Journal des Goncourt (Deuxième série, premier volume): Mémoires de la vie littéraire
Des deux côtés de la chaussée, gardée libre par la garde nationale, jusqu'à la barrière aux colonnes bleuissantes dans un coup de soleil d'hiver, deux foules s'étageant et formant, çà et là, sur les tas de pierrailles:—des monticules d'hommes et des femmes. La chaussée toute pleine de l'allée et du retour des voitures d'ambulance, des chariots d'obus, des camions de cartouches, des caissons de munitions, des transports de toutes sortes, que fait refluer et cogne, à chaque quart d'heure, dans un encombrement strident de ferraille, la fermeture de la barrière du chemin de fer.
Et les yeux de la foule, tournés vers le point culminant de l'avenue, où l'on voit déboucher les voitures d'ambulance qui reviennent, et les regards, cherchant le chapeau d'un prêtre sur le siège, la coiffe blanche d'une soeur sur la banquette. Chez tous, il y a un frisson douloureux, mêlé à une curiosité avide des pâleurs, des taches de sang, des souffrances contenues et mangées par ces mutilés, qui se savent regardés, et font effort pour être à la hauteur du spectacle.
Il passe des blessés, assis sur le cul d'une charrette, les jambes pendantes et mortes, ayant, sur leur figure décolorée, des sourires vagues, adressés aux passants—des sourires qui donnent envie de pleurer…
Il passe des blessés, qui portent sur l'inquiétude de leur visage, le non-savoir de l'amputation, le non-savoir de la vie ou de la mort.
Il passe des blessés, qui posent, dans des attitudes arrangées et théâtrales, sur une botte de paille, et jettent au public, du haut de la voiture, où ils sont juchés: «Allez, il y a de la viande de Prussien, là-bas.»
Un blessé tient, d'un air farouche, serré contre lui, son fusil, dont la baïonnette cassée n'a plus la longueur que d'un pouce de fer.
Au fond des coupés, on entrevoit des officiers, à la tête ensanglantée, dont la manche galonnée d'or et la main molle, reposent sur le pommeau de leur sabre.
Le froid est vif, mais la foule ne peut s'arracher à l'émotionnante vision. On entend des bottines de femmes battre la semelle de leur petit talon, craquant sur la terre gelée.
L'on veut voir, l'on veut savoir, et l'on ne sait pas, et les bruits les plus contradictoires circulent et se répandent, à chaque minute. Les figures s'éclairent ou s'attristent à un mot de celui-ci, à un mot de celui-là. La remarque est faite que le bruit des canons des forts ne s'entend plus, que c'est bon signe, que l'armée avance! Dans un groupe j'entends: «Ça allait mal ce matin, à ce qu'il paraît, les mobiles avaient lâché pied… Ça va bien maintenant.»
Et les yeux et les regards continuent à aller aux blessés, aux estafettes, aux aides de camp, à tout ce qui galope, venant de là-bas. «Tiens, Ricord!» fait quelqu'un qui se souvient, en voyant passer le chirurgien dans une voiture. Un garde national lance, du haut de son cheval, aux groupes: «Une demi-lieue en avant de Chennevières, et à la baïonnette maintenant!».
Et toujours l'on attend, l'on interroge, l'on se fait dire par tous: Tout va bien,—ce «tout va bien»—que chaque cavalier est obligé de répéter, pour qu'on le laisse passer.
On n'a pas de nouvelles positives, mais je ne sais quoi dit à la foule, que les choses ne vont pas trop mal. Alors, une joie fiévreuse monte à toutes les figures, pâlies par le froid, et femmes et hommes, pris d'une sorte de gaminerie, se jettent au-devant du galop des chevaux, cherchant à arracher aux estafettes, avec des rires, des plaisanteries, des coquetteries, de douces violences, les nouvelles qu'ils ne portent pas.
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Dimanche 4 décembre.—En dépit du froid, d'une gelée piquante, d'un vent flagellant, je ne peux m'empêcher d'aller voir le spectacle de la barrière du Trône. Par le chemin de ronde, qui va de la Râpée à l'avenue de Vincennes, des bourgeois emmitouflés, des femmes au nez rouge sous leurs voiles, traînant des enfants renifleurs: hommes, femmes, enfants interrogeant l'horizon.
Au haut des fortifications, se détache, dans le jour aigu, la silhouette ridicule d'un garde national, encapuchonné, à défaut de capot, dans le tartan de sa femme.
A la porte de Vincennes, étagée sur les traverses de bois, une population de mioches, battant la semelle de ses sabots, et annonçant d'avance à la foule, tout ce qu'ils aperçoivent par les meurtrières. Ils savent, ils connaissent tout, ces enfantins gamins, et l'un qui me rappelle le titi de l'exécution d'Henry Monnier, jette à un autre: «Ça, plus souvent un drapeau d'ambulance… c'est le drapeau blanc pour enlever les morts!»
Je reviens en chemin de fer avec deux soldats de ligne. Ils se plaignent de n'avoir point dormi depuis cinq jours: «On nous a repris nos couvertures, dit l'un, il faut nous coucher, comme nous sommes là, sur la terre. Pas de tente! Pas de paille! rien. Vous concevez, ça n'est pas possible, on allume du feu, on se chauffe, on bat la semelle.» «J'ai mal aux yeux, ajoute l'autre, j'ai mal aux yeux comme tout, aujourd'hui, c'est du bois vert qu'on brûle, le vent vous chasse la fumée dans les yeux; si ça dure un mois, il me semble que je serai tout à fait aveugle.»
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Lundi 5 décembre.—Saint-Victor, dans son feuilleton d'hier, disait, d'une manière brillante, que la France devait perdre la conception que jusqu'ici elle s'était faite de l'Allemagne, de ce pays qu'elle s'était habituée à considérer, sur la foi des poètes, comme la patrie de la bonhomie et de l'innocence, comme le nid sentimental des amours platoniques. Il rappelait que le monde idéal et fictif des Werther et des Charlotte, des Hermann et des Dorothée, avait produit les soldats les plus durs, les diplomates les plus perfides, les banquiers les plus retors; il aurait pu ajouter les courtisanes les plus dévoratrices. Il faut nous mettre en garde contre cette race, éveillant en nous l'idée de la candeur de nos enfants: leur blondeur à eux, c'est l'hypocrisie et l'implacabilité sournoises des races slaves.
Des hauts, et des bas d'espérance qui vous tuent. On se croit sauvé! Puis on se sent perdu! Ces jours-ci, nous avions traversé les lignes ennemies, l'armée de Paris donnait la main à l'armée de la Loire. Aujourd'hui, le repassage de la Marne, par Ducrot, vous rejette dans le noir de l'insuccès et de la désespérance.
A tout coin de rue, d'affreux tableaux: des voitures d'où l'on tire des hommes, la tête voilée d'une serviette, tachée de sang.
Aux Halles, disette même d'herbes et de légumes. Les petites tables, qu'ont devant elles les marchandes, sont nettes de toute verdure. Par-ci, par-là, une marchande tire, parcimonieusement, d'un panier, deux ou trois feuilles d'oseille ou de choux, qu'elle partage entre des femmes, se les disputant, et l'on voit de larges mains de militaires refermées sur deux ou trois petites échalotes que la marchande y a déposées.
Dans la rue Montmartre, devant la fenêtre d'un marchand de vin, où a pris domicile un friturier, des hommes, des femmes, des enfants dînent à la chaleur du petit trou flambant, dînent d'une crêpe qu'ils dévorent toute chaude, dans un morceau de journal.
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Mardi 6 décembre.—Aujourd'hui nous avons, sur la carte des restaurants, du buffle, de l'antilope, du kanguroo, authentiques.
… En plein air, ce soir, à toute lueur, à toute réverbération de luminaires improvisés, des figures consternées sur des carrés de journaux. C'est l'annonce de la défaite de l'armée de la Loire et de la reprise d'Orléans.
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Jeudi 8 décembre.—Si la République sauve la France,—je ne veux pas encore désespérer de mon pays,—il faut bien qu'on le sache, la France sera sauvée, non par la République, mais malgré elle. La République n'aura apporté que l'insuffisance de ses hommes, les proclamations fanfaronnes de Gambetta, la mollesse des bataillons de Belleville. Elle aura mis la désorganisation dans l'armée par ses nominations à la Garibaldi, tué la résistance nationale par l'effroi de son nom,—et pas un de ses noms populaires ne sera tombé sur un champ de bataille, entre un Baroche et un Dampierre, pour la délivrance de la Patrie.
Maintenant les hommes d'en haut sont des avocats pleurards, les hommes d'en bas des casse-cou politiques, brisant tout dans un gouvernement comme dans la maison où ils entrent, costumés en gardes nationaux. Non, non, il n'y a plus, derrière ce mot République, une religion, un sentiment faux, si vous voulez, mais un sentiment idéal qui transporte l'humanité au-dessus d'elle et la fait capable de grandeur et de dévouement.
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Jeudi 8 décembre.—On ne parle que de ce qui se mange, peut se manger, se trouve à manger.
—Vous savez, un oeuf frais: ça coûte vingt-cinq sous!
—A ce qu'il paraît, il y a un individu qui achète toutes les chandelles de Paris, avec lesquelles, en mettant un peu de couleur, il fait cette graisse qu'on vend si cher!
—Oh! gardez-vous du beurre de coco; ça infecte une maison, au moins pendant trois jours.
—J'ai vu des côtelettes de chien, c'est vraiment appétissant: ça a tout à fait l'air de côtelettes de mouton!
—N'oubliez pas, il y a encore chez Corcelet des conserves de tomates!
—Que je vous indique une très bonne chose. Vous faites du macaroni, et vous l'accommodez en salade, avec beaucoup d'herbes. Que voulez-vous dans ce moment!
La famine est à l'horizon, et les Parisiennes élégantes commencent à transformer leurs cabinets de toilette en poulaillers.
Ce n'est pas seulement le manger, c'est l'éclairage qui va manquer. L'huile à brûler devient rare, les bougies sont à leur fin. Et pis que tout cela, par le froid qu'il fait, on est tout proche du moment où l'on ne trouvera plus ni charbon de terre, ni coke, ni bois. Nous allons entrer dans la famine, la congélation, la nuit, et l'avenir semble promettre des souffrances et des horreurs, telles que n'en a vu aucun siège.
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Vendredi 9 décembre.—Quel temps pour la guerre que ce temps de gelée et de neige! On pense aux souffrances des hommes, condamnés à coucher dans cette humidité glacée, on pense aux blessés, achevés par le froid.
Aujourd'hui le rempart, avec ses lignes blanches des fortifications, où se promène la faction ankylosée des gardes nationaux, avec ses lointains noirs, saupoudrés de blanc, avec les glacis micacés de ses forts, avec son ciel tout bas qui a la couleur d'un verre dépoli, et en haut duquel se balance un ballon captif, le rempart rappelle un coin de la campagne de Russie.
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Samedi 10 décembre.—Rien de plus énervant que cet état, où votre espérance se met bêtement à croire, un moment, aux bourdes, aux mensonges, aux contre-vérités du journalisme, puis retombe aussitôt dans le doute, dans la non-croyance à quoi que ce soit.
Rien de plus pénible que cet état, où vous ne savez pas si les armées de province sont à Corbeil ou à Bordeaux, et si même ces armées sont ou ne sont pas: rien de plus cruel de vivre dans l'obscurité, dans la nuit, dans l'inscience du tragique qui vous menace. Il semble vraiment que M. de Bismarck ait enfermé, au secret, tout Paris, dans la cellule d'une prison pénitentiaire.
Pour la première fois, je remarque, à la porte des épiciers, des queues, des queues inquiétantes de gens, se jetant indistinctement sur tout ce qui reste de boîtes de fer-blanc dans leurs boutiques.
Dans les rues, la quête pour les blessés a lieu au milieu des convois de morts, et de grandes aumônières en calicot, semblables à celles que l'Italie arbore pour ses carnavals, montent, jusqu'au second, solliciter la charité des gens, qui sont aux fenêtres.
On ne se figure pas, à l'heure présente, l'aspect provincial d'un grand café de Paris. A quoi cela tient-il? Peut-être à la rareté des garçons, à cette lecture éternelle du même journal, à ces groupes qui se forment au milieu du café, et causent de ce qu'ils savent, comme on cause des choses de la ville dans une petite ville, enfin à cet enracinement hébété, en ce lieu, où autrefois posaient, avec la légèreté d'oiseaux de passage, des gens distraits par de légères pensées, et qu'attendaient, dehors, le plaisir et les mille distractions de Paris.
Tout le monde fond, tout le monde maigrit. On n'entend que gens, se plaignant d'être réduits à faire resserrer leurs culottes, et Théophile Gautier se lamente de porter des bretelles, pour la première fois: son abdomen ne soutenant plus son pantalon.
Tous deux, nous allons ensemble voir Victor Hugo, au pavillon de Rohan. Nous le trouvons dans une pièce d'hôtel, à la destination vague, meublée d'un buffet de bois jaune de salle à manger, et qui a pour décoration de cheminée deux lampes en fausse porcelaine de Chine, et pour milieu une bouteille d'eau-de-vie oubliée. Le dieu est entouré d'êtres féminins. Il y a tout un canapé de femmes, dont l'une qui fait les honneurs du salon, est une vieille femme, aux cheveux d'argent, dans une robe feuille morte, et qui montre, par un coeur très évasé, un grand morceau de sa vieille peau: une femme qui a de la marquise d'autrefois et de la cabotine d'aujourd'hui.
Lui, le dieu, je le trouve vieux: ce soir, il a les paupières rouges, le teint briqueté que j'ai vu à Roqueplan, la barbe et les cheveux en broussailles. Une vareuse rouge dépasse les manches de son veston, un foulard blanc se chiffonne à son cou.
Après toutes sortes d'allées et de venues, de portes qui s'ouvrent et se ferment, de gens qui entrent et sortent, d'actrices qui viennent pour une pièce des CHATIMENTS à dire au théâtre, après des choses mystérieuses qui se passent dans l'antichambre, Hugo se laisse tomber sur une chauffeuse, et, avec une parole lente, et qui semble sortir d'un long travail de réflexion, à propos de la photographie microscopique, il se met à parler de la Lune, de la curiosité grande qu'il a toujours eue d'être fixé sur le dessin de ses détails.
Il rappelle une nuit, tout entière, passée avec Arago à l'Observatoire. Il décrit les lunettes de cette époque, rapprochant la planète de l'oeil, à une distance guère plus grande que la distance de quatre-vingt-dix lieues, «en sorte, dit-il, que s'il y avait eu un monument,—et il cite toujours, quand il parle d'un monument, Notre-Dame de Paris—on aurait dû l'apercevoir comme un point. Maintenant, ajoute-t-il, avec les perfectionnements, avec les lentilles d'un mètre, la vue doit s'approcher bien plus près de l'astre. Il est vrai que les grandissements excessifs développent l'accident chromatique, la diffusion, le contour irisé de l'objet, mais cela ne fait rien, la photographie devrait nous donner mieux que ces cartes montagneuses.»
Puis, je ne sais comment la conversation tombe de la Lune à Dumas père. Et Hugo dit à Théophile Gautier: «Vous savez, on a dit que j'avais été à l'Académie… j'y avais été pour faire nommer Dumas. Je l'aurais fait nommer, car, au fond, j'ai une autorité sur mes collègues… mais ils ne sont dans ce moment à Paris que treize, et pour une élection, il faut vingt et un membres.»
Je reviens cette nuit de Passy à Auteuil, à pied. Le chemin est tout couvert de neige. Le ciel fond dans un brouillard aqueux, transpercé de la clarté diffuse d'un clair de lune. Chaque branche est comme enduite d'une mousse de neige, qu'on dirait passée au candi; chaque ramure apparaît, ainsi qu'une végétation de nacre. Il semble qu'on marche dans les lueurs troubles, vitreuses, électriques, d'un aquarium, au milieu de grands madrépores blancs. C'est mélancoliquement fantastique, et l'idée de la mort, dans ce paysage de lune et de neige, vous vient presque douce. On s'endormirait sans regret dans sa froideur poétique.
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Lundi 12 décembre.—Cette nuit, il y a eu de la gelée, puis du dégel, puis encore de la gelée, et je remarque, pour la première fois, un petit phénomène de nature, qui tient de la féerie. Chaque feuille d'arbre est revêtue d'une autre feuille de glace; si bien que lorsque vous voulez relever un arbuste, écrasé sous le poids de ce cristal, il sonne comme un lustre, et à vos pieds toute cette flore de verglas fait un bruit de verre cassé. Je m'amuse à regarder, aussi longtemps que dure la matière périssable et fondante de ces feuilles de houx, de ces feuilles, semblant surmoulées avec leurs boursouflures et leurs turgescences épineuses, dans du diamant.
* * * * * Lundi 12 décembre.—Pélagie a reçu aujourd'hui la visite d'un neveu, d'un mobile de Paris, campé dans ce moment, au plateau d'Avron. Il lui racontait, le plus naïvement du monde, ses pillages dans les maisons et les châteaux, lui faisant part de la connivence des officiers, à la condition qu'on leur attribuât le meilleur. Elle était restée presque effrayée de l'air chenapan qu'il avait pris là, et me donnait ce curieux détail, qu'ils avaient tous des sondes pour sonder les faux murs et les cachettes faites à l'encontre des Prussiens. Nos soldats ont des sondes pour mieux voler les maisons qu'ils sont chargés de défendre et de protéger!
Cela avait soulevé l'indignation de cette fille des Vosges, qui avait comme une horreur de cette visite, et ne pouvait comprendre cette insouciance de la patrie, de ses montagnes envahies, chez cet homme, déclarant le métier très bon, sauf une grandissime peur d'être tué.
Des nuits insomnieuses, produites par la canonnade continue du Mont-Valérien, qui, tout à coup, a des tirs précipités, ressemblant aux coups de revolver, lâché par un homme, attaqué à l'improviste.
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Mardi 13 décembre.—On parle, chez Brébant, des populations dévastatrices de la banlieue, campées dans les maisons. Du Mesnil raconte qu'un de ces réfugiés a fait de la maison qu'il habite, une resserre à chiffons. Un second a fait d'une autre maison une maison de prostitution, non clandestine, mais ignoblement publique, comme un gros 8 de l'avenue de Vincennes… Puis Renan se met à prédire de l'impossible, à prophétiser du chimérique.
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Jeudi 15 décembre.—Je dînais, ce soir, chez Voisin. En mangeant, j'entends un monsieur, qui dit à l'attablé à côté de moi: «Je voudrais bien cependant avoir des nouvelles de ma pauvre femme? Concevez-vous, depuis septembre dernier…» Puis, le monsieur à la pauvre femme, qui a fini de dîner, s'en va. Au bout de quelques instants, un dîneur rentre; et s'attable à la table de mon voisin, qu'il connaît. Ils causent: «Figurez-vous, dit mon voisin au nouvel arrivant, que X*** vient à l'instant de se plaindre à moi de n'avoir pas de nouvelles de sa femme, je ne savais que lui répondre.
—Oui,—répond l'autre, entre deux bouchées,—elle est morte… à Arcachon.
—Parfaitement; mais il n'en sait rien.»
N'est-ce pas affreux, dans ce moment, cette ignorance de la vie ou de la mort des gens qu'on aime?
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Vendredi 16 décembre.—Aujourd'hui la nouvelle officielle de la prise de Rouen.
Être pris d'un amour stupide pour des arbustes, passer des heures, un sécateur à la main, à nettoyer de vieux lierres de leurs brindilles, à sarcler des plans de violettes, à leur composer un mélange de terreau et de fumier… cela au moment où les canons Krupp menacent de faire une ruine de ma maison et de mon jardin! C'est trop imbécile! Le chagrin m'a abêti, m'a donné la manie d'un vieux boutiquier, retiré des affaires. Je crains qu'il n'y ait plus, dans ma peau de littérateur, qu'un jardinier.
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Dimanche 18 décembre.—Aujourd'hui, concert à l'Opéra, et je fais la remarque que tous les marchands de contre-marques sont costumés en gardes nationaux.
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Mardi 20 décembre.—Je ne sais, l'absence de viande rouge, l'absence de principe nutritif dans toute cette carne bouillie des conserves, le manque d'azote, le mauvais, le délétère, le sophistiqué, de tout ce que les restaurants vous font manger, depuis six mois, vous laissent dans un état permanent d'incomplète satisfaction de l'appétit. On a toujours une sourde faim, quoi qu'on mange.
En allant au cimetière, je trouve, place Clichy, autour de la statue du maréchal Moncey, les gardes nationaux mobilisés, faisant leurs préparatifs de départ. Ils sont en capote grise, ayant, au dos, le sac surmonté des piquets de la tente. Des femmes, des enfants les entourent, leur tenant compagnie jusqu'à la dernière heure. Une petite fille, qui a un minuscule sac au dos, avec un biscuit de mer, en guise de pain de munition, joue entre les jambes de son père. Des jeunes filles, à la fois embarrassées et un peu effrayées, tiennent le fusil d'un frère ou d'un amant, entré chez le marchand de tabac. Et dans les rangs, voletant sur l'épaule, passent rapides les revers rouges du manteau de la cantinière, qui verse à boire, çà et là.
Des sacs arrivent, ce sont des paquets de cartouches, qu'on verse sur le pavé, bientôt tout couvert des débris de leurs enveloppes grises. Et les uns, agenouillés sur le pavé, les autres assis sur le rebord du piédestal de la statue du maréchal, font entrer dans leur sac débouclé, les cent cartouches qu'ils viennent de recevoir, pendant que des corbillards défilent entre des gardes nationaux, le fusil abaissé à terre.
J'ai en face de moi, au restaurant, cette bonne bête du monde des lettres qu'on appelle X***, expliquant un plan de campagne de sa composition au premier venu, qui a le malheur de se trouver à côté de lui.
Depuis le siège, la marche du Parisien me semble toute changée. Elle était bien, cette marche, toujours un peu hâtive, mais on la sentait badaudante, musarde, et ne menant nulle part. Aujourd'hui, tout le monde marche comme un homme pressé de rentrer chez lui.
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Mercredi 21 décembre.—En allant au rempart, je passe par des campements de mobiles, où, sous des cèdres du Liban ébranchés, et qui n'ont plus, à leur cime, qu'un bouquet de verdure, pareil au bouquet des maçons posé en haut de la cheminée d'une maison neuve, se voient des débris de faïence, des fragments de papier goudronné et des peaux de chats, raidis par la gelée dans leur dépiotage.
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Jeudi 22 décembre.—Paris tout entier est une foire, et l'on vend de tout sur tous les trottoirs de Paris. On y vend des légumes, on y vend des manchons, on y vend des paquets de lavande, on y vend de la graisse de cheval.
Le siège prête à l'imagination des filous. Aujourd'hui Magny attendait un officier, qui lui avait commandé un dîner pour douze camarades. Il avait exigé du poisson, de la volaille et des truffes. Toute cette commande n'avait été faite que pour escroquer 5 francs au cocher qui avait mené l'officier chez Magny.
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Samedi 24 décembre.—Je trouve, en descendant du chemin de fer, un paysan tenant amoureusement entre ses bras, ainsi qu'on tient un enfant, un lapin de choux, dont il demande 45 francs aux passants.
En dépit des Prussiens, Paris commence à élever ses baraques du jour de l'an. Quelques-unes sont déjà presque achevées, en face du passage de l'Opéra, pauvrettes boutiques, bâties avec le rebut des planches des baraquements de mobiles, et maigrement garnies de misérables joujoux!
J'entre chez un cordonnier de la place de la Bourse. La femme du marchand parle, avec une voix où il y a des larmes et de petits rires nerveux, d'un mobile caserné au fort de l'Est, qui est son fils. Tout à coup la mère, s'adressant à moi, se révèle dans cette phrase: «Quand il y a de la canonnade, vous ne me croirez peut-être pas, monsieur, mais au son, c'est singulier, n'est-ce pas? mais c'est comme ça… je distingue de suite le canon du fort de l'Est.»
Dans cette sale et étroite rue du Croissant, devant ces boutiques qui portent: Vente des journaux en gros, le curieux spectacle de toute cette marmaille coassante, de ces petits stentors de la criée des journaux de Paris, qui, tout en gaminant, font le compte des exemplaires vendus, sur le tonneau d'un marchand de vin. Le quartier général est devant l'imprimerie Vallée, le palais lépreux du SIÈCLE. Là, ils se chauffent à la vapeur d'un ruisseau, coulant de l'eau chaude, dans la rue tumultueuse; là ils font leurs repas, à ces éventaires de juifs, qui se promènent au milieu d'eux, et leur offrent des morceaux de pain, des tablettes de chocolat, de gros cornichons, et des sucres d'orge de toutes couleurs.
On me contait ceci. Une pauvre vieille femme avait toute sa vie et toute son âme concentrées sur un fils qui, d'employé de la banque, est devenu, à l'heure présente, soldat. Tous les jours, la pauvre femme va recevoir, à la queue, sa maigre provision de cheval, prépare son petit repas, met deux couverts, partage la viande entre l'assiette de son fils et la sienne, divise le pain en deux morceaux. Et, le repas vite achevé, la vieille femme court donner à un pauvre la portion de son fils.
J'ai à côté de moi, dans un café, le caquetage vide et bruyant d'une femme en velours, attablé avec une apparence de polytechnicien transformé en canonnier. Ce caquetage qui m'insupportait autrefois, m'est agréable: il me rejette à hier.
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Dimanche 25 décembre.—C'est Noël. J'entends un soldat dire: «En fait de réveillon, nous avons eu cinq hommes gelés sous la toile!»
Quelle singulière transmutation des commerces, et quelle bizarre transfiguration des boutiques! Un bijoutier de la rue de Clichy expose maintenant dans des boîtes à bijoux, des oeufs frais enveloppés de ouate.
En ce moment une grande mortalité à Paris. Elle n'est pas absolument produite par la faim. Et les morts ne se composent pas uniquement des malades et des maladifs, achevés par le régime, les privations continuelles. Cette mortalité est faite beaucoup par le chagrin, le déplacement, la nostalgie du chez soi, du coin de soleil que possédaient les gens des environs de Paris. Dans la petite émigration de Croissy-Beaubourg (vingt-cinq personnes au plus), il y a déjà cinq morts.
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Lundi 26 décembre.—On a découvert, pour l'appétit mal satisfait des Parisiens, un nouveau comestible: c'est de l'arsenic. Les journaux parlent, avec complaisance, de l'élasticité que donne ce poison aux chasseurs de chamois de la Styrie, et vous offrent, comme déjeuner, un globule arsenieux d'un docteur quelconque.
Par les rues qui avoisinent l'avenue de l'Impératrice, je tombe dans une foule menaçante, au milieu d'affreuses têtes de vieilles femmes, embéguinées de madras, et qui ont l'air de Furies de la canaille. Elles menacent de dépioter les gardes nationaux qu'on voit, en sentinelles, fermer la rue des Belles-Feuilles.
Il s'agit d'un dépôt de bois, avec lequel on fait du charbon, et qu'on avait commencé à piller. Ce froid, cette gelée, le manque de combustible pour faire chauffer la maigre ration de viande qu'on délivre, a mis en fureur cette population féminine, qui se jette sur les treillages, les fermetures de planches, et arrache tout ce qui vient à ses mains colères. Elles sont aidées, dans leur oeuvre de destruction, ces femmes, par d'affreux mioches qui se font la courte échelle contre les arbustes de l'avenue de l'Impératrice, cassant ce qu'ils peuvent atteindre, et traînant derrière eux un petit fagot, attaché à une ficelle que tient leur main enfoncée dans leur poche.
Si ce terrible hiver continue, tous les arbres de Paris tomberont, sous le besoin urgent de calorique.
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Mardi 27 décembre.—En montant la rue d'Amsterdam, j'ai devant moi un corbillard, dont le drap noir est couvert d'une veste aux broderies d'or à la place des épaulettes. Le mort est suivi d'un garde national et d'un membre du comité des ambulances. Autour de moi, on dit que c'est la bière d'un officier saxon.
A la porte des chantiers de bois, des queues menaçantes.
Malgré l'étoupage de la neige qui tombe rare, floconneuse, cristallisée, on entend partout là une canonnade lointaine et sans interruption, dans la direction de Saint-Denis et de Vincennes.
Devant le cimetière Montmartre, des files de corbillards dont les chevaux soufflent, dont les cochers, noires silhouettes sur la neige blanche, battent la semelle.
Je m'arrête quelques instants à la porte de la Chapelle, et m'amuse à regarder à la lumière des lanternes qui s'allument, cette incessante entrée et sortie de soldats, de voitures, de fourgons, ce va-et-vient de la guerre dans cette apparence de bivouac de Russie.
Le premier journal que j'achète, m'apprend que le bombardement est commencé.
On ne sait, chez Brébant, ce soir, que ce qui est au rapport militaire des journaux du soir. On parle du bombardement, qu'on croit plutôt, dans le moment, de nature à agacer qu'à terrifier la population parisienne—cela contrairement à la pensée d'un journal allemand, trouvant que le moment psychologique du bombardement est arrivé. Le moment psychologique d'un bombardement, n'est-ce pas que c'est bien férocement allemand?
On cause de l'inertie du gouvernement, du mécontentement produit dans la population par l'absence de l'action du général Trochu, par ses atermoiements sans fin, par le néant de ses tentatives et de ses efforts.
Un convive dit que le général n'a aucun talent militaire, mais des côtés d'homme politique et d'orateur. Ici Nefftzer interrompt, pour déclarer que c'est le jugement qu'en porte Rochefort, qui l'a beaucoup pratiqué et l'admire un peu. Cette éloquence du général, qui débuterait un peu à la façon de l'éloquence de M. Prudhomme, s'échaufferait, se métamorphoserait, au bout de quelques instants, en une parole entraînante et persuasive.
De Trochu on saute à l'honnêteté politique, et à ce propos Nefftzer se montre très dur pour Jules Simon, dont il raconte ce qu'il appelle sa volte-face du serment, et moque le grossier charlatanisme de ses conférences, me demandant, du coin de l'oeil, mon sentiment. Et je lui réponds que je ne connais pas Jules Simon, que j'ignore absolument sa vie, et que cependant j'ai bêtement de la défiance, rien qu'à cause de tous les livres moraux qu'il a écrits: LE DEVOIR, L'OUVRIÈRE, etc. Pour moi, c'est l'exploitation visible de l'honnêteté sentimentale du public, et j'ajoute que parmi les gens littéraires auxquels j'ai été mêlé dans la vie, je ne connais qu'un homme tout à fait pur, dans le sens le plus élevé du mot, c'est Flaubert,—qui, on le sait, a l'habitude d'écrire des livres prétendus immoraux.
Là-dessus, quelqu'un compare Jules Simon à Cousin, et c'est l'occasion pour Renan de faire l'éloge du ministre—très bien,—du philosophe—je m'abstiens pour cause,—mais encore du littérateur et de le proclamer le premier écrivain du siècle.—Nom de Dieu!
Cette opinion nous insurge, Saint-Victor et moi, et cela amène une discussion et la remise sur le tapis de la thèse favorite de Renan, qu'on n'écrit plus, que la langue doit se renfermer dans le vocabulaire du XVIIe siècle, que lorsqu'on a le bonheur d'avoir une langue classique, il faut s'y tenir, que justement dans l'instant présent, il faut se rattacher à la langue qui a fait la conquête de l'Europe,—qu'il faut là, et seulement là, chercher le prototype de notre style.
On lui crie, mais de quelle langue du XVIIe siècle parlez-vous? Est-ce de
la langue de Massillon? de la langue de Saint-Simon? de la langue de
Bossuet? Est-ce de la langue de Mme de Sévigné? est-ce de la langue de La
Bruyère? Les langues de ce siècle sont si diverses et si contraires.
Moi je lui jette: «Tout très grand écrivain de tous les temps ne se reconnaît absolument qu'à cela, c'est qu'il a une langue personnelle, une langue dont chaque page, chaque ligne est signée, pour le lecteur lettré, comme si son nom était au bas de cette page, de cette ligne, et avec votre théorie vous condamnez le XIXe siècle, et les siècles qui vont suivre, à n'avoir plus de grands écrivains.»
Renan se dérobe, ainsi qu'il en a l'habitude dans les discussions, se rejette sur l'éloge de l'Université, qui a refait le style, qui, selon son expression, a opéré le castoiement de la langue, gâtée par la Restauration, déclarant que Chateaubriand écrit mal.
Des cris, des vociférations enterrent cette phrase bourgeoise du critique, qui trouve un bon écrivain dans le père Mainbourg, et déclare détestable la prose des MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE.
Renan revient de Chateaubriand à son idée fixe, que le vocabulaire du XVIIe siècle contient toutes les expressions dont on a besoin en ce temps, les expressions même de la politique, et il se propose de faire, pour la REVUE DES DEUX MONDES, un article dont il veut tirer tous les vocables du cardinal de Retz, attardant longtemps sa pensée et sa parole autour de cette misérable chinoiserie.
Pendant ce, je ne pouvais m'empêcher de rire en moi-même, pensant au vocable XVIIe siècle, au vocable gentleman, avec lequel Renan a cherché à caractériser le chic sacro-saint de Jésus-Christ.
Et la discussion est interrompue par le récit d'un déjeuner de Bertrand, le mathématicien, au plateau d'Avron, au moment où l'on donnait l'ordre de détruire le mur crénelé de la Maison-Blanche, et où l'on supputait que l'opération coûterait une douzaine d'hommes. Voici l'occasion, disait Bertrand, d'employer la dynamite, c'est un moyen d'économiser vos hommes.
—«En avez-vous dans votre poche?»
—«Non, mais si vous voulez me donner un cheval, dans deux heures vous aurez votre affaire.»
On était pressé. La proposition en resta là.
Le chemin de fer a son dernier départ à 8 heures et demie; l'omnibus à 9 heures et demie. Je suis obligé de revenir à pied, en une nuit noire, où ne s'élèvent dans le sommeil de mort de Paris que deux bruits: le geignement lointain de la Manutention de Chaillot, et le bourdonnement éolien d'un télégraphe, qui transporte les ordres bêtes de la Défense nationale.
* * * * *
Mercredi 28 décembre.—La triste vie dans ce déménagement, où l'oeil n'a plus la jouissance de tout ce qu'il aimait, où tout ce qui était suspendu aux murs a été décroché, à cause des ébranlements du canon, où les dessins désencadrés sont dans les cartons, où les cadres, avec leurs réjouissantes sculptures et leurs éclairs de vieil or, sont cachés dans des enveloppes de sales journaux, où les livres, ficelés en paquets, sont étalés à terre, où la pièce d'artiste que l'on habite, présente l'aspect d'un arrière-fond d'épicerie.
Aux jours où nous sommes, beaucoup de petits bourgeois se couchent à sept heures et se lèvent à neuf. On a moins faim au lit, et on n'y a pas froid.
Une expression et une image, nées du siège. J'entends un militaire dire à un autre: «Pour moi, ce qui m'attend là, c'est une fricassée de pain sec!»
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Jeudi 29 décembre.—On a beaucoup écrit sur la démoralisation produite dans les hautes classes par le régime dernier. Moi, je suis surtout frappé de la démoralisation de la classe ouvrière par le luxe de bien-être que lui a donné l'Empereur. Cette classe, je la vois complètement avachie. De virile, de martiale, de hasardeuse qu'elle était, elle est devenue loquace, et très économe de sa peau. Cet aveugle amour des coups, qui, du temps de Louis-Philippe, faisait compter pour toute émeute, en faveur de n'importe quelle opinion, sur cinq cents Parisiens prêts à se faire casser la gueule, pour le plaisir de se battre, pour l'émotion héroïque du coup de fusil, cet amour des coups a disparu, ainsi qu'a pu s'en apercevoir le gouvernement de quelques heures du 31 octobre; et la Défense nationale n'a rencontré que des hommes bien mous dans les bataillons de la Villette.
La crapulerie de la garde nationale dépasse tout ce que l'imagination d'un homme bien élevé peut inventer. Je suis en chemin de fer entre trois gardes nationaux, dont chaque geste aviné est presque un coup pour leurs voisins, dont chaque phrase ne peut sortir de leurs bouches qu'accompagnée du mot: «merde.» L'un représente l'ivresse imbécile; l'autre, l'ivresse gouailleuse et scélérate; le dernier, l'ivresse brutale. L'ivresse scélérate dit à l'ivresse brutale, pendant le parcours, que le chef de gare vient de donner l'ordre de l'arrêter, quand il descendra, pour le boucan qu'il a fait en montant. Je vois l'homme tirer son couteau, l'ouvrir, et le remettre tout ouvert dans sa poche. Je descends à la première station, peu désireux d'assister à la sortie de wagon de mes voisins.
Aujourd'hui, il y a foule, en haut de Belleville, pour chercher à voir quelque chose de la canonnade, qui ne décesse pas. Les tertres, les monticules des montagnes d'Amérique, blancs de neige, portent de petites foules, se détachant toutes noires sur le ciel.
Je prends un sentier côtoyant des briqueteries en planches, que démolissent les propriétaires, craignant que la besogne ne soit faite par les maraudeurs. Je chemine, non sans m'aider des mains, sur la terre glacée, par cette route de chèvre, entre des excavations de petits précipices, aux flancs verts de glaise, au fond desquels les voyous ont fait des glissades, et j'atteins un de ces minuscules pitons déchiquetés, qui donnent dans toute cette neige, à ce paysage parisien tourmenté, l'aspect d'une réduction d'une contrée volcanique. Au-dessus de ma tête tournoie un oiseau de proie, peut-être un des faucons de Bismarck, dépêché contre nos pigeons. On ne voit rien du terrain canonné. La curiosité dépitée se rabat sur le Bourget, éclairé d'un pâle rayon de soleil, sur des feux prussiens, sur un casque allemand, qu'on croit voir luire.
Dans les groupes commence à circuler, contredite par l'indignation de quelques-uns, par l'incrédulité du plus grand nombre, l'annonce de l'évacuation du plateau d'Avron, et commence, visible pour tout le monde, la naissance d'un découragement, que la défaite de l'armée de la Loire, de l'armée du Nord, n'avait point encore amené.
Burty me dit aujourd'hui qu'un général, dont j'ai oublié le nom, avait laissé échapper devant lui: «C'est le premier acte de notre agonie!»
Aux heures avancées de la nuit, quand maintenant on frôle les murailles de Paris, on est surpris d'y entendre, enfermé comme derrière un mur de village, le chant des coqs, et l'on ne voit plus de lumières qu'aux fenêtres des maisons, qui ont inscrit au-dessus de leurs portes: AMBULANCE.
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Vendredi 30 décembre.—Aujourd'hui seulement l'abandon du plateau d'Avron est officiel, et les ineptes rapports qui l'accompagnent ont tué la résolution énergique de la résistance. L'idée d'une capitulation avant que la dernière bouchée de pain ait été mangée,—idée qui n'existait pas hier,—est entrée dans la cervelle du peuple, annonçant aujourd'hui d'avance l'entrée des Prussiens pour un de ces jours.
Les choses qui se passent accusent en haut une telle incapacité, que le peuple peut bien s'y tromper, et prendre cette incapacité pour de la trahison. Si cependant cela arrive, quelle responsabilité devant l'histoire pour ce gouvernement, pour ce Trochu, qui, avec des moyens de résistance aussi complets, avec cette foule armée de 500 000 hommes, aura, sans une bataille, sans un avantage, sans une petite action d'éclat, même sans une grande action malheureuse, enfin sans rien d'intelligent, d'audacieux ou d'imbécillement héroïque, fait de cette défense, la plus honteuse défense des temps historiques, celle qui témoigne le plus hautement du néant militaire de la France actuelle!
Vraiment, la France est maudite! Tout est contre nous; si le froid et le bombardement continuent, il n'y aura pas d'eau pour éteindre les incendies. Toute l'eau, dans les maisons, est presque de la glace, jusqu'au coin de la cheminée.
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Samedi 31 décembre.—La viande de cheval, une viande de mauvais rêves et de cauchemars. Depuis que je m'en nourris, c'est une suite de nuits insomnieuses.
Cette nuit, à l'approche de l'année 1871, de cette année que je vais commencer seul, les tristes pensées ont amené, dans le malaise de mes rêves, mon frère bien-aimé. Je le voyais tel qu'il était dans les derniers mois de sa vie, tel qu'il était il y a un an, et j'ai eu à nouveau, tout le temps qu'a duré la tromperie du sommeil, la cruelle souffrance morale que j'ai éprouvée, tout le long de sa maladie. Je ne sais pourquoi et comment, nous étions en visite chez Janin. Tout le temps de la longue visite que je voulais et ne pouvais abréger, j'avais au-dedans de moi la souffrance d'amour-propre, de ses inattentions, de ses absences, de ses maladresses, de son entrée d'avance dans la mort, étudiant sur le visage des gens qui étaient là, s'ils s'apercevaient de tout ce qui me désespérait. Et j'avais dans mon rêve, à l'état aigu, toutes ces perceptions douloureuses, absolument comme si je les revivais. Enfin, étant parvenu à abréger la visite, et tout heureux de l'entraîner, avant qu'on pût se rendre compte de ce qu'il était devenu, il arrivait qu'au moment de passer la porte,—son adieu, le malheureux enfant se mettait à le bégayer. La douleur que j'en ressentais me réveillait.
Dans les rues de Paris, la mort croise la mort: le fourgon des pompes funèbres croise le corbillard. A la grille de la Madeleine, j'aperçois trois bières recouvertes d'une capote de mobile, surmontée d'une couronne d'immortelles.
J'ai la curiosité d'entrer chez Roos, le boucher anglais du boulevard Haussmann. Je vois toutes sortes de dépouilles bizarres. Il y a au mur, accrochée à une place d'honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l'éléphant du Jardin d'Acclimatation, et au milieu de viandes anonymes et de cornes excentriques, un garçon offre des rognons de chameau.
Le maître boucher pérore, au milieu d'un cercle de femmes: «C'est 40 francs la livre, pour le filet et pour la trompe… Oui, 40 francs… Vous trouvez cela cher… Eh bien! vraiment, je ne sais pas comment je vais m'en tirer… Je comptais sur trois mille livres, et il n'a produit que deux mille trois cents… Les pieds, vous me demandez le prix des pieds, c'est vingt francs; les autres morceaux, ça va de huit à quarante francs… Ah! permettez-moi de vous recommander le boudin; le sang de l'éléphant, vous ne l'ignorez pas, c'est le sang le plus généreux… son coeur, savez-vous, pesait vingt-cinq livres… et il y a de l'oignon, mesdames, dans mon boudin…»
Je me rabats sur deux alouettes que j'emporte pour mon déjeuner de demain.
En sortant, j'aperçois une barbe qui marchande l'unique caneton qu'on voit à un étalage de fruitier de la rue du Faubourg Saint-Honoré. C'est Arsène Houssaye.
Il se plaint drolatiquement du peu de connaissance des hommes, qu'ont les membres du gouvernement, et me cite ce joli mot de Morny, embêté par les prétentions dirigeantes et gouvernantes des journalistes, disant: «Vos journalistes, mais ils n'ont pas été seulement ministres!»
Puis le poète parle de la ruine financière de la France, répétant une phrase de Rouland, toute chaude de ce matin: «Si l'on peut estimer la fortune de la France à quinze cents milliards, il faut la considérer comme tombée, dès aujourd'hui, à neuf cents milliards.»
Le jour de l'an de Paris de cette année, il réside dans une douzaine de misérables petites boutiques, semées, çà et là, sur le boulevard, où des marchands grelottants offrent des Bismarck, caricaturés en pantins, aux passants gelés.
Ce soir, je retrouve, chez Voisin, le fameux boudin d'éléphant, et j'en dîne.
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ANNÉE 1871
Dimanche 1er janvier.—Quel triste jour pour moi, que ce premier jour des années que je vais être condamné à vivre seul!
La nourriture actuelle, les interruptions perpétuelles du sommeil par la canonnade, me donnent aujourd'hui une migraine qui me force à passer la journée au lit.
Le bombardement, la famine, un froid exceptionnel: voici les étrennes de 1871. Jamais, depuis que Paris est Paris, Paris n'a eu un pareil jour de l'an, et malgré cela, ce soir, la saoulerie jette dans les rues sa bestiale joie.
Ce jour me fait penser qu'au point de vue de l'histoire de l'humanité, il est très intéressant et presque amusant pour un sceptique à l'endroit du progrès, de constater, cette année 1871, que la force brute, malgré tant d'années de civilisation, malgré tant de prêcheries sur la fraternité des peuples, et même en dépit de tant de traités pour la fondation d'un équilibre européen, la force brute, dis-je, peut s'exercer et primer, comme au temps d'Attila, sans plus d'empêchements.
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Lundi 2 janvier.—Tous les jours, de pauvres femmes se trouvent mal, soit de froid, soit de fatigue, soit d'inanition, pendant les heures de queue, qu'on leur fait faire pour la distribution de la viande.
Un sujet de méditation. Nous aurions été les plus forts, et nous aurions voulu nous donner les frontières du Rhin, qui sont, au fond, notre délimitation ethnographique: toute l'Europe s'y serait opposée. Les Allemands s'apprêtent à prendre l'Alsace et la Lorraine, se disposent par cette amputation à annihiler la France, toute l'Europe applaudit! Pourquoi? Les nations seraient-elles comme les individus, n'aimeraient-elles pas les aristocraties?
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Mercredi 4 janvier.—Encore souffrant, je passe toute ma journée au lit, dans un état vague de demi-sommeil. Il flotte en ma cervelle des idées informulées, à tout moment, prêtes à devenir des rêves, mais arrêtées, au bord du sommeil, par une détonation du Mont-Valérien, ou par la piaillerie pondeuse des trois petites poules, que j'ai dans une cage, contre mon petit feu de bois vert. Ces trois volatiles sont la dernière ressource que j'ai gardée contre la viande des tire-fiacres d'aujourd'hui, contre la faim de demain.
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Jeudi 5 janvier.—Aujourd'hui le bombardement est commencé de notre côté. On ne voit rien, la vue est arrêtée, au delà du rempart, par un épais brouillard, dans l'opacité blanche duquel s'entendent de formidables détonations.
Je retourne dans l'après-midi vaguer autour du cimetière d'Auteuil. De temps en temps des sifflements d'obus, et tout à coup, deux hommes se trouvant à une trentaine de pas en avant, se rabattent vivement sur moi: l'un tenant dans sa main un morceau de fonte de plus de deux livres, qui vient de les effleurer.
On parle de blessés à Javel, à Billancourt. Cependant tout le monde qui est là,—tout le monde, hommes et femmes,—ne veulent pas s'en aller, et font preuve d'une curiosité sans peur. Depuis deux mois, la canonnade du rempart a habitué la population parisienne au canon, et le bombardement, loin de l'effrayer, semble la pousser, toute nerveuse, au dédain du danger.
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Vendredi 6 janvier.—En me promenant dans le jardin, dont le vert tendre, sous la tiédeur du dégel, commence à percer le blanc de la neige et du givre, j'entends, à tous moments, des sifflements d'obus, semblables aux hurlements d'un grand vent d'automne. Cela, depuis hier, paraît si naturel à la population, que pas un ne s'en occupe, et que, dans le jardin à côté du mien, deux petits enfants jouent, s'arrêtant à chaque éclat, et disant de leur voix, encore à demi bégayante: «Elle éclate!» puis reprennent tranquillement leurs jeux.
Les obus commencent à tomber, rue Boileau, rue La Fontaine.
Sur le seuil des portes, les femmes regardent passer, moitié atterrées, moitié curieuses, les ambulanciers à la blouse blanche, à la croix rouge sur le bras, portant des brancards, des matelas, des oreillers.
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Samedi 7 janvier.—Les souffrances de Paris pendant le siège: une plaisanterie pendant deux mois. Au troisième, la plaisanterie a tourné au sérieux, à la privation. Aujourd'hui c'est fini de rire, et l'on marche à grands pas à la famine, ou tout au moins pour le moment à une gastrite générale. La portion de cheval, pesant trente-trois centigrammes, y compris les os, donnée pour la nourriture de deux personnes, pendant trois jours, c'est le déjeuner d'un appétit ordinaire. A défaut de viande, pas possible de se rejeter sur les légumes: un petit navet se vend huit sous et il faut donner sept francs d'un litre d'oignons. Du beurre, on n'en parle plus, et même la graisse qui n'est pas de la chandelle ou du cambouis à graisser les roues, a disparu. Enfin les deux choses dont se soutiennent, s'alimentent, vivent les populations malaisées, les pommes de terre et le fromage: le fromage, il est à l'état de souvenir, et les pommes de terre, on a besoin de protection pour s'en procurer à vingt francs le boisseau. Du café, du vin, du pain: c'est la nourriture de la plus grande partie de Paris.
Ce soir, au chemin de fer, je demande mon billet pour Auteuil. La buraliste me dit que le chemin de fer, à partir d'aujourd'hui, ne va plus qu'à Passy. Auteuil ne fait plus partie de Paris.
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Dimanche 8 janvier.—Cette nuit, je me demandais, sous mes rideaux, s'il faisait un ouragan. Je me suis levé, j'ai ouvert ma fenêtre. L'ouragan était l'incessant et continu sifflement des obus, passant au-dessus de ma maison.
Je vais un moment étudier la physionomie d'Auteuil. Devant la gare, des gamins en képi militaire vendent à des gardes nationaux des fragments d'obus, qu'ils vont, à tout moment, ramasser près du cimetière. Dans les rues, des promenades patrouillantes de gardes nationaux, de douaniers, de forestiers, se fondant chez les marchands de vin. Beaucoup de messieurs qui déménagent, un sac de voyage à la main. Je vois une toute vieille dame, aux blanches anglaises, appuyée sur le bras d'un homme en blouse, qui porte son sac de nuit à la main. On stationne devant la maison du pâtissier Mongelard, dont un obus a enlevé hier la cheminée, et qui repâtisse héroïquement aujourd'hui.
Tout le monde est sur le pas de ses portes, en même temps que sur le qui-vive d'un obus: les femmes ayant oublié de faire leur toilette, et quelques-unes se montrant en bonnet de nuit.
Sur la petite place, à l'aspect italien, des gamines regardent, masquées par le porche de l'église, les obus tomber au fond du boulevard, et la grande caserne de Sainte-Périne, toutes ses fenêtres fermées, et sans un vivant derrière ses carreaux, semble évacuée de toutes ses vieillesses, descendues à la cave.
Je suis las, brisé… On mange si mal et l'on dort si peu. Rien ne ressemble plus à ma nuit de chaque jour, depuis le bombardement, qu'à la nuit passée à bord d'un bâtiment, pendant un combat naval.
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Lundi 9 janvier.—Absence d'allants et de venants sur notre boulevard; seuls, des gardes nationaux se rendant à leur poste, et des brancardiers se dirigeant vers le Point-du-Jour.
L'omnibus est en train de se replier en arrière, et je vois le déménagement du dépôt, où un obus de cette nuit a tué huit chevaux, et blessé sept autres, dont il a fallu abattre cinq.
À la gare du chemin de fer de Passy, des groupes d'hommes qui causent éclats d'obus; des groupes de femmes qui se communiquent des recettes culinaires pour faire, avec rien, quelque chose; un jeune soldat de ligne qui montre, sur son bras, un prétendu ricochet de balle. Au bureau de la vendeuse de journaux absente, un artilleur de la garde nationale feuilletant les imageries de l'OMNIBUS, le coude posé sur deux pains de munition, attachés par une sangle. Sur une banquette, un aumônier divisionnaire, à la croix blanche sur la poitrine, attachée par un large ruban en sautoir, liséré de rouge, qui, tout en essuyant ses lunettes, coquette près d'une dame, avec les regards fuyards et les sourires niais de Got, dans IL NE FAUT JURER DE RIEN.
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Mardi 10 janvier.—Le tir de la matinée est si précipité, qu'il semble avoir la régularité du battement d'un piston de machine à vapeur. Je fais le voyage de Paris avec un marin de la batterie du Point-du-Jour. Il raconte qu'hier, il y a eu une telle grêle d'obus, qu'ils ont été obligés de subir dix-sept décharges, couchés à terre, sans pouvoir riposter, après quoi, par exemple, ils ont envoyé une bordée qui a fait sauter une poudrière. En dépit de cet épouvantable feu, ils n'ont encore que trois blessés: un amputé de la cuisse qui est mort, un autre, blessé gravement, un manoeuvrier devant la figure duquel a éclaté un obus, et qui a eu la barbe, les cils et les sourcils brûlés.
On est très nombreux, ce soir, chez Brébant. Tous les bombardés ont été curieux d'avoir de leurs nouvelles respectives. Charles Edmond fait des descriptions terrifiantes des bombes qui pleuvent sur le Luxembourg. Saint-Victor, pour un obus tombé place Saint-Sulpice, déserte, la nuit, son logement de la rue de Furstemberg. Renan a émigré aussi sur la rive droite.
La conversation est toute sur la désespérance des hauts bonnets de l'armée, sur leur manque de vouloir énergique, sur le découragement qu'ils propagent parmi les soldats. On parle d'une séance, où devant l'attitude molle ou indisciplinée des vieux généraux, le pauvre Trochu a menacé de se brûler la cervelle. Louis Blanc résume la chose en disant: «L'armée a perdu la France, elle ne veut pas qu'elle soit sauvée par les pékins!»
Tessié du Motay raconte les âneries de nos généraux, dont il prétend avoir été le témoin oculaire. Lors de l'affaire de décembre, il a vu arriver à deux heures, sur le terrain, le général Vinoy, qui avait reçu l'ordre d'enlever Chelles à onze heures: il l'a donc vu arriver à deux heures, entouré d'un état-major un peu aviné, et demandant où se trouvait Chelles. Du Motay assistait, je crois, le même jour, à l'arrivée du général Leflô qui, lui aussi, demandait si c'était bien là le plateau d'Avron.
Le même du Motay affirme qu'après notre complète réussite du 2 décembre, l'armée avait reçu l'ordre de marcher en avant, quand on vint dire à Trochu qu'on manquait complètement de munitions. Ceci fait proclamer assez verbeusement à Saint-Victor la nécessité d'un Saint-Just.
Et pendant que l'on parle de la menace, qui serait arrivée aujourd'hui au ministère de brûler Paris, s'il ne capitulait pas, quelqu'un, dans un coin, fait un réquisitoire contre Alphand, un réquisitoire comique à force d'exagération, en l'accusant, d'être l'auteur de tout ce qui a été fait de fatal—et cela par un moyen assez original—en ne refusant rien de ce qu'on proposait à Ferry, mais en l'exécutant lui-même, et le plus mal qu'il pouvait. Il cite la salaison des viandes qui sont perdues, l'établissement des ambulances du Luxembourg, où les blessés gelaient, les travaux des retranchements d'Avron, qui lui vaudront, dit l'orateur, dans son antipathie férocement injuste contre l'homme, de devenir l'Haussmann de Guillaume de Prusse.
Ces tristes paroles sont scandées des han douloureux de Renan, nous prédisant que nous allons assister aux scènes de l'Apocalypse.
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Mercredi 11 janvier.—Fuyant le bombardement, des populations effarées de femmes et d'enfants, chargées de paquets, traversent Auteuil et Passy, avec leurs ombres courant derrière elles, le long des murs, sur des affiches annonçant la reprise des concessions temporaires des cimetières.
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Jeudi 12 décembre.—Je vais faire un tour dans les quartiers bombardés de Paris. Ni terreur, ni effroi. Tout le monde a l'air de vivre de sa vie ordinaire, et des cafetiers font remettre, avec le plus admirable sang-froid, les glaces cassées par les détonations d'obus. Seulement, au milieu des allants et venants, l'on rencontre, par-ci, par-là, un monsieur emportant sa pendule entre ses bras, et les rues sont pleines de voitures à bras, traînant vers le centre de la ville, de pauvres mobiliers, dans le pêle-mêle desquels se trouve quelquefois un vieil impotent, qui ne peut marcher.
Les soupiraux des caves sont bouchés. Un boutiquier s'est fait un ingénieux blindage avec un étagement de planches, garnies de sacs de terre, qui va jusqu'au premier étage de la maison. On dépave la place du Panthéon. Un obus a enlevé le chapiteau ionien d'une des colonnes de l'École de Droit. Dans la rue Saint-Jacques, des murs troués, percés, d'où se détachent, à tout moment, des morceaux de plâtre. D'énormes blocs de pierre, un morceau de l'entablement de la Sorbonne fait contre le vieil édifice une barricade. Mais où le bombardement parle vraiment aux yeux, c'est sur le boulevard Saint-Michel, où toutes les maisons faisant angle avec les rues parallèles aux Thermes de Julien, ont été écornées par les éclats. Au coin de la rue Soufflot, le balcon de l'appartement du premier, arraché de la pierre, pend dans le vide, menaçant.
… De Passy à Auteuil, la route neigeuse est rosée du reflet des incendies de Saint-Cloud.
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Vendredi 13 janvier.—Il faut vraiment rendre justice à cette population parisienne, et l'admirer. Que devant l'insolent étalage de ces marchands de comestibles, rappelant maladroitement, à la population meure-de-faim, que les riches avec de l'argent peuvent toujours, toujours, se procurer de la volaille, du gibier, les délicatesses de la table, cette population ne casse pas les devantures, ne bouscule pas les marchands et les marchandises,—cela a lieu d'étonner.
Je n'ai rencontré un peu d'indignation que devant la façade du boulanger Hédé, rue Montmartre, le seul boulanger qui, à l'heure qu'il est, fasse encore du pain blanc et des croissants. Le peuple mangeur de pain blanc, condamné au pain de chien, semblait souffrir seulement de cette faveur, achetée du reste par des heures de queue.
Quand je lisais, dans le journal de Marat, les dénonciations furibondes, de l'ORATEUR DU PEUPLE contre la classe des épiciers, je croyais à de l'exagération maniaque. Aujourd'hui, je m'aperçois que Marat était dans le vrai… Ce commerce, tout gardenationalisé, est un vrai commerce d'accapareurs. Pour ma part, je ne verrais aucun mal à ce que l'on accrochât, à la devanture de leurs boutiques, deux ou trois de ces voleurs sournois, bien persuadé que, cela fait, la livre de sucre ne monterait pas de deux sous par heure.
Peut-être quelques assassinats, intelligemment choisis, sont, dans les temps révolutionnaires, le seul moyen pratique de retenir la hausse dans des limites raisonnables.
Je voyais, ce soir, chez un restaurateur, le découpoir du maître d'hôtel faire à peu près 200 tranches dans un cuissot de veau, d'un veau découvert à un quatrième étage, peut-être du dernier veau existant à Paris. Deux cents tranches, à 6 francs, de la grandeur et de l'épaisseur d'une carte de visite, ça fait 1 200 francs.
Un dialogue à côté de moi.
—«Nos femmes nous ont abandonnés, ce soir.»
—«Ma foi, tant mieux, nous irons voir le Panthéon, le bombardement!»
La visite aux quartiers bombardés a remplacé le théâtre.
Cette nuit, je passe une partie de la nuit à ma fenêtre, empêché de dormir par la canonnade et la fusillade autour d'Issy. Dans le silence de la nuit, cela paraissait proche, proche, et, avec l'imagination des heures de peur et de trouble, il me semblait, un moment, que les Prussiens avaient pris le fort qui ne tirait plus, et qu'ils attaquaient le rempart.
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Samedi 14 janvier.—Le suffrage universel, pour l'élection des officiers de la mobile, a été déplorable. Il a fait nommer les bons enfants: c'est-à-dire des officiers qui, lorsqu'ils n'encouragent pas tout, n'empêchent rien.
M. Dumas, l'industriel, me contait ce matin de tristes détails sur la conduite d'officiers de mobiles. Il a un beau-frère qui possède une très belle propriété à Neuilly. Il tomba dans cette propriété des soldats et des officiers, parmi lesquels était M. X***. Ces messieurs ne se contentèrent pas de faire du feu au milieu des chambres, ils emportèrent, en partant, vingt-cinq paires de drap qui leur avaient été prêtés, et M. X*** fit enlever dans la serre quinze palmiers, qu'il envoya, pour son jour de l'an, à une cocotte. Sur la plainte de M. Dumas, un ordre de l'État-Major vient de faire rendre draps et palmiers.
N'ayant pas le courage d'aller à Paris, et n'ayant rien à manger, je tue un merle dans le jardin pour mon dîner.
Le merle jeté, les ailes raides, sur ma table—je ne suis pourtant pas métempsycosiste—il me vient, je ne sais pourquoi et comment, la pensée de mon frère; et l'association de son souvenir avec l'oiseau mort.
Je me rappelle l'arrivée de l'oiseau, tous les soirs, au jour tombant, et le sifflement aigu par lequel il semblait vouloir s'annoncer, et les deux ou trois traversées qu'il faisait du jardin, de son joli vol rapide et balancé. Je me rappelle sa pause de quelques secondes sur une branche, toujours la même, une branche d'un sycomore, tout proche de la maison, et du haut de laquelle il la regardait, immobile et énigmatique… puis tout à coup son évanouissement dans l'ombre et la nuit.
Il s'est glissé en moi, alors, comme une croyance superstitieuse, qu'un peu de mon frère avait passé en cette petite bête ailée, en cet oiseau de deuil de l'air, et j'ai eu le vague effroi d'avoir détruit, avec mon coup de fusil, quelque chose d'au delà de ce monde et d'ami, qui veillait sur la conservation de ma personne et de ma maison.
C'est bête, c'est bête, c'est absurde, c'est fou, mais ç'a été une obsession toute la soirée.
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Dimanche 15 janvier.—La canonnade la plus effroyable qu'ait encore entendue le rempart Sud-Est. «Cela rigole durement!» dit un homme du peuple, en courant. La maison, secouée sur ses fondations, déverse toute la vieille poussière de ses corniches et de ses plafonds.
Malgré la gelée et le vent glacé, toujours sur le Trocadéro, une foule de curieux.
Dans les Champs-Elysées, abatis de grands arbres, sur lesquels, avant qu'ils ne soient hissés dans les camions, se précipite une nuée d'enfants, armés de hachettes, de couteaux, de n'importe quoi de coupant, qui tailladent des morceaux, dont ils emplissent leurs mains, leurs poches, leurs tabliers, pendant que, dans le trou de l'arbre abattu, se voient des têtes de vieilles femmes occupées à déterrer, avec des pics, ce qui reste des racines.
Au milieu de cette dévastation, quelques promeneurs et promeneuses, ayant l'air de faire insouciamment, et tout comme autrefois, leur promenade d'avant-dîner, sur l'asphalte.
A la porte d'un café du boulevard, sept ou huit jeunes officiers de mobiles paradent et coquettent autour d'une lorette, aux cheveux flamboyants, arrêtant, pour l'éplafourdissement des passants, le menu d'un dîner de haute fantaisie et de spirituelle imagination: le menu de leur prétendu dîner du soir.
Comme propriétaire, ma position est singulière. Tous les soirs, en revenant à pied, mes yeux cherchent, du plus loin qu'il leur est donné de voir, si ma maison est debout. Puis, quand j'ai cette certitude, c'est, à mesure que je me rapproche, au milieu, des sifflements d'obus, un examen de détail et une stupéfaction de ne trouver encore ni trou, ni écorniflure à mon immeuble,—dont, toutefois, on laisse la porte entre-bâillée, pour que je n'aie pas trop longtemps à y attendre.
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Lundi 16 janvier.—Fête du roi Guillaume. Le canon m'avait empêché de dormir toute la nuit, et j'étais encore sous mes draps, dans un engourdissement de fatigue. Au milieu des tonnerres de la batterie de Mortemart, j'avais perçu un bruit au-dessus de ma tête, et je croyais qu'on avait remué un meuble. Quelques minutes après, Pélagie entrait dans ma chambre et m'annonçait gaillardement qu'il venait de tomber un obus chez mon voisin, justement dans une chambre dont le mur est mitoyen. L'obus, ou plutôt deux fragments d'obus, ont percé le toit, et sont tombés dans une chambre, où était couché un petit garçon, que ses engelures empêchent de marcher. L'enfant n'a rien eu que la peur du plâtre tombé du plafond.
Aujourd'hui commence la distribution d'un pain, dont un morceau sera une vraie curiosité pour les collections futures, un pain où l'on trouve des fétus de paille.
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Mardi 17 janvier.—L'on parle d'une batterie prussienne élevée à la Porte Jaune, près Saint-Cloud, qui, sous peu de jours, doit rendre Auteuil intenable.
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Mercredi 18 janvier.—Aujourd'hui, c'est le rationnement à raison de 400 grammes par individu. Songe-t-on qu'il y a des gens condamnés à se nourrir de si peu? Des femmes pleuraient, à la queue du boulanger d'Auteuil.
Ce ne sont plus quelques obus égarés, comme les jours précédents, c'est une pluie de fonte qui, peu à peu, m'enveloppe et m'enserre. Tout autour de moi des détonations à cent, à cinquante pas, à la gare du chemin de fer, rue Poussin, où une femme vient d'avoir le pied emporté. Et pendant que de la fenêtre, je reconnais, avec une longue-vue, les batteries de Meudon, un éclat me frôle presque, et fait rejaillir la boue contre la porte de ma maison.
Je passais, à trois heures, à la barrière de l'Étoile. Les troupes défilaient. Je m'arrêtai.
Le monument de nos victoires, illuminé de soleil, la canonnade lointaine, le défilé immense, dont les dernières baïonnettes jetaient des éclairs sous l'obélisque: c'était quelque chose de théâtral, de lyrique, d'épique.
Un grand et fier spectacle que cette armée, allant à ce canon qu'on entendait, et ayant, au milieu d'elle, des pékins en barbe blanche qui étaient des pères, des figures imberbes qui étaient des fils, et encore, dans les rangs entr'ouverts, des femmes portant le chassepot de leurs maris.
Et l'on ne peut dire le pittoresque que prenait la guerre, de cette multitude citoyenne, convoyée de fiacres, d'omnibus non encore peints, de fourgons à transporter les pianos d'Erard, transformés en voitures d'intendance militaire.
Il y avait bien quelques pochards, quelques chants de gobichonneurs, détonnant un peu avec l'hymne national, et toujours un peu de cette gaminerie, dont l'héroïsme français ne peut se défaire, mais l'ensemble du spectacle était émotionnant et grandiose.
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Jeudi 19 janvier.—Paris tout entier, sorti de son chez soi, se promène dans l'attente des nouvelles. Des rangées de gens à la porte garnie de paille des ambulances. Devant la mairie de la rue Drouot, une foule si pressée que, selon une expression d'un homme du peuple, «on ne pourrait pas y jeter une noisette». Le gros peintre Marchal, que le siège n'a pas fondu, empêche, costumé en garde national, les voitures de passer.
De bonnes nouvelles circulent. Arrivent les premiers journaux, annonçant la prise de Montretout. C'est une allégresse. Les gens qui ont pu se procurer des journaux, les lisent aux groupes formés autour d'eux. Le monde va dîner joyeusement, et tout autour de soi, l'on perçoit le bavardage sur les heureux détails du combat d'aujourd'hui.
Je monte chez Burty, chassé par les obus de la rue Watteau, et qui est provisoirement emménagé sur le boulevard, au-dessus de la librairie Lacroix. Vers les quatre heures, il a vu Rochefort qui lui a donné de bonnes nouvelles, avec un mot spirituel. Pendant le brouillard, Trochu se plaignant de ne pas voir ses divisions: «Dieu merci, s'est écrié Rochefort, s'il les voyait, il les rappellerait!»
D'Hervilly, qui est présent, a toujours son esprit drolatique, et fait un fantastique tableau du pont d'Asnières, traversé, sous un ciel d'automne, couleur vert de Véronèse, par Hyacinthe, dont on ne voyait que le nez vermillonné, et les goulots de deux bouteilles d'eau-de-vie, gonflant ses poches, et qu'il rapportait de sa maison de campagne. Puis il nous conte sa visite au vieux bonhomme de la MAMMOLOGIE du Jardin des Plantes, dans son cabinet aux oiseaux desséchés et garnis de bandages, et qui passe amoureusement, de temps en temps, la main sur le cou d'un chevreuil empaillé:—un charmant racontar hoffmannesque.
Burty me fait voir un rouleau de peintures japonaises du plus haut intérêt. C'est une étude, en plusieurs planches, de la décomposition d'un corps, après la mort. C'est d'un macabre allemand, que je ne croyais pas pouvoir se retrouver dans l'art de l'Extrême-Orient.
Je retombe sur le boulevard à dix heures. La même foule qu'avant dîner. Des groupes, tout noirs, dans la nuit sans gaz. Tout ce monde faisant faction devant les kiosques, et attendant, dans une espérance qui est devenue un peu anxieuse, la troisième édition du journal: LE SOIR, tardant à paraître.
Mme Masson me racontait, ces jours-ci, la visite qu'elle avait faite, à l'ambulance des Affaires Etrangères, au jeune Philippe Chevalier avant sa mort. Les salles ont, jusqu'à ce jour, gardé les glaces, les lustres, le décor doré des fêtes du Corps Législatif, et le mourant, qui se souvenait, dit à Mme Masson: «Là, à la place même où je suis, c'était le buffet!».
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Vendredi 20 janvier.—La dépêche de Trochu, d'hier soir, me semble le commencement de la fin: elle me tue l'estomac.
J'envoie une portion de mon pain à un voisin, un pauvre garde national qui relève de maladie, et que Pélagie a trouvé déjeunant avec deux sous de cornichons.
A la Porte-Maillot, une foule moins nombreuse toutefois, que celle qui attendait à la barrière du Trône, après l'affaire de Champigny. Tout le monde regardant avec un pressentiment triste, mais sans avoir encore la conscience du lamentable fiasco. Pêle-mêle, avec les voitures d'ambulance, avec les cacolets, défilent, un peu à la débandade, sans musique, moroses, abattus, harassés, et tout couverts de boue, les hommes des compagnies de marche de la garde nationale.
D'une de ces compagnies sort la voix stridemment ironique d'un rentrant, qui jette à l'hébétement général: «Eh bien! vous ne chantez pas victoire!»
Je suis hélé du haut d'une voiture qui rentre. C'est le nommé Hirsch, ce peintre de malheur, qui m'avait déjà annoncé, à la porte de La Chapelle, le désastre du Bourget. Il me crie d'un ton léger: «Tout est fini, l'armée rentre!» Et sur une note gouailleuse, il me conte ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu: des choses semblant dépasser les bornes de l'ineptie humaine.
La foule devient sérieuse, se recueille dans sa tristesse. Des femmes de gardes nationaux attendent, en des poses désespérées, sur des bancs.
Dans ce monde attaché au triste spectacle, qui ne s'en va pas, qui attend toujours, sautillent deux amputés d'une jambe, promenant, sur leurs béquilles, leurs croix toutes fraîches, et qu'on regarde longtemps par derrière, avec émotion.
Je passe devant l'hôtel de la Princesse, à la grille ouverte, comme les jours où nos fiacres y venaient chercher du plaisir intelligent. De là je vais au cimetière. Il y a aujourd'hui sept mois qu'il est mort.
Je retrouve dans Paris, sur le boulevard, le découragement navré d'une grande nation, qui, par ses efforts, sa résignation, son moral, a beaucoup fait pour se sauver, et se sent perdue par l'inintelligence militaire.
Je dîne chez Péters, à côté de trois éclaireurs de Franchetti. C'est la désespérance la plus complète, sous la forme ironique, la forme particulière au désespoir français. «Nous y sommes! nous y sommes!» Et ils parlent de l'armée de Paris, ne voulant plus se battre, du noyau héroïque qui la soutenait, tombé à Champigny, à Montretout… et toujours et toujours de l'incapacité des chefs.
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Samedi 21 janvier.—Je suis frappé, frappé plus que jamais, du silence de mort, que fait un désastre dans une grande ville. Aujourd'hui on n'entend plus vivre Paris.
Toutes les figures ont l'air de figures de malades, de convalescents. On n'aperçoit que des visages maigres, tirés, hâves, on ne voit que des pâleurs jaunes, semblables à de la graisse de cheval.
En omnibus, j'ai devant moi deux femmes en grand deuil: la mère et la fille. A toute minute, les gants de laine noire de la mère ont des crispations nerveuses, et se portent machinalement à ses yeux rouges, qui ne peuvent plus pleurer, tandis qu'une larme, lente à couler, se sèche, de temps en temps, sur la cernée de l'oeil levé au ciel, de la fille.
Sur la place de la Concorde, près des drapeaux fripés et des immortelles déjà pourries de la ville de Strasbourg, une compagnie campe, noircissant de ses feux, les murs du jardin des Tuileries, et de ses lourds sacs, faisant comme un blindage à la balustrade. En passant au milieu d'eux, l'on entend des phrases comme celle-ci: «Oui, notre pauvre petit adjudant, on l'enterre demain!»
Nous avons vu, successivement, les boutiques des charcutiers devenir des endroits vides, ornés de faïences jaunes et d'aucubas à la feuille marbrée de blanc; les boutiques de bouchers, des locaux aux rideaux clos derrière les grilles cadenassées; aujourd'hui c'est le tour des boutiques de boulangers, qui sont des trous noirs, aux devantures hermétiquement fermées.
Burty tenait de Rochefort que, lorsque Chanzy avait vu ses troupes fuir, il les avait chargées, l'épée à la main, mais voyant que coups et injures ne faisaient rien, il avait donné l'ordre à l'artillerie de les canonner.
Une phrase bien symptomatique. Une fille, me marchant dans le dos, rue Saint-Nicolas, me jette à l'oreille: «Monsieur, voulez-vous monter chez moi… pour un morceau de pain?»
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Dimanche 22 janvier.—Ce matin, je déménage ce que j'ai de plus précieux, au milieu des éclats d'obus, tombant à droite et à gauche, anxieux qu'un éclat ne tue l'unique cheval de la voiture de déménagement, anxieux qu'un éclat ne blesse ou ne tue un de ces pauvres diables de déménageurs, blaguant bravement les détonations les plus rapprochées.
J'emménage mes bibelots dans une partie de l'appartement, que Burty occupe sur le boulevard, au coin de la rue Vivienne, et qu'il met très gentiment à ma disposition.
Tout à coup un rappel forcené. Nous sortons. On nous dit qu'on se bat à l'Hôtel de Ville. Sur notre chemin, c'est une effervescence, une agitation, au milieu de laquelle, toutefois, je vois des gardiens de Paris regarder tranquillement des photographies, dans des stéréoscopes. Rue de Rivoli, nous apprenons que tout est fini, et nous voyons passer, rapide dans une escorte de dragons et de chasseurs, le général Vinoy. Et tandis que des lignards de Puteaux, tout enguirlandés de morceaux de treillages de jardins, remontent la rue de Rivoli, des canons défilent sur le quai, se dirigeant vers l'Hôtel de Ville.
Le soir, le boulevard présente l'aspect des plus mauvais jours révolutionnaires. Des discussions toutes prêtes à en venir aux coups. Des mobiles parisiens accusant les gens à Trochu, d'avoir tiré sans provocation; des femmes criant qu'on assassine le peuple. Nous voici aux dernières convulsions de l'agonie.
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Lundi 23 janvier.—Un curieux tableau! Dans les restaurants encore ouverts, les dîneurs apportent leur pain, sous le bras, par suite de la pancarte affichée hier, et qui annonçait que les restaurateurs ne pouvaient plus fournir le pain aux consommateurs.
Par les rues, ici et là, une vieille affiche pourrissante parlant du Bourget, parlant du plateau d'Avron: c'est sur les murs comme une histoire successive de nos revers.
Je vais voir Duplessis, à la Bibliothèque, et dans l'obscurité de cette Salle des Estampes, où mon frère et moi avons passé tant d'heures d'études, un employé est obligé de m'indiquer qu'il faut me garer d'une cuve d'eau ou d'une pile de cartons. C'est aujourd'hui une cave, où toutes les richesses uniques, qui font l'envie de l'Europe, sont empilées comme pour un déménagement—et j'ai peur d'avoir dit le mot.
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Mardi 24 janvier.—Vinoy remplaçant Trochu, c'est le changement des médecins près d'un malade, à l'article de la mort.
Plus de canonnade! Pourquoi? Cette interruption du bruit tonnant à l'horizon me semble d'un mauvais augure.
Le pain actuel est d'une qualité telle, que la dernière survivante de mes poules, une petite poule cailloutée, toute drolette, lorsqu'on lui en donne, gémit, pleure, rognonne, et ne se décide à le manger que tout à fait le soir.
Sur le boulevard, en face de l'Opéra-Comique, je tombe dans une foule, interceptant la chaussée, et barrant le chemin aux omnibus. Je me demandais si c'était une nouvelle émeute. Non, toutes ces têtes en l'air, tous ces bras qui désignent quelque chose, toutes ces ombrelles de femmes, qui s'agitent, toute cette attente à la fois anxieuse et espérante, c'est à propos d'un pigeon—peut-être porteur de dépêches,—qui se repose sur le tuyau d'une des cheminées du théâtre.
Dans cette foule, je rencontre le sculpteur Christophe, il m'apprend qu'il y a des pourparlers entamés pour la capitulation.
Chez Brébant, dans la petite antichambre qui précède le grand cabinet, où l'on dîne, tout le monde comme brisé, épars sur le canapé, sur les fauteuils, parle à voix basse, ainsi que dans la chambre d'un malade, des tristes choses du jour, et du lendemain qui nous attend.
On se demande si Trochu n'est pas un fou. A ce propos, quelqu'un dit avoir eu communication d'une affiche imprimée, mais non affichée, destinée à la mobile, où le dit Trochu parle de Dieu et de la Vierge, comme en parlerait un mystique.
Dans un coin, un autre de nous fait remarquer que ce qu'il y a surtout de criminel, chez deux hommes, comme Trochu et comme Favre, c'est d'avoir été dans l'intimité des désespérateurs, dès le principe, et cependant d'avoir, par leurs discours, leurs proclamations, donné à la multitude la croyance, la certitude d'une délivrance, certitude qu'ils lui ont laissée jusqu'au dernier moment, «et il y a là, reprend du Mesnil, un danger: c'est qu'on ne sait pas, la capitulation signée, si elle ne sera pas rejetée par la portion virile de Paris?»
Renan et Nefftzer font des signes de dénégation.
«Prenez garde, continue du Mesnil, on ne vous parle pas de l'élément révolutionnaire, on vous parle de l'élément énergique bourgeois, de la partie des compagnies de marche qui s'est battue, et veut se battre, et ne peut accepter comme ça, tout à coup, cette livraison de ses fusils et de ses canons.»
Deux fois on a annoncé le dîner, mais personne n'a entendu.
On se met enfin à table.
Chacun tire son morceau de pain.
—Au fait, dit je ne sais plus qui, vous savez comment Bauer a baptisé
Trochu: «un Ollivier à cheval!»
La soupe est mangée. Ici Berthelot donne l'explication vraie de nos revers: «Non, ce n'est pas tant la supériorité de l'artillerie, c'est cela seulement que je vais vous dire. Oui, le voici, c'est quand un chef d'état-major prussien a l'ordre de faire avancer un corps d'armée sur un tel point, pour une telle heure: il prend ses cartes, étudie le pays, le terrain, suppute le temps que chaque corps mettra à faire certaine partie du chemin. S'il voit une pente, il prend son… (un instrument dont j'ai oublié le nom) et il se rend compte du retard. Enfin, avant de se coucher, il a trouvé les dix routes par lesquelles déboucheront, à l'heure voulue, les troupes. Notre officier d'état-major, à nous, ne fait rien de cela, il va le soir à ses plaisirs, et le lendemain, en arrivant sur le terrain, demande si ses troupes sont arrivées, et où est l'endroit à attaquer. Depuis le commencement de la campagne, et je le répète, c'est la cause de nos revers, depuis Wissembourg jusqu'à Montretout, nous n'avons jamais pu masser des troupes sur un point choisi, dans un temps donné.»
On apporte une selle de mouton.
—«Oh! dit Hébrard, on nous servira le berger à notre prochain dîner!»
En effet, c'est une très belle selle de chien.
—«Du chien, vous dites que c'est du chien, s'écrie Saint-Victor, de la voix pleurarde d'un enfant en colère, n'est-ce pas, garçon, que ce n'est pas du chien?»
—«Mais c'est la troisième fois que vous en mangez, du chien, ici!»
—«Non, ce n'est pas vrai… M. Brébant est un honnête homme, il nous préviendrait… mais le chien est une viande impure,—fait-il avec une horreur comique,—du cheval, oui, mais pas du chien.»
—«Chien ou mouton, bredouille Nefftzer, la bouche pleine, je n'ai jamais mangé un si bon rôti… mais si Brébant vous donnait du rat… moi je connais ça… C'est très bon… le goût en est comme un mélange de porc et de perdreau!»
Pendant cette dissertation, Renan qui paraissait préoccupé, soucieux, pâlit, verdit, jette sa cotisation sur la table et disparaît.
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—«Vous connaissez Vinoy, dit quelqu'un à du Mesnil: Quel est l'homme, et qu'est-ce qu'il va faire?»
—«Vinoy, répond du Mesnil, c'est un madré, je crois qu'il ne va rien faire… qu'il va faire le gendarme.»
Là-dessus une sortie de Nefftzer contre le journalisme et les journalistes. Il est devenu complètement apoplectique, et sa parole tudesque, comme étranglée d'enragement, par moments, aboie contre l'ineptie, l'ignorance, les bourdes de ses confrères, qu'il accuse d'avoir fait la guerre, et qu'il accuse de l'avoir rendue si fatale.
Ici Hébrard réclame le silence, et tirant de sa poche un papier: «Écoutez, messieurs, ceci est une lettre du mari d'une femme connue, demandant la croix, lettre dans laquelle il invoque comme titre, son cocuage, oui, messieurs, «son cocuage et des malheurs domestiques qui appartiennent à l'histoire.»
Un rire homérique accueille la lecture de cette supplique bouffonne.
Mais aussitôt le sérieux de la situation ramène les dîneurs à se demander, comment vont se conduire les Prussiens à notre égard. Il y a ceux qui croient qu'ils déménageront les musées. Berthelot a peur qu'ils emportent le matériel de notre industrie. Ce dire conduit, je ne sais par quel chemin, la conversation à une grande discussion sur les matières colorantes, et sur le rose turc, d'où elle revient au point de départ. Nefftzer, contrairement à tout le monde, prétend que les Prussiens voudront nous étonner par leur générosité, leur magnanimité. Amen!
En sortant de chez Brébant, sur le boulevard, le mot capitulation, qu'il eût peut-être été dangereux de prononcer il y a quelques jours, est dans toutes les bouches.
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Mercredi 25 janvier.—Plus rien de ce ressort, de cette agitation fébrile qu'avaient, ces jours-ci, les allants et les venants. Une population, lasse et battue de l'oiseau, qui se traîne sous un ciel gris, où tombe, de seconde en seconde, un lourd flocon de neige.
Il n'y a plus de place pour les absurdités de l'espérance.
Des queues s'allongent à la porte des marchands, de la seule chose qui reste à manger, à la porte des chocolatiers. Et l'on voit des soldats, tout glorieux d'avoir conquis une livre de chocolat.
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Jeudi 26 janvier.—Ça se rapproche. De nouvelles batteries semblent démasquées. Il éclate des obus, à toute minute, sur la voie du chemin de fer, et notre boulevard Montmorency est traversé par des gens marchant à quatre pattes.
On assiste chez tous, à l'opération d'esprit douloureuse, qui amène la pensée à la honte d'une capitulation. Cependant il est des énergies féminines qui résistent encore. On parlait de pauvres femmes qui, ce matin même, criaient aux queues des boulangers: «Qu'on diminue encore notre ration, nous sommes prêtes à tout souffrir, mais qu'on ne capitule pas!»
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Vendredi 27 janvier.—Je vais ce matin à l'enterrement de Regnault.
Il y a une foule énorme. On pleure, sur ce jeune cadavre de talent, l'enterrement de la France. C'est horrible, cette égalité devant la mort brutale du canon ou du fusil, qui frappe le génie ou l'imbécillité, l'existence précieuse comme l'existence inutile.
J'avais rêvé de faire faire par lui un portrait de mon frère, dans le format du portrait en pied de la comtesse de Nils Barck. Mon frère ne revivra pas par ce talent de coloriste, dont j'entends le De Profundis, dans une sonnerie de clairon et un roulement de tambour. J'ai vu passer derrière sa bière une jeune fille, ainsi qu'une ombre, en habit de veuve. On m'a dit que c'était sa fiancée.
J'entre, en sortant de là, dans la boutique de Goupil, où est exposée, non encore encadrée, une aquarelle du mort, vous montrant le Maroc comme dans une vision des Mille et une Nuits.
… Le feu a cessé. Je vais faire un tour aux environs d'Auteuil.
Une femme crie à un voisin: «Nous sommes encore dans la cave, mais nous allons remonter!»
Des trous dans des toits, des écorniflures à des façades, mais vraiment bien peu de dégât matériel, causé par cet ouragan de fer qui nous a passé sur la tête. Seule, une langue de terre entre le viaduc et le cimetière d'Auteuil, toute trouée de grands trous de trois mètres, où les obus sont tombés si rapprochés qu'ils ont fait, sur une échelle géante, le travail régulier des trous faits par la commission des barricades, au Point-du-Jour.
Près la porte Michel-Ange, je monte sur le viaduc. Cent maisons brûlent à Saint-Cloud: le feu de joie que se payent les Prussiens pour leur triomphe! Un soldat malade, accoudé au parapet, laisse échapper: «C'est pitié de voir cela!»
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Samedi 28 janvier.—Ils sont heureux les journalistes, qui se trouvent presque fiers de ce que la République a fait pour la défense nationale. Ils vous citent avec orgueil l'hommage rendu à notre héroïsme par les Prussiens, et espèrent presque que Trochu va être reconnu comme un grand homme de guerre.
Au milieu de l'aspect hilare du soldat, c'est beau le navrement qu'emporte sur toute sa personne, le marin qui passe, avec son paquet, sous le bras.
On ne tarit pas sur l'incapacité du gouvernement en général, l'on ne tarit pas sur l'inintelligence de chaque membre de ce gouvernement. Un convive de Brébant me racontait avoir entendu ceci de la bouche d'Emmanuel Arago: «Nous ménageons une jolie surprise aux Prussiens, ils ne s'y attendent guère, ils seront joliment attrapés quand ils voudront entrer à Paris.» Mon ami s'attendait à l'annonce de feu grégeois ou de quelque chose semblable. Non, il se trompait. Emmanuel, après avoir fait un moment désirer sa réponse, accoucha de cette phrase: «Les Prussiens ne trouveront pas de gouvernement avec lequel ils puissent traiter, car nous nous serons retirés!»
Je parcours les quartiers bombardés: des balafres, des trous, mais sauf un pilier emporté au magasin de la BALAYEUSE, place Mouffetard, rien de bien effrayant. Une population qui se déterminerait à se terrer dans ses caves, pourrait très bien, et sans grand péril, supporter un mois de bombardement à toute volée. Dans ces quartiers, on rencontre des petites voitures à bras ramenant les mobiliers, et la circulation de la vie semble y renaître.
Un militaire, en manteau blanc, tendant un obus au conducteur de l'omnibus: «Prenez-moi cela, pendant que je monte, et faites attention… sacredié, faites attention!»
Burty me confirme l'affiche mystique de Trochu, dont on avait parlé au dîner de Brébant: la célébration, par ordre, d'une neuvaine à la Vierge, que devait suivre un miracle. Est-ce ironique, si c'est vrai que la France avait remis son salut entre les mains d'un homme, dont la place était aux Petites-Maisons?
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Dimanche 29 janvier.—Les mobiles rentrent et passent sous les fenêtres, engueulés par les gardes nationaux répandus sur le boulevard.
En allant voir la batterie de marine du Point-du-Jour, j'entre dans le jardin de Gavarni, que je trouve éventré par des tranchées, percées de trous ronds, au fond desquels sont enfouis des obus qui n'ont pas éclaté. Un garde national, armé d'un pic et escorté de sa femme, ployant sous le poids d'un grand sac, déterre un obus, qui a disparu dans la terre gelée. Pauvre jardin! Le chalet du marchand de tripes a son toit percé d'un obus, qui semble avoir mis intérieurement en capilolade la fragile construction. Le petit vallon vert montre ses derniers sapins couchés sur le flanc, et sa voûte enguirlandée de lierre,—son salon des fraîcheurs, ainsi que l'appelait Gavarni, a été converti en casemate, d'où sort un tuyau de poêle.
Je reprends la route de Versailles. Des maisons à jour. Au n° 222, un obus traversant la boutique d'un nommé Praisidial—un joli nom de révolutionnaire, au théâtre—a éclaté dans une pièce où l'on vous montre l'endroit où il a coupé la tête d'un homme, comme avec un couteau. En face, sur une maison croulée à terre, un toit s'est abaissé, tout semblable à une toile goudronnée, jetée sur un entresol qu'on bâtit.
Mais rien n'est comparable, comme destruction, à ce coin du chemin de ronde, qui porte le nom de boulevard Murat. Là ce ne sont plus des maisons. Ce sont des pans de mur, des morceaux de façade, où colle encore un bout d'escalier, des débris, où reste, on ne sait comment, suspendue en l'air, une fenêtre sans carreaux, des éboulements informes de brique, de moellons, d'ardoises: de la bouillie de maisons, fouettée au milieu d'une grande tache de sang, autour d'un paquet de cheveux,—le sang d'un mobile, qui avait mis, là, culotte bas.
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Lundi 30 janvier.—Oh! la dure extrémité, que cette capitulation transformant la prochaine assemblée en ces bourgeois de Calais, qui, la corde au cou, ont été subir les conditions d'Edouard VI. Mais ce qui m'indigne le plus, c'est le jésuitisme de ces gouvernants, qui, pour avoir obtenu le mot de convention au lieu de capitulation, en face de ce traité déshonorant, espèrent, comme de sinistres fourbes, cacher à la France toute l'étendue de ses malheurs et de sa honte. Bourbaki laissé en dehors de l'armistice, qui est un armistice général! La convention des lettres décachetées! Et tout le honteux secret de ce que les négociateurs nous cachent, nous dérobent encore, et que peu à peu l'avenir nous dévoilera! Ah! une main française a-t-elle pu signer cela!
Que vraiment ils soient fiers d'avoir été les geôliers et les nourrisseurs de leur armée, cela est trop bête! Ils n'ont donc pas compris que cette apparente mansuétude était un piège de Bismarck! Enfermer dans Paris cent mille hommes indisciplinés et démoralisés par leurs défaites, en ces jours de famine, qui vont précéder le ravitaillement, n'est-ce point enfermer la rébellion, l'émeute, le pillage? N'est-ce pas se donner presque certainement un prétexte pour entrer à Paris?
Dans un journal qui contient la capitulation, je lis l'intronisation du roi Guillaume, comme Empereur d'Allemagne à Versailles, dans la Galerie des glaces, à la barbe du Louis XIV de pierre, qui est dans la cour. Ça, là… c'est bien la fin des grandeurs de la France.
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Mardi 31 janvier.—Ce soir, je dînais au restaurant, à côté d'un avocat à la cour de cassation, M. P… Je lui disais qu'il serait bien heureux que la prochaine assemblée se rationnât d'avocats, de marchands de verbe et de mots creux. J'ajoutais que, pour mon compte, j'étais persuadé que si la France pouvait se priver d'éloquence parlementaire, pendant une vingtaine d'années, la France se sauverait, mais que c'était là la condition sine quâ non de son salut.
Tout avocat qu'il était, mon interlocuteur partageait mon avis, et partait de là pour me signaler le chapardage—c'était le mot dont il se servait—le chapardage de toute la basse gent du palais. Il me montrait tous les avocats de deux sous, tous les avocats sans cause, tous les avocats sans talent et sans honorabilité, aidés, poussés par Crémieux, dans la curée des places de la haute administration.
Et dans le moment où la pensée de la France était, tout entière, tournée contre les Prussiens, dans ce moment même—ah! je n'oublierai jamais le tableau qu'il me faisait de ce cabinet, occupé seulement et uniquement de destitutions, de ce cabinet où la porte, à tout moment violemment poussée, livrait passage à un intrus, qui, sans dire gare ni bonjour, jetait à pleine gueule: «Crémieux, délivre-nous de Robinet, de Chabouillot… nous n'en voulons plus.» Et après cet intrus, un autre intrus, demandant la démission d'un autre procureur impérial, aussitôt obtenue de la bienveillance gâteuse du ministre.
La jolie scène de comédie, que cette scène qu'il me racontait, et où il avait été acteur. M. P… avait un beau-frère, procureur impérial à Blois. La soeur de M. P…, qui tenait à la position de son mari, lui écrivait, lui demandant d'user de son influence, de ses relations avec les hommes du gouvernement, pour le faire maintenir. Il était contraire à la démarche, pensant qu'une destitution serait plus tard un titre pour son beau-frère; cependant, sur l'insistance de sa soeur, il se décidait à aller trouver Crémieux.
Il lui expose la chose, les désirs de sa soeur, et fait appel à la bienveillance que le ministre lui a toujours témoignée. Le ministre ne le laisse pas finir, lui dit: «Mon cher enfant, vous savez combien je vous aime!» et là-dessus, il l'embrasse. Crémieux, pendant son ministère, a toujours embrassé tout le monde. «Il suffit, continue-t-il, que vous manifestiez ce désir, votre beau-frère ne sera pas destitué, vous pouvez être tranquille.» Sur cette assurance, M. P… gagne la porte. Crémieux le rappelle:
—«Vous dites que votre beau-frère s'appelle P…, qu'il est à Blois.
—Parfaitement.
—Eh bien! je vous promets qu'il ne sera pas destitué aujourd'hui, mais dans quelques jours, je ne suis pas sûr que ça n'arrive pas. Tenez, il y a peut-être un moyen d'arranger cela. Qu'est-ce que désire votre beau-frère?
—Mais, il a sa famille, ses intérêts à Orléans. Il y a une place de conseiller vacante, je crois que cette nomination le rendrait très heureux.
—Très bien, très bien! reprend Crémieux, je vais le destituer à Blois, et du même coup le nommer à Orléans, et l'ayant ainsi nommé moi-même, vous concevez, je ne pourrai plus le destituer.»
On demande le chef du cabinet:—«Préparez la nomination de P… à Orléans.—Mais, monsieur le ministre, le mouvement est fait.—Ah! c'est très contrariant, très contrariant… ça ne fait rien… j'ai un autre mouvement en tête, je vais arranger les choses de manière à ce que vous soyez contents, tous les deux. Je vous ferai écrire demain ou après demain: regardez la chose comme faite.»
Là-dessus réembrassade.
Et la chose se termina par la destitution pure et simple du beau-frère, avec toutefois une lettre de regret du ministre, obligé de se rendre aux voeux de la population blésoise.
Ce qui a amené l'anéantissement de l'armée, est en train de tuer la société française. C'est l'indiscipline. Le régime républicain est-il capable de lui rendre cette discipline, sans laquelle les sociétés ne peuvent vivre? Et cependant il serait désirable de garder cette enseigne: LA RÉPUBLIQUE, et de grouper sous ce nom les capacités de tous les partis, noyant dans leur tout l'infini rien du parti républicain.
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Mardi 7 février.—Un curieux défilé, que celui de tous les gens, hommes et femmes, revenant du pont de Neuilly. Tout le monde est bardé de sacs, de nécessaires, de poches gonflées de quelque chose qui se mange.
Des bourgeois portent sur l'épaule cinq à six poulets, faisant contrepoids à deux ou trois lapins. J'aperçois une élégante petite femme, rapportant des pommes de terre, dans un mouchoir de dentelle. Et rien n'est plus éloquent que le bonheur, la tendresse, dirai-je presque, avec laquelle des gens tiennent, dans leurs bras, des pains de quatre livres, ces beaux pains blancs, dont Paris a été privé si longtemps.
Ce soir, chez Brébant, la conversation abandonne la politique pour aller à l'art, et Renan part de là, pour trouver la place Saint-Marc une horreur. Comme Gautier, et nous tous, nous nous récrions, Renan proclame que l'art doit se juger avec l'élément rationnel, qu'il n'y a pas besoin d'autre chose, et le voici délirant publiquement. Ah! la drolatique cervelle, quand elle émet des idées sur les choses qu'elle ne connaît pas!.
Tout en aimant beaucoup l'homme, impatienté par ce blasphème, je l'interromps soudain, et lui demande, à brûle-pourpoint, la couleur du papier de son salon. L'apostrophe le trouble, le démonte, il ne peut répondre… Et je persiste à croire que pour parler art, il est nécessaire de connaître les couleurs des murs, entre lesquels on vit tous les jours, et que les yeux sont encore de meilleurs instruments de perception artistique que «l'élément rationnel».
Tous ces jours-ci, pris d'une espèce de rage contre mon pays, contre ce gouvernement, je m'enferme, je me claustre dans mon jardin, tâchant de tuer ma pensée, mes souvenirs, mes appréhensions de l'avenir dans un travail abêtissant—ne lisant plus de journaux, et fuyant les gens à renseignements.
Un écoeurant spectacle, que ce Paris avec tous ces mobiles, qui y traînent leur oisiveté et leur dépaysement, semblables à ces bestiaux stupides et effarés, qu'on voyait errer, au commencement de la guerre, dans le bois de Boulogne: plus écoeurant encore, le spectacle de ces officiers gandins, garnissant les tables des cafés des boulevards, tout occupés de la canne, achetée le matin, pour parader sur l'asphalte.
Ces uniformes si peu héroïques se font trop voir, ils manquent de discrétion.
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Samedi 11 février.—Paris commence à avoir de la viande et des choses à manger, seulement les Parisiens manquent complètement de charbon, pour les faire cuire.
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Dimanche 12 février.—Je monte chez Théophile Gautier, qui s'est réfugié de Neuilly, à Paris, rue de Beaune, au cinquième, dans un logement d'ouvrier.
Je traverse une petite pièce, où je trouve assises sur le rebord de la fenêtre, ses deux soeurs, dans de misérables robes, avec leurs couettes de cheveux blancs, sous une fanchon faite d'un madras.
La mansarde, où se tient Théo, et qu'il remplit tout entière de la fumée de son cigare, tant elle est petite et basse, contient un lit de fer, un vieux fauteuil en bois de chêne, une chaise de paille, sur laquelle passent et s'étirent des chats maigres, des chats de famine, des ombres de chats. Deux ou trois esquisses se voient accrochées de travers aux murs, et une trentaine de volumes sont culbutés sur des planches en bois blanc, posées à la hâte.
Théo est là, en bonnet rouge, à cornes vénitiennes, dans un veston de velours, autrefois fait pour la petite tenue de Saint-Gratien, mais aujourd'hui si taché, si graisseux, qu'il semble la veste d'un cuisinier napolitain. Et le maître opulent de l'écriture et du dire vous apparaît, comme un doge dans la débine, comme un pauvre et mélancolique Marino Faliero, joué au théâtre Saint-Marcel.
Pendant qu'il parlait, qu'il parlait, comme devait parler Rabelais, je songeais à l'injustice de la rémunération dans l'art. Je pensais au somptueux et abominable mobilier de Ponson du Terrail, que j'avais vu déménager ce matin, de la rue Vivienne, par suite du décès de ce gagneur de 70 000 francs par an, dans un endroit quelconque, durant le siège.
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Jeudi 23 février.—Bien des mois se sont passés, sans que mes doigts aient dérangé de sa case, un bouquin des quais. Ces jours-ci, pour la première fois, j'ai acheté un volume avec l'intention, et je crois, la force d'intention nécessaire pour le lire.
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Vendredi 24 février.—Aujourd'hui m'est revenu comme un goût de littérature. J'ai été mordu, ce matin, de l'envie d'écrire: LA FILLE ÉLISA, ce livre que nous devions écrire, lui et moi, après MADAME GERVAISAIS. J'ai jeté quatre ou cinq lignes sur un morceau de papier. Cela deviendra peut-être le premier chapitre.
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Dimanche 26 février.—Pourquoi ces nuits tressautantes? Pourquoi toujours ces douloureux cauchemars? Pourquoi, dans mes rêves, toujours recommence la maladie de mon frère? Recommencement impitoyable et tuant, qui, dans mon sommeil, s'accidente de toute l'horreur des cas, que nous avions lus ensemble, dans les traités de médecine, pour nos livres.
On annonce que les Prussiens nous occuperont demain. Demain nous aurons l'ennemi chez nous. Dieu préserve à jamais la France des traités diplomatiques, rédigés par des avocats.
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Lundi 27 février.—Quelque chose de sombre, d'inquiet, est sur la physionomie parisienne; on y sent la préoccupation anxieuse, douloureuse de l'occupation.
Sur la place de l'Hôtel-de-Ville, au fond, près la rivière, tambour en tête, et des bouquets d'immortelles à la boutonnière, défilent des gardes nationaux avinés qui saluent le vieux monument du cri: Vive la République!
La rue de Rivoli, une foire de tous les produits, imaginables, étalés sur le trottoir, pendant que les voitures de la mort et du ravitaillement se croisent sur la chaussée:—les corbillards et les camions de morue séchée.
Il y a une grande ironie, une ironie divine, qui semble se plaire à faire mentir les programmes humains. En ce temps de suffrage universel, de conduite des affaires et de gouvernement du pays par tous les citoyens, jamais, jamais, la volonté d'un seul, qu'il soit Fayre ou Thiers, n'aura disposé plus despotiquement des destinées de la France, et dans une ignorance plus entière de tous ses citoyens, sur tout ce qui se passe, sur tout ce qui se fait en leur nom.
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Mardi 28 février.—Impossible de rendre la tristesse ambiante, qui vous entoure. Paris est sous la plus terrible des appréhensions, l'appréhension de l'inconnu.
Mes yeux aperçoivent des faces pâles dans des voitures d'ambulance: ce sont les blessés du pavillon de Flore, qu'on déménage à la hâte, pour que le Roi Guillaume puisse déjeuner aux Tuileries.
Sur la place Louis XV, les villes de France ont la figure voilée de crêpe. Ces femmes de pierre, avec la nuit de leur visage, dans le soleil et le clair jour, font une protestation étrange, lugubre, fantastiquement alarmante.
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Mercredi 1er mars.—Maudit Auteuil! Cette banlieue aura été privée de communication avec le reste de Paris, saccagée par les mobiles, affamée, bombardée, et elle aura encore la malechance de l'occupation prussienne.
Ce matin, Paris n'a plus sa grande voix bourdonnante, et le silence inquiétant des heures mauvaises est tel, que nous entendons sonner onze heures, à l'église de Boulogne.
L'horizon est comme vide, comme inhabité. On n'a encore vu que quelques ulhans, fouillant, avec toutes sortes de précautions, le bois de Boulogne.
Puis, dans ce grand silence de tout l'espace, commence à s'élever sourdement le bruit mat et lointain des tambours prussiens, qui se rapprochent. Je ne sais, mais ma porte s'ouvrant et donnant passage à ces Allemands, les maîtres de mon foyer pour quelques jours, cette perspective me fait souffrir, ainsi que d'un mal physique.
C'est maintenant comme un tonnerre, le roulement des voitures et des équipages militaires prussiens. De mon jardin, à travers la grille, j'aperçois deux casques dorés s'arrêter devant ma maison, et en la regardant, un moment hacher de la paille… ils passent.
Jamais les heures ne m'ont paru si longues, des heures où il est impossible de fixer sa pensée sur quoi que ce soit, des heures où il n'est pas possible de rester, une minute, en place. La retraite prussienne a sonné, et il n'est apparu encore aucun Prussien,—nous n'en aurons sans doute que demain.
Je me glisse, dans la nuit, à Auteuil, où il n'y a pas un vivant dans la rue, pas une lumière aux fenêtres, et par les rues à l'aspect morne, je vois passer des Bavarois, qui se promènent, quatre par quatre, mal à l'aise dans cette mort de la ville.
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Jeudi 2 mars.—Il est neuf heures du matin et rien encore. J'ai en moi un singulier sentiment d'allègement. Nous échapperons peut-être aux Prussiens. Je descends au jardin. Il fait un beau ciel de printemps, plein d'un jeune soleil, et tout caquetant du gazouillement des oiseaux. La nature dont j'ai dit tant de mal, se venge, hélas! cruellement de moi. Je suis pris, enlacé, abêti par elle. Mon jardin devient toute l'occupation, toute l'ambition de ma pensée.
Je veux tenter d'aller à Paris, et malgré mon désir de ne pas voir de Prussiens, je pousse jusqu'à Passy. A la Muette, à l'état-major du secteur, des sentinelles bavaroises. Dans la rue, des groupes calmes et non provocateurs de soldats, qui se promènent ou considèrent niaisement des manches sculptés de parapluie. Sur le pas de toutes les portes, un béret bavarois. En dépit d'une affiche jaune, invitant les boutiquiers à fermer, toutes les boutiques sont ouvertes. Et au milieu de bourgeois et d'ouvriers, regardant indifféremment l'étranger, seulement quelques vieilles femmes, dont l'exaltation se traduit par le courroux des yeux, et le marmottage d'injures, qu'elles crachent de leurs bouches édentées, en marchant.
On m'avait dit, lorsque je sortais de chez moi, que la paix était signée… qu'ils partaient aujourd'hui à midi. A Passy, on m'annonce que de nouveaux corps arrivent, et que les maisons d'Auteuil vont être occupées. Je retourne, et toute la journée j'attends, cruellement émotionné d'avoir mon foyer occupé par ces vainqueurs, chez lesquels mon père et mes oncles paternels et maternels ont si longtemps marqué le leur, à la craie.
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Vendredi 3 mars.—Je suis réveillé par la musique, leur musique à eux. Un matin magnifique, avec ces beaux soleils indifférents aux catastrophes humaines, qu'elles s'appellent la victoire d'Austerlitz ou la prise de Paris. Un temps splendide, mais sous un ciel, tout plein de cris de corbeaux, qu'on n'entend jamais ici à cette époque, et qu'ils traînent à leur suite, comme les noirs convoyeurs de leurs armées. Ils s'en vont, ils nous quittent enfin!… On ne peut croire à sa délivrance, et sous le coup d'un hébétement brisé, l'on regarde les choses amies et chères de son foyer, non déménagées par l'Allemagne.
La délivrance m'est apparue, sous la forme de deux gendarmes, reprenant au galop, possession du boulevard Montmorency.
Les gens que je côtoie, marchent au petit pas, heureux et semblables à des convalescents, qui marchent pour la première fois.
Passy n'a gardé des traces de l'occupation que les inscriptions à la craie, indiquant, sur les portes cochères et les volets de boutiques, le nombre de soldats que les habitants ont été tenus de loger.
Les Champs-Elysées sont pleins d'un monde alerte et bavard, prenant l'air, sans témoigner s'apercevoir de la démolition vengeresse d'un café, resté ouvert aux Prussiens, toutes les nuits de leur occupation.
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Dimanche 5 mars.—Sur toute la route de Boulogne à Saint-Cloud, les matelas que les mobiles ont bien voulu laisser aux habitants, prennent l'air par les fenêtres ouvertes. Saint-Cloud avec ses maisons écroulées, ses fenêtres noires de flammes de l'incendie, présente de loin l'aspect gris et fruste d'une carrière de pierre.
Les conditions de la paix me semblent si pesantes, si écrasantes, si mortelles à la France, que j'ai la terreur que la guerre ne recommence, avant que nous ne soyons prêts à la faire.
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Vendredi 10 mars.—Un pamphlétaire scatologique aurait à fabriquer une spirituelle et féroce brochure, sous ce titre: LA M… ET LES PRUSSIENS. Ces dégoûtants vainqueurs ont embrené la France, avec tant de recherches, d'inventions, d'imaginations dans ce genre, qu'elles méritent vraiment une étude psychlogique, sur le goût de ces peuples pour la chose excrémentielle. N'ont-ils pas, chez un de mes amis, décroché le portrait de son père, ne lui ont-ils pas fait un trou à la place de la bouche…! Vous devinez le reste.
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Mercredi 15 mars.—J'allume une cigarette à LA CIVETTE. Un garçon de banque entre, et tend un billet à la dame du comptoir. Elle répond: Prisonnier en Allemagne.
En bouquinant chez Beauvais, je tombe sur Bocher, l'officier d'état-major, qui a fait avec Maherault le catalogue de l'oeuvre de Gavarni. Il revient d'Allemagne, où il est prisonnier depuis le commencement de la campagne. Il me conte ceci, qu'il tient d'une de ses parentes, qui le tenait de la bouche même de l'archevêque de Reims. Le Roi-Empereur, arrivé à Reims, fut logé par l'archevêque dans la plus belle pièce de l'Archevêché, que le Roi ne trouva d'abord pas digne de sa grandeur. L'archevêque lui fit observer que c'était la chambre, où avait couché Charles X, quand il était venu se faire sacrer. Sur cette affirmation, le Roi se décida à l'occuper, et voici la carte de visite qu'il y laissa. Le lendemain, le Roi-Caporal chia dans l'encoignure de la croisée, et se torcha le derrière avec les rideaux.
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Vendredi 17 mars.—Saint-Cloud n'existe plus. C'est un champ de pierres, de moellons, de platras, d'où se lèvent sur des caves effondrées, des pans de murs calcinés, garnis encore, à des hauteurs inaccessibles, de fragments de mobiliers: ici c'est une niche de poêle, là un portrait au daguerréotype, plus loin une table des règles du billard avec les tableaux à marquer, plus loin encore, dans un placard, dont le vent bat la porte, un bidet égueulé.
Partout des maisons, aux fenêtres léchées de flammes, par le trou vide desquelles s'entrevoit le bleu du ciel. Sur l'emplacement du petit hôtel Saint-Nicolas, cet hôtel, où mon frère et moi avons passé huit gais jours avec Marie, une femme est assise dans la pose d'accablement d'une statue, qui pleure sur des ruines. De la gargote historique, où tout Paris a dîné, il ne reste guère qu'un bout de mur du rez-de-chaussée, sur lequel ne se lit plus, de l'enseigne écornée, que … DE LA TÊTE NOIRE.
La grande rue de Saint-Cloud, un sentier de décombres, entre deux rangées de maisons aux façades dégringolantes, et dont se détache, à tout moment, quelque pierre. On dirait qu'on marche dans la secousse d'un tremblement de terre.
Au milieu de ces restes croulants, et qui sentent encore le feu, en ces trous de portes et de fenêtres, étayés par de grands madriers, un misérable commerce renaissant. Ici, un débit où se voit attablée la chemise rouge d'un garibaldien; là une mauvaise petite laiterie, où, au milieu des harengs saurs se dresse, sur le rebord de la fenêtre, un obus gigantesque. Sur des volets réduits en charbon, et où la trace du pétrole est encore visible, on lit écrit à la craie: Français, souvenez-vous! Vengeance!
L'hôpital fondé par Marie-Antoinette n'a plus de toit. A côté, dans un pensionnat de jeunes demoiselles, les lits du dortoir, déjetés, disloqués, et recroquevillés par le feu, ressemblent à une broussaille de fer.
Tout en haut de Saint-Cloud, près de l'église, un vieillard, la tête nue, les cheveux blancs au vent, l'air délirant, crie à ceux qui passent: «Vous pouvez dire, que c'est les Prussiens qui ont mis le feu avec de l'huile de pétrole et des torches… Ah! ce n'est pas à moi qu'on peut dire non!»
Le palais, avec ses pauvres statues de femmes qui ont servi de cible, ses pauvres femmes blessées aux seins par les balles prussiennes, n'est plus que la façade meurtrie d'une ruine: une ruine à conserver, comme l'Allemagne a conservé Heidelberg, une ruine à entourer de lierre et de plantes grimpantes, montant le long de ses pilastres, de ses bas-reliefs, de ses marbres recuits et éclatés,—une ruine dont la vue et la légende entretiendront, comme la ruine du Palatinat, la juste haine et le désir enragé de la vengeance.
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Samedi 18 mars.—Ce matin, la porteuse de pain annonce qu'on se bat à Montmartre.
Je sors et ne rencontre qu'une indifférence singulière pour ce qui se passe là-bas. La population en a tant vu depuis six mois, que rien ne semble plus l'émouvoir.
J'arrive à la gare d'Orléans, où est déposé le corps du fils Hugo. Le vieux Hugo reçoit dans le cabinet du chef de gare. Il me dit: «Vous avez été frappé, moi aussi… mais moi, ce n'est pas ordinaire, deux coups de foudre dans une seule vie!»
Et le convoi se met en marche. Une foule étrange, dans laquelle je reconnais à peine deux ou trois hommes de lettres, mais où il y a un grand nombre de chapeaux mous, au milieu desquels s'infiltrent, à mesure qu'on avance et qu'on traverse les quartiers à cabarets, des soulards, qui prennent la queue en titubant. La tête blanche de Hugo, dans un capuchon, domine derrière le cercueil ce monde mêlé, semblable à une tête de moine batailleur du temps de la Ligue.
Tout autour de moi, on parle de provocation, on plaisante Thiers, et Burty m'agace horriblement avec ses ricanements et son apparente incompréhension du mouvement révolutionnaire, qui se prépare autour de nous. Je suis très triste et plein des plus douloureux pressentiments.
Les gardes nationaux armés, parmi lesquels le convoi s'ouvre un chemin, présentent les armes à Hugo, et nous arrivons au cimetière.
La bière ne peut entrer dans le caveau… Vacquerie prononce un long discours.
Nous revenons. L'insurrection triomphante prend possession de Paris. Les gardes nationaux foisonnent, et partout s'élèvent des barricades, couronnées de méchants gamins. Les voitures ne circulent plus. Les boutiques se ferment.
La curiosité me mène à l'Hôtel de Ville, où, sur la place et au milieu de petits groupes, des orateurs parlent de mettre à mort les traîtres. Au loin, sur les quais, dans un brouillard de poussière, des charges inoffensives de municipaux, pendant que des gardes nationaux chargent leurs fusils, rue de Rivoli, et que des voyous donnent l'assaut, avec des cris, des huées, des pierres, aux deux casernes derrière l'Hôtel de Ville.
En revenant, sur les trottoirs, des badauds causant de la fusillade de
Clément Thomas et de Lecomte.
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Dimanche 19 mars.—Les journaux de ce matin confirment la fusillade de Clément Thomas et du général Lecomte.
Un sentiment de fatigue d'être Français, et le désir vague d'aller chercher une patrie, là, où l'artiste ait sa pensée tranquille, et non à tout moment troublée par les stupides agitations, les convulsions bêtes d'une tourbe destructive.
En chemin de fer, on dit, autour de moi, l'armée en pleine retraite sur
Versailles, et Paris au pouvoir de l'insurrection.
Rue Caumartin, Nefftzer, auquel je demande quel est le nouveau gouvernement, me jette de sa grosse face, que semblent réjouir nos désastres: «Vous avez Assi!»
Il y a de l'hébétement sur les physionomies parisiennes, et de petites foules, le nez en l'air, regardent idiotement Montmartre et ses canons, par les percées des rues Lepeletier et Laffitte.
Victor Hugo que je rencontre, tenant son petit-fils à la main, est en train de dire à un ami: «Je crois qu'il sera prudent de songer à un petit ravitaillement.»
Enfin, au boulevard Montmartre, je trouve affichés les noms du nouveau gouvernement, des noms si inconnus, que cela ressemble à une mystification. Après le nom d'Assi, le nom le moins inconnu est celui de Lullier.
Cette affiche est pour moi la mort à jamais de la République. L'expérience de 1870, faite avec le dessus du panier, à été déplorable. Cette dernière, faite avec l'extrême dessous, sera la fin de cette forme de gouvernement. Bien décidément la République est une belle chimère de cervelles grandement pensantes, généreuses, désintéressées; elle n'est pas praticable avec les mauvaises et les petites passions de la populace française. Chez elle: Liberté, Égalité, Fraternité, ne veulent dire qu'asservissement ou mort des classes supérieures.
Je tombe sur Berthelot, que les événements de ce temps ont affaissé, ont rendu comme bossu. Il m'entraîne au TEMPS, où, dans l'absence de la rédaction, nous nous désespérons sur cette France à l'agonie. Nous voyons presque dans ce qui se passe, dans les violences du jour, une chance donnée à l'extrême de ce qui triomphe aujourd'hui, une chance donnée au comte de Chambord. Berthelot craint, pour son compte, par là-dessus la famine. Il vient de traverser la Beauce, que le manque de chevaux a fait ensemencer d'orge.
Je prends ma course vers l'Hôtel de Ville. Un homme, une brochure à la main, crie: Trochu découvert et mis à nu. Un aboyeur de l'AVENIR NATIONAL vocifère: Arrestation du général Chanzy.
Le quai et les grandes rues qui mènent à l'Hôtel de Ville, sont fermés par des barricades, avec des cordons de gardes nationaux en avant. On est pris de dégoût, en voyant leurs faces stupides et abjectes; où le triomphe et l'ivresse mettent une crapulerie rayonnante. A tout moment, on les voit, le képi de travers, ressortir de la porte entre-bâillée des boutiques de marchands de vin, les seules ouvertes aujourd'hui. Autour de ces barricades, un ramassis de Diogènes de carrefours, et de gras bourgeois, aux professions douteuses, fumant une pipe de terre, leurs épouses sous le bras.
Au campanile de l'Hôtel de Ville, un drapeau rouge, et au-dessous le grouillement d'une plèbe armée, derrière trois canons.
En revenant, je trouve une indifférence ahurie, quelquefois une ironie triste, le plus souvent un consternement, au-dessus duquel se lèvent les bras désespérés de vieux messieurs, avec un regard prudemment circulaire autour d'eux.
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Lundi 20 mars.—Trois heures du matin. Je suis réveillé par le tocsin, le tintement lugubre, que j'ai entendu dans les nuits de juin 1848. La grande lamentation du bourdon de Notre-Dame plane sur les sonneries de toutes les cloches de la ville, dominant le bruit de la générale, dominant les clameurs humaines qui semblent appeler aux armes.
Quel renversement de toute prévision humaine! Et comme Dieu semble rire et se moquer, dans sa grande barbe blanche de vieux sceptique, des opérations de la logique d'ici-bas! Comment s'est-il fait que les bataillons de Belleville, si mous devant l'ennemi, si mous devant les bataillons de l'ordre du 30 octobre, ont-ils pu s'emparer de Paris? Comment la garde nationale de la bourgeoisie, si décidée à se battre, il y a quelques jours, s'est-elle dissoute, sans tirer un coup de fusil? Tout, dans ces jours, semble arriver à plaisir pour montrer le néant de l'expérience humaine. Les conséquences des choses et des événements mentent. Enfin, pour le moment, la France et Paris sont sous la main et la coupe de la populace, qui nous a donné un gouvernement, uniquement fabriqué avec ses hommes. Combien cela durera-t-il? On ne sait. L'invraisemblable règne.
Il y a au chemin de fer beaucoup de partants pour la province, et la rue du Havre est pleine de bagages, apportés par des voitures à bras, à défaut de chevaux.
De temps en temps, passe un officier d'état-major fantaisiste du nouveau gouvernement, emporté par le galop de son cheval, dans une vareuse rouge, qui fait retourner les passants. Et les cohortes de Belleville, en face de Tortoni, foulent notre boulevard, passant au milieu d'un étonnement un peu narquois, qui semble les gêner et leur faire regarder, de leurs yeux vainqueurs, le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares.
Vraiment oui, il semble que ce qui est, en dépit de la blancheur gouvernementale des affiches l'attestant sur tous les murs, n'est pas arrivé. Et tout éveillé, l'on marche avec le sentiment d'un dormeur en proie à un mauvais rêve, et qui sent qu'il rêve.
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Mardi 21 mars.—A tout moment le battement précipité du rappel. L'aspect des groupes a changé! L'irritation fermente. La parole s'exalte, les coups de fusil sont proches. Les bataillons bellevillais commencent à être engueulés sur le boulevard. On est entouré comme du clapotement d'une grande mer soulevée, qui va se déchaîner dans une tempête.
D'une fenêtre, je vois le passage d'une imposante manifestation, précédée d'un drapeau portant: Vive la République! Les Hommes d'ordre.
Dîner chez Brébant. Quelqu'un raconte quelque chose de bien caractéristique, à l'endroit du nouveau gouvernement. Après la destruction des dossiers de la police, la première occupation de ces messieurs a été d'anéantir le registre de l'inscription des filles.
Saint-Victor donne les bribes d'une conversation d'Ernest Picard. Le spirituel avocat aurait ainsi fait le portrait de Trochu: «Il est honnête et faux!» Sur Gambetta, il aurait conté cette anecdote, joliment imaginée, si elle n'est pas vraie. L'ancien habitué du café de Madrid, en nommant à des emplois, près de sa personne, Pipe-en-Bois et les autres, en s'entourant de tout son personnel de videurs de chopes, ne se trouvait pas encore satisfait. Le café de Madrid n'était pas, pour le dictateur, complètement réalisé à Bordeaux. Il faisait alors venir le garçon de café qui servait sa table, et l'élevait à la dignité d'huissier de son cabinet, avec la chaîne d'acier au cou.
De ces anecdotes, la conversation s'envole bientôt plus haut. C'est à la fois merveilleux et triste, le despotisme qu'exerce sur la pensée de Renan tout ce qui se dit, s'écrit, s'imprime en Allemagne. J'entends, aujourd'hui, ce juste adoptant la criminelle formule de Bismarck: La force prime le droit; je l'entends déclarer que les nations et les individus qui ne peuvent pas défendre leurs propriétés, ne sont pas dignes de les conserver.
Comme je me révolte, il me répond que ça a été, tout le temps, la loi et le droit. Seul le christianisme, il est forcé de l'avouer, a cherché une atténuation de cette doctrine, avec sa protection du faible, du pauvre homme. Et après une verbeuse dissertation, sur les livres de Job, d'Esther, de Judith, des Machabées, sur les facultés d'assimilation des races judaïques, sur la philosophie de Spinoza, il revient au Christ, qu'il déclare un plagiaire, et n'ayant d'original et de bien à lui, que le sentiment. Et à l'appui de sa thèse, il cite les paroles que prononçait Isaïe, huit cents ans avant le Christ: «Que me font vos sacrifices!… Améliorez-vous!»,—le thème paraphrasé par Racine, dans ATHALIE.
J'écoute tout cela, un peu en l'air, l'oreille au bruit de la rue qui monte, et que n'entendent pas les controversistes bibliques.
Pendant ce, le tumulte redouble, la foule devient plus grondante et plus menaçante, les gardes nationaux de la mairie Drouot sont assaillis de sifflets et de huées. Tout à coup, deux coups de fusil partent. Je suis bousculé dans une foule, qui m'emporte dans sa terreur, et le cri: Aux armes! retentit sur tout le boulevard.
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Mercredi 22 mars.—Toute la matinée, canonnade incessante et redoublée. Vers une heure, silence de l'air, dans lequel montent aussitôt le chant des coqs et le bruit des industries de fer. Je ne sais ce que c'est que cette canonnade, et n'ai point le courage d'aller aux renseignements. Bon! j'en suis pour mon émotion, toute cette terrible canonnade est la célébration par les Prussiens d'un anniversaire. Je respire.
Et en ce moment même, Pélagie rentre de Paris, et m'annonce qu'on s'y bat. Le rappel, un rappel furieux, toute la fin de la journée. Le soir, pas de journaux. Je vais à Passy, aux nouvelles. Passy a l'aspect d'une sous-préfecture, à cent lieues de Paris, dans l'émotion d'une révolution de la capitale, dont elle ne sait rien.
Je pousse au Trocadéro. Là, un monsieur désignant, dans la nuit, trois silhouettes lointaines, me dit que l'un de ces hommes l'a pris par la main, et a cherché à l'entraîner: «Vous concevez, me dit-il, ce sont de mauvais soldats débandés, ils savent qu'il n'y a plus de punition, ils sont capables de vous assommer pour attraper quelque chose.»
Je retourne à Passy, où retentit l'appel prolongé du clairon avec le tapotement pressé de la générale. Un jeune homme raconte, dans un groupe, qu'à la place de la Concorde, les bataillons du Comité ont tiré sur une manifestation de l'Ordre, sans armes, qu'il y a une dizaine de tués et de blessés, qu'il a relevé lui-même de Pène, blessé à la cuisse.
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Jeudi 23 mars.—La générale, toute la journée. Je trouve le second arrondissement en armes. Chaque rue est gardée par les hommes du quartier. Le chef d'une forte reconnaissance qui va prendre position, place de la Bourse, jette en passant: «Nous venons de désarmer un poste.»
J'entre un moment chez Burty. Un officier de garde nationale examine l'appartement, le balcon dominant le boulevard. Il demande qu'on laisse ouvertes toutes les portes de l'appartement, pour qu'à la première apparition de l'armée du Comité, des hommes puissent y prendre position. Je regarde mes meubles de marqueterie, mes bibelots, mes porcelaines, mes livres qui se trouvent à demi mis en place, à demi étalés à terre, et je pense qu'ils vont passer un mauvais quart d'heure, à l'assaut de la maison.
A la gare Saint-Lazare, une garde nationale effarée me ferme sur le nez une barrière en bois, et me crie que le chemin de fer ne va plus.
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Vendredi 24 mars.—En dépit des barricades que je vois faire et perfectionner, place Vendôme, un apaisement, une détente. Il ne faut qu'un coup de fusil pour tout changer, mais à l'heure qu'il est, la situation perd de sa gravité par le fait que les uns ne sont pas fixés sur ce qu'ils veulent obtenir, les autres sur ce qu'ils veulent accorder.
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Lundi 27 mars.—Ces jours-ci, j'ai eu, croyant à tout jamais en être débarrassé, une crise de foie qui a duré quatorze heures. Quatorze heures à me tortiller comme un ver coupé. Je crois que, de ma vie, je n'ai encore autant souffert. J'en sors brisé, avec la viduité de tête et la faiblesse d'un homme qui a fait une maladie de quinze jours. C'est la liquidation du siège et de ses suites. Fait curieux: cette maladie de foie qui a tué mon frère et qui me tuera sans doute, n'est pas du tout une maladie héréditaire, mais une acquisition de la littérature.
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Mardi 28 mars.—Les journaux ne voient, dans ce qui se passe, qu'une question de décentralisation. Ce qui arrive est tout uniment la conquête de la France par la population ouvrière, et l'asservissement, sous son despotisme, du noble, du bourgeois, du paysan. Le gouvernement quitte les mains de ceux qui possèdent, pour aller aux mains de ceux qui ne possèdent pas, de ceux qui ont un intérêt matériel à la conservation de la société, à ceux qui sont complètement désintéressés d'ordre, de stabilité, de conservation.
Après tout, peut-être dans la grande loi du changement des choses d'ici-bas, pour les sociétés modernes, les ouvriers sont-ils, comme je l'ai déjà dit, dans IDÉES ET SENSATIONS, ce qu'ont été les barbares, pour les sociétés anciennes, de convulsifs agents de destruction et de dissolution.
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Mercredi 29 mars.—L'atticisme d'Athènes et l'atticisme du grand siècle se révèlent, d'une manière bien ironique, en deux monuments littéraires contemporains, dans Aristophane et dans Molière. Chez Aristophane, le rire d'Athènes se gaudit de la m… du pet, des équivoques sur le c.., la q…, les c… Chez Molière, que la décence chrétienne prive des plaisanteries sur les parties génitales, le fin sourire de la France s'amuse superlativement de la perspective d'un trou de c.., dans lequel un apothicaire introduit une canule de seringue.
… Les triomphes désastreux de la République tiennent à ceci, à ceci seul: c'est qu'à chacun de ces avènements, la République présente à la société rebellée et prête à en venir aux coups, un rideau de messieurs, presque lavés, presque peignés, presque costumés en gens du monde. Il est vrai que ces messieurs rassurants, ces messieurs du nouveau pouvoir, ne gardent le pouvoir que juste le temps nécessaire pour livrer la société, désarmée par leurs bonnes mines, leurs douces paroles et leurs blanches cravates, à la bêtise et à la férocité des gens groupés derrière eux. Alors, il se trouve que les hommes, pour lesquels les gens du premier plan ont obtenu de la conciliation idiote, de la sensiblerie humanitaire, avec le respect religieux de leur sale peau, ces hommes épargnés, pardonnés, amnistiés, ne parlent que de fusiller et de guillotiner.
Ces messieurs qui nous la font, avec des programmes à la Platon, des blagues philanthropiques, des thèses de gouvernement idéal: voilà le grand danger. Ça n'est pas Assi et consorts qui ont vaincu, ces jours-ci, c'est Louis Blanc et les maires capitulards, venant, au nom de la fraternité, faire tomber les chassepots des mains des bataillons de l'Ordre…
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Jeudi 30 mars.—Il y a chez moi une faculté tyrannique: l'enfantement continu, perpétuel, d'une conception portant le cachet de ma personnalité. Si, comme dans ce moment-ci, ce n'est pas un livre que je roule dans ma tête, ma pensée s'amuse, jour et nuit, de la plantation d'un jardin, de la formation d'un coin de verdure et de feuillée particulier. A défaut de la création d'un jardin, ma cervelle s'occupera de la création d'une pièce, de l'arrangement et de l'ameublement d'une chambre, réalisés dans les conditions d'un idéal artistique, que d'autres achètent chez leur tapissier.
Et il en a été toujours ainsi, toute ma vie. Je me reposais de la composition d'un bouquin, par la composition originale d'une collection particulière, d'un meuble, d'une reliure.
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Vendredi 31 mars.—Risum teneatis!—Jules Vallès est ministre de l'instruction publique. Le bohème des brasseries occupe le fauteuil de Villemain. Et, il faut le dire cependant, dans la bande d'Assi, c'est l'homme qui a le plus de talent et le moins de méchanceté. Mais la France est classique de telle sorte que les théories littéraires de cet homme de lettres font déjà plus de mal au nouveau gouvernement, que les théories sociales de ses confrères. Un gouvernement, dont un membre a osé écrire qu'Homère était à mettre au rancart, et que le MISANTHROPE de Molière manquait de gaieté, apparaît au bourgeois, plus épouvantant, plus subversif, plus anti-social, que si ce gouvernement décrétait, le même jour, l'abolition de l'hérédité, et le remplacement du mariage par l'union libre.
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Samedi 1er avril.—Quelque chose me révolte dans ce gouvernement de la violence et de toutes les extrémités: c'est sa débonnaire résignation au traité de paix, c'est sa lâche soumission aux conditions déshonorantes, c'est, le dirai-je, son amicalité presque, pour les Prussiens.
Les préliminaires de la paix, voilà le seul fait accompli trouvant grâce devant ces hommes, en train de jeter tout à bas, et cela, sans qu'une voix proteste. A Dieu ne plaise que je ne le demande, mais je m'étonne, et je ne puis comprendre, que dans ce moment d'effervescence, de bouillonnement, de furie, il n'y ait pas un peu de l'emportement des esprits, qui ne se tourne irraisonnablement contre les Allemands.
Je constate tristement, que dans les révolutions actuelles, le peuple ne se bat plus pour un mot, un drapeau, un principe, une foi quelconque, faisant de la mort des hommes un sacrifice désintéressé. Je constate que l'amour de la patrie est un sentiment démodé. Je constate que les générations contemporaines ne s'insurrectionnent que pour la satisfaction d'intérêts matériels tout bruts, et que la ripaille et la gogaille ont seules, aujourd'hui, la puissance de leur faire donner héroïquement leur sang.
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Dimanche 2 avril.—Canonnade, vers les dix heures, dans la direction de Courbevoie. Bon, la guerre civile est commencée! Ma foi, quand les choses en sont là, c'est préférable aux égorgements hypocrites… La canonnade s'éteint… Versailles est-il battu?… Hélas! si Versailles éprouve le plus petit échec, Versailles est perdu! Quelqu'un qui vient me voir, me dit que d'après des paroles qu'il a saisies dans les groupes, il craint une défaite.
Je pars de suite pour Paris. J'étudie la physionomie des gens, qui est comme le baromètre des événements dans les révolutions; j'y trouve comme un contentement caché, une joie sournoise. Enfin un journal m'apprend que les Bellevillais ont été battus.
Un de mes amis, de couleur très rouge, voit dans ce qui se passe, une ère nouvelle. Moi j'en ai assez des ères nouvelles, dirigées et menées par des hommes, avec lesquels mon ami ne consentirait pas à monter une faction.
J'entends un jeune Bellevillais s'exclamer ainsi, en s'adressant à ses camarades: «C'est dégoûtant, dans les compagnies, c'est à celui qui mangera le plus et boira davantage!»
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Lundi 3 avril.—La canonnade comme au temps des Prussiens. La canonnade tonnant, au petit jour, au Mont-Valérien, puis s'étendant dans la journée autour de Meudon, où Versailles a placé ses canons, dans les travaux de fortifications des Prussiens. Un tir incessant, dont la fumée se rabattant sur les maisons de la plaine, et les montrant toutes grises, fait du coteau, dans l'indécision et le vague, comme l'étagement d'une ville d'ardoise, d'où s'élanceraient des feux et des détonations de cratères…
Au milieu de cette rage de l'artillerie, l'habitude est tellement prise de vivre au bruit du canon, parmi les crachats de la fonte, et chacun a fait conquête d'une telle insouciance, que je vois des jardiniers gazonner tranquillement, à côté d'ouvriers reposant des grillages, avec la quiétude des printemps passés.
C'est insupportable, cette incertitude, devant une action que vous avez sous les yeux, que vous suivez avec une longue-vue, et dont vous ne pouvez vous rendre compte.
La réquisition est en train de passer des caisses publiques aux caisses des marchands. Cela a commencé hier à Passy.
Dehors, sur mon chemin, un tel abandon heureux des allants et des venants, qu'on doute de tout ce canon entendu… Devant la Manutention, je vois rentrer le 181e bataillon de la garde nationale. Les hommes sont pâles, sérieux.
On ne sait rien, à Paris, de l'issue de la journée. Les connaissances, les groupes, les journaux sont dans l'ignorance de la vérité. Soudain, le boulevard retentit de cette nouvelle à sensation, jetée à tous les échos de Paris, par les aboyeurs du «JOURNAL DE LA MONTAGNE»: Prise du Mont-Valérien. Je flaire un canard, et une manoeuvre, pour décider les indécis à aller se faire tuer.
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Mardi 4 avril.—Je me réveille tout triste. L'horizon est muet. Est-ce que Versailles serait battu, et serions-nous à la discrétion des hommes de la Commune? Heureusement que j'entends bientôt un bruit de mitrailleuses, bruit lointain, si lointain, que je ne sais pas bien si ce n'est pas un charroiement de rails de chemins de fer. Ce bruit devient plus distinct, et c'est bien vite comme un déchaînement du pétillement homicide.
Sur le boulevard, la soûlerie des gardes nationaux devient agressive aux passants.
Pourquoi, dans les guerres civiles, les courages grandissent-ils, et pourquoi des gens qui n'auraient pas tenu devant les Prussiens, se font-ils tuer héroïquement par leurs concitoyens?
Toute la journée le bruit de ces mécaniques de mort qui, par moment, semblent avoir des colères humaines.
Les omnibus ont retourné en dedans le rouge de leurs lanternes, pour n'être pas happés au passage, dans les environs de la Manutention.
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Mercredi 5 avril.—D'après le dire des journaux de ce matin, le gouvernement du Comité semble à sa fin, et cependant la canonnade dure toute la journée autour du fort d'Issy, dont on aperçoit, flottant au vent, le grand drapeau rouge.
La menace de faire marcher de force contre Versailles, les bataillons favorables à l'Assemblée de Versailles, fait sauver, d'ici, les quelques bourgeois valides, qui y sont encore.
Vraiment, si les Prussiens n'étaient pas à la cantonade, il serait désirable que l'expérience du gouvernement du Comité fût complète. Oui, il serait désirable qu'il eût deux ou trois mois de victoire, pendant lesquels il aurait le loisir d'appliquer son programme secret, et de réaliser tout ce qu'il a d'anarchique et d'antisocial dans le ventre. A ce prix est peut-être le salut de la France. Cela seul donnerait à la génération actuelle l'audace de détruire le suffrage universel et la liberté de la Presse: deux suppressions déclarées impossibles par le bon sens de la médiocratie. Oui, la liberté de la Presse, car je n'ai pas plus de respect pour cette puissance sacro-sainte que n'en eurent Balzac et Gavarni. Pour moi, le journal politique n'est qu'un instrument de mensonges et d'excitation; pour moi, le journal littéraire, le petit journal, ainsi que j'ai cherché à le démontrer dans les HOMMES DE LETTRES, n'est qu'un instrument d'abaissement intellectuel. J'aurais, je ne le cache pas, quelque curiosité de voir pratiquer ce régime. Je ne prétends pas que la France serait à jamais sauvée de la démagogie, mais mon régime à reculons pourrait bien donner à la société plus d'années de paix que ne lui ont donné, depuis soixante-dix ans, les impuissants essais de conciliation entre l'autorité et la liberté.
Je lis aux rayons de la lune une affiche de cannibale, qui, parlant «des assassinats des bandits de Versailles», proclame une loi de représailles, annoncée dans cette ligne significative: «oeil pour oeil, dent pour dent.» Si Versailles ne se dépêche pas, nous verrons la rage de la défaite se tourner en massacres, fusillades et autres gentillesses de ces doux amis de l'humanité.
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Jeudi 6 avril.—Un jeune garde national passe sur notre boulevard, pleurant, pleurant comme un enfant. Est-ce un père? est-ce un frère qu'il pleure?
Toute la matinée, canonnade autour d'Issy, autour de Neuilly. Feu foudroyant de canons, de mitrailleuses, de mousqueterie, un feu comme je n'en ai jamais entendu du temps des Prussiens.
Une douzaine de voitures d'ambulances remonte avec moi l'avenue des Champs-Elysées. A la barrière de l'Étoile, une foule énorme regarde trois batteries versaillaises établies au-dessus du pont de Neuilly, et tirant contre la barricade du pont et le rempart.
Des groupes d'ouvriers sont juchés sur deux guérites. Des jeunes filles se tiennent en équilibre sur les chaînes de fer, en s'appuyant sur une épaule amie. Des Anglaises sont debout dans des mylords, stationnant en avant de la barrière, au-dessus d'une multitude noire, sur laquelle s'élève, çà et là, le cuivre brillant d'une grande lunette.
C'est au fond une curiosité indifférente de tous: bourgeois et ouvriers, femmes du monde et du peuple. Par acquit de conscience, et comme dans le jeu d'un rôle, une de ces femmes laisse-t-elle échapper: «C'est bien triste!» presque aussitôt cela dit, elle retrouve son petit rire fou, à propos de rien.
Dans le ciel brillant passent, à tire-d'aile, en coassant, des volées de corbeaux, que les coups de canon chassent de leur pâture!
Précédés d'un officier, le sabre au poing, dans les cris de Vive la République! poussés par des artilleurs ivres, trois canons défilent au grand galop, et détournent, un moment, l'attention, braquée sur la route montante et la barricade éventrée. Les obus commencent à tomber sur le rempart, et, peu à peu, la foule recule devant les éclatements d'obus dans l'air, laissant longtemps, dans le bleu du ciel, un petit nuage immobile.
Versailles met de l'imprudence à ne pas frapper un grand coup. Les Parisiens, tenus dans l'ignorance de l'étendue de leurs défaites, par les mensonges officiels et semi-officiels, ne sont pas découragés. Ils commencent même, il faut l'avouer, à être pris par l'amusant de cette guerre; derrière des remparts, comme à Issy, de cette guerre dans des maisons, comme à Neuilly.
Les aberrations et les inventions de la cervelle de cette plèbe armée dépassent tout ce qu'on peut imaginer. En veut-on un exemple? Ce matin, un innocent communard disait dans la villa: «A Versailles, ils fusillent tous les gardes nationaux, mais aujourd'hui, on change notre costume, on va nous donner l'uniforme de la troupe, et alors si les Versaillais continuaient, les puissances étrangères interviendraient!»
Une bonne affiche est celle qui met au compte de la société actuelle: la prostitution des femmes et l'inscription à la police des hommes. S'il y a des p… et même des mouchards, c'est la faute à la bourgeoisie!
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Vendredi 7 avril.—La sixième journée, qu'on se canonne, qu'on se fusille, qu'on se tue.
A l'Arc de l'Étoile, toujours de la foule, des voitures d'ambulance, des estafettes galopantes, des bataillons de gardes nationaux se succédant au feu. La canonnade est incessante, et couvre d'obus Neuilly.
Dans un coin, des groupes de femmes immobiles et idiotisées, disant qu'elles attendent, là, leurs maris, qu'on a forcé de marcher. En tout ce bas monde, un sentiment irraisonné rend Versailles responsable de tout le mal qu'a fait le Comité,—un sentiment très difficile à détruire, et qui fait regarder les Versaillais comme des Prussiens.
On entoure des gardes nationaux isolés, qui rentrent. Un franc-tireur, à la figure énergique et noire de poudre, raconte, avec un navrement sauvage, que Neuilly est intenable sous les obus, tombant comme la grêle. Par le rideau entr'ouvert des voitures d'ambulance, je vois des têtes mortes ou vivantes de blessés, les yeux fixes.
Quatre ou cinq canons arrivent, et le rempart se met à répondre frénétiquement. Dans le soleil, et sur cette avenue qui semble, en sa montée toute droite, un praticable du vieux cirque de Franconi, au delà des bras levés de la porte du rempart, c'est un chaud brouillard sillonné d'éclairs, noyant, dans une vapeur azurée et mordorée, les arbres de l'avenue, les maisons des deux côtés, la barricade: un brouillard dans lequel s'étagent les bâtisses et la colonne de l'horizon, ainsi qu'apparaîtrait une Acropole. Un véritable effet d'apothéose, avec ces jeux de lumière, cette transfiguration lumineuse des choses, cette gloire du couchant, ce ciel d'or, tout craquant d'artifices.
Au milieu de ma contemplation: pif, paf, crac, c'est un obus qui frappe, au-dessus de nos têtes, la corniche de gauche de l'Arc de l'Étoile. A l'instant, tout le monde à plat ventre, pendant qu'un éclat rebondit à côté de moi, avec son vilain bruit sec. Là-dessus, tout le monde de se relever et de se sauver. J'en fais autant.
Une affiche annonce que tout citoyen qui ne se sera pas fait inscrire, dans les vingt-quatre heures, sur les registres de la garde nationale, sera désarmé et arrêté, s'il y a lieu. Cette loi, jointe à celle sur les propriétaires, me semble un joli préambule de la Terreur.
Quelqu'un vivant en contact avec les gouvernants de l'heure présente, et que je rencontre, me dit négligemment: «Il se pourrait bien que, cette nuit, on fusillât l'archevêque!»
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Samedi 10 avril.—Chez Voisin, je demande le plat du jour: «Il n'y en a pas, il n'y a plus personne à Paris,» me répond-on. Il ne dîne aujourd'hui qu'une vieille habituée, que j'y ai vue, pendant tout le temps du siège.
En sortant de là, je suis frappé du peu de monde qu'on rencontre. Paris a l'air d'une ville où il y a la peste. Il n'y a vraiment plus de matière masculine pour faire des groupes, et les quelques figures de jeunes gens qu'on rencontre, appartiennent à des étrangers.
Le seul mouvement, la seule vie de Paris: ce sont de petits déménagements, entre chien et loup, sur des voitures à bras, traînées par des gardes nationaux: les locataires démocrates se hâtant de profiter du décret de la Commune sur les loyers.
Pas de groupe sous le lampadaire de l'Opéra, pas de groupe au coin de la rue Drouot, je rencontre seulement quelques gens ramassés à l'entrée de la rue Montmartre.
Une chose curieuse dans les petits rassemblements, où je me fourre, on ne cause pas des événements de la journée, et je n'entends parler que du passé, du siège de Paris, des incidents de ce siège et de l'ineptie de la défense. L'on sent très bien que la principale force de l'insurrection vient, non de ce que Versailles fait de bête ou de maladroit, mais de ce qu'ont manqué d'entreprendre les Trochu et les Favre. Et la grande faute de Thiers, est d'avoir admis dans son ministère, les hommes dont l'incapacité semble au peuple une trahison.
Ce soir, sur le boulevard, les glapissements de la vente du SOIR, de LA COMMUNE, de LA SOCIALE, enfin de LA MONTAGNE, qui annonce la proclamation de la République en Russie.
A Auteuil, il y a en ce moment des gens qui achètent des cordes, pour se faire descendre, par les amis, le long des fortifications, et se sauver de la réquisition nationale.
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Dimanche de Pâques, 9 avril.—Un sommeil, à tout moment, interrompu par des coups de canon.
Le concierge de la villa me prévient qu'on doit venir faire des visites domiciliaires, à midi. Il m'engage, si j'ai des armes, à les cacher. Ces messieurs prennent tout: armes de luxe, de collection. Il a vu emporter des arcs et des flèches de sauvages.
En allant à Paris, je vois passer, entre cinq gardes nationaux, un pauvre diable de savetier, que j'ai aperçu souvent travailler dans une échoppe, près du marché, et que, tout malade, on a fait lever de son lit. On l'entraîne au secteur. Sa femme le suit, en poussant des cris terribles. Pourquoi est-il arrêté? on ne sait.
A onze heures, je suis seul, tout seul, dans la grande salle de Péters, où, symptôme de la terreur qui règne, les garçons ne parlent qu'à voix, tout à fait basse.
Chez Burty, je rencontre Bracquemond, que ses trente-huit ans mettent sous le coup de la loi de la garde nationale. Il sort pour aller demander à un ambulancier de ses amis, de le faire inscrire comme aide, et de lui permettre de coucher dans son baraquement, pour n'être pas pincé.
Burty et moi, nous l'accompagnons à l'ambulance, établie dans le jardin du concert Musard.
En entrant à l'ambulance, c'est le spectacle de blessés, se traînant avec des béquilles, un X en bandoulière, de blessés qu'on promène en petites voitures, de blessés parmi lesquels un adolescent, le bras en écharpe, tire le sabre avec un bâton.
Nous entrons dans une chambre de baraquement, où se trouve le pittoresque de la guerre, mêlé au désordre d'une chambre d'étudiant. Quatre ou cinq jeunes ambulanciers mangent dans des gamelles, au milieu de livres. L'ami de Bracquemond nous entraîne bientôt sous une tente, où la croix rouge de l'Internationale traverse le gris de la toile. On nous sert de l'eau-de-vie, dans des verres à poser des ventouses.
La conversation est naturellement épouvantable, avec le tour gai, habituel à la parole des internes: «Les blessures sont terribles, dit l'un des jeunes gens, qui a des ciseaux et une pince, passés dans la première boutonnière de sa vareuse. Nous avons dix-huit étripés dans le petit pavillon là-bas… c'est de la bouillie humaine… Il y en a qui ont le devant tout entier de leur capote, dans le ventre… d'autres ont les jambes broyées et enflées, qu'on dirait de vraies tulipes… L'autre jour, on en a apporté un, qui avait la mâchoire descendue au milieu de l'estomac… un masque antique… et l'infirmier, concevez-vous, qui s'échignait à lui demander son nom!»
Un second ambulancier parle d'un blessé qu'on a retourné, et ouvert par derrière, comme une armoire, à l'effet d'étudier le curieux trajet d'une balle de chassepot.
«Tenez, un intéressant bonhomme qui passe là, avec sa calotte noire,—nous dit l'ami de Bracquemond,—c'est l'homme qui a quarante sous, pour déshabiller les morts… Chez lui, c'est une vraie passion… il ne couche dans le pavillon que lorsqu'il y a l'espérance d'en racoler… il faut voir de quel oeil amoureux il vient regarder, épier ceux qui vont claquer… Ah! une voiture, voici des blessés!»
Il disparaît et reparaît, ramenant bientôt un homme qu'il soutient, un homme, la tête entortillée de bandes, le visage plaqué de plâtre, comme un gâcheur: «En voilà un, qui a de la chance,—s'écrie l'ami de Bracquemond, rentrant quelques minutes après,—il était dans le poste de la porte Maillot, quand un obus à éclaté, et tout effondré. Eh bien, mon homme est contusionné partout, et n'a pas une blessure… A ce qu'il paraît, ajouta-t-il, les Versaillais sont entièrement maîtres de Neuilly, et le rempart commence à devenir un endroit d'écrabouillement… Puis on dit que les fédérés commencent à manquer de projectiles.»
Bracquemond est allé faire un tour dans une salle de blessés. Il rentre très pâle. Il vient de voir des tronçons d'hommes, dont la vie n'est plus qu'un battement de paupières.
Dans ce moment apparaissent quatre corbillards, flanqués de drapeaux rouges, et des délégués de la Commune entrent réclamer des cadavres, pour servir d'escorte au mort Bourgoin. On se dépêche de leur clouer, dans des bières, les premiers venus. Les délégués sont pressés. Ils ne les prennent pas tous. L'interne nous en découvre un, resté là. Un homme dont un obus a enlevé la moitié de la figure, et presque tout le cou, avec le bleu et le blanc d'un de ses yeux coulé sur une de ses joues. Il a encore la main noire de poudre, levée en l'air, et contractée, comme si elle serrait une arme.
Là-dessus, nous partons. Au moment où l'on nous ouvre la barrière, une femme dit au gardien, d'une voix dolente: «—Monsieur, vous avez mon mari, parmi les morts?—Comment s'appelle-t-il?—Chevalier.—On ne connaît pas ça… Allez à Beaujon, à Necker.»
J'entre dans un café, au bas des Champs-Elysées, et pendant que les obus tuent à la hauteur de l'Arc de l'Etoile, de l'air le plus tranquille, le plus heureux du monde, des hommes, des femmes boivent des bocks, en entendant chanter des chansons de Thérésa, par une vieille violoniste.
Alors défilent, précédés de nombreux nationaux, les corbillards aux drapeaux rouges, et derrière eux, marche en grandes bottes, en vareuse noire, en écharpe sang de boeuf, Vallès, que j'avais reconnu à l'ambulance, et dont j'avais évité, dans le moment, la poignée de main, dissimulé derrière un lit,—Vallès, soucieux, engraissé, jaune comme un morceau de lard rance.
Rentré, un instant, à Auteuil, la furie de la canonnade qui continue, me jette, à la sortie du spectacle d'horreur de la journée, dans une profonde tristesse, sur le sort de ces brutes.
Ce soir des ébauches de barricades sur la place de la Concorde.
Rue neuve du Luxembourg, un garde national disant à une portière: «Mais si cet homme est suspect, il faut l'emballer, et je vais le faire emballer, moi!».
Sur le boulevard, du monde, quelques jeunes gens. Il semble que l'insuccès de la journée fasse ressortir des cachettes, un peu de Paris.
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Lundi 10 avril.—En cette durée de la lutte, et dans le rien, qui peut donner la victoire à l'un ou à l'autre parti, on passe par des alternatives terribles de crainte ou d'espérance, avec tout ce qui s'annonce, tout ce qui se dit, tout ce qui s'imprime, tout ce qui ment.
Vers les cinq heures du soir, est arrivée, ventre à terre, une estafette, qui, dit-on, a donné l'ordre de basculer les pièces sur les remparts. En même temps débouchait, à la porte d'Auteuil, un renfort de trois cents hommes.
La conciliation entre Versailles et la Commune, une conception de benêt!
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Mardi 11 avril.—Un garde national de Passy, que je rencontre sur le haut de l'omnibus, se met à causer avec moi: «J'y ai été de confiance, me dit-il, mais je m'en vais… Il n'y a pas d'ordre… Les officiers sont si chose… Enfin, à voir ça, on se demande s'il n'y a pas des gens payés pour un micmac… J'en suis parce que je n'ai pas de travail… que c'est trente sous… que je ne peux pas me mettre voleur… Mais si je trouvais à m'employer à n'importe quoi, à traîner la charrue… je ne serais plus de la nationale.»
Depuis la Madeleine jusqu'à l'Opéra, le boulevard est vide. On semble s'être recaché, et c'est pitié de voir dans quelle triste solitude boivent leur bock les filles qui font le quart, dans les cafés, près de l'Opéra.
Il semble planer sur Paris de mauvaises nouvelles. Les journaux annoncent un échec des Versaillais à Asnières. Un rien d'animation seulement autour du passage Jouffroy.
Je reviens, voyant aux portes et aux fenêtres, tous les habitants des quais, les yeux dirigés vers Issy. La canonnade est effroyable. Un bruit comme si le ciel s'écroulait. De la fenêtre de la chambre de mon frère, de Bicêtre au plateau de Châtillon, c'est une ligne d'éclairs, et comme le tir régulier et mécanique d'une mitrailleuse de canons, large comme l'horizon. Cela dure deux heures, mêlé au crépitement de la fusillade, et coupé à la fin d'effrayants silences, au milieu desquels s'élève le gémissement d'un petit chien de la maison voisine, épouvanté de ce long tonnerre.
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Mercredi 12 avril.—En me réveillant ce matin, je vois le fort d'Issy, que je croyais pris, je le vois avec son drapeau rouge. Les troupes de Versailles ont donc été repoussées?
Pourquoi cet acharnement dans la défense, que n'ont pas rencontré des Prussiens? Parce que l'idée de la Patrie est en train de mourir! Parce que la formule «les peuples sont des frères», a fait son chemin, même en ce temps d'invasion et de cruelle défaite. Parce que les doctrines d'indifférence de l'Internationale, au point de vue de la nationalité, ont filtré dans les masses.
Pourquoi encore cet acharnement dans la défense? C'est que, dans cette guerre, le peuple fait, lui-même, la cuisine de sa guerre, la mène lui-même, n'est pas sous le joug du militarisme. Cela amuse ces hommes, les intéresse. Alors, rien ne les fatigue, rien ne les décourage, rien ne les rebute. On obtient tout d'eux,—même d'être héroïques.
Toujours, dans les Champs-Elysées, des obus jusqu'à la hauteur de l'avenue de l'Alma, et tout autour de l'Obélisque, des curieux que traverse à tout moment le galop d'une estafette, couchée sur son cheval, absolument comme un singe de Cirque.
Aux barricades de la place Vendôme, un va-et-vient de sales capotes marron, dont quelques-uns ont des casseroles, au bout de leurs fusils. Ces hommes ont l'air de promener des taches dans le quartier.
Le conducteur de l'omnibus, en passant devant la Manutention, d'où sortent à chaque instant des tonneaux de vin, me conte l'effrayant gaspillage qui s'y fait: les doubles rations exigées par les officiers pour leurs hommes, et les quatre ou cinq pains qu'emportent, chaque jour, dans leurs tabliers, les femmes de Belleville.
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Jeudi 13 avril.—On commence à entendre le houhou plaintif des obus, tombant sur la batterie du Trocadéro, qui se bat, au-dessus de notre tête, avec le Mont-Valérien.
Je passe devant le café du Helder, où mes yeux cherchent naturellement une figure militaire. Le café est vide. Deux étrangères seules sont assises à la porte.
Vraiment, la cervelle humaine est dans ce moment détraquée, comme le reste. Il y a entre autres de prétendues idées fortes, qui font dire aux plus intelligents des bêtises grosses comme des maisons. Mon ami, aux opinions sang de boeuf, soutenait, ce soir, que tout doit s'incliner devant l'instinct des masses. Les instinctifs,—c'est ainsi qu'il les appelle,—sans conscience du sentiment qui les mène, doivent commander une obéissance, qui n'est pas due à la science, à la connaissance, à l'étude, à la réflexion. C'est vraiment une déclaration de droits en faveur de l'inintelligence, un peu trop énorme.
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Vendredi 14 avril.—Je suis réveillé par cette nouvelle, que me donne, ce matin, Pélagie. Une affiche force tous les hommes, quelque âge qu'ils aient, à marcher contre les Versaillais, et l'on parle avec terreur, à Auteuil, de la chasse, qui va être faite dans les maisons, aux réfractaires.
Au fond, il n'y a pas à se le dissimuler, les choses vont bien lentement, si elles ne vont pas mal. Voici deux ou trois tentatives qui n'ont pas réussi contre Vanves et Issy, et les fédérés semblent passer de la défensive à l'offensive, du côté d'Asnières.
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Samedi 15 avril.—Je jardinais ce matin. J'entends le sifflement de plusieurs obus. Deux ou trois éclats très rapprochés. Un cri s'élève dans la villa: «Tout le monde dans les caves!» Et nous voilà, comme nos voisins, dans la cave. Des détonations effroyables. C'est le Mont-Valérien qui nous lance un obus par minute. Un désagréable sentiment d'anxiété, qui, à chaque coup de canon, vous tient pendant les quelques secondes du trajet, dans la crainte de le sentir sur sa maison, sur soi.
Tout à coup une explosion terrible. Pélagie, qui est en train de fagoter, dans l'autre cave, un genou en terre, dans l'ébranlement de la maison tombe par terre. Nous attendons peureusement une chute, une dégringolade de pierres. Rien. J'aventure le nez par une porte entre-bâillée… Rien… Et cela reprend, et continue à peu près deux heures, autour de nous, en nous enveloppant du frôlement des éclats. Encore un éclat qui entre-choque le zinc du toit. Un sentiment de lâcheté, que je ne me suis jamais senti, du temps des Prussiens. Le physique est tout à fait bas chez moi. J'ai pris le parti de faire mettre à terre un matelas, et là-dessus couché, je demeure dans un état d'engourdissement ensommeillé, qui ne perçoit que très vaguement la canonnade et la mort. Bientôt un orage terrible se mêle au bombardement, et les déchirements de la foudre et des obus, me donnent, au fond de ma cave, la sensation d'une fin du monde. Enfin, vers trois heures, l'orage se dissipe et le tir commence à se régler, et les obus à tomber, en avant de moi, sur le rempart, où les fédérés réinstallent des pièces de siège.
Dans une interruption de la canonnade, je fais le tour de la maison. Vraiment on dirait que ma maison a été l'objectif du Mont-Valérien. Les trois maisons qui sont derrière moi, dans l'avenue des Sycomores, le 12, le 16, le 18, ont reçu chacune un obus. La maison Courasse, attenant à la mienne, et déjà touchée deux fois par les obus prussiens, a une fente comme la tête, du toit aux fondations. L'obus qui a jeté à terre Pélagie, a coupé l'aiguille du chemin de fer, et enlevé un morceau de rail de 500 livres, dont il a souffleté la façade de la maison, qui a tout un grand panneau de rocaille, écroulé sur le trottoir.
On parle des menaces de la nuit. Nous nous installons dans la cave. On bouche le soupirail avec de la terre de bruyère. On fait une flambée dans le calorifère, et Pélagie me dresse un lit dans un dessous d'escalier.
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Dimanche 16 avril.—Contrairement à toute prévision, une nuit tranquille, bien qu'un grand combat d'artillerie ait lieu dans la pluie et le vent, du côté de Neuilly.
La journée d'hier m'a fait faire des études très sérieuses d'acoustique. Je ne savais pas par quoi était produite l'espèce de plainte déchirée, qu'il m'était arrivée, une fois, de prendre pour le cri gémissant d'un homme. J'avais lu dans un journal que c'était le bruit particulier des boulets pleins. Maintenant je sais que cette plainte est le résultat de la projection d'un gros fragment concave d'obus. J'ai remarqué aussi que dans le bruit du coup de canon à boulet plein, il y a comme un bruit de rebondissement de tremplin, le faisant très bien distinguer de l'explosion de l'obus, même quand cette explosion est obtuse.
Une affiche blanche appelle les citoyens à faire des barricades dans le premier et le vingtième arrondissement. On offre quatre francs de paye par jour aux barricadeurs…
Une affiche rose invite les citoyens à s'emparer des quarante milliards, appartenant aux impérialistes. Et comme si le signataire de cette affiche trouvait cette somme assez minime pour les appétits de la populace, il établit qu'il y a un groupe de 7 500 000 ménages, ne possédant que dix milliards, tandis qu'il y a un autre groupe de 450 000 ménages de financiers et de gros industriels possédant quatre cents milliards, acquis bien certainement par de la canaillerie. Cette affiche, c'est le fin fond du programme secret de la Commune!
Et ne vois-je pas déjà ses hommes assis, avec leurs épouses, sur mon boulevard, et disant tout haut, en regardant nos villas: «Quand la Commune sera fondée, nous serons joliment bien, là dedans!»
Un tragique épisode de ces temps-ci.
Il y a quelques jours, on a sonné, le soir, chez Charles Edmond. Il a ouvert à une femme, aux cheveux presque blancs, qu'il ne reconnaissait pas, tout d'abord, dans l'ombre. C'était Julie; c'était sa femme.
Partie quelques jours avant l'insurrection pour Bellevue, elle avait emmené sa mère mourante et une bonne. On se bat au Bas-Meudon. Quatre gendarmes tombent devant son jardin. Voilà des blessés qu'il faut recueillir, qu'il faut soigner! Le sous-sol devient une ambulance, dans laquelle meurt la vieille mère. Pas de mairie, et pas moyen d'obtenir un permis d'inhumer.
Enfin, au bout de deux jours, une petite fille court jusqu'à Meudon, et revient avec le permis, une bière et un prêtre. Mais ni porteurs, ni fossoyeurs. On se met en marche à la nuit, le prêtre et les deux femmes portant la bière. Un obus arrive, éclate. La bière est jetée à terre, et les trois porteurs se couchent à plat ventre. Un autre obus, un autre encore, et, à chaque obus, la même cérémonie.
Au cimetière, on comptait sur la pioche des fossoyeurs. Pas de pioche. Les femmes sont obligées de déposer la bière dans un coin, et avec ce qu'elles ont de pointu, de coupant sur elles, et avec leurs doigts, ramassent de la terre, dont elles la recouvrent un peu.
Cela se passait, au milieu des canonnades et des fusillades effroyables de ces jours-ci.
En descendant de chez Charles Edmond, j'entends dans un trou, comme une voix de prédicateur, j'entrevois un bout de mur peint, je descends un petit escalier, je me trouve dans la chapelle du palais du Luxembourg, où à l'orgue se mêlent les voix des petites filles des employés, confondues avec les voix d'une centaine de blessés, dans leurs capotes grises, et dont le languissant défilé serre le coeur.
Dans tout le quartier, dans toutes ces officines de travail, dans tous ces cabinets de lecture, je ne vois, aujourd'hui, qu'un jeune front sur une main, au-dessus d'un livre.
La fermeture des boutiques a pris de si grandes proportions, qu'aujourd'hui le pâtissier Guerre, le pâtissier de la porte des Tuileries, est fermé.
La vie se vit, ces jours-ci, dans un état extraordinaire d'absence de l'esprit et de fatigue du corps.
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Lundi 17 avril.—Un énervement tel que, quoique le bombardement soit assez bonhomme, et qu'il soit tombé aujourd'hui seulement trois obus dans mon jardin, j'en ai assez des obus. Puis j'ai besoin de quelques bonnes nuits, de nuits où je puisse dormir, et le coucher à la cave est une chose abominable: quelque couvert qu'on soit, on a toujours froid, et il semble qu'on vous souffle sur la figure un air ayant passé sur de la neige.
Je me réfugie dans un grand appartement, laissé vacant par un de mes cousins, rue de l'Arcade.
Les affaires de la Commune vont-elles mal? Je suis étonné d'assister aujourd'hui, comme à un redressement de la population. Le boulevard est bouillonnant. Devant le passage Jouffroy, je suis surpris d'entendre des cris: A bas la Commune! Les gardes nationaux interviennent. Une voix de stentor leur crie dans la figure: Vive la République et à bas la Commune! Et du balcon de Burty, j'entrevois une rixe, aux cris de: A mort! une rixe d'où sort, énergique et menaçant, un homme en paletot, qui remonte le boulevard, défiant la colère des voyous, et se retournant pour lancer, tout haut, son mépris aux communards.
Mme Burty me confirme une débandade des gardes nationaux. Bracquemond aurait vu le matin, à l'ambulance, un blessé, qui, pendant tout le temps qu'on lui déboîtait l'épaule, murmurait mourant: «Les gardes nationaux y nous ont lâché… y nous ont lâché!»
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Mardi 18 avril.—A la place Vendôme, l'échafaud se dresse pour la démolition de la colonne. La place est le centre d'un hourvari terrible, et d'une fantasia de costumes impossibles. L'on y voit des gardes nationaux extraordinaires, un entre autres, qui semble un des nains de Vélasquez, affublé d'une capote civique, de dessous laquelle sortent des jambes torses de basset.
Toujours la foire du trottoir, où se mêlent aujourd'hui, les lilas aux herbages.
Sur le mur de Saint-Roch aux portes closes, une lettre de faire part d'un décès est affichée, annonçant que le service ne pouvant avoir lieu à cause de la fermeture de l'église, se fera aux Petits-Pères.
Un signe du temps. Je vois un homme en coupé, qui se mouche avec ses doigts, par la portière.
Des affiches, toujours des affiches, et encore des affiches. Le papier blanc du gouvernement fait de véritables épaisseurs sur les murs. L'affiche toute nouvelle, l'affiche du dernier quart d'heure, est l'affiche sur les cours martiales. Cette affiche étale sous les yeux de tous, la peine de mort, les travaux forcés, la détention, la réclusion, tout le barbare code pénal qui sert aux démocrates à fonder la liberté.
Devant le Gymnase, sur une chaise, une somnambule, les yeux bandés, et assistée de son magnétiseur, sibyllisant en plein boulevard.
Place de la Concorde, en tête de la rue de Rivoli, des ouvriers travaillent à une tranchée, large comme un fossé de rempart.
Un travail du même genre se fait à la naissance de la rue Castiglione, où les sacs de terre, à mesure qu'on les emplit, s'entassent sous les arcades.
A tout coin de rue, on rencontre des gens, hommes et femmes, portant à la main le sac de nuit, le sac de voyage, le petit paquet, avec lequel il est seulement possible de fuir Paris.
A ce qu'il paraît, les employés du Musée du Louvre sont très anxieux. La Vénus de Milo est cachée, devinez où? A la préfecture de police! Elle est même très profondément cachée, et dissimulée sous une première cachette, remplie de dossiers et de papiers de police, propres à arrêter les chercheurs dans leurs fouilles. On craint toutefois que Courbet ne soit sur la voie, et les peureux employés du Musée, bien à tort, je crois, craignent tout du farouche moderne contre le chef-d'oeuvre classique.
Renan nous raconte cela, chez Brébant, où le dîner est aujourd'hui réduit à quatre convives, et il se plaint, avec justice et éloquence, du manque de courage des députés de Paris. Il dit qu'ils auraient dû parcourir la ville, et, parlant aux groupes, en faire sortir une résistance. Il dit que s'il avait été honoré du mandat de ses concitoyens, il n'aurait pas manqué à ce qu'il appelle un devoir. J'aurais voulu, ajoute-t-il, m'y faire voir, portant sur mon dos, quelque chose parlant aux yeux, quelque chose qui fût une marque, un signe, un langage, quelque chose pareil au joug, dont le prophète Isaïe ou Ezéchiel avait chargé ses épaules.
Puis, par ces zigzags, particuliers aux conversations vagabondes, la parole de Renan va au prince Napoléon, et à son voyage dans les mers du Nord. Il nous raconte que, l'abordant tout heureux, le matin où le bâtiment appareillait pour le Spielberg, l'abordant avec:—«Un beau temps, monseigneur?»—«Oui, un beau temps pour retourner en France.»
Le prince avait reçu dans la nuit une dépêche, lui apprenant la déclaration de guerre à la Prusse, et le rappelant en France. Le prince ajouta: «Encore une folie, mais c'est la dernière qu'ils feront!»
Et là-dessus, Renan s'étend longuement sur la justesse des prévisions du prince, sur sa perspicacité de Cassandre, et il nous parle de toute une nuit, passée à l'ambassade de Londres, pendant laquelle il avait entendu le prince prédire à Lavalette et à Tissot, prédire tout ce qui est arrivé.
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Mercredi 19 avril.—Quelqu'un affirmait hier qu'on évaluait à 700 000 le nombre des personnes parties de Paris, depuis les élections.
Sur le quai Voltaire, une odeur de poudre, apportée par le vent, et remontant la Seine sur le cours de l'eau.
Une partie de la journée, je reste à entendre la canonnade, au bout de la terrasse du bord de l'eau, derrière la Renommée, jetée en amazone sur son cheval de pierre, et s'enlevant toute blanche; sur un ciel gris d'ondées et de fumées, où courent de grands nuages violets.
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Jeudi 20 avril.—A onze heures du matin, le boulevard, de la rue Montmartre à la Bastille, présente l'aspect d'une grande rue d'une ville de province mal éveillée, dans laquelle on se promenait autrefois, pendant le relais de la diligence.
Calme et vacuité de la place de la Bastille. Au haut de la colonne, le Génie brandit son drapeau rouge; à son pied des marchandes débitent des pommes de terre frites et du café au lait, au milieu d'un étal de vieille ferraille.
En tête de la rue Saint-Antoine, ébauches de barricades, ancien système. Et à tout moment, le retour d'une garde nationale harassée, ou le départ des compagnies, portant leurs victuailles dans des mouchoirs, attachés à leurs baïonnettes. Des compagnies composées de vieillards en cheveux blancs, et de garçonnets qui semblent des enfants. J'en vois un, porteur d'un long fusil, dont la mine gamine fait retourner les passants, dans un mouvement de pitié.
Devant l'Hôtel de Ville, le cuivre luisant neuf d'une trentaine de canons.
Toujours des mensonges et des nouvelles de victoires signées de tous ces noms étrangers, qui me sont suspects comme des généraux de la Prusse, donnés à la France, pour s'entre-déchirer et s'achever.
Hommes s'approchant mystérieusement de vous, avec quelque chose de caché contre la poitrine, sous le croisement du paletot, et vous offrant le BIEN PUBLIC, qui se vend depuis deux jours sous le manteau.
On me raconte, ce soir, l'originale campagne d'un sexagénaire, engagé pendant le siège, dans une compagnie de francs-tireurs. Il ne s'agissait pas du tout, pour lui, de sauver la France, mon savant voulait seulement étudier les cryptogames qui se développent sur les cadavres. Et cette campagne lui a fourni les observations les plus curieuses sur les cryptogames français et prussiens.
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Vendredi 21 avril.—Groupe d'ouvriers qui causent en tête des Champs-Elysées.
Toute la causerie est sur la cherté de la vie, et l'orateur du groupe conte qu'il a eu un père qui tournait la meule: «Il ne gagnait que cinquante sous par jour, dit-il, et cependant il a pu nourrir trois enfants, tandis que moi qui gagnais cinq francs sous l'Empire, j'ai eu toutes les peines à en nourrir deux.» La hausse des salaires ne correspondant pas au surenchérissement de la vie; voilà au fond le grand et le juste grief de l'ouvrier contre la société actuelle… Ici je me rappelle que mon frère et moi, avons écrit quelque part que la disproportion entre le salaire et la cherté de la vie tuerait l'Empire… Et l'ouvrier ajoute: «Qu'est-ce que ça me fait à moi, qu'il y ait des monuments, des opéras, des cafés-concerts, où je n'ai jamais mis le pied, parce que je n'avais pas d'argent.» Et il se réjouit de ce qu'il n'y aura plus, dorénavant, de gens riches à Paris, persuadé qu'il est, que la réunion des gens riches, en un endroit, y fait monter la vie.
Cet ouvrier est à la fois stupide et plein de bon sens.
La VÉRITÉ annonce, que demain ou après-demain, doit paraître à l'OFFICIEL, une loi en vertu de laquelle sera enrôlé et condamné à marcher contre les Versaillais, tout homme marié, ou non marié, de dix-neuf à cinquante-cinq ans. Me voilà sous la menace de cette loi. Me voilà, dans quelques jours, obligé de me cacher, comme au temps de la Terreur. Le passage est encore libre, à la rigueur, mais je n'ai pas la volonté de m'en aller.
Quelle partialité dans les hommes de parti! Dire que j'entendais, ces jours-ci, des Français déclarer qu'ils préféreraient l'occupation prussienne à l'occupation versaillaise! Ce sont les mêmes hommes qui s'indignent contre les émigrés. Ceux-ci, cependant, avaient, pour appeler l'étranger à leur aide, les circonstances atténuantes de la confiscation de leurs propriétés, et du cou coupé de leurs femmes, de leurs soeurs, de leurs filles.
Des corbillards qui vont chercher des morts, parcourent le boulevard, ornés de leurs huit drapeaux rouges flottant au vent, et enveloppant dans leurs plis sinistres, les trognes macabres des cochers.
A la tombe de mon frère, à Montmartre, la fusillade et la canonnade semblent toutes proches et comme dans l'intérieur de Paris. Sur les hauteurs du cimetière, que les morts russes et polonais ont choisi pour lieu de leur sépulture, des femmes, couchées sur les pierres des tombes, écoutent, se soulevant pour voir.
Je retrouve la canonnade—elle est terrible aujourd'hui—sur la terrasse des Tuileries, au bord de l'eau. De temps en temps y monte, dérangé de son bain de soleil par le bruit, un rentier en casquette, que fait redescendre presque aussitôt à la «Petite Provence» l'éloquence guillotineuse d'un garde national aviné.
On ne peut pourtant pas s'en aller dans ce moment, où nos amis les ennemis, semblent se rapprocher tellement, qu'on se demande s'ils ne sont pas entrés, et qu'on s'attend à voir, dans la débandade des gardes nationaux, apparaître sous l'Arc de l'Étoile, au milieu des coups de fusil, les têtes des colonnes versaillaises. Mais au bout de tout ce bruit effroyable rien ne paraît, et l'on s'en va en disant: «Allons, ce sera pour demain.» Et ce demain n'arrive jamais!
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Samedi 22 avril.—Ici à Paris, je me sens vivre, comme par un voyage, dans une grande ville de l'étranger, où je serais arrêté par un contretemps quelconque. J'ai les heures vides, ennuyeuses, inoccupées, du séjour en camp volant.
Quelques misérables petits pots de verdure, au Marché aux Fleurs, que des ouvriers emportent en mordant dans leur pain.
Je vais au Jardin des Plantes avec l'idée d'une reconnaissance des lieux. Je veux voir s'il n'y aurait pas une cabane de cerf ou de gazelle vacante, et si je ne pourrais pas corrompre un gardien, pour y venir coucher la nuit, dans le cas où la réquisition militaire ou l'inimitié du tout-puissant Pipe-en-Bois, viendraient à me rechercher et à me découvrir rue de l'Arcade.
Le Jardin des Plantes a la tristesse de Paris. Les animaux sont silencieux. L'éléphant, abandonné de son public, indolemment appuyé à un pan de mur, mange son foin, comme un homme tout à coup condamné à dîner seul. L'ennui des féroces s'y étale dans des poses lasses.
Par les allées défoncées flânent une dizaine de gardes nationaux, dont l'un fait des phrases attendries sur la maternité d'une kanguroo, opposant la poche toujours ouverte de la bête au délaissement dans lequel les femmes aristo laissent leurs enfants.
Je monte le chemin du cèdre et du belvédère, le chemin gravi plusieurs fois par mon frère et par moi, pour le premier et le dernier chapitre de MANETTE SALOMON. Ah! si l'on m'avait dit alors: «Dans quelques années tu repasseras par ce chemin, tout seul, tout seul à jamais… et les coups de canon que tu entendras seront des coups de canon prussiens, en train de démolir peut-être ta maison!»
Je ne vois, autour de moi, que des biches, qui fuient épouvantées, ou des buffles écoutant, dans leur immobilité stupéfaite, cet orage et ce tonnerre,—qui durent depuis cinq mois.
Tout le long de la rue de Rivoli, c'est le défilé des malles des derniers bourgeois, gagnant le chemin de fer de Lyon.
Place de l'Hôtel-de-Ville, on crie la biographie de Jules Vallès, et j'achète le canard, où mon confrère est présenté comme le type et le parangon de l'homme né «entre la réaction Orléano-clérico-légitimo-bonapartiste et la restauration de l'Empire, entre une intrigue ténébreuse et un crime tel qu'aucun qualificatif ne saurait le caractériser».
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Dimanche 23 avril.—Je passe une partie de la journée au TEMPS. Nefftzer ne veut plus y écrire. Scherer en fabrique un à Saint-Germain, avec Hébrard. Dans cette dislocation, Charles Edmond retient celui-ci, qui veut émigrer à Saint-Germain, modère celui-là, qui a des tendances communardes, arrête ce dernier, qui a des principes versaillais. J'entends tout cela par le vitrage ouvert d'un grand cabinet, où, couché sur un divan, dans l'ébranlement de la maison par la presse qui tire, j'ai le sentiment et le vague malaise du roulis, dans une cabine.
Le soir, dans le quartier du Luxembourg, la générale à tout coin de rue. J'entre chez un marchand de tabac. Des gardes nationaux déclarent dans une grande animation qu'ils marcheront contre les Versaillais, sans fusils. Et l'un s'écrie: «Contre ces cochons,—il parle des communards,—j'aurai toujours avec moi la force de mes bras!» Je demande à la marchande de tabac ce que c'est? Elle me répond qu'il y a des émeutes à la mairie… et la femme se met à pleurer.
Sous les arcades Rivoli, une jolie scène. Une fille, un peu tutoyée des deux mains par un garde national, se dérobe avec les fuites de corps et les révérences d'une soubrette se défendant contre le désir d'un grand seigneur. Puis le garde national, à une vingtaine de pas de là, dans un dandinement charmant et gouailleur, elle laisse siffler de sa bouche, avec un mépris intraduisible: «De la câanaille!»
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Lundi 24 avril.—Quel appoint et quel chauffage apporte dans cette insurrection, le vin aux sentiments, patriotiques, libéraux, communards! La redoutable statistique qu'il y aurait à faire de tout le vin, bu dans ce temps, et pour combien il entre dans l'héroïsme national. On ne voit que barriques, roulées par des gardes nationaux vers leurs postes, et les bataillons qui partent pour la gloire, ne partent qu'escortés de chariots, effondrés sous les tonneaux.
Je reparcours, ce soir, la CONFESSION D'UN ENFANT DU SIÈCLE, dont j'ai trouvé l'édition originale. J'ai déjà l'édition originale de VOLUPTÉ; Je voudrais avoir celles de MADEMOISELLE DE MAUPIN et de LELIA. Ces livres pour moi sont des plus curieux: ce sont des analyses de l'inassouvissement,—la maladie de l'intelligence du temps.
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Mardi 25 avril.—Aujourd'hui c'est la trêve pour l'évacuation des habitants de Neuilly.
Je pousse au rempart. Jusqu'à la barrière de l'Étoile, rien que des lampadaires cassés, et des écorniflures dans la pierre des maisons. Au delà, c'est autre chose. La barrière de l'Étoile est tout étoilée d'éclats aux creux noirâtres, et dans le bas-relief de l'INVASION, un obus a enlevé le bras de l'enfant, porté sur l'épaule de sa mère. En bas, il y a des bornes de granit, brisées en fragments de la grosseur d'un morceau de sucre.
La vraie dévastation commence à l'Avenue de la GRANDE ARMÉE, et suit tout le long jusqu'au rempart du côté des rues de Presbourg, des rues Rude, des rues Pergolèse, etc. Ce ne sont que des trous béants, balcons arrachés, tuyaux de conduite coupés en cinq ou six endroits, devantures au fer tordu et recroquevillé. On marche sur du poussier de verre, de brique, d'ardoise, recouvrant le trottoir.
Entre-t-on dans les maisons, on passe devant la loge du concierge, casematée avec des matelas, posés sur des échelles, et on trouve le quatrième étage, gisant dans la cour.
L'anéantissement que produit un obus dans un intérieur, j'en trouve deux épouvantables exemples. L'un chez un perruquier: de tout le mobilier de la boutique, il ne reste qu'une scorie d'un poêle en fonte, et la moitié d'un cadran d'horloge sans aiguille. L'autre chez un boulanger: un obus qui a labouré une cloison de bois, en a fait un semblant de natte, dont les fils seraient cassés.
Tout le monde déménage. Une femme éperdue jette sur une voiture les tiroirs d'un négoce quelconque; et le pas de la porte cochère est garni de tous les bouquets de mariées sous verre de la maison, prêts à partir pour Paris.
Les survivants au bombardement, à la menace de la mort à toute minute, ont quelque chose de l'apparence des somnambules, faisant des actions dans le sommeil et la nuit. Il y en a qui portent sur eux la résignation du fatalisme.
La foule, qui vague dans cette destruction, est coléreuse. Et devant le spectacle de cette dévastation, un petit vieux, dont les yeux semblent deux jets de gaz, parle de supplices effroyables à infliger à Thiers, avec des mouvements de mains assassines, qui ont devant lui des contractions d'étrangleur.
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Dans ce moment-ci, le café Voisin est l'endroit où l'Etat-major de la place Vendôme vient prendre le café, avec quelques frères et amis. Il est curieux d'entendre ces messieurs, et d'assister, de son coin d'ombre, à cette sauvage parlotte. Aujourd'hui la destruction de la colonne Vendôme les amène à parler du Musée de Cluny. L'un d'eux, déblatérant contre ces fausses anticailles, émet l'idée que l'argent consacré à ces achats stupides, est détourné d'une destination utilitaire et profitable au peuple, et conclut à la vente de ces bibelots au profit de la nation.
Burty, qui a passé la journée avec les gens de LA LIGUE, me confirme cet hébétement, ce fatalisme résigné des gens qu'il a vus, et dont beaucoup n'ont pas voulu rentrer à Paris. Il me raconte que passant avec une voiture d'ambulance, devant un groupe de femmes ramassées sous une porte cochère, comme il leur avait crié, si elles voulaient rentrer à Paris, sa demande avait été accueillie par une espèce de rire:—un refus à la fois triste et moqueur.
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Mercredi 26 avril.—Oui, je persiste à le croire, la Commune périra, pour n'avoir pas donné satisfaction au sentiment qui fait sa puissance incontestable. Les franchises municipales, l'autonomie de la Commune, etc., etc.: tout le nuage métaphysique dans lequel elle se tient, propre à satisfaire quelques idéologues de cabaret, n'est pas cela qui lui donne une action sur les masses. Sa force lui vient absolument de la conscience, que le peuple a d'avoir été incomplètement et incapablement défendu par le gouvernement de la Défense nationale. Si donc la Commune, au lieu de se montrer plus complaisante aux exigences prussiennes que Versailles lui-même, avait rompu le traité qu'elle reproche à l'Assemblée, si elle avait déclaré la guerre à la Prusse, dans une folie furieuse de l'héroïsme, M. Thiers était dans l'impossibilité de commencer son attaque, il ne pouvait travailler à la reddition de Paris avec le concours de l'étranger.
Maintenant, si la résistance avait été énergique, si deux ou trois petits succès de rien avaient inauguré cette tentative—dira-t-on impossible—savez-vous ce qui serait arrivé? M. Thiers, pas plus que ses généraux, n'eût été maître de ce mouvement, et tout le pays aurait été entraîné dans une reprise à outrance de la guerre. En tous cas, la mort de la Commune, dans ces conditions, eût été une grande mort, une mort qui eût fait faire un rude chemin aux idées, qu'elle abritait sous son drapeau.
Mme Burty, que je trouve seule, occupée nerveusement à faire briller les bronzes japonais de la petite vitrine, m'entretient tristement de la surexcitation maladive que fait la politique chez son mari. Puis elle me raconte une scène brutale et stupide faite à Mme Bracquemond, qui est professeur dans une école de dessin, une scène faite, en présence de ses élèves, par un délégué et une déléguée de la Commune. Or, le délégué est un peintre en bâtiment, et la déléguée sa femme.
Dans les cafés, les rares gandins qui sont restés à Paris, enseignent, le soir, aux lorettes, à calculer la distance des canons qui tirent, d'après le nombre de secondes, qui s'écoulent entre l'éclair et la détonation.
A huit francs la dépêche de Thiers!
C'est un homme en blouse, assis sur un banc des boulevards, qui vend un énorme obus, posé à terre devant lui.
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Vendredi 28 avril.—En lisant la CONFESSION D'UN ENFANT DU SIÈCLE, je suis frappé de l'action que certains livres exercent sur certains hommes, et comme ces hommes, chez lesquels le père n'a pas imprimé une marque de fabrique, sortent tout entiers des entrailles d'un bouquin. Toute la méchanceté trouble de ce livre, je l'ai sentie, je l'ai touchée chez quelques jeunes gens, mais encore accrue, développée, mise en pratique fielleuse par une basse naissance. Alors je me demandais curieusement, si ces jeunes tiraient tout cela de leur propre fonds. Aujourd'hui je m'aperçois que cette méchanceté n'était qu'un plagiat, un plagiat littéraire, qui, avec l'aide de détestables instincts, est devenu à la fin un tempérament. En sorte que l'Octave de la fiction a vraiment fait, comme dans une matrice humaine, des tas de petits Octaves, en chair et en os.
Fatigué du spectacle de la rue, de la vue des gardes nationaux toujours saouls, de la canaille en plein épanouissement, je me sauve au Jardin des Plantes. J'ai besoin de voir des fleurs et d'élégantes bêtes. L'aide-jardinier, qui m'introduit dans les serres, me dit: «Vous venez voir nos malades?» Il fait allusion à tous ces arbres frileux, qu'a tués le froid, entré par les vitrages, avec les obus prussiens.
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Samedi 29 avril.—Deux histoires vraies de l'ambulance des Champs-Elysées.
Un garde national est apporté blessé. La blessure est intéressante. C'est un bouton d'obus, un morceau de fonte, gros comme une pièce de quarante sous, qui est entré à la tête du fémur, est descendu le long de la cuisse, a contourné le mollet et s'est logé près de la cheville. Il agonise au bout de trois jours. Sa femme a été prévenue. Elle est là, le regardant mourir, muette, sans une parole. Une femme de l'oeuvre qui passe, entreprend de la consoler: «Ma pauvre femme…» L'épouse l'interrompt: «Il y a dix-huit ans que nous étions ensemble, et nous ne pouvions pas nous souffrir,» et la voici qui entame un chapitre de griefs interminables contre l'agonisant. La dame de l'oeuvre s'esquive… Le dénouement se précipite. Un quart d'heure n'était pas passé, qu'un garçon de salle murmure à l'oreille de la femme: «—Votre mari est mort!—Il faut qu'un chirurgien le dise!» reprend la femme. On va chercher un interne qui tâte le cadavre, et dit: «—Oui, il est bien mort!» A quoi la veuve riposte aussitôt: «—Eh bien, la pension?—Je ne l'ai pas sur moi!» fait l'interne, qui l'expédie à Chenu, qui la réexpédie à un délégué.
Autre histoire. Un jeune garde national meurt d'une blessure presque imperceptible à la poitrine, mais que l'on suppose avoir amené les plus graves désordres à l'intérieur. Il y a une grande curiosité chez les médecins, pour étudier le cas. Le père, qui était au chevet de son fils, a disparu. On ne sait ce qu'il est devenu. Le cadavre est transporté dans le petit chalet, au fond. Trois médecins s'y glissent. L'autopsie commence, est commencée… quand, tout à coup, le père se précipite dans le chalet, avec des cris de nature à ameuter les passants. Le garçon d'amphithéâtre n'a que le temps d'enfermer les médecins dans une autre salle, et il a à peine tourné la clef, qu'il retrouve le père sur le cadavre de son fils, ouvert. Le père crie, menace, parle de faire monter le peuple dans le chalet.—«Veux-tu vingt francs, lui dit froidement le garçon d'amphithéâtre?—Vingt francs! un fils unique! reprend le père. Vous entendez la scène.—Allons, vingt-cinq.» Le père se calme, tend la main, et file.
Le père, on l'a su depuis, était un ancien garçon d'amphithéâtre qui avait flairé le désir d'autopsie, s'était caché dans l'ambulance, avait assisté aux allées et venues de son confrère, avait donné le temps aux chirurgiens de commencer, puis avait bondi de son embuscade.
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Dimanche 30 avril.—Thiers et Dufaure, en repoussant la conciliation, sont parfaitement logiques. Que dire des journalistes demandant, dans une colonne, la conciliation avec des gens, contre lesquels, dans une autre colonne, ils réclament l'application de tel ou tel article du Code pénal.
Ce soir, le Paris du dimanche qui ne possède plus de banlieue; qui n'a plus de cafés-concerts en plein air, passe sa soirée au bas de l'avenue des Champs-Elysées, assistant à la canonnade, comme à un feu d'artifice.
Du reste, la guerre civile fait grandement les choses. Ce soir, canons et mitrailleuses ne s'interrompent pas une minute. Dans le ciel pluvieux, au-dessus des ormes sans feuilles des Champs-Elysées, dans la direction des Ternes, se déroule un grand nuage rouge, que colorent, d'un feu renaissant, trois incendies dévorant des maisons. Sous l'impression lugubre, dans les groupes noirs, les femmes maudissent les Prussiens de Versailles; des orateurs parlent, avec des cuirs et des larmes dans la voix, de l'exploitation de l'ouvrier; et des ivrognes crient: A bas les voleurs! en regardant les bourgeois dans le nez.
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Lundi 1er mai.—Des bataillons revenant d'Issy et traversant le boulevard, précédés d'une joyeuse musique, d'un tapage de gaieté, qui fait contraste avec la mine piteuse des hommes, et la prostration dans laquelle ils marchent. Au milieu d'eux marque le pas une femme, le fusil sur l'épaule. Derrière suivent deux voitures pleines de fusils. On dit, dans la foule, que ce sont les fusils des morts et des blessés.
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Mardi 2 mai.—Depuis le 18 mars, je n'ai pas vu à l'étalage d'un seul changeur un billet, un louis, une pièce de cinq francs. C'est peut-être le plus topique témoignage de la confiance qu'inspire à l'Argent, la Commune.
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Mercredi 3 mai.—Des femmes de coiffeurs, il y en a encore à Paris, mais des coiffeurs peu, et des garçons coiffeurs, pas du tout, en sorte que, pour se faire couper les cheveux, on est obligé de faire cinq ou six boutiques.
Un frêle échafaudage commence à monter le long de la colonne Vendôme et à étreindre son bronze glorieux.
Une circulaire de la guerre fait assavoir aux gardes nationaux: que, comme l'envoi d'un parlementaire peut être une ruse de guerre, il faut continuer à tirer, quand même l'ennemi a cessé le feu… Et en même temps une affiche du citoyen Rossel, en réponse à la sommation de rendre le fort d'Issy, menace, sous le prétexte d'insolence—il est bien difficile à une sommation de ne l'être point un peu—menace de faire fusiller le premier parlementaire qui en apportera une seconde.
Cela me semble la suppression du dialogue entre les deux armées.
Huit heures. Aux Champs-Elysées un ciel d'or pâle, teinté de rose. Les arbres violacés, avec dessous des silhouettes noires s'avançant ou reculant, à mesure que les détonations d'obus se rapprochent ou s'éloignent. Des groupes aux discussions colères, où tout homme qui discute les actes de la Commune, est traité de mouchard—un mot qui fait assassiner par les foules.
Parmi les orateurs, un ouvrier à la figure rageuse des politiqueurs de Gavarni. Après une terrible sortie contre Versailles, il termine par cette phrase significative. «Et puis dans dix ans, sous prétexte d'une revanche, ils nous feront marcher contre les Prussiens, c'est ce qu'il ne faut pas!» Du groupe se détachent trois soldats, dont l'un dit à ses camarades: m… pour les discours libéraliques; la chose: c'est que nous avons huit litres de vin dans notre bidon, un pain de quatre, et un gros morceau de… de quelque chose que je n'entends plus.
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Jeudi 4 mai.—Mauvaises nouvelles d'Auteuil et du boulevard Montmorency. Les obus pleuvent autour de ma maison. La grille de la porte de la villa vient d'être défoncée.
J'accompagne Burty à l'Hôtel de Ville, où il va essayer d'attraper un laissez-passer en blanc, pour un pauvre diable qui veut s'enfuir. Il s'agit de découvrir le poète Verlaine, nommé chef de bureau de la Presse.
Le concierge ne sait pas quel est le numéro du bureau de la Presse, et les employés s'ignorent absolument entre eux.
Dans un salon, les gardes nationaux, inoccupés, tracassent de leurs baïonnettes la serge verte, qui enveloppe les lustres. Dans un corridor, un soldat engueule furibondement son officier. Sur tous les escaliers battent, entr'ouvertes, les portes des lieux, et cela sent très mauvais partout.
Après avoir vagué dans le palais, où les statues de bronze de François Ier et de Louis XIV détonnent dans toute la garde-nationalité de l'édifice actuel, après avoir été renvoyés de droite à gauche, nous nous présentons au Comité. Quatre ou cinq matelas sont jetés en travers de la porte, et dans la grande salle vide, errent quelques sales gens affolés. On dirait le campement d'une insurrection. Ce n'est pas un pouvoir, c'est un corps de garde mal balayé.
De l'Hôtel de Ville, nous allons, dans des quartiers perdus, voir Jonckind.
J'ai été un des premiers à apprécier le peintre, mais je ne connais pas le bonhomme. Figurez-vous un grand diable de blond, aux yeux bleus, du bleu de la faïence de Delft, à la bouche aux coins tombants, peignant en gilet de tricot, et coiffé d'un chapeau de marin hollandais.
Il a, sur son chevalet, un tableau de la banlieue de Paris avec une berge glaiseuse d'un tripotis délicieux. Il nous fait voir des esquisses des rues de Paris, du quartier Mouffetard, des abords de Saint-Médard, où l'enchantement des couleurs grises et barboteuses du plâtre de Paris semble avoir été surpris par un magicien, dans un rayonnement aqueux.
Puis ce sont, dans les cartons, des barbouillages de papier, des fantasmagories de ciel et d'eau, le feu d'artifice des colorations de l'éther.
Il nous montre tout cela, bonifacement, en patoisant un hollande-français, où perce parfois l'amertume d'un grand talent, d'un très grand talent, qui demande 3000 francs pour vivre par an, et ne les a pas toujours gagnés, même dans les années où il voyait vendre un Bonington, 80 000 francs. Mais aussitôt, se radoucissant, il parle sur une note de tristesse, de son art, de sa lutte, de sa recherche, qui le rend, dit-il, le plus malheureux des hommes.
Pendant ce, tourne autour de lui, avec les caresses de la voix qu'ont les mères pour les enfants, une courte femme, aux cheveux argentés, aux moustaches drues, un ange de dévouement, ayant l'aspect d'une vivandière de la vieille garde impériale.
La séance a été longue. La revue des cartons a duré plusieurs heures. Jonckind a beaucoup parlé. Il s'est animé au sujet de la politique de la Commune. Tout à coup son langage se brouille et se hollandise, ses paroles deviennent bizarres, incohérentes… Il y est question d'agents de Louis XVII, de choses horribles dont le peintre aurait été témoin… Il se lève, comme mû par un ressort: «Voyez-vous, une électricité vient de passer à côté de moi,»—et il fait, avec sa bouche, l'imitation d'une balle qui siffle…
Le soir, Verlaine confesse une chose incroyable. Il déclare qu'il a dû combattre et empêcher une proposition qui voulait se produire:—une proposition demandant la destruction de Notre-Dame-de-Paris.
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Vendredi 5 mai.—Je vois un magasin de la rue Saint-Honoré, qui commence à couvrir ses glaces de bandes de papier collé. Cela m'est expliqué par le voisinage de deux canons… Il me semble apercevoir une partie de la grille de la colonne Vendôme déjà détruite.
L'avachissement, l'indifférence de cette population vivant sous la main de cette canaille triomphante, m'exaspère. Je ne puis, sans entrer en rage, la voir continuer, sa vie badaudante. Que de ce vil troupeau d'hommes et de femmes, il ne sorte pas une indignation, une colère qui atteste le sens dessus dessous des choses humaines et divines! Non, Paris a tout simplement l'aspect d'un Paris, au mois d'août, par une année très chaude. Oh! les Parisiens de maintenant, on leur violerait leurs femmes entre les bras… on leur ferait pis, on leur prendrait leur bourse dans la poche, qu'ils seraient ce qu'ils sont, les plus lâches êtres moraux que j'aie vus.
Ce soir, dans les groupes, les communards se montrent pleins d'ironie à l'endroit de la charité. Ils rejettent théoriquement, avec dédain, les secours des bureaux de bienfaisance. L'un proclame que la société doit des rentes à tous les hommes, en vertu de l'aphorisme: «Je vis, donc je dois exister!» Et le refrain général est: «Nous ne voulons plus de riches!»
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Dimanche 7 mai.—Aujourd'hui, dans ces cruels jours, je repasse ma triste vie et les jours de douleur qui la composent. Je pense à ce temps de collège plus dur pour moi, que pour d'autres, par un sentiment d'indépendance qui, toutes ces années, m'a fait battre avec de plus forts que moi, ou m'a fait vivre dans cette espèce de quarantaine qu'impose la tyrannie des tyrans en herbe aux lâchetés des hommes-enfants. Je songe à ma vocation de peintre, à ma vocation d'élève de l'école des chartes, brisées plus tard par la volonté de ma mère. Je me retrouve dans une vie d'étudiant, de clerc d'avoué sans le sou, condamné à de basses amours, mal à l'aise dans un milieu de camarades et d'amis, bas, vulgaires, bourgeois, ne comprenant rien aux aspirations artistiques et littéraires qui me tourmentaient, et m'en plaisantant avec la raison mûre de vieux parents.
Enfin me voilà, moi qui n'ai jamais su bien exactement combien font deux et deux, et qui ai eu toujours l'horreur des chiffres, me voilà à la Caisse du Trésor, condamné à faire des additions du matin au soir: deux années où le suicide a approché sa tentation bien près de moi.
Ai-je enfin acquis l'indépendance? Ai-je touché à la vie libre et occupée de ce que j'aime? Ai-je commencé la douce existence avec mon frère, six mois ne sont pas écoulés, qu'à mon retour d'Afrique, une dyssenterie me met, pendant près de deux ans, entre la vie et la mort, et me laisse une santé, où il n'y a jamais une journée tout à fait bonne.