la très haute opinion qu'il avait de lui-même, ce qui nous procura le spectacle d'une véritable comédie pendant les deux jours que nous passâmes à Amiens.
À notre arrivée à Paris, nous y trouvâmes des nouvelles de nos voyageurs. Je m'installai dans mon appartement, et Charlotte prit possession des chambres précédemment occupées par son père.
Je la menais chez les personnes de ma connaissance. Chaque jour nous allions ensemble faire des visites aux filles de Mme de Duras—c'était le but de nos promenades du matin—ou passer nos soirées chez elles. L'une, Félicie, avait épousé le jeune Léopold de Talmond; l'autre, Clara, logeait aux Tuileries avec sa mère. Ma fille Cécile était trop jeune encore—elle n'avait pas quinze ans—pour aller dans le monde. Toutes ses matinées étaient consacrées à des leçons, et elle ne sortait le soir que pour nous accompagner soit chez Mme d'Hénin, notre tante, soit chez Mme de Duras, quand elle n'avait pas de soirée.
Le général Dupont, fort dévoué à mes intérêts, à titre d'ancien aide de camp de mon père, fit donner la croix de la Légion d'honneur à Auguste, en récompense de ses bons services comme sous-préfet d'Amiens, au moment de la Restauration. Je la lui envoyai à Vienne, ce qui lui causa un grand plaisir.
Régulièrement, il eût dû obtenir cette distinction sur la proposition de l'abbé de Montesquiou, alors ministre de l'Intérieur. Mais je n'étais nullement en faveur auprès de lui, et il m'aurait donc été désagréable d'avoir recours à son intervention. Je n'avais d'ailleurs aucune raison personnelle de le faire, car ni mon mari dans la diplomatie, ni mon fils dans l'armée, ne dépendaient de son ministère. M. de Montesquiou avait repris, avec l'habit, le maintien ecclésiastique; mais je ne pouvais oublier que je l'avais vu au spectacle, vêtu d'un gilet rose, riant de tout son coeur des farces de Brunet[220], et son attitude nouvelle me paraissait ridicule et affectée. De plus, à la suite d'une circonstance que je vais conter, nous étions assez mal ensemble.
II
J'ai déjà dit que lorsque le roi arriva d'Angleterre, M. de La Tour du Pin avait été au-devant de lui à Boulogne. À son passage à Abbeville, une des sous-préfectures de son département, il crut devoir déclarer au sous-préfet, André Dumont, qu'il jugeait impossible, en raison des antécédents malheureusement trop célèbres de sa vie passée, qu'il le présentât au roi. Son rôle à la Convention, sa conduite comme représentant du peuple en mission, paraissaient, aux yeux du préfet, constituer un obstacle insurmontable à sa présentation au nouveau souverain. M. de La Tour du Pin lui demanda donc—s'il ne s'exécutait pas de bonne grâce, il le lui ordonnait—de s'éloigner d'Abbeville, sous un prétexte quelconque, au moment où le roi passerait. Un des conseillers de préfecture le remplacerait temporairement.
André Dumont, de sanguinaire mémoire, accepta cet arrêt, appelé, d'un commun accord, à rester secret entre lui et M. de La Tour du Pin. Le roi lui-même ignora ce qui s'était passé. Malgré cela, le régicide en conçut une grande rancune contre son préfet. Aussitôt après le départ de M. de La Tour du Pin pour Vienne, il fît imprimer une brochure dans laquelle, s'appuyant sur la longanimité avec laquelle on avait traité d'autres régicides, il se présenta comme la victime du mauvais vouloir de mon mari, qu'il accusait d'injustice, d'abus de pouvoir et même de malversation, etc.
On m'écrivit d'Amiens que ce libelle était envoyé à Paris pour y être distribué par les soins de M. Benoît, secrétaire en chef du département de l'Intérieur et ami de Dumont. Mon fils Humbert alla trouver M. Benoît, qui le reçut assez mal. Il essaya, sinon de justifier Dumont, ce qui n'eût pas été possible, mais de démontrer que la sévérité de mon mari avait été excessive.
De mon côté, je me rendis chez M. Beugnot, ministre de la police, pour lui signaler cette publication, qu'il aurait pu peut-être empêcher. C'eût été très opportun, car elle était de nature à porter préjudice à M. de La Tour du Pin dans sa nouvelle situation. Il fallait prévoir que ceux qui voulaient lui nuire chercheraient à en tirer parti.
M. Beugnot se montra très obligeant et fort aimable, comme il l'était toujours. La conversation se continua ensuite sur d'autres sujets, en particulier sur les menées bonapartistes, qu'il était de bon air de nier à la cour et dans les salons royalistes, mais dont se préoccupait beaucoup le ministre de la police. Après une longue causerie en tête à tête, il finit par me demander: «Voyez-vous Mme Dillon, votre belle-mère?»—«Assurément,» lui répondis-je.—«Eh! bien, reprit-il, rendez-lui un service. «Déclarez-lui que Mme Bertrand n'a pas besoin de bonnets brodés.» J'aurais voulu en savoir davantage, mais il prétendit que cela suffisait, et je le quittai.
Le lendemain, j'allai, avec mes filles, faire une visite à ma belle-mère. Elle souffrait déjà de la maladie qui devait l'emporter trois ans plus tard. Après avoir causé de choses indifférentes, en me levant je lui dis à voix basse: «Ma soeur n'a pas besoin de bonnets brodés.» Elle poussa une grande exclamation, et s'écria: «Lucie, au nom du ciel, qui vous a dit cela.»—«M. Beugnot,» répondis-je. En entendant ce nom, elle se renversa dans son fauteuil, et dit à voix basse: «Ah! tout est perdu!»
Hélas! non, rien n'était perdu pour les conspirateurs, car on s'entêtait à ne pas croire à la conspiration. Aux Tuileries, chez les ministres, chez Mme de Duras, chez la duchesse d'Escars, c'était à qui, parmi les royalistes, tournerait le plus en ridicule les trembleurs, qui voyaient Napoléon partout. On faisait de la musique, on dansait, on s'amusait comme des écoliers en vacances. À cette époque, un soir, chez Mme de Duras, se trouvaient deux ou trois généraux, en compagnie de leurs femmes, toutes fort parées, entre autres le maréchal Soult et la maréchale. M. de Caraman se pencha derrière moi, et me dit: «Voilà les yeux de Notre-Dame-del-Pilar qui vous regardent.» Le bruit courait, en effet, que les deux énormes diamants qui pendaient aux oreilles de la maréchale avaient été enlevés à l'image miraculeuse de la vierge de ce nom, si vénérée en Espagne. La riche parure n'empêchait pas cette dame fort laide d'avoir l'air d'une vivandière.
Ma pauvre Charlotte, dont la petite fille[221] avait été sevrée à huit mois, eut le malheur de la perdre. La dentition nous l'enleva en deux jours. Elle mourut sur mes genoux, et je la pleurai comme si elle eût été mon propre enfant. La douleur de sa mère contribuait à augmenter encore mon chagrin. Je cherchai à distraire ma pauvre Charlotte en l'emmenant le lendemain passer toute la journée chez Mme d'Hénin, pendant qu'Humbert s'occupait des tristes devoirs de l'inhumation de l'infortunée et jolie enfant que nous regrettions tous.
Au moment même où Humbert venait de nous rejoindre chez Mme d'Hénin, ma femme de chambre accourut, fort troublée, pour lui dire de revenir à la maison, où quelqu'un l'attendait. Charlotte entendit, quoique la femme de chambre eût parlé tout bas, qu'il s'agissait de M. de Liedekerke, arrivé de Vienne en courrier. Le frère comme la soeur, frappés l'un et l'autre de la même crainte qu'il ne fût arrivé quelque chose à leur père, se précipitèrent dans la cour, et, montant dans le cabriolet d'Humbert, s'éloignèrent avant que j'eusse pu me douter de ce qui s'était passé.
Grâce à Dieu, leurs pressentiments furent démentis. Mon mari se portait bien, et notre gendre Auguste, chargé de dépêches, avait simplement été envoyé pour faire le service du courrier extraordinaire qu'on expédiait de Vienne chaque semaine. Tenu de repartir le surlendemain, il s'empressait de venir embrasser sa femme. Le désespoir éprouvé par Charlotte de la perte de son enfant me suggéra la pensée de l'envoyer à Vienne avec son mari. Comme son père l'aimait tendrement, sa présence là-bas serait, pour lui aussi, un bonheur inexprimable. Je possédais une excellente calèche de voyage. Je me chargeai de l'achat et de l'emballage de tous les détails des élégantes toilettes destinées à être portées par ma fille dans les fêtes du prochain congrès. De plus, je mis à sa disposition ma femme de chambre, personne fort habile. Rien ne manqua à son équipement. Grâce à mon activité habituelle, les résolutions une fois prises, le surlendemain ma fille était prête à se mettre en route. Le même jour, elle partait pour Vienne avec son mari, porteur des dépêches de M. de Talleyrand, qui n'avait pas encore quitté Paris.
Je restai seule avec ma jeune Cécile, alors âgée de quinze ans, et mes deux fils, Humbert et Aymar. Ce dernier faillit, peu de temps après, m'être enlevé par une pleurésie causée par la négligence de son maître de pension. J'allais voir Aymar deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi. Un de ces jours, vers la fin de novembre, à mon arrivée, on m'annonça qu'il était enrhumé. Je commençai tout d'abord à m'inquiéter, quand on me conduisit à l'infirmerie. Elle se composait d'une mauvaise chambre située au rez-de-chaussée sur la cour et exposée au nord. Mais je fus terrifiée d'en voir la fenêtre et la portes ouvertes, sous le prétexte, me dit-on, «que la cheminée fumait». Je trouvai mon fils avec une forte fièvre et des symptômes qui m'alarmèrent extrêmement. Je demandai le médecin de rétablissement. Il ne devait venir que le lendemain. À cette réponse, sans hésiter, je remontai en voiture et j'allai chercher Auvity, mon médecin. Il logeait rue Duphot, ce qui était bien loin de la rue de Notre-Dame-des-Champs. Heureusement, je le rencontrai, et, quoiqu'il fût lui-même bien tourmenté de l'état de sa jeune femme, il se décida à m'accompagner.
Plus de deux heures s'étaient écoulées avant que nous ne fussions de retour à la pension. L'état d'Aymar s'était encore aggravé. Auvity, outré de le trouver dans une si mauvaise chambre, me dit: «Madame, si vous voulez conserver votre enfant, il faut l'emporter d'ici.» Là-dessus, le roulant lui-même dans ses couvertures, il le porta dans la voiture, où je montai avec eux, et nous le ramenâmes chez moi. Pendant plusieurs jours, le mal alla en empirant. Auvity venait trois fois dans la journée. Le sixième jour, il demanda une consultation de son père[222] et de M. Hallé[223], grand médecin d'alors. Ils dirent à mon fils Humbert qu'il fallait me préparer à la perte de son frère et «qu'il ne passerait pas la nuit». Puis, s'étant fait remettre chacun un napoléon pour cet arrêt, ils s'en furent pour ne plus revenir.
Auvity cependant ne se découragea pas. Il envoya chercher un gilet de cantharides chez un pharmacien, le seul à Paris qui en préparât. On l'appliqua sur le petit corps de huit ans, déjà si maigri, de mon enfant, et il en fut enveloppé entièrement, à l'exception des bras. Des sinapismes aux pieds furent renouvelés tous les quarts d'heure. En même temps une boisson rafraîchissante et nourrissante était donnée toutes les deux minutes dans une cuiller à café. Le lendemain matin, le corps du pauvre petit n'était qu'une plaie; mais la fièvre avait disparu, et Auvity prononça ces paroles si douces aux oreilles d'une mère: «Il est sauvé!»
La convalescence fut longue. Le jour où le médecin conseilla le grand air et l'exercice, la saison était devenue si mauvaise que je ne pouvais conduire le petit malade dehors. La pensée me vint alors de demander une carte d'artiste pour le mener au musée. C'était comme un pressentiment du goût d'Aymar pour les arts. Par M. de Duras, j'eus la permission de l'y conduire tous les jours avec sa bonne. Là, il pouvait courir tout à son aise. Au bout de six semaines, quand le temps devint assez beau pour permettre, sans danger, de le promener aux Tuileries, mon fils regrettait le musée et les tableaux, dont il connaissait et les sujets et les auteurs. Je ne doute pas que ces longues heures passées au musée n'aient beaucoup contribué à développer le penchant d'Aymar pour les arts et à assurer sa première éducation artistique.
III
Cet hiver, quand je fus débarrassée de toute inquiétude au sujet de la santé de mon fils, j'allai beaucoup dans le monde. Je tâchais de ramasser des nouvelles, des on-dit, souvent même des caquets pour en faire la matière des lettres que j'écrivais régulièrement à M. de La Tour du Pin, deux fois la semaine, par les courriers des affaires étrangères. Logeant tout près de ce ministère, je fermais seulement mes lettres lorsque M. Rheinhardt, chargé de cette partie de l'expédition des courriers, m'envoyait un garçon de bureau pour les prendre. Si, depuis, cette correspondance n'avait été brûlée, comme je le dirai par la suite, elle servirait à rendre ces mémoires plus piquants et plus intéressants. Maintenant que tant de jours ont passé sur ma tête, que la vieillesse est venue, et que ma mémoire est plus ou moins altérée, je sens que beaucoup de faits et de détails m'échappent.
Comment mon temps se passait-il depuis cette restauration de la monarchie? J'allais d'abord aux Tuileries, quand le roi recevait les dames, à peu près une fois ou deux par semaine. En qualité d'ancienne dame du palais de la reine, j'avais les honneurs. C'est-à-dire qu'au lieu de me mêler à la foule des femmes qui se pressaient les unes sur les autres dans le premier salon, dit de Diane, en attendant que le roi eût été roulé dans la salle du Trône,—car il ne pouvait pas marcher,—je prenais place directement, ainsi que les autres femmes qui jouissaient du même privilège, sur les banquettes qui garnissaient cette salle. Là, nous trouvions beaucoup d'hommes qui avaient, eux aussi, les entrées, et, installées fort à notre aise, nous causions jusqu'au moment où la parole sacramentelle: «Le roi!» nous faisait dresser sur nos jambes et prendre un maintien plus ou moins convenable et respectueux. Puis on défilait une à une devant le fauteuil royal.
Le roi avait toujours une chose drôle ou aimable à me dire. Ainsi, le jour de la saint Louis, il y eut grand couvert dans la galerie de Diane. Une barrière posée en long dans la plus grande partie de la galerie donnait passage à toutes les personnes qui voulaient voir la table en fer à cheval, autour de laquelle était assise la famille royale. Le roi occupait seul le fond de la table, faisant face aux curieux; sur un des petits côtés se trouvaient M. le duc d'Angoulême et sa femme; en face, M. le duc de Berry, et peut-être le duc d'Orléans; mais, pour ce qui concerne ce dernier, je ne saurais l'affirmer. Derrière le roi se tenaient les grandes charges debout et les femmes sur des gradins. Ce jour-là, j'avais préféré rester peuple, afin de passer le long de la barrière avec mes filles[224]. Le roi m'aperçut dans la foule qui défilait, et me cria: «C'est comme à Amiens!» Cela m'attira une grande considération parmi le bon peuple.
M. le duc de Berry donna, ce même hiver, deux bals, où il invita toutes les notabilités bonapartistes: les duchesses de Rovigo, de Bassano, etc… Elles ne dansèrent pas et avaient l'air d'une humeur massacrante, malgré les avances et les soins du prince et de ses aides de camp. Mme de Duras et moi, nous menâmes à ces bals Albertine de Staël. Nous l'avions métamorphosée, après avoir fini par obtenir de sa mère, toujours vêtue elle-même comme une danseuse de corde, malgré ses cinquante ans, qu'elle nous permît de l'habiller à notre goût. Cela n'avait pas été sans peine, car il avait fallu refaire tout ce qu'elle portait sur le corps, jusqu'à sa chemise. Tout le monde la trouva si changée à son avantage, qu'à dater de ce jour elle abandonna toutes ses habitudes passées de toilette anglaise. Le duc de Broglie en était fort amoureux, et si je ne me trompe, ce fut à l'un de ces bals qu'il se décida à la demander en mariage à sa mère.
Puisque j'ai nommé Mme de Staël, c'est le moment de dire que j'avais renouvelé, lors de son retour à Paris, peu après la Restauration, mon ancienne liaison avec elle. Je l'avais déjà revue cependant, en 1800, quand j'arrivais d'Angleterre, un peu, avant le temps où Napoléon l'obligea à quitter Paris, puis à différentes autres époques. Au 18 fructidor, elle s'était montrée très révolutionnaire, entraînée par sa liaison plus qu'intime avec Benjamin Constant. Sa dernière transformation venait de s'accomplir en Angleterre, d'où elle revenait royaliste. Elle accueillait avec esprit et amabilité les notabilités de tous les pays d'Europe, qui abondaient à Paris pendant l'hiver de 1814 à 1815.
Je me trouvais dans son salon le soir du jour où le duc de Wellington arriva à Paris. Cent autres personnes, également curieuses de voir ce personnage déjà célèbre, étaient là réunies. Mes relations avec le duc remontaient au temps de mon enfance. Nos âges différaient peu, et lady Mornington, sa mère, était fort liée avec ma grand'mère, Mme de Rothe. Nous avions passé, le jeune Arthur Wellesley, sa soeur lady Anne et moi, bien des soirées ensemble. Je retrouvai plus tard lady Anne en Angleterre, à Hampton-Court, quand j'y fus pour voir le vieux stathouder prince d'Orange. Je me fis reconnaître du duc comme une ancienne amie. Aussi, dans ce salon où tant d'yeux étaient fixés sur lui, mais où il ne connaissait personne, fut-il bien aise de trouver quelqu'un qui pût lui répondre, s'il questionnait.
Parmi les personnes présentes se trouvait un homme qui brûlait du désir de lier conversation avec le héros du jour. C'était M. de Pradt, le ci-devant archevêque de Malines. Mme de Staël les mit en rapport. M. de Pradt s'étant assuré que le duc parlait parfaitement français, commença à lui expliquer l'Europe et la France. Une demi-heure durant, il parla sans s'arrêter. Quant au duc, à peine put-il placer quelques exclamations que l'archevêque prenait pour de l'admiration. Le prodigieux amour-propre de M. de Pradt l'emportait souvent au delà des bornes permises. Ainsi, en parlant de l'Empereur, poussa-t-il l'audace jusqu'à prononcer ces paroles: «Enfin, mylord, Napoléon a dit un jour: «Il n'y a qu'un homme qui m'empêchera d'être maître de l'Europe.» Chacun s'imagina que la suite de son discours allait être: «Et cet homme, mylord, c'est vous!» Mais point du tout; il poursuivit ainsi: «Et cet homme, c'est moi!» Le duc de Wellington s'écria: «Oh! oh!» et ne put s'empêcher de lui rire au nez, ce dont l'archevêque ne se déconcerta nullement.
Pendant le séjour que fit le duc à Paris, avant de se rendre au Congrès de Vienne, je le rencontrai presque tous les jours. Je lui présentai mon fils Humbert, pour qui il eut beaucoup de bontés. Humbert parlait l'anglais dans la perfection. En Amérique et en Angleterre, il s'était familiarisé avec cette langue. Il avait également une bonne connaissance de l'italien. Dans cet hiver, où Paris était rempli d'étrangers, on le prenait souvent pour un Anglais ou pour un Italien. En quittant Paris, le duc de Wellington partit pour le congrès, où se trouvait déjà M. de Talleyrand.
IV
M. de Blacas tenait un grand état. Son outrecuidance ne lui permettait pas de concevoir le plus léger soupçon de conspiration. Il levait les épaules, se mettait à rire et se moquait de ceux enclins à penser que Napoléon était terriblement près de nous.
Un jour Humbert rentra très préoccupé. Il avait rencontré, en revenant du quartier des mousquetaires, deux généraux—je ne puis me souvenir de leurs noms, l'un était mulâtre—qu'il avait connus à Sens assez intimement. Ils l'engagèrent à venir déjeuner avec eux au Jardin Turc. Humbert accepta. Après les huîtres et le vin de Champagne, ces messieurs commencèrent à le tâter sur la marche du gouvernement, sur le mécontentement général, sur les regrets qu'ils éprouvaient de ne plus servir l'Empereur. Puis, le vin de Champagne aidant, ils en vinrent à des indiscrétions dont Humbert fut fort frappé et qui lui inspirèrent beaucoup d'inquiétude. Il était loin de prévoir, cependant, l'audace avec laquelle Napoléon oserait débarquer sur la côte de France; mais la conversation de ses deux compagnons de table lui laissa clairement comprendre qu'un enrôlement se préparait. Les deux généraux en question étaient des gens assez obscurs, mais Humbert remonta facilement, par la pensée, jusqu'aux chefs de la conspiration, et surtout à la reine Hortense, chez qui se réunissait le comité directeur bonapartiste. Ayant raconté à Mme de Duras le déjeuner et la conversation auxquels il avait assisté, elle en conçut également des inquiétudes et en fit part à son mari. Celui-ci en parla au roi; mais M. de Blacas était là pour tout atténuer et pour tourner en ridicule les gens qui croyaient à un retour de l'Empereur.
Un soir des premiers jours de mars, je me trouvais chez Mme de Duras, aux Tuileries. Il y avait du monde, entre autres le général Dulauloy et sa femme. Je surpris entre eux deux ou trois signes imperceptibles qui excitèrent vivement ma curiosité. Ils semblaient dire: «Non, ils ne savent rien.» Mme Dulauloy paraissait, en outre, craindre quelque chose et témoignait d'une grande envie de s'en aller, surtout lorsque M. de Duras traversa le salon, venant du coucher du roi. À ce moment elle rougit, se leva et sortit en emmenant son mari. Je restai la dernière et j'attendis que Mme de Duras revînt de la chambre de son mari, où elle l'avait suivi. Je la vis très troublée, et elle me dit: «Il y a quelque chose de terrible, mais Amédée ne veut pas me le dire.» Je rentrai alors chez moi en compagnie d'Humbert et nous fîmes, comme cela arrive toujours, toutes les conjectures imaginables, excepté la véritable. Le lendemain matin, la nouvelle du débarquement au golfe Juan se répandit dans Paris. Elle fut apportée par lord Lucan. Parti la veille au soir pour l'Italie, il rencontra à quelques postes de Paris le courrier qui arrivait de Lyon avec la nouvelle. Il revint aussitôt sur ses pas et rentra à Paris, où il la fit connaître.
Les conséquences de cet événement rentrent dans le domaine de l'histoire. Je me contenterai donc de rapporter ici ce qui m'est personnel.
Je connaissais trop bien d'une part la cour, d'autre part la force du parti de Napoléon, pour conserver des doutes un moment sur l'efficacité des mesures que l'on allait adopter.
M. de La Tour du Pin, quoiqu'un des quatre ambassadeurs de la France au congrès de Vienne et employé par intérim aux affaires diplomatiques françaises en Autriche, n'en était pas moins toujours resté titulaire du poste de ministre de France en Hollande. J'estimai que je ne pouvais demeurer à Paris quand Napoléon allait y arriver, et que je devais me rendre à Bruxelles ou à La Haye. Mes projets furent soumis au roi par M. de Jaucourt, ministre des Affaires étrangères par intérim. Il approuva ma détermination, et je me préparai donc à partir.
Humbert, dès que le départ du roi fut résolu, ne put quitter le quartier des mousquetaires. Je me trouvai, par conséquent, absolument seule pour faire face à tous les arrangements du voyage que j'allais entreprendre avec ma fille Cécile, âgée de seize ans, et mon fils Aymar, qui en avait huit.
J'ai souvenir de beaucoup de petits embarras dont je me tirai avec mon sang-froid ordinaire. Après tant d'années écoulées, ils n'offrent plus guère d'intérêt. Je conterai cependant le fait suivant. Je m'étais rendue chez le ministre des Finances dans la soirée pour toucher le montant des appointements de M. de La Tour du Pin, que je désirais emporter. Le même soir, le roi devait partir à minuit. En entrant dans le cabinet du ministre, M. Louis, avec qui j'étais assez liée depuis longtemps, je le trouvai dans une colère épouvantable: «Regardez,» me dit-il en me montrant une centaine de petits barils semblables à ceux dans lesquels on vend des anchois, «j'ai fait préparer ces barils, qui contiennent chacun 10.000 ou 15.000 francs en or. Je voulais en confier un à chaque garde du corps appelé à accompagner le roi, et ces messieurs refusent de s'en charger sous prétexte qu'ils ne sont pas faits pour cela.» Tout en disant ces mots, il signa mon récépissé, dont j'allai aussitôt toucher le montant. Je portai ensuite la somme chez mon homme d'affaires pour qu'il me la changeât en or. J'avais bien demandé à M. Louis de me remettre un des barils d'or réunis dans son cabinet, mais il s'y était absolument refusé. Quand je quittai mon homme d'affaires, 9 heures avaient déjà sonné, et il me dit de revenir à 11 heures et qu'il me remettrait alors l'or qu'il se serait procuré.
Je passai chez ma tante, Mme d'Hénin, décidée elle aussi à partir, afin de lui faire mes adieux. Je la trouvai en compagnie de M. de Lally, dans un trouble inexprimable, emballant, gesticulant, pressant son gros ami, qui ne finissait rien. En me voyant, elle s'écria: «Mais vous ne partez donc pas, que vous avez l'air si tranquille?»
Je la quittai, la laissant au milieu de ses paquets et en proie à ses accès de colère contre le pauvre M. de Lally, pour aller prendre congé de M. de Jaucourt, mon ministre, lui faire viser mon passeport et réclamer un ordre pour les chevaux de poste, chose bien nécessaire, car il n'y en aurait peut-être plus un seul à avoir à minuit. Enfin, à 11 heures sonnant, je retournai chez mon homme d'affaires, rue Sainte-Anne. Il me remit 12.000 francs en rouleaux de napoléons. J'avais un cabriolet de louage à l'heure. En remontant dans la voiture, je dis au cocher: «Chez moi.» Je logeais rue de Varenne, n° 6. Nous voulons prendre par le Carrousel; mais, à cause du départ du roi, on n'y passait pas. Mon cocher longe alors la rue de Rivoli. Au moment de s'engager sur le pont Louis XVI, il entend sonner minuit. S'arrêtant tout court, il me déclare que pour rien au monde il ne fera un pas de plus. Il loge, dit-il, à Chaillot, les portes doivent être fermées à minuit; il demande à être payé et m'invite à continuer mon chemin à pied.
J'eus beau faire appel à toute mon éloquence, lui promettre un pourboire superbe pour me mener seulement jusqu'à un fiacre. Il refuse. Force m'est de descendre, quoique saisie d'une frayeur mortelle. Heureusement, au même moment, j'entends le bruit d'une voiture. C'était un fiacre, et vide, grâce à Dieu! Je m'y précipite en offrant au cocher une généreuse gratification pour me ramener chez moi.
Aussitôt rentrée, j'envoie chercher les chevaux de poste. Malgré mon service extraordinaire, malgré la signature du ministre, j'attends jusqu'à 6 heures les deux misérables chevaux destinés à être attelés à une petite calèche, dans laquelle je prends place avec Aymar, ma chère Cécile, et une petite femme de chambre belge que j'avais gardée à mon service après l'avoir élevée.
Toutes ces longues heures d'attente, je les passai à la fenêtre, à écouter si les chevaux venaient. Jamais je n'ai ressenti plus d'impatience. Un silence profond régnait dans Paris. Toutefois, à tous moments, des hommes passaient sous la fenêtre, tous suivant uniformément la même direction. Soldats pour la plupart, on les reconnaissait, aux lueurs des réverbères, à la toile cirée qui recouvrait leurs shakos. Bien que le temps fût beau, tous les militaires, pour dissimuler la cocarde blanche, avaient arboré ce signe de ralliement avec le bouquet de violettes.