Journal des Goncourt (Deuxième série, deuxième volume): Mémoires de la vie littéraire
The Project Gutenberg eBook of Journal des Goncourt (Deuxième série, deuxième volume)
Title: Journal des Goncourt (Deuxième série, deuxième volume)
Author: Edmond de Goncourt
Jules de Goncourt
Release date: December 30, 2005 [eBook #17420]
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
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JOURNAL DES GONCOURT Mémoires de la Vie Littéraire
DEUXIÈME SÉRIE—DEUXIÈME VOLUME—TOME CINQUIÈME 1872-1877
PARIS, BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER, 11, RUE DE GRENELLE. 1891
PRÉFACE
(Réponse à Monsieur Renan)
Monsieur Renan me faisait l'honneur de me dire, il y a des années, qu'une lettre fausse avait été publiée par LE FIGARO, comme émanant de lui, et que son dédain de l'imprimé était tel, qu'il n'avait pas réclamé.
Le monsieur Renan de l'année dernière, est vraiment bien changé.
A propos de vieilles conversations de 1870, rapportées dans mon Journal: voici la lettre, que le Petit Lannionnais publiait de l'auteur de la VIE DE JÉSUS-CHRIST.
Paris, 26 novembre, 1890.
Ah! mon cher cousin, que je vous sais gré de vous indigner pour moi, en ce temps de mensonge, de faux commérages et de faux racontars. Tous ces récits de M. de Goncourt sur des dîners, dont il n'avait aucun droit de se faire l'historiographe, sont de complètes transformations de la vérité. Il n'a pas compris, et nous attribue ce que son esprit fermé à toute idée générale, lui a fait croire ou entendre. En ce qui me concerne, je proteste de toutes mes forces contre ce triste reportage…
… J'ai pour principe que le radotage des sots ne tire pas à conséquence…
Et les foudres de cette lettre n'ont pas suffi à l'homme bénin. Ça été, tous les jours, un interview nouveau, où, en son indignation grandissante d'heure en heure, il déclarait:
Le 6 décembre, dans le PARIS, que le sens des choses abstraites me manquait absolument.
Le 10 décembre, dans le XIXe SIÈCLE, que j'avais perdu le sens moral.
Le 11 décembre, dans la PRESSE, que j'étais inintelligent, complètement inintelligent.
Et peut-être M. Renan a-t-il dit bien d'autres choses dans les interview, que je n'ai pas lus.
Tout cela, mon doux Jésus! pour la divulgation d'idées générales du penseur, d'idées générales que tout le monde a entendu développer par lui à Magny et ailleurs, d'idées générales, toutes transparentes dans ses livres, quand elles n'y sont pas nettement formulées, d'idées générales dont il aurait, j'ai tout lieu de le croire, remercié le divulgateur, si le parti clérical ne s'en était pas emparé, pour lui faire la guerre.
* * * * *
Remontons à ces dernières années, aux années précédant la polémique qui s'est élevée entre M. Renan et moi. Voici ce que j'écrivais dans le dernier volume de la première série de mon Journal.
L'homme (Renan) toujours plus charmant et plus affectueusement poli, à mesure qu'on le connaît et qu'on l'approche. C'est le type dans la disgrâce physique de la grâce morale; il y a chez cet apôtre du Doute, la haute et intelligente amabilité d'un prêtre de la science.
Voyons, est-ce le langage d'un ennemi, d'un écrivain prêt à dénaturer méchamment les paroles de l'homme, dont il redonne les conversations? N'est-ce pas plutôt le langage d'un ami de l'homme, mais parfois, je l'avoue, d'un ennemi de sa pensée, ainsi que je l'écrivais dans la dédicace du volume, qui lui était adressé.
En effet tout le monde sait que M. Renan appartient à la famille des grands penseurs, des contempteurs de beaucoup de conventions humaines, que des esprits plus humbles, des gens comme moi, manquant «d'idées générales» vénèrent encore, et nul n'ignore qu'il y a une tendance chez ces grands penseurs, à voir, en cette heure, dans la religion de la Patrie, une chose presque aussi démodée que la religion du Roi sous l'ancienne monarchie, une tendance à mettre l'Humanité au-dessus de la France: des idées qui ne sont pas encore les miennes, mais qui sont incontestablement dans l'ordre philosophique et humanitaire, des idées supérieures à mes idées bourgeoises.
Et c'est tout ce que mettent au jour mes conversations. Car je n'ai jamais dit que M. Renan se fût réjoui des victoires allemandes ou qu'il les trouvât légitimes, mais j'ai dit qu'il considérait la race allemande, comme une race supérieure à la race française, peut-être par le même sentiment que Nefftzer,—parce qu'elle est protestante. Eh mon dieu, ce n'est un secret pour personne que l'engouement, pendant les deux ou trois années qui ont précédé la guerre, que l'engouement de nos grands penseurs français pour l'Allemagne, et les dîneurs de Magny ont eu, pendant ces années, les oreilles rebattues de la supériorité de la science allemande, de la supériorité de la femme de chambre allemande, de la supériorité de la choucroute allemande, etc., etc., enfin de la supériorité de la princesse de Prusse sur toutes les princesses de la terre.
Et quelqu'inintelligent, M. Renan, que vous vouliez me faire passer auprès du public, il me restait, en 1870, encore assez de mémoire pour ne pas confondre l'Allemagne de Goethe et de Schiller avec l'Allemagne de Bismarck et de Moltke, et je n'ai jamais eu assez d'imagination, pour inventer, dans mes conversations, des interruptions comme celle de Saint-Victor.
Puis, M. Renan, on n'accuse pas les gens de radotage, de brutalité, de perte de sens moral, sur les lectures de cousins et d'amis. A quelque hauteur où vous ait placé l'opinion, on veut bien descendre à lire soi-même, les gens qu'on maltraite ainsi. Vous m'écrasez, il est vrai, et vous me le dites trop, de la hauteur des milliers de pieds cubes de l'atmosphère intellectuelle, dans laquelle vous planez, vous gravitez, vous «tourneboulez» au-dessus de moi,—ainsi que s'exprimait René François, prédicateur du Roy, en son ESSAY DES MERVEILLES DE NATURE… Un conseil, M. Renan, on a tellement grisé votre orgueil de gros encens, que vous avez perdu le sens de la proportion des situations et des êtres. Certes c'est beaucoup, en ce XIXe siècle, d'avoir inauguré, sur toute matière, sur tout sentiment, détachée de toute conviction, de tout enthousiasme, de toute indignation, la rhétorique sceptique du pour et du contre; d'avoir apporté le ricanement joliment satanique d'un doute universel; et par là-dessus encore, à la suite de Bossuet, d'avoir été l'adaptateur à notre Histoire sacrée, de la prose fluide des romans de Mme Sand. Certes c'est beaucoup; je vous l'accorde, mais point assez vraiment, pour bondieuser, comme vous bondieusez, en ce moment, sur notre planète,—et je crois que l'avenir le signifiera durement à votre mémoire.
Mais revenons à ma juste et légitime défense, et donnons ici un extrait de mon interview dans l'ÉCHO DE PARIS, avec M. Jules Huret qui a très fidèlement rapporté mes paroles.
—«J'affirme que les conversations données par moi, dans les quatre volumes parus, sont pour ainsi des sténographies, reproduisant non seulement les idées des causeurs, mais le plus souvent leurs expressions, et j'ai la foi que tout lecteur désintéressé et clairvoyant, reconnaîtra que mon désir, mon ambition a été de faire vrais, les hommes que je portraiturais, et que pour rien au monde, je n'aurais voulu leur prêter des paroles qu'ils n'auraient pas dites.
—Vos souvenirs étaient sans doute très frais, quand vous les écriviez.
—Oh le soir même, en rentrant, ou au plus tard, le lendemain matin.
Il n'y a aucun danger de confusion sous ce rapport.
—Je fis remarquer à M. de Goncourt que l'humeur de M. Renan ne provenait pas seulement de la prétendue infidélité du phonographe, mais aussi de ce qu'il se soit permis de dévider ses confidences.
—Oui, je sais, me dit M. de Goncourt, M. Renan me traite de «monsieur indiscret». J'accepte le reproche, et n'en ai nulle honte, mes indiscrétions n'étant pas des divulgations de la vie privée, mais tout bonnement des divulgations de la pensée, des idées de mes contemporains: des documents pour l'histoire intellectuelle du siècle.
«Oui, je le répète, insista M. de Goncourt, avec un geste et un accent de conviction et de sincérité frappante, je n'en ai nulle honte, car depuis que le monde existe, les Mémoires un peu intéressants n'ont été faits que par des indiscrets, et tout mon crime est d'être encore vivant, au bout des vingt ans où ils ont été écrits, et où ils devaient être publiés—ce dont, humainement parlant, je ne puis avoir le remords.
—Avant de partir, j'avais demandé à M. de Goncourt, s'il savait ce qui avait pu exciter M. Renan, en dehors des raisons apparentes à sortir, aussi complètement et si brusquement, de son ordinaire scepticisme. M. de Goncourt sourit sans répondre.
—J'insinuai alors que M. Renan avait des ambitions politiques, que le siège de Sainte-Beuve devait hanter ses rêves, et que ses paradoxes d'autrefois pouvaient le gêner dans sa nouvelle carrière.»
Oui, mon sourire avait dit ce que M. Jules Huret insinuait.
Et ma foi, la main sur la conscience, j'ai la conviction, que si le penseur philosophe n'était pas travaillé par des ambitions terrestres, il ne désavouerait pas devant le public «ses idées générales» de cabinet particulier.
Un dernier mot. Je me suis refusé à répondre de suite à M. Renan. J'ai voulu qu'au revers de ma réponse, il y eut ce volume imprimé, qui, je le répète une seconde fois, doit apporter à l'esprit de tout lecteur indépendant et non prévenu contre moi, la certitude que selon l'expression de M. Magnard, dans le FIGARO, mes conversations de celui-ci ou de celui-là, «suent l'authenticité.»
EDMOND DE GONCOURT.
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JOURNAL DES GONGOURT
ANNÉE 1872
Mardi 2 janvier 1872.—Dîner des Spartiates.
On cause de la situation financière, du discrédit du papier français, de la circulaire secrète du ministre des finances, accordant une remise de 10 p. 100 aux percepteurs qui font des avances, et l'on entrevoit l'impossibilité de payer les milliards réclamés par les Allemands, et l'on pronostique la banqueroute.
Il y a à côté de moi le général Schmitz, un militaire mêlé à la littérature, à la diplomatie, à l'économie politique, un homme d'intelligence, la parole pleine de faits.
La causerie est maintenant sur l'Alsace et la Lorraine, il l'interrompt en nous jetant: «Messieurs, je me trouvais en Italie, en 1866, un Autrichien, le comte Donski me dit: «Vous êtes des maladroits, nous aussi parbleu… mais vous êtes des maladroits, parce que vous vous préparez une guerre avec l'Allemagne, une guerre qui vous enlèvera l'Alsace et la Lorraine.» Et comme je me récriais à propos de l'audace de l'assertion: «Et l'Alsace, et la Lorraine seront à jamais perdues pour vous, reprit le comte, parce que les petits États s'en vont, et que la faveur est pour les grands, parce que vous ne vous doutez pas de ce que l'Allemagne, après sa consolidation et votre amoindrissement, deviendra comme puissance maritime, et quelle préférence auront, en ce temps d'intérêt matériel, vos anciens nationaux pour un grand pays riche, qui demandera beaucoup moins d'impôts que leur ancienne patrie.»
«Un autre fait, messieurs, que je vous demande la permission de citer. J'ai un domestique stupide et bègue, que je garde absolument pour son amour du cuivre qui brille. Le poli des choses: c'est du fanatisme chez lui. Or donc, un jour à déjeuner, après la signature de la paix, j'étais questionné par mon ordonnance sur la nationalité d'un de ses camarades, né dans un canton avoisinant Belfort, et comme je lui disais: «Ma foi, il se peut bien qu'il devienne Prussien, mais je n'en suis pas sûr, je te dirai cela demain.» Alors mon bègue s'écriait: «Oh! oh! il serait di-diantrement heu-eu-reux, il ne payerait pas comme dans la Tou-ouraine!»
Voici deux faits qui sont le jugement du haut et du bas, ça me semble décider la question.
Interrogé sur les hommes du 4 Septembre, le général les peint ainsi: «Pelletan, c'est l'homme des généralités. Jules Favre peut être un mauvais diplomate, mais il est moins coupable qu'on ne le croit. Je lui sais gré de l'avoir entendu dire à Arago, avec une résolution que je n'attendais pas de lui: «Je veux, je veux absolument être averti, quand il n'y aura plus que dix jours de vivres, parce que, entendez-le bien, monsieur, je ne me reconnais pas le droit de faire mourir de faim deux millions de personnes.» Ferry, une nature énergique, un homme de résolution. Je l'ai vu au fort d'Issy, un jour, où ça pleuvait rudement, et où sa nature sanguine se grisait du spectacle, sans pouvoir s'en arracher.»
Le général se sent écouté, et il parle, il parle beaucoup, et de beaucoup de choses et de personnes.
«Je n'ai connu, dit-il, un moment après, que deux passionnés, mais deux vraiment passionnés de la gloire, et c'étaient les seuls dans l'armée: Espinasse et de Lourmel.
«J'étais aux Tuileries avec Espinasse, au moment où la guerre d'Italie
était déclarée. Les ministres voulaient que l'Empereur ne quittât pas la
France, et tâchaient de se faire appuyer par l'Impératrice. Pendant ce,
Espinasse maugréait dans ses moustaches. L'Impératrice l'interpelle:
—Espinasse, dites-moi donc ce que vous avez à vous démener, comme un lion en cage, dans votre coin?
—Je dis, Majesté, que si l'Empereur qui veut cette guerre ne vient pas avec nous en Italie, il se conduit comme le dernier des rois fainéants!
—Ce diable d'Espinasse a peut-être bien raison,» dit en souriant l'Empereur, qui rentrait.
«Lourmel, un garçon charmant, avec une élégance, un chic à lui seul. Le matin d'Inkermann, je le trouve au petit jour, en bottes vernies, en culotte blanche, en gants frais, tout cela battant neuf, et alors que je lui disais: «—Comme tu es joli, aujourd'hui, pourquoi ça?—Tu veux, mon cher, qu'on mette en terre de Lourmel, à la façon d'un pauvre diable.»
«Je l'ai rencontré, ce cher ami, quand on l'a rapporté blessé mortellement. En passant il m'a dit: «Je suis bien hypothéqué!» Et comme je cherchais à le rassurer sur la force de sa constitution, faisant allusion à la mort de mon frère, tué quelques jours avant, il me jeta: «Hodie tibi, cras mihi.»
* * * * *
Vendredi 5 janvier.—Jamais un auteur ne s'avoue que, plus sa célébrité grossit, plus son talent compte d'admirateurs incapables de l'apprécier.
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Samedi 6 janvier.—Je suis à la première d'AÏSSÉ; j'ai devant moi le décor ridicule du salon de Ferriol—et ce salon, du moins le vrai, l'authentique, je le connais bien, car je l'ai découvert et fait acheter à mon cousin Alphonse de Courmont, ses boiseries 3 000 francs,—qu'il eût payées 30 000 chez Vidalenc—eh bien, parole d'honneur, les personnages de Bouilhet sont plus faux que ce décor. Toutefois la pièce va cahin caha, dans la déférence du public pour les hexamètres d'un mort, mais quand l'honnête chevalier d'Aydie entrevoit le rôle du pétrole dans les châteaux royaux, ce sont des applaudissements, des hourrahs, un enthousiasme qui assure le succès, que dis-je, le triomphe de cette singulière restitution historique, mettant dans la bouche des gentilshommes de 1730 des pensées d'avant-hier.
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Dimanche 8 janvier.—Aujourd'hui, mon jardinier, se promenant avec moi dans mon jardin, a tiré une serpette, a entaillé le déodora, et m'a dit: «Il est gelé, il est mort!» et ainsi des lauriers, des alaternes, des fusains, et à peu près de tout, avec le refrain: «C'est gelé! c'est mort!… Voyez, le bois doit être blanc». Et il me faisait voir une petite teinte brune, la teinte d'un bois qui devient du bois à fagot.
Vraiment, quoique ça paraisse imbécile de dire, c'est fait pour moi, pour moi seul, elle est vraiment singulière la malechance que je rencontre en tout et partout. Moi, resté si longtemps indifférent à la nature, si peu soucieux de ses beautés, il arrive qu'une année, je me toque d'arbustes, que je plante, que je fais tout mon bonheur et ma passion d'un petit coin de verdure idéal, eh bien, cette année il faut qu'il gèle, comme il n'a pas gelé depuis cent ans, et tout ce que j'ai planté, tout ce que j'aimais des arbres plantés par mon prédécesseur, tout cela «est gelé, est mort», comme le disait maître Theulier.
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Mardi 9 janvier.—Dîner de Brébant. Ernest Picard, avec lequel je dîne pour la première fois, a le ventripotent aspect de ces petits manieurs d'argent de village, à la fois percepteur et régisseur d'un grand propriétaire habitant Paris, et cela avec un œil goguenard, et une parole d'avocat, spirituellement malicieuse. A propos des récentes élections académiques il déclare qu'il ne connaît pas de corruption électorale semblable à celle de l'Institut.
On le met sur les derniers événements. Il dit qu'il a eu dès d'abord la plus grande défiance de Trochu, pour avoir vu sa signature, une signature au paraphe tremblé, qui lui a fait penser de suite à un ramollissement du cerveau, et il explique le défenseur de Paris, par ce ramollissement, tout en le reconnaissant très complexe, et ne pouvant donner la clef de ce mélange de roublarderie et de mysticisme.
Puis, il affirme que tous nos malheurs viennent du mois d'octobre 1869, sont dûs à une douzaine d'hommes qui se sont laissé emporter par leurs passions. Sans la scission produite par ces inventeurs du mandat impératif dans l'opposition, Ernest Picard a la conviction que l'opposition attirait à elle la masse flottante existant dans l'assemblée, et qu'elle devenait une majorité empêchant la guerre et tous nos désastres.
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10 janvier.—Aujourd'hui, chez le français, le journal a remplacé le catéchisme. Un premier Paris de Machin ou de Chose devient un article de foi, que l'abonné accepte avec la même absence de libre examen que chez le catholique d'autrefois trouvait le mystère de la Trinité.
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11 janvier.—Un interne soutenait que dans les hôpitaux, pour les malades misérables, le bain, la chemise blanche, les draps propres, le passage de la saleté à la propreté, amenait une amélioration médicalement constatée.
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11 janvier.—Ces jours-ci, trouvant dans la rue de la Paix un encombrement de voitures de maîtres, tout semblable à celui d'une première au Théâtre Français, je me demandais quel était le grand personnage qui avait sa porte assiégée par tant de grand monde, quand, levant les yeux au-dessus d'une porte cochère, je lus: «Worth». Paris est toujours le Paris de l'Empire.
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16 janvier.—Rien ne m'agace comme les gens qui viennent vous supplier de leur faire voir des choses d'art, qu'ils touchent avec des mains irrespectueuses, qu'ils regardent avec des yeux ennuyés.
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17 janvier.—Flaubert est, dans le moment, si grincheux, si cassant, si irascible, si érupé à propos de tout et de rien, que je crains que mon pauvre ami ne soit atteint de l'irritabilité maladive des affections nerveuses à leur germe.
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28 janvier.—Aujourd'hui, après deux années sans un achat, j'ai, pour la première fois, la tentation d'un dessin.
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Lundi 29 janvier.—La première personne que j'aperçois à l'église, c'est elle! Je la vois à travers le jour des ogives du chœur. Elle a la tête penchée sur l'épaule, avec un mouvement de fatigue qui semble coucher sur un oreiller la découpure aiguë de son profil. Les lueurs des vitraux, le feu pâle des cierges, le reflet du ruban jaune qui attache son chapeau de velours, lui donnent l'aspect d'une morte. Un moment, elle regarde de mon côté, sans me voir, et je retrouve la vie ardente de son œil, mêlée à cette ironie diabolique, indéfinissable chez cette femme honnête. Puis sa figure se repenche sur son livre de messe. A la sacristie, la mariée qui me voit avancer de loin, me désigne à sa parente. Aussitôt son regard m'arrive comme un jet de lumière électrique. Quand je suis près d'elle, elle me prend fiévreusement la main, deux ou trois fois, me disant: «J'irai vous… vous… j'irai vous voir!»
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Mardi 30 janvier.—Ce soir, le général Schmitz nous disait que, lorsqu'on revient de l'Extrême-Orient, et de ses cités pullulantes de population, nos capitales de l'Occident donnent le sentiment de villes dépeuplées par la peste.
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Dimanche 4 février.—Je la trouve dans un salon, où il fait presque nuit, et où la chaleur est écœurante. Elle est vêtue d'une espèce de deuil violet, dans lequel l'élégance de sa personne a une grâce sévère, une grâce triste. Près d'elle, une vieille femme sourde cherche à deviner, sur ses lèvres, les mots qu'elle me dit. Elle me parle de sa mort prochaine… qui ne fera pas de vide. Son mari est excellent, mais il se consolera avec la peinture. Elle ne désire qu'une chose: c'est marier sa fille aînée qui se chargera de sa petite chérie. Alors elle sera toute prête à mourir.., sans regretter grand'chose.
A la fin, elle me demande la place de la tombe de mon frère, pour y aller en cachette, un jour qu'elle aura beaucoup de visites à faire.
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Mardi 6 février.—Charles Robin se penche vers moi, et me dit:
«On devrait apprendre à chacun les qualités merveilleuses de la matière, de la matière portée au summum de son utilisation.
—Voici un livre que vous devriez faire!
—Oui, c'est vrai… mais je ne peux pas… Je n'ai pas la combinaison écrite. Dans la conversation, il m'arrive quelquefois de donner la notion de choses… Mais le lendemain, à froid, une plume à la main, ce n'est plus ça.»
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Mercredi 7 février.—Théophile Gautier, ce soir, chez la princesse défendait Hugo, un peu contre tout le monde. Il le défendait ainsi: «Oh, quoi que vous disiez, c'est toujours le grand Hugo, le poète des vapeurs, des nuées, de la mer,—le poète des fluides!»
Puis il me prend à part, et me parle longtemps et amoureusement du DRAGON IMPÉRIAL, et de l'auteur. On sent qu'il est fier d'avoir créé cette cervelle. Le sens de l'Extrême-Orient qu'a la jeune femme, l'intuition qu'elle possède des grandes époques historiques, sa devination de la Chine, du Japon, de l'Inde sous Alexandre, de Rome sous Adrien, le remplissent d'un ravissement qu'il me verse dans l'oreille.
Et il ajoute que Judith s'est créé, qu'elle s'est faite toute seule, qu'elle a été élevée comme un petit chien qu'on laisse courir sur la table, que personne, pour ainsi dire, ne lui a appris à écrire.
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Vendredi 9 février.—Beaucoup de collectionneurs aiment les dessins dans d'affreuses montures économiques. Beaucoup de bibliophiles aiment les livres, dans de médiocres reliures. Moi j'aime les dessins très bien montés et encadrés dans du vieux chêne sculpté! J'aime les livres dont la reliure coûte très cher. Les belles choses ne sont belles pour moi, qu'à la condition d'être bien habillées.
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Mardi 14 février.—Je dîne à côté de Ziem. Je lui rappelle le petit cadre, plaqué sur une porte cochère du quai Voltaire, le petit cadre en bois blanc, dans lequel, une de ses premières aquarelles nous donnait l'envie, à mon frère et à moi, de prendre des leçons de l'aquarelliste. Je lui raconte que, séduits par une grande vue de Venise, exposée vers 1850, rue Laffitte, nous avions péniblement ramassé les trois cents francs que Cornu en demandait, et que, dans le moment même où nous entrions dans la boutique apporter notre argent, nous voyions mettre par un monsieur, sur un cabriolet, la toile désirée,—une des toiles capitales du peintre, et qui vaut au moins une dizaine de mille francs, à l'heure qu'il est.
Ziem me parle de sa santé, des chaleurs qui lui montent à la tête, du manque d'équilibre de sa circulation, de l'impossibilité qu'il éprouve maintenant à travailler dans des lieux fermés. Il me conte l'habitude qu'il a prise, de dessiner, de peindre en plein air, debout, et cela, pendant huit ou dix heures, disant qu'assis, il retient sa respiration, penché qu'il est sur son travail, tandis que tout droit dans la campagne, il respire à pleins poumons.
… C'est la voix du général Schmitz qui jette à la table.
«Oui, oui, il faudra bien qu'un jour la vérité se fasse, que la vérité soit connue! Eh bien, le 18 août, le retour sur Paris était résolu. L'Empereur y était décidé. Mac-Mahon, de son côté, avait résisté aux obsessions de Rouher et de Saint-Paul, qui voulaient le pousser en avant. Et remarquez, messieurs, que je ne vous dis que ce que m'a affirmé Mac-Mahon. Il se disposait à faire rétrograder ses troupes, quand il reçoit une lettre de Bazaine, lui annonçant qu'il sortirait, le 26, de Metz. Cela l'ébranle et ne le décide pas. Il en réfère à Palikao, qui lui intime l'ordre de marcher en avant. Il se décide un peu malgré lui, mais sa responsabilité était couverte.
«La faute, oui la voilà, c'est cette dépêche de Palikao, cette dépêche qui a tout ruiné. Sans cette dépêche, toute l'armée se retirait derrière la rive gauche de la Seine, on y encadrait toutes les forces vives du pays, et nous livrions la bataille de Châtillon, cette fois avec de vrais soldats. Car, qu'est-ce que vous aviez en fait de vrais soldats à Paris, le 35e et le 42e—rien de plus… Trochu et moi, il faut qu'on le sache, nous n'avons accepté la responsabilité du siège qu'avec une armée de secours sous les murs de Paris. Sans cette armée, il était impossible que cela ne finît pas comme cela a fini… Je reviens à l'Empereur. Il était donc décidé à rentrer aux Tuileries. Me voici dans la nuit du 18 août chez l'Impératrice. Je lui annonce le retour de l'Empereur. Elle s'écrie: «Qu'il faut qu'il ne revienne pas, qu'il se fasse tuer à la tête de son armée!» J'ai beau lui objecter qu'il y a un sentiment général qui s'oppose à ce qu'il garde le commandement, j'ai beau lui dire que s'il ne commande plus, il est nécessaire qu'il abandonne son rôle de chevalier errant, qu'il est nécessaire qu'il soit sur son trône, qu'il rentre aux Tuileries. L'Impératrice tient absolument à son idée. Elle ne m'écoute pas, quand je lui dis qu'un homme à moi viendrait chercher l'Empereur dans un coupé sans armes, au chemin de fer… Oui, c'est l'Impératrice, de concert avec Palikao, qui a empêché le retour de l'Empereur.
«Un détail. Trochu, qui était avec moi, demande à lui lire la proclamation qui le nomme gouverneur de Paris. Il commence: «L'Empereur m'a nommé gouverneur de Paris…» L'impératrice interrompt: «Non, non, ne mettez pas là, la personnalité de l'Empereur.» Le curieux, c'est que la proclamation avait été rédigée au crayon, à la lueur d'un bout de bougie, et qu'avec la maladresse qu'a Trochu à écrire, il avait débuté par: «Je suis nommé gouverneur de Paris» et que c'était moi qui avais substitué la phrase qu'il lisait à l'Impératrice. L'Impératrice semblait blessée que nous fassions revivre le nom de l'Empereur sur un papier gouvernemental: Palikao, depuis un mois au moins, n'osant plus faire mention de sa personne.»
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15 février.—Depuis quelque temps, dans le non travail et l'ennui, la fabrication de mille choses inférieures prenant ma pensée et mes jambes, me font vivre, à la fois, en une espèce d'ahurissement et d'hallucination courante et emportée.
Flaubert me disait que sa mère, après la mort de son mari et de sa fille, était tout-à-coup devenue athée.
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Lundi 19 février.—A cette première de la reprise de RUY-BLAS, j'étais frappé de l'infériorité de la machine dramatique, et comme elle fait faire de l'enfantin aux plus grands talents. Et pendant tout le spectacle, je me récitais à moi-même la Fête chez Thérèse.
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Mercredi 21 février.—Théophile Gautier me racontait une conversation qu'il avait eue avec Anastasi.
Le peintre aveugle lui disait, qu'éveillé, il n'avait plus la mémoire des couleurs; mais qu'il la retrouvait dans les rêves de son sommeil. Les choses, dans la nuit éternelle, où Anastasi est plongé, se rappellent à lui, le jour, seulement par un contour et un modelage, mais il ne les voit plus colorées.
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29 février.—Dire qu'en dépit de la destruction ignorante des incendies, de l'humidité, du ver, il subsiste en France tant de vieux livres. A ce propos quelqu'un racontait que des millions de volumes avaient été détruits sous le premier Empire: les navires de la contrebande faisant des chargements de bouquins, qu'aussitôt qu'ils étaient un peu éloignés de la côte, ils envoyaient au fond de la mer, revenant à la nuit, prendre un chargement de marchandises.
Cela me rappelle l'anecdote que me racontait, il y a quelques jours, Burty avec lequel je causais tapisseries. Il avait une heure à perdre à Nemours. Ne sachant que faire, il entre dans la boutique d'un mauvais petit revendeur, chez lequel il trouve un joli morceau de tapisserie. Il lui demande s'il n'en a pas d'autre. «C'est bien dommage que vous ne soyez pas venu la semaine dernière, lui dit le revendeur, le grenier en était plein, mais un tanneur a tout pris pour recouvrir ses cuves.»
Or, ce qui couvre les cuves d'une tannerie est perdu, brûlé.
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Vendredi 1er mars.—Ziem tombe chez moi. Il trouve entr'ouvert sur ma table un album japonais. Le voici, aussitôt, qui se met à parler de la parenté de ces images avec Giotto, avec les primitifs, à parler d'une perspective commune à ces deux arts—obtenus chez les Italiens, par des moyens plus timides, moins choquants—d'une perspective qui met en vue le centre de la composition, et permet de la peupler avec un monde, au lieu d'y placer deux ou trois têtes mangeant tout.
Trouvant une paire d'oreilles qui l'écoutent, et une cervelle qui a l'air de le comprendre, mon homme jette au loin le makintosh qui l'enveloppe, et, sans exorde, et sans préparation, tout en arpentant la bibliothèque, me raconte sa vie.
Cette vie, la voilà, telle qu'il me la conte, la coupant, à tout moment, de petits rires silencieux, un peu extravagants.
Tout jeune, il s'est senti le vouloir d'être peintre, mais les idées provinciales de son père ne lui ont permis que de prendre une carrière, avoisinant cet art: l'architecture. En 1839, il remportait, à Dijon, les trois prix: succès qui lui assurait la médaille et une bourse pour étudier à Paris.
Mais il était déjà un peu révolutionnaire dans l'art. Une cabale se formait contre lui, et le préfet lui retirait sa bourse. Une scène s'ensuivait avec le préfet, qui faisait jeter l'artiste à la porte de son cabinet. Le jeune Ziem avait déjà la confiance dans le succès, l'audace, la jactance. Il disait alors qu'il ne voulait pas être marchandé ainsi, et qu'il lui fallait étudier à Rome. Son père s'y refusait, un père dur sans tendresse. Il avait alors perdu sa mère, une mère qui l'adorait, et dont il me montre, à son doigt, une bague qui ne l'a jamais quitté.
Alors il décampait de la maison paternelle, sans un sou, et laissant derrière lui une ébauche d'amour avec une jeune Espagnole. Une première journée se passe sans manger, et la nuit, il couche dans une vigne. La seconde journée commence et menace de finir comme la première, avec, au fond de l'artiste, un commencement de lâcheté et un vague désir de revenir chez son père.
Il était près de Chaigny, croit-il, quand une noce passe, une noce déjà un peu égayée par le vin de Bourgogne. On lui demande, en voyant le grand étui qu'il porte, s'il vend des lunettes. Le vin rend bon. La noce a pitié de sa mine piteuse, et l'emmène avec elle. Le ménétrier ne se trouve pas tout de suite. Ziem le remplace, avec un violon d'occasion, sur le classique tonneau. Tout à coup la noce le voit dérouler des papiers enveloppant un flageolet, et il joue la valse de Weber, qui fait tomber en pâmoison la mariée. Il est fêté, nourri, abreuvé, grisé, pendant quelques jours, au bout desquels, le marié, le maire du village, lui donne une lettre de recommandation pour un ami de Valence.
Il est au moment de partir, quand il a l'heureuse inspiration de vouloir montrer à ses hôtes qu'il n'est pas seulement un musicien, et il tire de son sac un portrait, dans la manière des crayonnages de Prudhon. Le marié et la mariée se font pourctraire, et Ziem est à la tête de quarante francs, une somme qu'il croit si bien une fortune, qu'en arrivant à Lyon, il se fait conduire en voiture au théâtre où l'on joue MOÏSE.
Il passe à Valence quelques jours, avec l'ami du maire de village de la
Bourgogne, fait des portraits gagne quelque argent, qu'il verse dans le
tablier d'une femme qu'on emmène en prison, et arrive, sans un sou, à
Marseille.
Ne doutant de rien, il descend à l'HÔTEL DES EMPEREURS, et expose un portrait chez un papetier. Aucune commande ne vient. Un peu étonné et fort désappointé, il se rend chez une connaissance de son père, un ingénieur civil, qui le fait attacher aux travaux de Roquefavour, à raison de cinquante sous par jour. Il entremêle ses travaux de bureau, d'aquarelles qu'il exécute d'après les coins pittoresques de Marseille. Roquefavour est terminé. On attend le duc d'Orléans, qui doit venir le visiter. L'ingénieur lui demande s'il peut en faire une grande vue pittoresque. Il exécute cette vue. Le duc d'Orléans la remarque, et lui fait la commande par Cuvillier-Fleury, de quatre vues de Marseille pour son album. La commande de l'Altesse est connue. Les Marseillais s'arrachent les aquarelles du jeune peintre, les élèves pleuvent. Il quitte son bureau, et se met à vivre de ce qu'il gagne.
Cependant Rome est toujours à l'horizon de ses rêves. Il se dit qu'il faut gagner la somme pour y aller; il la gagne. Il est possesseur de dix-huit cents francs. Il ferme boutique, et part avec un ami… Il s'est arrêté à Nice, il doit partir le lendemain. Il est en train de faire un croquis dans une rue. Un monsieur s'approche, le complimente sur ce qu'il dessine joliment, et malgré les rebuffades de l'artiste, lui demande s'il ne voudrait pas faire quelques vues pour lui. Il allait refuser, quand le monsieur, en le priant de passer à son hôtel, le lendemain, lui remet sa carte, portant le nom de duc de Devonshire.
Le duc le prend en affection, le patronne près de la société, le donne comme maître de dessin à la grande-duchesse de Bade, se trouvant, en ce moment, à Nice. Il gagne de l'argent gros comme lui, qu'il jette sans compter dans un placard. Il achète quatre chevaux, il entretient la plus belle des Grecques, que possédait alors Nice.
Au milieu de tous ces bonheurs, il a la chance rare, me dit-il, de rencontrer une sérieuse amitié de femme, l'amitié d'une comtesse viennoise qui va prendre la direction de toute sa vie. Cette femme lui rappelle Rome, l'ambition de ses rêves d'artiste, et elle le décide à abandonner sa Grecque et ses quatre chevaux.
Il part pour Rome. Il s'arrête à Florence, où les musées ne lui font aucune impression. Il trouve que tous ces chefs-d'œuvre manquent de vie.
Enfin il est à Rome. Il voit Benouville peindre un paysage comme il les peignait; se sent froid devant Raphaël; est affecté par l'incoloration du pays, où tout est gris-violet. Il n'est frappé, n'est touché, n'est remué que par une chose: la sculpture. Grand trouble et grand désespoir. Il ne peut pas cependant se faire sculpteur.
Le voici à Naples. Là, il essaye de refaire de l'aquarelle. Les lignes ne lui semblent pas avoir d'assiette.
Il remonte alors toute l'Italie à pied, et arrive à Venise. Venise, du premier coup, il la sent: ça va être la ville de sa peinture. Il y trouve tout ce qu'il aime, la coloration, la mer, le meublant pittoresque de la marine.
Mais avant d'en faire sa patrie pour de longues années, il veut voir Paris, l'école de peinture de Paris. Il veut apprendre les premiers éléments de la peinture à l'huile, qu'il n'avait point encore attaquée.
Il va trouver Isabey, qui le place chez Ciceri. Dans l'atelier de Ciceri, il se trouve avec Hoguet, Hildebrand. Cet homme, qui a bu tant de lumière, a horreur de Paris, au mois de septembre. Il a horreur du ton de grisaille en faveur dans l'atelier, de ce ton avec lequel il voit peindre le ciel, si bien qu'il lui arrive un jour de mettre une boule de mastic sur la palette de Hoguet. Il reste quinze jours chez Ciceri. Il sait maintenant la trituration de la chose.
Il repart aussitôt pour Venise, que, sauf une excursion de neuf mois en
Russie, il habite jusqu'en 1848.
Pendant ces longues années, il étudie, selon son expression, l'anatomie des monuments, donnant à chaque détail d'architecture, à chaque colonne, son caractère—et s'astreignant à faire cela, sévèrement, à la mine de plomb.
Enfin, après avoir résisté à de magnifiques offres de la Russie, il se retrouvait en 1848, au quai Voltaire, assez misérable, assez besogneux, obligé de donner des leçons, quand l'ARTISTE, en qualité de voisin, lui consacrait un long article. Bientôt après, il remportait, au Salon, une première médaille. Son affaire était faite.
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Samedi 2 mars.—Il y a aujourd'hui à dîner, chez Flaubert, Théophile Gautier, Tourguéneff, et moi.
Tourguéneff, le doux géant, l'aimable barbare, avec ses blancs cheveux lui tombant dans les yeux, le pli profond qui creuse son front d'une tempe à l'autre, pareille à un sillon de charrue, avec son parler enfantin, dès la soupe, nous charme, nous enguirlande, selon l'expression russe, par ce mélange de naïveté et de finesse: la séduction de la race slave,—séduction relevée chez lui par l'originalité d'un esprit personnel et par un savoir immense et cosmopolite.
Il nous parle du mois de prison, qu'il a fait après la publication des MÉMOIRES D'UN CHASSEUR, de ce mois où il eut pour cellule les archives de la police d'un quartier, dont il compulsait les dossiers secrets. Il nous peint, avec des traits de peintre et de romancier, le chef de la police qui, un jour, grisé par lui de champagne, lui dit, en lui touchant le coude, et élevant son verre en l'air: «A Robespierre.»
Puis il s'arrête un moment, perdu dans ses réflexions, et reprend: «Si j'avais l'orgueil de ces choses, je demanderais qu'on gravât seulement sur mon tombeau ce que mon livre a fait pour l'émancipation des serfs. Oui, je ne demanderais que cela…» L'Empereur Alexandre m'a fait dire que la lecture de mon livre a été un des grands motifs de sa détermination.
Théo, qui est monté l'escalier, une main sur son cœur douloureux, les yeux vagues, la face blanche comme un masque de pierrot, absorbé, muet, sourd, mange et boit automatiquement, ainsi qu'un blême somnambule dînant à un clair de lune.
Il y a déjà chez lui un mourant qui ne se réveille un peu et ne s'échappe de son triste et concentré lui-même, que quand il entend parler vers et poésie.
… Des vers de Molière, la conversation, remonte à Aristophane, et Tourguéneff, laissant éclater tout son enthousiasme pour ce père du rire, et pour cette faculté qu'il place si haut, et qu'il n'accorde qu'à deux ou trois hommes dans l'humanité, s'écrie avec des lèvres humides de désir: «Pensez-vous, si l'on retrouvait la pièce perdue de Cratinus, la pièce jugée supérieure à celle d'Aristophane, la pièce considérée par les Grecs comme le chef-d'œuvre du comique, enfin la pièce de la BOUTEILLE, faite par ce vieil ivrogne d'Athènes… pour moi, je ne sais pas ce que je donnerais… non je ne sais pas, je crois bien que je donnerais tout.»
Au sortir de table, Théo s'affale sur un divan, en disant:
«Au fond, rien ne m'intéresse plus… il me semble que je ne suis plus un contemporain… je suis tout disposé à parler de moi, à la troisième personne, avec les aoristes des prétérits trépassés… j'ai comme le sentiment d'être déjà mort…
—Moi, reprend Tourguéneff, c'est un autre sentiment… Vous savez, quelquefois, il y a, dans un appartement une imperceptible odeur de musc, qu'on ne peut chasser, faire disparaître… Eh bien, il y a, autour de moi, comme une odeur de mort, de néant, de dissolution.»
Il ajoute, après un silence: «L'explication de cela, je crois la trouver dans un fait, dans l'impuissance maintenant absolue d'aimer, je n'en suis plus capable, alors vous comprenez… c'est la mort.»
Et comme, Flaubert et moi, contestons pour des lettrés, l'importance de l'amour, le romancier russe s'écrie, dans un geste qui laisse tomber ses bras à terre: «Moi, ma vie est saturée de féminilité. Il n'y a ni livre, ni quoi que ce soit au monde, qui ait pu me tenir lieu et place de la femme… Comment exprimer cela? Je trouve qu'il n'y a que l'amour qui produise un certain épanouissement de l'être, que rien ne donne, hein?… Tenez, j'ai eu, tout jeune homme, une maîtresse, une meunière des environs de Saint-Pétersbourg, que je voyais dans mes chasses. Elle était charmante, toute blanche, avec un trait dans l'œil, ce qui est assez commun chez nous. Elle ne voulait rien accepter de moi. Cependant, un jour, elle me dit: «Il faut que vous me fassiez un cadeau.
—Qu'est-ce que vous voulez?
—Rapportez-moi de Saint-Pétersbourg un savon parfumé.»
Je lui apporte le savon. Elle le prend, disparaît, revient les joues roses d'émotion, et murmure, en me tendant ses mains, gentiment odorantes:
«Embrassez-moi les mains, comme vous embrassez, dans les salons, les mains des dames de Saint-Pétersbourg.»
Je me jetai à ses genoux… et vous savez, il n'y a pas un instant dans ma vie qui vaille celui-là.
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Jeudi 14 mars.—Théophile Gautier n'est pas venu hier dîner chez la princesse. Il est plus malade, et doit voir aujourd'hui Ricord. Je n'aime pas savoir Ricord au chevet d'un malade. C'est aujourd'hui l'enterreur officiel. Sa présence semble précipiter les décès. Je me rappelle Murger, Sainte-Beuve, etc.
Théo me dit, ce soir, avec le ton doucement splénétique qui est un charme tout particulier chez lui: «Ricord croit que c'est la valvule mitrale du cœur qui ne va pas: ou elle se relâche ou elle se resserre. Il m'a ordonné du bromure de potassium, dans du sirop d'asperge, mais ce n'est qu'un traitement provisoire. Il doit revenir samedi.»
Et nous causons, Théo, l'oreille près de moi, dans une de ces poses tortillées et agenouillées sur un fauteuil, pose qu'il prend quand il cause de choses qui le passionnent, il me demande si je trouve de l'intérêt à son HISTOIRE DU ROMANTISME. Il est un peu inquiet. Il se sent si souffrant, si fatigué, qu'il ne croit pas que ça vaille ce qu'il aurait pu faire. Il regrette que la forme du journal ne lui permette pas de développer l'esthétique de la chose… Il se réserve de faire cela, quelque jour, dans une revue.
Puis bientôt revenant à ce dégoût de son métier, dégoût que j'ai rencontré, dans les derniers temps, chez Gavarni, il s'écrie: «Ah si j'avais une petite rente, là toute petite, mais immuable, comme je m'en irais d'ici, tout de suite… comme j'irais vers un bout de pays, aux rivières, où il y de la poussière dedans et qu'on balaye… Ce sont les rivières que j'aime… Pas d'humidité… dans le dos par exemple, un bois de palmiers, comme à Bordiguères… et une Méditerranée bleue à l'horizon.»
Il s'arrête quelque temps dans la contemplation de son paysage, et reprend: «Par un coup de soleil, nous esthétiserions, au bord de la mer, les pieds dans la vague, comme Socrate ou Platon.»
Pendant qu'il parle, tour à tour, l'une de ses sœurs, de ces vieilles à tignasse grise, au torse maigre flottant dans la flanelle d'une vareuse, entre, sans qu'on l'entende, s'assied une seconde, donne une caresse au petit chien blanc ou à la noire Cléopâtre, et ressort, en enveloppant son frère d'un regard de tendresse.
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Vendredi 15 mars.—Burty cause avec moi de la bêtise de Courbet, une bêtise qui arrive à être drolatique, à force d'être bête: «Mon cher, me disait-il un jour, pendant le siège, avec l'accent que vous lui connaissez, mon cher figurez-vous que dans ce moment-ci, je fais des crottes comme un lièvre!» Impossible de vous rendre le comique de la parole et de l'intonation, je me tordais les côtes de rire, pendant que le pauvre diable me racontait son ulcère.
Dans ce moment reprend Burty: «Il est assommé, il se tient coi, il est presque modeste, il ressemble à un chien qui vient de recevoir une affreuse raclée.»
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Samedi 16 mars.—Une sœur de Théo parlait de l'effet hallucinatoire produit chez elle par les senteurs d'un champ de fèves, et des rêves troubles que ce champ lui faisait monter au cerveau, toute éveillée qu'elle était. Théo, sortant de sa somnolence, dit: La fève est la plante qui touche le plus à l'humanité. Vous savez qu'elle se retourne dans la terre. Pythagore la considérait si bien comme quelque chose en dehors de la végétation ordinaire, qu'il la proscrivait comme de la viande.
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Lundi 18 mars.—Aujourd'hui, à l'exposition de Regnault, au milieu de l'admiration enthousiaste de tout le monde, mon admiration qui a précédé celle des autres, baisse d'un cran. Il est pour moi définitivement un décorateur plutôt qu'un peintre.
De là, je suis entraîné chez Fantin. Il y a, dans le fond de l'atelier, une immense toile représentant une apothéose réaliste de Baudelaire, de Champfleury, et il y a sur un chevalet une immense toile représentant une apothéose des Parnassiens, apothéose où se trouve au milieu un grand vide, parce que, nous dit le peintre, tel et tel n'ont pas voulu être représentés à côté de confrères, qu'ils traitent de m…, de voleurs.
Au fond une peinture qui a de remarquables qualités, mais manquant un peu de consistance, une peinture comme légèrement voilée par les fumées, qui hantent la tête au rayonnement roux de l'artiste.
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Vendredi 22 mars.—Tourguéneff dîne avec Flaubert chez moi.
Il nous dessine la silhouette bizarre de son éditeur de Moscou, un débitant de littérature qui sait à peine lire, et qui, en fait d'écriture, est tout au plus capable de signer son nom. Il nous le peint entouré de douze petits vieillards fantastiques, ses liseurs et ses conseillers, à 700 kopecks par an.
De là, il passe à la description de types littéraires, qui nous font prendre en pitié nos bohèmes de France. Il nous esquisse le portrait d'un ivrogne qui, pour boire son verre d'eau-de-vie du matin, s'était marié à une fille de maison, pour vingt kopecks, un ivrogne dont il a fait éditer une comédie remarquable.
Bientôt il arrive à lui. Il s'analyse. Il nous dit que quand il est triste, mal disposé, vingt vers du poète Pouchkine le retirent de l'affaissement, le remontent, le surexcitent: cela lui donne l'attendrissement admiratif qu'il n'éprouve pour aucune des grandes et généreuses actions. Il n'y a que la littérature seule capable de lui procurer ce rassérénement, qu'il reconnaît de suite à une chose physique, à une sensation agréable dans les joues! Il ajoute que dans la colère, il lui semble avoir un grand vide dans la poitrine, dans l'estomac.
Au milieu des atomes crochus, qu'il sent autour de lui, il devient, de minute en minute, plus expansif, et nous raconte, à la fin, l'heure de sa vie la plus remplie de sensations.
Dans sa jeunesse, il avait fait la cour à une jeune fille qui s'était mariée à un autre. Après un séjour de huit ans en Allemagne, il revient en Russie. C'était au mois de juillet.
Il se trouve chez la mère, pendant trois jours de fête donnés par cette russe pour la naissance de sa fille, qui les passait seule chez elle, ayant laissé à la maison un mari malade, hypocondriaque. La mère était une femme folle de plaisirs, et la maison toute pleine de joie et de danses. Un soir il invite la jeune femme à une mazurka. En la conduisant, il lui dit:
«Tenez-vous à danser, si nous causions?
—Comme vous voudrez.»
On quitte la salle de danse. A côté de la salle, c'est une série de chambres, où l'on joue au wisth. Il y en a encore de plus reculées, qui ne sont éclairées que par la lune, mais où pénètrent, à tout moment, des danseurs. Ils se sont assis dans une de ces dernières pièces, sur un divan appelé paté, en face d'une grande fenêtre ouverte. Ils causent, la femme un peu détournée de lui, et regardant le jardin.
De temps en temps, un groupe de mazurkeurs pénètre dans la chambre, y tournoie, disparaît.
Tout à coup, la femme tourne vers lui ses grands yeux, des yeux immenses, relevés à la chinoise… Alors il ne sait comment ça s'est fait, mais, dans le moment la femme a été sur lui et à lui… Il a conservé le souvenir d'un choc de dents, du contact de ses lèvres froides comme la glace, de la chaleur de fournaise de tout le bas de son corps.
La femme, sortie de la chambre, il a couru dans la cour, chercher de l'air, et mettre sur sa figure le souffle frais du vent.
Le lendemain on lui a dit que la femme était partie. Il l'a revue, à des années de là, plusieurs fois, et n'a jamais osé faire allusion à cette soirée. Parfois, il se demande si c'est bien vrai.
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Dimanche 24 mars.—Hugo est resté avant tout homme de lettres.
Dans la tourbe, au milieu de laquelle il vit, dans le contact imbécile et fanatique qu'il est obligé de subir, dans les mesquineries idiotes de la pensée et de la parole qui le circonviennent, l'illustre amoureux du grand, du beau, enrage au fond de lui. Cette rage, ce mépris, cette haute contemption, se traduisent par une contradiction avec ses coreligionnaires, à propos de tout. Hier, à sa table, il prenait la défense du préfet Janvier. L'autre jour, à propos d'une discussion sur Thiers, il jetait à Meurice: «Scribe est un bien autre coupable!» Et comme Meurice reprenait: «Mais Thiers a supprimé le RAPPEL», il lui criait: «Mais qu'est-ce que ça me fait, votre RAPPEL!»
Parfois, devant l'envahissement de son salon par les hommes à feutre mou, il se laisse retomber; avec une lassitude indéfinissable, sur son divan, en jetant dans une oreille amie: «Ah! voilà les hommes politiques!»
Pauvre malheureux grand homme, qui, devant la menace d'une visite de X…, dit tristement à ses intimes: «Si X… vient, nous ne lirons pas de vers!»—des vers qu'il s'était fait, quelques instants avant, une fête de lire.
Il disait à Judith, ces jours-ci, dans une visite où il se sauve de son chez lui: «Si nous conspirions un peu, pour faire revenir les Napoléon, alors, n'est-ce pas, nous retournerions là-bas… nous irions à Jersey… nous travaillerions ensemble.»
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Mardi 26 mars.—Hugo disait, ces jours-ci, à Burty: «Parler, c'est un effort pour moi, un discours, ça me fatigue comme de faire l'amour trois fois!» Et après un moment de réflexion: «Quatre même!»
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Jeudi 28 mars.—Je retrouve toujours Hugo, dans des campements, dans des logis de halte.
Il y a, dans le petit salon où je suis introduit, deux commodes étagées l'une sur l'autre et un grand cadre sculpté, posé à terre, couvre tout un panneau de la pièce. Il est neuf heures et l'on dîne. J'entends la voix de Hugo se mêler aux rires des femmes, au bruit des assiettes.
Il quitte poliment le dîner, et vient me trouver. En homme d'intelligence polie, il me parle dès d'abord de la mort, qu'il considère comme n'étant pas un état d'invisibilité pour nos organes. Il croit que les morts aimés nous entourent, sont présents, écoutent la parole qui s'occupe d'eux, jouissent du souvenir de leur mémoire. Il finit en disant: «Le souvenir des morts, loin d'être douloureux, est pour moi une joie.»
Je le ramène à lui, à RUY-BLAS. Il se plaint de la demande, qui lui est faite d'une nouvelle pièce de son répertoire. La répétition d'une pièce, ça l'empêche d'en faire une autre, et comme, dit-il, il n'a plus que quatre ou cinq années à produire, il veut faire les dernières choses qu'il a en tête. Il ajoute: «Il y a bien un moyen terme, j'ai des amis excellents et très dévoués, qui veulent bien s'occuper de tout le détail, mais tous les mécontents, tous les non satisfaits de Meurice et de Vacquerie, en réfèrent à moi, me dérangent. Au fond il faudrait s'éloigner.»
Puis il parle de sa famille, de sa généalogie lorraine, d'un Hugo, grand brigand féodal, dont il a dessiné le château, près de Saverne, d'un autre Hugo, enterré à Trèves, qui a laissé un missel mystérieux, enfoui sous une roche appelée «la Table» près de Saarbourg, et qu'a fait enlever le roi de Prusse.
Il raconte longuement cette histoire, la semant de détails bizarres de cette archéologie moyenâgeuse, qu'il aime, et dont il fait si souvent emploi dans sa prose et dans sa poésie.
A ce moment, a lieu dans le salon une irruption de femmes, un peu dépeignées, un peu allumées par le vin d'un cru périgourdin, qu'on vient de baptiser: le cru de Victor Hugo, une véritable invasion de bacchantes bourgeoises. Je me sauve.
Hugo me rattrape dans l'antichambre, et me fait très gentiment, devant la banquette, un petit cours d'esthétique, qui, tout en s'adressant à moi, me semble l'historique des évolutions de son esprit. «Vous êtes, me dit-il, historien, romancier,—je passe les choses délicatement flatteuses, dont il me gratifie,—vous êtes un artiste. Vous savez combien je le suis! Je passerai des journées devant un bas-relief… Mais cela est d'un âge… Plus tard, il faut la vision philosophique des choses, c'est la seconde phase… Plus tard encore, et en dernier, il faut entrer dans la vie mystérieuse des choses, ce que les anciens appelaient arcana: les mystères des avenirs des êtres et des individus.» Et il me serre la main en me disant: «Réfléchissez à ce que je vous dis?»
En descendant l'escalier, tout en étant touché de la grâce et de la politesse de ce grand esprit, il y avait, au fond de moi, une ironie pour cet argot mystique, creux et sonore, avec lequel pontifient des hommes comme Michelet, comme Hugo, cherchant à s'imposer à leur entourage, ainsi que des vaticinateurs ayant commerce avec les dieux.
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Dimanche de Pâques 1er avril.—Au lit, où je passe ma journée, je pense combien cette semaine sainte m'est mauvaise, depuis des années, combien elle emporte de ma vitalité, à chaque renouveau des printemps. Je ne peux traverser les tiédeurs et les frigidités de l'air, je ne peux vivre dans l'aigreur de l'atmosphère du printemps, sans être malade, et malade d'un certain malaise qui me met en communication avec la mort.
Cette semaine est pour moi, tant qu'elle dure, comme une entrée en chapelle. Avec cette idée persistante de la mort, qui me rapproche d'une autre mort, avec le vague de l'esprit, et cette en allée de soi-même que donne le lit, toute la journée, je l'ai passée avec mon frère, ainsi que dans la fréquentation d'un vivant avec une ombre, comme si, ce jour-là, le Christ, pour l'anniversaire de sa résurrection, donnait congé aux âmes des morts, et leur permettait de vivre autour des vivants, invisibles, mais amoureusement présents.
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Mardi 3 avril.—C'est bien l'homme le plus mal élevé, et le plus furibondement comique qui soit, que ce Charles Blanc. Aujourd'hui, à propos d'une assertion quelconque de Renan, il s'est mis à vociférer, que toutes les histoires de la Révolution étaient des mensonges, que tous les historiens étaient des imposteurs,—et qu'il n'y avait d'histoire que celle de son frère, et d'historien que monsieur son frère. Et cela avec étranglement de la voix, tremblement des mains, crachement dans la soupe des voisins: tous les caractères d'une épilepsie dangereuse et injurieuse pour tout le monde. Vraiment, pour aller dans la société, le gouvernement devrait bien acheter une muselière à son ministre des Beaux-Arts.
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Jeudi 11 avril.—Aujourd'hui, j'entre chez le libraire Tross, et lui demande de continuer à m'envoyer ses catalogues: «C'est vrai, on ne vous les envoie plus, on m'avait dit qu'un de vous était mort, je n'ai plus pensé qu'il y en avait un autre.»
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Lundi 15 avril.—Toujours la crainte de la cécité, la menace de l'ensevelissement tout vivant dans la nuit.
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Mardi 16 avril.—Moi, si besogneux d'affection, moi, pendant de longues années, si gâté de ce côté, je ne peux me satisfaire de la froide amitié et de la banale amitié des autres. Et quand j'ai passé une soirée avec ce marbre, qu'est Saint-Victor, je rentre chez moi, avec l'envie de pleurer.
X…, du SIÈCLE, a reculé les limites de la canaillerie. Un de ses coreligionnaires me racontait, qu'il avait inventé d'emprunter à ses amis, de l'argent à 5 p. 100, qu'il plaçait à fonds perdu. A sa mort ses amis ont tout perdu.
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Dimanche 21 avril.—Si je fais jamais quelque chose sur la vie élégante du second Empire, il est de toute nécessité, de donner une place au thé de quatre heures,—au thé, à l'instar des thés de l'Impératrice, à Fontainebleau, à Compiègne.
Dans ces thés de quatre heures, avaient lieu les conciliabules des grandes coquettes, les assises des reines de la mode. C'était dans ces thés, que l'amant en titre prenait langue avec sa maîtresse, qu'on concertait les rendez-vous, qu'on passait en revue les scandales, qu'on minutait la correspondance, qu'on dressait le plan de la soirée.
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Mardi 23 avril.—Arsène Houssaye racontait, ce soir, qu'en 1848 Hetzel s'étant transporté avec Lamartine, au ministère des affaires étrangères, mit la main sur le portefeuille, dans la pensée qu'il contenait le secret des secrets de la politique européenne. Il y trouva des adresses de filles et des lettres de lorettes.
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Mercredi 24 avril.—Le joli et curieux intérieur pour un romancier, que la chambre de Mme de Girardin. Cette chambre, elle l'a fait non tendre, mais ainsi qu'elle le dit «habiller» de satin brodé par Worth, moyennant 60 000 francs. La maîtresse, sans doute par suite de la confection d'un petit Girardin, est toujours couchée. Près de son lit, est dressé un guéridon, où le philosophe Caro mange à côté d'elle, et lui fait des conférences sur la CITÉ DE DIEU.
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Mercredi 8 mai.—Il y a chez Théophile Gautier, non point encore une diminution de l'intelligence, mais comme un ensommeillement du cerveau. Quand il parle, il a toujours l'épithète peinte, le tour original de la pensée, mais pour parler, pour formuler ses paradoxes, on sent dans sa parole plus lente, dans le cramponnement de son attention après le fil et la logique de son idée, on sent une application, une tension, une dépense de volonté qui n'existaient pas dans le jaillissement spontané, et comme irréfléchi et irraisonné de son verbe d'autrefois. Vous avez vu des vieillards à la vue fatiguée, qui, pour regarder, soulèvent avec effort leurs lourdes paupières, eh bien, Théo, pour parler, a besoin d'un effort physique semblable de tout le bas du visage, et tout ce qui sort maintenant de lui, semble être arraché, par de la volonté douloureuse, à l'engourdissement d'un état comateux.
Enfin presque invisiblement descend sur lui, l'enveloppe, et touche à ses attitudes, à ses gestes, à son dire, sans qu'on puisse bien la définir par des mots, la triste humilité particulière à l'enfance des vieillards.
Théo me montre, avec une satisfaction de débutant, la nouvelle édition d'ÉMAUX ET CAMÉES, toute fraîche sortie des presses, et où Jacquemart a fait son portrait, en une espèce de poète de l'antiquité. Et comme je lui dis:
—«Mais, Théo, vous ressemblez à Homère, là-dedans?
—Oh, tout au plus à un Anacréon triste!» reprend-il.
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Mercredi 15 mai.—Aujourd'hui a lieu le mariage d'Estelle, la fille de Théophile Gautier, à l'église de Neuilly, encore toute trouée des éclats d'obus de la Commune.
Au Dominus vobiscum, Théo s'est levé, et a répondu au curé par un beau salut, avec le geste bénisseur d'un grand prêtre de Jupiter…. Un peu de tristesse montait toutefois sur la gaîté artificielle et de commande, à voir au déjeuner la fatigue maladive de Théo. Du reste pour les gens superstitieux, les mauvais présages n'ont pas manqué. On s'est cogné à l'église contre le convoi d'un amiral espagnol, dont la tenture portait un grand G, et la mariée cassait son verre.
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Lundi 20 mai.—J'avais déjà remarqué plusieurs fois, combien sous le soleil, l'ombre portée des choses servait aux Japonais pour leurs dessins. Hier j'ai été confirmé dans ma remarque d'une manière saisissante. La lune éclairait le perron, et dessinait sur le mur nouvellement peint, une branche de laurier. Cette branche de laurier, on la voyait en la tache estompée et un peu bleuâtre, dans le modèle flou, dans le camaieu tendre, d'un branchage sur une potiche.
Le mariage de Sardou et de Mlle Soulié est original. Un graveur qui travaillait d'après un tableau de la galerie de Versailles, va demander quelque chose à Soulié, et tombe dans le déjeuner de la famille. Soulié l'invite à partager le déjeuner. Le graveur s'excuse, en lui disant que Sardou l'attend en bas. Soulié l'invite à aller chercher l'auteur de MADAME BENOITON. Sardou voit la jeune fille… Et il devient amoureux, ainsi que pourrait le devenir un personnage de ses pièces.
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Mardi 21 mai.—Au dîner des Spartiates, le général Schmilz parle de la capitulation de Sedan, comme d'une chose honteuse, et que n'absout pas la nouvelle portée des canons, et laisse entrevoir, hélas, que la conservation des bagages, assurés aux officiers, a amené quelques-uns à donner leurs signatures à cette honte. Un beau mot du général de Bellemare qui refusait de signer, et auquel un signataire disait:
«Mais c'est du roman que vous faites là!
—Qui sait, si ce ne sera pas de l'histoire, dans quelque temps!» riposta le général.
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Vendredi 24 mai.—Nombre de choses à Paris coûtent cher à l'inconnu, à l'anonyme, coûtent bon marché au monsieur notoire, à l'homme connu. Un membre du Jockey-club peut offrir un louis à une lorette en renom, et le duc de Larochefoucault, trois cents francs, par an, à un domestique. Le curieux c'est que la fille et le domestique, s'il acceptent, font une bonne affaire.
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Samedi 25 mai.—Toutes les aristocraties sont destinées à disparaître. L'aristocratie du talent est en train d'être tuée par le petit journal, qui dispose de la gloire, et n'en débite que pour les siens. Il organise dans la République des lettres, une espèce de démocratie, où les premiers rôles seront exclusivement tenus par des reporters ou des cuisiniers de journaux: les seuls littérateurs que connaîtra la France, dans cinquante ans.
Un seul grand artiste à l'Exposition, un seul: Carpeaux. La meilleure définition que l'on pourrait donner de son talent, c'est qu'il est le premier qui ait mis dans le bronze et dans le marbre, la vie nerveuse de la chair.
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Dimanche, 26 mai.—Le manifeste de l'école réaliste, on ne va guère le chercher où il est. Il est dans Werther, quand Goethe dit par la bouche de son héros: «Cela me confirme dans ma résolution de m'en tenir uniquement à la nature.» Et il ajoute: «Toute règle, quoi qu'on dise, étouffera le sentiment de sa nature et sa véritable expression.»
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Mardi 28 mai.—On cherchait aujourd'hui les raisons de la puissance de résistance des hommes, nés autour de l'année 1800. On la mettait sur le compte de l'équilibre du système nerveux, de l'abstention du tabac. Cette puissance ne la doivent-ils pas plutôt à la virginité de leur jeunesse. C'est le cas de Thiers, de Guizot, de Hugo, et de bien d'autres. Guizot et Hugo, ont pu devenir des érotiques, leur prime jeunesse a été chaste. Et Saint-Victor rappelait que Marc-Aurèle remercia Frontin, de l'avoir éloigné de la volupté et de la femme; jusqu'à l'âge d'homme.
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Dimanche 1er juin.—Avec les années, le vide que m'a laissé la mort de mon frère, se fait plus grand. Rien ne repousse chez moi des goûts qui m'attachaient à la vie. La littérature ne me parle plus. J'ai un éloignement pour les hommes, pour la société. Par moments, je suis hanté par la tentation de vendre mes collections, de me sauver de Paris, d'acheter dans quelque coin de la France, favorable aux plantes et aux arbres, un grand espace de terrain, où je vivrais tout seul, en farouche jardinier.
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Lundi 3 juin.—Aujourd'hui Zola déjeune chez moi. Je le vois prendre, à deux mains, son verre à Bordeaux, et l'entends dire: «Voyez le tremblement que j'ai dans les doigts!» Et il me parle d'une maladie de cœur en germe, d'un commencement de maladie de vessie, d'une menace de rhumatisme articulaire.
Jamais les hommes de lettres ne semblent nés plus morts, qu'en notre temps, et jamais cependant le travail n'a été plus actif, plus incessant. Malingre et névrosifié, comme il l'est, Zola travaille tous les jours de neuf heures à midi et demi, et de trois heures à huit heures. C'est ce qu'il faut dans ce moment, avec du talent, et presque un nom, pour gagner sa vie: «Il le faut, répète-t-il, et ne croyez pas que j'aie de la volonté, je suis de ma nature l'être le plus faible et le moins capable d'entraînement. La volonté est remplacée chez moi par l'idée fixe, qui me rendrait malade, si je n'obéissais pas à son obsession.»
Tout en taillant une pièce, dans THÉRÈSE RAQUIN, il est, dans le moment, en train de chercher un roman sur les Halles, tenté de peindre le plantureux de ce monde.
Et une partie de la journée, je cause avec cet aimable malade, dont la conversation se promène, d'une manière presque enfantine, de l'espérance à la désespérance. «Le journalisme, dit-il, au fond, lui a rendu un service. Il lui a fait facile le travail, qu'il avait autrefois très difficile. C'était une espèce d'afflux d'idées et de formules, s'engorgeant à tel point, qu'il était quelquefois, au milieu de son travail, obligé de lâcher la plume. Aujourd'hui c'est un flux réglé, un courant moins abondant, mais coulant sans encombre.»
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Mardi 4 juin.—Ce soir, au dîner des Spartiates, Robert Mitchell, fait prisonnier à Sedan, et enfermé dans une citadelle, pour avoir refusé le salut à un officier prussien, racontait que sa grande distraction, était de voir faire l'exercice, d'être témoin des soufflets, que les officiers donnaient aux soldats. Et il faisait la remarque que, de toute la chair ainsi frappée, rien ne rougissait que la place des cinq doigts.
Il raconte encore que, chargé par des officiers de la garde impériale d'offrir à l'Empereur leurs personnes et leurs hommes, s'il voulait tenter une sortie, s'il voulait se frayer un passage, au moment où il abordait l'Empereur sur la route de Mézières, un obus éclata entre lui et le cheval de l'Empereur, tuant du monde à droite et à gauche, et lui enlevant à lui, Mitchell, un morceau de son soulier: «L'Empereur, dit-il, resta impassible, il était beaucoup moins ému que moi!»
Dans le bruit des paroles des gens qui parlent ici pour ne rien dire, de bouches qui prudhommisent où hystérisent des lieux communs, ainsi que celle d'Aubryet, c'est une bonne fortune de rencontrer un causeur à la parole judicieuse, relevée d'une pointe d'ironie parisienne.
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Lundi 10 juin.—Je suis, ce soir, au chemin de fer, à côté d'un ouvrier complètement saoul, qui répète à tout instant: «Non, je ne la foutrais pas, quand on me donnerait tout Paris… oui tout Paris, non je ne la foutrais pas!» Et ce rabâchage, un peu bredouillant, est coupé de petits rires intérieurs, et d'imitations de vagissements d'enfants à la mamelle. L'on pardonne à cet Alsacien, dont la tendresse de la saoulerie va à son enfant, à sa petite fille.
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Mardi 11 juin.—Un adorable mot d'une vieille femme galante, devenue dévote, sur le juif avec lequel elle vit. Elle disait à une amie: «Tu ne sais pas, comme maintenant il est charmant… comme il est doux, même quand il est malade… et puis, comme il est bon pour le bon dieu!»
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Mardi 11 juin.—Ce soir, l'ancien dîner de Magny, réduit par le dîner, que donne au-dessous de nous, Hugo, pour la centième représentation de RUY-BLAS, se relève et ressemble presque à un de nos bons dîners, du temps de Sainte-Beuve. On y remue et on y agite les plus grosses questions. On parle des Troglodytes; de fragments générateurs de métaux, rapportés du Groënland, et qu'expérimente dans le moment Berthelot; de statues égyptiennes du troisième siècle, découvertes dans une pyramide, et démontrant, comme moderne, l'introduction du hiératisme dans l'art égyptien. On parle de grandes civilisations ayant une littérature, et n'ayant ni art, ni industrie, ainsi que la civilisation brahmane, disparue sans laisser de trace matérielle. On parle de l'insénescence du sens intime et des trois moi de je ne sais quel savant. On parle des cerveaux de Sophocle, de Shakespeare, de Balzac.
On parle enfin du refroidissement du globe, dans quelques dizaines de millions d'années. C'est l'occasion pour Berthelot, de peindre pittoresquement la retraite dans les mines des derniers hommes, avec du blanc de champignons pour nourriture, avec le gaz des marais, avec le feu grisou comme bon dieu.
«Mais peut-être,—interrompt tout-à-coup Renan, qui a écouté avec le plus grand sérieux,—ces hommes là-dedans, auront-ils une très grande puissance métaphysique!»
Et la sublime naïveté, avec laquelle il dit cela, fait éclater de rire, toute la table.
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Jeudi 20 juin.—Lundi—c'était presque le jour de sa mort—a commencé à paraître dans le BIEN PUBLIC, notre Gavarni.
Tous ces jours, en parcourant le journal, ma pensée était à l'enragement de travail, avec lequel mon frère hâtait la fin de ce livre. Je le revoyais, pendant nos tristes séjours d'hiver, à Trouville, à Saint-Gratien, rivé sur une chaise, dont je ne pouvais l'arracher, une main labourant son front, comme s'il lui fallait douloureusement extraire les tours de phrase, les épithètes, les mots spirituels, autrefois coulant si facilement dans le courant de son écriture.
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Vendredi 21 juin.—Je dîne ce soir, chez Riche, avec Flaubert, qui passe à Paris pour se rendre à l'inauguration de la statue de Ronsard, à Vendôme.
Nous dînons, bien entendu, dans un cabinet, parce que Flaubert ne veut pas de bruit, ne tolère pas des individus à côté de lui, et qu'il lui plaît, pour manger, d'ôter son habit et ses bottines.
Nous causons de Ronsard, puis tout de suite, lui se met à hurler, moi à gémir, sur la politique, la littérature, les embêtements de la vie.
En sortant, nous tombons sur Aubryet, qui nous apprend que Saint-Victor est de l'inauguration. «Eh bien, je n'irai pas à Vendôme, me dit Flaubert, non vraiment, la sensibilité est arrivée chez moi à un état maladif tel… je suis entamé au point que l'idée d'avoir la figure d'un monsieur désagréable, en chemin de fer, devant moi… ça m'est odieux, insupportable. Autrefois ça m'aurait été égal, je me serais dit: je m'arrangerai pour être dans un autre compartiment, puis à la rigueur si je n'avais pu éviter mon monsieur désagréable, je me serais soulagé en l'engueulant, maintenant ce n'est plus cela, rien que l'appréhension de la chose, ça me donne un battement de cœur… Tenez, entrons dans un café, je vais écrire à mon domestique, que je reviens demain.»
Et là, devant la paille d'un Soyer: «Non, je ne suis plus susceptible de supporter un embêtement quelconque… Les notaires de Rouen me regardent comme un toqué… vous concevez, pour les affaires de partage, je leur disais: Qu'ils prennent tout ce qu'ils veulent; mais qu'on ne me parle de rien, j'aime mieux être volé qu'être agacé, et c'est comme cela pour tout, pour les éditeurs… L'action, maintenant, j'ai pour l'action une paresse qui n'a pas de nom, il n'y a absolument que l'action du travail qui me reste.»
La lettre écrite et cachetée, il s'écrie: «Je suis heureux comme un homme qui a fait une couillonnade! Pourquoi? Dites, le savez-vous?»
Puis il me ramène au chemin de fer, et accoudé sur la traverse, où l'on fait queue pour prendre les billets, il me parle de son profond ennui, de son découragement de tout, de son aspiration à être mort, et mort sans métempsychose, sans survie, sans résurrection, à être à tout jamais dépouillé de son moi.
En l'entendant, il me semblait écouter mes pensées de tous les jours. Ah! la belle désorganisation physique, que fait, même chez les plus forts, les plus solidement bâtis, la vie cérébrale. C'est positif, nous sommes tous malades, quasi fous, et tout préparés à le devenir complètement.
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Vendredi 5 juillet.—Jollivet rappelait que l'affaire Baudin n'a fait que faire traverser la Seine à la popularité de Gambetta, mais que cette popularité existait déjà dans le quartier latin. Depuis des années, Gambetta était en renom, au café Procope, où les étudiants venaient le voir, et l'entendre donner la représentation des séances du corps législatif, avec une verve, une mimique, un cabotinage des plus amusants.
Dès ce temps, il avait une action sur la jeunesse des écoles. On sentait qu'il était destiné à devenir son représentant.
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Samedi 6 juillet.—Théophile Gautier vient déjeuner aujourd'hui. C'est sa première sortie, depuis son attaque de la semaine dernière. On dirait la visite d'un somnambule. Et cependant dans l'ensommeillement de ses pas, de ses mouvements, de sa pensée, quand, un moment, il secoue sa léthargie, le vieux Théo réapparaît, et ce qu'il dit, de sa voix assoupie, avec des ébauches de gestes, semble le langage de son ombre—qui se souviendrait.
Au milieu du déjeuner, à propos de l'huile d'une salade, qu'il trouve excellente, il se met à faire un historique imagé des huiles et des miels de la Grèce, qu'il termine, en comparant le miel de l'Hymète «à du sablon jaune entrelardé de bougie.»
Les phrases charmantes, qui sortent de sa bouche, ont quelque chose de mécanique; elles finissent, elles s'arrêtent, tout à coup, comme une phrase, qu'aurait mise Vaucanson dans le creux d'un automate. Puis le parleur tombe aussitôt dans un mutisme effrayant, dans une absence de lui-même qui épouvante, dans un anéantissement qui vous fait lui parler, pour être bien assuré que la vie intelligente est encore en lui. Et, à ce moment, les choses que vous lui dites, pour arriver à lui, semblent parcourir des distances immenses. Une phrase sur la reconnaissance par tout le monde de son talent de paysagiste, le fait reparler.
«Oui, oui,—a-t-il dit, avec une certaine amertume mélancolique, et ce geste qui lui fait soulever devant lui l'indicateur de sa main pâle,—oui, il est entendu que dans les voyages, on n'y met pas d'idées. Il ne peut, n'est-ce pas, y être question de progrès, du mérite des femmes, des principes de 89, de toutes les Lapalissades qui font la fortune des gens sérieux. Les voyages, c'est la mise en style des choses mortes, des murailles, des morceaux de nature… Il est bien avéré, encore une fois, que l'homme qui écrit cela, n'a pas d'idées… Oui, oui, c'est une tactique, je la connais, avec cet éloge, ils font de moi, un larbin descriptif.»
Et comme nous lui disons, qu'il serait bon pour lui de se reposer, de se défatiguer dans la fabrication de la poésie qu'il aime… dans la composition de sonnets:
«Oh! pour cela, dit-il, mes idées sont complètement changées. Je trouve que la poésie doit être fabriquée, à l'époque où l'on est heureux. C'est pendant la période de la Jeunesse, de la Force, de l'Amour, qu'il faut faire des vers.»
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Mercredi 17 juillet.—La force prime le droit, cette formule prussienne du droit moderne, proclamée, en pleine civilisation, par le peuple qui se prétend le civilisé par excellence, cette formule me revient souvent à l'esprit.
Je me demande, comment toutes les plumes, tous les talents, toutes les indignations ne sont pas soulevées contre cet axiome blasphématoire, comment toutes les idées de justice, semées dans le monde par les philosophies anciennes, le christianisme, la vieillesse du monde, n'ont pas protesté contre cette souveraine proclamation de l'injustice, comment il n'y a pas eu insurrection contre cette intrusion du darwinisme en la réglementation contemporaine, et peut-être future de l'humanité, comment enfin, toutes les langues de l'Europe ne se sont pas associées, dans un manifeste de la conscience humaine, contre ce nouveau code barbare des nations.
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Mardi 23 juillet.—Un ministre de Thiers qualifie ainsi la politique de son chef: «C'est un usufruitier qui ne fait pas les grosses réparations.»
La conversation tombe sur Jules Simon,—c'est Ernest Picard qui parle, et on sent dans les sous-entendus, dans les réticences diplomatiques de l'ambassadeur, toute sa méprisante antipathie pour le ministre de l'Instruction publique. Picard nous le montre, pendant toute la Défense nationale, assis sur une chaise, en arrière de la table du conseil, en un coin, dissimulé, et retraité dans l'ombre, ne se décidant sur rien, ne se prononçant sur quoi que ce soit, ne se compromettant par aucune opinion tranchée, ménageant tous les partis, et se conservant pour toutes les aventures du hasard.
«Jules Simon, dit-il en terminant, c'est une nature de prêtre, il ne lui manque que la tonsure!»
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Mercredi 24 juillet.—En revenant ce soir, en chemin de fer, de Saint-Gratien, le président Desmaze me raconte sa première affaire.
Il trouve en arrivant à Beauvais, où il avait été nommé substitut, une femme étranglée et noyée. Son amant, qu'on soupçonna de suite, comme auteur du crime, après quelques dénégations, s'écria tout-à-coup: «Je vais tout vous dire, mon juge, mais à la condition de la voir entamer!»
Il demandait d'assister à l'autopsie, dans un sentiment qu'on ne put expliquer.
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Jeudi 1er août.—Théophile Gautier, dont on vient de panser les jambes, cause avec moi, avant dîner. Il me parle, s'il lui était donné de vivre, et non de végéter, du désir de faire quelque chose se passant à Venise, avant la révolution. Pour cela, il irait s'établir, toute une année, dans la ville poétique, et Venise lui fournit le thème de paroles toujours peintes, de paroles toujours originales, mais un peu lentes à se formuler.
En m'en allant, la belle-fille de Théo, qui fait route avec moi, m'apprend que son beau-père a eu, la veille, une paralysie de la langue, qui a duré trois quarts d'heure.
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Samedi 3 août.—Je pars de Paris pour la Bavière, où je vais passer un mois, avec mon parent et ami, le comte de Behaine, dans le Tyrol bavarois.
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Dimanche 4 août.—La frontière allemande commençant à Avricourt, avec des douaniers qui prennent des airs vainqueurs, pour ouvrir vos malles: c'est cruel!
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Lundi 5 août.—Je vaguais dans les rues de Munich, avec de Behaine. Il aperçoit son médecin, donnant le bras à un monsieur, qu'il ne reconnaît pas de loin. C'est Von der Thann, le brûleur de Bazeilles. Il faut se saluer, se dire quelques paroles. Il est impossible de rendre la grognonnerie, en même temps que la gêne du général bavarois.
On dirait vraiment à les voir, ces allemands, que c'est nous qui les avons battus, tant les vainqueurs semblent avoir gardé, comme la rancune d'une défaite.
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Mardi 6 août.—J'entre à l'Église de Schliersee, pendant la messe.
C'est le décor riant du rococo jésuite, dans une profusion d'encens, dans une musique d'orgue, mêlée de sonneries et de trompettes, et de roulements de tambour. Au milieu des tambours, des parfums, de l'allegro des voix et des instruments, de pieuses nuques de femmes aux cheveux jaunes, torsadés sous la calotte de drap qui les coiffe, des profils d'hommes roux, aux traits barbares et mystiques, aux poils frisés des saint Jean-Baptiste de la vieille peinture, me donnent chez ces populations vivant de miel et de lait, à la façon des anciens apôtres, le spectacle du vieux catholicisme, célébré par une jeune humanité.
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Mercredi 7 août.—La femme, ici, semble de la femme fabriquée à la pacotille, une créature au visage embryonnaire, à peine équarrie dans une chair bise, une ébauche de nature, à laquelle le créateur n'a pas donné le coup de pouce de la gentillezza féminine. On ne sait si l'on a affaire à des femmes, à des hommes, en présence de ces androgynes, qui, par économie, portent des vêtements masculins et ne trahissent leur sexe, que par la largeur d'un fessier anormal dans une culotte.
A rencontrer, dans les chemins verts, ces mineuses, ces débardeurs marmiteux, à la figure charbonnée, au chapeau paré de plumes de coq, on a l'impression d'être tombé, en plein mardi gras, dans un carnaval loqueteux, dans une descente de la Courtille, barbouillée de boue et de suie.
Puis encore une chose bien laide en ce pays. La jeune maternité n'existe pas, les mères ont l'aspect d'aïeules: la femme ne se mariant ici qu'à trente-cinq ou quarante ans, à l'âge où elle a réalisé sa provision de toile pour l'avenir de sa vie: tant de chemises, tant de draps, tant de rouleaux de toile.
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Samedi 10 août.—Joli royaume pour un conteur fantastique, que ce royaume, qui a pour roi, ce toqué solitaire et taciturne, vivant dans un monde imaginaire, créé autour de lui à grand renfort de millions. C'est lui, qui s'est fait machiner, pour sa chambre à coucher, un clair de lune d'opéra, supérieur à tous les clairs de lune, de main d'homme,—un clair de lune qui a coûté 750 000 francs. C'est lui qui s'est fait construire, sur le toit de la Vieille Résidence, un lac, où il vogue dans une barque, en forme de cygne, le long d'une chaîne de l'Himalaya, coloriée par un peintre allemand.
Pauvre prince, mélancolique personne royale, dont la douce folie fuit son temps et son pays, pour se réfugier dans du passé, dans du moyen âge, dans de l'exotique.
Pauvre prince, amoureux aussi des grands siècles français de Louis XIV et de Louis XV, forcé de travailler à la ruine de la France, sous le commandement de M. de Bismarck, qu'il déteste. Pauvre souverain, réduit à dire au chargé d'affaires de la France: «Je fais des vœux pour la restauration de la grandeur de la France, et je suis heureux de vous dire cela, sans que cela tombe dans des oreilles prussiennes.»
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Lundi 12 août.—Le second fils de Behaine est un enfant, tout de caresse. Sa main, quand il prend la vôtre, monte amoureusement le long de votre poignet. Son corps se soude au vôtre, quand il marche à côté de vous. Il y a dans ses attouchements et ses frottements à votre personne, quelque chose de l'enlacement d'une plante grimpante. Sa petite chair rose, quand on la flatte de la main, on la sent heureuse. Ce soir, au moment où, après le coucher des enfants, je causais avec la mère dans le salon, il a tout à coup jailli, au milieu de nous deux, dans sa chemise de nuit, disant à sa mère, avec une intonation d'un câlin inexprimable: «Viens un peu nous caresser dans notre lit, pour que nous nous endormions!»
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Mardi 13 août.—Je déjeune, à Munich avec de Ring, premier secrétaire d'ambassade à Vienne.
C'est lui, qui a été le cornac diplomatique de Jules Favre, à Ferrières. Il nous entretient de la naïveté de l'avocat, de la conviction qu'il avait de subjuguer Bismarck, avec le discours qu'il préparait sur le chemin. Il se vantait, l'innocent du Palais, de faire du Prussien, un adepte de la fraternité des peuples, en lui faisant luire, en récompense de sa modération, la popularité qu'il s'acquerrait près des générations futures, réunies dans un embrassement universel.
L'ironie du chancelier allemand souffla vite sur cette enfantine illusion.
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Jeudi 15 août.—Dans une petite église d'ici, il y a un squelette, enfermé dans une gaze constellée de paillettes, fleurie de feuillages d'or à la façon d'un maillot de clown, un squelette qui a, dans le creux de ses orbites et le vide de ses yeux, deux topazes, un squelette, qui montre un râtelier de pierres précieuses: c'est le corps de «saint Alexandre», présenté à l'adoration des fidèles. Cette bijouterie de la relique ne vous semble-t-elle pas la plus abominable profanation de la mort.
————Aujourd'hui, Édouard (de Behaine) m'entretient de ses conversations avec Bismarck, et me peint le causeur: un causeur à la parole lente, au débrouillage difficultueux, cherchant longuement le mot propre, n'acceptant pas celui qu'on jette à son germanisme dans l'embarras, mais finissant toujours par arriver à trouver l'expression juste, l'expression piquante, l'expression excellemment ironique, l'expression caractéristique de la situation.
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Samedi 17 août.—Les enfants s'étaient éparpillés dans les ravines des torrents, à la recherche d'insectes et de fleurettes.
Je suis resté seul, sur le haut sommet, jouissant de ma solitude, dans ce lieu foudroyé, qui semble l'endroit affectionné de l'orage, toutes les fois que l'orage éclate dans ces montagnes. Le sol sur lequel je marchais, était de la pourriture d'écorce et de branches, où se dressaient, comme des mâts démâtés, tous les arbres brisés. Quelques-uns, arrachés de terre, montraient, retournées en l'air, leurs racines et leur chevelu emmêlé de glaise sèche. Sur ces décombres de nature, fuyant à tire d'ailes, de temps en temps, un oiseau jetait un petit cri effrayé: c'était tout le bruit et toute la vie de cet endroit.
J'y ai vécu une heure, enlevé aux choses et aux idées de la terre, dans une griserie de grandiose, d'altitude, de sublime, d'oxygène.
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Dimanche 19 août.—Ma parole, toutes les cervelles sont détraquées, et personne n'est plus logique en France.
J'entendais dire à l'abbé, précepteur des enfants, de Behaine, qui est un très honnête catholique, et accomplissant rigoureusement ses devoirs religieux, je lui entendais dire, que tout serait sauvé avec un pape révolutionnaire.
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Samedi 14 août.—Hier soir, de Behaine nous a surpris, en disant: Tiens, il est minuit! Jamais le petit salon du chalet n'avait vu pareille veille.
La conversation était tombée sur le roman. Mme de Behaine soutenait que les aventures extra-dramatiques des femmes du monde, peintes par Octave Feuillet, ne l'intéressaient pas, qu'elle lirait, avec bien plus d'intérêt, des études peignant d'après nature, les femmes des ménages européens, qu'elle avait côtoyés dans sa carrière diplomatique. Oui, lui dis-je, je comprends votre goût, et les romans que mon frère et moi avons faits, et ceux surtout, que nous voulions dorénavant écrire, étaient les romans que vous rêvez. Mais pour faire ces romans tout unis, ces romans de science humaine, sans plus de gros drame, qu'il n'y en a dans la vie, il ne faut pas en pondre un, tous les ans… Savez-vous qu'il faut des années, des années de vie commune avec les gens qu'on veut peindre, pour que rien ne soit imaginé, qui ne corresponde à leur originalité propre… Oui, des romans comme cela, un romancier ne peut en fabriquer qu'une douzaine, dans sa longue vie, tandis qu'un de ces romans, qu'on fait avec le récit d'une aventure, amplifiée augmentée, chargée, dramatisée, on peut l'écrire en trois mois, ainsi que le fait Feuillet et beaucoup d'autres.
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Mardi 27 août.—Un squelette de grandeur naturelle qui chevauche un lion, et frappe les heures sur sa tête, avec l'os d'un fémur: c'est une vieille horloge qui arrête et retient votre regard, au milieu de l'immense bric-à-brac du MUSÉE NATIONAL de Munich.
L'élégante retraite en arrière de ce torse verdâtre,—et comme enduit de décomposition,—en la naissance presque visible, dans son immobilité, du mouvement qui va sonner l'heure; la tension rigide de cette jambe droite précédant de son pied aux petits osselets décharnés, la marche trop lente du coursier; l'inclinaison de la tête, semblant un salut ironique de cette tête de mort; le naturel, la science de cette équitation macabre; enfin le précieux, le fini, le réalisme même de ce cavalier-cadavre, contrastant avec la grossièreté barbare, l'érupement naïf, le fantastique de ce lion, sculpté d'après un bouquin héraldique, offrent un des échantillons les plus frappants, les plus caractéristiques, les plus réussis de cet art amoureux du néant, de cet art galantin de la mort, qui fut l'art du moyen âge.
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Samedi 31 août.—Aujourd'hui Billing vient déjeuner avec nous, à Schliersée. Il assure que Von der Thann a déclaré devant Vigoni, secrétaire de l'ambassade italienne, que jamais l'Allemagne ne rendrait Belfort à la France.
A propos des tendances actuelles de l'Allemagne, il cite un curieux symptôme: la représentation, coup sur coup, de trois pièces de théâtre, montrant la progression du mouvement philosophique, qui dans la première pièce, seulement anti-catholique, devient dans la troisième, complètement anti-religieux,—et met en scène et ridiculise un prêtre catholique, un ministre protestant, un rabbin.
L'année dernière, le professeur Deulinger lui disait, à peu près en ces termes: «Les religions, ça peut être utile à vous autres latins, pour nous, c'est inutile, car ça n'apporte rien à la raison des Allemands.»
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Lundi 2 septembre.—Dîner à Munich, chez le comte Pfeffel.
Un dîner munichois fait dans le milieu catholique et anti-prussien.
Le comte Pfeffel, un petit vieillard, ratatiné, séché, nerveux, bilieux, ironique, ayant quelque chose du physique d'un diable malingre; le nonce du pape, Tagliani, un homme trapu, pileux, noir, charbonné, ayant quelque chose du physique d'un diable trop bien portant; de Vaublanc, ancien chambellan et ancien ami du roi Louis; un vieil émigré français, qui ne s'est jamais abaissé à parler allemand, très aimable, très sourd, très dix-huitième siècle; un jeune officier dans l'armée bavaroise, fils du comte Poggi.
Une conversation galante, intelligente, spirituelle, avec du suranné, du vieillot dans les idées, et des tours de phrases, vous faisant penser parfois, que vous dînez dans un rêve, avec des morts d'avant 89.
En fumant, l'officier bavarois, qui a fait la campagne de France, me parle de notre printemps, comme d'une merveille extraordinaire, d'un temps de délices, qu'il avait cru une invention de nos poètes. Il me dit que chez eux, comme en Russie, on passe de l'hiver à l'été, sans transition; il ajoute que cette privation de printemps a une grande influence sur le moral allemand, et que l'absence de cette jouissance indicible dans la vie allemande, doit beaucoup contribuer à la mélancolie locale.
Je retrouve, au salon, de vieilles anglaises du corps diplomatique, de mûres et fades créatures, à exclamations, à monosyllabes inintelligents, à travers le lappement d'une tasse de thé et la déglutition d'une sandwich.
Je plains le représentant de la France d'être réduit à ce rien, qui est maintenant le parti de la France.
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Mardi 3 septembre.—En entrant au MUSÉE NATIONAL, on voit de l'escalier, par la porte ouverte d'une petite salle à gauche, une tête de diable, au milieu d'objets inconnus et inexplicables.
Je suis entré là dedans, et, regardant bien, je me suis senti froid dans le dos, devant toutes ces inventions de souffrance, devant tous ces instruments de torture, avec lesquels l'homme, pendant des siècles, férocisa la mort. Et mes yeux cherchaient, malgré moi, dans cette féronnerie cruelle, la rouille qui fut autrefois du sang.
Cette salle, cette chambre, est le musée le plus complet de glaives, de chevalets, de fauteuils capitonnés de pointes, de brodequins à vis, de poires d'angoisse, de toutes les imaginations d'une mécanique meurtrière, pour faire, savamment et diversement, souffrir la chair humaine.
Tout ce fer et tout cet acier du bourreau, est entremêlé de moins cruelles curiosités de la vieille justice. Il y a des chapeaux et des queues de grosse paille, qu'on faisait porter aux ribaudes; des manteaux de punition, des sortes de tonneaux, sur le bois desquels était peint, d'une manière galante, par des Watteau de village, le crime qui y faisait enfermer le séducteur; des cages pour immerger, pendant un temps fixé réglementairement, les boulangers, qui vendaient à faux poids; des bonnets d'âne aux oreilles de fer, etc.—enfin, tout un magasin d'accessoires diaboliques, pour terrifier le prévenu, lorsque sa chair avait résisté à la torture.
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Samedi 7 septembre.—La domesticité est si voleuse ici, que tout est enfermé, scellé, et que la maîtresse de maison délivre, de sa propre main, la pincée de sel.
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Lundi 9 septembre.—Départ ce soir de Munich pour la France.
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29 septembre.—Un cousin, chez lequel je suis en villégiature, m'emmène à Ferrières.
Ce n'est pas un château, c'est un magasin de curiosités, dont les maîtres semblent les conservateurs. Au milieu de cette bibelotterie écrasante, une très charmante petite femme, aux paupières lourdes, les paupières d'une houri turque, aux interrogations enfantines, à l'air boudeur d'une pensionnaire en pénitence, une jeune Rothschild s'ennuyant, s'ennuyant, comme seuls les millionnaires savent s'ennuyer.
Les maîtres ont l'orgueil du passé historique, qu'a acquis leur château, depuis l'entrevue de Ferrières, et la vieille Mme Rothschild nous retient longtemps dans le salon de famille, où Bismarck s'est rencontré avec Jules Favre.
L'entrevue a eu lieu en pleine tapisserie de Boucher. C'est la première fois, qu'un mobilier français du XVIIIe siècle assistait à une pareille honte.
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Octobre.—Dans le plantage d'arbustes, amenés par charretées, dans la fatigue des courses chez les pépiniéristes de la grande banlieue parisienne, dans cette vie en plein air et sur les jambes, depuis le lever jusqu'au coucher du jour, dans le bouleversement de ce qui est, dans le rêve de ce qui sera, dans la création de mon jardin, je vis en un bienheureux ahurissement, auquel la folle dépense, sans compter, apporte quelque chose de la fièvre du jeu. Et je suis avec cela heureusement absent de moi-même.
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24 octobre—Hier, en dînant, le nez dans un journal—c'est pour moi le seul moyen de manger, quand je dîne seul—je suis tombé, sans que rien ne pût me le faire présager, je suis tombé sur la nouvelle de la mort de Théophile Gautier.
Ce matin, j'étais à Neuilly, rue de Longchamps.
Bergerat m'a fait entrer dans la chambre du mort. Sa tête, d'une pâleur orangée, s'enfonçait dans le noir de ses longs cheveux. Il avait, sur la poitrine, un chapelet, dont les grains blancs, autour d'une rose en train de se faner, ressemblaient à l'égrènement d'une branchette de symphorine. Et le poète avait ainsi la sérénité farouche d'un barbare, ensommeillé dans le néant. Rien là, ne me parlait d'un mort moderne. Des ressouvenirs des figures de pierre de la cathédrale de Chartres, mêlés à des réminiscences des récits des temps mérovingiens, me revenaient, je ne sais pourquoi.
La chambre même, avec le chevet de chêne du lit, la tache rouge du velours d'un livre de messe, une brindille de buis dans une poterie, sauvage, me donnaient tout à coup la pensée d'être introduit dans un cubiculum de l'ancienne Gaule, dans un primitif, grandiose, redoutable intérieur roman.
Et la douleur fuyante d'une sœur dépeignée, aux cheveux couleur de cendre, une douleur retournée vers le mur, avec le désespoir passionné et forcené d'une Guanamara, ajoutait encore à l'illusion.
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25 octobre.—Je suis, pour l'enterrement du père, dans l'église de Neuilly, où il y a à peine, quelques mois, j'assistais au mariage de la fille.
L'enterrement est pompeux. Les clairons de l'armée rendent les honneurs à l'officier de la Légion d'honneur. Les plus touchantes voix de l'Opéra chantent le Requiem de l'auteur de GISÈLE. On suit à pied le corbillard jusqu'au cimetière Montmartre. J'aperçois dans un coupé, Alexandre Dumas lisant l'éloge funèbre, qui doit être prononcé, au gros Marchal, effondrant le petit strapontin, sur lequel il est assis en face de son illustre ami.
Le cimetière est plein de bas admirateurs, de confrères anonymes, d'écrivassiers dans des feuilles de choux, convoyant le journaliste,—et non le poète, et non l'auteur de MADEMOISELLE DE MAUPIN. Pour moi, il me semble, que mon cadavre aurait horreur d'avoir derrière son cercueil, toute cette tourbe des lettres, et je demande seulement, pour mon compte, les trois hommes de talent, et les six bottiers convaincus, qui étaient à l'enterrement de Henri Heine.
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Novembre.—Bar-sur-Seine. Anna, la vieille bonne d'ici, a une langue qui enfonce tous les faiseurs de pittoresque. Revenant de voir une voisine malade elle disait aujourd'hui: «Elle épouvante!» Elle disait encore d'un ménage qui fait bonne chère: «Ils mangeraient un royaume!»
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10 décembre.—Je ne me sens décidément plus assez de santé, plus assez de vitalité pour supporter les ennuis de la vie. Il me prend sérieusement envie de faire absolument le mort: toute action, tout travail, étant punis par des choses désagréables à l'épigastre.
Aujourd'hui, Burty m'emmène dans un atelier de la rue des Champs.
Il fait faire le portrait de sa fille par un cirier, par un délicat sculpteur, qui a retrouvé les procédés anciens de l'art. Il s'appelle Cros. C'est un garçon tout maigre, tout noir, tout barbu, avec une inquiétante fixité dans ses yeux caves. Et cette lampe allumée, et ces petits morceaux de cire, qui semblent, en leur boîte à cigare, de petits morceaux de chair, et ce profil de Madeleine, qui prend peu à peu, sur la plaque de verre noir, une réalité mystérieuse, sous le jour crépusculaire, me jettent, à la longue, dans une espèce de peur de cette vie magique, que cuisine dans cette cave, ce pâle garçon.
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29 décembre.—Depuis quelques jours, je me suis remis à travailler. Je rédige les notes d'une seconde édition de l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE. J'espère que ce travail méprisable sera l'engrenage, qui me rejettera dans le travail du style et de l'imagination.
ANNÉE 1873
22 janvier 1873.—Cette semaine, Thiers a fait prier de Behaine de venir dîner chez lui, pour avoir ses impressions sur l'Allemagne. Or Thiers ne lui a pas permis d'ouvrir la bouche, et tout le temps, c'est le président de la République qui a raconté au chargé d'affaires, ses négociations avec Bismarck.
D'après l'étude profonde qu'en a fait l'historien de la Révolution, Bismarck serait un ambitieux, mais qui ne serait point animé de mauvais sentiments contre la France. Au fond, malgré toute sa malice—il l'a presque avoué,—ce qui fait amnistier Bismarck par Thiers, c'est que pendant les négociations pour Belfort, le ministre prussien, connaissant l'habitude, qu'avait Thiers de faire une sieste dans la journée, lui faisait envelopper les pieds avec un paletot, pour qu'il n'eût pas froid. On doit se féliciter que cette attention n'ait pas coûté Belfort à la France.
Mon ami est sorti, effrayé du radotage sénile et prudhommesque de notre grand homme d'État.
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28 janvier.—Je n'ai eu dans ma vie qu'une fois de la prévoyance, de la clairvoyance. En 1867, j'ai préféré un débiteur hypothécaire, au gouvernement de Napoléon III, faisant du libéralisme. Cela me coûte cher. Mon notaire m'a trouvé un débiteur, qu'il faut assigner tous les six mois, et tous les six mois, je suis à me demander si je ne serais pas forcé de quitter cette maison qui, seule, m'aide un peu à vivre.
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Mardi 11 février.—Aujourd'hui, au dîner de Brébant, Nigra a jeté dans la conversation—comme s'il tentait une expérience sur nous—la proposition de nous donner, comme roi de France, son roi à lui. Oui, il a eu le toupet de nous offrir, dans sa pitié profonde, Victor-Amédée, le seul et vrai roi des races latines. Je ne sais, mais la proposition de cette maison de Savoie pour le trône de France me semble la plus grande insolence que ma patrie ait eu encore à subir.
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26 février.—Flaubert disait aujourd'hui assez pittoresquement: «Non, c'est l'indignation seule qui me soutient… L'indignation pour moi, c'est la broche qu'ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je ne serai plus indigné, je tomberai à plat!» Et il dessine du geste la silhouette d'un polichinelle échoué sur un parquet.
Partout où l'on va, dans ce moment, on se cogne à une latrie bête pour la personne de Littré. Ce Bescherelle, plus complet, est devenu une espèce de bon dieu, au milieu des réclames et des dévotions de la gent libre-penseuse.
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5 mars.—Je dîne, ce soir, avec Sardou. Je l'ai entrevu une ou deux fois, mais je n'ai point encore causé avec lui.
Chez Sardou, rien de Dumas, rien de sa hauteur méprisante pour les gens qu'il ne connaît pas. Sardou, lui, est bon prince. Il accepte tout le monde sur le pied de l'égalité. Il est en outre bavard, très bavard, et a le bavardage d'un homme d'affaires. Il ne parle qu'argent, chiffres, recettes. Rien ne dénote chez lui l'homme de lettres. Vient-il à s'égayer, à être spirituel, c'est de l'esprit de cabotin qui monte sur sa mince lèvre.
Un peu prolixe de son moi, il nous raconte longuement l'interdiction de sa pièce américaine. Et à ce propos, un joli détail sur Thiers. Aux sollicitations du Vaudeville, implorant près de Thiers la représentation de la pièce de Sardou, Thiers a fait répondre que la chose était impossible: le peuple américain étant, dans le moment, le seul peuple faisant gagner de l'argent à Paris: on ne devait pas le blesser.
Thiers a vraiment raison de se vanter d'être un petit bourgeois.
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Dimanche 16 mars.—Alphonse Daudet, qu'on m'avait montré applaudissant HENRIETTE MARÉCHAL, je le retrouve chez Flaubert.
Il cause de Morny, dont il a été une façon de secrétaire. Tout en l'épargnant, tout en estompant, avec des paroles de reconnaissance, le peu de valeur du personnage, il nous le peint, comme ayant un certain tact de l'humanité, et le sens divinatoire, à première vue, d'un incapable avec un intelligent.
Daudet est très amusant et touche au plus haut comique, quand il portraiture le littérateur, le fabricateur d'opérettes. Il nous fait le tableau d'une matinée, où Morny lui avait commandé une chanson, une cocasserie madécasse, dans le genre de «bonne négresse aimer bon nègre, bonne négresse aimer bon gigot.» La chose fabriquée et apportée par Daudet, dans l'enthousiasme de la première audition, on oublie dans l'antichambre Persigny et Boitelle.
Et voilà Daudet, Lépine, le musicien, et Morny lui-même, avec sa calotte, et sous la grande robe de chambre, dans laquelle il singeait le cardinal-ministre: les voilà tous les trois tressautant sur des tabourets, en faisant de grands zim boum, zim balaboum, pendant que l'Intérieur et la Police se morfondaient.
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17 mars.—Cette nuit encore, je l'ai revu, mais il ne m'est donné de le revoir que malade, et dans tout l'horrible de la maladie, et en tout l'extrême que je n'ai pas eu à subir. Et dire, qu'au milieu du vague de tout rêve, il est tellement réel, il est tellement présent, que dans le cauchemar, je resouffre de ce que j'ai souffert.
Le rêve fini, l'insomnie m'a pris, et ma pensée incapable de se rendormir, poussée violemment au dernier roman que nous devions faire: LA FILLE ÉLISA, a travaillé, le reste de la nuit, dans l'horrible.
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Mardi 22 avril.—A propos de l'ignorance qu'on prête au souverain de la Chine pour tout ce qui se passe en dehors des murailles de son palais, le général Schmitz dit ce soir: «Moi, ce que je puis vous affirmer, c'est que j'ai trouvé,—moi, vous m'entendez,—j'ai trouvé, sur un meuble de sa chambre les traités avec la Russie. Je les ai même donnés à un pauvre diable qui en a eu 25 louis de l'Ambassade russe.»
Jeudi 24 avril.—Ce soir, chez Burty, Guys nous conte l'arrivée de Gavarni, à Londres. Il débarquait en casquette, sans un chapeau, sans un habit—dans l'impossibilité de faire une visite, de dîner dans une maison. Guys nous le peint hostile à toute relation, et recevant très froidement d'Orsay qu'il avait décidé à lui rendre visite. «Mais il n'y a rien à faire, avec ce sauvage», lui dit d'Orsay.
Cependant il lui fait obtenir une audience du secrétaire du prince Albert, auquel Gavarni présenta une soixantaine d'aquarelles qui ne furent pas achetées par le prince, mais furent vendues à vil prix, à un usurier.
Un grand nombre de dessins de Gavarni, sur les événements de 1848, sont faits d'après des croquis de Guys. A l'arrivée au LONDON NEWS de ces croquis, ou plutôt de ces croquetons, Gavarni les feuilletant, saisi par le caractère, le pittoresque de tel ou tel crayonnage de premier coup, disait: «Je prends celui-là!», et du croqueton faisait un dessin terminé pour la gravure.
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Mardi 29 avril.—Barodet est élu. C'est bien, c'est le commencement en politique de la toute-puissance du néant, du zéro.
On prêtait à Jules Simon ce spirituel mot, par lui adressé à quelqu'un lui disant qu'il menait Thiers comme il voulait: «Je le mènerais comme cela, si je pouvais lui persuader que je suis malhonnête!»
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Samedi 8 mai.—Chez Véfour, dans le salon de la Renaissance, où autrefois j'ai abouché Sainte-Beuve avec Lagier, je dîne ce soir avec Mme Sand, Tourguéneff, Flaubert.
Mme Sand est momifiée de plus en plus, mais toute pleine de bonne enfance, et de la gaieté d'une vieille femme du siècle dernier. Tourguéneff, est à son ordinaire, parleur et expansif, et on laisse parler le géant, à la douce voix, aux récits attendris de petites touches émues et délicates.
Flaubert a commencé à conter un drame sur Louis XI, qu'il dit avoir fait au collège, drame, où il avait ainsi fait parler la misère des populations: «Monseigneur, nous sommes obligés d'assaisonner nos légumes avec le sel de nos larmes.»
Et la phrase de ce drame rejette Tourguéneff dans les souvenirs de son enfance, dans la mémoire de la dure éducation en laquelle il a grandi, et des révoltes que l'injustice soulevait dans sa jeune âme. Il se voit, je ne sais à propos de quel petit méfait, à la suite duquel il avait été sermonné par son précepteur, puis fouetté, puis privé de dîner, il se voit se promenant dans le jardin, et buvant, avec une espèce de plaisir amer, l'eau salée qui de ses yeux, le long de ses joues, lui tombait dans les coins de la bouche.
Il parle ensuite des savoureuses heures de sa jeunesse, des heures, où couché sur l'herbe, il écoutait les bruits de la terre, et des heures passées à l'affût dans une observation rêveuse de la nature qu'on ne peut rendre.
Il nous entretient d'un chien bien-aimé, semblant prendre part à l'état de son âme, le surprenant par un gros soupir, dans ses moments de mélancolie,—un chien qui, un soir, au bord d'un étang, où Tourguéneff fut pris d'une terreur mystérieuse, se jeta dans ses jambes, comme s'il partageait son effroi.
Puis, je ne sais, à propos de quel crochet dans la conversation et les idées, Tourguéneff nous raconte qu'étant un jour en visite chez une dame, au moment où il se levait pour sortir, cette dame lui cria presque: «Restez, je vous en prie, mon mari sera ici dans un quart d'heure, ne me laissez pas seule!»
Comme le ton était singulier, il la pressa tant, qu'elle lui dit: «Je ne puis pas rester seule… Aussitôt qu'il n'y a plus personne auprès de moi, je me sens enlevée et transportée au milieu de l'immense… et je suis là, comme une petite poupée, devant un juge dont je ne vois pas la figure!»
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Samedi 24 mai.—Le jour où nos destinées se jouent dans Versailles, j'y suis, mais j'y suis pour acheter des azalées et des rhododendrons.
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Mardi 27 mai.—J'ai eu un succès au dîner de Brébant, avec ce mot: «La France finira par des pronunciamento d'académiciens.»
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2 juin.—Je ne puis surmonter mon dégoût, quand je lis à la quatrième page d'un journal, dans les réclames payées: Il vient de paraître la seconde édition: De la situation des ouvriers en Angleterre… «travail où M. le comte de Paris a fait œuvre de penseur et de citoyen…» Les prétendants qui se font écrivains socialistes… Pouah!
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7 juin.—Je ne crois pas que le monde finisse, parce qu'une société périt. Je ne crois donc pas à la fin du monde après la destruction de ce qui est aujourd'hui, cependant je suis intrigué de savoir quelle pourra être la physionomie d'un monde, aux bibliothèques, aux musées pétrolés, et dont l'effort sera de choisir pour se gouverner, les incapacités les plus officiellement notoires.
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Dimanche 8 juin.—Ce matin, Rops est venu déjeuner chez moi. Il m'explique ce que je ne comprenais pas chez un Belge: ces coups d'œil, par moments, tout noirs, et ces cheveux en escalade. Il est d'origine hongroise. Son grand-père est de ceux qui n'ont pas voulu mourir pour Marie-Thérèse.
Dans la journée, il m'entraîne chez François Hugo, qui habite dans la villa, depuis quinze jours, et veut m'avoir à dîner. Je tombe, sans le savoir, sur un homme livide, qui me dit être venu ici pour se faire soigner par Béni-Barde. Il l'a vu ce matin, et doit commencer son traitement le lendemain. Je n'écoute plus le fils d'Hugo, je suis tout à coup rejeté dans ces cruels six mois, où deux fois par jour, j'ai traîné mon pauvre frère à ce cruel supplice, sans pouvoir le sauver.
Il me prend une envie insurmontable de fuir cette maison en gaieté et en joie, autour de ce mourant. Au moment de passer à table, je prétexte une migraine, et rentre chez moi, doucement penser à lui.
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Lundi 9 juin.—Un homme de valeur ne garde cette valeur qu'à la condition de persister, sans faiblir, dans son instinctif mépris de l'opinion publique.
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Jeudi 12 juin.—Il me semble, en ces jours, que je fais les choses absolument comme si j'étais mon exécuteur testamentaire, c'est-à-dire très indifférent à leur réussite ou à leur non-réussite. Je les fais par devoir, et beaucoup pour lui. C'est ainsi qu'aujourd'hui, j'ai été demander à Marcelin un article sur notre GAVARNI.
J'ai franchi un escalier, tout fauve du bitume de Giorgions, cuits au four. Puis j'ai été admis dans le sanctuaire où le beau Marcelin, dans un vestinquin clair, s'enlevait sur l'ambre d'un Crayer douteux. Ce bureau de la VIE PARISIENNE a le clair-obscur de l'appartement d'une vieille femme galante retirée du commerce des tableaux, un appartement où rutilent les chaleurs de faux chefs-d'œuvre.
J'étais entré avec un gros court, que, tout d'abord, je n'avais pas reconnu. C'était Monselet. Marcelin se jette sur lui, l'entraîne dans une autre pièce, et je l'entends lui donner, en phrases à la Napoléon, l'esprit d'un article sur le shah de Perse.
Puis il revient à moi, et me crie que le grand Gavarni, l'immense Gavarni, le Gavarni qui touche à Michel-Ange est dans ses premières œuvres, mais qu'au sortir du CHARIVARI, ce n'est plus qu'un procédé, qu'une manière… Il continue, dans une espèce de bagout à la Chenavard, à dire des choses qu'on ne dirait pas à un porteur de bandes.
Des directeurs de journaux, qui sont obligés d'avoir l'air de dire quelque chose, sur n'importe quoi, à n'importe qui, arrivent à ne plus faire la distinction des gens auxquels ils parlent.
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24 juin.—Je suis à Versailles,—toujours comme jardinier.
Cependant l'intérêt du drame, qui se joue dans ce palais m'attire et me fait vaguer dans les rues avoisinantes. Dans ces rues, je suis effrayé de la quantité des pharmacies nouvelles qu'a fait éclore l'Assemblée, et devant l'exposition de tant de pains de gluten, je me demande si les diabétiques qui sont renfermés dans ces murs, auront le courage moral.
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26 juin.—Chez Frontin, l'absinthe a quelque chose d'austère, de morose, de chagrin. Il semble que les buveurs remuent, au fond de leurs verres, les destinées de l'État.
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2 juillet.—Fatigue immense, indéfinissable. Je me rappelais, ces temps-ci, le mot de ma pauvre vieille cousine de Bar-sur-Seine: «Vous verrez, je ne vivrai pas longtemps, je suis si fatiguée, si fatiguée!»
Aujourd'hui, j'ai eu une petite joie. Pierre Gavarni, qui dînait chez moi, a laissé éclater naïvement sa stupéfaction de la connaissance intime, que mon frère et moi avions du moral de son père.
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26 juillet.—En rentrant ce soir, je trouve une lettre qui porte le cachet du ministère de l'Instruction Publique et des Cultes. Cela m'étonne, je n'ai pas de commerce avec les ministères. Je l'ouvre et je lis que, sur la proposition de mon cher confrère Charles Blanc, le ministre de l'Instruction Publique vient d'acquérir, au compte de la direction des beaux-arts, 125 exemplaires, au prix de 8 francs l'un, de GAVARNI, l'Homme et l'Œuvre.
Je souris d'abord à l'ironie de cette étude, si psychologiquement amoureuse, entrant dans les bibliothèques gouvernementales, à l'ironie de ce livre renfermant la plus positive profession d'athéisme encouragée par ce gouvernement clérical.
Puis j'entre en fureur de cette compromission de nos deux noms, par cet achat, qu'on peut supposer sollicité. Quelle famille, que ces Blanc! en train de désarmer secrètement les haines, en train de museler les antipathies, avec un peu d'argent pris à l'État.
Et quoi faire cependant? En ma qualité d'homme bien élevé, il n'y a qu'à remercier. Quel malheur de n'être pas né saltimbanque! Demain je refuserais d'une manière retentissante, dans tous les journaux, et je passerais pour un pur, et je vendrais mon édition.
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Mardi 5 août.—Mme Charles Hugo m'a invité ce soir à dîner, de la part de son beau-père. Dans l'humide jardin de la petite maison, François Hugo est couché dans un fauteuil, le teint cireux, les yeux à la fois vagues et fixes, les bras contractés dans un pelotonnement frileux. Il est triste de la tristesse de l'anémie. Debout, dans la rigidité d'un vieil huguenot de drame, se tient le père. Arrive Bocher, un ami de la maison, arrive Meurice, aux pas qui ne font pas de bruit.
On se met à table. Et aussitôt se renversant dans les assiettes de tout le monde, deux têtes d'enfant: la tête mélancolique du petit garçon, la tête futée de la petite Jeanne, et avec Jeanne, les rires joyeux, les familiarités attouchantes, les gestes tapageurs, les adorables coquetteries de quatre ans.
La soupe est mangée, et Hugo, qui a annoncé avoir la cholérine, mange du melon, boit de l'eau glacée, disant que tout cela pour lui, n'a pas d'importance.
Il se met à parler. Il parle de l'Institut, de cette admirable conception de la Convention, de ce Sénat dans le bleu, comme il l'appelle. Il le voudrait voir, ses cinq classes assemblées, discuter idéalement toutes les questions repoussées par la Chambre… ainsi la peine de mort. Là, Hugo a un morceau de la plus haute éloquence, qu'il termine par ces mots: «Oui, je le sais, le défaut c'est l'élection par les membres en faisant partie… Il y a dans l'homme une tendance à choisir son inférieur… Pour que l'institution fût complète, il faudrait que l'élection fût faite sur une liste présentée par l'Institut, débattue par le journalisme, nommée par le suffrage universel.»
Sur cette thèse, qui semble un de ses habituels morceaux de bravoure, il est, je le répète, très éloquent, plein d'aperçus, de hautes paroles, d'éclairs.
Au milieu de son speach, une allusion à l'église de Montmartre lui fait dire: «Moi, vous savez depuis longtemps mon idée, je voudrais un liseur par village, pour faire contrepoids au curé, je voudrais un homme qui lirait, le matin, les actes officiels, les journaux; qui lirait, le soir, des livres.»
Il s'interrompt: «Donnez-moi à boire, non pas du vin supérieur que boivent ces messieurs—il fait allusion à une bouteille de Saint-Estèphe—mais du vin ordinaire, quand il est sincère, c'est celui que je préfère, non pas du Bourgogne, par exemple: ça donne la goutte à ceux qui ne l'ont pas, ça la triple à ceux qui l'ont… Les vins des environs de Paris, on est injuste pour eux, ils étaient estimés autrefois, on les a laissé dégénérer… ce vin de Suresnes sans eau, ce n'est vraiment pas mauvais… Tenez, monsieur de Goncourt, il y a longtemps de cela, mon frère Abel, en sa qualité de lorrain et de Hugo, était très hospitalier. Son bonheur était de tenir table ouverte. Sa table, c'était alors dans un petit cabaret, au-dessus de la barrière du Maine. Figurez-vous deux arbres coupés et non écorcés, sur lesquels on avait fiché, avec de gros clous, une planche. Là, il recevait toute la journée. Il n'y avait, il faut l'avouer, que des omelettes gigantesques et des poulets à la crapaudine, et encore pour les retardataires, des poulets à la crapaudine et des omelettes gigantesques. Et ce n'étaient pas des imbéciles qui mangeaient ces omelettes. C'étaient Delacroix, Musset, nous autres… Eh bien là, nous avons beaucoup bu de ce petit vin, qui a une si jolie couleur de groseille: ça n'a jamais fait de mal à personne.»
Depuis quelque temps, la petite Jeanne porte sa cuisse de poulet à ses yeux, à son nez, quand tout à coup elle laisse tomber sa tête dans la paume de sa main, tenant toujours la cuisse à moitié mangée, et s'endort, sa petite bouche entr'ouverte, et toute grasse de sauce. On l'enlève, et son corps tout mou, se laisse emporter, comme un corps où il n'y aurait pas d'os.
Hugo fait un cours d'hydrothérapie, il nous entretient de l'ablution qu'il prend chaque matin: ablution qu'il a enrichie de quelques carafes d'eau glacée, qu'il se verse lentement sur la nuque, dans le cours de la journée,—vantant fort ce réconfort pour les travaux de l'intelligence et autres.
Il coupe son cours d'hydrothérapie par cette invitation: «Vous devriez venir me voir à Guernesey, pendant le mois de janvier. Vous verriez la mer, comme vous ne l'avez jamais vue. J'ai fait construire, au haut de ma maison, une cage en cristal, une espèce de serre, qui m'a bien coûté 6 000 francs. C'est la meilleure stalle pour voir les grands spectacles de l'Océan, pour étudier le sens d'une tempête… Oui, on s'est beaucoup moqué de moi, à propos de cela, mais une tempête, ça parle!.. ça vous interroge!… ça a des intermittences!.. des exclamations!»
La nuit se fait fraîche. La pâleur de François Hugo devient verte. Le grand homme, tête nue, en petite jaquette d'alpaga, n'a pas froid, est plein de vie débordante. Et la montre inconsciente de sa puissante et robuste santé près de son fils mourant, fait mal.
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16 août.—Je suis tombé hier sur Hugo, en conférence avec La Rochelle, pour la représentation de MARIE TUDOR.
C'était une scène de comédie du plus haut comique. Le thème de Hugo avec le directeur de théâtre était simple. Il lui disait: «Moi, il n'y a plus qu'une chose qui m'intéresse, c'est de jouer avec mes petits-enfants, tout le reste ne m'est plus de rien. Ainsi, faites absolument comme vous l'entendrez, vous êtes, n'est-ce pas, bien plus intéressé que moi au succès de la pièce.» Puis, au bout de tous ces apparents abandonnements, apparaissait sournoisement le nom de Meurice, de l'excellent Meurice, à qui La Rochelle devait référer, en dernier ressort, pour tout. Et toujours à la suite de cela, le refrain: «Moi, jouer avec mes petits-enfants, c'est tout ce que je demande.»
En se levant, La Rochelle, mis à l'aise par la débonnarité du grand homme, lui demandait si Dumaine ne pourrait pas jouer, deux ou trois fois, dans je ne sais quelle pièce: «Voyez-vous, répondait Hugo, à ce que vous demandez, je vais vous dire qu'il y a deux Hugo: le Hugo de maintenant, un vieil imbécile, prêt à tout laisser faire, et puis il y a le Hugo d'autrefois, un jeune homme plein d'autorité—et il appuya lentement sur cette phrase.—Cet Hugo là vous aurait refusé net, il aurait voulu la virginité de Dumaine pour sa pièce.» Et le ton sec et autoritaire, dont le second Hugo dit cela, doit faire comprendre à La Rochelle qu'il n'y a au fond qu'un seul Hugo, celui du passé et du présent.
Hugo, ce soir, est surexcité dans son révolutionnarisme, par des choses qu'il ne dit pas. Une dureté implacable monte à sa figure, allume le noir de ses yeux, quand il parle de l'Assemblée, de l'armée de Mac-Mahon. Ce n'est plus l'hostilité haute ou ironique d'un homme de pensée, sa parole a quelque chose de l'impitoyabilité féroce de la parole d'un ouvrier manuel.
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Dimanche 17 août.—Il y a, ce soir, dans l'antichambre de la princesse, un énorme rouleau de papiers. Ce sont les interrogatoires de Bazaine, laissés là, par Lachaud qui dîne avec nous.
L'avocat affirme, que le duc d'Aumale a pétitionné la présidence, qu'il l'a arrachée, contre toute justice, au général Schramm, que c'est enfin, pour le prince, un moyen de se produire. Si ce que dit l'avocat est la vérité, et ce dont je doute, c'est assez tragiquement funambulesque cette conception d'un prétendant, d'arriver au trône par une présidence de Cour d'assises.
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Mardi 19 août.—Le docteur Robin nous racontait, ce soir, que le hasard l'ayant mis à même de rendre service à des Japonais, rencontrés en Italie, il les retrouva à Vienne. Ils se firent alors un plaisir de lui montrer, dans les plus grands détails, leur exposition. On causa, on parla de la philosophie de la forme des objets, et on parla de Dieu, auquel ils ne croient pas, ne croyant guère qu'aux esprits, à des manifestations des âmes des trépassés.
Puis au bout de cela, le médecin demanda aux Japonais s'ils trouvaient nos Françaises jolies. «Oui, oui, lui fut-il répondu, mais elles sont trop grandes!» Ces orientaux donnaient, dans cette phrase, l'idéal de ce qu'ils cherchent chez la femme: un joli petit animal, qu'on enveloppe avec la caresse tombante d'une main.
En effet, n'avons-nous pas vu les Japonaises de la grande Exposition, expliquer la phrase de leurs compatriotes, avec leurs rampements, leurs agenouillements, leurs gracieuses attaches au sol, leurs mouvements de gentils quadrupèdes, leurs habitudes enfin, de se faire toutes ramassées, toutes peletonnées, toutes exiguës.
Quelqu'un ajoute, que les officiers de marine sont unanimes à reconnaître que dans tout l'Orient, c'est seulement au Japon qu'on trouve chez la femme, la gaieté, l'entrain, un amour du plaisir, presque occidental.
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1er septembre.—Après une affreuse migraine, je rêvais, cette nuit, que je me trouvais dans un endroit vague et indéfini, comme un paysage du sommeil. Là, se mettait à courir un danseur comique, dont chacune des poses devenait derrière lui, un arbre gardant le dessin ridicule et contorsionné du danseur.
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Vendredi 10 septembre.—Aujourd'hui, dans l'exposition japonaise de Cernuschi, je rencontre Burty, revenu de la campagne pour quelques heures à Paris.
Nous sortons du Palais de l'Industrie, lui, moi, et un monsieur qu'il me présente, et dont je n'entends pas le nom. Nous marchons en causant, tous les trois, dans les Champs-Elysées, moi cherchant à deviner quel pouvait être ce monsieur, parlant intelligemment, mais dont je ne pouvais saisir le regard. L'homme parti je demande à Burty. «Qui est donc ce monsieur?»
—«Mon cher, vous me faites une charge?» me répond Burty.
C'était Gambetta, le tribun, le dictateur, l'inventeur des nouvelles couches sociales.
Eh bien, sur l'honneur, il a la face grasse et dorée d'un courtier de la petite bourse, qu'éclaire, le soir, le gaz du boulevard de l'Opéra.
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Ce soir, de retour de la chasse, en attendant le chemin de fer, nous étions entrés dans l'usine de fil de fer de Plaines. J'admirais l'adresse, la grâce, avec laquelle ces hommes jonglaient, dans le noir de la nuit tombante, avec les méandres du fer, avec les rubans de feu, passant du rouge à l'orangé, de l'orangé au cerise. Là, je me suis surpris à avoir presque peur de l'attirement que produit le tournoiement de grandes machines, l'action enveloppante de l'engrainage:—cela a quelque chose de la fascination du vide.
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29 octobre.—Hier soir, chez Brébant, je m'entretenais avec Robin de la persistance singulière de la vie, chez Feydeau. Il me disait qu'il n'y comprenait rien, qu'il n'aurait jamais pu croire qu'il pût vivre quinze mois, qu'il avait un caillot de sang dans la cervelle de la grosseur de son verre à bordeaux.
Aujourd'hui j'ai un saisissement, en tombant sur la nouvelle de la mort de ce pauvre garçon.
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Mercredi 29 octobre.—La France est perdue. Henri V pas plus que le comte de Paris, le comte de Paris pas plus que Thiers, Gambetta pas plus que Thiers, n'ont d'autorité pour faire du gouvernement. Et les aventures de la gloire nous sont si bien défendues par M. de Bismarck, que dans le plus lointain avenir, notre pays ne peut espérer la poigne brutale et reconstituante d'un gendarme héroïque.
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Dimanche 2 novembre.—Cette lumière implacablement blanche de la lune, dans ces premières nuits de novembre, dans cette nuit du jour des Morts, est vraiment spectrale. Il me semble y voir des reflets de linceul.
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Lundi 3 novembre.—Dans les lettres on a un certain nombre d'amis, qui cessent tout à coup d'être de vos connaissances, dès qu'ils ne vous croient plus susceptibles de faire du bruit.
Rien n'est comparable à l'état, à la fois stupide et heureux, que vous donne une journée de jardinage, à l'air vif et froid de ce premier mois de l'hiver. Rentré à la maison, à la chaleur de votre feu, une espèce d'ensommeillement s'empare de vous, une plaisante immobilité monte dans vos jambes et vos bras fatigués. On dit bonsoir aux projets de la soirée, et l'on s'isole paresseusement dans un tête-à-tête vague avec soi-même, dans un néant trouble, dont le coup de sonnette de votre meilleur ami, vous sortirait le plus désagréablement du monde.
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15 novembre.—Les partis politiques ressemblent, dans ce moment, à ces gens, que de Vigny vit, un jour, se battre dans un fiacre emporté.
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5 décembre.—Devant le feu de la chambre d'en haut, qui sert de fumoir chez la princesse, après dîner, nous nous demandions, avec Berthelot, si la science pure, bellement abstraite, et contemptrice de l'industrialisme, n'est pas, comme l'art, le fait des sociétés aristocratiques.
Berthelot avoue que les États-Unis ne s'occupent, ne s'emparent de nos découvertes, rien que pour l'application. Cette Italie qu'il croyait, après sa rénovation, reprendre un élan, et redevenir quelque peu l'Italie du XVIe siècle, il constate tristement qu'elle imite maintenant les États-Unis, et est obligé de déclarer que les vrais et désintéressés savants qu'elle possède encore, sont des savants de la vieille génération: «On sait très bien, dit-il, comment se fait une vocation, c'est par l'action sur l'imagination des enfants, des jeunes gens, du rôle que joue dans les conversations autour d'eux, un individu de leur famille ou de leur connaissance. Eh bien! dans les sociétés, où, ce rôle est pris par l'argent, il n'y a plus de recrutement pour les carrières de gloire. Dans ce pays, qu'est-ce qu'il arrive, lorsque les instincts du jeune homme sont par trop scientifiques, il se met dans une carrière satisfaisant à moitié ses goûts, à moitié son désir d'enrichissement, il devient ingénieur de chemin de fer, directeur d'usine, directeur de produits chimiques… Déjà cela commence à arriver en France, où l'École polytechnique ne fait plus de savants.»
Et la conversation continuant, Berthelot ajoutait: «Que la science moderne, cette science qui n'a guère que cent ans de date, et qu'on dote d'un avenir de siècles, lui semblait presque limitée par les trente années du siècle dans lequel nous vivons. Un homme qui sait les trois langues dans lesquelles se fait actuellement la science, peut se tenir aujourd'hui au courant. Mais voilà les Russes qui se mettent de la partie. Qui sait le russe parmi nous? Bientôt tout l'Orient y viendra. Alors… Puis le nombre et l'inconnu des sociétés scientifiques. Aujourd'hui, j'ai reçu un diplôme de Bethléem, qui me nomme membre de la Société, je sais par le timbre qui porte New-York, que c'est en Amérique, et voilà tout… N'y a-t-il pas des Sociétés en Australie, ayant déjà publié sur l'histoire naturelle, des travaux de la plus grande importance… Un jour il sera impossible de connaître seulement les localités scientifiques… Et la mémoire pourra-t-elle suffire… Pensez-vous qu'à l'heure présente, pour ma partie, il y a, par an, huit cents mémoires dans les trois langues, anglaise, allemande, française!»
Et il termine, en disant qu'il pense que ça finira, comme en Chine, où il croit à une science primordiale complètement perdue, et réduite et tombée à des recettes industrielles.
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Mercredi 10 décembre.—Ce soir, chez la princesse, le dîner a été froid, contraint, coupé de longs silences. La pensée de chacun était au jugement de Bazaine.
Après le dîner, la princesse s'est absorbée dans le travail de la tapisserie: un moyen pour elle, au milieu des grands événements, de s'absenter de son salon, de s'appartenir. Elle répond à peine aux gens, qui lui font la politesse de venir s'asseoir, sur la petite chaise placée à ses pieds, relevant le nez à chaque entrant à qui elle jette: «Eh bien, sait-on quelque chose?» Enfin, la soirée s'avançant, et personne n'apportant des nouvelles, elle s'écrie tout à coup: «C'est prodigieux, ces hommes! ça ne sait rien! moi, si j'avais des culottes, il me semble que je serais de suite partout, que je saurais tout. Voyons jeune Gautier, si vous alliez au Cercle impérial, peut-être saurions-nous quelque chose?»
Le fils Gautier est très longtemps absent. En sortant, je le croise sous la porte cochère, et il me jette: «Condamné à mort à l'unanimité!»
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Vendredi 12 décembre.—De Behaine, en attendant le dîner, et Stoffel qui est en retard, me parle de l'espèce de susceptibilité maladive de Bismarck, de ses fureurs à la moindre attaque d'un journal français, de sa gallophobie, de la chance, qu'a la France de trouver dans le comte d'Arnim—tout prussien qu'il est—un sentiment aristocratique, qui le rend hostile au radicalisme français et non à la France.
Avec un autre ambassadeur, il a la certitude qu'un prétexte aurait été déjà trouvé pour envahir à nouveau notre pays.
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Mardi 16 décembre.—Décidément, je n'ai plus d'intérêt à créer un livre.—Créer un massif de fleurs, une chambre, une reliure: voilà, ce qui dans ce moment, amuse ma cervelle.
Comme on parle de l'action révolutionnaire, exercée dans les élections en province, Calemard de Lafayette dit: «L'agent révolutionnaire le plus redoutable, et qu'on retrouve presque dans tous les cantons,—j'ai pu en faire l'observation moi-même—c'est un huissier véreux, devenu banquier.»
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Mercredi 17 décembre.—La toquade de Flaubert d'avoir toujours fait et enduré des choses plus énormes que les autres, a pris, ce soir, les proportions de la dernière bouffonnerie. Il a bataillé violemment, et s'est presque chamaillé avec le sculpteur Jacquemart, pour prouver qu'il avait eu plus de poux en Égypte que lui, qu'il lui avait été supérieur en vermine.
Puis affalé sur moi, et avec des coups de doigt sur ma poitrine, me faisant l'effet de coups de bouton de fleuret, il a cherché à me prouver, que personne, personne au monde n'avait été amoureux, comme il l'avait été une fois. Ça été pour lui l'occasion de me reraconter une histoire qu'il m'a déjà contée plusieurs fois, l'histoire dans laquelle il risquait sa vie, au milieu des précipices d'une falaise, pour embrasser un chien de Terre-Neuve, appelé Thabor, à une certaine place, où sa maîtresse avait l'habitude de déposer un baiser.
Une passion qui l'avait empoigné en quatrième, et qu'il garda, au fond de lui, en dépit des amours banales, jusqu'à trente-deux ans.
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Jour de Noël 25 décembre.—Je me sens plus seul, les jours de fête, que les autres jours.
Je me promène aujourd'hui dans cette maison qui s'arrange, fait sa toilette, devient un nid d'art, et mon plaisir est tout triste, qu'il ne soit pas là, pour en jouir, pour lui aussi promener, dans ces pierres reluisant neuf, sa jolie gaîté d'autrefois.
Quand j'entends ces blagueurs, ces enflés de la parole, parler de leurs travaux sur l'antiquité, je pense à notre travail sur la révolution, à cette lecture de livres et de brochures, qui feraient une lieue de pays, à ce plongement dans cet immense papier du journalisme, où nul n'avait mis le nez, à ces journées, à ces nuits de chasse dans l'inconnu sans limites, je nous revois pendant deux ans, retirés du monde, de notre famille, ayant donné nos habits noirs, pour ne pouvoir aller nulle part, nous payant seulement, après notre dîner, la distraction d'une promenade d'une heure, dans le noir des boulevards extérieurs… et en mon dédain silencieux, je les laisse blaguer.
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Dimanche 28 décembre.—Au convoi de François Hugo, nous sommes accostés, Flaubert et moi, à la sortie du Père-Lachaise, par Judith.
Dans une fourrure de plumes, la fille de Théophile Gautier est belle, d'une beauté étrange. Son teint d'une blancheur à peine rosée, sa bouche découpée, comme une bouche de primitif, sur l'ivoire de larges dents, ses traits purs, et comme sommeillants, ses grands yeux, où des cils d'animal, des cils durs et semblables à de petites épingles noires, n'adoucissent pas d'une pénombre le regard, donnent à la léthargique créature l'indéfinissable et le mystérieux d'une femme-sphinx, d'une chair, d'une matière, dans laquelle il n'y aurait pas de nerfs modernes. Et la jeune femme a pour repoussoir à son éblouissante jeunesse, d'un côté le chinois Tsing à la face plate, au nez retroussé, de l'autre sa mère, la vieille Grisi, dans son ratatinement souffreteux.
Puis, afin que tout soit bizarre, excentrique, fantastique, dans la rencontre, Judith s'excuse auprès de Flaubert, de l'avoir manqué la veille. Elle était sortie pour prendre sa leçon de magie, oui, sa leçon de magie!
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Mardi 30 décembre.—Quelqu'un dit, au dîner des Spartiates: l'Empire a branlé dans le manche, depuis le jour de l'attentat d'Orsini. Oui, reprend le général Schmitz, et permettez-moi une anecdote. Quelqu'un disait, huit jours après cet attentat, au duc d'Aumale:—«L'Empereur a été très bien!»—«Comme mon père, chaque fois qu'on a tenté de l'assassiner, répondit le duc d'Aumale, mais attendez… il ne se passait pas une semaine après, que mon père ne commît une grosse faute.»
ANNÉE 1874
1er janvier 1874.—Je jette dans le feu l'almanach de l'année passée, et les pieds sur les chenets, je vois noircir, puis mourir dans le voltigement de petites langues de feu, toute cette longue série de jours gris, dépossédés de bonheur, de rêves d'ambition,—de jours amusés de petites choses bêtes.
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Samedi 17 janvier.—L'on ne se doute guère de l'héroïsme secret déployé par les suprêmes élégantes de Paris. Le besoin qu'elles ont d'être toujours en vue, sous peine d'oubli du public, leur fait traiter la maladie, la mort avec des dédains et des mépris sublimes de légèreté et de hauteur.
Mme X… était, il y a huit jours, à la représentation de FORT-EN-GUEULE, et la salle, à la voir toute charmante et toute souriante, ne pensait guère, que lorsque les yeux de cette femme regardaient dans sa jumelle, ils ne voyaient pas ce qui se jouait sur la scène, mais qu'ils voyaient les affreux instruments d'acier, les bistouris impitoyables qui allaient la déchirer, le lendemain matin, et lui faire, pour la septième fois, l'opération des glandes cancéreuses. Remontée dans sa voiture, elle jetait à un ami: «Demain, n'est-ce pas, à quatre heures?» voulant que le lendemain ressemblât à ses autres jours de femme à la mode.
Hier, l'opérée avait un érisypèle sur les deux bras, et l'on était dans la plus grande inquiétude.
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Mardi 20 janvier.—Triste journée que cette première journée, où commence le vasselage de la France. Aujourd'hui l'UNIVERS est suspendu par l'ordre de M. de Bismarck. Demain le chancelier de l'Empire demandera peut-être que la France se fasse protestante.
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Mercredi 28 janvier.—Le dîner de la princesse était, ce soir, bondé de médecins, Tardieu, Demarquay, etc., etc.
Les médecins ne fument pas, et quelqu'un, en leur absence, soutenait au fumoir, qu'ils étaient les plus nuls des hommes! Moi là-dessus, comme je me récrie et que j'affirme, que la classe la plus intelligente que j'avais rencontrée dans ma vie, était celle des internes, Blanchard me donne raison sur ce point, mais il ajoute, qu'aussitôt leurs études finies, le besoin de gagner de l'argent—l'argent que gagne un médecin, un chirurgien étant la cote de sa valeur—le besoin de gagner de l'argent, le retire de tout travail, de toute étude, émousse son observation par l'abêtissement de visites rapides et successives, par la fatigue même des étages montés. L'intelligence, s'il y a une intelligence chez l'homme, au lieu de progresser, diminue.
Là-dessus Flaubert s'écrie: «Il n'y a pas de caste, que je méprise comme celle des médecins, moi qui suis d'une famille de médecins, de père en fils, y compris les cousins, car je suis le seul Flaubert qui ne soit pas médecin… mais quand je parle de mon mépris pour la caste, j'excepte mon papa… Je l'ai vu, lui, dire dans le dos de mon frère, en lui montrant le poing, quand il a été reçu docteur: «Si j'avais été à sa place, à son âge, avec l'argent qu'il a, quel homme j'aurais été!» Vous comprenez par cela son dédain pour la pratique rapace de la médecine.»
Et Flaubert continue, et nous peint son père à soixante ans, les beaux dimanches de l'été, disant qu'il allait se promener dans la campagne, et s'échappant par une porte de derrière, pour courir à l'Ensevelissoir, et disséquer comme un carabin.
Il nous le montre encore, dépensant deux cents francs de frais de poste, pour aller faire dans quelque coin du département, une opération à une poissonnière, qui le payait avec une douzaine de harengs.
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Jeudi 29 janvier.—Il est vraiment heureux, cet Alexandre Dumas, et prodigieuse est la sympathie de tout le monde pour lui. J'ai entendu hier dans un coin du salon, Tardieu et Demarquay se lamenter, une partie de la soirée, sur la possibilité d'un échec de l'écrivain à l'Académie, comme s'il s'agissait d'une maladie de leurs enfants, et Demarquay s'est levé, en disant: «Je devais faire une opération en province demain, mais je n'y vais pas, je veux savoir un des premiers… Alexandre m'a promis de m'envoyer un télégramme, aussitôt la nomination connue!»
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Mercredi 4 février 1874.—Un trait de Balzac, que ne connaîtront peut-être pas ses biographes futurs.
Le vieux Giraud racontait, ce soir, qu'il était voisin du directeur de l'hospice Beaujon, et que celui-ci voisinait avec lui, tous les jours. Une fois, le directeur lui dit: «J'ai une mourante très distinguée, qui se dit la sœur de Balzac. Comme cela me répugne de la mettre entre quatre planches, j'ai été voir Balzac, et lui ai demandé 16 francs pour un cercueil.
Balzac m'a dit: «Cette femme ment, je n'ai pas de sœur à l'hôpital.» Ma foi, cette femme m'intéressait, j'ai de ma poche acheté le cercueil.»
Les années se passent, le peintre et le directeur d'hôpital voisinent, comme par le passé. Un matin, le directeur arrive chez Giraud, tout bouleversé: «Vous vous rappelez mon histoire de la sœur de Balzac, hein?… Vous ne savez pas ce qui vient de m'arriver?… Balzac m'a fait demander aujourd'hui… Je l'ai trouvé mourant, ainsi que les journaux l'annonçaient: «Monsieur, s'est-il écrié, en me voyant, je vous ai dit que cette femme pour laquelle vous êtes venu me demander un cercueil, n'était pas ma sœur, c'est moi qui ai menti. J'ai voulu vous avouer cela, avant de mourir.[1]»
[Note 1: Le récit a un caractère de vérité, mais quelle est cette sœur, dont les biographes ne parlent pas. Est-ce une sœur naturelle? Ne serait-ce pas plutôt une belle-sœur.—La véracité de mon récit a été confirmée par un article d'Arsène Houssaye, dans le FIGARO et l'ÉCHO DE PARIS.]
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Dimanche 8 février.—Ce soir, en dînant chez Flaubert, Alphonse Daudet nous racontait son enfance, une enfance hâtive et trouble. Elle s'est passée au milieu d'une maison sans argent, sous un père changeant tous les jours d'industrie et de commerce, dans le brouillard éternel de cette ville de Lyon, déjà abominée par cette jeune nature amoureuse de soleil. Alors des lectures immenses—il n'avait pas douze ans—des lectures de poètes, de livres d'imagination qui lui exaltaient la cervelle, des lectures fouettées de l'ivresse produite par des liqueurs chipées à la maison, des lectures promenées, des journées entières, sur des bateaux qu'il décrochait du quai.
Et dans la réverbération brûlante des deux fleuves, ivre de lecture et d'alcool sucré,—et myope comme il l'était—l'enfant arrivait à vivre, ainsi que dans un rêve, une hallucination, où, pour ainsi dire, rien de la réalité des choses ne lui arrivait.
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Jeudi 12 février.—J'ai dîné hier avec des vaudevillistes, parmi lesquels il y avait Labiche, l'auteur du CHAPEAU DE PAILLE D'ITALIE.
C'est un homme grand, gros, gras, glabre, au nez sensuel et turgescent, dans une physionomie placide et charnue. Avec le sérieux implacable, le sérieux presque cruel de tous les comiques du dix-neuvième siècle, le dit Labiche lâche des mots drôles, des mots faisant rire les gens qui ont le rire facile. Du reste, il faut avouer qu'il a eu le plus grand succès, en racontant qu'il a été nommé maire—il est maire, à ce qu'il paraît, d'une localité en Sologne—nommé maire, après avoir mandé à son préfet, qu'il était le seul homme de sa localité, qui se mouchât dans un mouchoir.
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Vendredi 13 février.—Hier, j'ai passé mon après-midi dans l'atelier d'un peintre, nommé Degas.
Après beaucoup de tentatives, d'essais, de pointes poussées dans tous les sens, il s'est énamouré du moderne, et dans le moderne, il a jeté son dévolu sur les blanchisseuses et les danseuses. Je ne puis trouver son choix mauvais, moi qui dans MANETTE SALOMON, ai chanté ces deux professions, comme fournissant les plus picturaux modèles de femmes de ce temps, pour un artiste moderne. En effet, c'est le rose de la chair, dans le blanc du linge, dans le brouillard laiteux de la gaze: le plus charmant prétexte aux colorations blondes et tendres.
Et Degas nous met sous les yeux des blanchisseuses, des blanchisseuses, tout en parlant leur langue, et nous expliquant techniquement le coup de fer appuyé, le coup de fer circulaire, etc., etc.
Défilent ensuite les danseuses. C'est le foyer de la danse, où sur le jour d'une fenêtre, se silhouettent fantastiquement des jambes de danseuses, descendant un petit escalier, avec l'éclatante tache de rouge d'un tartan au milieu de tous ces blancs nuages ballonnants, avec le repoussoir canaille d'un maître de ballets ridicule. Et l'on a devant soi, surpris sur la nature, le gracieux tortillage des mouvements et des gestes de ces petites filles-singes.
Le peintre vous exhibe ses tableaux, commentant, de temps en temps, son explication par la mimique d'un développement chorégraphique, par l'imitation, en langage de danseuse, d'une de leurs arabesques,—et c'est vraiment très amusant de le voir, les bras arrondis,—mêler à l'esthétique du maître de danse, l'esthétique du peintre, parlant du boueux tendre de Velasquez et du silhouetteux de Mantegna.
Un original garçon que ce Degas, un maladif, un névrosé, un ophtalmique à un point, qu'il craint de perdre la vue, mais par cela même un être éminemment sensitif, et recevant le contre-coup du caractère des choses. C'est jusqu'à présent l'homme que j'ai vu le mieux attraper, dans la copie de la vie moderne, l'âme de cette vie.
Maintenant réalisera-t-il jamais quelque chose de tout à fait complet?
Je ne sais. Il me paraît un esprit bien inquiet.
De cet atelier, je suis tombé à la nuit tombante dans l'atelier de Galland, le peintre-décorateur, dans cet atelier qui, en sa grandeur de cathédrale et avec son peuple mythologique de petites maquettes, au milieu de ses grisailles mourantes, semblait s'ouvrir à l'éveil crépusculaire d'un Olympe de Lilliput, ressuscitant la nuit.
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Dimanche 22 février.—Je vais dire un bonjour à de Chennevières, que je n'ai pas vu depuis sa nomination à la direction des Beaux-Arts, craignant un peu qu'à sa porte, on ne m'apprenne qu'il habite maintenant des lambris dorés, en quelque coin ministériel. Non, le portier me laisse monter, et la petite bonne m'ouvre.
Me voici dans la salle à manger, aux vulgaires carafons d'eau-de-vie, aux corbeilles de pommes ridées, au milieu de la desserte presque ouvrière du dîner du dimanche.
Autour de la table, dans le brouillard des cigarettes, on aperçoit la grosse face de Prarond; la mine superbe du député-caricaturiste Buisson, le profil du peintre Toulmouche, une barbe chinchilla que je ne connais pas, et que je vois toujours là, et trônant au centre, le bon et affaissé Chennevières, un bonnet de coton enfoncé jusqu'aux sourcils, et le menton touchant la table. L'intérieur, est resté provincial, normand, chardinesque, et les grandeurs n'ont rien changé au train de la maison.
Et quand on passe dans la chambre à lit, qui sert de petit salon, on trouve telle qu'elle était autrefois, la simple madame de Chennevières, et Bébé, emplissant plus que jamais de son bruit, de son mouvement, du caprice tyrannique, de son remue-ménage, le milieu bourgeois et familieux.
Quelques billets de théâtre, traînant sur la table; et des papiers à en-tête ministériel, mêlés à des croquis de Buisson, représentant Bébé avec un corps de petite chatte, de petite chienne, de poulette: c'est tout ce qu'il y a de changé, c'est tout ce qu'il y a de nouveau dans la maison.
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Mardi 24 février.—Si j'étais encore peintre, je ferais un trait gravé à l'eau-forte de ce fond de Paris, que l'on voit du haut du pont Royal. De ce trait gravé, je ferai tirer une centaine d'épreuves sur papier collé, et je m'amuserais à les aquareller de toutes les colorations qui se lèvent des brumes aqueuses de la Seine, de toutes les magiques couleurs, dont notre automne, notre hiver, peignent cet horizon de plâtre gris et de pierre rouillée.
Aujourd'hui de la mouche, sur laquelle je suis venu d'Auteuil, je regardais. Dans la menace noire d'un orage d'hiver, sous la lumière blafarde d'un jour d'éclipse, le spectacle était merveilleux. On voyait, blanches d'une blancheur électrique, les deux piles du pont, on voyait les Tuileries de la couleur d'une eau jaune ensoleillée, et tout au fond, dans une nuée qui semblait la fumée rougeoyante d'un incendie, la masse de vieille pierre de Notre-Dame apparaissait violette, avec des transparences d'améthyste.
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Mardi 3 mars.—Un joli mot de Paul de Saint-Victor, à propos de la mondanité de Renan: «Renan, c'est le gandin de l'exégèse!»
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Vendredi 6 mars.—Je déjeunais, ce matin, chez Claudius Popelin, d'où nous devions partir pour la répétition du CANDIDAT. La répétition est remise, et nous voilà, tous les deux,—Giraud et Gautier fils partis—à fumer et à causer, dans l'expansion d'un bon déjeuner.
Il me confie que la princesse écrit des Mémoires, et que c'est lui qui l'a décidée, en lui disant que si elle n'en faisait pas, on en ferait de faux qui passeraient pour vrais.
Il ajoute: «Enfin elle s'y est mise. Quand elle a fait un petit bout, elle est très contente, elle s'admire presque enfantinement, d'avoir fabriqué un morceau de livre. Lorsqu'il y en a huit ou dix pages, je les recopie, car vous devez savoir ce que c'est que son écriture, et elle est incapable de se recopier. Je n'ai pas besoin de vous dire, que je ne suis absolument qu'un copiste, que je ne veux peser en rien sur la liberté de sa manière… Mais attendez.» Il se lève et va chercher un petit cahier relié, et nous nous renfonçons dans le divan, et il commence la lecture.
Les mémoires commencent à l'enfance de la princesse, mêlée à l'enfance du prince Napoléon. Il y a, dans ces premières pages, un portrait très saisissant de la vieille Lætitia, de la mère inconsolée du César disparu, cette figure d'aïeule antique, avec ses mains de cire, et le ronronnement incessant de son rouet dans le silence du grand palais.
La langue parlée de la princesse, sa manière de pourtraire les gens, en brouillant un détail physique avec un trait moral, cela, est vraiment pas mal conservé dans le travail, assis et rassis, de la composition et de l'écriture.
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Jeudi 12 mars.—Hier, c'était funèbre, cette espèce de glace tombant peu à peu, à la représentation du CANDIDAT, dans cette salle enfiévrée de sympathie, dans cette salle attendant des tirades sublimes, des traits d'esprit naturel, des mots engendreurs de batailles. D'abord ça été, sur toutes les figures, une tristesse apitoyée, puis, longtemps contenue par le respect pour la personne et le talent de Flaubert, la déception des spectateurs a pris sa vengeance, dans une sorte de chûtement gouailleur, dans une moquerie sourieuse de tout le pathétique de la chose.
Après la représentation, je vais serrer la main de Flaubert, dans les coulisses. Je le trouve sur la scène déjà vide, au milieu de deux ou trois Normands, à l'attitude consternée des gardes d'Hippolyte. Il n'y a plus sur les planches, un seul acteur, une seule actrice. C'est une désertion, une fuite autour de l'auteur. On voit les machinistes, qui n'ont pas terminé leur service, se hâter avec des gestes hagards, les yeux fixés sur la porte de sortie. Dans les escaliers, dégringole silencieusement la troupe des figurants. C'est à la fois triste et un peu fantastique, comme une débandade, une déroute dans un diorama, à l'heure crépusculaire.
En m'apercevant, Flaubert a un sursaut, comme s'il se réveillait, comme s'il voulait rappeler à lui sa figure officielle d'homme fort: «Eh bien, voilà!» me dit-il avec de grands mouvements des bras colères, et un rire méprisant qui joue mal le «Je m'en fous!». Et comme je lui dis que la pièce se relèvera à la seconde, il s'emporte contre la salle, contre le public blagueur des premières.
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Dimanche 15 mars.—Je trouve Flaubert assez philosophe à la surface, mais avec les coins de la bouche tombants, et sa voix, tonitruante, est basse, par moments, comme une voix qui parlerait dans la chambre d'un malade.
Après le départ de Zola, il s'est échappé, à me dire, avec une amertume concentrée: «Mon cher Edmond, il n'y a pas à dire, c'est le four le plus carabiné….» Et, au bout d'un long silence, il laisse tomber de ses lèvres: «Il y a des écroulements comme cela!»
Au fond, cette chute est déplorable pour tout fabricateur de livres: pas un de nous ne sera joué d'ici à dix ans.
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Mercredi 8 avril.—Quelle carrière suivie contre vents et marée, jusqu'aux années ultimes du dernier survivant. Il ne naît pas, tous les jours, pour écrire l'histoire d'une école de peinture, deux hommes ayant fait de sérieuses études de peinture, deux hommes qui, indépendamment de cette compétence, se trouvent être à la fois des érudits et des stylistes. Il se pourrait bien même, que cela fût arrivé pour la première fois.
Eh bien, pour le livre, sorti de cette collaboration, pour l'ART DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, les articles, sauf un article de Banville, d'ordinaire très lyrique à l'endroit de ses amis, tous les articles sont des appréciations fadement bienveillantes, et telles que le journalisme en consacre au livre d'un agent de change, qui dresse le catalogue de sa galerie de tableaux.
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Mardi 14 avril.—Dîner chez Riche, avec Flaubert, Tourguéneff, Zola, Alphonse Daudet. Un dîner de gens de talent qui s'estiment, et que nous voudrions faire mensuel, les hivers suivants.
On débute par une grande dissertation sur les aptitudes spéciales des constipés et des diarrhéiques, en littérature, et de là, on passe au mécanisme de la langue française.
A ce propos, Tourguéneff dit à peu près cela: «Votre langue, messieurs, m'a tout l'air d'un instrument, dans lequel les inventeurs auraient bonassement cherché la clarté, la logique, le gros à peu près de la définition, et il arrive que l'instrument se trouve manié aujourd'hui par les gens les plus nerveux, les plus impressionnables, les moins susceptibles de se satisfaire de l'à peu près.»
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Jeudi 16 avril.—Cette jolie petite tête d'Armand, je l'ai vue, il n'y a pas dix jours, si espièglement heureuse dans sa convalescence, si remueuse, si éveillée, sur son oreiller, de la vie qui revenait.
Aujourd'hui, à quatre heures, sur cet oreiller, à la lueur du grand cierge pascal peint et doré que le pape donna à son père, je revois la tête du pauvre enfant, avec de grands bleuissements sous ses yeux fermés, avec l'affreuse rétractation de ses lèvres violettes, sur le blanc des dents. Je la revois, à neuf heures, cette tête aimée, blanche de la pâleur d'un lys flétri, qui serait éclairé par un clair de lune.
L'enfant est mort d'une méningite, de cette inhumaine maladie, qui s'attaque aux mieux portants. Son délire, ce délire particulier aux maladies du cerveau, et qui fait, aux vieux comme aux jeunes, repasser, dans les dernières heures de l'agonie, les sensations de leur vie—son délire était à la fois doux et déchirant. Il ne parlait que de roses que ses petites mains cherchaient à rassembler en bouquet, pour sa bonne amie, la sœur qui le soignait, il ne parlait que de bouvreuils que ses petites mains s'efforçaient à attraper dans le vide, pour les mettre dans le giron de sa mère, et sa voix expirante répétait toutes les gaies chansons italiennes, que sa première enfance avait entendues, dans la baie de Naples.
Je ne crois pas aux maladies du cerveau ressemblant à des coups de foudre. Cet enfant n'était pas plus intelligent, pas plus spirituel qu'un autre, mais cet enfant avait une faculté que je n'ai jamais rencontrée, poussée à ce développement chez aucun autre: la faculté de la sensation. Je n'ai jamais vu un enfant jouir, comme lui, du parfum d'une fleur, de la vue d'une jolie femme bien habillée, du confort d'un bon fauteuil du toucher d'une chose agréable. Et son toucher à lui était particulier, on peut dire que c'était une caresse. Non je n'ai jamais rencontré des sens procurant à un être, par le contact des choses, un épanouissement sensuel semblable, une félicité pareille. C'était la faculté supérieure de ce petit cerveau, une faculté anormale, et les facultés anormales d'un cerveau, quelles qu'elles soient, sont toujours menacées d'une méningite.
Le spectacle de cette mort est horrible. La mère, cette frêle femme, s'est donné pour tâche d'être forte pour elle et son mari, et, sans une larme, elle veille à tout, elle fait tout, elle touche à tout, avec un corps tout d'une pièce, et des gestes automatiques qui font peur. J'étais tout à l'heure dans sa chambre, devant son armoire à glace. Je n'oublierai jamais la douce voix artificielle, qu'elle a prise pour me dire de me déranger, et le haut-de-corps désespéré, avec lequel, l'armoire ouverte, elle a jeté sur ses bras, deux draps—les draps pour ensevelir son cher enfant.
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Fin d'avril.—A l'heure qu'il est, en littérature, le tout n'est pas de créer des personnages, que le public ne salue pas comme de vieilles connaissances, le tout n'est pas de découvrir une forme originale de style, le tout est d'inventer une lorgnette avec laquelle vous faites voir les êtres et les choses à travers des verres qui n'ont point encore servi, vous montrez des tableaux sous un angle de jour inconnu jusqu'alors, vous créez une optique nouvelle.
Cette lorgnette, nous l'avions inventée, mon frère et moi, aujourd'hui je vois tous les jeunes s'en servir, avec la candeur désarmante de gens, qui en auraient dans leurs poches, le brevet d'invention.
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10 mai.—Des journées de malaise, de détente morale, des journées passées au lit, dans une vague vie. Là dedans, de temps en temps, la lecture d'un livre que je vais chercher, en chemise, sur la première rangée, à portée de la main: une lecture qui, dans le silence et le recueillement tiède du lit, approche les choses et les faits, comme dans une vision lumineuse. Puis revenant par là-dessus, la somnolence et l'enfoncement dans le vide. Des journées qui ont quelque chose du temps qu'il fait dehors et de ses coups de soleil rapides, dans la monotonie grise du ciel.
Ces jours-là, j'aime à lire de l'histoire, surtout de la vieille histoire: il me semble que je ne la lis pas, mais bien plutôt que je la rêve.
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Mardi 12 mai.—Mes jeunes amis se marient l'un après l'autre. Aujourd'hui c'est le tour de Pierre Gavarni. Et à l'église, ma pensée va au souvenir du petit enfant qu'il était, quand son père l'a envoyé, la première fois, chez moi.
Après la cérémonie, Pierre m'a entraîné à l'hôtel Talabot, un hôtel au plafond dont j'ai reconnu les peintures. Voillemot, pendant qu'il les peignait pour Billaut, était venu nous chercher, mon frère et moi, pour les admirer. On a déjeuné autour de petites tables improvisées, toutes bruissantes du froufrou de robes heureuses. Le marié, charmant garçon, mais toujours un peu tombant de la lune, hannetonnait là dedans, poussant l'un ou l'autre, dans quelque coin, avec des mains de caresse, vous disant des choses qu'il oubliait de finir, et qu'il terminait par un sourire heureux.
C'était le plus délicieux spectacle de l'ahurissement, produit par l'amour, chez un jeune homme distrait.
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Dimanche 17 mai.—Ma vie se passe à descendre au jardin voir fleurir des roses, puis à remonter écrire des notes sur Watteau.
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Mardi 26 mai.—Aujourd'hui j'ai 52 ans.
En l'honneur de cet anniversaire, la princesse m'a demandé à dîner. Comme toutes les princesses, elle trouve amusant de faire une fois, par hasard, un dîner très mal servi, où elle apporte la joie bruyante d'un enfant, au restaurant.
Après le dîner, on a fait, sur un tas de feuilles de papier, les plans d'un hôtel idéal, que la princesse ne construira jamais, mais qu'elle aime à bâtir en imagination, avec les imaginations de ses amis.
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Dimanche 31 mai.—C'est maintenant comme un reproche, lorsqu'il m'arrive, par la poste, un volume d'un confrère.
J'ai jeté, aujourd'hui, dans un coin, la CONQUÊTE DE PLASSANS de Zola, souffrant de voir sur ma table, ce joli volume jaune, à la couverture toute neuve, à l'impression toute fraîche, qui semblait me dire: «Toi, tu es donc complètement fini?»
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Vendredi 5 juin.—Hier, Alphonse Daudet est venu déjeuner avec sa femme chez moi. Un ménage qui ressemble à celui que je faisais avec mon frère. La femme écrit, et j'ai lieu de la soupçonner d'être un artiste en style.
Daudet est ce joli garçon chevelu, aux rejets superbes, à tout moment, de cette chevelure en arrière, aux coups de monocle à la Scholl. Il parle spirituellement de son impudeur à fourrer dans ses livres, tout ce qui lui fournit des observations littéraires, et se dit déjà presque brouillé avec une partie de sa famille.
Puis l'on cause des uns et des autres… Daudet s'avoue beaucoup plus frappé du bruit, du son des êtres et des choses, que de leur vue, et tenté parfois de jeter dans sa littérature des pif, des paf, des boum. Et, en effet, il est d'une myopie qui touche à l'infirmité, et semble lui faire traverser les milieux de la vie, ainsi qu'un aveugle—pas mal clairvoyant tout de même.
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Lundi 22 juin.—Jules Janin a eu ce qu'il a ambitionné toute sa vie: un bel enterrement.
Derrière sa dépouille ont emboîté le pas, du militaire, du civil, de l'académique, avec la populace des lettres. Sa gloire, quoiqu'il ait eu, à un moment, un certain talent, sa gloire sera celle d'un agréable et loquace causeur. Elle ne durera guère plus que le JJ. en fleurs, calligraphié au milieu du gazon de son jardin.
Le malheureux! on va l'enterrer à Évreux. C'est, cruel pour des os aussi parisiens que les siens, d'attendre, en province, le Jugement dernier.
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Mardi 30 juin.—Quand on vit quelque temps en communion avec les femmes de Prudhon, ces portraits ne vous restent pas dans la mémoire, comme des portraits. Elles flottent et sourient en votre pensée rêveuse, ces effigies vagues et noyées dans la demi-teinte, ainsi que des types poétiques, des incarnations idéales de la femme du Directoire, de l'Empire, de la Restauration.
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Mercredi 1er juillet.—D'où venez-vous, comme ça, disais-je, aujourd'hui, à Mlle *** rentrant du dehors, au moment, où je poussais la petite porte battante du parc: «Je viens de faire des acquisitions.» Puis, en riant: «Je viens d'acheter de la potasse chez l'épicier.»
Il y a dans le moment chez toutes les Parisiennes brunes, une passion de devenir blondes, et toutes travaillent, non sans succès, à obtenir cette coloration, en se lavant les cheveux avec de la potasse, dissoute dans de l'eau.
Donc, nous nous sommes mis à causer toilette, et, elle me conte l'origine de cette mode, elle m'apprend que le docteur Tardieu, ayant été visiter une fabrique de potasse, avait été frappé du ton de la chevelure des ouvriers et des ouvrières. C'était le blond flamboyant vénitien. Et le maître de l'établissement disait à Tardieu, que les cheveux de tout son monde devenaient comme cela, au bout de dix-huit mois. La chose racontée à Paris, devant un cercle de femmes, avait fait faire d'abord secrètement, puis ouvertement, des essais, et la potasse était entrée, d'une manière officielle, dans la toilette de la Parisienne, de ces années.
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Mercredi 8 juillet.—Je vais passer ma journée chez Alphonse Daudet, à Champrosay, le pays affectionné par Eugène Delacroix.
Il habite une grande maison bourgeoise batit dans un petit parc minuscule à la dix-huitième siècle. La maison est égayée par un enfant intelligent et beau, sur la figure duquel, se trouve, joliment mêlée, la ressemblance du père et de la mère. Il y a encore là, le charme de la mère, une femme lettrée, toute effacée dans une ombre de discrétion et de dévouement. On dirait que tout s'est réuni, pour enfermer entre ces quatre murs, cette bienheureuse sérénité bourgeoise des bourgeois, et cependant transperce, par moments, sous la gaîté et la gentille griserie des paroles, un peu de la mélancolie qui habite tout atelier de la pensée.
La journée est accablante de chaleur. Les persiennes fermées, on esthétise dans la pénombre, on cause, procédés, cuisine de style. Là-dessus, Daudet se laisse aller à me parler de la prose, des vers de sa femme. Mme Daudet veut bien me lire une pièce de vers, où des fils dispersés d'un col, qu'elle vient de broder en plein air, la poétesse imagine un nid, fait par les oiseaux du jardin. Cela est tout à fait charmant. Une femme seule pouvait le faire, et je l'engage à écrire un volume, où sa préoccupation soit de faire avant tout, une œuvre de femme.
Elle est vraiment très extraordinaire, Mme Daudet. Je n'ai jamais rencontré un être, homme ou femme, qui ait si bien lu qu'elle, un lecteur qui connaisse aussi à fond les moyens d'optique et de coloration, la syntaxe, les tours, les ficelles de tous les militants de l'heure présente.
Le soleil tombé, l'on monte en canot, et le long de la rive, une ligne à la main, l'on disserte et l'on esthétise encore, dans les menaces d'un orage et les roulements du tonnerre.
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Samedi 11 juillet.—L'envie, et l'envie du haut en bas de la société, c'est la grande maladie nationale. J'ai eu un parent très riche et très avare, qui aurait donné de son argent, et pas mal, pour voir tomber du ministère Lamartine, qu'il ne connaissait pas du tout.
Ce parent, était le représentant de la grande bourgeoisie française, qui souffre des poèmes créés par le poète, des victoires gagnées par le général, des découvertes mises au jour par le savant. Car, en effet, toute la notoriété, tout le retentissement, tout le bruit glorieux qui se fait en France autour d'un nom français, semble se faire au détriment de tous les Français.
A toute affirmation d'une supériorité, chacun en France jaunit un peu, et chacun sent l'ictère rongeur, mordre à son foie jaloux.
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Mercredi 15 juillet.—Je pars pour le lac de Constance, pour Lindau, où de Behaine m'a offert l'hospitalité, dans la villa Kallenberg.
Je suis dans un compartiment britannique, et je vois, au même moment, sept anglais remonter leurs montres. C'est fait d'une manière si mécanique, si automatique, que cela me fait presque peur, et que je me sauve dans un autre compartiment.
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Samedi 18 juillet.—Villa Kallenberg. Ce pays est vraiment charmant. C'est au milieu de montagnes bleues, une petite mer ayant le clapotement des vagues et la brise du soir d'un océan,—d'un océan en miniature, que les Allemands appellent la mer de Souabe. L'eau est claire d'une clarté légèrement savonneuse, et la terre est l'amie des essences rares, des arbustes à fleurs, des arbres au feuillage pourpre, au feuillage panaché, et cette verdure et cette floraison poussent dans l'eau.
Puis ici, le paysage a une luminosité particulière. Des reflets de cette étendue immense d'eau, comme des reflets d'un miroir frappé de soleil, la rive, les arbres, la villa, sont tout brillantés des éclairs d'une lumière courante.
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Dimanche 19 juillet.—Hier, le comte de Banneville prenait sa place, à l'Hôtel de Bavière de Lindau, pour le souper. Deux Allemandes surviennent. Le garçon d'hôtel leur indique leurs places, à côté du jeune secrétaire d'ambassade: «Près d'un Français, nous ne voulons pas être empoisonnées!» s'écrie tout haut, l'une d'elles en français. Et ces femmes étaient des femmes de la société.
Cette brutalité, peut mieux que toute chose, indiquer l'exaspération haineuse de l'Allemagne pour la France.
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Mardi 11 août.—Le jeune comte de Balloy est venu passer deux ou trois jours ici, avant de se rendre en Perse, où il est nommé second secrétaire. Il a passé trois ans en Chine, et en cause très intelligemment.
Il est quelque peu bibeloteur, et très amusant à entendre raconter la fabrication toute primitive des émaux cloisonnés. La carcasse de la pièce faite, les cloisons soudées, l'ouvrier, sur le pas de sa porte, a devant lui un plat de feu, une espèce de four de campagne, dans lequel il cuit et recuit l'émail, une trentaine de fois, soufflant son feu, à grands coups d'éventail. La fabrication se fait presque avec les doigts, aidés de deux ou trois petits méchants instruments, et sans plus d'appareil et de dépense d'établissement que cela.
Il dit que la lucidité des cloisonnés chinois tient à ce que tout l'intérieur des cellules, avant que l'émail y soit versé, est argenté: les arêtes extérieures étant dorées après la finition de la pièce.
Il me donne ce détail curieux, que les collectionneurs chinois n'exposent jamais leurs objets d'art.
Là, l'objet d'art est toujours enfermé dans une boîte, dans un étui, dans un fourreau d'étoffe, et presque caché dans quelque coin du logis. Le collectionneur chinois le possède, pour en jouir, et s'en délecter, lui tout seul, la porte fermée, dans une heure de repos, de tranquillité, de recueillement amoureux. S'il le fait voir, cela se passe à peu près ainsi: il invite un ami, un collectionneur comme lui, à prendre une tasse de thé. Et tout en humant l'eau odorante, il s'échappe à dire: «Au fait, je me suis procuré un beau morceau de jade!» Et le voilà, tirant lentement de sa boîte, son bibelot, le faisant tourner et retourner sous les yeux de son ami, lui en détaillant les beautés.
Et après que tous deux l'ont admiré longuement et secrètement, notre collectionneur fait rentrer le bibelot dans sa boîte, et la boîte dans sa cachette.
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L'abbé de Lansac parlait hier d'un prêtre, d'un chanoine de Notre-Dame,—je crois que c'est l'auteur de l'HOMME D'APRÈS LA RÉVÉLATION—qui, ennuyé du temps qu'il fallait donner au manger, et un peu dégoûté de la matérialité de la chose, s'était fait fabriquer des sucs de viandes, des essences de légumes, du sublimé d'aliments, dont il se nourrissait, sous la forme immatérielle de quelques gouttes prises dans un flacon. Malheureusement, au bout de quelques années de ce régime, l'estomac et les entrailles de ce mangeur spiritualiste, se resserrèrent de telle sorte, qu'il manqua mourir.
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Lundi 17 août.—Le caractère des heures de découragement, c'est de vivre rencogné dans l'heure présente, la pensée comme ramenée sur elle-même, et retirée du champ de l'avenir, où elle est toujours à prendre le galop.
————Il est des maris de ce temps, qui traitent leurs femmes comme des filles. Ils combattent leur répulsion par des cadeaux, et triomphent à la longue de l'antipathie de ces pauvres et faibles créatures, en développant et encourageant chez elles, des désirs de cocottes qu'ils satisfont, à l'instar des riches entreteneurs.
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Mardi 18 août.—Lucerne. Rien de douloureux, dans ces pays limitrophes de la France, comme un dîner de table d'hôte, ce dîner jusqu'à ce jour, où régnait le Français par le droit de la grâce, de l'esprit, de la gaîté! Aujourd'hui, à peine notre langue se susurre-t-elle tout bas, et au haut bout, l'on voit, comme ce soir, un Prussien en uniforme, tout militaire et tout raide, à cette place d'honneur. Le Français en est à regretter ces files de muets gentlemen et de caricaturales ladies, qui ont cédé la place à l'invasion des touristes allemands, et à leur grossière émancipation par le monde.
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Mercredi 19 août.—Dans le voyage en bateau à vapeur, le long des berges du lac des Quatre-Cantons, à chaque crique, à chaque débarcadère, toutes ces estacades, tous ces balcons, toutes ces avances, toutes ces balustrades, que peuplent au milieu de plantes grimpantes, des voyageuses accoudées dans des mouvements de grâce,—toutes ces légères architectures de bois, le pied dans l'eau, portant des fleurs et des femmes, me semblaient dérouler devant moi, les images d'un album japonais, les représentations de la vie au bord de l'eau de l'Extrême-Orient.
… Par ces altitudes sans arbres et sans herbes, par la nuit qui commençait à tomber, par ces ténèbres éclairées de la blancheur de l'écume des gouffres, ce sentier d'abîmes, avec ses ponts du Diable, avec ses tours et ses détours sans fin dans les anfractuosités du rocher plein d'horreur, me donnait la sensation d'une terre finissante, à l'entrée d'un monde inconnu.
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Jeudi 20 août.—La Furca, le Grimsel. Sur ces hauts sommets, le voyageur jouit de la pureté de l'air, comme un gourmet d'eau, jouit à Rome, de la bonté de l'aqua felice.
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Vendredi 21 août.—Le Handeck, Meyringen, sept heures de marche.
Giessbach. Une création de génie, et du génie le plus moderne. Un hôtel où l'on est servi par de jolies prostituées travesties en virginales Suissesses, et où, après dîner, l'on vous gratifie d'une vraie cascade, illuminée de feux de bengale.
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Samedi 22 août.—Ce matin, l'embarcadère de Giessbach s'offrait aux regards, comme le plus charmant tableau de genre, comme un tableau digne de la touche spirituelle de Knaus. Une montagne de malles et de sacs de nuit, une vieille calèche au velours rouge passé, des chaises à porteurs sur lesquelles étaient renversées des fillettes en robe blanche, les mollets à l'air: tout un capharnaüm de choses accidentées de jolis petits détails linaires, de jolis petits tons.
Au poing, le bâton à la corne de chamois, et dans le harnachement de cuir soutenant à la ceinture, la lorgnette, l'album, l'éventail, l'ombrelle, de jeunes voyageuses se tenant debout, tout aériennes dans le voltigement de leur voile de gaze, autour de la figure.
Il ne faut pas oublier, en un coin, un groupe de Suissesses, au corsage de linge blanc, silencieuses, les bras croisés sur la poitrine. Elles formaient un cercle de femmes, se regardant avec des regards vagues, et un peu exaltés,—les regards qu'elles ont à l'église.
Soudain du milieu d'elles, un chant s'est élevé, un chant triste, comme une mélancolie de montagne. Et sans s'occuper de ceux qui étaient là, et comme pour se faire plaisir à elles-mêmes, toutes à leur chant, ces femmes ont continué à vous remuer douloureusement l'âme, avec leurs voix. Leurs chants, peu à peu, je ne sais comment, ont fait renaître le souvenir, et m'ont rappelé que là, où j'allais passer aujourd'hui, j'y avais passé, il y a vingt ans, avec mon frère.
Alors pendant que, la tête basse, les yeux roulant des larmes, je tracassais, de mon bâton, les cailloux, j'entendais de Behaine, éclater en un long sanglot. Ces chants, ces modulations, ces plaintes musicales avaient fait, tout à coup, remonter à la surface de nos cœurs saignants et vides, des douleurs enterrées,—lui, son Armand, moi, mon Jules,—et tous deux, nous repleurions nos bien-aimés.
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Dimanche 23 août.—Sur le bateau de Romanshorn à Lindau, j'étudiais une allemande dînant, dont le profil, à tout moment, se penchait, de bas en haut, vers un voisin, en de bestiales coquetteries. C'était une créature blonde et bovine, avec des tons d'ambre dans le lait de sa chair, des sourcils fauves, de longs cils roux, faisant comme un battement d'ailes de guêpes, au-dessus de la pâmoison de son regard. J'ai vu rarement un appel à la braguette, avec une telle cochonnerie de l'œil, une telle appétence suceuse des lèvres.
Le sensualisme de la femme allemande a quelque chose, en style noble, du rut de Pasiphaé.
… Décidément les voyages, ne sont qu'une suite de petits supplices. On a, tout le temps, trop chaud, trop froid, trop soif, trop faim, et tout le temps, on est trop mal couché, trop mal servi, trop mal nourri, pour beaucoup trop d'argent et de fatigue.
En raison du pittoresque prévu, que l'Europe peut vous offrir, ça n'en vaut vraiment pas la peine.
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Lundi 24 août.—Ce soir, Mme de Behaine définissait admirablement le goût de toilette de l'ancienne parisienne. «Être bien chaussée, bien gantée, avoir de jolis rubans: la robe n'était qu'un accessoire» disait-elle.
J'ajouterai que c'était aussi une toilette, dans les nuances douces, dans une tonalité discrète. Le voyant, le coup de pistolet dans l'habillement de la femme, est une victoire du goût étranger, du goût américain sur l'ancien goût français.
————Dans le monde, il y a tout à redouter des hommes aux idées libérales et aux habits de coupe cléricale.
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Mercredi 2 septembre.—L'anniversaire de la défaite de la France prend, cette année, en Bavière, un caractère religieux. En ce jour, nous rappelant Sedan, j'ai vu, avec le soleil levant, arriver dans le jardin, le père et la mère Kallenberg, qui, avec des gestes de pontifes, ont hissé le pavillon aux couleurs allemandes. Puis cela fait, ils ont fait joindre religieusement leurs mains à leurs trois petits enfants, qui ont entonné un hymne de guerre contre nous.
Pendant que l'exécration de notre pays devient un culte, qu'elle se glisse dans la prière de l'enfant d'outre-Rhin, en France qui se souvient? qui prévoit ce que nous réserve cette jeune génération?
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Jeudi 3 septembre.—Départ de Lindau pour Paris, par Constance, Schaffouse, Bâle.
J'ai vu peu de femmes si studieusement occupées du bonheur de leurs maris, que la femme de mon ami. La préoccupation de faire à son pauvre homme la vie douce, d'écarter tout ce qui peut mettre un nuage sur son front, de lui donner le plat qu'il aime, de lui sauver le désagréable d'une nouvelle, de défendre enfin, à toute heure, son système nerveux des mauvaises choses physiques et morales, dépasse tout ce qu'on peut imaginer. Il y a là, certes, une qualité délicate de dévouement particulière à la femme, et que l'homme ne possède jamais d'une manière si réglée, si continue, si persistante.
Je pensais, en vivant au milieu de ce ménage, que l'amour d'une honnête femme pour son mari, est encore ce qu'il y a de meilleur en fait d'amour.
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Dimanche, 13 septembre.—Auteuil. Je vague au milieu de mes livres, sans les ouvrir, de mes dessins et de mes fleurs, sans les regarder. Les attaches qui existaient en moi pour toutes ces choses, me font l'effet d'être cassées. Ma maison même ne me semble plus être pour moi, ce qu'elle était, il y a six mois. Je ne jouis pas d'y être. Je ne sais quelle indifférence de mourant m'est venue, avant l'heure. Autrefois un désir, une ambition, une espérance me sortaient, un jour, violemment de cet état d'âme.
Aujourd'hui, je sens qu'il n'y plus rien au monde, que je me donnerais la peine de désirer, d'ambitionner, d'espérer, de rêver. J'en suis arrivé à ce détachement de la vie militante, où dans le dernier siècle, un homme, comme moi, s'enterrait dans un couvent: un couvent de Bénédictins.
Mais le régime de la liberté a tué ces retraites pour les blessés de la vie.
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Lundi 14 septembre.—Exposition nationale de nos manufactures. La tapisserie, on peut le déclarer à la stupéfaction de bon nombre de gens, la tapisserie est un art perdu. Ce n'est plus qu'une laborieuse imitation terne et noire de la peinture.
Dans les tapisseries modernes, exposées là, il ne se trouve plus rien de cet art particulier, de cette création conventionnelle, qui faisait des tableaux de laine et de soie, d'après des lois et une optique, qui ne sont ni les lois ni l'optique de la peinture à l'huile.
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Mardi 15 septembre.—Départ pour Bar-sur-Seine.
Pendant les heures lentes du voyage, je pense qu'il y a, cette année, quarante ans que je viens, tous les automnes, passer un mois dans cette maison de famille. Je me revois à mon premier voyage. J'avais douze ans, quand mon cousin, le père de celui-ci, à la descente de la diligence de Troyes, m'acheta une blouse blanche, pour mettre sur mes vêtements de petit parisien. Quel mois accidenté, que ce mois! Tout d'abord pour mes débuts, je tombai à la Seine, où je pensai me noyer, et quelques jours après, je me faisais éclater dans les mains, une poudrière,—heureusement en carton,—et mille autres imprudences.
C'est curieux, tout ce feu, toute cette exubérance tout ce diable au corps, toute cette activité violente, s'étaient envolés de mon individu, quand je revins, l'année suivante. J'étais devenu un jeunet sérieux, très peu remuant, presque triste, et qui, couchant dans la bibliothèque, passait ses nuits à lire les éditions stéréotypées avec les bons yeux de l'enfance, passait ses journées à rêvasser.
————Un mot de curé d'ici, parlant d'une femme qui accouche tous les ans: «Cette femme est comme un confessionnal, il y a toujours du monde.»
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Lundi 28 septembre.—Aujourd'hui, toute la journée, nous l'avons passée chez un machabée. C'est le nom que le lieutenant de gendarmerie donne aux vignerons du pays.
Une journée de course, en plein soleil, après des perdreaux rouges, dans les côteaux de vigne, à la pierraille croulante sous les souliers de chasse. Et le soir, presque endormi de fatigue, avec beaucoup de vague dans la cervelle, je suis couché au fond d'une barque, que mon machabée fait glisser, sans bruit, au milieu de la nuit et des ombres étranges des deux bords. De temps en temps, un bruit à la fois crépitant et mouillé: ce sont des écrevisses qui tombent des balances dans un seau.
Les sensations dans cette barque, par les heures crépusculaires, n'appartiennent plus, pour ainsi dire, aux sensations du jour et de l'éveil. C'est, comme si j'allais en un rêve, conduit par mon frère sur une eau morte, dans un paysage de l'autre monde.
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Mardi 29 septembre.—La vieille Marguerite, la cuisinière épiscopale de mon oncle de Neufchâteau, est ici, et, ses vieux doigts de soixante-dix ans, font réapparaître, pour la dernière fois, les fricassées de poulets au beurre d'écrevisse, les salmis de bécasses, parfumés de baies de genièvre, tous ces fricots sublimes, que n'a jamais goûtés un Parisien.
Je songe, en dégustant ces succulences, avec le respect qu'on a pour ces choses d'art, quelle nation nous avons été, quel paradis est la France, et quels sauvages sont nos vainqueurs.
Il y a vraiment dans cette vieille cuisine provinciale de la France, comme l'exquisité d'une civilisation, que les nations nouvelles ne referont plus!
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Jeudi 1er octobre.—Il y a des jours où la fatigue, au sortir du lit, est écrasante, où ma vie se traîne comme dans une courbature. Cette fatigue-là, serait-ce la vieillesse? Il me semble aussi parfois que je n'ai plus l'acuité humaine des perceptions, et que la somnolence des Limbes m'envahit. Ces impressions, je les éprouve au milieu d'un grand vent d'automne, et des grondements d'une meute, qui digère, colère, les quatre membres d'une pauvre vache, morte d'une péritonite.
————À la bonne, à la mauvaise humeur d'un homme, il y a toujours un motif. Chez la femme rien de pareil. Elle est subitement traversée par un courant de gaieté ou de tristesse noire, sans cause.
————Les ambitieux de province ne sont, la plupart du temps, que les machinistes de l'ambition de leurs femmes: la carrière d'un mari, son élection au conseil général, étant à peu près toute la distraction, que peut se donner une femme intelligente.
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Lundi 5 octobre.—Hier, pendant que je cherchais un carambolage par les quatre bandes, sur le billard du casino, j'ai entendu de mes oreilles, cette phrase prononcée par un gros bourgeois de la localité: «Eh monsieur je ne veux pas revenir à des temps où l'on me forcera à battre les étangs!» Il répondait, ce gigantesque imbécile, à un monsieur qui lui disait: «Qu'est-ce que ça vous fait, au fond, le retour du comte de Chambord?»
La phrase de ce Prudhomme est bien grave, elle condamne la France irrévocablement à la République.
————A propos d'élections, et des statistiques fournies, ces jours-ci, par de simples gendarmes, j'ai été frappé de la certitude, pour ainsi dire, de la prophétie du renseignement sur les votes. C'est d'autant plus merveilleux, que ces hommes reçoivent la défense d'aller au café, de se mêler à la vie de leurs concitoyens, et qu'il leur est ordonné, en même temps, de savoir ce qu'ils font, ce qu'ils disent, ce qu'ils pensent.
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Samedi 10 octobre.—Tout de mon long sur la terre, la joue sur le bras, c'est pour moi un des plaisirs de la chasse au bois, de somnoler, à demi éveillé par le fourmillement de la terre, le susurrement de l'air ensoleillé, les jappements lointains de la meute, dans les profondeurs de la forêt.
————En province, toute puissance de travail se perd, au bout de quelque temps, dans le farniente plantureux de la vie matérielle. Il est arrivé ici un ingénieur, travailleur, grand liseur, qui fût devenu quelqu'un, s'il était resté à Paris. Dans deux ans, il ne fera plus que sa besogne, ne lira plus un livre, perdra la curiosité des choses de l'esprit, deviendra un estomac.
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Lundi 26 octobre.—Hier, je suis tombé à dîner, à l'improviste, à Saint-Gratien. La princesse faisait, demi couchée sur un grand divan, l'espèce de sieste réfléchissante, qu'elle a l'habitude de faire, tous les jours, à la tombée de la nuit. Elle s'est tout à coup dressée sur les pieds, et m'entraînant dans le grand salon, qu'elle m'a fait plusieurs fois parcourir d'un bout à l'autre, dans une promenade, au pas hâté, presque militaire, elle s'est mise à me parler des déceptions que la vie vous apporte: «Ça donne presque envie de rire, dit-elle, quand il arrive une seule de ces choses, à la fois, mais lorsqu'il y en a beaucoup, à la suite l'une de l'autre, cela fait réfléchir tristement!»
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Vendredi 30 octobre.—Ce matin j'ai été prendre Burty, et nous avons été inspectionner l'arrivage de deux envois du Japon. Nous avons passé des heures, au milieu de ces formes, de ces couleurs, de ces choses de bronze, de porcelaine, de faïence, de jade, d'ivoire, de bois, de carton, de tout cet art capiteux et hallucinatoire. Nous avons passé des heures, tant d'heures, qu'il était quatre heures quand j'ai déjeuné. Ces débauches d'art—celle de ce matin m'a coûté beaucoup de cents francs—me laissent comme la fatigue et l'ébranlement d'une nuit de jeu. J'emporte de là une sécheresse de bouche, que l'eau de mer d'une douzaine d'huîtres peut seule rafraîchir.
J'ai acheté des albums anciens, un bronze si gras qu'il semble la cire de ce bronze, et la robe d'un tragédien japonais, où sur du velours noir, des dragons d'or aux yeux d'émail, se griffent au milieu d'un champ de pivoines roses.
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Dimanche 1er novembre.—Paris. Une lettre de Zola me convie, aujourd'hui, à aller voir la répétition de sa pièce (LES HÉRITIERS RABOURDIN).
Cluny: une salle de spectacle qui, en plein Paris, trouve le moyen de ressembler à une salle de province, comme peut-être, par exemple, la salle de Sarreguemines. C'est navrant, pour un homme de valeur, d'être interprété dans une telle salle. Et je ne pense pas sans tristesse à Flaubert, dont le tour va venir dans un mois.
Au fond, une répétition a toujours de l'intérêt pour moi. C'est le seul milieu, où un semblant de fantastique se mêle à la vie réelle. Et je regardais dans cette lumière indescriptible, dans cette lumière faite de la clarté mourante d'un crépuscule et du flambement flave du gaz, mal allumé, je regardais la petite Charlotte Bernard, passer des coulisses sur la scène, avec sur sa peau des colorations et des glacis d'une créature de clair de lune.
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Lundi 2 novembre.—Au milieu de la matérialisation et de l'utilitarisme moderne, un seul sentiment immatériel et désintéressé subsiste en France: le culte des morts.
Je ne crois pas qu'il y ait ce jour, dans les cimetières des autres pays de l'Europe, tant de robes noires, tant de couronnes, tant de fleurs. En sortant du cimetière, je me suis croisé à la porte, avec Dubois de l'Estang qui, en me donnant la main, m'a dit: «Vous revenez de chez votre frère?» Cette phrase qui me faisait revenir d'auprès d'un mort, comme de chez un vivant, m'a fait plaisir toute la journée.
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Mercredi 4 novembre.—La princesse m'a fait des reproches tendres, sur ce que je séjournais chez tout le monde, excepté chez elle. Donc je pars aujourd'hui pour Saint-Gratien, quittant avec un certain regret mon chez moi, dans lequel je n'étais pas fâché de me réinstaller après tant de mois d'absence.
Ce soir, on lit, à haute voix, le volume de Daudet, que j'ai apporté: FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ. Au milieu de la lecture, Popelin se met à prendre de petits morceaux de papier, et sur leur surface mouillée, fait tomber des taches de couleur, imitant les marbrures du papier peigne. La princesse, d'un œil à demi entr'ouvert, regarde un moment faire, puis tout-à-coup, avec un vrai coup de patte de chat, elle ramène à elle la boîte d'aquarelle, arrache une feuille du bloc de Whatman, et la voilà à barbouiller, à barbouiller. Une feuille couverte, elle passe à une autre, puis à une autre, inventant les ficelles les plus extraordinaires pour faire des éclaboussures épatantes.
Toute heureuse de cochonner, elle fait cracher, sur le papier, sur sa robe de cachemire blanc, le carmin et la cendre verte. Et comme je lui raconte la manière dont les peintres décorateurs font les veines du bois, je lui vois arracher son peigne de son chignon, et de son peigne faire des stries sur son coloriage.
Elle est toute éveillée, ne s'occupant pas de l'heure que marque la pendule, et coloriant et marbrant avec l'appassionnement fiévreux du plaisir de l'enfance.
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Samedi 7 novembre.—C'est le jour où Giraud et les intimes de la maison viennent déjeuner. Ce petit monde dîne, couche, et ne repart que par le train de dix heures, du dimanche soir.
Autour de la table, il y a ce matin, Jalabert, Philippe Rousseau, au noir de la physionomie auréolé du blanc de ses cheveux. Parmi les femmes c'est Mme Guyon, l'actrice à moustaches, l'excellente femme, qui a l'air d'une garde-malade rébarbative.
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Dimanche 8 novembre.—Des promenades courantes, au milieu de causeries violentes, tout-à-coup interrompues par «Dick, Dick, Dick!»
C'est la princesse qui se retourne, et rassemble toute sa meute de petits chiens: Mie, la petite chienne paralysée, Nina, la chienne gymnaste, Miss l'impotente: hippopotamesque petit animal,—et enfin Dick, abruti par les grandeurs, et qui se perd toutes les cinq minutes.
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Lundi 9 novembre.—…La causerie d'après déjeuner s'assoupit peu à peu, on parcourt les journaux.