Journal des Goncourt (Deuxième série, deuxième volume): Mémoires de la vie littéraire
Enfin il est deux heures, la princesse se met à sa table, et commence mon portrait. Peu à peu le silence se fait dans l'atelier. L'on n'entend plus que le bruit de l'effacement du morceau de gomme élastique du général Chauchard, le bruit de la taille du crayon de Popelin, le bruit du coucou, les gloussements des petits chiens, les rires étouffés des demoiselles, ainsi que dans le coin d'une classe. La princesse travaille appliquée, absorbée.
De temps en temps, la tête de diable du vieux Giraud apparaît derrière l'épaule ou le gant de Suède de la princesse, et jette «le nez d'un dessin plus fin… le collet n'a pas d'épaisseur». Et aussitôt il disparaît, et retourne aquareller, à sa place, des costumes de fantaisie pour LA HAINE de Sardou.
La princesse travaille toujours. Le jour baisse, elle continue.
Enfin la séance est levée. La princesse se rejette de suite, sans prendre une minute de repos, à sa broderie, et tout en tirant l'aiguille, elle dit: «Apportez-moi ce morceau de satin blanc qui est là… je voudrais y broder quelque chose, avec les soies qui sont ici.» Et le morceau de satin blanc et les soies apportés, il faut que Popelin fasse instantanément une fouille dans les armoires, et retrouve ses cartons de dessins de fleurs, parmi lesquels la princesse choisit une tulipe. C'est vraiment chez cette femme une activité merveilleuse.
La lampe a été apportée. La princesse travaille à sa tapisserie, en combinant dans sa tête sa broderie. Mlle Julie Zeller fronce les 75 mètres de garniture de sa robe, Mlle Abbatucci soutache un corsage de jais, Mme de Galbois tricote un bonnet pour le vieux Giraud. Les hommes se sont rassemblés autour de l'atelier de confection. Giraud, qui a fait une sieste, se réveille tout émerillonné, et adresse des drôleries à Mme de Galbois.
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Jeudi 12 novembre.—Saint-Gratien s'embarque, aujourd'hui, pour visiter l'émaillerie du Bourget. Toute la journée, dans ces ateliers de magie, où l'on voit couper du verre, comme du beurre, et faire avec ce verre, des rosettes, ainsi que l'on en ferait avec du ruban.
Je suis toujours frappé des énergiques dessins, que donne la trituration de l'industrie, dessins que personne n'a tenté de faire. Quel dessin que le jeune homme monté sur un escabeau, soufflant un abat-jour, les joues gonflées.
Dans la partie de l'émaillerie où l'on prépare les plaques pour les rues de Paris, le pittoresque ajustement de l'homme et de la femme, semant l'émail sur la fonte rouge: l'homme avec son mouchoir lui couvrant le bas de la figure: la femme avec ce cache-bouche, terminé par ce long serpent s'enroulant autour de sa ceinture. Et la belle gravité de style que donne aux mouvements, aux attitudes, le danger du métier!
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Vendredi 13 novembre.—A déjeuner, à propos de Zola, dont le nom a été prononcé par moi, et qu'on abîme comme démocrate, je ne puis pas m'empêcher de m'écrier:
«Mais c'est la faute de l'Empire. Zola n'avait pas le sou. Il avait une mère, une femme à nourrir. Il n'avait pas d'abord d'opinion politique. Vous l'auriez eu avec tant d'autres, si on avait voulu. Il n'a trouvé à placer sa copie que dans les journaux démocratiques. Eh bien, en vivant tous les jours avec ces gens, il est devenu démocrate. C'est tout naturel… Ah! princesse, vous ne savez pas quel service vous avez rendu aux Tuileries, combien votre salon a désarmé de haines et de colères, quel tampon vous avez été entre le gouvernement et ceux qui tiennent une plume… Mais Flaubert et moi, si vous ne nous aviez achetés, pour ainsi dire, avec votre grâce, vos attentions, vos amitiés, nous aurions été tous deux des éreinteurs de l'Empereur et de l'Impératrice.»
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Samedi 14 novembre.—Fin de journée assez grise. La princesse un peu enrhumée, et qui éternue à se faire sauter le crâne, est chez elle, comme retirée dans la fourrure de son veston bleu. Benedetti souffrant d'un rhumatisme garde la chambre. Mme Guyon et Mme Gautier ont la migraine. Mlle Abbatucci qui a voulu faire des papiers granités, à souffler de l'encre verte dans un pulvérisateur, prise de mal de cœur, a été se coucher.
Dans l'atelier, je suis seul, désœuvré, et un blanc soleil d'hiver éclaire si joliment toutes les choses qui sont là, qu'il me prend la tentation de les décrire. Je veux laisser un souvenir de cette pièce, qui fut vraiment pendant l'Empire, l'aimable domicile du gouvernement de l'art et de la littérature, le gracieux ministère des grâces. Je veux laisser un souvenir ressemblant à la fois à une peinture et à un inventaire de commissaire-priseur, quelque chose qui, dans les temps futurs, permette à ceux qui aimeront la mémoire de la princesse, de la retrouver, de la voir, comme s'ils poussaient la porte de cet atelier, gardé dans la cendre d'une Pompéi.
L'atelier est une grande annexe contre le salon de droite, dont les fenêtres latérales qui n'ont pas été bouchées, forment des niches. Les deux façades dont l'une regarde Catinat, dont l'autre regarde le parc et Montmorency, sont pour ainsi dire deux grandes baies vitrées, par lesquelles le soleil et la lumière entrent à flot. La façade parallèle au salon est percée seulement d'une porte-fenêtre, d'où l'on descend dans l'allée menant au lac d'Enghien.
On entre du salon dans l'atelier, comme par une espèce de petit corridor, fait et reserré entre de grands meubles de marqueterie couronnés d'oiseaux empaillés, de bassins de cuivre orientaux, de cabinets de laque rouge, de petites tables de nacre et d'écaille, de tout un monde de choses, où brillent les reflets des métaux, où éclatent les couleurs des plumages exotiques. Tout à l'entrée, une fontaine émaillée verte et bleue, pour le lavage des doigts salis par le maniement du crayon.
Le passage s'élargit entre des paravents, sur lesquels sont drapées des étoffes de la Chine, des étoffes du Maroc lamées d'or, et contre lesquels sont entrouverts des cartons, laissant voir des bouts de dessins et des papiers de toute couleur.
Si l'on tourne à droite, on trouve dans la baie de l'ancienne fenêtre du salon, un petit canapé vert rayé de blanc, surmonté des médailles, des diplômes que la princesse a reçus aux expositions. Au milieu, figure posée sur le rebord de la fenêtre, une grande photographie représentant le prince impérial. Puis, au mur, dans l'encoignure, un cadre contenant d'immenses papillons du Brésil qui semblent des morceaux d'azur, et une reproduction photographique du tableau du fils Giraud: «le Charmeur.»
Et nous voici devant la grande baie qui regarde Catinat, et devant un amoncellement de meubles et de porcelaines encombrant le vide, avec la profusion qu'aime la princesse. C'est d'un côté une table en marqueterie, surmontée d'une corbeille en porcelaine, de l'autre une table portant un vase jaune impérial, fabriqué par Decker, duquel s'élance un palmier. Entre les deux tables est placé un grand divan, couvert de la perse qui garnit tout le rez-de-chaussée, et met aux plafonds et aux murs son vert d'eau, fleuri de fleurs roses et bleues. Un grand tapis de Perse, tout gai, tout riant, et où dans la pourpre de petits morceaux de blanc ressemblent à des morceaux de papier semés sur la laine, couvre le parquet et tout ce côté de l'atelier.
En avant du divan, une chaise en sparterie, brodée de soie jaune et bleue, et devant le métier à tapisserie de la princesse, où la bande commencée est cachée sous un mouchoir de soie brodé de fleurettes violettes. A côté monte, sur son haut pied, un grand panier en vannerie, orné de nœuds de rubans, contenant les soies de la princesse, dans un fazzoletto rouge, rayé d'or.
Ce coin est le coin du travail de la femme chez la princesse, et le coin de son repos. Là, est le métier à tapisserie, où elle se jette au sortir du dessin et de l'aquarelle. Là, est le grand divan de perse, où, à la tombée de la nuit, à cette heure qui l'attriste, elle fait sa petite sieste mélancolique. Là, est la corbeille des chiens, dormant leur sommeil recroquevillé! Là, est le petit divan vert rayé de blanc, où se tiennent les colloques intimes de la politique, les entretiens d'affaires, les duos de la sollicitation et de la protection, petit canapé qu'elle affectionne, et d'où ses pieds frileux vont chercher, tout à côté, le souffle tiède d'une bouche de calorifère, qui ventile le poil remuant des petits chiens dans leur corbeille.
Dans le grand panneau qui fait face au salon, il y a d'abord dressé contre le mur un immense meuble de marqueterie hollandaise, aux tiroirs en tombeaux, portant sur sa corniche des vases argentés, dans lesquels sont ouverts des parasols japonais.
Puis, c'est un bureau Louis XV, sur lequel la princesse écrit un billet pressé, inscrit un renseignement, une adresse, le nom d'une plante en latin. Sur ce bureau se voient un buvard en maroquin blanc, dont se détache le relief d'un M en bronze doré; un encrier formé par une boule en cuivre, porté par un aigle argenté; un coupe-papier en bois de santal, aux incrustations de nacre; de grands ciseaux dans une gaine de maroquin blanc; un petit agenda disant la date du mois; un petit chronomètre disant l'heure du jour. La galerie du bureau porte, entre deux bouquets de violettes artificielles, un minuscule bronze du grand Empereur en César romain.
Devant la porte qui mène au lac d'Enghien, un vrai capharnaüm. Au milieu se dresse dans un vase, imitant le jaspe sanguin, une fougère arborescente, dont la mousse du pied est becquetée par des oiseaux. D'une flûte de verre bleu monte dans la verdure grêle de la fougère, un bouquet de chrysanthèmes, aux tons foncés de fleurs de velours.
Tournant autour des deux vases, se déroule devant, un petit paravent de poche, où Popelin, sur une toile écrue, a peint des oiseaux et des fleurs, se déroule un porte-photographies en maroquin rouge, contenant les portraits de Popelin, de l'abbé Coquereau, de Benedetti, de Mme Benedetti, de Victor Giraud, du vieux Giraud, du docteur Puysaye. Sur un coin de la table, un petit pupitre en laque, montre exposée, la photographie du tableau de la «Fête-Dieu» de Rousseau, au bas duquel Augier a crayonné des vers.
Et il y a encore sur cette table un petit miroir de poche en ivoire, une gaine à ciseaux de plusieurs grandeurs, un petit panier à franges d'or, un petit sac en maroquin blanc, une pelotte à épingles, des paires de gants salis par le fusain, une carafe à demi remplie de limonade, un voile noir plié,—le voile de la promenade—et j'oubliais un petit pot, où trempent dans l'eau des feuilles de sauge, dont la princesse use pour une inflammation de gencives.
Après la porte recommence le panneau, et c'est un bahut hollandais faisant pendant à l'autre, dans son assez vilaine tonalité jaune. Sur sa corniche, entre deux paons la queue déployée, se renverse un amour tenant un miroir, derrière lequel sont deux harpes dorées, aux fines sculptures Louis XVI. Puis, c'est un enchevêtrement de petites tables, de tabourets, d'une toilette dont des rouleaux de papier de toutes couleurs cachent la glace; d'un chevalet Bonhomme, sur lequel pose une aquarelle, représentant un coucher de soleil dans le parc, qu'on a admiré, il y a deux ou trois jours; d'un fauteuil-balançoire viennois; d'une petite étagère portant à tous les étages, des Bottin, des Dictionnaires, des Almanachs de Gotha.
Seulement deux grands tableaux dans l'atelier. Ces deux grands tableaux, placés aux deux côtés de la porte de sortie, représentent tous deux des paons: l'un est de Philippe Rousseau, l'autre de Monginot.
Maintenant c'est le panneau vitré de la façade du parc. Contre le vitrage monte un rideau vert, qui au milieu de la lumière ensoleillée de tout l'atelier, met une grande ombre sur tout ce côté, sur les liseurs de livres et de revues, assis sur le grand divan du milieu. C'est ordinairement sur ce divan, que prend place le lecteur, quand une lecture est faite à haute voix. Ce côté de l'atelier est le côté de la peinture, du dessin. Dans l'encoignure, dans l'angle de la façade du parc et du mur mitoyen du salon, sur une table est posé le petit pupitre, sur lequel la princesse crayonne ses portraits aux trois crayons. A côté du pupitre, à portée de la main, les crayons, la sanguine, la craie, la gomme élastique employés par la princesse, tous objets qu'elle n'aime pas qu'on touche, disant que les autres sont des sales.
Au-dessus de sa tête, est un cartel Louis XVI, à la sonnerie grave. Derrière elle un second petit divan vert, rayé de blanc, remplit la niche de la fenêtre du salon, qui est comme une petite chapelle des dessins d'Hébert.
Sur le rebord, il y a, enveloppé dans un mouchoir de soie à pois blancs, une copie à l'aquarelle d'un Tiepolo de sa galerie, et sur le Tiepolo, plié et noué par la princesse, avec l'art d'une demoiselle de magasin de chez Boissier, est un petit tablier de soie noire, qu'elle met les jours où elle fait du lavis.
Tout le mur en retour jusqu'au plafond et jusqu'à la porte d'entrée de l'atelier, est garni d'étagères algériennes, d'œufs d'autruches aux pendeloques de perles, de lanternes vénitiennes, de gargoulettes orientales, d'instruments de musique sauvages, encastrés dans les immenses rinceaux que dessinent les palmes de la Semaine Sainte, envoyées par le pape à l'Altesse Impériale, et d'où s'élance de son bâton d'empaillement, un lophophore, cet oiseau de velours noir au collier d'émaux translucides.
Et dans le fouillis des choses, la presse des objets, la confusion des formes et des couleurs, l'on entrevoit encore des photographies de l'Empereur Napoléon III, dans toutes les phases de sa bonne ou de sa mauvaise fortune; on entrevoit les éclairs de rubis et d'émeraude de toute une collection d'oiseaux-mouches dans l'ombre d'une armoire; on entrevoit des aquarelles drolatiques de Giraud représentant des scènes de l'intérieur de la princesse; on entrevoit d'élégiaques têtes d'études d'Amaury Duval; on entrevoit de vieilles gravures représentant Napoléon Ier en costume troubadouresque; on entrevoit des mécaniques en bronze doré pour tenir horizontalement une branche, on entrevoit par l'entrebâillement des panneaux, des tiroirs, des albums, des blocs de papiers à aquarelle, des cornets de cristal hérissés de pinceaux, des tubes, des vessies, une armée de bouteilles d'encres de couleur avec leurs floquets de ruban rouge: tous les ustensiles et tous les outils de la peinture à l'huile, de l'aquarelle, du pastel, du crayonnage,—à l'état de provisions.
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Lundi 16 novembre.—La princesse a une qualité charmante, une certaine grâce de cœur à regretter les amis qui partent. Elle parle en phrases douces, et non comédiennes, du désagrément de se séparer, de l'ennui de ne pas toujours continuer cette vie commune, et elle bâtit bientôt dans le rêve et l'impossible humain, une espèce de phalanstère, où l'on mêlerait ses existences jusqu'à la mort. Puis sa parole meurt, et sa figure s'assombrit dans une moue mélancolique, dont il est très difficile au partant de n'être pas touché.
Elle avait dit, il y a quelques instants, à propos de chaussettes de soie, dont elle m'avait demandé la commande, à propos de gardes de livres, que Popelin devait me fabriquer, après mon départ: «Oui, les gens qui partent doivent toujours laisser quelques petites commissions derrière eux… avec cela on se souvient mieux et plus d'eux… Il semble qu'ils ne vous ont pas quitté tout à fait.»
Elle se lève tout à coup, et quoiqu'il giboule au dehors, elle me parle, dans le vent et la pluie, d'aller passer quinze jours à Nice, de voir en famille d'amis, ce pays de fleurs et ce ciel bleu pendant l'hiver.
Nous rentrons. Un domestique annonce que la voiture est avancée. A mon adieu, la princesse riposte, presque brutalement: «Pas ce mot, je ne l'aime pas, dites au revoir?»
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Vendredi 20 novembre.—Par le vent froid qu'il fait, ce matin, en montant vers Saint-Cloud, pour gagner Versailles,—dans l'excitation d'une marche presque courante, mon roman (LA FILLE ÉLISA) commence à prendre une apparence de dessin dans ma cervelle. Je me résous à mettre dans le renfoncement, et le vague d'un souvenir, toutes les scènes de b.., et de cour d'assises, que je voulais peindre dans la réalité brutale de la mise en scène, et les trois parties de mon roman se condensent en un seul morceau.
Pourquoi au milieu de cette incubation, me suis-je mis à penser à un empereur d'Allemagne, je ne sais plus lequel, qui, ayant demandé à son chapelain, si vraiment Dieu était dans l'hostie, en fit sceller une dans un coffret. Des années, des années se passèrent, au bout desquelles l'empereur fit ouvrir le coffret. On y trouva le cadavre d'un ver. Cela ferait une assez belle image, dans un bouquin supérieur.
Mais à propos de ver, j'ai trouvé, hier, mon ami Burty désolé. Il avait découvert, dans ses albums japonais, un ver de l'Extrême-Orient, un ver tout enveloppé de poils blancs, comme de la soie, un ver charmant, un petit animal d'art enfin, et comme il était vivant, il l'avait mis avec le plus grand soin dans une boîte, et comptait le présenter à la Société d'acclimatation. Mais, oh malheur! cette bête de Julie, en faisant le salon, n'a-t-elle pas jeté la bestiole dans la cheminée.
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Samedi 24 novembre.—Ce matin, je vais au BON MARCHÉ.
J'avais appris par Bracquemond que le BON MARCHÉ avait reçu, dans un envoi de tapis d'Orient modernes, quelques vieux tapis de Perse. On me les montre et devant ce ras velouté, devant ces surfaces givreuses et miroitantes, devant ces laines qui ont le micacé de crins coupés, devant cette fonte de couleurs, entrant les unes dans les autres, ainsi que les tons d'une aquarelle trempant dans l'eau, devant ces jaunes qui ont le pâlissement de l'or vert, ces roses qui semblent le rose de la fraise écrasée dans de la crème, devant ces bleus, ces verts, qui sont si peu les bleus, les verts de l'Occident, devant cette palette de couleurs doucement souriantes, qu'on dirait la palette inventée pour jouer autour du corps nu d'une femme, je me sens pris d'une passion d'amateur de tableaux pour ces tapis, et une indescriptible horreur me vient subitement pour tous les Sallandrouze quelconques.
————Les hommes de l'imprimerie ont quelque chose à la fois de l'hallucination et de l'hébétement. Il semble que, dans leur cervelle, dansent toutes les corrections de toutes les épreuves, jetées sur la table du portier.
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Lundi 30 novembre.—Le bonheur de rentrer dans son chez soi de banlieue, de s'enfermer au milieu du dos de ses livres, des reflets de ses bronzes, des éclairs de ses porcelaines, du chatoiement de ses tapis, et de ses portières; le bonheur, à la clarté d'un feu de bois, à la lumière douce donnée par une lampe de l'ancien système, de corriger des épreuves, en remuant des bouquins, en ouvrant des cartons, en feuilletant des gravures:—cela à la fois dans le silence et la plainte d'un vent de campagne.
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Mardi 1er décembre.—Les anciens dîners de Magny deviennent assommants. Il n'y a pas plus de cohésion entre les messieurs disparates qui les composent actuellement, qu'entre des gens descendant de diligence pour dîner à table d'hôte. Plus d'intérêt des uns et des autres, pour ce que chacun fait, tente, espère.
Aujourd'hui, à propos de Mme de Sévigné, ce brutal de Charles Blanc s'emporte à froid, et proclame que la femme contemporaine de Vauban, et qui a médit des paysans dans un alinéa de ses lettres, ne peut pas avoir de talent. Il ajoute que toutes les femmes écrivent aussi bien qu'elle, et qu'il apportera, la prochaine fois, cent cinquante lettres de femmes qui valent les lettres de la très célèbre épistolière.
Renan, qu'on est sûr de voir opiner du bonnet, à tous les paradoxes littéraires qui se débitent, dodeline de la tête, en signe d'acquiescement: «C'est déplorable, cette réputation», laisse-t-il à la fin tomber de ses lèvres, et longtemps il répète dans le silence: «Ce n'est pas un penseur!… puis ce n'est pas un penseur!»
Et les mépris bruyants des penseurs du dîner pour la pure littérature, empêchent d'entendre la légère parole moqueuse d'Ernest Picard racontant à ses voisins, qu'il était au moment de demander le vote des lois constitutionnelles, quand Dufaure, qui se trouvait derrière lui, lui a jeté dans l'oreille: «Ne parlez pas de cela, la Chambre va se mettre à rire!»
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Mercredi 2 décembre.—Ce soir, chez la princesse, en mangeant ma soupe, je dis à Flaubert, placé près de moi: «Je vous fais mon compliment d'avoir retiré votre pièce. Quand on a eu un échec, comme nous en avons eu, tous les deux, il faut, pour la revanche, être sûrs d'être joués par de vrais acteurs.»
Il me paraît un peu embarrassé, et puis, après un silence, il accouche de: «Je suis au Gymnase, maintenant… ce n'est pas moi, c'est Peregallo qui a voulu la présenter.» Et il ajoute: «Il y a cinq robes dans ma pièce, et là, les femmes peuvent en acheter.»
Il y a cinq robes dans ma pièce… Ô fascination du théâtre!… Flaubert dit cela!—et moi, peut-être j'en dirai autant demain.
… Du sang, on n'en trouve point,—c'est Claude Bernard qui parle—on ne saigne plus du tout. De mon temps, il y en avait des baquets dans les hôpitaux… J'en ai eu besoin dernièrement, pour mon cours, je n'ai pu m'en procurer… Et sans un vieux médecin, vous savez Pasteur?… celui qui suit mon cours, je n'en aurais pas eu… Il s'est saigné… Lui c'est un ancien élève de Broussais. Il continue la tradition. Il se saigne, à tout bout de champ… Ne me disait-il pas: «Moi je me saigne, tous les jours, et j'en arrose mes fleurs.»
Il est intéressant à entendre et agréable à regarder, ce Claude Bernard! Il a une si belle tête d'homme bon, d'apôtre scientifique. Puis il a encore un: «On a trouvé» un on si distingué, pour parler de ses propres découvertes.
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Vendredi 4 décembre.—Aujourd'hui, après avoir déclaré de Lindau à Chennevières, que je n'entendais nullement travailler pour sa commission, je trouve poli d'y faire acte de présence, pour lui rendre une visite. Je tombe au milieu de ce monde commissionnant, rangé autour d'une table verte, sous laquelle mon ami disparaît presque dans l'affaissement de son corps. Il est question d'une exposition à Paris des principaux tableaux des musées de province, et voilà qu'en pensant que les importants tableaux de l'École française du XVIIIe siècle qui sont à Angers et ailleurs, pourraient bien être oubliés, je me laisse fourrer dans la sous-commission de l'Exposition.
En sortant de là, je vais dîner chez Pierre Gavarni. C'est gentil un jeune ménage, dans un appartement qui n'est pas complètement meublé, dans un intérieur où le tapissier n'a pas posé le dernier clou, et où le premier enfant apparaît à l'état de ronde bosse. Ce petit ménage a le débraillé et la grâce d'un ménage d'étudiant.
Pierre Gavarni me raconte qu'il a vendu mille francs ses aquarelles du salon, me montre des croquis de la vie élégante parisienne, qu'il est en train d'exécuter pour un journal, qui doit de se fonder, me parle avec une certaine fièvre de son désir de faire de l'eau-forte.
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Mardi 8 décembre.—Dans ce moment, c'est pour moi un intérêt de voir se métamorphoser en livre, ma laide et incorrecte écriture, d'assister à la jolie et proprette matérialisation d'une chose intellectuelle.
Ce sont d'abord des placards, encore humides, et à la fois recroquevillés et boursoufflés, se répandant sur toute ma table, au sortir de l'enveloppe: de grands morceaux de papier noircis d'un vilain imprimé, et n'ayant encore rien d'un volume. Puis viennent les premières feuilles, où ma pensée est dans le cadre d'une page, mais encore dansante, et toute pleine de maculatures et de grosses fautes bêtes, puis enfin se succèdent les secondes, les troisièmes feuilles, où peu à peu, dans le nettoyage spirituel et matériel, m'apparaît le livre qui sera mon livre.
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Mercredi 9 décembre.—Ce soir, en fumant, les invités de la princesse causent d'une actrice de la Comédie-Française, quand tout à coup le vieux Giraud dit:
«C'est drôle, moi, j'ai manqué d'être son père!»
Ah bah! s'écrie-t-on, racontez-nous ça?
«J'étais tout jeunet, faisant déjà le portrait de tout le monde, quand le grand-père de la dite actrice—il était régisseur d'un théâtre du boulevard—me dit: «Tu devrais faire le portrait de ma fille?» J'étais élève de l'École, elle était élève de la Danse, j'avais seize ans, elle en avait peut-être dix-huit, vous voyez ça d'ici… A l'Opéra elle faisait de la pantomime avec un maître de ballet… Ne s'amusa-t-elle pas à vouloir se faire mon professeur dans cet art… Moi, qui étais mime dès l'enfance, vous pensez si ça m'allait, et me voilà, le portrait abandonné, à tourner autour d'elle avec des ronds de jambe, et des mains sur le cœur, me voilà à m'agenouiller, en simulacre de déclaration… Elle trouvait ça très drôle, et moi en arlequinant, vous vous doutez que je pelotais fort… Un jour, que nous arlequinions ainsi, le père entre tout à coup, et me voit serrer sa fille de très près. Il ne dit pas un mot, mais m'indique, d'un bras théâtralement tendu, la porte… Je ramasse mon carton, tout en me disant à moi-même: puisqu'il la fait à la noblesse, il faut la continuer… Et le père me voit, une main devant les yeux, la colonne vertébrale, secouée de mouvements de désespoir, sortir de la pièce, avec la marche de Levassor, dans la parodie de LUCIE DE LAMMERMOOR.
«Depuis, je ne l'ai revue qu'une fois, il y a quelques années, dans un dîner chez Bressant. C'était alors, en termes d'atelier, un vieux plumeau, mais sa fille marchait derrière elle, et je l'ai reconnue dans la jeunesse de sa fille. J'ai voulu lui rappeler le petit jeunet, si blond, mais elle a fait semblant de chercher dans ses souvenirs, sans le retrouver.»
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Lundi 14 décembre.—J'avais fait demander, indirectement, au duc d'Aumale la permission d'étudier pour mon CATALOGUE DE WATTEAU, les «Singeries» de Chantilly, le duc m'a répondu par une invitation à déjeuner, et ce matin, je suis à sa table, au milieu de seize personnes que je ne connais pas du tout. Je pourrais tout au plus nommer le comte de Paris, la comtesse de Paris, Mme de Saint-Didier, le vieux duc d'Hérouville, bonhomme étrange, qui déjeune avec une barbe de trois jours, Mlle Jacquemart, la peintresse, en amazone et en chapeau de cheval.
Le duc d'Aumale, il n'y a qu'un mot pour le peindre: c'est le type du vieux colonel de cavalerie légère. Il en a l'élégance svelte, l'apparence ravagée, la barbiche grisâtre, la calvitie et la voix cassée par le commandement. Le teint un peu orangé, un œil qui a la couleur grise d'un œil d'oiseau, et dans les moments d'attention, sur son front, au-dessus du nez, des rides dessinant comme un if lumineux.
La conversation, qui va de la cuisine milanaise, du risotto au polichinelle napolitain, lui donne l'occasion de montrer une science, une érudition que n'ont pas d'ordinaire les princes.
Sauf le vieux duc d'Hérouville, la table ne compte pas de personnalités originales: ce sont des officiers en bourgeois, des députés, du tout le monde.
On se lève de table. Le prince me mène dans le salon de la «Grande Singerie», et s'en fait le cicerone aimable et intelligent. Puis il me fait descendre, traverse sa chambre, dont le lit, à la militaire, est surmonté d'une reine Marie-Amélie après sa mort, et où il y a, dans des vitrines de pieuses défroques, des haillons aimés et révérés, débarrasse, à coups de pied, les grandes bottes de chasse, fermant, l'entrée de la «Petite Singerie», et me la fait voir, en détail.
Le prince est simple, grand seigneur bon enfant, et malgré mon peu de sympathie pour les d'Orléans, il me force à rendre justice à la distinction de ses manières, au charme vivant de son accueil.
ANNÉE 1875
Vendredi 8 janvier.—Depuis deux ou trois jours, je commence à revivre, et ma personnalité rentre tout doucement dans l'être vague et fluide et vide, que font les grandes maladies.
J'ai été bien malade. J'ai manqué mourir. A force de promener, le mois dernier, un rhume dans les boues et le dégel de Paris, un beau matin, je n'ai pu me lever. Trois jours, je suis resté avec une fièvre terrible et une cervelle battant la breloque… Le jour de Noël, il a fallu aller à la recherche d'un médecin, indiqué par le concierge de la villa. Le médecin m'a déclaré que j'avais une fluxion de poitrine, et m'a fait poser dans le dos un vésicatoire, grand comme un cerf-volant.
Onze jours, j'ai vécu sans fermer l'œil, et toujours me remuant et toujours parlant, avec la conscience toutefois que je déraisonnais, mais ne pouvant m'en empêcher. Ce délire, c'était une espèce de course folle dans tous les magasins de bibelots de Paris, où j'achetais tout, tout, tout,—et l'emportais moi même.
Il y avait aussi, dans mon esprit troublé, une déformation de ma chambre, devenue plus grande, et descendue du premier au rez-de-chaussée. Je me disais que c'était impossible, et cependant je la voyais telle. Un jour, je fus intérieurement très agité, il me sembla que le sabre japonais, qui est toujours sur ma cheminée, n'y était plus: je me figurais que l'on redoutait un accès de folie de ma part, que l'on avait peur de moi.
Dans ce délire, toujours un peu conscient, l'homme de lettres voulut s'analyser, s'écrire. Malheureusement les notes, que je retrouve sur un calepin, sont complètement illisibles. Je ne puis en déchiffrer qu'une seule. (Nuit du 28 décembre.)—«Je ne peux, je ne sais plus dormir, quand je le veux absolument et que je ferme les yeux, il se présente devant moi, une feuille blanche avec un encadrement et une grande lettre ornée: une page toute préparée pour être remplie, et qu'il faut que je remplisse absolument. Celle-ci écrite, une autre se présente, et encore une autre et toujours ainsi.»
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Vendredi 22 janvier.—C'est paradoxal vraiment, le prix des choses. J'ai là devant moi un bronze japonais, un canard qui a la parenté la plus extraordinaire avec les animaux antiques du Vatican. Si l'on en trouvait un, comme cela, dans une fouille d'Italie, il se payerait peut-être dix mille francs. Le mien m'a coûté cent vingt francs. A côté de ce bronze, mes yeux vont à un ivoire japonais, un singe costumé en guerrier du Taicoun. La sculpture de l'armure est une merveille de fini et de perfection menue: c'est un bijou de Cellini. Suppose-t-on ce que vaudrait ce bout d'ivoire, si l'artiste italien l'avait signé de son poinçon. Il est peut-être signé d'un nom, aussi célèbre là-bas, mais sa signature ne vaut encore que vingt francs, en France.
Je ne suis pas fâché d'avoir introduit un peu, beaucoup de japonaiserie, dans mon XVIIIe siècle. Au fond, cet art du XVIIIe siècle est un peu le classicisme du joli, il lui manque l'originalité et la grandeur. Il pourrait à la longue devenir stérilisant. Et ces albums, et ces bronzes, et ces ivoires, ont cela de bon, qu'ils vous rejettent le goût et l'esprit dans le courant des créations de la force et de la fantaisie.
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Lundi 25 janvier.—Le dîner de Flaubert n'a pas de chance. C'est en sortant du premier, que j'ai attrapé ma fluxion de poitrine. Aujourd'hui, Flaubert souffrant manque, il est au lit. Nous ne sommes donc que Tourguéneff, Zola, Daudet et moi.
On cause tout d'abord de Taine. Comme chacun cherche à définir les qualités et les imperfections de son talent. Tourguéneff nous interrompt, en disant avec l'originalité de sa pensée et le doux gazouillement de sa parole: «La comparaison n'est pas noble, mais permettez-moi, messieurs, de comparer Taine à un chien de chasse que j'ai eu: il quêtait, il arrêtait, il faisait tout le manège d'un chien de chasse d'une manière merveilleuse, seulement, il n'avait pas de nez, j'ai été obligé de le vendre.»
Zola est tout heureux, tout épanoui de l'excellente cuisine, et comme je lui dis:
«Zola, seriez-vous, par hasard, gourmand?
—Oui, me répondit-il, c'est mon seul vice, et chez moi, quand il n'y a pas quelque chose de bon à dîner, je suis malheureux, tout à fait malheureux… Il n'y a que cela… les autres choses, ça n'existe pas pour moi… Ah, vous ne savez pas quelle est ma vie?»
Et le voici, avec un visage tout à coup assombri, qui entame le chapitre de ses misères. C'est curieux comme les expansions du jeune romancier versent, de suite en des paroles mélancoliques.
Zola a commencé un des tableaux les plus noirs de sa jeunesse, des amertumes de sa vie de tous les jours, des injures qui lui sont adressées, de la suspicion où on le tient, de l'espèce de quarantaine faite autour de ses œuvres.
Tourguéneff dit à mi-voix: «C'est particulier, un Russe de mes amis, un homme de grand esprit, affirmait que le type de Jean-Jacques Rousseau était un type français, et qu'on ne trouvait qu'en France…» Zola, qui n'a pas écouté, continue à gémir, et, comme on lui dit, qu'il n'a pas à se plaindre, qu'il a fait un assez beau chemin pour un homme n'ayant pas encore ses trente-cinq ans:
«Eh bien! voulez-vous que je vous parle là, du fond de mon cœur, s'exclame Zola, vous me regarderez comme un enfant, mais tant pis… Je ne serai jamais décoré, je ne serai jamais de l'Académie, je n'aurai jamais une de ces distinctions qui affirment mon talent. Près du public, je serai toujours un paria, oui un paria.» Et il le répète quatre ou cinq fois «un paria.»
Tourguéneff le regarde, un moment, avec une ironie paternelle, puis lui conte ce joli apologue: «Zola, lors de la fête donnée à l'ambassade russe, à l'occasion de l'affranchissement des serfs, événement dans lequel, vous savez, que j'ai été pour quelque chose, le comte Orloff, qui est mon ami, et au mariage duquel j'ai été témoin, le comte m'invita à dîner. Je ne suis peut-être pas le premier littérateur russe en Russie, mais à Paris, comme il n'y en a pas d'autre, vous m'accorderez que c'est moi, eh bien, dans ces conditions, savez-vous comment j'ai été placé à table; j'ai eu la quarante-septième place, j'ai été placé après le pope, et vous savez le mépris dont jouit le prêtre en Russie.»
Et un petit rire slave remplit les yeux de Tourguéneff, en forme de conclusion.
Zola est en veine de causerie, et il continue à nous parler de son travail, de la ponte quotidienne des cent lignes, qu'il s'arrache tous les jours, de son cénobitisme, de sa vie d'intérieur, qui n'a de distractions, le soir, que quelques parties de dominos avec sa femme, ou la visite de compatriotes. Au milieu de cela, il s'échappe à nous avouer, qu'au fond, sa grande satisfaction, sa grande jouissance est de sentir l'action, la domination qu'il exerce, de son humble trou sur Paris, et il le dit avec l'accent d'un homme de talent, qui a longtemps mariné dans la misère.
Pendant la confession acerbe du romancier réaliste, Daudet se récite à lui-même des vers provençaux, et semble se gargariser avec la douce sonorité musicale de la poésie du ciel bleu.
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Vendredi 29 janvier.—Je monte, ce soir, à la Commission présidée par de Chennevières, curieux de savoir ce que devient l'idée de cette exposition des tableaux français des Musées de province. J'arrive au moment où le projet est rejeté.
Au fond, je ne sais pas pourquoi je suis revenu. Tous ces messieurs autour du tapis vert, tous ces mielleux bonshommes de la Commission, tous ces administratifs littérateurs, poussant leur carrière par la toute-puissance du «passe-moi la casse, je te passerai le sené» m'inspirent presque un dégoût physique. Puis à quoi bon rompre des lances dans ce monde, à propos de l'art français qu'ils ne sentent pas plus que les autres, mais dont ils n'ont pas encore appris le respect.
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Samedi 30 janvier.—Une chose dure, et qui m'a été bien pénible aujourd'hui: ça été de signer, à la place habituelle où étaient Edmond et Jules, de signer d'un seul nom, un livre sous presse.
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Jeudi 4 février.—Aujourd'hui je travaille aux Archives.
Dans cette petite salle basse, entre ces deux armoires de répertoires sérieux, sous ce jour tamisé, qui semble la lumière passant par le châssis d'un graveur, au milieu de ces tables recouvertes d'un maroquin noir, parmi ces messieurs décorés penchés sur des rouleaux de parchemins recroquevillés, où se lisent de longues lettres mérovingiennes, sous cette chaire, dans laquelle se tient cet huissier, en cravate blanche, au pince-nez, à la chaîne d'acier,—l'étude est grave, a quelque chose de solennel.
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Samedi 6 février.—Un artiste, nommé Desboutin, que je ne connaissais pas, a apporté chez Burty, jeudi, deux ou trois portraits à la pointe sèche: des planches suprêmement artistiques. Je les ai admirées, ces pointes sèches! Il m'a offert de me graver, et rendez-vous a été pris.
Je vais le trouver aux Batignolles avec Burty.
L'atelier est dans la cour d'une grande cité ouvrière, bruyante de toutes les industries du bois et du fer. Il est construit en planches mal jointes, que recouvrent au dedans d'immenses tapisseries rapportées d'Italie, représentant la mort d'Antoine, la construction de Carthage, et mettant au mur en leurs verdures fanées, dans une couleur haillonneuse, un monde pâle et effacé de guerriers farouches à l'apparence spectrale. D'un côté du mur la vieille tapisserie fait la portière d'une autre pièce, dans laquelle on entend des cris d'enfants.
Et partout sur le ton sordide et jaunâtre de la laine déteinte, pendent à des clous, des châssis montrant sur les genoux et les bras d'une mère, des nudités d'enfants, de petits ventres, de petits culs au coloris rose et gris des esquisses de Lepicié: l'étal d'une chair, dans laquelle on sent les entrailles d'un peintre-père. Et partout dans l'atelier sont épars des joujoux, et du linge reprisé. Et deux petits chiens, nouveaux nés, gros comme des rats, se tiennent fraternellement dans les pattes l'un de l'autre, se mordillant leurs petites gueules entr'ouvertes.
Sur le rebord d'une fenêtre, près d'une chaise, au dossier raccommodé avec une ficelle, une page d'un vieux livre entr'ouvert: RAGIONAMENTI DI PIETRO ARETINO, est grise de la poussière, tombée depuis des mois.
Desboutin me fait asseoir dans un grand fauteuil de velours vert, le meuble d'apparat du logis. Il enduit d'huile une planche de cuivre pour en enlever le brillant, et se met à crayonner sur son genou.
C'est une tête originale, avec une chevelure à la Giorgion, une tête toute cahoteuse de méplats et de rondeurs turgescentes: une tête de foudroyé. Sa mère avait douze cent mille francs, qu'elle a perdus, en lui laissant des dettes. Il avait acquis des terrains à Florence, et une partie de ces terrains lui était achetée 250,000 francs, pour le percement d'un boulevard, quand le transfèrement de la capitale d'Italie à Rome a fait abandonner le projet. Sa peinture ne se vend pas, et sa littérature—il a fait le MAURICE DE SAXE avec Amigues—ne lui rapporte pas plus que sa peinture.
Soulevant la portière, une Italienne, sa femme, est entrée dans l'atelier, promenant sur les bras, de long en large, une petite fille. Puis est apparu sous la portière, à quatre pattes, un joli gamin tout frisotté, qui, après quelques instants d'hésitation, s'est décidé à venir à nous. Et là dessus est rentrée, toute joyeuse de sa promenade dans la cour, la mère des petits chiens.
Desboutin a attaqué, avec la pointe, le cuivre à vif, passant à tout moment l'envers de son petit doigt, chargé de noir, pour se rendre compte de son travail, cherchant en même temps, ainsi qu'il le disait, la couleur et le dessin, et laissant transpirer son mépris pour l'eau-forte, qu'il appelle de la gravure dans un cataplasme.
Il travaille appliqué et nerveux, jetant des mots italiens, dans une intonation tendre à sa femme, jetant des secatore au beau petit garçon, qui devient trop familier, jetant des porcheria à la chienne Mouchette, dont la gaîté se prend, par moments, à aboyer. Et je pose jusqu'à la nuit, charmé par le tableau que j'ai sous les yeux.
C'était vraiment d'une opposition charmante, sur l'antiquaille des murs, et pour ainsi dire, sur la pourriture des tapisseries, ces deux frais enfants, assis sur deux petites chaises, l'un en face de l'autre, le petit garçon avec son visage et son teint à la Murillo, la petite fille sous son petit bonnet blanc: tous deux entourés des jeux de petits chiens, qui semblaient former avec eux une famille du même âge.
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Dimanche 7 février.—De Behaine a vu hier le maréchal Mac-Mahon. Il a été frappé, attendri, c'est son expression, du boulvari fait dans cette loyale cervelle, par les complications tortueuses de la politique du moment. Le maréchal lui est apparu comme un homme prochainement menacé d'une congestion cérébrale.
Puis de Behaine me peint la délivrance joyeuse, qu'avait éprouvée le maréchal, quand, après quelques mots sur la politique intérieure, il lui a demandé où en était l'armée. Tout de suite, ça a été un autre homme. Plus cette inquiétante concentration, plus ces mouvements nerveux, plus ces contractions de mains impatientes et prêtes à broyer des choses. Le maréchal s'est mis à causer gaîment et alertement, des hommes, des canons, des fusils, et a terminé par cette phrase: «Oh cette année, il n'est pas probable que Bismarck nous fasse la guerre, et l'année prochaine nous serons prêts!»
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Jeudi 11 février.—Je n'ai jamais assisté à une séance de réception à l'Académie, et je suis curieux de voir de mes yeux, d'entendre de mes oreilles, cette chinoiserie.
On m'a donné un billet, et ce matin, après déjeuner, nous partons, la princesse, Mlle de Galbois, Benedetti, le général Chauchard, et moi, pour l'Institut.
Ces fêtes de l'intelligence sont assez mal organisées, et par un froid très vif, on fait queue, un long temps, entre des sergents de ville maussades, et des troubades étonnés de la bousculade entre les belles dames à équipages et des messieurs à rosettes d'officiers.
Enfin nous sommes à la porte. Apparaît un maître d'hôtel. Non, c'est l'illustre Pingard, une célébrité parisienne qui doit une partie de sa notoriété à sa gnognonnerie, un homme tout en noir, avec des dents recourbées en défense, et un rognonement de bouledogue érupé. Il nous fait entrer dans un vestibule, orné de statues de grands hommes, ayant l'air très ennuyé de leur représentation en un marbre trop académique, disparaît un moment, et puis reparaît, et gourmande durement la princesse—qu'il feint de ne pas reconnaître—pour avoir dépassé une certaine ligne du pavé.
Enfin ascension dans un étroit escalier tournant, semblable à l'escalier de la colonne Vendôme, et où Mme de Galbois commence à se trouver mal. Et nous voilà dans un petit recoin, en forme de loge, dont les murs vous font blancs, à la façon des meuniers, et d'où, comme d'une lucarne, le regard plonge, non sans une espèce de vertige, dans la salle.
La décoration de la coupole, grise comme la littérature qu'on encourage au-dessous, est à faire pleurer. Sur un gris verdâtre, sont peints en gris demi-deuil, des muses, des aigles, des enroulements de lauriers, pour lesquels le peintre a obtenu à peu près le trompe-l'œil d'une planche découpée. Et le triste jour, reflété par cette triste peinture, tombe morne et glacé sur les crânes d'en bas.
La salle est toute petite, et le monde parisien, si affamé de ce spectacle, qu'on n'aperçoit pas un pouce de la tenture usée des banquettes d'en bas, un pouce du bois des gradins de collège des grandes tribunes du premier étage, tant se pressent et se tassent dessus, des fesses nobiliaires, doctrinaires, millionnaires, héroïques. Et je vois, par une fente de la porte de notre loge, dans le corridor, une femme de la dernière élégance, assise sur une marche d'un escalier, et qui écoutera sur cette marche les deux discours.
Nous avons croisé, en entrant, le maréchal Canrobert, et la première personne, que nous apercevons dans la salle, est Mme de La Valette, et partout ce sont des hommes et des femmes du plus grand monde. Une remarque. Chez les femmes assistant à cette solennité, règne une certaine gravité de toilette, une couleur assombrie de bas bleu dans les robes, parmi lesquels éclate, par ci par là, le manteau de velours violet garni de fourrures de la superbe Mme d'Haussonville, ou détonne le chapeau extravagant de quelque actrice.
Le monde intime de la maison, quelques hommes et les femmes des académiciens, sont ramassés dans l'espèce d'enceinte d'un petit cirque, défendu par une balustrade. A droite et à gauche, sur les deux grandes tribunes en espalier, sont étagés, dans du drap noir, les membres de toutes les académies.
Le soleil, qui s'est décidé à luire, éclaire des visages où toutes les lignes remontent en l'air, en ces courbes, par lesquelles on représente dans les têtes d'expression, la béatitude. On sent chez tous les hommes une admiration préventive, impatiente de déborder, et les femmes ont quelque chose d'humide dans le sourire.
La voix d'Alexandre Dumas se fait entendre. Aussitôt c'est un recueillement religieux, puis bientôt de petits rires bienveillants, des applaudissements caressants, des ah! pâmés.
L'exorde est tout plein de jolies gamineries, d'amusantes pasquinades, d'aimables traits d'esprit, puis vient le morceau sérieux, le morceau historique, où le récipiendaire déclare, grâce à sa faculté de lire entre les lignes de l'imprimé, avoir fait la découverte que Richelieu n'a jamais été jaloux des vers de Corneille, qu'il lui en a seulement voulu un moment, pour avoir retardé, avec sa création du CID, l'unité française. Il s'est contenté de le faire appeler, et lui a dit: «Prends un siège, Corneille…» Là, un monologue du cardinal-ministre, fabriqué par Dumas.
Une salle ivre, des applaudissements, des trépignements.
La péroraison prononcée, tous les traits de tous les visages se sont allongés, en les courbes tombantes d'un fer à cheval, et une noire tristesse s'est amoncelée sur tous les fronts.
Ici un entr'acte, pendant lequel j'ai regardé la salle. Alors j'ai vu la petite Jeannine Dumas, très peu sensible à l'éloquence de son père, en train de détraquer la lunette de sa mère. J'ai vu Lescure tout rapproché de la balustrade des élus, prenant des notes. J'ai vu l'imprimeur Claye, avec la physionomie d'un mortel agréablement hypnotisé. J'ai vu un beau jeune homme, dans l'enroulement d'un caban à broderies d'argent, la tête penchée sur une main gantée de jaune, qu'on m'a dit être le poète Déroulède. J'ai vu l'académicien Sacy, et son hilarité à la Boudha. J'ai vu un académicien qu'on n'a pu me nommer, aux tirebouchons de poils dans les oreilles, et à la peau bleue du macaque sur les pommettes. J'ai vu un autre académicien, en calotte de velours noir, enterré dans un cache-nez de cocher, et ganté de gants de laine, qui n'ont qu'un pouce. On n'a pu encore me nommer celui-là. J'ai vu… J'ai vu…
A ce moment, la voix de vinaigre du vieux d'Haussonville a monté jusqu'à nous: une voix qui semblait la voix du vieux Samson, jouant le marquis de Giboyer.
Alors a commencé la chinoiserie, c'est-à-dire l'exécution du récipiendaire avec tous les saluts, les salamalecs, les grimaces ironiques, et les sous-entendus féroces de la politesse académique. M. d'Haussonville a fait entendre à Dumas qu'il était à peu près un rien du tout, que sa jeunesse s'était passée au milieu des hétaïres, qu'il n'avait pas le droit de parler de Corneille: une exécution, où se mêlait le mépris de sa littérature au mépris d'un grand seigneur pour un croquant.
Et après l'injure de chaque commencement de phrase, jetée d'une voix sonore, la tête dressée vers la coupole, il y avait chez le cruel orateur, un sourd plongeon de sa voix dans sa poitrine, pour le compliment banal de la queue des phrases,—et que personne n'entendait. Oui, il me semblait assister, dans une baraque de guignol, au plongeon ironiquement révérencieux de polichinelle, après le coup de bâton qu'il donne sur la tête de sa victime.
E finita comedia enfin, et tout le monde s'en va bien content.
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Mercredi 17 février.—Ce soir, le nouvel académicien a cherché à se montrer simple mortel, à écraser le moins possible de son succès ses confrères.
Après dîner, il s'est mis à parler, d'une manière intéressante, de la cuisine du succès, et un moment se tournant vers Flaubert et moi, avec un ton où le mépris s'alliait à la pitié: «Vous autres, vous ne vous doutez pas, pour le succès d'une œuvre dramatique, de l'importance de la composition d'une première… vous ne savez pas tout ce qu'il faut faire… tenez, simplement, si vous n'encadrez pas au milieu de bienveillants, de sympathiques, les quatre ou cinq membres que chaque club détache pour ces jours là… car en voilà des messieurs peu disposés à l'enthousiasme… et si vous ne pensez pas à cela, à cela, à cela.»
Et Dumas nous apprend tout un monde de choses, que nous ignorions parfaitement, et que maintenant que nous les savons, nous ne saurons jamais mettre en pratique.
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Samedi 20 février.—Les gens riches, il leur arrive parfois d'avoir du goût dans les porcelaines, dans les tapisseries, dans les meubles, dans les tabatières, dans les objets de l'art industriel. C'est la réflexion que je faisais aujourd'hui devant les boiseries du XVIIIe siècle, que me montrait le comte de ***, boiseries très artistement travaillées, et très bien ramassées. Mais n'a-t-il pas eu l'idée de me faire monter dans une chambre, et de vouloir me faire voir ses tableaux. Il semble vraiment qu'aux richards, sauf de très rares exceptions, est défendu le goût de l'art, supérieur,—de l'art fait par des mains, qui ne sont plus des mains d'ouvrier.
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Vendredi 26 février.—Aujourd'hui je suis entré une minute à la vente Sechan. J'ai vu vendre de vieux tapis persans, de vieux morceaux d'harmonieuses couleurs très passées, des 6,000, des 7,000, des 12,000 francs. C'est une marque bien caractérisée de matérialisme dans une société, que ce prurit des enchères pour les choses de l'industrie artistique, tant qu'on voudra.
Je trouve aussi là-dedans le symptôme d'une société qui s'ennuie, d'une société où la femme ne joue plus le rôle attrayant, qu'elle jouait dans les autres siècles. J'ai remarqué, pour mon compte, que les achats s'interrompent, quand ma vie est très amusée ou très occupée. L'achat continu, insatiable, maladif, n'existe que dans les périodes de tristesse, de vide, d'inoccupation du cœur ou de la cervelle. Renan m'apprenait, ces jours-ci, que l'on a été assez longtemps à savoir d'où venaient les fameux tapis, appelés tapis de Caramanie: l'industrie orientale n'étant pas généralisée dans des fabriques de manufactures, mais localisée dans les logis d'un chacun, travaillant sans publicité, avec sa femme et ses enfants. Enfin l'on avait appris que la grande fabrication avait lieu surtout dans une petite ville, nommée Ourcha, l'ancienne capitale de la Phrigie; et tout faisait supposer à Renan, que là s'était conservée la fabrication des tapis de l'ancienne Babylone.
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Mercredi 3 mars.—La princesse exprimait aujourd'hui à dîner le sentiment d'angoisse qu'on éprouve, au réveil, en ouvrant les yeux dans le jour gris de toutes ces vilaines journées: «Quand on se réveille, dit-elle, c'est comme si on avait commis un crime!»
————Dans ce moment-ci, chez les écrivains littéraires, c'est une recherche, une sélection, une chinoiserie de style, qui tendent à rendre l'écriture impossible. C'est mal écrit, quand on emploie deux de qui se régissent; exemple, la fameuse phrase faisant le désespoir de Flaubert: une couronne de fleurs d'orangers. C'est mal écrit, lorsqu'on place assez près de l'autre, dans une phrase, deux mots commençant, par la même syllabe. On a été plus loin, on a déclaré qu'on ne pouvait pas commencer une phrase par un monosyllabe: ces deux pauvres petites lettres ne pouvant servir de fondation à une grande phrase, à une période.
Cette recherche de la petite bête abêtit les mieux doués, les détourne,—occupés qu'ils sont de la sertissure à la loupe d'une phrase—de toutes les fortes, les grandes, les chaleureuses choses, qui font vivre un livre.
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Dimanche 7 mars.—Zola en entrant chez Flaubert se laisse tomber dans un fauteuil, et murmure d'une voix désespérée:
—Que ça me donne du mal, ce Compiègne… que ça me donne du mal!
Alors Zola demande à Flaubert, combien il y avait de lustres éclairant la table du dîner… Si la causerie faisait beaucoup de bruit… et de quoi on causait… et qu'est-ce que disait l'Empereur…..
Et Flaubert, moitié pitié de son ignorance de l'intérieur impérial, moitié satisfaction d'apprendre à deux ou trois visiteurs, qu'il a passé quinze jours à Compiègne, joue à Zola dans sa robe de chambre, un Empereur classique au pas traînant, une main derrière son dos ployé en deux, tortillant sa moustache, avec des phrases idiotes de son cru:
—Oui, fait-il, après qu'il a vu que Zola a pris son croquis, cet homme était la bêtise, la bêtise toute pure!
—Certainement, lui dis-je, je suis de votre avis… mais la bêtise est en général bavarde, et la sienne a été muette: ça été sa force, elle a permis de tout supposer.»
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Mardi 9 mars.—Dîner chez Brebant. C'est une confusion de paroles, un meli-melo de conversations diverses, un brouhaha d'a parte, d'où jaillissent et surnagent des phrases comme celles-ci:
DU MESNIL.—Oui, le ministère était fait ce matin, mais ce soir, il est défait.
CHARLES-EDMOND.—Decazes a raconté qu'il a trouvé Mac-Mahon pleurant, pleurant positivement.
RENAN.—Le miel de l'Hymète… il n'est bon que quand il est vieux… Alors il est dur, il faut le couper au couteau: Tenez, pendant le siège, nous avons fait la découverte d'une boîte oubliée… elle était au moins, depuis six ans, à la maison… ça été une vraie ressource.
SCHERER.—Ce livre de d'Haussonville sur Sainte-Beuve, l'avez-vous lu?…
Il ne se doute, pas un moment, de ce qu'était l'homme.
CHARLES BLANC.—Je vous dis que la qualité des tapis persans, c'est le suint, la vie animale, dont est encore imprégnée la laine, quand on la teint, tandis que chez nous, la laine est morte, lorsqu'on l'emploie.
ROBIN.—A Berlin, elles sont 70,000 femmes qui appartiennent à la prostitution, dont 50,000 sont inscrites à la police, et 20,000 font de la prostitution occulte.
Un quelconque.—J'affirme que si Mac-Mahon se retirait, il y aurait dans les vingt-quatre heures un coup d'État, et une proclamation du prince Impérial.
BROCCA.—Les anthropologistes sont des canailles!
RENAN.—La Vierge! on ne la représente plus avec un enfant; maintenant on ôte auprès d'elle, autant qu'on peut, le symbole de la maternité. Notre siècle a été le siècle de la Vierge, le XXe siècle sera peut-être le siècle du bon Saint-Joseph.
Un quelconque.—Vallon, ce Vallon, passé grand homme, et Buffet devenu populaire, c'est vraiment trop fort, et l'ironie de ce temps est excessive.
CHARLES BLANC.—Vous savez que Thiers m'emmène avec lui en Egypte… Oui, il veut y aller… il me disait, ce matin: c'est un pays extraordinaire, un pays extraordinaire… tout à fait extraordinaire… il n'y a rien à craindre pour la santé…
FROMENTIN.—L'Egypte, l'Egypte, je suis tourmenté de l'idée d'écrire quelques pages sur ce pays… Figurez-vous, mon cher de Goncourt, une terre tourbeuse, quelque chose!… comme le caoutchouc, où le pas ne s'entend pas… Un ciel bleu tendre… Vous ne connaissez que l'Orient clair et découpé… Là, à tous les plans, d'imperceptibles voiles de vapeur, devenant plus intenses à mesure qu'elles s'éloignent… Là, des bonshommes noirs ou bleus… il est très rare de rencontrer une note rouge… et quel joli ton fait là dedans la cotonnade bleue… Je les vois, tous ces bonshommes, avec une petite lumière au front et à la clavicule.
Ici Fromentin fait le geste d'un peintre qui pose, une petite touche carrée à la Teniers, sur une toile.
Ah! il faut une fière puissance de luminosité, pour rendre cela, dans ces milieux de terrains et de ciels un peu neutres, et parmi cette végétation, sortant d'un limon bitumeux, qui a des verdeurs comme nulle part… Je n'ai pas trouvé, en peinture, le mode pour rendre cela, non je ne l'ai pas trouvé encore, il faudra que je le recherche… Par le vent du Nord, le Nil est tourmenté, vagueux, sale, mais par le vent du Midi c'est du métal en fusion… Et un climat d'une douceur, d'une douceur, qui vous fait la peau comme moite.
A mesure qu'il parle de ce pays, le blanc de ses yeux s'agrandit dans son exaltation, ou bien, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, il se touche le front de l'index.
—Et la nuit, ce que c'est, hein! Charles-Edmond,—s'écrie-t-il,—vous rappelez-vous les heures passées près de ce temple, dans cette enceinte, occupée par des cordiers… Ah! ces heures, je veux écrire quelque chose sur ces heures… simplement, afin de m'en redonner la sensation.
Et longtemps, il nous décrit le pays avec une mémoire qui a le souvenir du jour, du vent, du nuage: une mémoire locale inouïe, mettant avec la couleur de sa parole, sous nos yeux, les tournants du Nil, les aspects des pylones, les silhouettes des petits villages, les lignes cahotées de la chaîne Lybique—comme s'il nous en montrait les esquisses.
Non, je ne suis jamais tombé sur un homme, ayant emporté d'un pays, une réminiscence plus gardeuse de tous les détails à demi-cachés et presque secrets, qui en font le caractère intime.
Il disait, en terminant: «Oh! j'ai une mémoire tout à fait particulière, je ne prends pas de notes, il m'arrive même quelquefois, dans la fatigue du voyage, de fermer les yeux, de sommeiller à demi, et je suis tout à fait de mauvaise humeur contre moi, me disant: «Tu perds ça!» Eh bien non, au bout de deux ou trois ans, j'en retrouve le souvenir rigoureux.»
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Mercredi 10 mars.—On déplore, ce soir, l'abaissement du goût intellectuel et artistique des classes supérieures. On parle du public de l'Opéra, à l'heure actuelle, moins bon juge de la musique et du chant, que des orphéonistes de province; on parle du public du mardi du Théâtre-Français, plus ignorant de notre littérature dramatique, que les étrangers qui s'y trouvent—et l'on s'effraye un peu de cette décapitation de la haute société, par l'infériorité qui la gagne tous les jours.
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Mardi 16 mars.—Des coups de fortune faits, ces jours-ci, sur les fonds espagnols, par quelques-uns de nos confrères de la littérature et du journalisme, la conversation des Spartiates va à l'étymologie, et l'on recherche celle de petit crevé. L'un dit que c'est l'antiphrase de gros crevé, c'est-à-dire, crevant de santé, l'autre soutient que cela vient des chemises bouillonnées qu'ils avaient l'habitude de porter, et du nom donné à ces chemises par les blanchisseuses: chemises à petits crevés.
Quant au terme de gommeux, l'on prétend que c'est l'appellation de mépris, que les femmes donnent dans les cabarets de barrière, à ceux qui mettent de la gomme dans leur absinthe, à ceux qui ne sont pas de vrais hommes.
A la fin du dîner, Nigra, le ministre d'Italie, parlant des cardinaux, des prêtres d'Italie, et de leur tolérance et de leur manica larga, à l'endroit des choses d'amour, Saint-Victor dit brillamment: «Pour eux, les dogmes, c'est comme les règles du wisth, il faut s'y soumettre, mais ils n'y attachent pas d'importance!»
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Mercredi 17 mars.—On parlait, ce soir, des jeunes filles incurables de Notre-Dame des Sept Douleurs, de ces tronçons humains, de ces corps sur l'un desquels il y a cinquante-trois plaies à panser, tous les jours; de ces malheureuses à la tête qui pousse, et qu'on est obligé d'enfermer et de contenir dans un cerceau. Eh bien, savez-vous, ce que disait la supérieure à la présidente de l'œuvre? elle lui disait, que toutes, toutes, entendez-vous, rêvent de se marier. Et la religieuse ajoutait en riant, «que cela la convainquait que le mariage était la vocation naturelle de la femme.»
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Vendredi 19 mars.—Ces Anglais, quand ils se mettent à être originaux, le sont d'une manière plus carrée que les autres européens.
Je dis cela à propos d'Oliphant, ce diplomate du journalisme, qui, un beau jour, quitte sa grande existence pour faire partie d'une petite secte religieuse, vivant sur le bord d'un fleuve d'Amérique. Il était là, quand le grand prêtre de l'endroit, lui dit: «Vous êtes une force qui se perd ici, il faut rentrer dans la vie active.»
Il part, et le voilà, tout aussitôt, correspondant du TIMES à Paris, avec un traitement de près de cent mille francs, et le voilà, quelques mois après, chargé des négociations de la paix avec l'Allemagne, à la suite d'une pique, survenue entre M. d'Arnim et M. Thiers, et qui leur rendait les entretiens insupportables. Puis, soudainement, au milieu de ces grandes affaires, il est repris du désir de revivre de la vie de sa secte, et il part, emmenant sa mère: lui pour scier du bois, elle pour faire des blanchissages. Car dans ce petit monde, tous et toutes doivent travailler de leurs mains.
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Dimanche 21 mars.—Alphonse Daudet habite, au Marais, l'hôtel Lamoignon. Un morceau de Louvre, que cet hôtel, tout peuplé,—en ces nombreux petits logements, débités dans l'immensité des anciens appartements,—d'innombrables industries, qui mettent leurs noms, sur les paliers de pierre des escaliers. C'est bien là, la maison qu'il fallait habiter pour écrire FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ, une maison, où, du cabinet de l'auteur, on a devant soi de grands et mélancoliques ateliers vitrés, et de petits jardins plantés d'arbres noirs, dont les racines poussent dans des conduits de gaz: de petits jardins aux cailloux verdissants, à l'enceinte faite de caisses d'emballage.
Daudet, qui demeure en ce vieil hôtel, depuis sept ans, me dit que cette maison a été bonne pour lui, qu'elle l'a calmé, assagi. Il a eu une jeunesse fiévreuse, une jeunesse aimant les coups, les trimballements dans les milieux canaille, une jeunesse qui a longtemps gardé, selon son expression, les vagues retardataires, les dos de monstres de la mer après une tempête. Eh bien! dans cette maison tranquille, pacifique, assoupissante, il s'est transformé; et à son ronron laborieux, il est devenu peu à peu un autre homme qu'il était.
De la rue Pavée, nous allons chez Flaubert à pied.
Dans la longue course, je cause avec Daudet, en marchant, du roman qu'il est en train de faire, et où il a l'intention de placer incidemment Morny.
Je le dissuade de faire cela. Le Morny qu'il a eu la bonne fortune de connaître, de jauger, doit être à mon sens l'objet d'une étude spéciale, étude où il pourra mettre en scène une des figures qui représentent le mieux le temps. Il se récrie sur les côtés bêtes, bourgeois de la figure. Je lui dis qu'il faut bien se garder de les atténuer, qu'un des caractères de ce siècle, c'est la petitesse des hommes dans la grandeur et la tourmente des choses; que s'il veut le faire absolument supérieur, il fera un Maxime de Trailles, un de Marsay, il construira enfin une abstraction. Il faut qu'il représente le grand diplomate des secrètes œuvres de l'intérieur, avec ses côtés de brocante et de littérature des Bouffes. Et Daudet trouve le conseil bon.
Chez Flaubert, Tourguéneff nous traduit le PROMÉTHÉE et nous analyse le SATYRE: deux œuvres de la jeunesse de Goethe, deux imaginations de la plus haute envolée.
Dans cette traduction, où Tourguéneff cherche à nous donner la jeune vie du monde naissant, palpitante dans les phrases, je suis frappé de la familiarité, en même temps que de la hardiesse de l'expression. Les grandes, les originales œuvres, dans quelque langue qu'elles existent, n'ont jamais été écrites en style académique.
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Mardi 30 mars.—Paul Lacroix me confirme dans la confidence, que m'avait faite Gavarni sur l'économie apportée par Balzac dans l'amour physique. Le plus souvent, il ne prenait de la chose, que l'amusette de la petite oie, et autres bagatelles, regardant l'émission séminale, comme la filtration par la verge, comme une perte de pure substance cérébrale. C'est ainsi, je ne sais à l'occasion de quelle maudite matinée, où il avait oublié ses théories, qu'il arriva chez Latouche, en s'écriant: «J'ai perdu un livre, ce matin!»
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Mercredi 31 mars.—En ces derniers jours que de stations dans cette boutique de la rue de Rivoli, où trône, en sa bijouterie d'idole japonaise, la grasse Mme Desoye.
Une figure presque historique de ce temps, car ce magasin a été l'endroit, l'école, pour ainsi dire, où s'est élaboré ce grand mouvement japonais, qui s'étend aujourd'hui de la peinture à la mode. Ça été tout d'abord quelques originaux, comme mon frère et moi, puis Baudelaire, puis Burty, puis Villot, presque aussi amoureux de la marchande que de ses bibelots, puis à notre suite, la bande des peintres impressionnistes,—enfin les hommes et les femmes du monde, ayant la prétention d'être des natures artistiques.
Dans cette boutique aux étrangetés, si joliment façonnées et toujours caressées de soleil, les heures passent rapides, à regarder, à manier, à retourner, ces choses d'un art agréable au toucher, et cela, au milieu du babil, des rires, des pouffements fous de la joviale créature.
Bonne fille et adroite marchande, que cette blanche juive, ayant fait une révolution au Japon, par la transparence de son teint, et que les fiévreux du pays, auxquels elle donnait de la quinine, croyaient très sincèrement la Vierge Marie, visitant l'Extrême-Orient.
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Mardi 6 avril.—Ce soir, le dîner a tourné à la tempête à propos de Hugo. Sur un mot un peu blasphématoire d'un convive, Saint-Victor est devenu soudainement furibond, et Charles Blanc est entré en épilepsie: le premier avec des éclats de voix auxquels se mêle presque la pleurnicherie de l'enfance, le second avec un espèce d'aboiement rauque et fêlé, qui fait craindre, à tout moment, qu'il ne vienne à s'étrangler. L'exclusivisme de ces deux êtres tue notre dîner, qui avait jusqu'ici cela de particulier, que chacun pouvait dire sa pensée—même sa pensée poussée à l'outrance par la contradiction,—sur toute chose et tout individu.
… Je déjeune chez Magny, à côté d'un vieillard, d'un antique habitué, qui prétend avoir mangé la première côtelette, cuite chez le restaurateur. Une figure flasque, de longs cheveux de savant, et une cravate blanche sous une immense redingote de propriétaire. Il est tout grognonnant, traite familièrement les garçons de «canaille», se plaint de n'avoir plus de dents et trop de cheveux, dit à Magny au sujet de son fils, qu'il s'est toujours refusé la satisfaction d'être père, et un peu allumé par un Bourgogne capiteux, se mâchonne à lui-même des choses cyniques, qui laissent comprendre que c'est un vieil accoucheur.
En sortant, je le trouve en conférence, galamment bavarde, avec les dames du comptoir, appuyé d'une main sur une canne à béquille, de l'autre sur un parapluie, sous un chapeau de travers, un chapeau gris orné d'un crêpe. Ce serait pour un livre, un admirable type du vieillard cynique, libéral, gobichonneur, ayant pour Dieu Béranger.
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Dimanche 18 avril.—En sortant de chez Flaubert, Zola et moi, nous nous entretenions de l'état de notre pauvre ami, qui,—il vient de l'avouer,—à la suite de noires mélancolies, se laisse aller à des accès de larmes. Et tout en causant des raisons littéraires, qui sont la cause de cet état, et qui nous tuent les uns après les autres, nous nous étonnions du manque de rayonnement autour de cet homme célèbre.
Il est célèbre, et il a du talent, et il est très bon garçon, et il est très accueillant. Pourquoi donc, presque, à l'exception de Tourguéneff, de Daudet, de Zola, et de moi, à ses dimanches ouverts à tout le monde, n'y a-t-il personne? Pourquoi?
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Mercredi 21 avril.—Dans nos dîners du mercredi, chez la princesse, maintenant des peintres bouchent les vides des morts, des nombreux morts de l'ancien dîner, uniquement composé d'hommes de lettres.
Gérome qui dîne avec nous, à la veille d'un départ pour Constantinople, me plaît, lui, avec son physique énergique, sa figure cabossée, son regard au grand blanc, enfin par toute cette physionomie, qu'on dirait la physionomie d'un talent farouche.
Il va faire un séjour à Stamboul, chez le peintre de Sa Hautesse, qui exerce sa profession au milieu des scènes les plus bouffonnes: «Un nez, des yeux, une bouche, deux moustaches, tu vois, c'est le sultan, qui désignant chaque morceau de sa figure avec son doigt, ajoute: «Maintenant, fais mon portrait.» Et déjà il lui a tourné les talons.
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Samedi 24 avril.—Exposition Fortuny. Il se déclare vraiment, dans le moment, une passion curieuse pour le bric-à-brac vermoulu et la loque d'atelier. Le fameux vase alhambresque, je l'avoue à ma honte, me fait l'effet d'un vase en carton peint, pour un drame littéraire et assyrien de l'Odéon.
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Dimanche 25 avril.—Chez Flaubert. Les uns et les autres se confient les hallucinations de leur mauvais état nerveux.
Tourguéneff raconte, que descendant au son de la cloche, au dîner, avant-hier, et passant devant le cabinet de toilette de Viardot, il l'a vu, le dos tourné, en veston de chasse, occupé à se laver les mains, puis a été fort étonné de le retrouver, en entrant dans la salle à manger, assis à sa place ordinaire. Il raconte ensuite une autre hallucination. Il était revenu en Russie, après une longue absence, et allait rendre visite à un ami qu'il avait quitté, les cheveux tout noirs. Au moment où il entrait, il voyait comme une perruque blanche lui tomber du plafond sur la tête, et quand l'ami se retournait pour voir qui entrait, Tourguéneff avait l'étonnement de le retrouver tout blanc.
Zola se plaint de passages de souris, ou d'envolées d'oiseaux, à sa droite, à sa gauche.
Flaubert dit, qu'après une longue absorption, et un long penchement de tête sur sa table de travail, il éprouve, au moment de se redresser, comme une peur de trouver quelqu'un derrière lui.
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Samedi 1er mai.—Au restaurant Voisin. Le bonheur de la mangeaille chez les Anglais, a quelque chose de matériellement dégoûtant, qu'on ne trouve chez aucun autre peuple civilisé. Toute leur cervelle, pendant le manger, appartient à la mastication et à la déglutition. Les hommes faits ont de petits gloussements de satisfaction animale, leurs blanches et roses femmes rayonnent dans un abrutissement ébriolé, et l'on voit les garçonnets et boys sourire amoureusement à la viande. C'est chez tous, hommes, femmes et enfants, un gaudissement bestial, une réplétion muette, stupidement extatique.
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Dimanche 9 mai.—Une singulière rue dans un original quartier que ce coin de Paris, où Barbey-d'Aurevilly est gîté.
Cette rue Rousselet, dans ces lointains perdus de la rue de Sèvres, a le caractère d'une banlieue de petite ville, dans laquelle le voisinage de l'École militaire met quelque chose de soldatesque. Sur les portes, des concierges balayent avec des calottes de turcos. Dans des boutiques d'imageries, sont seulement exposées des feuilles à un sol, représentant tous les costumes de l'armée française. Une échoppe primitive de barbier, dont la profession est écrite à l'encre sur le crépi du mur, fait appel aux mentons de messieurs les militaires.
Là, les maisons ont l'entrée des maisons de village, et au-dessus de hauts murs, passent les ombrages denses de jardins et de parcs de communautés religieuses.
Dans une maison qui a l'air d'une vacherie—la vacherie habitée par le colonel Chabert, du roman de Balzac,—je m'adresse à une sorte de paysanne, qui est la portière de Barbey. Tout d'abord, elle me dit qu'il n'y est pas. Je connais la consigne. Je bataille. Enfin elle se décide à monter ma carte, et me jette, en redescendant: «Au premier, le n° 4 dans le corridor.»
Un petit escalier, un plus petit corridor, et encore une petite porte peinte en ocre, sur laquelle est la clef.
J'entre, et dans un fouillis, un désordre qui ne laisse rien distinguer, je suis reçu par Barbey d'Aurevilly, en manches de chemise, et en pantalon gris perle décoré d'une bande noire, devant une de ces anciennes toilettes, au grand rond de glace basculant. Il s'excuse de me recevoir ainsi, s'habillant, me dit-il, «pour aller à la messe.»
Je le retrouve, ainsi que je l'avais aperçu à l'enterrement de Roger de Beauvoir, je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette, mais en dépit de tout cela, il faut l'avouer, possédant une politesse de gentilhomme et des grâces de monsieur bien né, qui font contraste avec ce taudis, où se mêlent, se heurtent, se confondent avec des objets d'habillements et des chaussettes sales, des livres, des journaux, des revues.
J'emporte de ce logis de la rue Rousselet, comme le souvenir d'un lettré de race dans la débine.
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Samedi 15 mai.—Je sors de l'Exposition.
Le côté caractéristique de cette exposition, c'est l'introduction dans la peinture de tout le brillant, de tout le cliquetant, de tout le coruscant du bric-à-brac.
Oui, la peinture n'est plus que le trompe-l'œil de la céramique, des éclairs de l'acier, des lumières cassantes de la soie et du satin. C'est sur la toile le feu d'artifice du bibelot. On peut trouver ça très joli, mais n'est-ce point, au fond, de la très petite couleur, bonne à laisser à la peinture à la gouache?
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Mardi 25 mai.—Transbordement pour l'été, du dîner des Spartiates de chez Brébant, chez Laurent des Champs-Élysées.
Une nouvelle recrue: Raoul Duval, le jeune orateur de la Chambre. C'est un homme à la physionomie fiévreuse, éclairée par le rutilement d'une chevelure et d'une barbe rousses, un homme aux mains éloquentes, d'une blancheur presque exsangue. Et, chose bizarre, ce qui sort et s'échappe de cette bouche d'enthousiaste, c'est de la logique profonde et du haut bon sens.
Il est curieux à entendre raconter les incidents de cette restauration manquée, menée par le duc Decazes et qui depuis… de cette restauration menée par d'Audiffret-Pasquier entraînant à la fin, un peu à son corps défendant, le duc de Broglie.
Il nous raconte toute cette négociation, où à ses demandes d'une lettre, d'un mot signé du roi, on lui offrait la conversation de Chesnelong. Il nous peint Audiffret-Pasquier, comme un hurluberlu, répétant à tout propos: «Qui osera nous arrêter, quand nous formerons un bataillon carré, avec le drapeau tricolore planté au milieu de nous!»
Pour Raoul Duval, la chose menée par des honnêtes gens et des sincères du parti, a été un piège tendu par les orléanistes à leur cousin. Ils ont voulu et ont réussi à le rendre impossible en France.
Puis il s'étend sur les Orléanistes, accuse leur manque de caractère, de décision, leur peur de se compromettre au grand jour. Et il nous conte, que pendant le second siège de Paris, il avait organisé dans la Seine-Inférieure et quelques autres départements de l'Ouest, un plan de défense, dans le cas où le Mont-Valérien serait pris et où la Commune triompherait. Il ajoute que, tout en ne s'illusionnant pas sur la durée de la défense, il avait été trouver en Angleterre, le comte de Paris, et lui avait demandé d'appuyer de son nom et de sa présence, la résistance. Le comte de Paris avait refusé! Et Raoul Duval s'écrie: «Croyez-vous, que si j'avais été Joinville, je me serais laissé ainsi empoigner et reconduire par Ranc.»
Raoul Duval reprend la parole, parle de l'alliance des Orléanistes avec Gambetta, et comme il témoignait son étonnement au tribun, et lui disait qu'il avait bien certainement en poche quelque coup de Jarnac, pour les anéantir, Gambetta lui fit un signe affirmatif, et d'un bout de son doigt, se touchant le creux de l'estomac, imita, en polichinellant, le couic tragique des acteurs en bois.
Un mot bien parisien du maître d'un restaurant de la petite banlieue parisienne, à Arsène Houssaye lui disant:
—«Oui, oui, l'été vous gagnez beaucoup d'argent, mais l'hiver vous ne faites rien.»
—«L'hiver, mais, monsieur, nous avons les adultères!».
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Mardi 1er juin.—Aujourd'hui, Erdan, de passage à Paris, a été amené à notre dîner. C'est un homme, à la fois vieux et jeune, aux petits yeux, aux petites moustaches, aux petits traits ratatinés, au petit front bombé, semblable à un ivoire japonais représentant le Dieu de la longévité.
Il s'est montré causeur, fin, délicat, ténu, argutieux presque, et parlant des choses, avec le tour d'une pensée qui a cessé d'être française et qui s'est faite italienne. Il parle du pape, du concile futur, de Garibaldi qui, pour lui, représente le summum de puissance qu'a une vraie royauté: la foi d'une population dans un homme. Il nous le peint avec des trous, des vides, des côtés bêtes, mais avec des grandeurs et des générosités d'un homme du passé, d'un homme antique.
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Dimanche 6 juin.—Aujourd'hui j'étais tranquille et presque heureux chez moi, comptant dîner tout seul, et un peu paperasser le soir. Soudain mon jeune cousin fait irruption chez moi avec la S***, et il faut, bon gré mal gré, que j'aille faire, disent-ils, une petite fête avec eux. Nous allons dîner chez Voisin, où nous rejoignent des amis et des amies.
Les filles ne sont supportables qu'à la condition d'être des folles créatures, des toquées, des extravagantes, des êtres qui vous étonnent un peu par l'entrain de leur verve ou l'inattendu de leur caprice. Cette S***, c'est du vice tout froid, tout arithmétique, que ne monte pas même le vin, enfin une prostituée sans le tempérament d'une vraie p…..
Pris de mélancolie, j'examine le cabinet, et je me rappelle que mon frère y est venu dîner, l'année de sa mort, et que très souffrant, il s'était couché à la fin du dîner, sur le canapé, dans un tel navrement, que toute la gaieté de mon petit cousin s'en était allé.
Aussi, quand on parle d'aller à un bal à Bougival, je m'enfuis et traverse
Paris, me cognant à la joie et à l'ivresse des foules, revenant du Grand
Prix, et je marche là-dedans, triste, triste, triste.
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Mardi 15 juin.—Tous les jours, être sous la menace d'un envahissement, tous les jours, pouvoir être pillés, déménagés, dénationalisés: voilà la position de la France,—et personne n'a l'air d'y songer. Saint-Victor disait, ce soir, que la Russie nous avait fait avertir que, passé cette année, elle ne répondait plus de rien.
Puis Saint-Victor épanche son admiration pour Montaigne, dans le sein de
Charles Blanc, qui raconte drôlement, comme il a possédé le divin livre.
«J'étais petit clerc, pauvre comme Job, je gagnais 25 francs par mois. Un grand clerc de l'étude, un jour, à déjeuner, nous dit d'un air superbe:—Moi, j'entre dans le roulage… oui dans le roulage!—Et vos livres, les livres que vous m'aviez prêtés, lui dis-je.—Mes livres… ah! des livres dans le roulage… Tenez, vous êtes un bon garçon, je vous les donne… Vous me payerez deux francs par mois.»
«C'est ainsi que je devins possesseur d'un Montaigne et d'un Rousseau. Les ai-je lus dans cette petite chambre, que j'habitais alors HOTEL DE LA MARINE, en face la Banque—une chambre si basse, qu'il fallait choisir un endroit pour changer de chemise.—Et je ne l'ai plus, cependant, ce Montaigne,… quand j'ai voulu aller à Athènes, il a fallu vendre mes livres… Mais j'ai encore le Rousseau…»
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Jeudi 17 juin.—L'étonnement est extrême chez moi, en voyant la révolution qui s'est faite, tout d'un coup, dans les habitudes de la génération nouvelle des marchands de bric-à-brac. Hier, c'étaient des auvergnats, des ferrailleurs, des Vidalenc en un mot, aujourd'hui ce sont des messieurs, habillés par nos illustres tailleurs, achetant et lisant des livres, et ayant des femmes aussi distinguées que les femmes les plus distinguées:—des messieurs, s'il vous plaît, donnant des dîners, servis par des domestiques en cravate blanche.
Je faisais ces réflexions chez Auguste Sichel, devant un potage aux nids d'hirondelles, et en remarquant le pied d'égalité établi entre le maître de la maison et les opulents clients que le ménage avait à sa table. Ce commerce n'est plus, chez le vendeur, un état d'infériorité vis-à-vis de l'acheteur, qui semble au contraire l'obligé du vendeur. Il y avait là les Camundo, Cernuschi, Cernuschi à la flamme, à la fois spirituelle et finaude de l'œil.
La conversation a été nécessairement sur la Chine et le Japon, et ça été un tableau désolant fait par Cernuschi du Céleste Empire. Il a longuement parlé de la putréfaction des villes, de l'aspect cimetièreux des campagnes, de la tristesse morne et de l'ennui désolé, qui se dégagent de tout le pays. La Chine, selon lui, pue la m… et la mort.
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Jeudi 1er juillet.—J'ai déjeuné ce matin chez Cernuschi. Le riche collectionneur a donné à sa collection le milieu à la fois imposant et froid d'un Louvre. Je regrette qu'il ne lui ait pas donné le milieu hospitalier et plaisant d'une habitation de là-bas, d'un petit coin de patrie retrouvée. Sur des murailles blanches, sur le ton de brique Pompéi, en honneur dans nos musées, ces objets de l'Extrême-Orient semblent malheureux.
Aussitôt après le déjeuner, a commencé la visite des deux mille bronzes, des faïences, des porcelaines, de toute cette innombrable réunion des imaginations de la forme. Dans les bronzes, des merveilles, des merveilles qui semblent l'idéal de ce que le goût et l'art savant de la fabrication peuvent produire. Il y a là tel vase, où l'industrie n'est plus de l'industrie, mais bien de l'art.
Il est près de trois heures, et déjà les yeux me tombent des orbites. Mais je ne suis pas à la fin de la journée. Les Sichel m'entraînent rue Pigalle.
En chemin, Philippe Sichel me raconte qu'il a trouvé dans une prison, à Pékin, le grand acteur de la Chine: «Vous allez voir un homme extraordinaire, me dit le mandarin qui me conduisait. Aussitôt il appelle, et je vois un homme ayant aux pieds une chaîne énorme, arriver sur nous, avec la vitesse d'un chevreuil. Il avait si bien combiné son pas, sur le jeu de la chaîne, qu'il était arrivé à courir. Je lui mets un dollar dans une main, et le dollar passé dans l'autre main, était déjà perdu contre un camarade, avant qu'il se fût retourné pour me remercier. Il avait vingt ans de prison pour avoir enlevé la femme d'un haut fonctionnaire, et il disait sa vie perdue, faute d'un Empereur qui aimât le théâtre,—se regardant tout à fait indispensable dans une vraie troupe impériale.
Nous voilà rue Pigalle, à inspecter dans les remises, l'entassement des objets qui arrivent de Pékin, à examiner dans les cachettes des greniers, les porcelaines, les jades, les bronzes, les curiosités de sélection, dissimulées au public, et gardées pour les Rothschild, les Camundo.
Il est cinq heures, quand quelqu'un propose d'aller finir la journée chez Bing, et de voir ses nombreux déballages. Tout le monde aussitôt, rue Chauchat, où jusqu'à sept heures, nous touchons, nous manions, nous palpons des raretés, en un état de fatigue tout proche de l'évanouissement. Une débauche de japonaiserie et de chinoiserie, qui dans la lassitude de la fin de la journée, et le vide de l'estomac à l'heure du dîner, vous donne le sentiment de vaguer dans un cauchemar, où toutes les matières précieuses se mêlent, où toutes les formes se confondent et s'accouplent, et où l'on se sent presque enlacé par une végétation exotique de jade, de porcelaine, de métal ciselé.
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Lundi 5 juillet.—Ce pauvre père Maherault, il exhalera son dernier soupir le nez tombé dans le carton d'une vente! C'est bien le type de la vraie race passionnée des anciens collectionneurs.
Aujourd'hui je le trouve dans le comptoir du marchand d'estampes Clément, tripotant d'une main fiévreuse les dessins de son contemporain Guichardot, pareil à un spectre. Je lui adresse la parole, il sort comme des aboiements, et rien que des espèces d'aboiements du vieil homme mourant, et qui n'a gardé un reste de vie, que pour la jouissance furieuse de sa manie.
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Vendredi 17 juillet.—Si mon âme à plat éprouve le besoin d'une petite excitation poétique, c'est chez Henri Heine que je la trouve; si mon esprit ennuyé du terre à terre de la vie, a besoin d'une distraction dans le surnaturel, dans le fantastique, c'est chez Poë, que je la trouve.
Ça m'embête tout de même, de n'être exalté ou surnaturalisé que par des étrangers.
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Vendredi 25 juillet.—Aujourd'hui j'ai écrit, en grosses lettres, sur la première feuille d'un cahier blanc: LA FILLE ÉLISA.
Puis ce titre écrit, j'ai été pris d'une anxiété douloureuse, je me suis mis à douter de moi-même. Il m'a semblé en interrogeant mon triste cerveau, que je n'avais plus en moi la puissance, le talent de faire un livre d'imagination, et j'ai peur… d'une œuvre que je ne commence plus avec la confiance que j'avais, quand lui, il travaillait avec moi.
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Mercredi 28 juillet.—Un jeune Japonais, auquel on demandait la traduction d'une poésie, s'arrêta, l'autre jour, au beau milieu de son travail, en s'écriant: «Non, c'est impossible de vous faire comprendre cela, avec les mots de votre langue, vous êtes si grossiers!…» Et comme on se récriait: «Oui, si grossiers!» phrase qu'il fit suivre à peu près de ceci: «Vous dites à une femme, je vous aime! Eh bien! chez nous, c'est comme si on disait: Madame, je voudrais coucher avec vous! Tout ce que nous osons dire à la dame que nous aimons, c'est que nous envions près d'elle la place des canards mandarins. C'est, messieurs, notre oiseau d'amour.»
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Vendredi 30 juillet.—Singuliers originaux que Paris et sa banlieue produisent. Un jeune homme, dont la mère tenait un commerce de dentelles à Groslay, passe sa jeunesse toute entière à courir à cheval les villages des environs, à surveiller le travail des ouvrières, et à leur faire des enfants.
La mère meurt; l'industrie tombe en ruine, et le jeune homme est atteint d'un rhumatisme articulaire terrible. Il est transporté à l'hôpital, et son cas est si extraordinaire, qu'il intéresse le médecin en chef et les internes. Il devient un sujet à expériences, et il coûte près de 20 000 francs à l'hôpital, tant on lui fait prendre de sulfate de quinine, qu'on arrêtait lorsqu'il devenait sourd, et de choses extraordinaires, et de bains composés de plantes aromatiques de l'Inde.
Il est enfin guéri, mais se trouve sans un sou. Il s'accroche alors à une bossue, qui avait un génie dans un genre: la composition des roses artificielles.
Et les voilà, tous les deux, dans une mansarde du PASSAGE DU DÉSIR, à faire des fleurs, lui taillant et donnant la forme aux pétales, elle les assemblant. Ces fleurs portées par lui chez Baton ou chez un autre, ces fleurs-modèles, que copiaient ensuite des demoiselles de magasin, étaient payées de 50 à 60 francs pièce, en sorte qu'il revenait avec sept ou huit cents francs, et son carton rempli des primeurs et des vins les plus chers, achetés chez Chevet.
Et cet homme et cette bossue, dans leur petit logement de 200 francs, ne dépensant rien que pour la gueule, n'existant que pour elle, vivaient dans une continuelle replétion des plus succulentes et des plus chères choses. Le mari avait même machiné un sac, où il y avait un compartiment pour la glace, un étui particulier pour la conservation des fraises, un appareil pour faire chauffer le café, en sorte que, le dimanche, dans le Désert de la forêt de Fontainebleau, ces deux êtres déjeunaient, comme au café Anglais.
Des années se passent dans cette vie de boustifaille et de création de petits chefs-d'œuvre, une vie toute solitaire, toute séparée des autres, quand il vient à notre homme un abcès dans le ventre.
Aussitôt il se fait transporter à son ancien hôpital, et il demande qu'on lui fasse quelque chose d'extraordinaire, que cela le connaît. On lui dit, qu'il y a un ou deux exemples de guérison de gens, auxquels on a ouvert le ventre et arraché l'abcès. Il se fait, sans barguigner, ouvrir le ventre, et meurt d'une péritonite, au bout de quelques jours.
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Dimanche 1er août.—Aujourd'hui, à Bellevue, chez Charles-Edmond, après un certain macaroni remplaçant la soupe, précipité par beaucoup de verres de sauterne, après une tranche de melon exquis, combattue par un verre de très vieille eau-de-vie, Charles Blanc devient expansif, et se raconte. Il est légèrement bredouillant. Les idées et les paroles affluent un peu chez lui, comme les liquides dans le goulot trop étroit d'une bouteille, mais il a un certain tour pasquinant dans le dire, assez amusant.
Il nous montre son frère Louis, petit-fils d'un guillotiné de 93, fils d'un ardent royaliste, ayant obtenu une bourse, et arrivant, après huit jours de diligence, au collège de Rodez.
Et voici le petit bonhomme, pas plus haut qu'une botte de gendarme—c'est son expression—se présentant chez le proviseur, qui n'a pas été prévenu et qui lui dit:
—«Mais, mon petit ami, qui est-ce qui vous envoie?
—Monsieur, c'est le Roi, qui a donné l'ordre que je sois instruit à ses frais!»—répond le bambin déjà sérieux.
La réponse a le plus grand succès.
L'aîné casé, la mère se remue pour faire donner de l'instruction au second. Elle va trouver Villèle, a une pique avec lui, et grâce à une de ces audaces que savent se faire pardonner les femmes, s'écrie au milieu de la discussion: «Eh Monseigneur, Monseigneur… vous avez été un monsieur, avant d'être Monseigneur.». L'Excellence trouvant l'emportement drôle, dit à Mme Blanc: «Eh bien le Monseigneur d'aujourd'hui vous accorde ce que vous demandez.» Et Charles rejoint Louis à Rodez.
Ils sortent du collège. Leur mère est morte, leur père est fou d'une folie qui a commencé à la terrible séance de Lanjuinais. Ils sont sans ressources, et tombés à Paris, avec de quoi vivre quelques jours. Les deux jeunes gens, qui ont déjà dix-sept et dix-huit ans, vont faire une visite à Pozzo di Borgo. Le beau vieillard les reçoit aimablement, leur dit que depuis la Révolution, il n'a plus aucune influence, mais qu'il a un ami, un véritable ami, M. Marcotte, et que M. Marcotte les fera entrer dans les forêts. Refus de Louis Blanc qui prend la parole au nom des deux frères. Alors Pozzo di Borgo va à une armoire, en tire un gros sac de pièces de cent sous, qu'il se dispose à leur donner. Second refus de Louis Blanc.
Quelques jours après, ils rendaient une visite à un autre de leurs parents, à Ferri Pisani, auquel Pozzo di Borgo avait dit que ces petits jeunes gens étaient intraitables. Pisani leur met entre les mains 300 francs, le premier semestre d'une pension qu'il s'engage à leur faire. Et cela, fait d'une manière si amicale et si brusque, qu'ils ne peuvent cette fois refuser. Leur premier soin est de cacher la somme entre le matelas et la paillasse, dans une pauvre petite chambre d'un hôtel, près des Messageries. Mais, ils avaient été vus par une ouvrière, travaillant dans une chambre donnant sur la petite cour de l'hôtel, et, le soir, en rentrant, ils trouvaient le magot déniché. Désespoir, plaintes à la police, recherches inutiles. Ils vont conter leur malheur à Ferri Pisani, et Louis lui demandant de lui avancer trois cents autres francs, en les retenant sur les semestres futurs: «Mes enfants, je ne suis pas un banquier, voyez-vous, je ne suis pas un banquier… C'est un petit malheur!»—s'écriait Ferri Pisani, avec un accent corse, un peu indigné de la proposition,—et il leur redonnait aussitôt les trois cents francs.
Dans toutes les circonstances c'est Louis, l'orateur, l'orateur déjà sérieux, ratiocinant, syllogistique, qu'il sera plus tard.
Il y a toutefois un joli mot de lui, enfant. Un jour de l'An, les deux bambins avaient été amenés souhaiter la bonne année au maréchal Jourdan, qui était aussi leur parent. Ils voient dans le salon un magnifique cheval en bois, destiné à leur cousin Ferri Pisani. Eux, des bonbons à manger, c'est tout ce qu'on leur donne. Au moment du départ, Louis, après avoir embrassé le maréchal, se retourne vers le joujou, objet de son envie, et lui adresse, dans un gros soupir, un plaisant: «Adieu cheval!»
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Samedi 7 août.—J'étais, ce soir, dans la douce absorption d'une cervelle qui recommence à créer. Je me sentais enlevé de mon existence personnelle, et transporté, avec une petite fièvre, dans la fiction de mon roman. Des êtres, nés de ma rêverie, commençaient à prendre autour de moi une réalité vivante, des morceaux d'écriture se rangeaient dans le dessin vague d'un plan naissant. Là dedans un coup de sonnette, et dans ma boîte à lettres, une lettre qui m'apprend que le marchand de cuirs qui me doit 80 000 francs ne m'a pas payé le trimestre de la rente qu'il me doit, et me laisse supposer que des mois, des années peuvent se passer dans l'absence de presque toute la moitié de mon revenu, et les tracas d'un procès.
Adieu le roman. Toute la légère fabulation s'est envolée, s'est perdue dans le vide, comme un oiseau sous un coup de pierre, et tous les efforts de mon imagination, travaillant à ressaisir l'ébauche de création de la soirée, n'aboutissent qu'à reconstruire dans ma cervelle, et me faire toute présente, la néfaste figure de M. Dubois, huissier, rue Rambuteau, n° 20.
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Mardi 10 août.—Quand nous sommes entrés chez la dame, dans le jour voilé de sa galerie d'hiver; elle donnait de petits écheveaux de pâte sèche, de petits ronds de vermicelle, aux poissons rouges de son aquarium.
Elle était en robe de chambre de cachemire bleu, avec de larges parements et de petites poches en cachemire blanc. Sur ses poignets se répandait en bouillons argentés une mousseline d'Orient, dont tout son élégant corps de poitrinaire est enveloppé.
Elle s'est excusée de n'être point habillée, s'est plainte d'être reprise d'une bronchite, d'avoir perdu le bénéfice de sa cure du Mont-Dore; cela dit avec des frottements de mains voyous sur l'estomac, et des «ça racle» canailles, empêchant tout apitoiement.
Par une porte intérieure, bientôt, une femme, à l'aspect d'une cabotine humble, a fait son entrée. C'est la B…, la dame de compagnie attachée près de la mauvaise humeur de la courtisane. Quelques instants après, arrivait le sculpteur, occupé dans ce moment, du buste en marbre de la maîtresse de l'hôtel. On se mettait à table.
Un somptueux dîner, arrosé d'un Hochkeimer frappé, tout à fait supérieur, mais un dîner où, entre chaque convive, une tête de chien formidable, une tête de chien de toutes les grandes espèces, demandait, et quand on le faisait attendre, demandait avec des aboiements féroces, tout prêt à manger le convive qui l'oubliait trop longtemps.
Dans la galerie, machinée pour faire disparaître l'Empereur par une trappe, dans le temps où une autre était la propriétaire de l'hôtel, on a pris le café, tout le monde, couché sur un divan de la largeur et de la grandeur de quatre ou cinq lits.
Partout un grand luxe, mais un luxe commun et acheté tout d'un coup, et au milieu duquel, la gaze qui enveloppe et défend les dorures, dit la mesquinerie bourgeoise de cette fille placée par le hasard dans la famille des grandes impures.
En prenant mon chapeau, posé sur un petit bonheur du jour, j'aperçois une tasse vide, qui, renversée sur le côté, dans le marc de café qui sèche, et en sa traînée mystérieuse, prépare la bonne aventure, que se dira demain la maîtresse de l'hôtel.
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Dimanche 22 août.—Aujourd'hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l'École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Ce métier d'agent de police consciencieux du roman populaire, est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d'essence aristocratique.
Mais l'attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d'une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l'effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d'un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l'observateur, et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son observation.
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Jeudi 9 septembre.—Je me dis par moments, il faut traiter la vie avec le mépris qu'elle mérite de la part d'un homme supérieur. En cette ruine qui me menace, il ne faut m'attacher qu'aux observations qu'elle va me procurer sur les avoués, sur les huissiers, sur le monde de la loi, et les malheurs qui n'empêchent pas absolument de manger ne doivent être considérés par moi, que comme des auxiliaires de la littérature.
Je me dis cela, et en dépit de l'indifférence surhumaine que je me prêche, la préoccupation bourgeoise d'une vie rétrécie et sans jouissances, rentre en moi.
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Lundi 13 septembre.—Ce soir, chassé des pièces du bas de ma maison, par l'odeur de la peinture, devant le lit vide de mon frère je regarde le prospectus de ses eaux-fortes, qui m'arrive de chez Claye. L'imprévu des choses de la vie est surprenant. De ces eaux-fortes pour lesquelles les manieurs de la pointe n'avaient pas, de son vivant, assez d'encouragement décourageant, de sourires ironiquement bienveillants, de mépris enfin, l'auteur, le pauvre, enfant, ne se doutait pas que bien peu d'années après sa mort, on en ferait un des plus beaux livres, publiés à la mémoire d'un aquafortiste.
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Mardi 14 septembre.—Départ de Paris pour Bar-sur-Seine. Je m'en vais là-bas, avec une espèce de joie de sortir de mon isolement, qui, pendant ce mois, m'a pesé plus que jamais.
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Samedi 25 septembre—Aujourd'hui le lieutenant de gendarmerie nous faisait la description d'un singulier nid de chrétiens, qu'il avait découvert dans une perquisition. Un ancien curé vivant avec son neveu dans le vieux château de Gié, entre des murs de dix pieds d'épaisseur. Dans ces murs, pas de meubles, mais des dévalements de fruits jusqu'au milieu des chambres, et là dedans seulement, deux lits et deux superbes femelles de la campagne, sautées à bas des draps, la gorge à l'air, et prêtes à mordre les gendarmes.
Il nous parlait après de la terreur, qu'inspirent dans les villages certains hommes, et à l'appui il nous narre cette anecdote.
Un ouvrier charpentier emmène deux de ses amis boire un verre de vin, dans sa chambre. Quelques jours après, il s'aperçoit qu'on lui a volé cent francs, qu'il avait dans sa commode. Il conte la chose à un des deux camarades, qu'il avait emmenés. Le camarade lui dit: «—Il n'y a qu'un tel ou moi qui ayons pu te voler. Ce n'est pas moi, c'est donc lui, redemande-lui donc hardiment tes cent francs.—Lui redemander, répond le volé, il est plus fort que moi, il me battra, et il est bien capable de me tuer!—Tu es bête, riposte le camarade, il y a une fenêtre qui donne dans le clos en face de ton armoire, dis-lui que tu l'as vu par la fenêtre.»
Là-dessus le volé va trouver le voleur.—«Voyons, rends-moi mes cent francs?—Tes cent francs! et voici le voleur qui s'apprête à lui tomber dessus.—Oui, la plaisanterie a assez duré, s'écrie l'autre, je t'ai vu, je te dis que je t'ai vu par la fenêtre au clos.—Tu m'as vu! tu m'as vu! reprend le voleur désarçonné, eh bien, je vais te faire un billet.»
Et le volé a dû se contenter de ce billet, et ne se serait jamais plaint, si le voleur n'avait pas été compromis dans une affaire d'assassinat.
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Mercredi 29 septembre.—Bar-sur-Seine. Les ouvriers travaillant aux mécaniques compliquées, ont quelque chose d'hoffmanesque.
J'avais fait cette remarque à propos des accordeurs de piano. Aujourd'hui, arrive ici un monteur de billards.
C'est un vieillard qui entre, sa petite valise au dos, habillé d'une antique redingote, qu'il boutonne sur un corps ramassé et tout tremblotant, avec là-dessus une pauvre vieille figure, comme taillée dans un manche de parapluie, et où il y a de gros yeux gris, sans lumière. Soudain, voici mon vieillard qui jette sa redingote, passe une blouse blanche, prend une barre de fer, et tout musculeux, de ses mains noueuses, brise les travers de la caisse d'emballage, comme des allumettes. Il m'apparaît ainsi qu'un espèce de Goliath, au nez tuberculeux d'un abbé napolitain, aux yeux de jettatore, effrayants, diaboliques.
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Dimanche 3 octobre.—Ce que je demande avant tout à Dieu, c'est de mourir dans ma maison, dans ma chambre. La pensée de la mort chez les autres, m'est horrible.
* * * * *
Samedi 9 octobre.—On n'a jamais vérifié le rôle que joue l'amour physique, dans l'attachement des femmes honnêtes pour leurs maris. Quelquefois les maris le savent si bien, que pour punir leurs épouses, ils les privent de leurs faveurs, et les font ainsi,—et cela sans un reproche, sans une parole—venir à résipiscence.
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Vendredi 15 octobre.—Je me retrouve à Paris avec une paresse indicible à me remuer, à sortir de chez moi. Les trois ou quatre volumes portant mon nom, qui s'impriment ou se réimpriment, ne m'intéressent nullement. Fumer, en regardant vaguement des choses d'art, ce serait, en ce moment, toute l'ambition de ma vie.
* * * * * Samedi 16 octobre.—Le petit prince Sayounsi a donné, ces jours-ci, ses sabres de famille à Burty. En les donnant, le prince s'est excusé du mauvais état de ses armes, disant que ses amis s'en servaient, à Paris, pour couper les bouchons de Champagne. Oui, voilà, à quoi sont tombés ces farouches lames, ces aciers superbes!
Je remarquais sur la lame du petit sabre, des ondulations presque imperceptibles, en forme de nuages, et à propos de ces ondulations, le prince Sayounsi, a dit à Burty, qu'un japonais en comptant le nombre de nuages compris dans un espace, qu'il lui désignait entre ses deux ongles, y lisait la signature de l'armurier.
Ces lames, c'est l'idéal de l'acier, l'idéal de ce beau ton cruel du métal de la mort.
Et le sobre et sévère goût d'ornementation qui pare ce beau métal. Je me rappelais, en les maniant, un sabre que j'ai vu dernièrement. Une petite araignée d'or filait sa toile, et les fils presque invisibles de sa trame, descendaient sur la lame, sur le fourreau, apparaissant sous les miroitements du jour, en leurs matières différentes, comme une toile d'araignée baignée de rosée, sous le soleil du matin.
* * * * *
Mercredi 27 octobre.—Voici la phrase textuelle, dite par Radowitz, le famulus de Bismark, au duc de Gontaut-Biron, lorsque, l'été dernier, il l'interrogeait sur les intentions de son maître:
«Humainement, chrétiennement, politiquement, nous sommes obligés de faire la guerre à la France».
Et à la suite de cette déclaration, de longues considérations à l'appui.
* * * * *
Jeudi 4 novembre.—Ces jours-ci mon cabinet de travail a été fini, les livres replacés sur les rayons, les gravures rentrées dans les cartons, les tapis persans étendus sur les murs, les bronzes, les plats, les vases raccrochés aux parois, ou perchés sur les entablements des meubles. C'est charmant, toutes ces choses brillantes, scintillantes, chatoyantes, riant dans le rouge de la pièce, sous ce plafond de velours noir, où des chiens de Fô s'attaquent dans un champ de pivoines roses. Le bouquet de pavots du trumeau, au-dessus de la glace, éclate sous de l'or neuf, comme un bouquet d'orfèvrerie.
J'ai rarement éprouvé une jouissance pareille à celle, que j'ai à vivre dans cette harmonie somptueuse, à vivre dans ce monde d'objets d'art si peu bourgeois, en ce choix et cette haute fantaisie de formes et de couleur. Le travail, ici, en levant, de temps en temps, le nez en l'air, me semble du travail en un lieu enchanté, et j'ai peine à quitter ces choses pour les rues de Paris.
* * * * *
Dimanche 7 novembre.—Une dame de ma connaissance m'interrogeait sur ce que j'avais fait, ces jours-ci, dans l'Oise, je lui disais que j'avais été voir la prison de Clermont, et qu'une chose m'avait fait un singulier effet. C'est dans la Réserve, où sont empaquetés les effets des condamnées, un paquet portant sous le numéro d'écrou: Entrée 7 septembre 1872.—Sortie le 5 septembre 1887.
A cela la dame me répondait: «Eh bien quoi, c'est une femme condamnée à quinze ans de prison. Qu'est-ce que vous voyez de si singulier là dedans?»
* * * * *
Lundi 8 novembre.—«En trois mots—c'est Flaubert qui parle—je vais vous dire ce qu'il en est… je suis ruiné… Il y a eu tout à coup sur les bois, une baisse, comme jamais on en a vu. Ce qui valait 100 francs n'a plus valu que 60… D'abord j'ai fait des prêts à mon neveu, puis quand la faillite a été menaçante, j'ai racheté, à bas prix s'entend, des créances… tout mon avoir y a passé… Mais s'il se relève, il est resté à la tête de ses affaires… je ne perdrai rien… Il me doit aujourd'hui plus d'un million.»
* * * * *
Mardi 16 novembre.—On cause des conférences qui avaient lieu, ces jours-ci, entre Dupanloup et Dumas fils, pour faire introduire la recherche de la paternité dans le code, et l'on ne doutait pas que, si la Chambre actuelle s'était perpétuée, une proposition ad hoc, n'eût été soumise à ses délibérations.
Un mot de Dupanloup à Dumas:
«—Comment trouvez-vous MADAME BOVARY.
—Un joli livre.
—Un chef-d'œuvre, monsieur… oui, un chef-d'œuvre, pour ceux qui ont confessé en province.»
* * * * *
Samedi 20 novembre.—Ce soir, en causant avec Jacquet, le peintre «de la femme à la robe de velours rouge» de cette année, j'étais plus que jamais confirmé dans l'idée qu'il n'y avait qu'une manière de faire un salon: un salon où l'homme de lettres confesserait le peintre, le forcerait à retrouver toute l'origine embryonnaire de son œuvre, lui ferait dire les circonstances dans lesquelles elle est née, les révolutions qu'elle a subies, lui arracherait, pour ainsi dire, la genèse psychologique et matérielle de sa toile.
Oui, pour une intelligence de l'art, il y aurait à faire un salon tout nouveau, tout original, un salon qui ne parlerait que de la vingtaine de tableaux marquants,—un salon à faire une fois dans sa vie, et à ne plus jamais recommencer.
Et même dans ce salon, les curieuses notes qu'y apporterait l'anecdote racontant les choses représentées, ce que j'appellerai le mobilier de la couleur.
C'est ainsi que dans le tableau de Jacquet, la robe de velours rouge venait d'une princesse russe, morte dans un misérable garni. Elle avait été achetée, quinze francs, par un confrère de Jacquet, à un camarade de faction pendant le siège. Et cette robe, Jacquet, la voyait tous les jours, et ce beau ton, qu'il sentait sien, lui faisait venir des idées de vol. Or le propriétaire, un ami, était dans le moment en train de tourner au dix-huitième siècle. Un beau jour donc, Jacquet prenait dans son atelier un fauteuil, aux pieds contournés, que son ami regardait du même œil que lui lorgnait la robe. Le troc accepté, il emportait la robe, et aussitôt en possession de la loque à la splendide couleur, il esquissait sur une vieille toile, en deux heures, son tableau.
«Il n'y a que les choses qu'on enlève comme cela dit-il, qui sont bonnes.»
Maintenant dans la robe, la créature qu'il y avait mise, était, selon son expression, une statuette de Saxe très ébréchée, cassée en beaucoup d'endroits, une statuette à placer tout en haut sur une planche, de peur qu'un coup de plumeau ne la réduise en morceaux, une femme dont la cocasse morale, les fêlures psychiques, le ressoudage incomplet, avaient fait dans la pourpre le caractère de ce tableau.
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Dimanche 21 novembre.—L'Empereur de Russie,—c'est Tourguéneff qui parle—n'a jamais lu quoi que ce soit, dans l'imprimé. Quand il lui prend envie de faire connaissance d'un livre ou d'un article de journal, on lui en fait une copie dans une écriture de chancellerie, une belle calligraphie toute ronde. Et Tourguéneff nous contait que, de temps en temps, l'autocrate fait dans le village de *** un petit séjour, où il affecte de dépouiller l'empereur, et se fait appeler M. Romanow!
Donc là, un jour, il dit à sa famille: Le temps n'est pas beau aujourd'hui, on ne sortira pas ce soir, je vous ménage une surprise.» Le soir arrivé, l'Empereur apparaît avec un manuscrit dans les mains. «C'était une nouvelle de moi… Et comme nous lui disons:—Ça été un succès?—«Nullement, l'Empereur est de sa personne, très sentimental. Il avait choisi une nouvelle fort peu pathétique, et l'a lue d'une voix larmoyante.»
C'est bien singulier, dit encore Tourguéneff, c'est bien singulier comme quelquefois des natures pas lettrées trouvent des notes shakespeariennes.
Il y a à Saint-Pétersbourg, de petites voitures menées par un petit cheval, voitures qui ne coûtent pas cher, et que je prenais, quand j'étais jeune. On est derrière le cocher, tout près de son oreille, et je causais avec le cocher. Ces voitures sont conduites d'ordinaire par des paysans qui viennent faire une saison dans la capitale, et c'est rare, les paysans qui quittent leur maison, parce que notre paysan sait que son père couchera avec sa femme… Oui, c'est comme cela… J'avais donc pris un de ces cochers, et je vous disais que je causais avec lui. La course était longue. Il se met à me parler de sa femme qui était morte. Les Russes ne sont pas en général tendres, et celui-ci me parlait de sa femme avec une tendresse inexprimable.
—«Eh bien, qu'est-ce qui vous est arrivé, quand vous êtes entré dans sa chambre, lui dis-je.
—Je l'ai prise par le bras, et l'ai appelée par son nom, et Tourguéneff nous dit en russe, le nom de Marie.
—Et après?
—Oh! après, j'ai fait une chose bien bête, je me suis assis près de son lit,—et l'homme faisant le geste de battre la terre de la paume de sa main, ajouta au bout de cela, avec un éclair dans les yeux.—Oui, j'ai dit: Ouvre-toi, ventre insatiable!
—Et après encore.
—Je me suis couché et j'ai dormi.»
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Lundi 29 novembre.—Un marchand de bibelots me disait aujourd'hui: «Oh! Marquis (le chocolatier), quand il marchande ici quelque chose, dont il a envie, je ne le lui donne pas pour rien… car ça se voit, son envie… il a un petit tremblement nerveux dans les doigts qui touchent l'objet… Eh bien…, quand il a son tremblement, vous comprenez…»
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Mardi 30 novembre.—Aujourd'hui, à notre ancien dîner de Magny, qui devient un dîner tout politique, et qu'on appelle le dîner du TEMPS, Bardoux a fait, pour la première fois, son apparition. C'est un monsieur, au noir de la barbe rasée d'un prêtre du Midi, aux longs cheveux rejetés en arrière, à la mode chez les universitaires à idées révolutionnaires.
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Mercredi 1er décembre.—Au fumoir de la princesse, on cause, ce soir, des morts, des tués par l'amour dans l'union légitime. Là-dessus quelqu'un parle d'un ménage, apparenté aux de Noailles, dont l'amour longtemps contrarié, s'était dépensé avec une espèce de fureur, après la célébration du mariage. Et il donne un joli détail sur la fin de ces deux agonisants de l'amour. Les médecins avaient défendu tout contact entre les deux chairs amoureuses, et dans un même lit, une glace sans tain séparait les deux amants, sans les empêcher de se voir.
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Lundi 6 décembre.—C'est bon de sentir la reconnaissance de votre talent, de percevoir autour de votre œuvre un mouvement de l'opinion favorable admiratif, respectueux. Je crains toutefois que ça arrive un peu tard, pour en profiter longtemps.
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Mercredi 8 décembre.—Popelin disait, ce soir, très justement d'après des remarques faites dans la société qu'on pourrait croire la plus intelligente de Paris, il disait qu'on n'estimait les gens que sur une cote officielle: les peintres, quand ils étaient décorés, les hommes de lettres, quand ils étaient académiciens,—et il ajoutait qu'il n'avait jamais trouvé chez aucune personne du monde, homme ou femme, l'intelligence ou le courage d'un jugement personnel sur une œuvre d'art.
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Vendredi 10 décembre.—Jamais je n'ai vu un spectacle plus triste: une femme en cheveux blancs, une aïeule mendiant près de tous, dans la boutique de Dentu, des réclames, dit la malheureuse, pour se faire un nom.
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Samedi 11 décembre.—Je suis décidément trop mangé par le bibelot. Si ce n'était que l'argent, mais c'est la part de pensée que ça prend.
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Mercredi 15 décembre.—Ce soir, Raoul Duval nous entretenait d'un singulier et honteux compromis: un duc aurait promis à un sénateur sa voix, pour sa nomination à l'Académie, à la condition que le sénateur lui donnerait sa voix pour le Sénat.
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Jeudi 16 décembre.—Hier Gambetta, un peu grisé par son succès oratoire et la nomination de la fournée des sénateurs républicains, est resté jusqu'à deux heures du matin, dans les bureaux de LA RÉPUBLIQUE, blaguant.
Il était, au dire de Burty, très amusant en débagoulant une de ses dernières entrevues avec Thiers, dont il imitait la voix flûtée, et les petits gestes de polichinelle vampire.
Entre autres choses, Thiers lui avait raconté son ministère, et tout ce qu'on cachait au maréchal Soult, et tout ce qu'on faisait en dehors de lui. Enfin, un jour, à propos de je ne sais quoi de patricoté sans sa participation, le maréchal furieux se rendit chez le Roi. «J'étais averti, dit Thiers, et ma voiture suivit de près la voiture du maréchal… Dans les affaires, voyez-vous, Gambetta, il faut toujours avoir une figure de bonne humeur… Retenez cela, Gambetta, ça vous servira… La porte du Roi était fermée pour tout le monde. Je la forçai, et au moment où je passai la figure que je vous disais, par la porte entr'ouverte, le Roi en conférence avec Soult, me jeta: «Tout est arrangé…, on a pleuré!»
Le roi Louis-Philippe, on le voit, était digne de son compère Thiers.
On parla ensuite entre Thiers et Gambetta des élections. Et Thiers se récriait sur les noms qu'il lui avait fallu voter… «Vous m'avez fait voter pour Lorgeril, pour celui qui m'a toujours si maltraité, oui, pour celui qui m'a appelé le Mal… Car j'ai été fortement maltraité dans ma vie… Savez-vous que j'ai mille cinq cents caricatures, parues contre moi… Mme Dosne en a fait la collection… Je les regarde quelquefois, ça m'amuse… Il y en a de drôles, une entre autres où je suis en dragon—c'est déjà assez singulier d'avoir fait de moi un dragon—et je suis couché sur un fumier avec trois cochons… vous voyez d'ici la légende.
Puis parlant de la journée, Thiers dit au tribun de la République: «Gambetta, vous avez été imprudent, oui vous avez été imprudent, vous pouviez…» Et comme Gambetta lui coupait la parole, en lui disant qu'il savait ce qu'il faisait, qu'il n'y avait aucun danger, au bout de quoi, il ajoutait:
—«Et après tout!
—Oui, vous êtes un joueur, reprenait Thiers, un beau joueur, vous avez raison, pendant que vous êtes en passe, il faut faire suer aux cartes leur argent.»
Devant ces bribes et ces déboutonnements de conversations, le vieil homme politique n'apparaît-il pas, comme un prudhomme méphistophélique?
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Mardi 21 décembre.—Une vieille actrice très connue disait, ces jours-ci, à quelqu'un: «J'ai quarante mille livres de rente, je vieillis avec dignité.»
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Vendredi 24 décembre.—Exposition Barye.
Barye est un sculpteur du corps de l'homme très ordinaire. La femme, sous son ébauchoir, prend l'aspect caricatural, qu'aurait un véritable antique, copié par Daumier. L'ornemaniste se montre empire, perruque, né pour l'agrémentation du zinc.
Barye n'a de génie que comme animalier, et dans les grands fauves. Le premier il a rendu le tressautement du repos; le sillonnement tranquille de la force et de la vitesse dans le courant des muscles aux grands méplats carrés; le flottement élastique dans la marche du corps sous la peau distendue; le rampement du bond. Le premier, il a rendu la sérénité ennuyée du roi des animaux.
L'aquarelliste me paraît surfait. On sent trop sur la feuille de papier, parmi les roches grises de Fontainebleau, le transport d'un croquis de féroce fait au Jardin des Plantes. Cependant, parmi ces aquarelles, il y a autour d'énormes arbres desséchés, des enroulements alourdis de boas, apparaissant dans la lueur d'un éclair livide, qui sont d'un coloriste tout à fait dramatique.
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Lundi 27 décembre.—Je dîne ce soir chez Hugo. Sur les huit heures, il apparaît dans une redingote à collet de velours, la corde lâche d'un foulard blanc autour du cou. Il se laisse tomber sur le divan, près de la cheminée, parle du rôle de conciliation qu'il veut jouer dorénavant dans les assemblées, dit qu'il n'est pas un modéré, parce que l'idéal d'un modéré n'est pas le sien, mais qu'il est un apaisé, un homme sans ambition et éprouvé par la vie.
Là-dessus arrive Saint-Victor, qui présente Dalloz. Le directeur du MONITEUR, tout aussitôt, fait une profession de foi de conservateur progressiste, et se comparant à une jambe qui marche, dans son mouvement en avant, prenant mal son point d'appui sur son pied de derrière, s'embourbe dans son speach, en manquant de tomber.
On passe dans la salle à manger. Le dîner ressemble assez à un dîner donné par un curé de village à son évêque. Il y a une gibelotte de lapin, suivie d'un rosbif, après lequel fait son entrée un poulet rôti. Autour de la table, sont assis de Banville, sa femme, son fils, Saint-Victor, Dalloz, Mme Drouet, Mme Charles Hugo, flanquée de ses deux enfants, son diable de petite fille, et son doux petit garçon aux beaux yeux veloutés.
Hugo est en verve. Il cause d'une manière bonhomme, charmante, s'amusant de ce qu'il raconte, et coupant quelquefois son récit d'un rire sonore, qui se répète deux fois dans sa bouche.
«Il n'y a, dit-il, de vraies haines, que les haines littéraires. Les haines politiques ne sont rien. Les hommes n'apportent pas aux idées de ce domaine la même foi qu'à leurs doctrines littéraires, qui sont et le credo convaincu et le produit d'un tempérament.» Ici, il s'interrompt pour jeter: «Tenez, nous sommes cinq dans ce salon, qui pensons absolument d'une manière différente, eh bien, je sais que nous nous aimons mieux, que ne m'aime Emmanuel Arago!»
Puis Hugo parle de l'Académie. Il fait un coloré et spirituel portrait de Royer-Collard: «Un œil très fin, très malin, sous un épais sourcil, un œil embusqué sous une broussaille, le bas de la figure disparaissant dans une cravate, qui montait parfois jusqu'au nez, au dos une grande redingote du Directoire, et toujours les bras croisés et la tête renversée en arrière…
«Il m'avait déclaré qu'il avait lu mes livres, que les uns lui plaisaient, les autres non, mais qu'il ne voterait pas pour moi, parce que j'apporterais une température qui changerait le climat de l'Académie… Je vous l'avoue, j'aimais aller à l'Académie, les séances du dictionnaire avaient un intérêt pour moi; je suis très amoureux d'étymologies, charmé par ce qu'il y a de mystère dans ces mots de subjonctif, de participe… J'étais assidu autour de cette table, où juste en face de moi, comme vous l'êtes, monsieur de Goncourt, j'avais Royer-Rollard.
«A l'Académie, il faut vous dire, je ne sais pourquoi, dès mon arrivée, Cousin s'était posé, vis-à-vis de moi, en antagoniste. Un jour arrive le mot: Intempérie. L'étymologie, demande-t-on? Intempéries, répond quelqu'un… «Messieurs, s'écrie Cousin, nous devons apporter une certaine réserve dans le choix des mots que nous avons l'honneur de consacrer; intempéries n'est pas du latin, ça n'existe dans aucun auteur de bonne latinité: c'est du latin de cuisine.» Tout le monde se taisait. Alors je jette tranquillement intempéries; et j'ajoute: «Tacite.» Tacite, mais ce n'est pas du latin, reprend Cousin, c'est du latin bon pour le romantisme, n'est-ce pas Patin, vous qui savez le latin?» Mais avant que Patin eût pris la parole, on entendit sortir de la haute cravate de Royer-Collard, avec une intonation nasillarde et méprisamment moqueuse: «Messieurs, Cousin et Patin sont des messieurs qui savent du latin!» L'on rit, et l'étymologie fut acceptée.
«Un autre jour, un autre mot vint… malheureusement je ne me le rappelle plus… non je ne me le rappelle plus. Cousin de déclarer que le mot n'était pas français. Là-dessus un silence, au milieu duquel je dis:
«M. Pingard, voulez-vous descendre à la bibliothèque et m'apporter le troisième volume de Regnard. Et le volume apporté, je lus le mot, dans une phrase du VOYAGE EN LAPONIE. Il ne faut pas me montrer plus fort que je ne le suis. Quelques jours avant, un hasard m'avait fait faire une recherche dans le volume, pour quelque chose que je faisais. Cousin aussitôt de s'écrier: «Est-ce vraiment une raison d'accepter un mot, parce qu'il est dans le coin d'un bon auteur». De la grande cravate on entendit encore sortir: «Dans les bons auteurs il n'y a pas de coin, pas de coin!»
«Non, j'aimais Royer-Collard… les deux hommes que je n'aimais pas, c'était Cousin et Guizot.»
Dans la salle à manger, au plafond bas, il y a au-dessus de nous, une flambée de gaz à vous cuire la cervelle, Mme Charles Hugo me dit que très souvent cette chaleur produit chez son fils des troubles de la tête, qui lui font désirer d'être toujours à côté de lui. Et sous cette lumière de migraine, Hugo continue à boire du champagne et à parler comme si rien de ce qui fait mal aux autres, n'avait de puissance sur sa robuste constitution.
La-dessus, et dans ce milieu, Dalloz s'est mis à parler bêtement des choses psychologiques, toutes nouvelles, qu'avait apportées Dumas fils au théâtre. Là-dessus Banville s'emporte, et d'une voix stridente, coupante, lui demande qu'il lui indique n'importe quoi, qui ne soit pas dans Balzac.
Le nom de Dumas fils fait remonter la conversation à Dumas père.
Hugo se met à dire, qu'il vient de lire les vrais mémoires de d'Artagnan. Et là-dessus il déclare que s'il n'avait pas pour habitude de ne rien prendre aux autres, jamais il n'a été plus tenté par l'appropriation d'une histoire, et le désir de lui donner une forme d'art que par un épisode, dont Dumas ne s'est pas servi. Et il se met à raconter merveilleusement, se jouant dans un délicat érotisme, l'histoire de cette chambrière, dont d'Artagnan fait l'entremetteuse douloureuse de son intrigue avec la duchesse, la menaçant de ne plus revenir, si elle n'obtient de sa maîtresse qu'elle lise ses lettres, la menaçant de ne plus revenir, si elle n'obtient qu'elle y réponde… Et le merveilleux dénouement humain, s'écrie-t-il, dénouement bien supérieur à tous les dénouements du réalisme actuel. La chambrière maîtrisée fait obtenir un rendez-vous à d'Artagnan, mais au moment de ce rendez-vous, le ressentiment de la victime, soudainement enragée de vengeance, le laisse, en hiver, vingt-quatre heures sans feu et sans nourriture dans le froid glacial d'un cabinet, au sortir duquel la duchesse lui ouvrant les bras, le rejette bientôt hors du lit, d'un coup de pied.
On sort de table. Banville et moi allons fumer une cigarette dans l'escalier, avec la promesse d'un fumoir dans un avenir prochain.
Nous retrouvons Hugo, dans la salle à manger, debout et tout seul, devant la table, préparant la lecture de ses vers: une préparation qui a quelque chose de la manipulation préventive d'une séance de prestidigitation, où le prestidigitateur essayerait dans un coin, ses tours.
Et voilà Hugo s'adossant à la cheminée du salon, le voilà à la main la grande feuille de papier de sa copie transatlantique,—un fragment de ces manuscrits légués à la Bibliothèque, et qu'il nous dit être écrits sur du papier de fil, pour en assurer la conservation.
Puis il met lentement ses lunettes, que longtemps une certaine coquetterie lui a fait repousser, essuie longuement de son mouchoir, et pour ainsi dire, avec des gestes rêveurs, la sueur qui perle sur les veines turgescentes de son front.
Il commence enfin, jetant, en forme d'exorde, comme pour nous avertir qu'il a encore des mondes entiers dans la tête: «Messieurs, j'ai soixante-quatorze ans, et je commence ma carrière.» Il nous lit le «Soufflet du père», une suite de la LÉGENDE DES SIÈCLES, où il y a de beaux vers surhumains.
Il est curieux à voir lire, Hugo! Sur la cheminée, préparée comme un théâtre pour la lecture, et où quatorze bougies, reflétées dans la glace et dans les appliques, font derrière lui, un brasier de lumière, sa figure, une figure d'ombre, comme il dirait, se détache cerclée d'une auréole, d'un rayonnement courant dans le ras rèche de ses cheveux, de son collier blanc, et transperçant de clarté rose ses oreilles fourchues de satyre.
Après le «Soufflet du père» on décide facilement le grand homme à lire autre chose. Les vers qu'il nous lit cette fois sont tirés d'un nouveau poème qu'il appelle: «Toute la lyre», un poème où il veut mettre tout—et qui lui permet d'être jeune, dit-il en souriant.
Sur ce, il déclame un morceau original: une promenade d'amants dans les bois, au printemps. La femme cause politique, et l'homme parle d'amour. Et quand la femme semble amollie par l'éveil amoureux de la nature, soudain, évoquant le souvenir de la dernière guerre, cette femme se montre toute prête à se livrer furieusement à lui, non pour faire l'amour, mais pour qu'il naisse et jaillisse de leurs embrassements, un vengeur.
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Mardi 28 décembre.—Dîner chez Brébant.
Une voix.—Buffet, sa figure est antipathique… il a toujours le visage crispé d'un homme qui se brosse les dents.
Une autre voix.—Oh, la séductrice famille que cette famille Sarah Bernhardt… Vous n'avez pas connu la charmante petite Régina, morte à dix-neuf ans…
Une autre voix.—Oui, on estime à quatre-vingts millions de rente, la fortune que les jésuites possèdent en France, et cela est établi par une enquête secrète, faite tout dernièrement… C'était assez difficile, ils n'ont que des actions au porteur… le gouvernement a fait des recherches, pour arriver à savoir quelles étaient les personnes qui touchaient ces titres.
Une autre voix.—L'homme n'est qu'une forme de la matière en activité.
Une autre voix.—Le livre de Taine, c'est très bien, sa structure de la société me paraît fort intelligemment faite.
BARDOUX.—Messieurs, permettez-moi d'être d'un avis contraire. M. Taine n'a fait son livre que d'après les idées déjà émises dans les livres. Il ne s'est pas douté d'une chose, c'est que la Révolution a été accomplie et exécutée seulement par les légistes, les avocats, les hommes de loi, les procureurs… Songez qu'il y avait 240 avocats à la Constituante. Les historiens n'ont vu jusqu'à présent que le côté épisodique de la Révolution: les séances où parlait Mirabeau, les séances où défilaient les sections. Ils n'ont pas songé que la Révolution, qui est toute la constitution civile de la société actuelle, a été faite sans bruit, sans discussion, sans éloquence, au commencement des séances, où l'on votait jusqu'à 90 décrets—des décrets préparés par cinq avocats ou hommes d'affaires… Cela s'est pour ainsi dire passé, sans que, dans leur ignorance des affaires, la noblesse et le clergé se soient aperçus du grand bouleversement tranquille qui se faisait. La révolution est accomplie avec la Constituante.»
Cela est nettement et clairement démontré par la lecture de trois cents volumes, que j'ai le premier lus et coupés,—vous m'entendez, messieurs, coupés—les trois cents volumes du Corps Législatif, dans lesquels aucun historien n'a mis le nez, et qui étaient, ce que sont de nos jours, les distributions… Oui, il m'est arrivé de baiser la page, où est l'historique du serment du jeu de Paume… Maintenant ces hommes qui ont fondé une société civile, étaient-ils capables de fonder une société politique. Leur idéal, c'était de fonder, non point une république, mais une monarchie anglaise, et je l'eusse désiré, mais ils n'ont point trouvé d'appui dans le Roi… Il y a encore un grand malheur dans la Révolution, ça été la prédominance du Midi sur le Nord, l'influence girondine… C'est depuis ce temps, il faut l'avouer, que la France est déséquilibrée.
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Mercredi 29 décembre.—Sur un coin de canapé de la princesse, Fromentin me disait ce soir: «Moi, mon cher, si je n'avais pas de femme, si je n'avais pas d'enfants, si je n'étais pas père et grand-père, je ne peindrais plus. Je me déferais de mon hôtel, je prendrais un petit logement dans un quartier lointain et tranquille… j'achèterais de grandes bottes fourrées… et, ayant ainsi bien chaud aux pieds, je passerais le reste de ma vie à noircir du papier.»
ANNÉE 1876
Samedi 1er janvier 1876.—J'entre maintenant, avec terreur, dans l'année qui vient. J'ai peur de tout ce qu'elle a de mauvais, en réserve, pour ma tranquillité, ma fortune, ma santé.
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Vendredi 7 janvier.—Chez Daudet, gai et charmant dîner, autour d'une soupière de bouillabaisse et d'un rôti de grives de Corse. Tout le monde se sent coude à coude avec des sympathiques, et l'on mange mieux, entre talents qui s'estiment.
La satisfaction de Flaubert éclate dans des violences de paroles, sous lesquelles la gentille Mme Daudet paraît peureusement rapetisser, la satisfaction de Zola s'expansionne dans le bonheur, bien naturel, de voir la fortune et l'argent prendre le chemin de son intérieur.
Tourguéneff, qui a un commencement de goutte, est venu en pantoufles. Il décrit originalement ce qu'il éprouve. Il lui semble que, dans son orteil, habite quelqu'un occupé à lui détacher l'ongle, avec un couteau rond et émoussé.
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Lundi 11 janvier.—Depuis que mes yeux prennent l'habitude de vivre dans les couleurs de l'Extrême-Orient, mon dix-huitième siècle se décolore. Je le vois grisaille.
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Jeudi 20 janvier.—Hier soir, dans le fumoir de la princesse, on causait de Rossini.
Quelqu'un parle d'une lettre écrite par lui à Paganini, le lendemain de sa première audition, lettre dans laquelle le maestro est tout entier. Il lui disait qu'il n'avait pleuré que trois fois dans sa vie: une première fois, lorsqu'il avait eu son premier opéra sifflé; une seconde fois, lorsque, dans une partie avec ses amis, il avait laissé tomber dans le lac de Garde une dinde truffée; enfin la troisième fois, en l'entendant la veille.
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Vendredi 21 janvier.—Le battement de cœur de l'Empereur, du grand Empereur, était presque comme s'il n'était pas. On le percevait à peine, en appliquant sa tête contre sa poitrine. Je ne sais pas si ce détail physiologique, donné par la princesse, a été imprimé quelque part[1].
[Note 1: M. George Barral m'écrit qu'il a fait allusion à ce détail, dans son PRÉCIS DE L'HISTOIRE SOUS NAPOLÉON 1er. Savine 1889.]
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Samedi 22 janvier.—La paternité amoureuse de l'enfant encore dans ses langes, a quelque chose qui surprend, qui étonne chez les jeunes pères. Je faisais cette remarque auprès de Pierre Gavarni, me montrant son petit de quatre mois, avec des joies humides de l'œil et de la bouche. Il me confessait que ces petits êtres ont quelque chose d'adorable: le rire de leur sommeil, le rire aux anges,—c'est le nom que les sages-femmes ont donné à ce rire.
Mon petit Pierre Gavarni expliquait, ce soir, assez ingénieusement, le talent de Fromentin: un manque d'études suivies, une inexpérience curieuse du métier de la grande peinture, mais le jet sur la toile d'un milieu et d'une heure, que le peintre peuple après d'Arabes et de chevaux mal dessinés et incomplètement peints, mais qui sont au fond charmants, presque vrais, et qui vivent par l'exquise et poétique trouvaille de la nature ambiante.
Cette définition du talent de Fromentin l'amenait à parler de lui-même, avec sa parole lente et calme, où l'on sent dessous la ténacité tranquille et doucement entêtée du vieux Gavarni. Il me disait qu'il cherchait toujours, qu'il venait de découvrir à peu près la tache que fait sous des arbres, une amazone de femme, et qu'il ne désespérait pas, à la longue, de trouver le caractère, le style d'un habit noir, enfin l'héroïsme de la vie moderne.
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Lundi 24 janvier.—Chez Alphonse Daudet. «Rendre l'irrendable» c'est ce que vous avez fait,—me dit, ce soir, Alphonse—ça doit être l'effort actuel, mais le point où il faut s'arrêter: voilà le difficile, sous peine de tomber dans le amphigourisme.
Et là-dessus, Mme Daudet nous lit un poétique morceau de prose, sur l'entrée de l'aube matinale dans la gaze rose des robes, dans le gouffre d'azur des glaces, dans la rouge lumière pâlissante de la fin d'un bal.
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Mardi 25 janvier.—Dans la journée j'étais chez un marchand d'estampes.
Entre un jeune homme à l'air innocent, qui pose sur le comptoir des gravures, et demande ce qu'on veut lui en donner. Moi, le dos tourné, et le nez dans un carton d'images, j'aperçois, du coin de l'œil, six estampes en couleur, six Janinet avant la lettre, des estampes fraîches, comme si on les apportait du tirage. Il y avait, entre autres, LA COMPARAISON, d'après Lawreince, dont Dauvin demandait, il y a quelques mois, 1,500 francs. Ces six gravures valaient, au bas mot, pour un marchand, 2,000, 2,500 francs.
Un silence, où, après toutes sortes de batailles intérieures, et avec la voix balbutiante qu'a la canaillerie dans une affaire, et cachant, sous le masque de l'imbécillité, le chaffriolement de ses traits, le marchand dit:—«Mais je vous en donne 120 francs.»—«Il me semble que c'est bien bon marché, reprit le jeune homme, est-ce que je ne pourrais pas en avoir 150 francs, dont j'ai absolument besoin?»
Je me tenais à quatre, pour ne pas lui crier:
«Être simple et ignorant, ramasse tes gravures, et va en demander carrément douze cents francs dans la boutique à côté, et on te les donnera!»
Le marchand a été inflexible… il n'a voulu lui donner que ses cent vingt francs.
Je n'ai jamais vu d'égorgement aussi féroce, accompli avec des apparences aussi bonhomme.
Le commerce! quelle haute pensée a eu la société ancienne de le vouloir défendre à sa noblesse!
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Lundi 24 janvier.—Je dîne avec les ménages Droz et Daudet.
L'auteur des quarante éditions de MONSIEUR, MADAME ET BÉBÉ, est un homme court, aux mains grasses, ayant sur la figure, quand il parle, de la nervosité de Fromentin.
Le soir, encastré debout entre un meuble et la cheminée, il regrette spirituellement, une pipe aux dents, le siècle passé, et déplore sa peine à travailler, emporté perpétuellement par l'école buissonnière, et toutes les recherches de circumvallation, que lui fait faire une brochure trouvée sur les quais.
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Dimanche 30 janvier.—L'élection Barodet, les élections sénatoriales de la chambre, l'élection de Hugo au second tour de scrutin, commencent à mettre très nettement en pratique, dans la politique et le gouvernement de la nation, la révolution dernière, théoriquement formulée dans les livres de Babeuf. C'est au nom des principes absolus de l'égalité, le commencement de la démolition de l'aristocratie de l'intelligence.
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Lundi 31 janvier.—Morny—c'est Alphonse Daudet qui parle—n'était pas une intelligence supérieure. Il vous disait: «Moi, j'ai la plus grande facilité poétique, en pension, il m'arrivait, quand un devoir était difficile, de l'écrire en vers…» et je me doute de ce que pouvaient être ses vers! Il disait encore: «La musique, je crois encore que j'étais né pour en faire, c'est étonnant comme les airs m'arrivent naturellement, et il chantonnait un air qui était une réminiscence de: Au clair de la lune…» Seulement chez lui, aucune bêtise administrative… Il a été toujours charmant pour moi, ne me demandant que de me faire couper les cheveux… Ce qu'il y a de curieux, c'est par quoi je l'ai séduit. Poupart-Davyl, pour une dette d'imprimerie, fait opposition sur mon traitement… Vous voyez d'ici l'effet dans les bureaux… Morny de sourire, et de se moquer de mon créancier… Là-dessus il me vient une affection de poitrine qui me faisait cracher le sang, il me relève le moral, et m'annonce qu'il fera de moi, dans le Midi, le plus jeune des sous-préfets… C'est à lui que je dois ce voyage en Algérie, en Corse, en Sardaigne, qui m'a remis sur les pieds: voyage pendant lequel je n'ai eu qu'à lui adresser, tous les mois, une petite lettre reconnaissante… Je le répète, l'homme fut toujours gracieux avec moi, et n'a jamais rien eu de ce qu'il avait quelquefois avec les autres.
J'ai été très peu son complice pour les chansons nègres, et j'ai doucement décliné de faire les paroles d'une cantate. Oui, il rêvait la musique d'une machine, avec des «Vive l'Empereur!» qui devait remuer les masses, un 15 août. Me trouvant froid, il s'est alors adressé à Hector Crémieux. Mais savez-vous le joli de la chose. Ça devait se passer à la porte Saint-Martin. Le duc s'y rend, pour jouir de l'ovation faite à sa musique. Il entend jouer du Molière, puis du Corneille, mais pas la moindre cantate. Il sort, en faisant claquer la porte de sa loge. L'anonymat des paroles et de la musique de la cantate improvisée, avait été si bien gardé, que la censure l'avait refusée.
Oh! c'était bien amusant le dessous du rideau… c'était même passablement farce. Je ne sais à propos de quelle attaque de la musique de Saint-Remy, par Rochefort, le duc fut embêté… mais là, dans les moelles. Il fit même réunir la collection de ses œuvres, et les adressa à Jouvin, pour qu'il le vengeât des attaques de ce monsieur de Rochefort. Alors Crémieux, Halévy et Siraudin étaient les collaborateurs du duc et ses confidents littéraires, et Siraudin, à ce propos, tenta avec la diplomatie d'un auteur dramatique doublée de celle d'un confiseur, d'opérer un rapprochement entre Rochefort et de Morny.
Toutes les fois qu'il rencontrait Rochefort, il lui parlait du Rembrandt, du fameux Rembrandt de Morny, lui arrachant la promesse de venir le voir, et prenant rendez-vous avec lui. Le comique, c'est qu'il ne vint jamais, et que j'ai vu plus de sept ou huit fois, le duc faire le pied de grue, en attendant Rochefort.
—«Et vous ne faites rien de cela?»—s'exclame tout à coup Zola, qui depuis quelques instants, ainsi que toutes les fois qu'il entend des choses convertissables en roman, s'agite sur sa chaise, à laquelle il fait décrire des demi-cercles.—Mais c'est un livre superbe à faire… il y a là un caractère, si j'avais eu cela pour l'Excellence Rougon… Est-ce que ce n'est pas votre avis, Flaubert?
—Oui, c'est curieux, mais il n'y a pas un livre là-dedans!
—Il n'y a pas un livre, il n'y a pas un livre… Mais si il y a un livre, n'est-ce pas Goncourt?… Mais vous, Flaubert, pourquoi ne faites-vous pas quelque chose sur ce temps?
—Pourquoi? fait Flaubert, parce qu'il faudrait avoir trouvé la forme et la manière de s'en servir. Et puis maintenant je suis une bedolle!
—Une bedolle, qu'est-ce que c'est que ça? interroge Daudet.
—Non personne mieux que moi ne sait combien je suis bedolle… Oui, une bedolle!… Quoi, un vieux cheik, enfin?
Et Flaubert finit sa phrase d'un geste vaguement désespéré.
* * * * *
Mercredi 2 février.—Alexandre Dumas, ce soir, donne un détail de l'anecdote russe qui a servi aux Danicheff, dont l'invention a de quoi réjouir un romancier. Un avocat est convenu, moyennant une somme d'argent, de faire casser le mariage d'une femme. Il se rend chez le pope, le grise, s'empare de son registre, gratte le nom de l'homme, puis… vous croyez qu'il substitue un autre nom—non, sur le nom gratté, il remet le même nom. On comprend le procès, l'avocat plaide la surcharge.
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Vendredi 4 février.—Quand maintenant j'ai travaillé le soir, qu'il y a eu la veille, échauffement de la cervelle, je suis sûr d'avoir le lendemain la migraine. Et cela a lieu fatalement, toutes les fois qu'il y a dans mon travail, la création de personnages.
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Samedi 5 février.—Amusant bonhomme que ce Cernuschi, avec son baragouin franco-italien, sa faconde gouailleuse, ses drôleries d'imagination, ses paradoxes-vérités appuyés sur une vraie science économique, et enfin son art de faire comprendre des choses abstraites avec la vulgarité des comparaisons.
Il dit que toute la société vit aujourd'hui de passif, que tout le monde, à de rares exceptions, passe sa vie dans les dettes, et que les mariages, les successions, et enfin la mort, font durer et mettent en règle cet état général.
Il dit encore, que dans le commerce, les Boissier, les Marquis, sont des maisons à part, et que tout le reste à peu près du commerce de Paris, vit toute son existence, en ayant la plus grande peine à ne pas faire faillite. Et il passe une revue générale, en citant les noms, de la situation financière des commerçants du boulevard. Puis il fait un tableau du commerce de l'Inde, de la Chine, avec l'Angleterre, et il démontre que ce commerce est tout comme le commerce du boulevard des Italiens.
Puis sa parole va aux élections, et il empoigne amicalement Jourde, le directeur du SIÈCLE, qui est là, sur le manque d'indépendance de sa feuille, sur son aplatissement devant les exigences des amis de Louis Blanc et autres. Ils s'écrie que la République ne sera fondée, que si les républicains sévères veulent se séparer des républicains n'apportant à la République que des éléments de dissolution.
Il déplore qu'à l'heure présente, tout homme qui écrit un article, vise à un siège au Sénat ou à la Chambre, et ménage les personnalités qui peuvent lui être utiles, sans souci de l'intérêt général, et il termine en disant que son rêve serait de fonder un journal qui ressemblerait au chœur des tragédies antiques, et avertirait la nation, au nom de l'intérêt de la chose publique.
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Mardi 8 février.—Après les circuits de la parole autour de la papauté, de l'inconscience des philosophes allemands, des actions impulsives des aliénistes, de l'origine de la vérole, le dernier mot de la conversation du dîner est celui-ci:
«Alors décidément le morpion est moins bien armé par le créateur que le pou?»
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Samedi 12 février.—Pour me connaître, pour savoir ce que je vaux, il faut me plaire: avec les gens qui ne me sont pas sympathiques, je me referme et ne laisse rien passer de moi.
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Dimanche 13 février.—En lisant, cette nuit, du Michelet, j'ai l'impression d'une littérature opiacée, capiteuse et trouble, surexcitante et énervante.
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Jeudi 17 février.—Je dîne aujourd'hui chez Burty, avec deux Japonais: le prince Sayounsi et un Japonais du commun.
Le prince, c'est le type du Chinois avec les yeux remontés, la bouche à grosses lèvres, la face enfantinement sourieuse: tout cela sous une raie au milieu de la tête, la raie du gandin parisien.
L'autre est un type plus de son pays, il a une de ces figures cabossées de masques japonais en carton ou en bois; sa barbe et ses cheveux sont faits d'un crin noir; les protubérances du sourcil, au-dessus du front sont très détachées, la prunelle dans le blanc de son œil, un peu extravasé de sang, ne se tient jamais tranquille au centre, comme dans l'œil européen. On la rencontre toujours irritée ou animée par quelque passion de l'âme, en bas, en haut, dans les coins,—cela donnant au regard un caractère fiévreusement étrange.
Tous deux ont une voix douce et musicale, des pieds d'une petitesse exquise, des mains douées pour prendre les choses, de la préhension délicatement tâtonnante des singes. Ce qui me frappe surtout chez eux, c'est l'absence d'estomac et de toute la tripaille matérielle qui remplit un ventre européen, et leur maigreur de lapin vidé et l'exiguïté de leurs personnes flottent dans nos pantalons et nos redingotes, un peu à la façon de la petitesse d'animaux affublés dans les cirques de vêtements humains.
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Dimanche 20 février.—Une journée qui va décider du sort de la France et de mon individu. Les élections seront-elles radicales, et D…. me payera-t-il?
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Lundi 21 février.—Chateaubriand à l'étranger, en Russie, en Allemagne, en Angleterre,—c'est Tourguéneff qui le dit, et avec une autorité incontestable,—n'a aucunement de réputation. Sa belle prose poétique, mère et nourrice de toutes les proses colorées de l'heure actuelle, ne jouit d'aucune estime.
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Jeudi 24 février.—C'est curieux, comme le plus souvent mes sympathies existent au détriment de mes intérêts. C'est ainsi que si mes opinions conservatrices avaient triomphé, et si monsieur Buffet n'avait pas été battu, LA FILLE ÉLISA aurait bien pu être poursuivie.
—Un morceau écrit, paraît-il bien, il y a des gens qui soutiennent que cela tient à ce que l'écrivain a trouvé, le jour où il a jeté ce morceau, la formule unique et absolue qui lui convenait. Je ne partage pas cette opinion et je crois que le même morceau, écrit à quatre époques différentes, dans des dispositions d'esprit dissemblables, aura dans chacune de ses élaborations, s'il est écrit par un homme de talent, une excellence, une perfection autre, mais adéquate.
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Lundi 28 février.—Quand la vie a des embêtements, il faut avoir le courage de se jeter à bas de son lit, dès qu'on ne dort plus, et promener et secouer sur ses pieds, les lâchetés molles du matin.
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Mardi 29 février.—En parlant du papier usé, effiloqué, qui est toute la monnaie de certains pays de l'Europe, de l'Italie surtout, Saint-Victor dit assez joliment que ce papier lui apparaît, comme la charpie d'un État blessé.
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Jeudi 2 mars.—Hier dans le fumoir de la princesse, l'on causait style, et l'on parlait de l'impuissance de bien écrire chez les gens qui parlent plusieurs langues. Pour ces gens, les mots ne gardent plus leur particularité, leur qualité unique, à l'exclusion de tout synonyme, d'être l'enveloppe s'adaptant juste à une chose ou à un être. Les mots, chez les linguistes, deviennent des dénominations vagues, des représentations effacées, dès à peu près de vocables, des entités.
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Dimanche 5 mars.—Aujourd'hui Tourguéneff est entré chez Flaubert, en disant:
«Je n'ai jamais si bien vu qu'hier, combien les races sont différentes: ça m'a fait rêver toute la nuit… Nous sommes cependant, n'est-ce pas, nous, des gens du même métier, des gens de plume… Eh bien, hier, dans MADAME CAVERLET, quand le jeune homme a dit à l'amant de sa mère qui allait embrasser sa sœur: «Je vous défends d'embrasser cette jeune fille.» Eh bien, j'ai éprouvé un mouvement de répulsion, et il y aurait eu cinq cents Russes dans la salle, qu'ils auraient éprouvé le même sentiment… et Flaubert, et les gens qui étaient dans la loge, ne l'ont pas éprouvé ce moment de répulsion… J'ai beaucoup réfléchi dans la nuit… Oui, vous êtes bien des latins, il y a chez vous du romain et de sa religion du droit, en un mot, vous êtes des hommes de la loi… Nous, nous ne sommes pas ainsi… Comment dire cela?… Voyons, supposez chez nous un rond, autour duquel sont tous les vieux Russes, puis derrière, pêle-mêle, les jeunes Russes. Eh bien les vieux Russes disent oui ou non,—auxquels acquiescent ceux qui sont derrière. Alors figurez-vous que devant ce «oui ou non», la loi n'est plus, n'existe plus, car la loi chez les Russes ne se cristallise pas, comme chez vous. Un exemple. Nous sommes voleurs en Russie, et cependant, qu'un homme ait commis vingt vols qu'il avoue, mais qu'il soit constaté qu'il y ait eu besoin, qu'il ait eu faim, il est acquitté… Oui, vous êtes des hommes de la loi, de l'honneur, nous, tout autocratisés que nous soyons, nous sommes des hommes—et comme il cherche son mot, je lui jette «de l'humanité». Oui, c'est cela, reprend-il, nous nous sommes des hommes moins conventionnels, nous sommes des hommes de l'humanité.»
Aujourd'hui dimanche, dernier jour des élections, j'ai la curiosité de saisir l'aspect du salon Hugo.
Dans l'escalier, je rencontre s'en allant Maurice et Vacquerie.
Dans le salon du poète presque vide, Mme Drouet, raide dans sa robe de douairière galante, se tient assise à la droite d'Hugo, en une attention religieuse. Sur un coin du divan Mme Charles Hugo est affaissée dans le chiffonnement mou d'une robe de dentelle noire, joliment sourieuse, avec toutes sortes de délicates ironies dans les yeux, pour l'office auquel elle assiste tous les soirs.
Les hommes sont Flaubert, Tourguéneff, Gouzien, et un petit jeune homme inconnu.
Hugo cause de la séduction de l'éloquence de Thiers, faite, dit-il, avec des choses qu'on sait mieux que lui, et d'une foule de fautes de français, et tout cela débité avec une très vilaine voix,—et qui cependant, au bout d'une demi-heure, vous prend, vous intéresse, s'impose à vous.
Et passant en revue les autres orateurs, il ajoute: «Par exemple, il ne faut pas les lire, ces discours, oui, ce sont des conférences, d'aimables conférences, dont l'effet ne dépasse pas le troisième jour… Et cependant, messieurs, dit-il, en se levant, l'ambition d'un orateur ne doit-elle pas être de parler pour plus longtemps que ça… de parler à l'avenir?»
Je donne le bras à Mme Drouet, et l'on passe dans la salle à manger, où il y a sur la table, des fruits, des liqueurs, des sirops.
Là, les bras croisés sur la poitrine, le corps un peu renversé dans sa redingote boutonnée, et le blanc d'un foulard au cou, Hugo se remet à parler. Il parle de cette voix douce, lente, peu sonore, et cependant très distincte, une voix qui s'amuse autour des mots; et les caresse. Il parle, les yeux demi-fermés, avec toutes sortes d'expressions chatte, passant sur sa physionomie qui fait la morte, sur cette chair qui a pris le beau et chaud culottage de la chair d'un syndic de Rembrandt, et quand sa parole s'anime, il y a sur son front un étrange tressautement de la ligne de ses cheveux blancs, qui monte et redescend.
Hugo esthétise ainsi sur Michel-Ange, Rembrandt, Rubens, Jordaens qu'il met, par parenthèse, fort à tort, au-dessus de Rubens.
Nous restons seuls, toute la soirée, sans un coup de sonnette d'homme politique dans ce parlage d'art et de littérature. Et à onze heures, tout le monde se lève et s'en va, Hugo mettant sur sa tête un vieux chapeau de Castelar, que l'Espagnol lui a laissé en place d'un plus neuf.
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Lundi 13 mars.—Tourguéneff parlait du comique, se mêlant quelquefois aux actes héroïques.
Il contait qu'un général russe, après une attaque, deux fois repoussée par les Français retranchés derrière le mur d'un cimetière, avait commandé à ses soldats de le jeter par-dessus le mur.
«Eh bien, comment ça s'est-il passé?»—demandait Tourguéneff au général en question, un très gros homme.
Et voici ce que le général lui racontait. Il s'était trouvé dans une flaque d'eau, au milieu de laquelle il essayait de se relever et de se remettre sur ses pieds sans le pouvoir, et il retombait chaque fois, en criant: hurrah! Pendant ce, un fantassin français, qui le regardait, sans tirer, lui criait en riant: Gros cochon! gros cochon!
Mais les hurrah avaient été entendus, les Russes s'étaient décidés à franchir le mur, et les Français étaient bientôt chassés du cimetière.
Lisant, ces jours-ci, les CONTES DROLATIQUES de Balzac, je suis effrayé de l'admiration naïve avec laquelle je les lis. Cela me fait presque peur. Le fabricateur de livres, encore capable d'en fabriquer, dans sa lecture, ne se départ jamais, et cela tout naturellement, d'un certain sens critique. Le jour où il lit comme un bourgeois, il me semble prêt à perdre sa puissance créatrice.
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Mardi 21 mars.—La toute-puissance de l'Académie sur l'esprit de la France, n'a jamais été plus complètement exprimée que par le mot d'un gendarme à Renan.
C'était à l'époque de l'Exposition universelle, Renan se tenait dans la grande salle des manuscrits de la Bibliothèque, et à cause de l'affluence des visiteurs, on avait donné à Renan pour compagnon un gendarme. Dans un moment où ils étaient seuls, le gendarme, étendant la main vers les reliures en bois et les reliures en peau de truie des antiques manuscrits des vieux siècles, dit à Renan: «Monsieur, tous ces ouvrages, je pense, sont les livres couronnés par l'Académie?»
Ce soir, Berthelot s'est étendu sur la corruption et la vénalité de l'administration des États-Unis. A ce propos il affirmait que les soieries de Lyon, étant frappées d'un droit de 60 pour 100, chaque expéditeur, à l'intérieur de sa caisse, clouait un billet de 500 francs, et ne payait que 6 pour cent. Renan ajoute que son tailleur qui habille l'Amérique, lui confiait que pour ses habits d'outre-mer, il a l'habitude de coudre un billet de 50 francs, dans l'intérieur de la manche.
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Dimanche 26 mars.—Quinze jours de migraine, de douleurs de tête insupportables qui me forcent à me mettre au lit, à chercher un soulagement dans l'obscurité d'une chambre complètement fermée. Et le reste du temps, un état trouble de la tête ne me permettant pas de travail, ou ne produisant que du mauvais travail.
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Jeudi 30 mars.—Lachaud, qui a été l'avocat de l'Internationale, était, hier, curieux à entendre causer sur la puissance de cette Société, à laquelle sont affiliés tous les ouvriers de Paris.
Il disait le sou, que l'ouvrier garde chaque jour dans son gousset, en dépit de la tentation du marchand de vin, le sou préservé, le sou sauvé et livré, tous les quatre jours, à un collecteur.
A ce propos, il nous contait cette histoire personnelle, attestant l'autorité d'une institution qui est comme la religion actuelle de l'ouvrier.
Un petit entrepreneur de toiture d'un village de l'arrondissement de Saint-Denis, dans un accident de chemin de fer, a les deux jambes coupées. Il devait mourir. Il réchappe par un miracle. Lachaud plaide d'office pour lui, et par un bonheur singulier, un concours de chances extraordinaires, il lui obtient une fortune, il lui obtient une indemnité de 95,000 francs.
A quelques années de là, en 1869, je crois me rappeler, Lachaud se présente dans l'arrondissement de Saint-Denis. Il fait sa tournée. Il est invité à déjeuner dans le village de son homme, où son amphitryon ne lui cache pas que le pays est mauvais, et qu'il n'aura pas de voix.
A ce moment, on annonce l'homme aux deux jambes coupées. Voici Lachaud complimenté, au milieu de l'affirmation des convives, que c'est une bien bonne chose pour lui que cette visite… que l'homme a une grande influence.
L'homme sort de sa petite voiture, se met sur ses jambes artificielles, embrasse les mains de Lachaud, s'écrie qu'il lui doit sa fortune, que sa femme après lui aura de quoi vivre, que ses enfants seront heureux: un vrai discours, prononcé moitié pleurant.
Puis, s'arrêtant au milieu de son attendrissement, il dit: «Je vous dois tout cela… je suis prêt à faire tout ce que vous voudrez… à vous prêter 80,000 fr.; mais… et je suis venu pour cela, c'était pour moi un devoir de vous le déclarer… je ne peux pas voter pour vous… j'appartiens à l'Internationale… je dois même travailler contre vous.»
Et le cul-de-jatte de l'Internationale se remet à pleurer, et sa douleur était sincèrement déchirante.
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Dimanche 2 avril.—Comme dans notre métier d'ouvrier en création, on paye vite le succès par le malaise physique et le détraquement nerveux. Aujourd'hui, j'entendais l'heureux Daudet s'écrier sur une modulation désespérée: «Oh! j'ai des après-midi d'une tristesse… tenez, je voudrais être une femme pour pleurer!»
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Mercredi 12 avril.—Je suis tellement souffrant, en cette fin de mars et ce commencement d'avril, je me sens si près de mourir, tous les ans, pendant la semaine sainte, que parfois je me demande si la mort du Christ n'est pas une allégorie, et si la Passion, avec ses racontars légendaires, n'est pas une personnification, à la manière antique, de l'influence homicide du vent du Nord-Est, sur le renouveau des corps et des êtres.
————Philippe Siebel racontait qu'étant à Ceylan, il se promenait. Il est arrêté par le bruit artiste d'un marteau, un marteau qui reprenait, se taisait, avait l'air de causer avec l'homme, le maniant: un marteau qui était comme une intelligence, et qui n'était pas le marteau bête d'un ouvrier européen. Philippe Sichel tombait alors sur un homme en train de monter les panneaux de la porte d'une habitation, et il se mettait à l'écouter, charmé, ravi, quand l'ouvrier faisant sauter un petit morceau de bois d'un panneau, le façonnait dans quelques minutes, en un petit animal sculpté qu'il tendait à l'étranger.
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Mardi 2 mai.—L'ingénieur Freycinet, l'homme de guerre de la Défense nationale, vient dîner, pour la première fois, à notre dîner de Bréhant.
Par une de ces ironies que font quelquefois les hasards de la conversation, le monteur de la campagne de 1870 tombe au milieu de paroles, qui, tout le temps du dîner, font l'éloge d'Annibal, célèbrent la puissance d'organisation qui permit aux Carthaginois de se maintenir vingt ans en Italie, chantent les talents militaires de cet homme unique, que Napoléon plaçait le premier parmi les hommes de guerre du passé.
A la longue, la figure de l'ancien ministre de la guerre, cette figure qui semble la figure d'un puritain d'un roman de Walter Scott, s'allonge, s'assombrit, et le nouveau dîneur a l'air de trouver qu'on cause chez nous, trop longtemps de la même chose.
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Mercredi 3 mai.—Lachaud, l'avocat, donnait ce soir un détail topique sur la dégénérescence de l'homme du peuple et de l'ouvrier, détail qu'il tenait d'une maîtresse de maison du boulevard extérieur, pour laquelle il avait plaidé.
Elle lui déclarait qu'il n'y avait plus rien à faire dans son état: l'amour dans les basses classes ayant, depuis quelque temps, perdu de son enragement. Elle ajoutait qu'autrefois, il fallait surveiller tout homme qui montait, pour qu'il ne redoublât pas. Maintenant, cette surveillance est inutile, l'homme du peuple de 1876 ne redouble plus.
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Jeudi 4 mai.—Aujourd'hui les larmes me sont venues aux yeux, en corrigeant les épreuves d'une nouvelle édition de CHARLES DEMAILLY. Jamais, je crois, il n'est arrivé de décrire par avance, d'une manière si épouvantablement vraie, le désespoir d'un homme de lettres sentant tout à coup l'impuissance et le vide de sa cervelle.
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Vendredi 5 mai.—Notre société des cinq a la fantaisie de manger une bouillabaisse, dans la taverne qui est derrière l'Opéra-Comique. On est, ce soir, causeur, verveux.
… TOURGUÉNEFF.—Moi, pour travailler, il me faut l'hiver, une gelée comme nous en avons en Russie, un froid astringent, avec des arbres chargés de cristaux, alors… Je travaille cependant encore mieux en automne, vous savez, par ces temps où il n'y a pas de vent, pas de vent du tout, où le sol est élastique, où l'air a comme un goût vineux… Mon chez moi, c'est une petite maison en bois, avec un jardin planté d'acacias jaunes,—nous n'avons pas d'acacias blancs.—A l'automne, la terre est toute couverte de gousses, qui crépitent, quand on marche dessus, et l'air est tout rempli de ces oiseaux qui imitent les autres… oui, des pies-grièches. Là dedans tout seul…
Tourguéneff ne finit pas sa phrase, mais une contraction de ses poings fermés sur sa poitrine, nous dit la jouissance et l'ivresse de cervelle, qu'il éprouve dans ce petit coin de la vieille Russie.
… FLAUBERT.—Oui, une noce classique. J'étais, pour tout dire, un enfant. J'avais onze ans. C'est moi qui détacha la jarretière de la mariée. Il y avait à la noce une petite fille. Je suis revenu à la maison, amoureux d'elle. Je voulais lui donner mon cœur, une expression que j'avais entendue. Dans ce temps, il arrivait, tous les jours, chez mon père, des bourriches de gibier, de poisson, de choses à manger, que lui envoyaient des malades qu'il avait guéris, des bourriches qu'on déposait, le matin, dans la salle à manger. Et en même temps, comme j'entendais sans cesse parler d'opérations, ainsi que de choses habituelles et ordinaires, je songeais sérieusement à prier mon père, de m'ôter le cœur. Et je voyais mon cœur apporté dans une bourriche, par un conducteur de diligence, à la plaque, à la casquette garnie de frisure de peluche, oui, je le voyais, mon cœur, posé sur le buffet de la salle à manger de ma petite femme. Et dans le don matériel de mon cœur, il n'y avait ni blessure, ni sang.
ZOLA.—Moi…
… J'étais rappelé en Russie, reprend Tourguéneff, je me trouvais à Naples, je n'avais plus que cinq cents francs. Il n'existait pas le chemin de fer alors. Le retour fut embarrassé, difficile, et vous l'imaginez bien, sans dépenses d'amour. Je me trouvais à Lucerne, regardant du haut du pont, près d'une femme accoudée à mes côtés, sur le parapet, des canards qui ont une tache, en forme d'amande sur la tête. La soirée était magnifique. Nous nous mîmes à causer, puis à nous promener. Et en nous promenant, nous entrâmes dans le cimetière… Flaubert, vous connaissez le cimetière?… Je ne me rappelle pas, en ma vie, avoir été plus amoureux, plus excité, plus pressant… La femme se coucha sur une grande tombe…
…—Tout ça, qu'est-ce auprès de ceci, s'exclame Flaubert, son coude se serrant contre sa poitrine—qu'est-ce auprès d'un bras de femme aimée, qu'on presse une seconde contre son cœur, en la menant à table.
DAUDET.—Malheur!—fait-il, en se tortillant sur sa chaise, avec des mains qui se crispent nerveusement au-dessus de sa tête.—Ce n'est pas mon genre…
…—Mais Daudet, dit ingénument Flaubert, vous savez, je suis cochon!
—Laissez donc, vous êtes un cynique avec les hommes et un sentimental avec les femmes.
—Ma foi, c'est vrai, avoue en riant Flaubert, même avec les femmes de maison, que j'appelle mon petit ange…
…—C'est curieux,—laisse échapper Tourguéneff, écoutant avec des yeux effarés et presque inquiets, ce qui se dit,—c'est curieux, moi, je n'aborde la femme qu'avec un sentiment de respect, d'émotion, et de surprise mon bonheur… Daudet, vous n'avez pas connu de femmes russes?… Tant pis… Cela aurait eu un intérêt pour vous… La femme russe, voyons… comment vous la définir: c'est un mélange de simplicité, de tendresse, et de dépravation inconsciente!
…—Dans la Haute-Egypte,—c'est encore la voix de Flaubert—par la nuit noire comme un four, entre des maisons basses, au milieu de l'aboiement des chiens qui veulent vous dévorer, on vous mène à une hutte, haute comme un jeune homme de dix-sept ans. Là dedans, tout au fond, on trouve, couchée par terre, une femme en chemise, dont le corps est entouré, sept ou huit fois, d'une grande chaîne d'or, une femme qui a les fesses froides comme de la glace. Alors, avec cette femme qui reste immobile dans le plaisir, on éprouve, voyez-vous, des jouissances infinies, des jouissances…
Moi.—Allons, Flaubert, mon vieux, c'est de la littérature, ça!
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Jeudi, 11 mai.—La photographie semble donner presque seulement l'animalité contenue dans l'homme ou la femme représentée.
————Ne croyez pas aux gens qui disent aimer l'art, et qui, pendant toute la durée de leur chienne de vie, n'ont pas donné dix francs pour une esquisse, pour un dessin, pour n'importe quoi de peint ou de crayonné! A l'amoureux d'art, la vue des choses d'art ne suffit pas, il sent le besoin d'être propriétaire d'un petit bout, d'un petit morceau de cet art, qu'il soit riche ou non.
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Mardi 20 juin.—Tout homme de lettres est toujours un individu biscornu, hanté par des originalités bizarres, et il n'y a pas besoin pour être ainsi, d'être un imaginateur, un poète, un romancier; il suffit qu'on soit un homme, vivant de la vie des lettres.
Voici Villemain. Sait-on comment se passaient ses nuits. Il ne dormait pas, et pannotait jusqu'au matin, prenant ici un livre, là un papier, qu'au bout de très peu de temps, il envoyait derrière lui, sur le corps de Mme Villemain, couchée et dormant dans le lit conjugal, puis il passait à un autre livre, à un autre papier qui prenait bientôt le même chemin, en sorte que la pauvre femme confiait à une amie, que ses nuits étaient horribles, que ce n'était qu'une suite de sursauts, de peurs, de réveils brusques.
Patin, c'était une autre manie. Sa femme adorait la campagne. Il ne l'empêchait pas absolument d'y aller, mais il se refusait impérieusement à la suivre, déclarant que le gaz carbonique dégagé par les arbres, l'étouffait.
————Le vieux Giraud confessait qu'il prenait en grippe ceux qui lui écrivaient de trop longues lettres. Quand une lettre a plusieurs pages, s'écriait-il, je dis à mon rapin à qui je la jette: «Additionne le total!»
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Mardi, 27 juin.—On causait de la sincérité des convictions.
«Arnaud de l'Ariège, c'est une tête d'ascète, de croisé,—s'écrie Robin, avec dans la voix une colère amusante—oui, lui, un convaincu, un sincère… mais de Broglie, allons donc, c'est une tête d'épervier déplumé, sans circonvolutions, sans une circonvolution!»
————Un symptôme bien positif de l'industrialisme de l'art dans ce moment, c'est que les dessinateurs ne demandent plus tel prix d'un dessin: ils se font payer comme les graveurs, tant le décimètre carré.
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3 juillet.—J'étais, ces jours-ci, avec Sophie Arnould et la Saint-Huberty; j'étais avec la famille des jolis dessinateurs qui s'appellent les Saint-Aubin; je travaillais dans les archives et le papier galant de l'ancienne Académie de musique; je tournais et retournais dans mes cartons et ceux de Destailleurs; ces dessins de grâce qu'on a plus refaits; je me sentais heureux, et je me trouvais dans le temps et avec les gens que j'aime… mais je me suis juré de reprendre mon roman en juillet. Me voici donc, comme un chirurgien, qu'on arracherait à d'aimables curiosités, obligé de reprendre la cruelle autopsie moderne, la brutale prose, le travail qui fait mal, et dont tout mon système nerveux souffre, tout le temps que le volume se pense et s'écrit…
————Il s'élève, à l'heure qu'il est, une génération de jeunes liseurs de bouquins, aux yeux ne connaissant que le noir de l'imprimé, une génération de petits lettrés, sans passion, sans tempérament, les yeux fermés aux femmes, aux fleurs, aux objets d'art, à tout le beau de la nature, et qui croient qu'ils feront des livres. Les livres, les livres de valeur, ne se font que du contre-coup de toutes les émotions produites par les beautés belles ou laides de la terre, chez une nature exaltée.
Il faut pour faire quelque chose de bon littérairement, que tous les sens soient des fenêtres grandes ouvertes.
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Vendredi 21 juillet.—Je rentre furieux. Je viens du fond de Paris. J'avais rendez-vous avec le médecin chargé du dispensaire des maisons de prostitution de Vincennes et de l'École Militaire. Eh bien de cet inspecteur, depuis des années, des parties génitales affectées à messieurs les militaires, je n'ai pu tirer un renseignement, une anecdote, un mot. Il m'a seulement affirmé que ces femmes étaient bêtes: voilà tout.
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Mardi 25 juillet.—Hébrard disait ce soir: «Je ne sais, si c'est d'être entré très jeune dans le journalisme politique, mais cela ou autre chose a fait de moi, tout à fait un homme de journée en politique. Passé six heures, rien des choses politiques ne m'intéresse plus, ne me passionne plus, ne m'est plus de rien.
Le docteur Robin pose pour axiome: on ne travaille bien, qu'à la condition de bien dormir… et on ne dort bien, qu'à la condition de bien dîner, la veille.
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Lundi 31 juillet.—La maladie, sans la souffrance aiguë, n'est pas quelque chose de tout à fait désagréable: c'est une espèce de diffusion inconsciente de la cervelle dans un ensommeillement fiévreux. Mes pensées me font alors l'effet, dans une rivière débordée, de ces petits riens brillants, entraînés au fil du courant, et qui font le plongeon, et qui reparaissent, et qui se divisent et se perdent dans le torentueux de l'eau.
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Mercredi 2 août.—Dans la fugitivité d'un rêve sans queue ni tête de malade, j'ai revu mon vieux Pouthier (l'Anatole de MANETTE SALOMON.) C'était lui, dans le corps d'un nain de Velasquez, avec la peau du visage, comme galuchatisée par l'alcoolisme et d'affreuses maladies, et en même temps, avec un doux et humble regard qui me demandait de le reconnaître.
Enveloppé de loques sans couleur, il était assis sur la première marche d'un escalier, la tête baissée, les bras pendants, des pantoufles roses à ses pieds.
————Oh! la bonne petite pluie, qui sait si bien qu'on a besoin d'elle!—ainsi que dit le poète chinois.—Eh bien, cette bonne petite pluie ne tombera donc jamais?
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Mardi 8 août.—Ernest Picard, après une longue absence—il a été très malade—a fait sa réapparition à notre dernier dîner de Brébant. Le gros homme est dégonflé et décoloré, comme un de ces éléphants de baudruche qui aurait servi d'enseigne à un magasin de jouets, et sur lequel il a plu.
Il s'assied, et le voici, dès la soupe, dans ce monde de fanatiques protestants comme Scherer, de politiques étroits comme Robin; le voici, à donner l'envolée à son scepticisme raffiné; spiritualisé, si l'on peut dire, par la maladie. Avec cette voix étoupée, cette voix morte qui ne fait pas de bruit, il lance ses ironiques petites phrases, terminées par un point d'interrogation de son malin petit œil. C'est comme une série de coups de bistouris, donnés en se jouant dans l'aveuglement, la présomption, la bêtise de tout ce monde officiel, qui compte à notre table, aujourd'hui cinq sénateurs.
A un moment, Bréal se penche vers moi, et me dit: «Il est encore malade,
Picard, voyez comme il est amer!»
Il continuait, l'amusant malade, et je jouissais. Il me semblait entendre un très charmant et très méchant fou, venant dire à notre table, sous une forme quelconque, leurs vérités à nos seigneurs les démocrates.
Il est vraiment, cet homme; un gros enfant terrible pour son parti.
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Lundi 14 août.—Dans une blondine chevelure de petite fille, c'est joli le papier des papillotes: on dirait les cosses de l'automne dans le flavescent feuillage d'un arbuste à fleurs.
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Jeudi 17 août.—En rentrant ce soir, Pélagie m'apprend que Fervaques est mort subitement dans la journée.
Il n'y a pas huit jours qu'il était venu, en voisin, me demander de lui écrire la préface de son troisième volume de PARIS AU JOUR LE JOUR. Dans une longue causerie avec lui, sous les marronniers du jardin, un rayon de soleil lui arrivant en pleine figure, il me sembla tout à coup voir un vieillard sous l'apparente jeunesse de sa figure. Je restai frappé de cette vision, qui fut comme un éclair.
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Mardi 15 août.—Je crois qu'un curieux d'art ne naît pas comme un champignon, et que le raffinement de son goût est produit par l'ascension de deux ou trois générations, vers la distinction des choses usuelles.
Mon père, un soldat, n'a jamais acheté un objet d'art, mais aux choses qui servaient au ménage, il leur voulait une qualité, une perfection, un beau non ordinaire. Et je me rappelle dans ce temps, où l'on ne se servait pas de verre mousseline, il buvait son bordeaux dans un verre qu'aurait brisé, en le touchant, une main grossière. J'ai hérité de cette délicatesse de mon père, et le meilleur vin et la plus excellente liqueur, je ne puis les apprécier dans un épais cristal.
————Moi, ma charogne m'est indifférente, et il m'importe peu de pourrir, mais si j'aimais une femme, et que je vinsse à la perdre, il me semble que cette dissolution humoreuse serait un tourment pour ma pensée et mon souvenir.
Oui, les corps pour lesquels on a une religion, on leur voudrait le néant de cendre des anciens.
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Samedi 19 août.—Triste journée. Je vais à la messe de mort de Fervaques, dans cette église d'Auteuil, où je ne suis pas entré depuis l'enterrement de mon frère.
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Lundi 21 août.—A la petite porte de fer battante du parc de Saint-Gratien, où j'ai l'habitude de me faire descendre, je tombe sur Anastasi. Il m'apprend que la princesse est avec tout son monde à Paris, et qu'elle ne reviendra que pour dîner. Je lui donne le bras, et nous allons nous asseoir, sous la tente, au bord du lac d'Enghien.
Là, il me raconte ses misères, sa jeunesse passée jusqu'à vingt ans, aux Quinze-Vingt: son père étant devenu aveugle à trente-six ans. Il a eu pour le nourrir et relever, le pain donné tous les jours aux aveugles, avec la pension de trente francs par mois. Il entremêle son récit de détails sur la vie des habitants, sur leurs habitudes, sur les mouvements d'âme de ces infirmes, sur les originaux de l'endroit, des détails enfin, avec lesquels un romancier ferait un original et neuf début d'une existence.
Et il ajoute qu'il avait conservé de cette vie, un souvenir d'épouvantement si grand, que lorsqu'il s'est vu aveugle chez Dubois, et qu'il ne savait comment il mangerait, l'idée de retourner aux Quinze-Vingt lui avait causé une telle horreur, qu'on le faisait surveiller pour qu'il ne se tuât pas.
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Mardi 29 août.—Partout autour de moi, des morts subites, des coups de foudre, des vivants comme assassinés. Ce pauvre Fromentin, à notre dernier dîner de Brébant, qui eut lieu la veille de son départ, il m'accompagnait jusqu'à mon chemin de fer, et m'interrogeait sur mon roman, avec ce joli étonnement de son œil circonflexe.
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Vendredi 1er septembre.—Flaubert racontait que pendant ces deux mois, où il est resté chambré, la chaleur lui avait donné comme une ivresse de travail, et qu'il avait travaillé quinze heures tous les jours. Il se couchait à quatre heures du matin, et s'étonnait de se trouver à sa table de travail, quelquefois à neuf heures.
Un bûchage, coupé seulement de pleines eaux dans la Seine, le soir.
Et le produit de ces neuf cents heures de travail, est une nouvelle de trente pages.
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Samedi 2 septembre.—À mon âge, et dans mon métier, quand on se sent, certains jours, talonné par la mort, l'angoisse est affreuse de savoir, s'il vous sera donné de terminer le livre commencé, et si la cécité, le ramollissement du cerveau, ou enfin la mort, n'inscriront pas le mot fin, au milieu de votre œuvre.
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Dimanche 3 septembre.—Turgan disait à Toto Gautier: «Vois-tu, pour gagner de l'argent, il ne faut pas être de ceux qui travaillent, il faut s'arranger pour être de ceux qui font travailler.»
————A la maison centrale de Melun, lors du changement de régime qui amena la suppression du tabac pour les détenus, des frères et amis jetaient par-dessus les murs des morceaux de pipes culottées, dont les détenus, à défaut d'autre chose, chiquaient la terre imbibée de nicotine.
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Vendredi 3 octobre.—Hier, j'ai reçu un livre d'un jeune homme, nommé Huysmans: l'HISTOIRE D'UNE FILLE, avec une lettre qui me disait le livre arrêté par la censure. Le soir, dans le fond du salon de la princesse, j'ai causé, une bonne heure, avec l'avocat Doumerc, de l'affaire de ma désastreuse hypothèque.
De cette persécution d'un livre semblable à celui que je fais, et de cette séance avec cet homme de loi, glabre et de noir habillé, il est advenu, la nuit, que j'ai rêvé que j'étais en prison, une prison aux pierres de taille lignées comme la Bastille, dans un décor de l'Ambigu. Et le curieux, le voici: j'étais emprisonné simplement pour écrire le livre de LA FILLE ÉLISA, et cela sans qu'il eût paru, sans qu'il fût plus avancé qu'il ne l'est en ce moment. On conçoit ma fureur intérieure du procédé gouvernemental, et elle était complétée cette fureur, dans mon rêve, de ce que je me trouvais mêlé, dans une grande salle, à des confrères tondus comme des aspirants à la guillotine, aux mains exsangues, esthétisant prétentieusement, le monocle dans l'œil,—des confrères correctement sinistres, ainsi que le Baudelaire que j'ai entrevu une fois.
J'avais encore, au fond de moi, la vague inquiétude que la censure avait profité de mon absence pour détruire mon manuscrit, le manuscrit de mon œuvre dernière. Quand, tout à coup, s'ouvrait dans la muraille de pierres de taille, une baie qui me montrait sur un petit théâtre, éclairé par une rampe de gaz, deux femmes de la prison de Clermont, deux femmes de la prison de mon livre. Et les deux assassines, qui travaillaient debout, penchées sur une table, m'attaquaient d'œillades, avec des fous rires qui les courbaient et les aplatissaient sur la table, toutes remuantes de torsions de reins et de frétillements de hanches.
Et il arrivait que mon indignation d'être arrêté, l'horreur de la société au milieu de laquelle je me trouvais, la perte de mon manuscrit, tout cela disparaissait dans la recherche que je faisais, en ma cervelle en feu, du moyen de me transporter près de ces deux femmes, sans éveiller l'attention d'un garde-chiourme terrible qui fumait un brûle-gueule, adossé au mur, à côté de moi.
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Mardi 17 octobre.—Saint-Victor, qui a beaucoup vécu dans la société de Lamartine, affirmait que le poète ne lisait jamais que Gibbon, un voyage en Chine de lord Macartney, et la correspondance de Voltaire, et encore ne lisait-il ces livres, toujours les mêmes, que pour s'endormir.
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Jeudi 19 octobre.—Aujourd'hui, chez les Sichel, je regardais la collection d'un laqueur japonais, pour les besoins de son art. J'étais frappé en ces figurations, qui s'exécutent généralement dans la tonalité noire et or, de ce que la plupart n'étaient pas lavées à l'encre de Chine, mais à l'aquarelle. On voit par là que dans le laque, les laqueurs veulent mettre une chaleur de coloriste, et qu'en leur travail, ils se soutiennent par une véritable esquisse de peintre.
————Un monsieur rencontre une ancienne connaissance, qu'il sait depuis longtemps dans la débine:
—«Eh bien, comment ça va-t-il?
—Oh! je suis heureuse dans le moment, j'ai un vieux très riche… figure-toi que c'est un ancien ébéniste… il vient tous les lundis chez moi… me fait déshabiller toute nue, et se met à vernir mes meubles… Moi, je le suis en le tapotant, et en lui disant: «Comme tu vernis bien!» A la fin ça l'exalte…»
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Mardi 31 octobre.—L'attention et l'observation japonaises sont amusées par des événements de la nature plus petits que ceux qui nous intéressent, nous autres Européens. Pour que la campagne nous parle, nous tente à la reproduire, il faut qu'elle se montre à nous sous de grands aspects, avec d'originales beautés, qu'elle soit dramatisée par un orage, par un coucher ou un lever de soleil.
Les Japonais, eux, ils ne demandent pas tant de choses. Je viens d'acheter une garde de sabre, où dans un ciel écorné par un quartier de lune d'argent, d'arbres qu'on ne voit pas, tombent à travers le ciel neigeux, deux jaunes feuilles d'automne. C'est là tout le motif de la ciselure, et ces deux feuilles, qui font tout le décor imaginé par l'artiste, composeraient également tout le libretto d'un poème de là-bas.
Ce soir, à la reprise des dîners du TEMPS (c'est ainsi que s'appelle l'ancien dîner Magny), Liouville faisait remarquer le nombre d'incomplets, d'estropiés, de gens avec un lobe cérébral trop développé et un membre atrophié, qui avaient joué un rôle dans la Commune. Il énumérait aussi les mystiques du gouvernement, ce qui me fait m'écrier: Il y aurait un joli titre pour les baptiser: Brancroches et mystiques.
Hébrard me parlant de Charles Blanc, à propos de l'article indécent commis contre Fromentin, article soufflé par Saint-Victor, me disait de l'académicien: «Il est de la nature de ces femmes qui peuvent voyager, en chemin de fer, avec un inconnu, quarante heures sans faiblir, mais à la condition de ne pas rencontrer un tunnel… L'homme qui chambrera Charles Blanc deux jours, aura toujours raison de lui.
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Vendredi 3 novembre.—Voisin, le préfet de police apprenait à Claudin, que les arrestations de nuit à Paris, allaient tous les jours de 200 à 240 personnes, et qu'elles montaient à 400 les jours de fête…
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Vendredi 8 novembre.—C'est bon, c'est fécondant pour l'imagination, les courses que je fais, la nuit tombée, avant dîner. Les gens qu'on coudoie, on ne voit pas leurs figures; le gaz qui commence à s'allumer dans les boutiques y met une lueur diffuse, où l'on ne distingue rien, et la locomotion remue votre cervelle, sans que les yeux soient distraits, au milieu de ces choses endormies, et de ces vivants à l'état d'ombres. Alors la tête travaille et enfante.
Je vais ainsi par le Bois, par la grande rue de Boulogne jusqu'au pont de Saint-Cloud, et, regardant un moment dans la Seine, le reflet du pauvre village ruiné, je reviens par le même chemin.
Et les notes, jetées ainsi en marchant, presque à l'aveuglette sur un carnet, je les reprends le lendemain matin, dans le travail rassis du cabinet.
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Dimanche 12 novembre.—Au fond, je n'ai pas grande sympathie pour ces femmes du dix-huitième siècle, ces femmes sans premier mouvement, sans foi, sans croyance à un sentiment bon et désintéressé, toute saturées, à l'exception de deux ou trois, de positivisme et de scepticisme. Elles me semblent avoir des âmes d'avoués.
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Lundi 13 novembre.—Un croquis d'un bistingo de peintres, dont je n'avais pas entendu parler, quand j'ai fait MANETTE SALOMON: la maison Schumacker du quartier Pigalle.
Le père, un géant mayençais, la mère, une géante ayant toujours une fluxion, et la tête embéguinée dans une fanchon, terminée par un petit nœud, ressemblant à un bouton de potiche, les deux filles, deux beautés de six pieds.
Il fallait passer par une cuisine, où l'on trouvait les trois Gargamelles écumant des pots, puis on s'engageait dans un étroit corridor, éclairé au fond par une seule fenêtre, donnant sur des estacades de travers, où s'étageaient de malheureux pots de giroflées: un fond ayant quelque chose d'un logis d'une rue de province, dans l'ombre d'une grande église.
Dans ce corridor, qui était la salle à manger, Brendel, Schlosser, Heilbuth, mangeaient parmi de grands chiens, pendant que, magistralement, se promenait au milieu d'eux le gargotier puriste Schumacker, reprenant les fautes de français de sa clientèle alsacienne et prussienne.
Un des habitués de là, était un curieux type de bohème, le peintre X…, ramassé par le banquier Halphen, pour lui donner des leçons de peinture, puis ensuite, pour veiller à ce que, dans sa maison de banque, quelqu'un du dehors ne prît pas de l'argent, ou une traite traînant sur un bureau, et passant toute la journée, sur un pied, en fumant tous les vieux bouts de cigare, oubliés par les uns et par les autres sur les coins de cheminées.
C'était là sa vie, mais de temps en temps, Halphen éprouvant le besoin de s'en débarrasser, et ayant la pitié de le mettre sur le pavé, l'expédiait avec une pacotille au Congo ou chez le roi de Siam. Mais la pacotille était quelquefois faite si en dehors des besoins des populations, qu'un jour, à la suite d'une cargaison dans un pays quelconque, Halphen recevait de lui cette lettre: «Gonze, tu m'envoies avec des peignes dans une contrée ousce qu'on se rase la tête!»
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Mardi 14 novembre.—Son paletot relevé jusqu'aux oreilles, il me prend le bras dans la rue, et se grisant de sa parole, il me fait la conduite jusqu'au chemin de fer, avec la gesticulation d'un étudiant qui sort d'une brasserie.
«Oh! Dufaure, je le connais bien… A moi, il a fait des confidences qu'il n'a faites à personne. Que vous dire, c'est un janséniste… il a, ne savez-vous pas cela? un pont à son pantalon, un homme qui a un pont à son pantalon, vous concevez… sa femme, une intelligente femme au fond, est colletée jusqu'à la pomme d'Adam, avec sur la tête des couvre-chefs singuliers… elle fait faire ses robes à Maremmes, c'est tout vous dire… Ils allaient, dans le temps, aux soirées de Louis-Philippe, en omnibus, en compagnie de deux beaux-frères qui étaient des officiers de la garde nationale… vous les voyez tous les quatre, les beaux-frères avec leurs oursons, se faisant descendre devant le château, et sortant toujours des Tuileries, de façon à ne pas manquer l'omnibus de onze heures… Il a été un moment orléaniste, puis cela lui a passé, il est devenu républicain… Oui, il va à la messe, à la messe de cinq heures du matin, avec un livre de messe particulier, où il y a des prières de je ne sais plus qui… enfin c'est un janséniste… Il n'est pas bon, oh! il n'est pas tendre, mais il faut le dire, ce n'est pas tout le monde, c'est un orateur d'une clarté, d'une ironie, d'une méchanceté… Et cependant, comme il me disait: Il n'aime pas la lutte, mais quand il est dedans, ainsi qu'il me le disait encore, il tuerait tout le monde… Quant aux choses présentes, il ne s'en doute pas. Que vous dire, il a vu Talma, et il s'est arrêté à Talma… Il se couche à huit heures… Son livre de messe particulier et Tacite, voilà tout ce qu'il lit… Vous savez qu'il a 79 ans?
«Waddington, un monsieur pas français, pas compréhensif de tout ce que nous aimons… ah mon cher, il n'y a plus de dilettante politique, comme au dix-huitième siècle.., Say, un gentleman de cercle, qui a toujours chez lui un membre de la chambre anglaise, Decazes un rien, un néant, enfin c'est ce monsieur qui passe… Marcère, un puriste, un rédacteur, rien que cela, pas une flamme?… Ce n'est pas comme Ricard, qui avait une balle dans les reins, qui le faisait marcher un peu courbé, un passionné, celui-là?… Là dedans pas une intelligence supérieure… Je ne vois que Picard, lui un vrai bourgeois de l'ancien temps, un bourgeois du dix-huitième siècle, avec une connaissance des hommes et une compréhension des choses… Oui des bonapartistes, des orléanistes, mais pas un français, pas un homme amoureux de sa patrie, comme Cavour.
«Et la France va tout de même… et ce sont les petits fonctionnaires qui la font aller… oui, ces gens qui ont la probité, qui sont travailleurs, et qui font très bien la chose qu'ils font tous les jours.»
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Vendredi 17 novembre.—Dans l'ennui du procès en expectative avec mon notaire, dans l'irritation nerveuse de la rentrée du cheval des Martin du Nord en mon mur mitoyen, dans le découragement lâche de tout mon être physique et moral, l'achat que je fais, ce soir, de la «Correspondance de Balzac» me remonte, et me rend la volonté de lutter. Devant tous les embêtements qui n'ont pas tué son énergie, qui n'ont point arrêté la fabrication spirituelle de l'entêté écrivain, je me dis: «Allons, il faut être aussi vaillant que lui!»
————Depuis deux ou trois jours, je suis hanté par la tentation de faire un voyage au Japon, et il ne s'agit pas ici de bricomanie. Il est en moi le rêve de faire un livre, qui, sous la forme d'un journal, s'appellerait «UN AN AU JAPON», et un livre encore plus senti que peint. Ce livre, j'ai la confiance que j'en ferais un livre ne ressemblant à aucun autre. Ah, si j'étais de quelques années plus jeune!
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Mardi 21 novembre.—On parlait, ce soir, de la venette dans laquelle avait vécu Thiers, tout le temps de son pouvoir, craignant toujours d'être enlevé, et se faisant garder à Versailles par 400 soldats, dans le temps où il n'y en avait pas plus de 1,500 en état de se battre. On ne sait jamais, même à l'heure qu'il est, le train qu'il prend, pas plus que celui par lequel il arrive.
Girardin confiait à Arsène Houssaye, que le célibat de Veron l'avait décidé à se marier, et l'enterrement civil de Sainte-Beuve à se faire enterrer religieusement.
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Samedi 25 novembre.—Ce matin, sortant de mon lit, j'ai eu un étourdissement, et si Pélagie ne m'avait pas pris à bras-le-corps et collé contre le mur, je serais tombé à terre. Toute la journée je suis resté avec une espèce de faiblesse dans la perpendicularité. Cela m'a fait un peu peur.
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Lundi 27 décembre.—Tourguéneff disait que de tous les peuples de l'Europe, la musique à part, les Allemands étaient le peuple qui avait le sentiment le moins exact de l'art, et que la petite convention bête et fausse qui nous faisait, à nous, rejeter un livre, leur paraissait à eux, la gentillesse de la perfection apportée au vrai des choses.
Il ajoutait qu'au contraire, le peuple russe, qui est un peuple menteur, comme un peuple qui a été longtemps esclave, aimait dans l'art la vérité et la réalité.
En remontant la rue de Clichy, il nous parle de plusieurs projets de nouvelles, dont l'une serait les sensations dans la steppe, d'un vieux cheval ayant de l'herbe jusqu'au milieu de la poitrine.
Puis il s'arrête, et il dit: «Il y a dans la Russie méridionale des meules de foin, comme cette maison. On y monte avec des échelles. J'y ai couché plusieurs fois. Vous ne vous doutez pas ce qu'est le ciel là-bas, il est tout bleu, d'un gros bleu semé de grande étoiles d'argent. Sur les minuit, il s'élève une chaleur douce et majestueuse—je donne ses expressions—c'est enivrant!… Une fois que j'étais couché sur le dos, au haut d'une de ces meules, jouissant de la nuit, je me suis surpris, je ne sais combien de temps cela durait, disant stupidement: «Une, deux! une deux!»
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Mardi 12 décembre.—Quelques six mois avant sa mort, me dit du Mesnil, je causais avec Fromentin. Il était allongé sur son divan, dans un état de prostration crispée, qui suit la journée d'un ouvrier de la pensée:
Je voudrais écrire un dernier livre, soupira-t-il tout-à-coup, oh un dernier livre!
Oui,—et il continuait avec le triste haussement d'épaules d'un homme qui se sent au bout de la traîne de sa vie,—oui je voudrais écrire un livre, qui montrerait comment se fait la production dans un cerveau.
Et s'arrêtant et s'enfonçant le poing dans une arcade sourcilière, il ajouta: «Vois-tu, tu ne sais pas ce que j'ai là-dessus!»
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Mercredi 13 décembre.—L'abominable métier que celui des lettres. Toute la fin de mon livre aura été écrite, avec la pensée, le pressentiment, que tant d'efforts, de recherches, de travail de style, auront pour récompense l'amende et la prison, et peut-être la privation des droits civiques—que je serais enfin déshonoré par des magistrats français, absolument comme si j'avais été surpris dans une pissotière.
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Samedi 16 décembre.—C'est très difficile à expliquer. Il me semble, qu'à gauche et derrière la tête quelque chose m'attire en arrière, quelque chose qui doit ressembler à l'action de l'aimant sur un corps aciéré, ou mieux à l'aspiration du vide, et cela descend, toujours à gauche, sous les côtes, le long des vertèbres jusqu'au bassin, comme une onde frémissante, avec un sentiment dans tout le corps de perte d'équilibre. Est-ce un trouble passager? Est-ce la menace de la congestion, avec la mort à bref délai. Je n'en sais rien, mais je suis bien malheureux de ce livre non terminé, et c'est pour moi comme une victoire, chaque chapitre que j'ajoute au manuscrit, avec la hâte d'un homme, qui craindrait de n'avoir pas le temps d'écrire tous les articles de son testament.
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Jeudi 21 décembre.—Le docteur Camus me parlait physiologiquement de la Parisienne, de la femme du monde. Il disait le peu de vie de son corps. Et à ce propos, il contait que, lors d'une épidémie de petite vérole, il y a quelques années, il avait été appelé dans une grande maison, où une vingtaine de jeunes femmes avaient fait la partie de se faire revacciner.
«Dans tous ces bras, voyez-vous, s'écrie le docteur, il me semblait entrer dans du parchemin;… mais après les dames, on eut l'idée de faire revacciner les femmes de chambre. Là ce fut autre chose, l'acier pénétrait dans les chairs comme dans une pomme qui jute…, oui, une pomme pleine de suc.»
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Mercredi 27 décembre.—Aujourd'hui que mon livre de LA FILLE ÉLISA est presque terminé, commence à apparaître et à se dessiner vaguement dans mon esprit le roman, avec lequel je rêve de faire mes adieux à l'imagination.
Je voudrais créer deux clowns, deux frères s'aimant comme nous nous sommes aimés, mon frère et moi. Ils auraient mis en commun leur colonne vertébrale, et chercheraient, toute leur vie, un tour impossible, qui serait pour eux, la trouvaille d'un problème de la science. Là-dedans, beaucoup de détails sur l'enfance du plus jeune, et la fraternité du plus âgé, mêlée d'un peu de paternité. L'aîné, la force; le jeune, la grâce, avec quelque chose d'une nature peuple poétique, qui trouverait son exutoire dans le fantastique, que le clown anglais apporte au tour de force.
Enfin le tour, longtemps irréalisable par des impossibilités du métier, serait trouvé. Ce jour-là, la vengeance d'une écuyère, dont l'amour aurait été dédaigné par le plus jeune, le ferait manquer. Bien entendu la femme n'apparaîtrait qu'à la cantonnade. Il y aurait chez les deux frères une religion du muscle, qui les ferait s'abstenir de la femme, et de tout ce qui diminue la force.