Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume): Mémoires de la vie littéraire
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Jeudi 25 novembre.—Aujourd'hui Daudet laissait éclater son étonnement de la phrase de mon JOURNAL, que les spectacles de la nature sont toujours pour moi, un rappel d'une chose d'art, s'écriant que lui, il n'est pas du tout, du tout artiste… mais homme d'humanité!
Là-dessus, sa femme fait l'aveu que les cirques, les clowns, les tours de force, n'avaient autrefois aucun intérêt pour elle, et que c'était seulement depuis qu'elle avait lu les FRÈRES ZEMGANNO, que l'idéalité mise par le livre, dans ces réalités vulgaires, lui avait fait prendre un vrai plaisir à ces représentations;—et elle ajoutait que la vision de certaines choses ne se faisait chez elle, que par la voix de l'art.
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Dimanche 28 novembre.—Aujourd'hui, je lis dans les journaux, que RENÉE MAUPERIN va être remplacée par des pièces classiques, où jouera Dupuis.
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Lundi 29 novembre.—Propos de petit monde: «Madame me permettra-t-elle ma petite réflexion? Que Madame me laisse mon libre arbitre pour faire le feu!»
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Mardi 7 décembre.—Mon goût, depuis quelque temps, subit une transformation. Il n'aime plus autant le joli, le fini des objets japonais, il est séduit par la barbarie de quelques-uns de ses produits d'art industriel, notamment par le fruste, la brutalité, la coloration crûment puissante.
Au dîner de Brébant de ce soir, quelqu'un dit au sujet de la future nomination de Floquet au ministère: «Avec Floquet, la France est complètement isolée, donc pas de guerre, et la haute banque est absolument pour lui.»
Charles Edmond parlant de tous les documents, que Louis Blanc a eus entre les mains, pour son HISTOIRE DE DIX ANS raconte, comment lui sont venus ceux concernant la duchesse de Berry, pendant sa captivité à Blaye.
Louis Blanc avait entendu dire, qu'un nommé X***, qui fut un moment le médecin de la duchesse de Berry, avait tenu un journal… Ce médecin demeurait en province. Il lui écrit, et lui demande la permission de lui faire une visite. Il est invité, et très bien reçu, et passe quelques jours chez lui, sans que son hôte fasse la moindre allusion au sujet de sa visite. Le médecin était marié, et avec le ménage, vivait un monsieur, qui avait l'air de mener toute la maison.
Enfin un soir, Louis Blanc devant partir le lendemain de très grand matin, fait ses adieux au médecin, et le remercie chaudement de son amicale hospitalité. Le médecin le regarde dans les yeux, et lui dit à brûle-pourpoint: «Qu'est-ce que vous avez remarqué ici?» Phrases banales de Louis Blanc sur le charme de la maison. L'autre l'interrompt, s'écriant: «Allons, vous avez bien vu ce que cet homme est ici!» Et il sort de sa bouche un flot de paroles colères, qu'il termine ainsi: «Oui, cet homme me tue… me rend tout impossible… je ne vous parlais pas de ce journal, parce que je voulais en faire un livre… mais je sens que, lui là, je ne pourrai jamais le faire… Vous me paraissez un galant homme. Mon manuscrit, je vous le donne… Faites-en ce que vous voudrez.»
C'est ainsi que l'exaspération du cocuage, chez un mari bonasse, mit, aux mains de Louis Blanc, ce précieux document.
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Jeudi 9 décembre.—Au Musée du Louvre. Tous les chefs-d'oeuvre anciens, où les critiques voient du soleil, de la chair illuminée de lumière, m'ont paru bien tristes, bien blafards, bien noirs, et d'un artifice d'art bien surfait. Cette humanité peinte me semblait une figuration d'hommes et de femmes, ayant la jaunisse dans la demi-nuit d'une cave.
Et je vais à la nouvelle salle. Oh! les ENFANTS D'ÉDOUARD, quelle peinture de paravent! Et la pauvre chlorotique peinture métaphysique d'Ary Scheffer! Et le portrait de M. Cordier par Ingres, et ce bon dessin rond et bêta, sans jamais aucun ressentiment, de ce dessinateur impeccable, qui, dans cette salle, donne un goitre à Angélique, et estropie, dans un dessin inénarrable, la cuisse gauche de sa baigneuse.
En fait de portraits, un beau portrait de Napoléon au pont d'Arcole, par Gros, délavé dans cette huile couleur d'ambre, qu'affectionnait la peinture de Rubens, et le portrait de Denon par Prud'hon, d'un merveilleux modelage, et dont la pâleur rosée a quelque chose de la fleur d'un pastel.
De Delacroix, une fière esquisse de lui-même, et son DANTE ET VIRGILE, avec l'admirable torse du damné verdâtre, flottant sur les ondes noires.
Un étonnant paysage de Rousseau: le MARAIS DANS LES LANDES, paysage qui fait paraître simplement gentillets les paysages de Daubigny, de Troyon et autres. Corot perdant beaucoup, et montrant le procédé et la blague idyllique de la nature. C'est du paysage parfois bon à encadrer les paysans de George Sand. Et c'est, je crois, tout.
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Vendredi 10 décembre.—Aujourd'hui RENÉE MAUPERIN disparaît de l'affiche, aujourd'hui commencent à paraître les réclames de la FEMME AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.
J'apprends que Berthelot est nommé ministre de l'Instruction publique. En dépit de mes relations amicales, et de ma haute estime pour la valeur personnelle de l'homme, je crois que le choix d'un savant, comme ministre de l'Instruction publique, est le choix qui peut être le plus hostile aux hommes de lettres: car un savant est à la fois tout plein de mépris pour leurs travaux, et tout à la fois un peu jaloux de leur renommée retentissante.
Après tout qu'est-ce que ça me fait, si j'avais une faveur à lui demander, ce serait de me rayer de la Légion d'honneur.
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Samedi 11 décembre.—À mon idée—je lis cela aujourd'hui au-dessus de la boutique d'un marchand de vin de Boulogne. Je trouve que c'est bien une parole d'ivrogne, transformée en enseigne.
Si je redevenais jeune, il y aurait des femmes inconnues avec lesquelles je coucherais, séduit par le mystère de la maison qu'elles habitent. C'est une pensée qui me vient aujourd'hui dans une longue promenade à travers la banlieue.
Si quelqu'un fait un jour ma biographie, qu'il se persuade qu'il serait d'un grand intérêt pour l'histoire littéraire et la réconfortation des victimes de la critique des siècles futurs, de donner sur chacun de nos livres, les extraits les plus violents, les plus forcenés, les plus négateurs de notre talent. C'est bien dommage qu'un tel livre n'ait pas été fait pour tous les hommes de talent de ce siècle, à commencer par les éreintements sur Chateaubriand, à continuer par ceux sur Balzac, Hugo, Flaubert.
La chose que voit avant tout dans la littérature, un universitaire: c'est une fonction, un traitement, et c'est pour cela qu'en général un universitaire n'a pas de talent. La littérature doit être considérée comme une carrière qui ne vous nourrit, ni ne vous loge, ni ne vous chauffe, et où la rémunération est invraisemblable, et c'est seulement quand on considère la littérature ainsi, et qu'on y entre, poussé par le diable au corps du sacrifice, du martyre, de l'amour du beau, qu'on peut avoir du talent.
Et aujourd'hui, que ce n'est plus un métier de meurt-de-faim, que les parents ne vous donnent plus votre malédiction comme homme de lettres, il n'y a plus, pour ainsi dire, de vraie vocation, et il se pourrait qu'avant peu de temps, il n'y ait plus de talent.
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Dimanche 12 décembre.—On parlait de titres de livres, et de la fascination des titres de livres bêtement sentimentaux sur les femmes d'en bas. À ce propos, quelqu'un raconte, avoir ramené chez lui, une fille du quartier Latin, saoule, qui, à la vue sur sa commode d'un livre, ayant pour titre: THÉRÈSE, s'écriait, la gueule tournée par la pocharderie: «Si ça s'appelait PAUVRE THÉRÈSE, je lirais ça, toute la nuit!»
Gibert, avec une langue technique, qui donne les plus grandes jouissances aux amateurs de l'expression, une langue juste, précise, peinte, parle de cette voix artificielle, de cette voix de tête ou de nez, que certains chanteurs se font: voix métallique à résistance indéfinie, tandis que les voix naturelles des gens qui chantent avec l'émotion de leur poitrine, est plus vite cassée.
Un moment, on cause de l'échauffourée de valetaille, qui a eu lieu, l'année dernière, à un bal chez la princesse de Sagan, cette émeute de larbins au bas du grand escalier, crachant des injures à leurs maîtres et à leurs maîtresses, sur ce téléphone, déshonorant les gens demandant leurs voitures, au milieu des m… et de salauderies ignobles. Une insurrection salissante de la haute domesticité, qu'il avait fallu réduire par un bataillon de sergents de ville.
C'est là un caractéristique symptôme d'une fin de société, et ça ferait bien, comme terminaison d'un roman sur le grand monde.
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Jeudi 16 décembre.—M. de Rothan vient me lire ce matin, un morceau sur la diplomatie pendant la guerre de Crimée, que l'a décidé à écrire mon paragraphe sur la prise de Sébastopol par le ministère des Affaires étrangères[1].
[Note 1: C'est moi qui ai raconté (JOURNAL DES GONCOURT, vol. 1, 8 novembre 1860) que la correspondance du comte de Munster, attaché militaire de Prusse à Saint-Pétersbourg, donnant au roi de Prusse tous les détails du siège, et indiquant le seul point, où Sébastopol pouvait être pris, correspondance cachée à M. de Mauteuffel son chef de cabinet, et communiquée par le roi seulement à son ami à M. de Gerlach, le féodal, avait été interceptée et achetée par notre ministère des Affaires étrangères, moyennant la modique somme de 60 000 francs. Et mon récit a eu depuis, pour la garantie de son authenticité, la publication à Berlin de M. Seiffert, le directeur de la Cour des Comptes à Potsdam.]
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Vendredi 17 décembre.—Un mot du petit Richepin, à la campagne, chez les Banville.
«Je m'en vais avec la bourrique, je m'ennuierai moins qu'avec vous!»
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Samedi 18 décembre.—Journée fantastique. J'ai reçu hier de Céard un mot, pour me rendre chez un avocat américain, avenue de l'Opéra—M. Kelly.
—Au premier… Monsieur veut-il l'ascenseur? me jette le concierge.
Grande antichambre, où donnent les portes d'un tas de pièces entre-bâillées, dans lesquelles l'on sent des gens qui attendent, un appartement ressemblant à un appartement de dentiste pour mâchoires impériales. Un groom à l'apparence d'un petit clergyman, nous introduit dans un salon, aux murs complètement nus, et meublé d'un bureau, de quelques chaises, et sur la cheminée de deux flambeaux à bougies vertes. Il s'agit de l'achat de RENÉE MAUPERIN.
Au bout de quelque temps, entrée de Samary de l'Odéon, qui apprend à Céard et à moi, cette nouvelle invraisemblable, que la pièce est achetée 1 800 francs, par la nièce du chargé d'affaires d'Amérique, qui arrive bientôt, —ma foi une fort charmante personne—nous baragouinant qu'après avoir fait gagner beaucoup d'argent aux pauvres, en jouant pour eux, elle veut en gagner beaucoup pour elle, en jouant RENÉE MAUPERIN.
Et par un nouveau procédé, le traité est aussitôt imprimé sur une espèce de piano, et l'avocat nous verse l'argent, et nous aide très aimablement à passer nos paletots.
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Jeudi 23 décembre.—Presque tous les sculpteurs ont une matérialité d'ouvriers marbriers, et ils vous surprennent, quand on les trouve comme Chapu, se livrant à une petite machinette, qui semble un objet de sucre pour confiseur. C'est ainsi, que nous trouvons Chapu fignolant une Vérité, écrivant, assise sur la margelle d'un puits, sous le médaillon de Flaubert.
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Vendredi 24 décembre.—Je lisais dans Lorédan Larchey, que Goncourt doit venir de Gundcurtis, un vieux mot germain qui signifiait, combattant, guerrier. C'est vraiment un nom, que j'ai quelque droit de porter en littérature.
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Lundi 27 décembre.—Chez Pierre Gavarni, où je dîne aujourd'hui, le marquis de Varennes parlant de son ami, M. de Boissieu, l'ancien courriériste de la Gazette de France, l'appelait un besogneux de croire, et il citait cette jolie réponse du moribond à son confesseur, lui demandant s'il croyait à tel ou à tel dogme: «Je désire passionnément que ce soit!»
ANNÉE 1887
Samedi 1er janvier.—Dîner chez les de Béhaine, en tête à tête avec le mari, la femme, et leur fils venu de Soissons, où il est en garnison.
Nous causons avec Francis de l'armée, et il me dit qu'il n'y a plus de démissions à cause de la politique: la légitimité ayant été tuée par la mort du comte de Chambord, l'impérialisme par la mort du prince impérial, l'orléanisme par la veulerie des princes d'Orléans. Mais, si elle n'est pas légitimiste, impérialiste, orléaniste, l'armée se fait tous les jours conservatrice dans le recrutement d'une jeunesse écartée du fonctionnarisme et de la magistrature, par les tristes choix faits par la République, et dont elle dote la province. Et Francis croit, que d'ici à très peu de temps, l'armée doit devenir le corps influent de l'État, et avoir la haute main dans le gouvernement.
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Dimanche 2 janvier.—Lecture par Porel chez Daudet du «Nord et Midi» (NUMA ROUMESTAN): lecture qui dure jusqu'à une heure du matin.
Tous les éléments d'un grand succès. Une pièce amusante, des caractères délicatement étudiés, du fin comique, un habile transport des détails et des aspects de la vie intime sur les planches, et une oeuvre ne présentant pas de danger. Une seule chose nous choque un peu, Mme Daudet, Porel et moi, c'est au quatrième acte, quand la mère fait la confession à sa fille: qu'elle,—aussi bien que toutes les autres femmes:—a été trompée par son austère mari, et qu'un moment, avant l'explication complète, la fille a la pensée que sa mère a été coupable… Une complication de scène, qui jette de l'antipathique sur la fille.
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Lundi 3 janvier.—Le 1er janvier, il a paru, dans le Gil Blas, un article de Santillane au sujet de la représentation demandée par moi à Porel, pour compléter la souscription pour le monument de Flaubert: article me reprochant la mendicité de la chose, et me faisant un crime de ne pas compléter à moi seul, les 3 000 francs qui manquent. Aujourd'hui quelle a été ma surprise, un mois s'étant à peine écoulé, depuis l'aimable lettre que Maupassant m'avait adressée après la première de RENÉE MAUPERIN, de lire dans le Gil Blas, une lettre de Maupassant, où il appuie, de l'autorité de son nom, l'article de Santillane. Je lui envoie sur le coup ma démission, dans cette lettre:
3 janvier 1887.
Mon cher Maupassant,
Votre lettre, imprimée dans le Gil Blas de ce matin, apportant l'autorité de votre nom au dernier article de Santillane, ne me laisse qu'une chose à faire, c'est de vous envoyer ma démission de président et de membre de la Société du monument de Flaubert.
Vous n'ignorez pas ma répulsion pour les Sociétés et leurs honneurs, et vous devez vous rappeler, que je n'ai accepté que sur vos instances, cette présidence qui m'a causé mille ennuis, et mis en contradiction avec moi-même, et ma profession de foi sur la statuomanie, à propos de la statue de Balzac.
Maintenant voici l'historique de la représentation demandée par moi.
Je recevais le 10 septembre dernier, annoncé par une lettre de vous, un extrait des délibérations du Conseil général de la Seine-Inférieure de la session d'août, où M. Laporte, membre du Conseil, s'exprimait ainsi:
«La souscription pour le monument à élever à la mémoire de Gustave Flaubert, s'élève actuellement à la somme de 9 650 francs, y compris les 1 000 francs votés par le Conseil général, et qui ont été mandatés, le 13 mars 1882. Cette somme qui est déposée dans une banque de Rouen, est insuffisante. Mais on espère trouver facilement, au moyen d'une représentation dans un théâtre de Paris, ou par toute autre voie, le complément nécessaire, à peu près 2 000 francs.»
Et l'on me priait de hâter, autant qu'il était en mon pouvoir, l'édification du monument. N'étant pas assez riche pour fournir à moi seul les fonds manquants, n'ayant reçu d'aucun membre de la Société la demande de compléter entre amis, la somme de 2 000 francs, répugnant à rouvrir une souscription qui depuis plusieurs années n'avait pas réuni 9 000 francs, je me rendais au voeu du Conseil général et je demandais, le mois dernier, une représentation au Théâtre-Français.
Sur cette demande aucune réclamation de la famille ou d'un membre de la
Société.
Le directeur du Théâtre-Français me répondait par un refus, motivé sur
les statuts de la Comédie-Française.
Alors dans un dîner chez Daudet, je proposais à Daudet de compléter la souscription en donnant Daudet, Zola, vous et moi, chacun 500 francs, proposition rapportée le lendemain dans le Temps, par un de ses rédacteurs qui dînait avec nous.
Et la résolution allait être prise définitivement, et j'allais vous demander, ainsi qu'à Zola, la somme de 500 francs, lorsque dans un autre dîner chez Daudet, où se trouvait Porel, on parlait de la représentation du Théâtre-Français, tombée dans l'eau. Sur mes regrets, Porel nous offrait galamment son théâtre, et instantanément nous improvisions à nous trois la représentation annoncée dans les journaux, et que je trouve pour ma part joliment imaginée comme représentation d'amitié et de coeur, et dont l'argent n'avait rien à mes yeux de plus blessant pour la mémoire de Flaubert, que l'argent d'une souscription du public.
Maintenant cette représentation n'ayant pas lieu, je tiens à la disposition de la Société la somme de 500 francs pour laquelle j'avais annoncé vouloir contribuer au monument de Flaubert, regrettant, mon cher Maupassant, que vous ne m'ayez pas écrit directement, enchanté que j'aurais été de me décharger, en ces affaires délicates—où je n'ai été que l'instrument de vouloirs et de désirs qui n'étaient pas toujours les miens,—de toute initiative personnelle.
Agréez quand même, mon cher Maupassant, l'assurance de mes sentiments affectueux.
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Mercredi 5 janvier.—Ce soir, chez Charpentier, Daudet déclarait qu'il y avait un beau livre à faire: «Le Siècle d'Offenbach» proclamant que tout ce temps descendait de lui: de sa blague et de sa musique, qui n'étaient au fond qu'une parodie de choses et de musiques sérieuses, qu'il avait travesties. Et Céard le baptise assez spirituellement du surnom de: Scarron de la Musique.
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Samedi 8 janvier.—Dîner, chez Banville. C'est curieux dans ce moment l'influence du café-concert, et la prise de possession des cervelles par la chansonnette.
À toute minute, j'entends Daudet chantonner:
Trois, rue du Paon,
Un petit appartement,
Sur le devant.
…
et chantonner, en s'interrompant tout à coup, un peu honteux de cet empoignement bête.
Et voici Coppée avouant, que le mélodrame, le mélodrame, sa toquade, n'a plus le pouvoir de l'amuser, qu'il n'y a que le café-concert, qu'il n'y a plus que Paulus qui le mette en joie.
C'est ainsi que cette gaîté névro-épileptique est en train de conquérir tout Paris, et de mettre ses refrains dans la bouche des plus délicates intelligences. C'est un peu comme ces crises qui courent dans une salle d'hôpital, et vont, de lit en lit, atteignant tout le monde.
Banville avec son ironie à lui, ironie toute charmante dans sa forme bonhomme, raconte comme quoi Sarcey à une pièce quelconque de l'Odéon, jouée ces années dernières, l'a emmené boire un bock dans un café, et lui a dit tout à coup: «Vous savez, Hugo est un grand lyrique… Oui, ces temps-ci j'ai été emmené à la campagne par un ami… Il y avait dans une armoire de la chambre, où je couchais, un livre tout taché, tout dégoûtant… LES FEUILLES D'AUTOMNE, connaissez-vous ça?… Et bien, il y a là dedans, un mendiant en train de se chauffer auprès du feu, passant à travers son manteau, qui fait comme les étoiles dans le ciel, la nuit… Oh mais là, vous savez, c'est un grand, lyrique!—Et le voilà faisant une scène à Banville, ne le trouvant pas à l'unisson de son admiration.
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Dimanche 9 janvier.—Il n'y a plus qu'une chose qui me sorte de mon écoeurement de la vie, et qui m'y fait reprendre un peu d'intérêt: c'est la première épreuve d'un livre nouveau.
Margueritte allant voir, ces jours-ci, un ami de son père, au Sénat, a été mis en rapport avec Anatole France, qui lui a dit: «Oui, oui, c'est entendu, Flaubert est parfait, et je n'ai pas manqué de le proclamer… Mais au fond, sachez-le bien, il lui a manqué de faire des articles sur commande… Ça lui aurait donné une souplesse qui lui manque.»
Et peut-être le critique du Temps a-t-il raison.
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Mercredi 12 janvier.—Duval, ce voleur faisant du vol, une opinion politique, ce voleur plaidant carrément devant un tribunal, que le vol est une restitution légitime du superflu de ceux qui ont trop, au profit de ceux qui n'ont pas assez, et soutenu par un public d'amis et de disciples, qui, à un moment donné, a manqué culbuter le tribunal. Ce n'est au fond que l'exagération des doctrines politiques de ceux qui nous gouvernent.
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Mardi 18 janvier.—Ce matin, Bourde du Temps, vient causer avec moi, pour faire un article sur ma pièce future de GERMINIE LACERTEUX, sur sa construction par tableaux shakespeariens, sur mes idées relatives à l'acte,—l'acte qui claquemure, pour moi, le théâtre dans les vieilles formes, et l'empêche de se rapprocher du livre.
Ce soir, au dîner de quinzaine, Spuller, de retour d'Amérique, parle des écoles mixtes, et dit que dans les basses classes, ce mélange est bon, qu'il corrige la sauvagerie des petits garçons, et que les petites filles se développant plus vite, ça apporte chez les masculins une émulation profitable. Mais rien n'est plus mauvais pour les moeurs. Les petites filles pervertissent les petits garçons, les portent à l'onanisme, qu'ils pratiquent devenus plus grands, et beaucoup se trouvent impuissants à l'époque de leur mariage.
Berthelot, notre ministre de l'Instruction publique d'hier, en train de causer de la nouvelle poudre ne produisant pas de fumée, et qui laisse maintenant ignorer l'endroit d'où l'on reçoit en campagne un coup de canon… devient soudain sérieux et abandonne les effets de la nouvelle poudre, sur ce que Spuller lui jette, d'un bout de la table à l'autre, qu'il n'en a plus que pour une quinzaine: l'extrême gauche, regardant comme une nécessité de renverser le ministère.
—Oui, fait Berthelot, après une minute de rêverie: une nécessité physiologique, la haine des hommes.
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Mercredi 19 janvier.—Avoir en portefeuille la PATRIE EN DANGER, cette pièce, la première pièce vraiment documentée historiquement sur la Révolution, cette pièce dont le premier acte est une mise en scène si révélatrice du dix-huitième siècle, cette pièce dont le cinquième acte, par le tragique de la vie des prisons d'alors, est plus dramatique que les tableaux les plus dramatiques de Shakespeare,—et l'avoir en portefeuille cette pièce, au su de tous les directeurs, en quête d'une pièce pour l'anniversaire de 1789, sans qu'aucun songe à vous la demander, c'est vraiment pas de chance!
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Dimanche 23 janvier.—Daudet, à propos de FRANCILLON, racontait ceci: À dix-neuf ans, la première pièce qu'il faisait, et qui avait pour titre: L'OISEAU BLEU, il la présentait à l'Odéon. C'était dans un paysage idéal du Midi, un déjeuner, le lendemain d'un mariage, entre la femme, le mari, et un ami. Et il arrivait, un moment, où les deux hommes parlaient de leurs anciennes amours. L'ami s'en allait, et dans le tête-à-tête, recommençant entre les deux époux, la femme disait à son mari: «Et moi aussi, j'ai aimé!…» et elle lui contait un passé coupable de femme.
Le curieux, c'est que La Rounat, en lui refusant la pièce, lui disait: «Ça, c'est une pièce à faire par Dumas fils.» Et Dumas l'a faite, cette pièce, une trentaine d'années après.
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Lundi 24 janvier.—Aujourd'hui, à la répétition de NUMA ROUMESTAN, j'étais frappé d'une chose, c'est que la pensée de la plupart des acteurs et des actrices n'a pas l'air de cohabiter avec la pièce qu'ils jouent, et qu'ils travaillent absolument comme des employés de ministère à leur bureau; rien de plus,—et que sortis du théâtre, dont ils se sauvent, ainsi que des écoliers d'une classe, ils déposent en passant leurs rôles, et la mémoire de leurs rôles chez le concierge. Est-ce que ç'a été toujours comme ça?
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Samedi 29 janvier.—Généralement en littérature, je fais des fours, mais même, quand j'ai des succès, mes succès me nuisent. C'est ainsi qu'à propos de l'édition illustrée de la FEMME AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE, qui a été épuisée deux ou trois jours, avant le Jour de l'an, Hébert, le principal commis de Didot, me dit: «Savez-vous que votre grand succès a nui à la vente de nos autres volumes d'étrennes?»
Et il ne fait pas l'illustration de la MAISON D'UN ARTISTE, qui le tentait, et il ne retire pas même: LA FEMME, dont des exemplaires lui sont demandés, tous les jours.
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Dimanche 30 janvier.—Zola était en train de parler aujourd'hui de la puissance du Figaro, avec une espèce de respect religieux, quand quelqu'un jette dans son amplification: «Vous savez, Scholl dit ne craindre au monde, que la Justice et le Figaro!»
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Mardi 1er février.—Au dîner de Brébant de ce soir, commentaires autour de l'article du Post, sur le général Boulanger, qui est cause de la baisse de la Bourse…
On dit que Courcel a quitté l'ambassade de Berlin, parce que sa position n'était plus tenable, que le roi Guillaume et Bismarck, qui avaient continué, après la guerre de 1870, à regarder la France, toute vaincue qu'elle était, comme une grande puissance, la tiennent maintenant en parfait dédain, depuis cette succession de ministères sans autorité. Freycinet lui-même avoue que les ministres étrangers lui disent: «Oui, très bien, parfaitement, nous serions tout prêts à prendre des engagements avec vous, mais qui nous assure que vous y serez demain?»
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Mercredi 2 février.—Visite de Maupassant, qui me décide à reprendre ma démission de membre de la société du monument de Flaubert, par veulerie, par lâcheté de ma personne, et l'ennui d'occuper le public de cette affaire. C'est raide tout de même, le fait de cet article qu'il a appuyé, «sans, me dit-il, l'avoir lu»!
Au fond on n'a pas assez remarqué, qu'avant l'impressionnisme, la peinture du dix-huitième siècle a été une réaction contre le bitume, réaction amenée par les milieux clairs, dans lesquels vivait cette société.
Geffroy m'amène Raffaëlli, qui a demandé à voir mes dessins, et l'on cause critique d'art, quand soudain Raffaëlli s'écrie: «Par exemple, en fait de jugement d'une peinture, ce que vous avez dit à Geffroy à propos de mon exposition de la rue de Sèze, de l'année dernière, ça m'a renversé, bouleversé, fait croire que vous étiez un vrai voyant en tableaux.» Voici l'histoire: L'année dernière à un dîner chez les Daudet, qui fut un peu une chamaillade avec Zola, depuis le commencement jusqu'à la fin, la bataille avait commencé à propos d'une discussion sur Raffaëlli, que je louais, et j'ajoutais devant Geffroy qui se trouvait là: «Il y a chez Raffaëlli, dans ces dernières années, une blondeur, un attendrissement tout particulier, il a dû se passer quelque chose dans sa vie. Geffroy rapportait quelques jours après ma phrase à Raffaëlli, qui les bras cassés, lui disait: «C'est bien extraordinaire… c'est bien extraordinaire!» Et il lui racontait un brisement de sa vie.
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Dimanche 6 février.—Daudet frappé de la dureté, du coupant, que Mounet apportait au rôle de Roumestan, et ne trouvant chez lui rien du mutable et de l'ondoyant, que Montaigne attribue à l'homme du Midi, et ne rencontrant quoi que ce soit de l'homme sensuel, flou, attendrissable, qu'il a montré dans son héros, copié, des pieds à la cervelle, sur le catholique du Midi, lors des dernières répétitions, jeta soudain à son acteur: «Mounet, est-ce que vous êtes calviniste?» Ce qui est et ce qui fait qu'il n'est pas l'homme du rôle, ce compatriote de Guizot!
Mais, il n'y a qu'un très délicat observateur, capable de faire une pareille devinaille.
Rosny me parlant de son livre sur les socialistes, à moitié composé, me disait que chez ces hommes, l'amour ne joue pas de rôle, et que rien, pour ainsi dire, ne les prend et les passionne, que la bataille des paroles et l'escrime des arguments.
Daudet m'emmène chez lui, pour assister à la répétition de PIERROT ASSASSIN DE SA FEMME, joué par l'auteur, par Paul Margueritte. Vraiment curieuse, la mobilité du masque de l'acteur, et la succession des figures d'expression douloureuses, qu'il fait passer sur sa pétrissable chair, et les admirables et pantelants dessins qu'il donne d'une bouche terrorisée.
Et sur cette pierrotade macabre, le jeune musicien Vidal, a fait une musiquette tout à fait appropriée au nervosisme de la chose.
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Vendredi 11 février.—On faisait la remarque, ces jours-ci, que les femmes complètement antireligieuses placent leur besoin de croire—et un besoin de croire qui ne souffre pas la contradiction—sur de l'autre surnaturel, comme les tables tournantes, les médiums, etc.
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Dimanche 13 février.—Dîner chez les Charpentier. Macé, l'ancien chef du service de sûreté, au regard à la fois fuyard et interrogateur sous ses lunettes. Un amusant causeur sur les voleurs, sur les voleurs de la société, dont il dit qu'il y en a tant dans les rues de Paris, qu'il habite la campagne, pour ne pas les y rencontrer.
Et il parle des gens de finance, à éclipse dans les prisons, nous en citant un, sans le nommer, qu'il faisait mettre à Mazas, et qu'il retrouvait, quelque temps après, à un dîner du ministère, à la droite du ministre, et de là lui envoyant un petit signe bienveillant de protection; nous citant un autre, qui, dans ses passages à travers deux ou trois prisons, avait fait décorer de décorations étrangères, tous les directeurs et gros employés.
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Lundi 14 février.—Aujourd'hui, répétition de NUMA ROUMESTAN, répétition qui ne laisse pas un moment douter d'un grand succès.
Et nous voilà, avec Daudet, dans la loge de Sisos essayant ses robes, en compagnie de Doucet, ce couturier, délicat et intelligent collectionneur; dans la loge de Cerny, dévêtant son svelte, et fantaisiste costume de petit mitron; dans la loge de Mounet, tapissée de lambeaux d'affiches en pourriture, avec un étal sur une planche de pots pour le maquillage de l'artiste, semblable à l'appareillage de couleurs d'un peintre à la colle. Nous voilà nous promenant à travers la cuisine intime de la représentation, assistant à la suppression d'une tirade, au raccourcissement d'une jupe, à la fabrication de glaces, si joliment imitées avec de la ouate mi-partie blanche, mi-partie rose.
Enfin la répétition finit dans les bravos, et nous allons boire un verre de malaga chez Foyot, où nous trouvons Porel dînant avec le régisseur du théâtre, Porel brisé de fatigue, et qui répète, en s'étirant les bras et les jambes: «Ah! que j'ai donc mal aux nerfs!»
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Mardi 15 février.—La vie chez moi est ensommeillée toute la journée, avec une vague et émoussée perception de ce qui se passe autour de moi, et cela dure jusqu'au soir, où se fait de sept heures à minuit, un éveil de mon esprit et de mes yeux.
Dîner chez Daudet, et départ avec le ménage pour la première de NUMA ROUMESTAN. «J'emporte, dit Daudet, en train de farfouiller dans ses poches de droite et de gauche, j'emporte de très forts cigares et de la morphine… Si je souffre trop… Léon me fera une piqûre… Oui je resterai, toute la soirée, dans le cabinet de Porel, où il y aura de la bière, et je ferai ma salle pour demain.»
En voiture, comme Daudet me dit qu'il a fait mettre à Mounet un col droit, qui lui enlève son aspect de commis voyageur de la répétition, je ne puis m'empêcher de lui dire, que je m'étonne du manque absolu d'observation de ces gens, qui en ont autant besoin que nous, et que je ne peux comprendre, comment un acteur, appelé à jouer Numa Roumestan, n'a pas eu l'idée d'assister à une ou deux séances de la Chambre, ou du moins d'aller flâner à la porte, et de regarder un peu l'humanité représentative.
Au premier acte, tout le rôle de Mme Portal ne porte pas, et je sens le trac de Mme Daudet, qui est devant moi, dans le travail nerveux de son dos. Mais le public est empoigné au second acte, et le succès va grandissant, et tourne au triomphe à la fin de la pièce.
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Mercredi 16 février.—Je trouve la princesse, qui est un peu souffrante, exaspérée contre Taine, à propos de son article sur Napoléon Ier, qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes. Elle s'indigne de l'accusation portée par l'écrivain, contre Mme Laetitia, d'avoir été une femme malpropre, et s'écrie: «Eh bien je ferai cela… j'ai une visite à rendre à Mme Taine… je lui mettrai ma carte avec P. P. C.… oui, ce sera prendre à jamais congé de lui.»
Ah! le théâtre! Je croyais à un incontesté succès de NUMA ROUMESTAN, et voici qu'en dépit des applaudissements d'hier, de la critique élogieuse de ce matin, Ganderax qui, certes, n'est pas hostile à Daudet, me fait part de l'attitude un peu réservée de la salle, des causeries des corridors, du mauvais effet produit par le jeu dramatique de Mounet, et estime que le succès se bornera à une trentaine de représentations. Et toute la soirée chez Y…, chez X… et les autres, ce sont des paroles réfrigérantes: «Mounet est exécrable, Sisos manque de puissance, la petite Cerny est tout artificielle.» Puis, c'est la pièce, qui toute charmante, toute spirituelle qu'elle a été trouvée par le public, est critiquée avec une sévérité taquine et singulièrement malveillante.
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Lundi 21 février.—Une de mes amies occupe dans ce moment une ouvrière, qui est une voleuse de morphine. Un curieux type de morphinomane. Elle entre chez un pharmacien, et s'écrie, avec la tête d'expression de la Douleur, dessinée par Lebrun: «Ah! Monsieur, que je souffre donc… faites moi la charité d'une piqûre de morphine!»
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Dimanche 27 février.—Aujourd'hui, au Grenier, on parlait, du beau port de corps, du style des égoutiers, des vidangeurs, et en général de tous les gens qui portent de grandes et de lourdes bottes: le soulèvement des grandes bottes, amenant un noble soulèvement des épaules dans la poitrine rejetée en arrière. Et Raffaëlli de dire, «que jamais un mouvement n'est isolé, et qu'en peinture il cherche à indiquer le milieu, l'enchaînement central d'un mouvement…
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Mardi 1er mars.—Sur le proverbe «menteur comme un dentiste» prononcé par quelqu'un du dîner, le chirurgien Lannelongue dit: «Savez-vous l'origine de ce proverbe, eh bien, la voici: Deux hommes se battent dans la rue. L'un coupe le nez à l'autre avec ses dents. L'amputé ramasse son nez dans le ruisseau, et a l'idée de monter chez un médecin-dentiste demeurant en face, nommé Carnajou, qui lui recoud à tout hasard, le nez avec du fil. Le nez reprend. Le dentiste répand la nouvelle, et l'on ajoute si peu de croyance à ses paroles, qu'on crée pour lui le proverbe en question. Et Carnajou passe si bien pour un menteur, qu'un vrai chirurgien qui fait quelque temps après des réapplications de chair, n'ose pas les ébruiter.»
«Il arrive même que Després, un interne de Dupuytren, recolle un morceau de doigt à un individu, qui revient lui montrer son doigt, au bout de huit jours, et que Dupuytren, à qui on montre ce morceau recollé, l'arrache en disant: «Ça ne tient pas, ça!»
C'était la doctrine du moment. Ce n'est qu'en 1838, que le recollement de la rhinoplastie fut hautement affirmé.
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Dimanche 6 mars.—Rosny parle du curieux pesage qui se fait du calorique, produit dans une cervelle, par l'effort d'un travail, et cite ce fait curieux d'un savant italien, qui se croyait aussi fort en grec qu'en latin, et auquel on a appris, qu'il possédait beaucoup mieux la langue latine, en opposant le poids du calorique qu'avait développé chez lui une traduction grecque, au poids du calorique développé chez le même par une traduction latine.
Pendant le débat des ces questions scientifiques dans le Grenier, Bonnetain et un ami d'Hermant, l'auteur du CAVALIER MISEREY, rédigent dans mon cabinet un procès-verbal, à l'effet de mettre fin aux duels du jeune romancier avec les officiers du régiment, où il a servi.
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Jeudi 10 mars.—Les quelques femmes, que j'ai hautement aimées, aimées avec un peu de ma cervelle mêlée à mon coeur, je ne les ai pas eues—et cependant j'ai la croyance que, si j'avais voulu absolument les avoir, elles auraient été à moi. Mais je me suis complu dans ce sentiment, au charme indescriptible, d'une femme honnête menée au bord de la faute, et qu'on y laisse vivre avec la tentation et la peur de cette faute.
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Samedi 12 mars.—Le pourboire, cette générosité essentiellement française, prouve l'humanité d'une nation. Elle veut, la France, qu'à la rémunération tarifée du travail ou du service, il s'ajoute pour le mercenaire, un peu de joie, un peu de bon temps, un peu d'ivresse.
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Dimanche 13 mars.—Rosny nous apprend cette chose amusante: c'est que les collectivistes répudient le vol, le repoussent comme une manifestation bourgeoise du sentiment de la propriété. Au fond le vol produit une propriété personnelle qui est contraire à la doctrine.
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Jeudi 17 mars.—Mme Commanville vient me lire la préface définitive, que sur mon conseil, elle a écrite, pour mettre en tête de la CORRESPONDANCE DE FLAUBERT. Elle me paraît curieuse, intéressante, cette petite biographie, par les dessous intimes qu'elle seule pouvait apporter sur la vie de l'homme qui l'a élevée.
Drumont, à dîner, nous apprend qu'il fait des conférences anti-sémitiques, place Maubert et ailleurs. Ce sont des ecclésiastiques qui l'ont déterminé à parler en public, en lui disant que le don de la langue lui viendrait avec le Saint-Esprit, et il constate que ce don qu'il croyait ne pas avoir, il le possède, et qu'il harangue avec une facilité qui l'étonne.
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Samedi 19 mars.—Voilà Séverine et les autres, prenant comme cri de guerre de la révolution future: À la Banque de France! à la Banque de France! ma phrase de Denoisel, dans RENÉE MAUPERIN, et qu'a citée Guesde, lors de la représentation de la pièce, tirée du roman.
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Mardi 22 mars.—Dîner chez Zola, nous racontant, que pendant un entr'acte de la lecture de RENÉE, hier, Deslandes collé à un carreau, et regardant tomber la neige, s'est retourné pour lui dire: «La neige, c'est le linceul des théâtres!»
Mise en lumière par Daudet et par moi, du livre de Rosny: LE BILATÉRAL, au milieu d'une ardente et sympathique discussion. De très hautes et de très rares qualités. Une profonde observation de l'humanité-peuple. C'est un constructeur d'individus, un metteur en scène des foules, des multitudes: tout cela avec un peu de confusion, un peu de brouillard à travers les pages du bouquin; mais ça ne fait rien, le BILATÉRAL est un maître livre.
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Jeudi 24 mars.—Daudet parlait, ce soir, d'un garçon de la littérature auquel il a fait quelquefois la charité, et dont la spécialité était de fabriquer des mots d'enfants, des mots de bébé, et qui lui disait: «J'ai fait aujourd'hui un bébé de trois francs!»
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Samedi 26 mars.—Dans les silences d'une grande dame de ma connaissance, silences un peu méprisants, je perçois souvent l'étonnement, qu'elle éprouve des basses relations qu'en général, nous avons, les uns et les autres, de la littérature. Elle ne comprend pas, que c'est une carrière de faire des femmes à peu près distinguées, et que les gens qui travaillent, et qui ne sont pas mariés, ne trouvent pas le temps de se procurer cet à peu près.
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Dimanche 27 mars.—C'est extraordinaire, qu'en dépit de ma vie de renfermement, de ma renommée de piochage, enfin de la publication de quarante volumes, le de qui est en tête de mon nom, et peut-être une certaine distinction de mon être, continuent à me faire prendre par mes confrères, qui ne me connaissent pas, et qui travaillent cent fois moins que moi,—continuent à me faire prendre pour un amateur.
À propos de mon JOURNAL, quelques-uns s'étonnent que cette oeuvre ait pu sortir d'un homme, considéré comme un simple gentleman. Et pourquoi, aux yeux de certaines gens, Edmond de Goncourt, est un gentleman, un amateur, un aristocrate qui fait joujou avec la littérature, et pourquoi Guy de Maupassant, lui, est-il un véritable homme de lettres? Pourquoi, je voudrais bien le savoir?
Comme je reprochais à Rosny l'alchimie de ses ciels, lui disant que l'effet produit par un ciel sur un humain, est une impression vague, diffuse, poétiquement immatérielle, si l'on peut dire, et ne pouvant être traduite qu'avec des vocables, sans détermination, bien arrêtée, bien précise, et qu'avec ses qualifications rigoureuses, ses mots techniques, ses épithètes minéralogiques, il solidifiait, matérialisait ses ciels, les dépoétisait de leur poésie éthérée… Rosny m'a répondu, avec l'assurance vaticinatrice d'un prophète, que dans cinquante ans, il n'y aurait plus d'humanités latines, et que toute l'éducation serait scientifique, et que la langue descriptive qu'il employait, serait la langue en usage.
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Lundi 28 mars.—Un portrait de femme. En robe de chambre de soie claire, et molle, et bouffante, et garnie de haut en bas de gros noeuds floches, elle est paresseusement enfoncée dans un profond fauteuil, avec la mobilité fiévreuse de ses deux yeux de velours noir, avec la coquetterie des poses maladives, et ayant sur ses genoux une caniche noire, aux pattes montrant la ténuité d'une petite serre d'oiseau.
Et le décor est charmant autour de la femme. Sur un panneau, en face d'elle, se trouve un splendide Nattier, qui représente une grande dame de la Régence, en son volant costume de naïade, s'enlevant au-dessus d'une forêt de roseaux, et sur le milieu de la cheminée, contre le marbre de laquelle la maîtresse de maison appuie parfois son front, se contourne une élégante statuette en marbre blanc, au faire de Coysevox.
La causerie est une causerie esthétique sur l'amour, et elle dit qu'après la possession, il est bien rare, que les deux amants s'aiment d'un amour égal, et que cette inégalité dans le sentiment de l'un et de l'autre, fait des attelages boiteux, et qui ne marchent pas en mesure. Un moment même, elle célèbre le bonheur d'être seule dans la vie, et sur ce que je lui fais remarquer que c'est bien vide une maison, un grand appartement pour un être seul, elle m'interrompt, et s'écrie, que, lorsque dans cette maison, dans ce grand appartement, il y a deux êtres, comme elle en connaît, qui ne s'emboîtent pas, c'est encore plus triste.
Et lâchant sa dissertation sur l'amour, elle revient à ses caniches, à l'histoire de leurs moeurs, parlant d'un prédécesseur de la caniche ayant l'horreur des bains, et qui lorsqu'on lui en préparait un, simulait le plus admirable rhume de cerveau qui se puisse imaginer.
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Jeudi 31 mars.—Mme Daudet rentre de la séance de l'Académie intéressée, amusée, égayée. Elle dit que c'est presque une réunion de famille, que les cinq cents personnes, qu'on rencontre partout à Paris, se donnent rendez-vous là, et qu'entre ce monde, il s'établit des courants curieux sur les choses qui se disent, sur les jugements qui se produisent.
On lui demande ce que faisait Coppée, pendant le discours de Leconte de Lisle, elle répond qu'il regardait la coupole. Et regarder la coupole, semble un moment devoir devenir l'expression, pour peindre l'abstraction d'un académicien, d'une séance de l'Académie, la dissimulation de ses impressions, de ses sensations, quand un antipathique parle.
Et Mme Daudet revient élogieusement sur le compte de Leconte de Lisle… Quant à Daudet, après s'être agité, sans rien dire, il s'écrie qu'il trouve tout à fait extraordinaire ces chinoiseries, et que si, par hasard, il s'y trouvait, il serait pris de l'envie de siffler, voire même, au milieu d'applaudissements d'idiotes comme Mme X… et Mme Z…, de commettre une inconvenance encore plus grande, et de se faire mettre à la porte, en disant bien haut à tout ce monde: «Eh bien oui, c'est moi!»
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Samedi 2 avril.—Comme article critique de mon JOURNAL, je donne cet extrait du Français. Ces articles se perdent, s'oublient, et lorsque quelqu'un les cite de mémoire, on ne veut pas y croire. Il est bon qu'il reste quelque chose de leur texte authentique, pour donner plus tard à juger l'intelligence du parti conservateur et catholique—du journalisme de notre bord, à mon frère et à moi:
«Un chef-d'oeuvre d'infatuation en ce genre, c'est le JOURNAL DES GONCOURT. Un premier volume a paru, il n'a pas moins de quatre cents pages, et sera suivi de huit cents autres. Impossible d'y trouver un chapitre intéressant, une ligne qui nous apprenne quoi que ce soit…
… «Voulez-vous devenir auteur?… Voulez-vous voir, dans quelques années, votre nom sur une couverture beurre frais, avec l'indication du tirage? Commencez dès aujourd'hui, et mettez-vous hardiment à votre journal: «27 mars.—Déjeuner ce matin à huit heures. Parcouru les journaux… pluie, soleil, giboulées… dîner chez X… nous étions douze à table, les six messieurs avaient la barbe en pointe, les six dames avaient les cheveux roux.»
«Intitulez: «Journal de ma vie» ou «Documents sur Paris» ou comme vous voudrez. Ajoutez l'indication troisième mille». Et je vous garantis une vente de quarante exemplaires[1].»
[Note 1: Certes le tirage pour moi, n'est pas une marque de la valeur d'un volume, toutefois le livre, que le critique du Français estimait devoir se vendre à quarante exemplaires, est à son vrai huitième mille.]
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Dimanche 3 avril.—Pour les objets que j'ai possédés, je ne veux pas, après moi, de l'enterrement dans un musée, dans cet endroit où passent des gens ennuyés de regarder ce qu'ils ont sous les yeux, je veux que chacun de mes objets, apporte à un acquéreur, à un être bien personnel, la petite joie que j'ai eue, en l'achetant.
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Mercredi 6 avril.—Ce soir, en prenant un coupé à Passy, pour aller dîner chez la princesse, je rencontre le jeune Montesquiou Fezensac, dans la correction d'une de ses toilettes suprêmement chic, et tenant à la main une sorte de paroissien. Il me tend le petit livre très bien relié, et me dit: «Regardez quel est mon bréviaire… et certes je ne croyais pas vous rencontrer!»
Le petit livre est une MADAME GERVAISAIS de la petite édition Charpentier: un léger dédommagement de tous les échecs de ces temps.
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Dimanche de Pâques, 10 avril.—Au fond c'est dur de n'avoir pas une oreille, un coeur de femme intelligente, pour y déposer ses souffrances d'orgueil et de vanité littéraire…
… Tout manque, tout casse, tout croule. Ç'a été un peu comme ça, tout le long de ma carrière littéraire, mais dans ce moment-ci vraiment la malechance a pris des proportions grandioses, une intensité suicidante.
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Mercredi 13 avril.—On causait ce soir, rue de Berri, du parler spécial aux gens des clubs: parler ayant quelque chose du parler de l'acteur en scène; parler, que M. de la Girennerie, je crois, inspectant l'École de Saumur, trouva dans la bouche de tous les jeunes gens, et dont il tâcha de leur faire sentir le ridicule et le mauvais genre.
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Jeudi 14 avril.—Chez Noël où je déjeune, j'ai à côté de moi deux enfants, au type juif, presque des bébés, qui causent avec leur précepteur, tout le temps du déjeuner, de l'état comparatif de la dette française avec la dette allemande.
Porel qui a dîné, ce soir, chez Daudet, me prend dans un coin, et me sollicite de faire le scénario de GERMINIE LACERTEUX, mais ce n'est plus le directeur révolutionnaire de l'automne dernier, voulant utiliser pour GERMINIE, la rapide machination anglaise, en faire une pièce de huit ou dix tableaux, sans entractes, coupée seulement au milieu par une demi-heure de repos, ainsi que dans les concerts ou dans les représentations du Cirque.
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Dimanche 17 avril.—Aujourd'hui je ne sais pourquoi, je suis hanté par le souvenir de ma nourrice, cette Lorraine aux cheveux et aux sourcils noirs, chez laquelle il y avait bien certainement du sang espagnol, et qui m'adorait avec une sorte de frénésie. Je la vois, le jour d'un grand dîner à Breuvannes, et où je venais de manger sur l'abricotier de la cour, le seul abricot mûr, et que mon père se faisait une fête d'offrir au dessert, je la vois soutenir, avec une belle impudence, que c'était elle qui l'avait mangé, et recevoir les quelques coups de cravache, que mon père lançait sur moi, ne la croyant pas, la chère femme!
Je la vois encore quelques heures avant sa mort, à l'hospice Dubois, sachant qu'elle allait mourir, et préoccupée seulement de l'idée, que la visite que ma mère lui faisait, allait la faire dîner une demi-heure plus tard. La mort la plus simplement détachée de la vie que j'aie vue, oui, une en allée de l'existence, comme s'il s'agissait d'un déménagement.
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Dimanche 24 avril.—Un ciel, à la fois tout noir et tout constellé d'étoiles, un ciel, semblable à la gaze noire piquée de paillons d'or, habillant les danseuses de l'Inde. Sur ce ciel, les grands arbres noirs, non feuillés encore, mais à la ramure infinie en éventail, et pareils à ces fougères gigantesques du monde antédiluvien, qu'on découvre calcinées au fond des mines; et sous cette obscurité toute cloutée de feu, des souffles énormes balançant, et faisant gémir ces arbres couleur de charbon, comme les arbres d'une planète autre que la terre, d'une planète en deuil.
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Dimanche 1er mai.—Mes rêves sont maintenant toujours des cauchemars, et ces cauchemars se réduisent à un cauchemar unique. C'est dans un voyage en un pays vague, l'oubli de l'hôtel où je suis descendu, l'oubli et la non-retrouvaille de la chambre qu'on m'a donnée, avec la perte de tous mes effets; un cauchemar produisant les troubles et les anxiétés les plus terribles, dans mon pauvre sommeil d'être frileux.
Je me demande, si la persistance de ce rêve, n'est pas un symptôme, une indication dissimulée d'une mémoire qui se perd.
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Mercredi 4 mai.—Bertrand, ce soir, racontait une anecdote assez drôle sur Meilhac.
Meilhac se présentant à l'École polytechnique, était venu le trouver, lui demandant de convenir d'une question sur laquelle il l'interrogerait, lui déclarant que s'il se présentait, c'était uniquement pour la satisfaction de son père.
Sur l'objection, que lui faisait Bertrand qu'il serait peut-être reçu. «Oh! il n'y a pas de danger!» s'écriait, avec une telle conviction, le futur auteur dramatique, que Bertrand faiblissait, lui accordait sa demande. Mais le jour de l'examen, au moment où Bertrand lui adressait la question convenue, Meilhac, regardant dans la salle, disait tout haut: «Papa n'est pas là,» et ne répondant pas même à la question, s'en allait.
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Samedi 7 mai.—Me voici au bout de mon existence intellectuelle. Encore la compréhension et même l'imagination de la construction, mais plus la force de l'exécution.
Avec cela une détente de l'activité, une paresse du corps à bouger de chez moi, quand il n'y a pas là, où je dois aller, l'attrait de retrouver des personnes tout à fait aimées. C'est ainsi que ce soir, au lieu d'être à la première de la reprise de CLAUDIE, dans la loge de Porel, prévenu que les Daudet n'y sont pas, je reste chez moi à rêvasser et à me réjouir, les yeux, sous la lumière de la pleine lune, de la légèreté de la grille de fer qu'on vient de poser au fond de mon jardin… Et regardant cela, je pensais avec tristesse au bourgeois imbécile, ou à la cocotte infecte, qui aura bientôt cette petite demeure de poète et d'artiste.
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Dimanche 8 mai.—Curieux, ce Rosny, avec son profil de Persan et sa maladie de la contradiction. Et ça le prend comme une crise physique, la contradiction! On le voit tout à coup abaisser la tête, regarder le plancher, tenir ses bras étendus entre ses cuisses ouvertes, et lâcher, lâcher de la parole, mêlée à des choses agressives. Puis l'expectoration faite, se lever et se tenir debout, en quelque coin, en quelque angle de meuble, et y demeurer tout gêné, et comme peiné de ce qu'il a fait.
Daudet m'arrache de chez moi et m'emmène dîner chez lui.
Sur un emportement du petit Zézé, il me parle des colères des Daudet, légendaires dans le pays: des colères de son père à propos de rien, et qui, un jour que son frère avait demandé du vinaigre, lui faisait remplir son assiette, et le forçait à l'avaler. Il citait un autre Daudet, dont le dîner était en retard, et qui va faire des reproches à sa cuisinière. Entre un poulet effaré qui jette des pipi plaintifs, à travers ses reproches. Agacé, il lui flanque un coup de pied, qui le jette à demi mort au milieu de la cuisine. Le chat saute sur le poulet; ce que voyant ledit Daudet, il décroche furieux le fusil du portemanteau de la cheminée, et tue le chat sur le seuil de la porte.
Et faisant un retour sur lui-même, sur la peine qu'il a eue à dompter ses colères, il dit qu'il y a bien certainement en lui, le restant d'une race sarrasine.
Là-dessus, je ne sais comment la conversation saute aux infirmes, et il soutient qu'il y aurait un beau livre à faire avec l'infirme, qui est presque toujours un vicieux, un chauffe-la-couche. Ceci amène des noms, et des anecdotes sur ces noms.
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Mardi 10 mai.—Je ne sais qui racontait, au dîner de ce soir, que dernièrement se présentait au conseil de révision, un jeune homme réunissant les deux sexes, et disant que toute sa famille était ainsi, et qu'il avait une soeur, qui se mettait quinze jours avec un homme, quinze jours avec une femme. Déclaration qui amenait de la part du médecin, homme très froid et très correct en paroles, cette question: «Monsieur, pourriez-vous me dire, quelle est la longueur de la verge de Mademoiselle, votre soeur?»
Une définition supercotentieuse de Gounod: il appelle la cathédrale de
Milan, une cathédrale en fa majeur.
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Samedi 14 mai.—Tous ces jours-ci, possession absolue de ma personne par le jardin. Se tenir derrière un homme qui met de la terre de bruyère sous des arbustes verts, qui creuse des cuvettes monumentales à des rhododendrons,—être pris par ce travail bête,—et tout ce qui vous appelle d'intelligent dans votre cabinet de travail: lectures, notes, corrections d'épreuves, laisser tout cela.
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Vendredi 20 mai.—On sonne. Il est dix heures. Qui, ça peut-il être? C'est le Japonais Hayashi, de retour d'Amérique, et qui part demain pour le Japon, dont il reviendra, au mois de décembre. Il parle de trois mois de séjour au Japon, où il écrémera tous les marchands des petites villes de province, absolument comme nous parlons d'une partie de bibelotage à Versailles. En descendant l'escalier il me jette d'en bas: «Vous savez, c'est notre navire qui a coupé en deux, le… (je n'entends pas le nom). J'étais dans le moment sur le pont, et j'ai vu l'autre disparaître… C'était très curieux.»
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Mardi 24 mai.—Ce soir, au dîner de Brébant, Perrot de l'Instruction publique affirmait, que les jeunes gens qu'il voyait, ne lisaient plus les journaux, n'avaient plus d'opinion politique, tant ils étaient écoeurés par les blagues et le charlatanisme des hommes politiques du moment, et il signalait comme un danger, cette génération nouvelle complètement désintéressée de la politique.
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Jeudi 26 mai.—Tout se tient. C'est fini des belles grosses roses bourgeoises, bien portantes, à la façon de la Baronne Prévost. Aujourd'hui l'horticulture cherche la rose alanguie, aux feuilles floches et tombantes. Dans ce genre est exposée une merveille, la rose, appelée: Madame Cornelissen, une rose à l'enroulement lâche, au tuyautage desserré, au contournement mourant, une rose, où il y a dans le dessin comme l'évanouissement d'une syncope,—une rose névrosée, la rose décadente des vieux siècles.
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Vendredi 27 mai.—Cet incendie de l'Opéra-Comique a été vraiment une première à cadavres, où l'on a été pour avoir son nom imprimé dans les feuilles. Jamais ne s'est montré aussi bien, en un événement triste, l'affamement de publicité qu'a le Parisien du XIXe siècle.
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Samedi 28 mai.—Je me suis trouvé quelque part, où il y avait la duchesse de ***, la duchesse de ***, la princesse de ***. Saperlotte! je n'ai jamais rencontré réuni tant d'aristocratie dans un salon. Ces femmes, ou brunettes ou blondinettes, et généralement gentillettes, ont une distinction, mais pas une distinction de grande dame, une distinction bourgeoise de demoiselles de magasin, suprêmement chic. C'est mignon, c'est genreux, et ça papote dans les coins, en grignotant des petits fours, avec d'élégants froufrous, et un caquetage d'oiseau.
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Lundi 30 mai.—Je demandais hier à Rosny, pourquoi il avait quitté la France, et était allé habiter l'Angleterre, il me répondait que, vers ses dix-huit ou vingt ans, il avait été tout à fait pris par les romans de Gabriel Ferry, et qu'il avait voulu se faire coureur de bois en Amérique. Puis quand il avait été en Angleterre, dit-il en souriant, l'Amérique lui avait paru beaucoup plus loin que la France.
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Jeudi 2 juin.—Lu dans le Figaro, un extrait des CHOSES VUES de Hugo, extrait dans lequel, il me semble, avec une certaine fierté, reconnaître une très grande parenté, dans la vision des choses, avec celle de mon JOURNAL.
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Mardi 7 juin.—Ce soir, au dîner de Brébant, Spuller, le nouveau ministre de l'Instruction publique, dîne en face de Berthelot, l'ex-ministre, dont l'ironie aujourd'hui me semble un peu plus acide que les autres jours. Spuller, je dois le dire, a une très bonne et très simple tenue. Il affirme n'avoir voulu être ministre que pour renverser Boulanger. Il ne se fait du reste aucune illusion sur la solidité du ministère, disant que pas plus tard que mardi prochain, il se pourrait que le ministère eût les quatre fers en l'air.
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Samedi 11 juin.—Déjeuner chez Burty. Déjeuner servi par une bonne, qui n'a pas l'air timide, fichtre! Quant au maître de la maison, au milieu de ses bibelots, largement nourri et abreuvé de tout ce qu'il y a de mieux, gavé jusqu'au goulot de toutes les jouissances de la gueule, il est heureux comme un coq en pâte japonais.
Grelet, qui déjeunait avec nous, a parlé du corps des femmes japonaises, de l'exquise délicatesse de leur buste et de leur gorge, mais signalait chez toutes l'absence des hanches et du reste, et l'inclinaison en dedans de leurs jambes et de leurs pieds, par l'habitude qu'elles ont de se traîner à terre.
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Mercredi 15 juin.—La popularité! Ah! le beau mépris que j'ai pour elle. Pense-t-on que si Boulanger arrive à jouer en France le Bonaparte, il le devra, en grande partie à la chanson de Paulus?
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Samedi 18 juin.—Mme Daudet me lit des fragments de son livre: MÈRES ET ENFANTS. C'est vraiment une grande artiste.
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Dimanche 19 juin.—J'avais rêvé pour la fin de ma vie, des dernières années, paresseuses, inoccupées, remplies par la lecture de voyages, et il n'y a guère eu, dans mon existence, d'années plus laborieuses, plus fatigantes, par la multiplicité de petits travaux, et qui me font soupirer après de l'inactivité de la cervelle et des jambes.
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Mardi 28 juin.—Plus de jouissance dans la vie, que la jouissance de voir mon nom imprimé: Est-ce assez bête… Mais, après tout, c'est la petite monnaie de la gloire!
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Jeudi 14 juillet.—«Ne mentez pas, dit aujourd'hui, avec une très grande justesse, Daudet au petit de Fleury, et faites d'après nature, absolument comme vous voyez, c'est seulement comme cela, que vous aurez quelque chose de personnel. Si vous mentez, vous vous rencontrerez avec quelqu'un.»
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Mardi 19 juillet.—Après la lecture, dans mon JOURNAL, de la peinture descriptive des femmes, se trouvant à une soirée de Morny, peinture qui a un grand succès près du mari et de la femme, je dis à Daudet: «Voulez-vous mon appréciation bien sincère sur cette page? Eh bien! je trouve que la littérature y tue la vie. Ce ne sont plus des femmes, ce sont des morceaux littéraires. Oui, c'est très bien ici, comme croquis de styliste, mais si j'avais à me servir de ces portraits pour un roman, j'y mettrais des phrases moins travaillées, plus bonnement nature.
Au fond, dans le roman, la grande difficulté pour les écrivains amoureux de leur art, c'est le dosage juste de la littérature et de la vie,—que la recherche excessive du style, il faut bien le reconnaître, fait moins vivante. Maintenant, pour mon compte, j'aimerai toujours mieux le roman trop écrit que celui qui ne l'est pas assez.»
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Mercredi 20 juillet.—De grandes causeries esthétiques, tous les matins, par les allées du parc. Le feuilletage hier d'un cours de littérature, où nous avons lu l'article Bossuet, nous amenait à confesser, qu'un cerveau bien équilibré, ayant très peu de lectures, et par là, gardé des infiltrations inconscientes et des embûches du plagiat, devait être bien plus facilement original que nos cerveaux, à l'heure présente, remplis de livres et de noir d'imprimés.
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Jeudi 21 juillet.—Ce soir, dix-sept personnes à dîner: Geffroy, Hervieu, Ajalbert, le ménage Gréville, Gille du Figaro.
Daudet raconte qu'à l'âge de douze ans, après une absence de chez lui—c'était, je crois, sa première frasque amoureuse—rentrant à la maison, la tête perdue, et s'attendant à une terrible raclée, la porte ouverte par sa mère, il lui venait soudainement l'inspiration de lui jeter: «Le pape est mort!» Et devant l'annonce d'un tel malheur pour cette famille catholique, son cas à lui, Daudet, était oublié. Le lendemain, il annonçait que le pape, qu'on avait cru mort, allait mieux, et grâce à cette mirobolante invention, il échappait à l'emportement et aux sévices du premier moment. C'est bien une imagination farce à la Daudet.
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Vendredi 22 juillet.—Un détail sur le goût littéraire de Gambetta. Dans les derniers temps de sa vie, un jour Daudet lui contait ceci: passant sur la place du Carrousel, par une de ces journées d'août, où cette place a la chaleur torride du désert, il voyait, derrière une voiture d'arrosage, un papillon traverser toute la place, dans la fraîcheur de l'eau tombant en pluie, et Daudet s'extasiait sur l'intelligence de l'insecte, et le joli de la chose.
À ce récit, et au plaisir littéraire que Daudet y mettait, Gambetta le contempla, un moment, avec un regard tout plein d'une immense commisération, et qui semblait lui dire, qu'il était condamné à rester toujours le Petit Chose.
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Mardi 26 juillet.—Le beau mot! Dans une bataille, sous Louis XV, le marquis de Saint-Pern, voyant son régiment ébranlé par une volée de boulets, dit, en fouillant tranquillement dans sa tabatière: «Eh bien quoi, mes enfants, c'est du canon, cela tue, et voilà tout!»
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Vendredi 29 juillet.—Promenade dans la forêt de Sénart.
Daudet me cause de la misère qu'il a faite avec Racinet, le dessinateur. Un temps de misère effroyable, pendant laquelle ils avaient, tous deux, la toquade d'aller coucher, l'été, dans les bois de Meudon, emportant un pain, un morceau de fromage, et la couverture du lit de leur hôtel. Il remémore les curieux spectacles de nature qu'ils ont vus, les duels de crapauds, les ruts des chevreuils, et tout le surnaturel, que la nuit met dans l'ombre des grands arbres. Il parle d'un rire ironique qui les a poursuivis, une partie d'une nuit, et qui, après lui avoir inspiré une grande terreur, l'a jeté dans une colère qui l'a fait se précipiter dans un fourré d'épines, sans pouvoir rien découvrir.
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Dimanche 31 juillet.—Le bleu céleste des yeux d'Edmée, ma filleule, et les gentils gestes de guignol, venant au bout de ses mignonnes mains, si joliment se contournant. Sur sa petite chaise, où elle est attachée, quand elle est à table entre nous, elle a des renversements, comme en face de visions au plafond de choses ou d'êtres invisibles, auxquels s'adressent ses petits bras tendus et son gazouillement aimant.
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Mercredi 3 août.—J'ai été si malade cette nuit, et me trouve si faible ce matin, que, craignant de n'avoir plus la force de m'en aller demain, je pars convoyé par Léon, comme médecin auxiliaire.
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Mercredi 10 août.—Paul Margueritte vient m'apporter la première partie de PAUL GEFOSSE, parue dans la Lecture. Il me parle de son incertitude dans la bonté de ses oeuvres, dans son succès, dans son avenir, comparant ce timide et malheureux état d'âme, à la pleine confiance de Rosny, ne doutant pas un seul moment, avec l'aide de quelques circonstances favorables, de sa pleine réussite future.
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Jeudi 18 août.—À mon grand étonnement, en ouvrant, ce matin, le Figaro, je trouve en tête une exécution littéraire de Zola, signée des cinq noms suivants: Paul Bonnetain, Rosny, Descaves, Margueritte, Guiches. Diable, sur les cinq, quatre font partie de mon grenier!
Léon Daudet vient me prendre pour me conduire chez Potain, auquel il a demandé un rendez-vous pour moi.
Longue attente, dans ce roulement de voitures du boulevard Saint-Germain, dans ce bruit et cette trépidation de la vie parisienne, pendant laquelle vous vous demandez, si bientôt quelques mots, quelques paroles de l'homme qui est derrière la porte, ne vont pas, tout à coup, éveiller chez vous l'idée du silence éternel.
Potain, une curieuse physionomie, avec l'humaine tristesse de sa figure, son crâne comme concassé, son oeil rond de gnome, sa réalité un peu fantastique. Il m'examine, m'ausculte longuement, au bout de quoi, en dépit de mes convictions intimes, et de tout ce que je peux lui dire de mes maux, il m'affirme qu'il n'y a ni néphrétisme, ni hépatisme chez moi, que je suis un rhumatisant, un rhumatisant ayant un rhumatisme sur l'estomac, et qu'il me faut les eaux de Plombières.
En sortant de chez Potain, nous prenons le train pour Champrosay, où je dîne. Daudet n'en savait pas plus que moi, du «Manifeste des Cinq» qui ont commis leur méfait dans le plus profond secret. Et le relisant tous deux, nous trouvons le manifeste mal fait, d'une écriture renfermant trop de termes scientifiques, et s'attaquant trop outrageusement à la personne physique de l'auteur.
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Dimanche 21 août.—Ce soir, à dix heures, au moment de me coucher, on m'annonce Geffroy, qui touché et peiné des éreintements de ma personne, à propos du «Manifeste des Cinq», me lit un article qu'il vient de faire, et qui nous dégage, moi et Daudet, de toute participation au Manifeste. Mais je lui demande de ne pas le faire paraître, lui disant que je ne veux pas répondre, que je trouve l'accusation au-dessous de moi, que j'ai ignoré absolument le manifeste, et que si je m'étais cru le besoin d'exprimer ma pensée sur la littérature de Zola, je l'aurais fait moi-même, avec ma signature en bas, et qu'il n'était pas dans ma nature de me cacher derrière les autres.
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Vendredi 2 septembre.—Saint-Gratien. Ce soir, le violoniste Sivori nous raconte sa vie de voyages, commencée à onze ans, et promenée continuement dans les cinq parties du monde. Et il nous conte, que tout jeunet, à l'isthme de Panama, naviguant sur la rivière, dans une étroite barque, et que le moindre mouvement pouvait faire chavirer, naviguant couché au fond de la barque, sa boîte à violon entre ses bras, soudain, en ce grand paysage, il lui avait pris une idée de préluder; mais au bout de quelques accords, ne voilà-t-il pas que les quatre sauvages qui menaient la barque, pris d'une exaltation furieuse, voulaient jeter à l'eau le sorcier. Et il ne put les faire revenir de leur détermination qu'en remettant son violon dans sa boîte, et en leur abandonnant sa provision de cigares.
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Dimanche 4 septembre.—Ce soir, est venu dîner à Saint-Gratien, le jeune ménage Walewski. La femme, de beaux yeux et un air aimable, l'homme, une tête à la détermination froide, et s'exprimant avec une netteté de la pensée et une correction de paroles, remarquables.
Il nous entretient, et très bien, de beaucoup de choses, entre autres de l'exécution de Barré et de Lebiez. Il était alors attaché au maréchal, et a pu assister à leur réveil, qui est une chose émotionnante même pour le directeur de la prison,—et où le silence, le terrible silence entre les paroles dites,—est d'un effet qu'on ne peut exprimer. Il nous décrivait, au moment où avait été annoncé à Barré le rejet de son pourvoi, l'affaissement, pour ainsi dire, la mort physique de l'homme, qu'on était obligé d'habiller, de porter, de soulever, comme un être qui n'était plus vivant.
Lebiez, lui, au contraire, montra un courage extraordinaire. Walewski le vit s'efforcer d'écarter le prêtre, qui s'était mis devant lui, pour apercevoir de côté la guillotinade de son camarade, et lorsqu'on lui cria: «Bravo, Lebiez!» il le vit encore parfaitement regarder en l'air, et chercher d'où venait l'applaudissement, avec le sang-froid d'un individu, qui serait tout autre part que sur l'échafaud.
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Mercredi 7 septembre.—La marquise de Beaulaincourt, la ci-devant marquise de Contades, contait aujourd'hui, que les deux fois qu'elle avait dîné, dans sa vie, à côté de Talleyrand, les deux fois, Talleyrand avait parlé de la mauvaise conformation physique de Mme de Staël, pour laquelle M. et Mme Necker avaient été obligés de faire fabriquer un tourne-cuisses, à l'effet de lui ramener les pieds et les jambes en dehors.
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Vendredi 9 septembre.—Aujourd'hui, la princesse parlait de son adoration de Versailles, disant qu'elle voudrait s'y faire construire une maison dans le style de Louis XIV, et où tout serait à l'imitation du temps, jusqu'aux crémones des fenêtres, et soudain s'interrompant, elle reprend: «Enfin là, à Versailles, je parle bas comme dans une église!» Et elle ajoute après un silence: «Car, on a beau dire, à Versailles est toute l'histoire de France…»
Tholozan, médecin du shah de Perse, depuis vingt-neuf ans, nous faisait une curieuse révélation: «Les Persans disent aux Européens: Vous avez, vous autres, des horlogers, des mécaniciens, des ouvriers dans les arts mécaniques, supérieurs aux nôtres, mais nous vous sommes bien supérieurs en tout,—et ils demandent, si nous avons des littérateurs, des poètes!»
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Mercredi 21 septembre.—Visite à la comtesse de Beaulaincourt, pour lui demander de reproduire dans la publication illustrée, que font les Didot de ma MADAME DE POMPADOUR, l'intaille représentant Alexandrine, l'unique portrait que l'on ait de la fille de la favorite,—un legs fait au duc de Chabot et qui lui vient de famille.
Je trouve la comtesse dans son petit salon, tendu de soie jaune, tout plein des portraits des Castellane et des Contades, et dont elle a fait au milieu un frais atelier de fleuriste, enfermé dans la barrière d'un ruban.
Tout en disant: «Quand on n'est plus jeune, il faut se faire des occupations qui vous tiennent compagnie», elle se lève d'un petit bureau, qui est comme une jardinière de glaïeuls naturels, en dedans desquels se pressent et se tassent des sébiles et des soucoupes, pleines de couleurs, pleines de pétales artificiels non encore colorés; elle se lève pour me montrer un imperceptible «Jugement de Pâris»; un pastel de la Lecouvreur, qui a bien certainement la touche des pastels de Coypel, et pourrait bien être l'original ou une répétition de la peinture à l'huile; un collier de perles, aux perles usées, qui viendrait de la femme du duc de La Rochefoucauld, l'auteur des MAXIMES.
Et la montre qu'elle fait de ces choses, est semée d'anecdotes du dix-huitième siècle, d'anecdotes de Louis-Philippe, d'anecdotes du second Empire, donnant à penser aux curieux mémoires, qu'on ferait sous la dictée de cette spirituelle vieille femme, à la parole intarissable.
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Jeudi 22 septembre.—Première de JACQUES DAMOUR. Un sentiment s'affirmant chez moi d'une manière bien positive. Un succès au théâtre, ne vaut pas les embêtements, et l'émotion qu'avait, ce soir, Hennique!
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Dimanche 25 septembre.—Nous causons avec Daudet, de retour des eaux très souffrant, nous causons de la survie par le livre, qui a été notre préoccupation à mon frère et à moi, toute notre vie. Daudet me dit, que la survie pour lui est tout entière dans ses enfants, et quant à la littérature, ç'a été tout simplement une expansion, une dépense d'activité se produisant dans un bouquin, comme elle aurait pu se produire dans toute autre manifestation.
On va ce soir, en troupe, visiter le cottage que Drumont vient de louer à Soisy, au milieu du jardin ruineux, créé par Hardy, l'ancien jardinier de Versailles, un potager aux allées mangées par les mauvaises herbes, aux arceaux croulants, aux vieilles quenouilles lépreuses, et comme tordues fantastiquement par la paralysie: une sorte de Chartreuse, faite pour la description d'un Edgar Poë.
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Jeudi 29 septembre.—À propos de PASCAL GEFOSSE, le roman de Paul Margueritte, Daudet disait, non comme critique du livre, mais théoriquement, qu'il y avait à la suite de Bourget, une suite de romans psychologiques, dont les auteurs, à l'instar de Stendhal, voulaient écrire, non ce que faisaient les héros des romans, mais ce qu'ils pensaient. Malheureusement la pensée, quand elle n'est pas supérieure ou très originale, c'est embêtant, tandis qu'une action même médiocre se fait accepter, et amuse par son mouvement.
Il ajoutait encore que ces psychologues, bon gré, mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l'extériorité que pour des phénomènes intérieurs, que par leur éducation de l'heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l'âme.
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Samedi 1er octobre.—Entre moi, prenant assis mon thé, et Daudet se promenant d'un bout de ma chambre à l'autre, avec une locomotion un peu fiévreuse, c'est une causerie vagabonde, avec des idées d'éveil, sur les sujets les plus disparates.
À propos du qualificatif doux, Daudet dit que le mot vient des troubadours, qui ont dénommé la femme «une douce chose» et que c'est curieux que la douceur soit ce qu'il y a de plus recherché, comme qualité et mérite de la femme, pendant la période révolutionnaire; et comme bientôt nous nous préoccupons de l'expansion du mot chose en littérature, de son emploi à tout bout de champ, il fait la remarque que le mot d'origine espagnole ou italienne, a été adopté par le romantisme, et surtout affectionné par Hugo, qui en a senti tout le charme diffus et vague.
Hier, c'était le divorce, dont nous parlions, le divorce, ce tueur du mariage catholique, ce radical métamorphoseur de la vieille société, dont il comparait l'action, en un temps prochain, à la trouée, au-dessous de la flottaison, dans les flancs d'un navire en train de couler.
Dans cette toquade de combativité qui a pris Drumont, il devient un personnage tout à fait original. La nature n'est plus pour lui, qu'un décor de champ clos. Quand il a loué sa maison de Soisy, il s'est écrié: «Ah! voilà un vrai jardin pour se battre au pistolet!» Telle allée du parc de Daudet lui fait dire: «Oh! la belle allée pour un duel à l'épée.» Et comme on causait ces jours-ci d'un mariage pour lui, n'a-t-il pas dit, à un moment, en souriant: «Oui, très bien, très bien, c'est parfait ce que vous me dites de la jeune fille… mais croyez-vous qu'elle s'émotionnera à l'entrée chez moi, le matin, de deux messieurs?»
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Lundi 3 octobre.—Ce matin, Daudet, en écartant le rideau de ma croisée, soupire presque: «Ce que j'aime la campagne!… voir ça, c'est une allégresse en moi!… il me semble, que j'ai une cervelle de diamant… que, dans la journée, je vais faire des choses!…»
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Lundi 10 octobre.—Je tombe sur un article de la Liberté contenant un compte rendu du livre de Paulowski et de ses conversations avec Tourguéneff. Notre défunt ami se montre très féroce à notre égard, attaque notre préciosité, nie notre observation en des critiques assez réfutables.
Par exemple, à propos du repas nocturne des bohémiens, au bord de la Seine, l'ouverture des FRÈRES ZEMGANNO, et où se trouve la description d'un saule, que je fais gris, sur une note prise d'après nature, il dit: «On sait que le vert devient noir la nuit.» N'en déplaise aux mânes de l'écrivain russe, mon frère et moi étions plus peintres que lui, témoin les très médiocres peintures et les horribles objets d'art qui l'entouraient, et j'affirme que le saule décrit par moi, était gris et pas du tout noir. Et encore dans cette description, l'épithète glauque, appliquée à l'eau, cette vieille épithète si employée, devenue si commune, le fait s'écrier: «Est-ce assez précieux!»
Parlant de la FAUSTIN, Tourguéneff s'abrite derrière Mme Viardot, pour dire que nos observations sur les émotions des femmes de théâtre, étaient archi-fausses. Et ce qu'il dit n'être pas vrai, c'est rédigé d'après des observations, en partie fournies par les soeurs de Rachel, en partie par une confession dramatique de Fargueil, dans une grande lettre que je possède.
Tourguéneff—c'est incontestable—un causeur hors ligne, mais un écrivain au-dessous de sa réputation. Je ne lui ferai pas l'injure de demander, qu'on le juge d'après son roman des EAUX PRINTANIÈRES! Oui, c'est un paysagiste, un peintre de dessous de bois très remarquable, mais un peintre d'humanité, petit, manquant de la bravoure de l'observation. En effet, il n'y a pas dans son oeuvre la rudesse primitive de son pays, la rudesse moscovite, la rudesse cosaque, et ses compatriotes dans ses livres, m'ont l'air de Russes, peints par un Russe qui aurait passé la fin de sa vie, à la cour de Louis XIV. Car en dehors de l'éloignement de son tempérament, pour l'aigu, le mot violemment vrai, la coloration barbare, il y avait chez lui une déplorable soumission aux exigences de l'éditeur: témoin l'HAMLET RUSSE, que je lui ai entendu avouer, sur les observations de Buloz, avoir amputé de quatre ou cinq phrases, faisant son caractère. C'est dans son oeuvre, cet adoucissement du caractère de l'humanité de son pays, qui amena un jour entre Flaubert et moi, la plus vive discussion que nous ayons jamais eue, me soutenant que cette rudesse était une exigence de mon imagination, et que les Russes devaient être tels qu'il les avait représentés.
Depuis, les romans de Tolstoï, de Dostoïewski, et des autres, je crois, m'ont donné raison.
Ce soir, chez la princesse, le capitaine Riffaut, qui a vu fusiller beaucoup de gens de toutes les nations, soutenait que les hommes montrant le plus stupéfiant dédain de la vie, devant le peloton d'exécution, étaient les Mexicains. Les Arabes condamnés à mort, en sa présence, ne laissaient rien voir de leur peur de la mort, dans l'expression des yeux, dans le port de la tête, dans l'ensemble des attitudes, mais en les regardant bien, on remarquait un battement de l'artère du cou, une agitation nerveuse de la pomme d'Adam. Chez les Mexicains, impossible de découvrir aucun signe de faiblesse humaine.
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Mardi 11 octobre.—Ce soir au Théâtre-Libre, on joue SOEUR PHILOMÈNE, la pièce originale, tirée de notre roman, par Jules Vidal et Arthur Byl.
J'y vais avec Geffroy et Descaves. Au bout de rues, qui ont l'air de rues de faubourg de province, où l'on cherche un lupanar, une maison honnêtement bourgeoise, où se trouve toute pleine une pauvre petite salle de théâtre; une salle à la composition curieuse, et qui n'est pas l'éternelle composition des grands théâtres: des femmes, maîtresses ou épouses de littérateurs et de peintres, des modèles,—enfin un public, que Porel baptise: un public d'atelier.
Étonnement. C'est bien joué, et avec le charme d'acteurs de société excellents. Antoine, dans le rôle de Barnier, est merveilleux de naturel. Il a un: Nom de Dieu, qui au lieu d'être jeté, d'être sacré debout, est lâché par lui, allongé, à demi couché sur la table, et ce «Nom de Dieu», accentuant la défense de ces saintes femmes, fait un grand effet.
La scène de la prière, avec les réponses des malades, coupée par la chansonnette de Romaine agonisante, est saluée par un tonnerre d'applaudissements, par l'émotion d'une salle vraiment remuée… C'est un succès à tout casser.
Et sait-on d'où vient le succès de cette pièce, effet que je n'avais pas prévu à la lecture? Il vient de la mêlée de la délicatesse des sentiments, du style et de l'action, avec son réalisme théâtral.
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Mercredi 12 octobre.—En réfléchissant à l'hostilité, à l'injustice littéraire, puis-je dire, de Tourguéneff, vis-à-vis de Daudet et de moi, je trouve la raison de cette injustice, dans une qualité de Daudet et de mon frère: l'ironie. C'est particulier comme les étrangers, ainsi que les provinciaux, sont intimidés par ce don tout parisien, et comme ils sont volontiers pris d'antipathie pour les gens, dont la parole recèle pour eux, de secrètes et mystérieuses moqueries, dont ils n'ont pas la clef.
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Samedi 15 octobre.—Chez Daudet, où je suis venu passer deux jours, pour conseiller des coupes et des percées dans le parc, on cause de ces yeux immenses, tournants et roulants des Orientaux, et qui seraient obtenus par un allongement, par un coup d'ongle donné dans l'angle extérieur, par de vieilles femmes qui ont la spécialité de ce coup d'ongle.
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Jeudi 20 octobre.—Ce soir, me promenant sur le boulevard, indécis sur le restaurant où je dînerai, je tombe sur Scholl, qui m'emmène à la MAISON D'OR. Lui aussi, à l'apparence si forte, et si vivant, et si dépensier d'esprit, le voici touché par la maladie et condamné à manger un pain, qui semble à la cosse de bois d'un fruit d'Amérique.
Il m'entretient de sa fatigue, de sa lassitude de corps, que chasse, un moment, son heure d'armes de tous les matins. Et il me dit son bonheur de se coucher maintenant, à deux heures du matin, revenant à ces années de vie commune avec sa danseuse de corde où il se couchait à cinq heures, forcé de s'installer avec elle, après la représentation, chez Riche jusqu'à une heure du matin, puis de déménager avec elle chez Hill, où ils demeuraient jusqu'à trois heures, puis de passer encore une heure dans un bar, en face, où se réunissaient tous les saltimbanques de Paris, l'homme qui marchait sur un doigt de la main, etc., etc., etc. Et enfin, sortant de là, désireux de se coucher, Scholl n'entendait-il pas l'enragée noctambule, une main tendue vers le lointain, s'écrier: «Est-ce que tout là-bas, je ne vois pas encore une petite lumière?»
Et il termine, en me disant aimablement, que la fréquentation de ce monde, lui a fait apprécier la vérité des FRÈRES ZEMGANNO.
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Lundi 24 octobre.—J'envoie à la princesse, un exemplaire de mon second volume du JOURNAL DES GONCOURT, paru ces jours-ci, avec cette lettre:
Princesse,
Je vous envoie un volume où il est parlé, plusieurs fois, de Votre Altesse. Je n'ai pas voulu sculpter en sucre, la figure historique que vous êtes, que vous serez. J'ai cherché à vous peindre, avec le mélange de grandeur et de féminilité qui est en vous, et même avec un peu de votre langue à la Napoléon; enfin j'ai cherché à vous peindre en historien, qui aime votre personne et votre mémoire, dans les siècles à venir. En tout cas, je crois pouvoir vous assurer que dans vos biographies passées, présentes, futures, on ne trouvera pas un hommage plus éclatant, rendu à votre coeur et à votre intelligence.
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Mardi 25 octobre.—Extraordinaire! Une presse comme je n'en ai jamais eu, jusqu'à Delpit qui nous traite, mon frère et moi, de grands écrivains!
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Vendredi 28 octobre.—Ah, la vérité! Que dis-je, la vérité!… non, mais tant seulement un millionième de vérité, comme c'est difficile à dire, et qu'on vous le fait payer. Tant pis, je l'aime cette vérité, et j'aime à la dire, ainsi que c'est permis de son vivant, à la dose d'un granule homéopathique… et oui, pour cette vérité telle quelle, s'il le faut, je saurais mourir, comme d'autres meurent pour une patrie… Puis vraiment, est-ce que nos illustres, nos académiciens, nos membres de l'Institut se figurent passer à la postérité, comme de petits bons dieux en chambre, sans alliage d'humanité aucune… Allons donc, ces hypocrisies de la convention, tous ces mensonges seront percés un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard.
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Samedi 29 octobre.—Aujourd'hui, je me trouve si enrhumé, que je n'ose pas aller au cimetière. C'est la première fois que je manque, pendant cette semaine des Morts, à la visite sur la tombe de mon frère.
Mais je passe toute la journée à relire sa maladie et sa mort, écrites, jour par jour, heure par heure, et cette relecture me décide à donner le morceau tout entier, dans le troisième volume de notre JOURNAL, en dépit de la pudeur de convention commandée à la douleur, du cant littéraire infligé au désespoir: c'est vraiment une trop éloquente et une trop réelle monographie de la souffrance humaine.
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Lundi 31 octobre.—Deshayes attaché au Musée Guimet, en me rapportant un exemplaire de mon JOURNAL, envoyé à Burty, me dit qu'il est malade, en proie à des troubles nerveux, qui lui apportent une hésitation dans la trouvaille des mots: un cas, dit-on, de migraine ophtalmique. Il aurait désiré me voir, mais le médecin qui le soigne, a déclaré qu'il valait mieux qu'il ne vît personne, et qu'il avait besoin d'être traité tout autant par le silence que par le bromure de potassium.
Et comme Deshayes me demande à la place de l'exemplaire sur hollande, un exemplaire sur japon, ainsi que Burty en a reçu un du premier volume, et que je lui dis que je ne sais pas, si vraiment maintenant je pourrai lui en procurer un, il m'engage à ne pas lui faire cette réponse, mais à lui faire espérer un exemplaire, comme il le désire, parce qu'il craint que dans l'état nerveux où il se trouve, ma réponse n'amène une crise.
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Mercredi 2 novembre.—Le vieux Larousse, cet ouvrier ébéniste, qui a l'air de sortir d'un roman de Mme Sand, me parlait de la difficulté d'avoir des bois qui ne jouent plus, disant que le bois reste toujours vivant, et qu'il lui faut, par un long et fort chauffage, chasser du corps cette sève, qui persiste sous son apparente mort.
Il m'entretenait d'un de ses amis, d'un simple forgeron, devenu le marteleur artiste du fer, et qui fabrique à présent des feux en fer forgé, représentant un rosier, avec la légèreté, la souplesse, l'embuissonnement de l'arbuste. Savez-vous comment il devint artiste, l'homme qui forgeait des fers à cheval? Il aimait beaucoup sa mère, et quand sa mère vint à mourir, il eut l'idée de forger, pour mettre sur sa tombe, un petit saule pleureur. Et la réussite l'amena ensuite à forger une branche de rosier, où commença à se révéler son incomparable talent.
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Jeudi 3 novembre.—Quel singulier phénomène, que celui qui rend un auteur complètement dupe de ce qu'il imagine, avec tous les tâtonnements de l'imagination! C'est ainsi qu'aujourd'hui je pleure et étouffe un peu—étant toujours pris par la tousserie—en composant une scène de GERMINIE LACERTEUX.
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Mardi 8 novembre.—Aujourd'hui, ça ne va pas bien du tout. Je suis forcé de faire venir le docteur Malhené, qui trouve à mon rhume le caractère d'une forte bronchite.
Je fais quelques changements à mon testament, et je le lis à Daudet, mon exécuteur testamentaire, qui n'en avait pas encore connaissance.
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Jeudi 24 novembre.—Pillaut parlait curieusement ce soir, du son de la voix des anciens violons et violes d'amours, qui n'est pas une voix de gorge mais plutôt une voix de baryton: une voix un peu nasillarde.
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Lundi 5 décembre.—Avec l'élection de Sadi Carnot, c'est la tyrannie de la médiocratie qui commence, une tyrannie qui ne voudra plus à la tête du gouvernement d'un homme ayant une valeur, qu'il soit Ferry ou tout autre.
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Dimanche 18 décembre.—On pousse la porte du grenier… c'est Burty redivivus, tristement redivivus.
Il entre, s'assoit dans un fauteuil, son chapeau sur la tête, tenant sa canne avec un geste automatique de figure de cire. La narquoiserie de son visage s'est envolée, et il a le sourire inexpressif d'un gros et épais bourgeois, en visite. Alors il nous raconte avec un air béat et une joyeuseté gaga, qu'il est guéri, mais qu'il a passé un moment désagréable, agaçant… finissant ses phrases dont il ne peut sortir, avec des ronds tracés par sa canne sur le tapis.
Et le voici revenant sur sa maladie, disant que quand il désirait du vin, il demandait de l'eau, disant que c'était le plus souvent une interversion de syllabes dont il n'était pas le maître, et qui lui faisait prononcer du féca, quand il voulait du café, ajoutant qu'il lui était impossible d'écrire, répétant deux ou trois fois de suite le mot parce que, etc., etc.
Un moment il parle, sans que nous puissions le comprendre, d'un alphabet, que lui avait recommandé de lire, sa bonne Augustine, alphabet dont il avait perdu l'u et l'y, et ne pouvait les retrouver. Et cela, toujours dit avec d'énormes difficultés, et des mots estropiés, comme Vichy, qui devient Vichin, et la physionomie d'un homme qui a l'air de trouver cela farce, s'entretenant avec une sorte de complaisance, de l'heureuse somnolence sans irritation, qu'il éprouvait dans cet état, et qui lui donnait, c'est son expression, comme des hallucinations de blanc,—l'entourant pour ainsi dire complètement de blancheur.
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Mercredi 21 décembre.—En ses lectures, les imaginations de la femme, du côté de la cochonnerie, sont au delà de ce qu'on peut imaginer. Une jeune femme du monde me disait, ce soir, à propos d'un rêve sur Balzac, donné dans notre JOURNAL, et où il y est parlé de lacunes, comme il y en a dans le Satyricon:
—Qu'est-ce que vous avez pu vouloir dire par là… ça doit être salé… si vous saviez comme je me suis creusé la tête pour le deviner.
—Mais je n'ai pas voulu dire autre chose, que dans mon rêve, il y avait des trous, des lacunes comme dans le livre de Pétrone, où il manque des morceaux du texte.
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Jeudi 29 décembre.—Daudet, avant l'arrivée du monde du jeudi, me contait des incidents bizarres, comme tout arrangés pour de curieux mémoires.
C'est ainsi qu'il avait acheté à Munich, trois petits chapeaux en drap vert, et dont il avait fait cadeau d'un à Bataille, à Bataille, dit-il, qui me ressemblait en charge. Or, un jour qu'ils faisaient une grande course aux environs de Meudon, Bataille se laissait aller à lui dire, que son père était un alcoolique, qui s'était noyé dans une mare de purin, et lui demandait qu'il l'empêchât de boire, parce qu'il sentait qu'il mourrait dans de la m… Et pendant qu'il lui faisait ses confidences sur ses commencements de déraison, avec sur la tête un des trois chapeaux verts, l'oiseau du chapeau était si comiquement placé, et le faisait si macabrement drolatique, que Daudet partait d'un éclat de rire nerveux, qu'il ne pouvait arrêter.
Le second chapeau vert était donné à du Boys, garçon doux et tranquille, qui, un jour, venait conter à Mme Daudet des choses d'une violence terrible, coiffé de ce chapeau.
Enfin le troisième chapeau était donné à Gill le caricaturiste.
Et tout le monde sait que les trois porteurs des chapeaux verts, sont morts fous.
Après dîner, je cause avec Rodin qui me raconte sa vie de labeur, son lever de sept heures, son entrée à l'atelier à huit, et son travail, seulement coupé par le déjeuner, allant jusqu'à la nuit: travail debout ou perché sur une échelle qui l'écrase le soir, et lui donne le besoin de son lit, au bout d'une heure de lecture.
Il me parle de l'illustration des poésies de Baudelaire, qu'il est en train d'exécuter pour un amateur, et dans le fond desquelles, il aurait voulu descendre, mais la rémunération ne lui permet pas d'y mettre assez de temps. Puis, pour ce livre qui n'aura pas de publicité, et qui doit rester enfermé dans le cabinet de l'amateur, il ne se sent pas l'entrain, le feu d'une illustration, commandée par un éditeur. Et comme je lui dis un mot du désir, que j'aurai un jour de lui voir illustrer: Venise la Nuit, il me fait observer, qu'il est un homme du nu et non de draperies.
Il s'étend ensuite longuement sur le buste de Hugo qui n'a pas posé, mais qui l'a laissé venir à lui, autant qu'il a voulu, et il a fait du grand poète un tas de croquetons—je crois soixante, à droite, à gauche, à vol d'oiseau,—mais presque tous en raccourcis, dans des attitudes de méditation ou de lecture, croquetons avec lesquels, il a été contraint de construire un buste.
Et Rodin est plaisant à entendre conter les batailles, qu'il a eu à livrer, pour le faire tel qu'il le voyait, les difficultés qu'il a rencontrées, à se faire permettre par la famille, de ne pas adopter l'idéal conventionnel, qu'elle se faisait de l'écrivain sublime, de son front à trois étages, etc., etc., enfin à rendre et à modeler le masque qui était le sien, et non celui qui avait été inventé par la littérature.
Gustave Geffroy, qui vient de réveillonner chez Rollinat, racontait que le curé de l'endroit, qui leur a donné à déjeuner le lendemain de Noël, quand il se mettait à dire, ce curé singulier, quelque chose d'un peu vif, d'un peu audacieusement philosophique, jetait au commencement de sa phrase: «Si j'étais un homme!»
C'est vraiment un intelligent et original commencement de phrase pour un curé!
ANNÉE 1888
Dimanche 1er janvier 1888.—Un triste jour de l'An. À neuf heures du matin un feu de cheminée qui se communique à la chambre de fumisterie, et qui nous fait craindre un incendie de la maison. C'est vraiment de la malechance, que moi, dont toute la fortune est en bibelots, je sois tombé sur une maison, où un architecte, pour avoir la ligne décorative d'un toit couronné par une seule cheminée, ait adopté un système de chauffage qui vous tient toujours sous la menace du feu.
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Mardi 3 janvier.—Pensées crayonnées, dans un «Journal intime» de jeune fille inconnue, qui m'est arrivé par la poste:
«Les femmes vraiment tendres ne sont pas sensuelles. La sensualité les dégoûte. Elles sont seulement voluptueuses de coeur, dans toute l'étendue de la tendresse de ce coeur.»
«Oh le pauvre coeur de femme qu'un rien de l'être aimé, émeut, exalte, froisse!»
«Instruites, comme elles sont en train de l'être, les femmes ne s'appuieront plus seulement sur leur coeur.»
«Le premier livre, que je me rappelle avoir reçu en cadeau, était un PAUL ET VIRGINIE. Ce livre a laissé dans mon coeur une empreinte, qui a grandi en moi, comme l'entaille faite à l'écorce d'un arbre. C'est pourquoi je ne puis me décider, comme tant d'autres, à me marier sans mon coeur.»
«Une femme qui n'a ni mari ni amant, ne peut écrire des romans. Elle ne sait rien de la vie vécue. La seule littérature qu'on puisse supporter d'elle, est de la littérature à l'usage des enfants.»
«À deux jeunes mariés, qui arrivent déjeuner et s'embrassent encore: «Vous ne pourriez pas descendre de votre chambre tout embrassés?»
Et sur l'un des derniers feuillets du carnet se trouve: Histoire de plusieurs coeurs de jeunes filles, que j'ai connues. Malheureusement il n'y a que le titre, un titre alléchant s'il en fut jamais.
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Mercredi 4 janvier.—J'ai tout lieu de croire, que le JOURNAL DES GONCOURT va faire des petits. Jollivet me disait, ce soir, qu'un de ses amis en faisait un à mon instar, et après avoir murmuré: «Oui, un paysage, une anecdote, une pensée… ça fait un ensemble amusant!» il ajoutait: «Et moi-même, je suis tenté d'en commencer un.»
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Dimanche 8 janvier.—La causerie du Grenier est aujourd'hui sur le Supplément littéraire du Figaro, tripoté par Bonnetain et Gustave Geffroy. On parle de cet Almanach de Bottin, où passent les deux critiques fraîchement décorés, Brunetière et Lemaître. Il est question de l'amusant «Dialogue des Vivants» entre Sarah Bernhardt et Renan, du distingué morceau sur le monde, par Hervieu, du philosophique morceau de Geffroy, intitulé: les Deux Calendriers, etc., etc.
Et l'on se demande l'effet produit dans les hautes et sages régions littéraires, par ce démasquement inattendu dans le Figaro d'une petite levée de plumes, railleuses, blagueuses, batailleuses.
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Lundi 9 janvier.—Toute la journée, je la passe à voir planter une quarantaine de pivoines, qu'Hayashi m'a envoyées du Japon, et qu'il m'a fait dire être les espèces les plus remarquables et les plus rares.
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Mardi 10 janvier.—Dans la préface de son nouveau roman, Maupassant attaquant l'écriture artiste, m'a visé,—sans me nommer. Déjà à propos de la souscription Flaubert, je l'avais trouvé d'une franchise qui laissait à désirer. Aujourd'hui, l'attaque m'arrive, en même temps, qu'une lettre, où il m'envoie par la poste son admiration et son attachement. Il me met ainsi dans la nécessité de le croire un Normand, très normand.
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Dimanche 15 janvier.—Ce matin, fini la pièce de GERMINIE LACERTEUX.
Ce soir, dîner en tête à tête chez les Daudet, et arrangement pour la lecture de la pièce à Porel. Daudet se défendant d'y assister, pour me laisser mettre la main tout à l'aise sur le directeur: «On ne met pas la main sur Porel, lui dis-je, savez-vous qu'il me fait l'effet de cette chose coulante et fugace entre vos doigts, qu'on appelle le mercure.»
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Mercredi 18 janvier.—Sans qu'il y eût de traité signé et d'engagement verbal absolu, il était presque entendu avec Hébert de chez les Didot, que, la du Barry serait le livre illustré de l'année prochaine, comme la Pompadour avait été le livre illustré de cette année. Aujourd'hui, je vois Hébert, et lui demande, s'il faut ramasser les éléments de l'illustration du livre, il me répond que les Didot renoncent à la publication, devant l'article qui vient de paraître dans la Revue des Deux Mondes, et il me tend un article de M. Brunetière, intitulé: LES LIVRES d'ÉTRENNES. (Décembre 1887).
Le critique s'exprime ainsi: «Parmi ces beaux livres, il y en a d'abord deux ou trois, dont nous sommes un peu étonnés d'avoir à parler dans le temps des étrennes, tel est le volume de MM. Edmond et Jules de Goncourt sur Mme de Pompadour… Mais enfin, si les livres d'étrennes, selon l'antique usage qui avait bien sa raison d'être, et sans prêcher la vertu et le renoncement, devraient pouvoir être lus et feuilletés indifféremment par tout le monde, on eût sans doute mieux fait d'attendre un autre temps et une autre occasion pour publier, cette nouvelle édition de Mme de Pompadour…
Cette Revue des Deux Mondes, à l'heure présente, est vraiment,—vraiment, bien pudibonde.
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Jeudi 19 janvier.—Je ne sais comment, aujourd'hui, mes mains se sont portées sur une petite glace de toilette de ma mère, en ont fait glisser le couvercle, et la glace entr'ouverte, devant sa lumière comme usée, et d'un autre monde, j'ai pensé à la nouvelle délicatement fantastique, qu'on pourrait faire d'un être nerveux, qui dans de certaines dispositions d'âme, aurait l'illusion de retrouver dans une glace, au sortir de sa nuit, la vision, pendant une seconde, de l'image reflétée du visage aimé, restée fixée dans l'obscurité.
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Samedi 21 janvier.—Porel est venu, ce matin, déjeuner avec Daudet chez moi, et je lui ai lu la moitié de la pièce avant déjeuner, et l'autre moitié après. Avant le déjeuner la pièce paraissait reçue, mais au fond j'avais comme une crainte, que cette apparente réception fût dans l'intérêt de la gaîté du déjeuner, et je redoutais qu'un tableau quelconque de la seconde partie de la pièce, servît à Porel, de prétexte à un refus, aussi quand au septième tableau, il fit une mine de tous les diables: «Bon, dis-je, je suis refusé!»
Enfin la lecture s'acheva, et Porel me demanda un petit changement au tableau de la BOULE-NOIRE, voyant un bal de ce genre, non pris de face, mais de côté et par un coin de la salle, me demanda encore,—c'était plus grave,—la suppression du septième tableau, disant: «Je vous jouerai, et je vous jouerai avec ce tableau, si vous l'exigez», mais, pour moi, il compromet la pièce… car, il faut vous attendre, que pour cette pièce, dans les conditions où vous l'avez faite, vous allez avoir tous vos ennemis prêts à vous agripper… eh bien, il faut leur donner le moins possible de prise sur vous.»
L'observation de Porel sur le bal de la BOULE-NOIRE est parfaitement juste, et rend le tableau plus distingué. Quant au septième tableau, c'est incontestablement d'un comique, canaille, dangereux, mais c'est enlever un morceau important de la biographie de Germinie, puis c'était pour moi un tableau comique, placé avec intention entre deux tableaux dramatiques. Enfin soit, il est permis, n'est-ce pas, à tout auteur amoureux de son art, d'espérer que ses pièces seront jouées après sa mort, telles qu'elles ont été écrites, telles qu'elles ont été imprimées. Et j'ai consenti à la suppression.
Porel me quitte, en allant à la sortie de chez moi, aux Variétés pour engager Réjane.
Forte émotion, et brisement de l'être. Et cependant il faut aller, ce soir, à un dîner privé chez Frantz-Jourdain. À ce dîner, se trouve Périvier, du Figaro, que je n'avais jamais vu, et qui conte cette curieuse anecdote, sur l'entrée d'Ignotus au Figaro.
Alors secrétaire, et dépouilleur du courrier de Villemessant, Périvier reçoit, un matin, un article, auquel était jointe une lettre très mal rédigée, et le voilà jetant l'article et la lettre au feu.
Par un hasard, le feu s'était éteint, et l'article et la lettre n'étaient point brûlés le soir, quand Périvier se déshabille pour se coucher. Un remords de conscience le prend. Il retire l'article de la cheminée, le lit, le trouve très bien, va réveiller Villemessant, chez lequel il demeurait.—Il faut dire, pour le bonheur de l'auteur de l'article, que dans le moment Saint-Genest absent manquait à la rédaction, et que l'article était un article politique sur un de Broglie quelconque.—Villemessant de lui commander de porter l'article à l'imprimerie et de le faire composer de suite. L'article était signé Unus, mot que n'aime pas et ne comprend pas Villemessant, qui, on le sait, n'avait pas fait ses humanités. Il veut qu'on signe l'article d'un mot, comme inconnu. Sur ce désir, Périvier prononce le mot: Ignotus, qui est agréé par Villemessant.
L'article a un grand succès. On appelle l'auteur au journal, mais pendant trois mois, avant de donner son nom de Platel, le nouveau rédacteur envoie de province des articles, signés: Unus.
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Mercredi 25 janvier.—Un grand, un grandissime dîner chez la princesse. On reçoit les Alphonse Rothschild: Mme Alphonse, hélas! bien changée depuis les années, où je l'ai vue à Ferrières, et chez mon cousin de Courmont. Avec elle, dîne sa fille mariée à un Ephrussi, une jeune mariée qui a toutes les grâces, toutes les gentillesses, toutes les fraîcheurs d'une fillette, dans une robe de lampas rose, aux immenses fleurs, rappelant la richesse des étoffes peintes dans les anciens tableaux.
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Lundi 30 janvier.—Le général russe Annenkoff, cet ingénieur extraordinaire, qui a fait huit cents kilomètres de chemin de fer en trois mois, qui a fait le chemin de fer allant à Samarcande, disait à une personne de ma connaissance, que dans cette ancienne cité, maintenant sous la domination absolue des Juifs, qui ont monopolisé tout le commerce à leur profit, on ignore qu'il y a en Europe un homme politique du nom de Bismarck, on ignore qu'il y a un pays qui s'appelle la France, on sait seulement qu'il y a, dans la vague Europe, un particulier immensément riche, nommé Rothschild.
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Mercredi 1er février.—Ma pièce remise à Porel, je ne puis m'empêcher de penser à tous les embêtements que m'amènera bien certainement la représentation de la pièce… Porel a vu un succès, un clou dans ce dîner des sept petites filles, servi par Germinie Lacerteux, et voilà une note dans les journaux qui annonce qu'on va défendre l'apparition sur les planches d'acteurs et d'actrices de moins de seize ans… puis, tout ce que je sens de luttes et de batailles autour de l'originalité de la pièce… puis tout ce que je crains des prudences et des timidités, qui, dans l'élaboration d'une pièce, succèdent chez Porel, à la bravoure de l'acceptation, au risque de la toute première heure.
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Vendredi 3 février.—Je m'étais promis d'avance, comme une occupation charmeresse de travailler, toute cette quinzaine, à notre JOURNAL, et de mener à sa fin la copie du troisième volume. Mais, soudain au milieu du déchiffrement de la microscopique écriture de mon frère, pendant les dernières années de sa vie, je me sens un trouble dans les yeux, qui se remplissent de sang. Je ne puis continuer. La lumière me fait mal, et me force à passer des journées, couché dans une chambre à demi obscurée… Alors la pensée noire de ne pas pouvoir finir mon travail, pour l'impression, et devoir interrompre la publication de ce JOURNAL, dont je ne puis confier le manuscrit à personne,—et au fond le hantement de l'idée fixe de devenir aveugle, ce que je crains depuis vingt ans, oui, de devenir aveugle, moi, dont tous les bonheurs qui me restent sur la terre, viennent uniquement de la vue.
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Samedi 4 février.—Parmi les écrivains, il n'y a jamais eu un brave, qui ait déclaré qu'il se foutait de la moralité ou de l'immoralité, qu'il n'était préoccupé que de faire une belle, une grande, une humaine chose, et que si l'immoralité apportait le moindre appoint d'art à son oeuvre, il servirait de l'immoralité au public carrément, et sans mentir, et sans professer hypocritement qu'il faisait immoral dans un but moral, quelques criailleries que cela pût amener chez les vertueux journalistes, conservateurs ou républicains…
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Lundi 6 février.—F… vient déjeuner, et c'est pour moi un plaisir de revoir ce grand diable, que j'ai vu tout petit garçon. Il revient d'une mission, sollicitée par lui, pour surprendre quelque chose de ce que machine contre nous, l'inquiétant Bismarck, et il revient terrifié, non seulement de la puissance militaire, mais encore de la puissance commerciale, et de la puissance industrielle de cette Prusse.
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Mardi 7 février.—Ce matin, Raffaëlli me demande à faire mon portrait en pied, pour l'exposition, avec l'insistance la plus gracieuse. Il le fera chez moi, et s'engage à ne pas dépasser quinze séances.
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Vendredi 10 février.—À propos de jolis détails amoureux, sur les vieux et les vieilles de Sainte-Périne, je répétais au jeune Maurice de Fleury, qu'il avait là un admirable roman à écrire,—le roman manqué par Champfleury,—et qu'il fallait continuer à prendre des notes, tous les jours, et à ne pas se hâter, et à attendre que son talent fût mûr, pour faire avec tout le temps nécessaire, une belle étude bien fouillée sur ces vieillesses des deux sexes.
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Dimanche 12 février.—Ce soir, dîner chez Bonnetain, qui pend la crémaillère de son nouvel appartement. C'est un petit corps de logis, dont la pièce principale est un grand atelier. Bonnetain l'a meublé, l'a égayé avec de la japonaiserie à bon marché, d'immenses éventails, quelques objets grossiers rapportés de là-bas; mais toute cette bibeloterie colorée est amusante par sa fantaisie, et son exotisme. Et là dedans encore, il a eu l'idée d'installer deux paravents qu'il a fait couvrir d'affiches de Chéret, dont les colorations se marient au mieux avec la japonaiserie des murs.
Un dîner, où se succèdent des bouteilles, des bouteilles, des bouteilles.
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Mardi 14 février.—Aujourd'hui, qui se trouve être un mardi gras, ignoré par moi, et où est fermée la bibliothèque du Musée Carnavalet, me voilà dans le faubourg Saint-Antoine, au milieu duquel le carnaval se révèle seulement par la vue d'enfants ayant, sur leurs jeunes et frais visages, de gros nez pustuleux d'ivrognes, et sous ces nez pustuleux d'horribles moustaches grises.
Si près de la Bastille, moi, habitant d'Auteuil, qu'un hasard mène si rarement dans ces quartiers lointains, je me sens le désir de revoir ces vieux boulevards: ce boulevard Beaumarchais, ce boulevard des Filles-du-Calvaire, ce boulevard du Temple; ces trois boulevards, qui d'un bout à l'autre exposaient à leurs vitres, et un peu en plein air, le musée du rococo;—ces boulevards aux candides et sales boutiques de ferrouillats, ignorant encore la mise en scène et le montage de coup, par la brochure et la photographie, de l'objet d'art, montré sous un coup de jour, dans le clair-obscur d'un petit salon ad hoc.
Bien rares, hélas! sont les noms connus du temps de ma jeunesse.
Qui peut reconnaître dans le remaniement de la bâtisse, l'endroit où était la boutique de Vidalenc, cet antre aux carreaux poussiéreux, à la ferraille infecte garnissant la margelle de la porte, et tout bondé à l'intérieur de trésors? Ah! les merveilles, que j'ai vues là, et dans tous les genres, mais surtout quelles boiseries! quels lits à la duchesse, à la polonaise, à tombeau! quelles ottomanes! quels fauteuils à poches, à cartouches, en cabriolet, en confessionnal! Quelles chaises en prie-Dieu! Il semblait que ce magasin fût le garde-meuble de tout le mobilier contourné et si adorablement sculpté du dix-huitième siècle. Et vous marchiez de surprise en surprise, de tentation en tentation, précédé de Mme Vidalenc, au pas, ne faisant pas de bruit, à la robe d'Auvergnate, mais au bonnet garni de vieilles dentelles jaunes, si belles, si belles, que chaque fois que la princesse Mathilde les voyait, elle voulait les acheter.
Voici encore le pavillon de Mme Gibert, où derrière les vitres apparaissent encore quelques lions, en affreuse faïence ocre, mais sur toutes les fenêtres, est collée une large bande portant: Grand appartement pour le commerce à louer.
Et tout près de là, mon Dieu, je me rappelle, il y a bien longtemps, s'ouvrait la porte d'une allée, d'une allée, qui était tout le magasin du marchand anonyme de dessins et de gravures, où j'ai manqué, faute d'argent, toute une série de grandes sanguines de Fragonard, à huit francs pièce, représentant des danseuses du plus beau faire, et bien certainement, dessinées d'après des sujets de l'Académie royale de musique—sanguines, que je n'ai jamais vues repasser dans une vente.
Crispin, lui, existe toujours, Crispin chez lequel j'ai acheté un splendide lit, provenant du château de Rambouillet, et qui passait pour le lit, dans lequel couchait la princesse de Lamballe, quand elle habitait chez son beau-père, le duc de Penthièvre; Crispin, dont le rez-de-chaussée, autrefois tout plein d'une flamboyante rocaille dorée, de marbres, de bustes en terre cuite, d'objets de la plus haute curiosité, laisse apercevoir maintenant des meubles en imitation de l'ancien, des pendules en lyre, des feux aux sphinx du premier Empire.
Oui, à l'heure présente, Mme Gibert et Crispin—qu'est devenu Cheylus?—sont les seuls noms anciens demeurés sur les devantures de boutiques de bric-à-brac. Quant aux marchands qui sont morts ou qui ont déserté ces boulevards, ils sont remplacés par des vendeurs de meubles modernes, aux expositions se composant de mobiliers de salon en bois de chêne pour dentistes, de pendules de cabinet en marbre noir, de baromètres en noyer, de coffres-forts Huret et Fichet, entremêlés de vieux anges coloriés d'églises et de fausses poteries étrusques.
Les boulevards ont fait plus que de perdre leur caractère d'exposition permanente de la curiosité, ils ont pris un aspect provincial, avec leurs pauvres petites boutiques de modes, leurs salons de coiffeurs, tels qu'on en voit dans les plus misérables sous-préfectures, leurs marchandes de lainage, de corsets à 2 fr. 25, dont l'étalage se répand sur le pavé. Je remarque un certain nombre de papeteries et de miroiteries, où, aux photographies de toutes les actrices de Paris, sont jointes des peintures à l'huile anacréontiques, représentant de petites femmes nues, et qui coûtent de 5 à 6 francs. C'est aujourd'hui le grand commerce de ce boulevard.
Puis des industries à la fois hétéroclites et locales, des boutiques, sur lesquelles se voit: Ressemelage américain en 30 minutes; des boutiques de lunettes d'approche et d'instruments de mathématiques d'occasion, affichant sur leur auvent: Achat de reconnaissances du Mont-de-Piété; des boutiques de cordes et de poulies pour balançoires et trapèzes, des boutiques de boissellerie, qui se chargent de la réparation des tamis, etc., etc.
Et j'allais quitter le boulevard du Temple, quand en face du CAFÉ TURC, je m'arrêtai, un moment, devant le n° 42, la maison à la petite porte cochère basse, où demeurait autrefois Flaubert, la maison aux bruyants déjeuners du dimanche, et où dans les batailles de parole et les violences du verbe, la spirituelle et crâne Lagier apportait une verve si drolatique, si cocasse, si amusante. La maison n'a plus le sourire d'autrefois, son plâtre a vieilli, des persiennes fermées disent des appartements sans locataires, et dans une boutique du rez-de-chaussée, semblant avoir fait faillite, on lit sur une immense bande de toile, qui a l'air d'une ironie au-dessus du local vide: CABARET DE LA FOLIE: Tout Paris voudra voir les bandits corses.
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Jeudi 16 février.—Raffaëlli a commencé mon portrait aujourd'hui. Il me dit qu'il a d'abord été l'élève de Gérome, pendant trois mois, mais voyant qu'il ne trouvait pas là son affaire, il s'était mis à voyager en Italie, en Espagne, en Afrique, à l'effet d'attraper l'originalité, la personnalité qu'il voulait conquérir. Et cette originalité, il l'avait trouvée, tout bêtement, à son retour dans la banlieue, sans que tous ses voyages lui eussent servi à rien.
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Vendredi 17 février.—Dîner offert par les amis de la personne et du talent du sculpteur Rodin: dîner dont je suis le président, avec un courant d'air dans le dos.
Je me trouve à côté de Clemenceau qui raconte des choses assez curieuses sur les paysans malades de sa province, et sur les consultations en plein air qu'on lui demande au milieu de ses pérégrinations à travers le département.
À un départ d'un endroit quelconque, au moment où les chevaux de son break allaient prendre le galop, il nous peint une énorme femme, appuyée sur la croupe des chevaux, et lui jetant: «Ah! monsieur, je suis battue des vents! pendant que le député radical, enlevant ses chevaux d'un coup de fouet, lui crie: Eh bien, ma bonne femme, il faut p…
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Samedi 18 février.—Raffaëlli, un esprit inquiet, bouleverseur du travail de la veille, tourmenté par la trouvaille d'intentions littéraires et psychiques en peinture.
Il me parlait aujourd'hui d'une biographie, où on l'avait fait naître dans un campement de bohémiens, et fait élever dans une école chrétienne par charité. Au moment de ladite biographie, sa mère était venue le voir, et tombant sur ledit imprimé, s'était mise à pleurer à chaudes larmes. Il m'affirme qu'il appartient au contraire à une grande famille italienne, qui se rattache au cardinal Gonsalvi, et à des papes.
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Dimanche 19 février.—Aujourd'hui, Rosny m'effraye un peu par ses imaginations de livres, où il veut faire voir des aveugles au moyen du sens frontal, entendre des sourds par l'électricité, etc., etc. annonçant une série de livres fantastico-scientifico-phono-littéraires. Au fond c'est une cervelle très curieuse, et de toutes les cervelles de jeunes que je connais, la plus disposée et la plus prête à donner de l'original et du puissant.
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Mardi 21 février.—Je dîne avec Loti, chez Daudet.
Tout en entrant, il déclare qu'il a fini d'écrire, qu'il publiera encore quelques nouvelles, mais qu'il ne publiera plus un volume, qu'il se sent complètement épuisé, vidé. Cela est dit d'un ton froidement désespéré, avec une mélancolie, un découragement de la vie tout à fait extraordinaire.
Un moment, il cause de 250 à 300 dessins, exécutés par lui, pour un MARIAGE DE LOTI, que Guillaume a donnés à graver, par un graveur, qui a fait des Parisiennes, de ses Tahitiennes, et il travaille à les faire regraver.
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Dimanche 26 février.—Rodin m'avoue que les choses qu'il exécute, pour qu'elles le satisfassent complètement, quand elles sont terminées, il a besoin qu'elles soient exécutées tout d'abord, dans leur grandeur dernière, parce que les détails qu'il y met à la fin, enlèvent du mouvement, et que ce n'est qu'en considérant ces ébauches dans leur grandeur nature, et pendant de longs mois, qu'il se rend compte de ce qu'elles ont perdu de mouvement, et que ce mouvement, il le leur rend, en leur détachant les bras, etc., etc., en y remettant enfin toute l'action, toute l'envolée, tout le détachement de terre, atténués, dissimulés par les derniers détails du travail.
Il me dit cela, à propos de la commande que vient de lui faire le gouvernement du «Baiser», et qui doit être exécuté en marbre, dans une figure plus grande que nature, et qu'il n'aura pas le temps de préparer à sa manière.
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Mercredi 29 février.—Dans cette intimité qui se fait entre un peintre et son modèle, Raffaëlli me conte sa vie à déjeuner.
Il n'avait que quatorze ans, quand son père est ruiné dans le commerce, et le jeune homme de quatorze ans se trouve avoir une famille à soutenir. Il cherchait une carrière qui lui permît de gagner quelque argent, en faisant deux heures de peinture par jour; et il la trouvait cette carrière, à la suite d'une audition au théâtre, où on lui trouvait une belle voix et un sentiment musical, qui le faisaient engager.
Et le voilà gagnant 125 francs par mois, qu'il double de 125 autres francs, conquis comme soliste, au moyen de cachets de 15 francs, pour un grand enterrement ou un grand mariage; en sorte que le matin, il dessine à l'École des Beaux-Arts, qu'à onze heures, il chante dans une église, que dans l'après-midi il est à une répétition, que le soir, il joue. Et par là-dessus il passe une partie des nuits à lire et à écrire. Car il a une énorme ambition, et le désir irrité de devenir le premier de tous, en peinture, en littérature, en musique, en tout.
Enfin, avec le premier argent de sa peinture, avec les premiers 500 francs gagnés, il part avec sa jeune femme pour l'Italie. Mais à Rome, plus d'argent, et les voyageurs sans le sou, quand un peintre dont ils avaient fait connaissance, aide Raffaëlli à vendre un tableau, avec l'argent duquel il peut gagner Naples, où un hasard heureux le met en rapport avec une famille anglaise, qui lui demande des leçons pour deux grandes filles. Et dans ce pays des cailles à trois sous pièce, du vin à un sou la bouteille, des corbeilles de figues pour rien, les soixante francs que lui rapportent les deux miss, permettent à Raffaëlli et à sa femme de passer tout l'hiver, et de vivre dans une aisance que le ménage n'avait jamais connue.
Les voyages terminés, la multiplicité des occupations, la fièvre du travail, donnaient au peintre une maladie nerveuse, qui le privait absolument de sommeil, et lui apportait les maniaqueries de ces terribles maladies: le faisant emménager soudainement dans une maison de banlieue, entrevue par hasard, et lui faisant passer deux ou trois mois d'hiver, en cette location d'été.
Enfin il se guérit de sa maladie nerveuse, en se livrant à des promenades à pied de six heures, passant toujours par les mêmes routes, en évitant ainsi l'inquiétude des nouveaux et inconnus chemins. Il me dit que l'habitation à Asnières lui a fait beaucoup de bien, que le voisinage de l'eau l'a calmé, et que, tous les matins, il va faire un tour de dix minutes, au bord de la Seine, et qu'il revient de cette promenade avec un singulier bien-être.
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Jeudi 1er mars.—Le côté Pompes Funèbres dans les journaux! On parlait, ce soir, des cartons du Figaro portant: Affaires en souffrance. Ce sont les articles faits d'avance sur les gens qui sont en train de mourir, et qu'on garde, même quand ils réchappent, pour éviter de payer un autre article dans l'avenir. Et il était question des expressions employées ad hoc. On dit c'est: un mort d'un écho, pour le distinguer du mort des simples informations, dont l'enregistrement dans les colonnes du Figaro, est payé de quelques sous moins cher la ligne, que le premier.
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Dimanche 4 mars.—Un mot qui peint l'érotisme cérébral, dans lequel est plongé ce pauvre Burty. Il rencontre, il y a un mois, Céard, et lui dit: «Je suis en train de lire le JOURNAL DES GONCOURT, dont il m'a envoyé un exemplaire sur papier du Japon… sur ce beau papier lisse… c'est une jouissance pour moi, comme si je le lisais sur des cuisses de femmes.»
Dîner avec Zola chez les Charpentier.
Au régime de ne plus boire en mangeant, et de ne plus manger de pain, Zola, en trois mois, est maigri de vingt-huit livres.
C'est positif, son estomac s'est fondu, et son individu est comme allongé, étiré, et ce qui est parfaitement curieux surtout, c'est que le fin modelage de sa figure passée, perdu dans la pleine et grosse face de ces dernières années, s'est retrouvé, et que, vraiment, il recommence à ressembler à son portrait de Manet.
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Lundi 5 mars.—Une juive répondait à une dame de sa connaissance l'avertissant d'une liaison de son mari avec son amie intime: «Non, je ne crois pas que mon mari coure, mais s'il court, j'aime mieux que ce soit avec mon amie.» La juive se révélait dans cette phrase. Elle voyait dans la trahison de son mari avec une femme de la société, moins de scandale, moins de casse, et moins de dépense, qu'avec une cocotte.
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Mercredi 7 mars.—La princesse disait, ce soir, du prince de Galles, avec lequel elle a dîné, ces jours-ci: «Il est ouvert, il parle, il dit ce qu'il a sur le coeur; il n'est pas comme les autres princes, qui ont toujours l'air d'avoir quelque chose à cacher!»
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Mardi 13 mars.—Aujourd'hui mon portrait est fini. Raffaëlli n'a mis que vingt jours après cette grande machine, et il faut convenir qu'après mille changements, mille métamorphoses, mille traverses, le portrait a de très grandes qualités.
À la minute précise, où le dernier coup de pinceau est donné, Raffaëlli paraît envahi par une joie exhilarante, qui débonde en un tas de confessions pour moi seul, pour moi seul, et sans faire attention à ce qu'il fait, il mange, il mange, et il boit, il boit du vin de toute couleur, et un tas de petits verres,—me confessant qu'après la confection de ses grandes machines, il est ainsi pris d'une sorte de folie.
Je vais ce soir chez Daudet, pour la répétition de la pantomime de
Margueritte, et de la pièce de Bonnetain, qui doit être jouée par Antoine.
Tout est à vau-l'eau. Une opération faite au cousin Montegut à
Saint-Jean-de-Dieu, à la suite de laquelle on a cru le perdre, a fait
tout remettre.
Bonnetain est venu avec sa pièce, et Daudet lui fait lire. Elle est très originale. C'est le contrecoup d'un divorce, qui empêche le fils des divorcés de faire un mariage, selon son coeur, et cela entremêlé de scènes entre le père et la mère très bien faites, et qui me semblent, hélas! n'avoir pas été imaginées. Et comme on le pousse là-dessus, Bonnetain avoue qu'il a une maladie de coeur, venue à la suite de scènes dont il a été le triste témoin, et qu'aujourd'hui encore, les cris, les chamaillades le mettent dans un tel état nerveux, que dans sa maison, où il y a un ménage qui se dispute fréquemment, quand cela arrive, il se lève de sa table et quitte son travail.
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Vendredi 6 avril.—Antoine dîne, ce soir, chez Daudet. C'est un garçon mince, frêle, nerveux, avec un nez un rien vadrouillard, et des yeux doux, veloutés, tout à fait séducteurs.
Il confesse ses projets d'avenir. Il veut encore deux années entières, consacrées à des représentations, comme celles qu'il est en train de donner, deux années, pendant lesquelles il apprendra à fond son métier et les éléments de la direction d'un théâtre. Après quoi, il a la foi d'obtenir du gouvernement une salle et une subvention, et cela au moment où il espère avoir 600 abonnés, soit 60 000, et avec ce roulement d'une centaine de mille francs, cette salle à la location gratis, le concours d'acteurs découverts par lui, et payés raisonnablement, il se voit directeur d'un théâtre, où l'on jouera cent vingt actes par an,—un théâtre où l'on débondera sur les planches, tout ce qu'il peut y avoir d'un peu dramatique dans les cartons des jeunes. Car quel que soit le succès d'une pièce, son idée serait qu'elle ne fût jouée que quinze jours, quinze jours au bout desquels, l'auteur serait libre de la porter sur une autre scène.
Quant à lui qui continuerait à jouer, il ne demanderait qu'un traitement de douze mille francs, gardant jalousement la direction littéraire, mais abandonnant la direction financière à un comité.
Et il plaisantait sur le fauteuil d'un abonné, payé cent francs, et qui, avec un peu de chance venant à l'entreprise pourrait donner deux ou trois cents francs de dividende.
Il y a vraiment là, une idée neuve, originale, très favorable à la production dramatique, une idée digne d'être encouragée par un gouvernement.
Et il fait vraiment plaisir à entendre, cet Antoine, avouant avec une certaine modestie, qu'il y a beaucoup d'engouement à son égard. On sent à ses yeux brillants, hallucinés, qu'il croit à son oeuvre, et il y a du convertisseur dans ce cabotin, qui à l'heure qu'il est, a complètement conquis à ses idées, son père, un vieil employé de la Compagnie du gaz, où était également le fils,—son père, dans le principe, tout à fait rebelle à ses essais dramatiques.
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Dimanche 8 avril.—Ce matin, Voillemot, ce peintre que je n'ai pas vu, je crois bien, depuis vingt-cinq ans, tombe chez moi, avec sa tignasse rutilante d'autrefois devenue toute blanche, une grosse face mamelonnée et tuberculeuse, un estomac dilaté par les innombrables bocks, absorbés pendant toute sa vie.
Nous parlons du passé de Peyrelongue, ce marchand de tableaux phénoménal, qui n'a jamais vendu un tableau de sa vie, de Galetti, de Servin, de Pouthier, des uns et des autres, morts ou disparus, enfin de Dinochau, le cabaretier de la littérature sous l'Empire.
Et à ce propos, il me conte qu'il est le fondateur de Dinochau, qu'un entrepreneur-décorateur l'ayant employé dans un moment, où il était sans travail et sans commandes, lui avait dit à la fin d'une journée: «Si nous allions prendre une absinthe en face?»
Là, chez le marchand de vin, une odeur de soupe aux choux! une odeur!… qui fit dire à Voillemot: «Est-ce qu'on ne pourrait pas dîner ici?»
Et tout d'abord les portraits de ce monde, croqués par Voillemot: le père Dinochau, un vieil abruti, la mère Dinochau qui avait de gros yeux saillants comme des tampons de locomotive, et le fils Dinochau célèbre plus tard, un voyoucrate fin et intelligent.
On les accepte à dîner, et les jours suivants, Voillemot amène des camarades, et au bout de quelque temps, les convives deviennent si nombreux, qu'on est les uns sur les autres. «Si vous preniez l'entresol,» dit un jour Voillemot au ménage Dinochau.
Le ménage se décide, et le gras Chabouillet, dont j'ai gardé le souvenir, comme un Louis XVI, en pantalon de nankin, fait un trou dans le plafond, y conduit le serpentement d'un petit escalier tournant, et voilà installée la salle à manger ordinaire de Murger, de Bartet, de Scholl, de Monselet, etc., etc.
C'étaient, dans le principe, des dîners à 35 sous, mais avec des suppléments, et encore en bas vous attendant au comptoir, des diamants,—qui étaient des verres d'eau-de-vie,—dont le fils Dinochau vous faisait l'offre, en l'accompagnant d'un petit air de violon tout à fait engageant.
Puis bientôt des femmes s'adjoignaient aux hommes, et Bartet pariait un jour, qu'il ferait voir son nombril à la société, et ma foi relevant sa blouse, sous laquelle il était nu, il le faisait voir son nombril, et peut-être mieux que son nombril:—malheureusement, au moment où Mme Dinochau avait ses yeux «de tampons de locomotive» à la porte.
Indignation de l'austère marchande de vin, qui lui déclarait qu'il déshonorait sa maison, et qu'il n'y rentrerait jamais, et à la suite de cette déclaration, une série de scènes drolatiques, et de lâchetés spirituelles de Bartet, pour rentrer en grâce, et remanger du pot-au-feu de Dinochau.
Ce soir, le hasard me fait lire un article de je ne sais plus qui, constatant avec une joie, presque sauvage, la baisse, l'écroulement des objets japonais: tout cela pour arriver à dire au public, que l'Académie des Goncourt est fichue, et que les gens qui croyaient en être, sont volés.
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Mercredi 11 avril.—On racontait, ces dernières années, qu'un de nos jeunes clubmen des plus connus, avait frété un yacht, pour faire une sorte de tour du monde, en compagnie d'amis et de cocottes, et qu'au moment du départ, les mères des jeunes gens ayant témoigné des inquiétudes de ce voyage, et ayant laissé percer le regret, si quelqu'un ou quelques-uns venaient à périr, de n'avoir pas à pleurer sur un tombeau au Père-Lachaise ou à Montmartre; on avait fait une place dans la cale, au milieu de la cargaison de pâtés de foie gras et de bouteilles de champagne, à des bières de plomb, et comme le soudage est une opération très difficile, on avait embarqué le soudeur avec l'équipage.
C'était drôle, ce memento mori qu'on heurtait, à tout moment, dans cette petite fête, autour du monde.
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Mardi 11 avril.—Devant la persistance de mon mal d'yeux, et la crainte de devenir aveugle, je me dépêche d'emmagasiner en moi, le vert des arbres, le bleu des yeux d'enfants, le rose des robes de femmes, le jaune des affiches sur un vieux mur, etc.
Ce soir chez Daudet, répétition de la pantomime de Margueritte, où Invernizzi fait la Colombine rose, montée sur de hautes bottines noires. Dans son jeu mêlé de danse: une valse à l'effet de triompher de la résistance de Pierrot, une valse, les bras derrière le dos, d'une volupté charmante.
La répétition finie, on cause pantomime, et je conseille à Margueritte de jouer sans blanc: le plâtrage, tuant sous sa couverte, tous les jeux délicats et subtils d'une physionomie. Et avec Daudet, nous disons, qu'il faudrait renouveler la pantomime, jeter à l'eau tous les gestes rondouillards, tous les gestes qui racontent, et ne garder que les gestes de sentiment, les gestes de passion, auxquels Margueritte mettrait les grandes lignes de sa pantomime,—et nous parlions d'une pantomime sur la peur, dont ses traits savent si éloquemment rendre l'expression.
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Samedi 21 avril.—La poésie, il ne faut pas l'oublier, c'était autrefois toute l'invention, toute la création, toute l'imagination du temps passé… Aujourd'hui il y a encore des versificateurs, mais plus de poètes, car toute l'invention, toute la création, toute l'imagination du temps présent est dans la prose.
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Lundi 23 avril.—Vraiment ça dépasse l'imaginative, l'imbécillité de la critique d'art en ce moment. Cham ce caricaturiste, aux caricatures qui semblent ramassées sur un cahier de collégien, devient un artiste immense, et l'on n'ose plus mettre le nom de Gavarni parmi les noms des dessinateurs, qui peuvent amener du monde à l'Exposition de la caricature.
Au quai Malaquais, la première personne sur laquelle je tombe, est Pierre Gavarni, aussi navré et encoléré que je le suis, de l'injustice commise envers le talent de son père, par toute la presse. Et il est obligé de convenir, que je lui avais prédit tout ce qui se passe en ce moment, et que je l'avais prêché violemment, pour faire une exposition de l'oeuvre de son père tout seul, et non avec Daumier, parce que je ne doutais pas, qu'avec Daumier, le républicain, on assommât Gavarni le réactionnaire, le corrompu. Mais enfin l'assommement a été au delà de ce que je supposais: l'homme qui a fait les dessins de Vireloque, a été considéré comme un illustrateur pour confiseur. Ah! la critique d'art du moment!
Oui, tout ce monde, devant ces lithographies avant la lettre, devant cette merveilleuse «Comédie humaine» au crayon, réalisée avec un procédé, à l'heure actuelle complètement perdu, tout ce monde semble avoir une taie sur l'oeil. Du reste dans ces expositions, il ne s'agit pas de voir les choses exposées, il s'agit de voir les autres et surtout de se faire voir.
Ce soir, une lune rose, toute diffuse dans un ciel couleur de brouillard de perle: un ciel d'impressions japonaises.
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Jeudi 26 avril.—Pendant que je suis en train de faire le départ du troisième volume de mon JOURNAL, apparaît dans l'entre-bâillement de la porte du cabinet de Fasquelle, la tête de Zola, et cette tête amaigrie, et si joliment amenuisée, que j'ai vue il y a un mois, sous les embêtements de GERMINAL, et l'exaspération de la non-réussite, a le décharnement d'une profonde maladie intérieure.
La parole du romancier est colère, strangulée. Il dit de sa pièce: «Oh! ça disparaîtra avant huit jours… ils font 2 800… dans deux ou trois jours, ils feront 2 000… et il y a 3 000 francs de frais… Quand j'ai vu le succès fait par la presse, aux SURPRISES DU DIVORCE, je me suis bien rendu compte de ce qui m'attendait… Oui, ils veulent des choses gaies!… Ma femme? ma femme, elle est au lit, elle a une bronchite… Pardon, je vous laisse, j'ai un tas de courses… j'ai hâte d'être à Médan… Et dire qu'avec cette pièce, ils m'ont empêché de travailler à mon roman… et que j'en ai jusqu'au mois d'août.»
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Vendredi 27 avril.—Au Théâtre-Libre, LE PAIN DU PÉCHÉ d'Aubanel, mis en vers par Paul Arène.
Dans un entr'acte, Daudet me raconte qu'Aubanel lui avait lu la pièce à lui et à Mistral, à Arles, dans le vieux cimetière des Aliscamps: Mistral et lui couchés dans une tombe antique, et Aubanel faisant sa lecture dans une autre tombe. Ceci se passait en 1861.
Ce qu'il y a d'amusant, c'est que ce «Pain du péché», ce pain mortel à tous ceux qui en mangent, ce pain ennuyeusement symbolique, que moi et tout le monde, prenions pour une légende de la localité, serait, d'après Daudet, une pure imagination d'Aubanel.
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Samedi 28 avril.—Autrefois quand je fumais, je ne savais pas ce qu'était un petit verre. Maintenant que je ne fume plus, pour remplir l'heure vide qui suit les repas, je bois de l'eau-de-vie.
Bah! quand je verrai que je vais tout à fait appartenir à la maîtresse rousse, je me remettrai à fumer.
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Lundi 30 avril.—Les Daudet viennent déjeuner chez moi, et nous allons au vernissage, voir mon portrait de Raffaëlli. Une foule—ce jour select, comme jamais je n'en ai rencontré au Salon. On y étouffe.
Deux remarques: l'influence de Bastien-Lepage dans la peinture, et la vulgarisation des nuances anglaises esthetic dans la toilette de la femme française.
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Jeudi 3 mai.—Exposition des dessins de Hugo. Bien certainement ces dessins ont inspiré les fonds moyenâgeux des premières illustrations de Doré. Parmi les caricatures du caricaturiste énorme, le Chinois enthousiasmé, le Gamin ému, ont quelque chose de semblable à des charges par un artiste des cavernes, dans un quartier de roche.
Ce soir, comme je parlais au jeune Hugo, avec une grande admiration, des dessins de son grand-père, et comme je lui disais, comme les tons jaunâtres de ses vieilles pierres vermicellées faisaient bien dans le gris de l'encre des ciels, des terrains, des fonds, il m'apprenait que ces tons jaunâtres étaient obtenus avec du café sucré: ces croquis étant faits pour la plupart du temps, à la fin des repas, sur la table à manger.
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Vendredi 4 mai.—Hayashi vient me donner sa traduction des étiquettes de pivoines, qu'il m'a envoyées du Japon. Ces pivoines ont des dénominations, comme celle-ci: Nuage de bronze, Soleil levant du port, Bambou neigeux, Blanc de la Vie mondaine, Toilette légère, Parfum de manches des femmes.
Je vais dîner chez Pierre Gavarni qui arrive un peu en retard d'une chasse au sanglier à Chantilly, et l'on dîne gaiement.
Il y a un dîneur que j'ai déjà rencontré, un Marseillais, à l'oreille appartenant toute au chant des oiseaux, et qui n'en donne pas seulement le son, mais qui en répète, mot à mot, la chanson. Un curieux être, un amoureux, un passionné, un notateur des bruits musicaux de la Nature, et qui nous fait une imitation admirable du bruit du mistral dans les pins du Midi.
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Jeudi 10 mai.—On causait, ce soir, de l'aspect église, qu'ont, à l'heure présente, les temples de l'argent, et l'on décrivait le grand escalier du Comptoir d'escompte, l'élévation des salles, leur éclairage tamisé, enfin l'ensemble de dispositions architecturales donnant à un édifice un caractère religieux. Il était question des paroles à voix basse, qui se disaient avec une sorte de recueillement, devant cet autel de la pièce de cent sous, tout comme devant un autel, où figurerait la tête du Christ sur le voile de Véronique,—et même la remarque était faite de la physionomie de bedeaux, qu'avaient en ces endroits, les garçons de caisse.
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Dimanche 13 mai.—Comme je m'extasie devant Hayashi, sur la grâce voluptueuse, qu'Outamaro, mon artiste de prédilection, a mise dans ses longues femmes, et qu'à propos d'une planche des DOUZE HEURES, de cette impression, où d'une robe pâle, paraissant tissée de toiles d'araignée bleues, jaillit une petite épaule nue de femme, à la maigreur excitante, et que je lui dis qu'on sent chez l'artiste, un amoureux du corps de la femme, il me révèle qu'il est mort d'épuisement.
Et tout en feuilletant, d'une main rapide, mes albums, Hayashi a, de temps en temps, des petites gaîtés, des éclats de rire d'enfant, pendant lesquels il s'écrie: «De grands toqués, les artistes japonais, des toqués comme celui-ci, qui dans l'admiration d'un clair de lune, empêché de le voir par un coin du toit de son voisin, s'essaya à l'écorner avec sa lanterne, et brûla une partie de Yeddo.»
«Ah! c'est curieux, fait-il, quelques minutes après, en tombant sur un album de théâtre. Vous voyez cet acteur qui s'ouvre le ventre. Eh bien! c'est la représentation réelle d'une chose arrivée.
C'était un très grand acteur, engagé à jouer pour une société, une société seule. Sa belle-mère qui avait l'influence sur lui, contracte en son nom, un engagement avec un théâtre de Yeddo, engagement dont elle touche d'avance l'argent. Au moment de débuter, on lui reproche sa mauvaise foi, et dans la première représentation qu'il donne, et où il avait à représenter un hara kiri, il s'ouvre tout de bon le ventre.
À déjeuner, Hayashi cause nourriture japonaise, et me cite, comme un mets délicieux: une salade de poireaux et d'huîtres.
Questionné par moi sur les livres et les auteurs européens, en faveur au Japon, il me cite le CID de Corneille et les drames de Shakespeare,—ayant au fond une grande parenté avec les drames héroïques du théâtre Japonais.
Je pensais aux petits hasards curieux qui produisent de grands événements. Au fond ce sont bien certainement le voyage de Philippe Sichel, et plus tard le voyage de Bing, qui ont fait faire connaissance intime à l'Europe avec le Japon, et qui ont vulgarisé l'art de l'Empire du Soleil, en Occident.
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Mardi 15 mai.—Enfin, ce soir, dans l'effacement du crépuscule, le doux bruit humide de la pluie sur les feuilles neuves, avec cette fraîche et revivifiante senteur de la pousse des choses de la nature.
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Mercredi 16 mai.—Je me disais ce matin: Si je gagnais l'année prochaine cent mille francs avec GERMINIE LACERTEUX, j'achèterais la maison en face, et j'y ferais mettre cet écriteau: À louer à des gens, sans enfants, ne jouant d'aucun instrument de musique, et auxquels il ne sera permis, en fait d'animaux, que des poissons rouges.
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Samedi 19 mai.—Songe-t-on, combien ça vous rapporte d'être républicain, et se figure-t-on la place qu'aurait l'historien Aimé Martin, s'il était légitimiste?
Un mot caractéristique de ce temps. Grévy demandant au directeur des
Beaux-Arts, comment il trouvait le Salon de cette année?
—Pas d'oeuvre supérieure, mais une bonne moyenne.
—Très bien, répondit Grévy, c'est ce qu'il faut dans une république.
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Mercredi 23 mai.—Une jolie anecdote, que le général Abbatucci racontait sur lui-même, pendant la campagne de Crimée.
Lors du siège de Sébastopol, dans les trêves entre les deux armées, des bals furent donnés, où les officiers français tentèrent de plaire à des femmes russes. Et pour plaire, en ce moment, où l'on avait une chemise, lavée à la diable par un brosseur, c'était difficile. Le jeune officier n'imagina-t-il pas de repasser le col et les manches de cette chemise, avec ses étriers, dont il fit adroitement des fers à repasser,—repassage qui lui valut les plus grands succès.
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Jeudi 24 mai.—Le beau en littérature est peut-être d'être un écrivain, sans qu'on sente l'écriture.
Ah! si j'avais encore quelques années à vivre, je voudrais écrire sur l'Art Japonais un livre dans le genre de celui que j'ai écrit sur l'Art du dix-huitième siècle, un livre moins documentaire, mais un livre encore plus poussé vers la description pénétrante et révélatrice des choses.
Et ce livre je le composerai de quatre études: une sur Okousai le rénovateur moderne du vieil art japonais; une sur Outamaro, le Watteau de là bas, une sur Korin, et une autre sur Ritzono, deux célèbres peintres et laqueurs.
À ces quatre études, je joindrai peut-être une étude sur Gakutei, le grand artiste des sourimonos, celui qui dans une délicate impression en couleur, sait réunir le charme de la miniature persane et de la miniature du moyen-âge européen.
Quelqu'un conte qu'hier, il est entré chez une fleuriste du boulevard, et qu'un bouquet qu'il trouvait joli, on lui a fait tout bonnement cinq cents francs.
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Dimanche 10 juin.—On causait dans la journée, de Jules Breton, le peintre et le poète, qui a une propriété dans les environs d'ici. Une curieuse remarque à son sujet. Il peut faire de la peinture dix heures de suite, sans fatigue, tandis que lorsqu'il cherche des idées, des expressions, des mots, il est aussitôt pris de vertiges, de troubles de l'être, qui l'ont fait, depuis des années, renoncer à la poésie. Voici, il me semble, une preuve de la supériorité de notre métier.
Daudet commençant à souffrir, ce soir, de ses douleurs, et craignant l'envahissement général de son corps disait: «Quand ça commence, je me rappelle involontairement le vers de Virgile, sur l'incendie de Troie:
… … … Proximus ardet. Ucalegon… … …
Et il se met à parler, avec enthousiasme, de Théocrite, du rêve du poisson d'or, des pêcheurs dans leur cabane, si naturalistement décorée de filets.
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Mercredi 13 juin.—On parlait de la petite couche de civilisation, qui recouvre l'être le plus raffiné, et comme quoi, cet être redevenait primitif au bout de quelques jours. À l'appui de cette thèse, quelqu'un contait, qu'il avait connu une distinguée et charmante fille, qui embarquée dans une troupe de tableaux vivants, devant donner des représentations à la Nouvelle-Orléans, avait fait naufrage, et était restée dix-huit jours sur un radeau. Elle confessait, qu'au bout de trois ou quatre jours, toute pudeur était évanouie, et qu'on faisait ses besoins, l'un devant l'autre, et elle ajoutait qu'à la fin, les aliments manquant, on allait chercher dans les excréments, les haricots non digérés, pour les remanger.
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Jeudi 14 juin.—Rodin le sculpteur disparaît quelquefois de chez lui, pendant quelques jours, sans qu'on sache où il va, et quand il revient, et qu'on lui demande où il a été, il dit: «Je viens de voir des cathédrales!»
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Lundi 18 juin.—Il était question de la domestique qui nous a empoisonnés, il y a deux ou trois ans. Or Mme Daudet a appris depuis, que la misérable s'était vantée d'avoir fait passer, en deux jours, le lait d'une nourrice, avec laquelle elle était mal, et elle racontait, que le poisson acheté par ses maîtresses, elle le tenait, quatre ou cinq heures, sur le trou de l'évier, et que les oeufs envoyés de la campagne, elle les faisait cuire au four, dans de la bouse de vache.
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Dimanche 24 juin.—Ce matin, il est long, très long, Daudet, à ouvrir la porte du parc! Tout à coup il s'arrête, la clef encore dans la serrure, et me dit: «Quand j'ai pris possession de cette propriété, on m'a remis cette clef, et quand je l'ai mise dans la serrure de cette grille, où il y avait au-dessus un coup de soleil, dans le moment, à la fois un peu distrait, un peu pensant à autre chose, j'ai été surpris par le souvenir d'un bruit… oui, d'un bruit, du temps que j'avais six ans. Alors nous avions une vigne, aux environs de Nîmes, où nous allions manger des salades de romaine, des fruits… Ah, quand on allait là, c'étaient des joies de vacances… Eh bien, je m'attarde quelquefois à vouloir retrouver ce bruit, dont j'ai eu la sensation, la première fois, que j'ai ouvert cette porte.»
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Mardi 26 juin.—On cause collège, et de la férocité des pensums d'autrefois. À ce sujet, Daudet conte, qu'il était en sixième à neuf ans, et si petit, si petit, qu'il portait encore un pantalon fendu, et se tenait toujours le derrière contre les murs, afin que les grands ne lui tirassent pas dehors son pan de chemise, mais tout petit qu'il était, il se trouvait toujours dans les trois ou quatre premiers. Toutefois, son professeur était humilié de la petitesse de sa taille, de son air enfant, et pour s'en débarrasser, un jour, il lui donnait comme pensum, à copier six fois, mot à mot, le DE VIRIS ILLUSTRIBUS.
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Vendredi 29 juin.—Vous allez mieux, il me semble, disais-je, dans la matinée à Daudet.
«Mon cher, me répondait-il, vous savez, les gens qu'on crucifiait autrefois, on les déclouait un moment, pour les faire souffrir plus longtemps, eh bien, je suis dans un moment de déclouement.»
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Mardi 3 juillet.—Ce soir Daudet cause de son roman futur: «La petite Paroisse» dont l'embryon est en germe dans son cerveau.
L'IMMORTEL ne l'a pas amusé à faire, ne le satisfaisait pas complètement; il n'y trouve qu'une seule grande qualité: l'expérience de la vie. Il veut faire maintenant une oeuvre, où il mettra de lui, ce qu'il a de bon, de compatissant: sa pitié pour les misérables, les déshérités, les routiers. Son livre sera l'histoire d'un mari qui pardonne, et il s'étend sur la bêtise de tuer, pour l'homme qui aime, et qui détruit à jamais l'objet de cet amour. «Oui, reprend-il, ce sera une oeuvre de mansuétude.»
Et il mettra dans un coin de ce livre de pardon, toutes les notes qu'il a prises derrière les persiennes fermées de son beau-père, devant cette fontaine, à un carrefour de routes: notes écrites au crayon, où il fixait, comme un peintre, les mouvements, les poses, les attitudes des pauvres errants, et pour ainsi dire la mimique de leurs tergiversations, devant l'énigme et la chance des chemins, s'étendant devant eux.
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Vendredi 6 juillet.—Ce soir, au jour tombant, je passais devant l'Opéra déjà éclairé. L'illumination blanche dans le gris sépulcral de la pierre par le crépuscule, en faisait comme le palais fantomatique d'un fond de tableau de Gustave Moreau.
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Mardi 10 juillet.—C'est très singulier la myopie et le presbytisme de mes yeux. Ils ne voient pas sur une tête de faux cheveux, dans une bouche, de fausses dents, n'aperçoivent pas même une légère déviation de l'épine dorsale, chez une femme bien habillée, mais perçoivent les moindres mouvements moraux de la physionomie, percent sur une figure,—ce qui se passe dans sa cervelle ou son coeur.
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Jeudi 12 juillet.—Daudet m'a écrit, avant-hier, que Porel venait dîner aujourd'hui à Champrosay, et m'invite à me trouver avec lui, pour causer de GERMINIE LACERTEUX.
Je trouve en chemin de fer, Porel qui m'annonce que l'engagement de Réjane, pour GERMINIE LACERTEUX est signé, que les maquettes des décors sont tout près d'être terminées, que la pièce passera en novembre; et il me parle de la distribution ainsi faite dans sa pensée: Réjane, Germinie; Mme Crosnier, Mlle de Varandeuil; Mme Raucourt, Mme Jupillon; Dumény, Jupillon; Colombey, Gautruche, etc., etc.
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Vendredi 13 juillet.—Philippe Gille du Figaro, tombe à l'improviste ce matin, à déjeuner. Il est tout plein d'anecdotes, contées avec un amusant frétillement du facies, et entremêlées de jolies images, comme celle-ci, où à propos de l'émotion de Villemessant, dans une circonstance quelconque, il compare cette émotion, à l'envie de pleurer d'un monsieur, qui s'arrache un poil dans le nez.
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Samedi 14 juillet.—Ne sachant que faire ce soir, je vais voir la foule des fêtes. C'est en face de la tour Eiffel, du haut en bas du Trocadéro, une multitude noire, s'étageant debout ou assise, et au milieu de laquelle, s'élèvent les enveloppes de toile des magnolias, semblables à des tentes arabes, avec un horizon de lanternes rouges sur un ciel d'un bleu noir, où fulgure, par moments, un jet de lumière électrique, partant de l'établissement des phares. Une foule grouillante, susurrante dans son obscurité, et piquée, çà et là, du blanc d'une jaquette d'homme, du blanc d'un tablier de femme. Les femmes, un peu fiévreuses, un peu grisées, parlant haut ou chantonnant. De loin en loin, au milieu des gens assis à terre, un couple debout, où repose sur l'homme un geste de caresse de la femme.
Enfin le feu d'artifice, et l'on part, et sur les grands espaces bitumés, que font tout lumineux les illuminations, se voient de petites flaques d'eau, laissées par les femmes, en leurs émotions de la fête du 14 Juillet.
En revenant, je m'arrête devant un bal, improvisé sur la place des omnibus à Passy, et où valse avec une créature échevelée, un pétrin vêtu d'un tricot à bandes blanches et bleues, à cru sur la peau, en tablier de grosse toile, les jambes nues, et qui, à la clarté d'un feu de Bengale rouge, allumé sur le pavé, avec sa figure blême, ses cheveux et ses savates poudrés de farine, a l'air d'un pétrin fantastique valsant dans la réverbération de son four.
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Dimanche 15 juillet.—Ce matin, en ouvrant le Figaro, je lis que Paul Margueritte s'est noyé près de Fontainebleau. Je le revois avec sa figure de gentil Pierrot fatidique, même en nos soupers, je le vois avec la triste figure de Pierrot noyé, que devait avoir le pauvre cher garçon. Déjà deux fins tragiques parmi les jeunes de mon grenier: Robert Caze et Margueritte.
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Lundi 16 juillet.—Une singulière impression, en reconnaissant, ce matin, sur une lettre qu'on me remet au lit, l'écriture de Margueritte. Ce n'est pas lui qui s'est noyé, mais le critique Hennequin, se baignant avec Redon.
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Mardi 17 juillet.—Je suis enfin débarrassé des enfants hurleurs du fond de mon jardin. Les parents ont loué un appartement à Paris, où on va les caserner. Ah! les pauvres co-locataires qu'ils vont avoir, que je les plains!… Et dire que je dois cette délivrance à un vol fait chez eux, l'année dernière. Les braves voleurs, si je savais dans quelle prison ils sont, je leur enverrais un paquet de tabac tous les mois.
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Mercredi 18 juillet.—Pélagie a un peignoir au fond noir, sur lequel sont jetées des fleurs voyantes de toutes sortes. Dans le jardin, les papillons voltigent autour de cette robe, et un petit pierrot qu'on a eu, un moment, dans la cuisine, voletait toujours autour de cette robe, dans les plis de laquelle il aimait à se fourrer, comme dans une touffe de fleurs.
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Lundi 23 juillet.—La jouissance de mon oeil devant certains sourimonos, qui ne sont, pour ainsi dire, que des compartiments de couleur, juxtaposés harmonieusement, et qui contiennent un morceau bleu, sur lequel sont jetés de petits carrés d'or; un morceau jaune, sur lequel sont gravées en creux des tiges de pin, au milieu de nuages; un morceau de blanc, traversé par des grues qui ont le relief d'un gaufrage; un morceau de noir, avec des caractères qui ont l'air d'insectes d'argent. Cette jouissance, il me semble, ne peut être partagée que par un oeil japonais.
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Mardi 24 juillet.—L'idée, que la planète la Terre peut mourir, peut ne pas durer toujours, est une idée qui me met parfois du noir dans la cervelle. Je serais volé, moi qui n'ai fait de la littérature, que dans l'espérance d'une gloire à perpétuité. Une gloire de dix mille, de vingt mille, de cent mille années seulement, ça vaut-il le mal que je me suis donné, les privations que je me suis imposées? Dans ces conditions n'aurait-il pas mieux valu coucher avec toutes les femmes désirables, que j'aurais rencontrées, boire toutes les bouteilles de vin, que j'aurais pu boire, et paresser imbécilement et délicieusement, en fumant les plus capiteux cigares.
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Samedi 28 juillet.—«Le Président de la République, me demandez-vous, quel homme c'est? s'écrie un graveur en train de faire son portrait, c'est un homme qui ne peut pas supporter un pli sur lui, voilà! Ah!… les portraits officiels, je sais ce que c'est maintenant.»
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Mercredi 1er août.—Le fer à gaufres, à oublies, à toutelots, ces trois fers, servant à faire les vieilles pâtisseries de la Lorraine, et que je regardais dans la cuisine, de Jean d'Heurs, on me dit qu'on n'en fabrique plus, et que dans les successions et les ventes des antiques familles, on se les arrache.
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Mardi 21 août.—On parlait dans une maison, où j'étais, d'une branche de la famille, tombée presque dans la pauvreté, alors que la maîtresse de la maison s'écriait: «Vous concevez, des gens, qui depuis cinq générations, font des mariages d'inclination!»
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Mercredi 29 août.—Visite à Saint-Gratien. Je trouve Popelin d'une pâleur un peu effrayante. Je monte avec lui dans sa chambre, et cette montée lui donne une respiration toute haletante. Il me dit au bout de quelques minutes, où il peut parler: «Oui, ça va mieux, mais je ne puis dîner à table, ça me fatigue… puis quand plusieurs personnes parlent autour de moi, je continue à éprouver un singulier phénomène: des battements dans une oreille, avec une inquiétude à l'épigastre… Et le beau de cela, mon cher, c'est la comédie avec les médecins: l'un me dit que j'ai un coeur, comme il n'en a jamais rencontré; les autres ce sont les poumons, et le reste qu'ils trouvent admirables… Enfin, j'espère me remettre avec du repos, de petites promenades, un séjour à Arcachon.»
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Dimanche 2 septembre.—Mes nuits sont si pleines de cauchemars, si anxieuses, qu'elles me font presque redouter le sommeil. Barbey d'Aurevilly m'avouait, il y a quelques années, les mêmes appréhensions. Et ce qu'il y a de particulier dans ces cauchemars, c'est toute cette humanité de rêve que j'y rencontre: ces visages de vieillards, d'hommes faits, d'enfants, si sournois, si impitoyablement gouailleurs, si méchamment fermés, ces visages diplomatiques, d'un machiavélisme que montrent seulement les plus mauvaises figures de la vraie humanité, et qui vous laissent la sensation d'une intimidation, douloureusement indéfinissable,—des figures que je voudrais décrire, le matin, si le rêve ne vous laissait pas des êtres qu'il fabrique, des impressions, si effacées, si délavées.
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Vendredi 7 septembre.—Le succès présent du roman russe est dû, en grande partie, à l'agacement qu'éprouvaient nos lettrés spiritualistes, de la popularité du roman naturiste français, et qui ont cherché le moyen d'enrayer ce succès. Car incontestablement, c'est la même littérature; la réalité des choses humaines vue par le côté triste, non lyrique, le côté humain,—et non par le côté poétique, fantastique, polaire, de Gogol, le représentant le plus typique de la littérature russe.
Or, ni Tolstoï, ni Dostoïewski, ni les autres à leur suite, ne l'ont inventée cette littérature russe de l'heure présente, ils nous l'ont prise, en la mâtinant très fort de Poë. Et l'homme qui a le mieux servi cette hostilité du classicisme et du romantisme, a été M. de Vogüé, qui a attribué à une littérature étrangère, une originalité qu'elle n'avait pas, et lui a apporté une gloire, qui nous était légitimement due.
Aussi a-t-il bien mérité de l'Académie, qui l'appellera, selon l'antique formule, prochainement dans son sein[1].
[Note 1: C'était vraiment pas mal prophétisé. Trois mois après, le 22 novembre 1888, M. de Vogüé avait le fauteuil.]
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Jeudi 13 septembre.—Retrouvé ce soir, chez Daudet, Sivry le musicien, que j'avais rencontré autrefois chez Burty. Le blanc de l'oeil brillant, fiévreux, avec quelque chose de fou dans toute l'allure du corps, mais dans cette tête de toqué, une immense mémoire musicale des musiques de tous les pays et de tous les temps, avec une prédilection pour les chants populaires, pour les chants des provinces françaises, qu'il a récoltés en grande partie, dit-il, chez les bonnes, qu'il a eues à son service.
Et il nous exécute un chant de prisonnier de la prison de Nantes, la prison de Carrier sous le règne de la guillotine, dont l'orchestration inspirée par le son des cloches, a un grand caractère.
Puis, il nous joue des pavanes, des passecailles, des menuets, où, avec des notes de musique, il se montre comme un historien de la gravité du grand siècle louisquatorzien.
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Samedi 15 septembre.—Ce soir, Daudet dit qu'il n'y a pas de livre, sur le compte duquel son jugement ne change pas, quand il le relit au bout de dix ans, et plaisante un peu l'immuabilité des religions littéraires de sa femme, restant constamment et fidèlement attachée à Leconte de Lisle, aux Goncourt, etc., et se servant du mot manie, pour caractériser ce manque d'évolution de l'esprit de sa femme. Mme Daudet se fâche un peu, et c'est une grosse discussion.
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Lundi 17 septembre.—Conversation à déjeuner, où Daudet raconte, qu'avant-hier au VIEUX GARÇON, il a causé avec les cabaretiers, qui lui ont dit: leur famille tenir ce cabaret, depuis quatre générations; mais qu'autrefois, c'était uniquement la marine qui fréquentait l'endroit, et que depuis trente ans seulement, les bourgeois avaient l'habitude d'y venir. Causerie coupée par des ressouvenirs sur la batellerie de l'époque, sortant de la bouche édentée d'un vieux du pays, buvant un demi-setier de vin à une table voisine: ressouvenirs donnant toute la coloration de l'époque, en quelques mots.
Et causant de l'intérêt qu'aurait, le Livre de vérité, de ce cabaret au siècle dernier, nous arrivons à parler de l'étude d'après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire, étude commencée au dix-huitième siècle, par Restif de la Bretonne, Jean-Jacques Rousseau, Diderot, et complètement enrayée par ce mouvement littéraire, rapporté des pays exotiques par Bernardin de Saint-Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français.
Comme là-dessus, Daudet disait les belles choses qu'il y aurait à écrire, en faisant causer des vieilles gens de la province, je lui avouais, qu'au commencement de ma carrière, j'avais été mordu de l'envie de faire un volume des bonshommes de la Lorraine, dans les premières années du siècle, d'après les racontars récoltés dans le pays de ma naissance, et qu'à l'heure présente, c'est un de mes grands regrets de ne l'avoir pas fait, ce volume!
Au retour d'une promenade en landau, où nous avons traversé Essonne, ces ouvriers à paniers noirs au bras, avec la fatigue molle de leurs démarches, avec la tristesse qu'emporte au dehors, l'ouvrier de l'usine, du travail renfermé, avec la pâleur de leur visage dans le crépuscule, nous ont laissés tout mélancoliques. Nous nous mettons à table, où a été invité Drumont, et poursuivis par les images du chemin, nous nous entretenons de l'amélioration du sort de ces hommes, de l'injustice des trop grosses fortunes. Et nos paroles remuent beaucoup de choses, et Drumont le chrétien et le socialiste, se déclare contre le revenu de l'argent, contre l'héritage: déclaration qui fait entrer Mme Daudet, dans une belle colère, pendant qu'elle couve, de la tendresse de ses yeux, ses trois enfants, et que Drumont répète assez drolatiquement: «Que voulez-vous, je suis sociologue… mon état est d'être sociologue!»
Après dîner, Drumont qui a apporté, en placards, un chapitre de son livre sous presse, nous lit ce chapitre ayant pour titre: L'Héritier, et où il vaticine le peuple,—le peuple de la Panthère des Batignolles,—comme l'héritier, futurement proche, de la richesse bourgeoise, tout comme la petite bourgeoisie a été héritière, en 1792, par la guillotine et la spoliation des biens nationaux.
Le mirobolant de la fin du chapitre, c'est de montrer la députation conservatrice et religieuse de la Bretagne, composée en partie de petits-fils de guillotineurs et de spoliateurs de 93, ce qui les fait ressembler, dit-il assez plaisamment, à des gens qui ont volé un paletot avec une décoration, et qui usent du paletot et de la décoration.
Il y a dans ce que Drumont nous a lu, une hauteur philosophique qui ne se trouvait pas dans la FRANCE JUIVE, puis la documentation concernant les personnes, mises en scène, me semble plus sévèrement contrôlée, et vraiment l'on éprouve une satisfaction à voir imprimées avec cette bravoure, en ce temps de lâcheté littéraire, des choses que tout le monde pense, et que lui seul a le courage d'écrire.
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Mardi 18 septembre.—Il était question d'une bonne, sortie d'une maison, en disant à la maîtresse: «C'est trop honnête chez vous… il n'y a pas de secrets, pas de profits!»
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Samedi 22 septembre.—Ce matin, Daudet entre dans ma chambre, disant: «Voilà deux ou trois jours que je suis tourmenté par une idée de livre!
MOI.—Quel livre?
DAUDET.—Ce seraient mes «Essais de Montaigne» mais dans une forme, amenant le renouvellement de ces Essais. Vous savez, ce que vous me disiez du désir que vous avez eu de voyager autrefois en maringote, et vous vous rappelez les projets amusants des parcours des environs de Champrosay, faits ensemble, dans une de ces voitures. Eh bien, ce serait une société dans deux maringotes, s'arrêtant, chaque soir, dans un coin de nature… et là, une causerie sur les plus grands sujets… cela me permettrait d'éjaculer un tas de choses, que j'ai en moi, et que je ne serais pas fâché de voir sortir… Tenez, jeudi, je me suis laissé aller à émettre devant des jeunes, deux ou trois idées, qu'il serait vraiment dommage de laisser perdre.
MOI.—Certes une jolie imagination… quelque chose comme un Decameron philosophique… mais, vous avez d'autres livres à faire avant… ça, c'est un bouquin d'arrière-saison!
DAUDET.—Oui, oui, certainement, si j'avais dix ans devant moi… Eh, mon Dieu, je ne parle pas de la mort… mais de la diminution de l'intelligence, à laquelle, mon cher ami, je suis peut-être condamné par ma maladie.
MOI.—Allons, êtes-vous bête… Permettez-moi d'être cruel… Mettons les choses au pis… Est-ce que Henri Heine n'a pas conservé sa faculté de travail jusqu'au dernier moment?… Et vous, jamais votre cerveau n'a été plus enfanteur.
DAUDET (absorbé et tout à son idée).—Vous comprenez bien toute la variété qu'il y aurait là dedans… depuis les plus grands problèmes sociaux jusqu'au petit caillou de la route… Tenez, le premier soir, le crépuscule amènerait une grande causerie sur la peur… Et aussi les épisodes de la journée… Au fait, ce ne seraient pas des chapitres, mais des haltes, qui feraient les divisions de mon livre… Puis vous concevez, mes voyageurs seraient de vrais êtres… Je mettrai en contact deux jeunes ménages, deux hommes et deux femmes de tempéraments différents… Oh, pas d'enfant, de peur de donner un caractère de sensiblerie à la chose.
MOI.—Si, j'y mettrais un enfant, moi, mais pas le moutard spirituel, pas l'enfant sentimentalement ventriloque du théâtre, j'y mettrais un bébé comme Mémé, un enfant de deux à trois ans, qui y jetterait le gazouillis d'un petit être de grâce, dans le sérieux des paroles.
DAUDET.—Ma seconde maringote serait amusante. Elle contiendrait une collection de domestiques, impossibles, terribles, dont les brouilles amèneraient une interruption dans le voyage.
MOI.—Mais pas de Midi, pas de Midi là dedans… vous l'avez épuisé.
DAUDET.—Non, on partirait de Paris… On irait lentement… je vois trois journées jusqu'au VIEUX GARÇON… Tout d'abord, le voyage dans cette banlieue de canailles, que sont les paysans des environs de Paris… Et je ne manquerai pas de rappeler ce fait… une potée de fumier jetée à ma femme bien mise, par un enfant… reconnaissant que ce ne sont pas des saltimbanques dans la voiture.
MOI.—Mais un livre comme ça, mon petit, ça ne se fait pas en un an. C'est un livre de longues méditations, de profondes songeries.
DAUDET.—Oui, oui… d'autant plus que ce livre, il faudrait le préparer par un voyage, fait par soi-même, choisir ses décors… Enfin, je ne sais, il me semble que ce livre irait à la trépidation de mon cerveau… à mon état maladif, quoi!
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Jeudi 27 septembre.—Journée passée avec le colonel Alessandri, le colonel du régiment, dans lequel est incorporé Léon Daudet: une journée redoutée à tort. Les spécialistes, parlant de leur chose, sont toujours intéressants, et puis là, l'amour du métier est toujours mêlé à l'amour de la patrie. Ces Corses ont une vitalité fiévreuse du corps, un incendie de l'oeil qui dit des énergiques, des déterminés.
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Dimanche 7 octobre.—Voici Dumény, qui entre chez moi, l'air gauche, et qui, après beaucoup de circonlocutions, me demande si je voudrais bien lui confier le manuscrit de GERMINIE LACERTEUX, dont Porel ne veut lui donner connaissance que par la lecture aux acteurs. Je sens qu'il a la frousse, et qu'en disant qu'il aime la bataille, il a une petite terreur d'une salle soulevée de dégoût. Et il laisse échapper qu'il craint que j'aie noirci Jupillon et adouci Germinie. Ça promet des embêtements futurs.
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Mardi 9 octobre.—Plus tard, par tout le papier, conservé précieusement, en ce temps, sur les hommes de lettres, on connaîtra à fond les écrivains contemporains et l'on verra que les écrivains qui ont fait des chaussons de lisière à Clairvaux ou qui méritaient d'en faire, n'ont jamais écrit que des oeuvres vertueuses, des oeuvres ohnetes, ainsi que Rops l'orthographie drolatiquement, dans une de ses lettres, tandis que les vrais honnêtes hommes n'ont écrit que des oeuvres soulevant l'indignation du public, et méritant les foudres des tribunaux correctionnels.
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Jeudi 11 octobre.—J'ai reçu hier une lettre de Jules Vidal, qui me demande à tirer une pièce de mon roman des FRÈRES ZEMGANNO, en collaboration avec Byl. Il y a une vingtaine de jours, la même demande m'était faite par Paul Alexis et Oscar Méténier, et je leur avais donné l'autorisation sollicitée.
Aujourd'hui, dans un pèlerinage à travers les boutiques de japonaiseries, j'ai l'idée de dédommager Vidal de sa déconvenue, en lui faisant faire une pièce de la FILLE ÉLISA, sur un mode très chaste, et où un acte serait la mise en scène complète d'une condamnation à la cour d'assises, et où l'avocat, dans sa défense, raconterait toute la vie de l'accusée: une exposition tout à fait originale, et qui n'a point encore été tentée au théâtre.
Puis, tout en battant le pavé, et m'échauffant la cervelle de mon accès de fièvre dramatique, je me disais qu'il fallait faire la pièce moi-même, et je ne sais comment ma pensée allait encore à la FAUSTIN, avec l'idée d'en tirer une autre pièce, songeant à faire de GERMINIE LACERTEUX, de la FILLE ÉLISA, de la FAUSTIN, une trilogie naturiste.
Peut-être, dans deux ou trois jours, cette foucade théâtrale sera-t-elle passée, mais aujourd'hui je suis mordu par le désir d'écrire ces pièces.
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Dimanche 14 octobre.—Octave Mirbeau vient aujourd'hui, un moment, au grenier. Le malheureux a une fièvre, dont il ne peut se débarrasser, et qui le prend à six heures du soir et le quitte à une heure du matin, le laissant, tout le jour du lendemain, brisé, incapable de travail.
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Lundi 15 octobre.—Avoir besoin de rationner ses lectures dans un moment d'oisiveté de l'esprit, où l'on voudrait lire tout ce qu'on n'a pas lu. Ah ces yeux!… oui, je consentirais à devenir plutôt cul-de-jatte qu'aveugle!
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Jeudi 18 octobre.—Ce soir, Rosny s'ouvre sur sa famille, parle de ses frères et de ses soeurs, nous entretient de sa petite fille, incomplètement allaitée par sa jeune femme de seize ans, et qu'il a été au moment de perdre.
Et il dit avec la voix et les expressions de caresse lui venant à la bouche, quand il parle de ses enfants, que le médecin lui ayant annoncé qu'il n'y avait plus d'espoir à garder, et qu'il fallait seulement songer à la soulager, il avait jeté les drogues dans la cheminée, et l'avait, ainsi qu'il le raconte dans un de ses romans, promenée, bercée dans ses bras vingt-quatre heures, et que le petit être intelligent s'était laissé faire, et avait eu soudain un sourire, dans l'aube du jour… Elle était guérie!
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Dimanche 21 octobre.—Huysmans nous raconte avoir passé, en curieux, dix-huit jours à Hambourg, dans le spectacle d'une prostitution, comme il n'y en a nulle part: une prostitution pour matelots, supérieure aux maisons Tellier du quartier Latin; une prostitution pour banquiers, recrutée parmi des Hongroises de 15 ou 16 ans, et où l'on couche dans des chambres fleuries d'orchidées.
Et c'est amusant de l'entendre décrire cette ville, à la mer lilas, au ciel de papier brouillard, cette ville affairée toute la journée, se transformant le soir, en une kermesse, qui dure toute l'année, et où l'or gagné, tout le long du jour, se répand et se déverse, la nuit, dans les readdek opulents.
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Lundi 22 octobre.—Antoine vient déjeuner, ce matin, à Auteuil, pour s'entendre sur la distribution de la PATRIE EN DANGER.
Il a l'aspect d'un abbé, précepteur dans une riche famille bien pensante, d'un abbé toutefois, qui doit jeter sa redingote ecclésiastique aux orties, mais rien dans la physionomie et la tournure d'un homme de théâtre. Malgré qu'il se défende d'être acteur comique, d'être homme à belle prestance, je l'ai décidé à prendre le rôle du comte, le rôle de soutènement de la pièce. Mlle Leroux doit jouer la chanoinesse, et Mevisto, Boussanel.
Quoiqu'un peu battu de l'oiseau, par sa mauvaise soirée de vendredi, il croit à des pièces futures qui feront flamber d'enthousiasme la salle du Théâtre-Libre, et il espère toujours avoir prochainement cette salle qui lui permettra de jouer une centaine d'actes, par an, et faire jaillir des auteurs dramatiques, s'il y en a vraiment en herbe.
Au fond, ce petit homme est l'ouvrier d'une radicale rénovation théâtrale, et si, comme il le disait, elle ne se fait pas chez lui, elle se fera forcément sur les autres scènes, et quelle que soit la fortune de son entreprise théâtrale, il est bien certainement le rajeunisseur du vieux théâtre.
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Mardi 23 octobre.—Les retrouvailles bizarres de la vie. Dans le troisième volume de notre JOURNAL (pages 289-290), au milieu du récit de la maladie et de la mort de mon frère, je parle de la rencontre journalière, dans le bois de Boulogne, d'un garçonnet souffreteux, d'un garçonnet ayant la gentillesse d'une fillette, d'un garçonnet, au cache-nez prenant autour de son cou l'aspect d'une châle, et toujours accroché au bras d'un original vieillard.
Aujourd'hui, une femme en deuil dépose chez moi une lettre, avec une photographie du garçonnet du bois de Boulogne, et qu'elle m'envoie, comme une carte de souvenir de l'enfant, dont j'ai tracé un si charmant portrait, me remerciant d'avoir fait revivre l'être bien-aimé.
Dans la lettre, est contenu un article de Renan sur cet Antoine Peccot, mort à vingt ans, et qui suivant les cours de mathématiques transcendantales de Bertrand, avec sa figure enfantine, avait fait penser à l'illustre mathématicien, que son jeune auditeur ne pouvait comprendre des spéculations aussi hautes. Et un jour, Bertrand l'avait interrogé et charmé de sa précocité, en avait fait son élève particulier.
À la suite de la mort de cet enfant, de ce tout jeune homme, deux proches parentes qui l'avaient élevé, amoureusement soigneuses de la mémoire du cher petit, voulant que la fortune qui devait un jour appartenir au jeune savant, appartînt tout entière à la science qu'il avait cultivée, par une donation anticipée, fondaient au Collège de France, une rente annuelle en faveur d'un étudiant pauvre, ayant déjà fait ses preuves dans les hautes études mathématiques.
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Jeudi 25 octobre.—À mon arrivée, chez Daudet, il me dit: «Avez-vous lu la note du Gil Blas d'hier?—Non.—Eh bien, la note dit que Réjane est engagée pour la pièce de Sardou au Vaudeville, et que vous ne serez probablement pas joué à l'Odéon.»
Hervieu et Rosny surviennent, et l'on cause. Daudet raconte que le premier gros argent, qu'il ait touché, c'est lors de la publication de FROMONT ET RISLER, et que revenant de chez Charpentier, un peu éplafourdi de sa vente, et une poche de son paletot pleine de billets de banque, de louis d'or et de pièces de cent sous, il s'était mis à répandre tout ça à terre, devant sa femme, et à danser autour une danse folle, qu'il baptisait le pas de Fromont.
Puis la conversation devient sérieuse, et l'on s'entretient de la force vitale du mal, des atomes crochus qui font que le poitrinaire recherche la poitrinaire, le fou, la folle, comme pour le réengendrer, en le doublant ce mal,—ce mal qui pourrait peut-être mourir, s'il restait isolé.
Et Daudet parle de l'admiration, de l'espèce de culte pour le mal, chez les médecins, les infirmiers, citant l'enthousiasme lyrique d'un frère Saint-Jean-de-Dieu pour la plaie du petit Montegut, chantant sa beauté, la comparant à une pivoine.
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Vendredi 26 octobre.—Il y a dans le demi-réveil du matin, au lendemain d'une mauvaise nouvelle, un moment anxieusement trouble, le moment où l'on se demande encore, un peu endormi, si la chose arrivée est véritablement vraie, ou si elle n'a pas été seulement rêvée… Ah! c'est fait pour moi, cette pièce qu'on ne jouera pas, après sa réception, son annonce toute l'année, le mot de Réjane: «À bientôt!…» C'était ma dernière cartouche à tirer, et je tenais à la tirer… Mais cette malechance qui m'a poursuivi toute ma vie!
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Samedi 27 octobre.—Rassérènement complet. Porel m'écrit que la note du Gil Blas ne veut rien dire, et qu'on lira GERMINIE LACERTEUX, le lendemain de la reprise de CALIGULA, c'est-à-dire le 8 novembre.
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Lundi 29 octobre.—Peut-être y a-t-il dans mon goût pour la japonaiserie, l'influence d'un oncle, l'oncle Armand, le frère préféré de ma mère.
Il avait été officier de hussard sous l'Empire, et il était le type de ce joli et charmant officier de cavalerie légère, à la chevelure et aux moustaches blondes, comme papillotées. Et quand il fut marié, et qu'il eut acheté une maison à Bellevue, il se prit, je ne sais comment, d'une passion pour la chinoiserie, et comme il n'était pas seulement un aquarelliste distingué, mais qu'il était encore très adroit de ses délicates mains, il fabriqua pour cette maison de campagne de Bellevue, tout un mobilier d'un chinois tout à fait extraordinaire pour le temps, et l'on conserve encore chez mes petits cousins de Courmont, une lanterne peinte et sculptée, qui, avec sa fine découpure, ses émaux, ses verres coloriés, ses cordelettes de soie, semble une lanterne confectionnée à Pékin.
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Dimanche 4 novembre.—Chez Charpentier, ce soir, un monsieur vient à moi, que je ne reconnais pas tout d'abord. C'est Zola, n'ayant plus sa tête du portrait de Manet, un moment retrouvée, mais si changé, avec de tels trous aux pommettes, un si immense front sous ses cheveux rebroussés, que vraiment dans la rue, je serais passé à côté de lui, sans lui donner la main.
Devant notre étonnement, où il y a un peu d'effroi de son changement, il nous conte comment il a été amené à cet amaigrissement. À la représentation d'ESTHER BRANDÈS, au Théâtre-Libre, il se rencontrait dans un corridor avec Raffaëlli, et en dépit de tout l'effacement possible de son corps, ayant peine à lui laisser le passage, s'échappait à dire: «C'est embêtant d'avoir un bedon, comme ça!—Vous savez, lui jetait Raffaëlli, en se dégageant, il y a un moyen très simple de maigrir, c'est de ne pas boire en mangeant.»
À déjeuner, le lendemain, la phrase de Raffaëlli lui revenant, il se mettait à dire: «Tiens, si je ne buvais pas!» À quoi Mme Zola répondait que ça n'avait pas le sens commun, et que du reste, elle était bien sûre qu'il ne pourrait pas le faire. Là-dessus contradiction et picotage entre le mari et la femme,—et Zola ne buvait pas au premier déjeuner, et continuait le régime pendant trois mois.
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Lundi 5 novembre.—En allant à ROLANDE, dans le tête-à-tête du coupé, Daudet me raconte comment il est arrivé à faire une pièce, à la suite de l'IMMORTEL, en en cherchant une dans le roman, et se voyant empêché de la faire. Il me joue presque une des scènes qui est en germe dans son cerveau, une scène d'empoisonnement. La duchesse ruinée et se refusant au divorce, le jeune Astier a la tentation de l'empoisonner, et l'empoisonnement est joliment imaginé. D'un flacon de cyanure qu'il vient d'enlever à une maîtresse qui voulait se suicider, par suite du désespoir d'être quittée par lui, il verse quelques gouttes dans un verre d'eau que lui a demandé la duchesse, mais au moment où elle va boire, il lui dit, pris d'un remords soudain: «Ne bois pas!» La femme qui a le sens de ce qui se passe, lui jette un poverino, où il y a comme une maternité pardonnante, et lui tend les papiers du divorce.
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Mercredi 14 novembre.—Aujourd'hui, c'est la lecture de GERMINIE LACERTEUX, à l'Odéon.
Une émotion qui me fait sauter de mon lit de très bonne heure, et un état nerveux qui me rend le transport en voiture insupportable, comme inactif, et me fait descendre longtemps, avant d'arriver au théâtre.
Porel lit, et lit très bien la pièce. La lecture produit un grand effet. On rit et on a la larme à l'oeil. Dumény, qui, avant de connaître la pièce, m'avait laissé voir la peur, qu'il avait de son rôle, l'accepte gaiement. Quant à Réjane, elle me semble tout à fait tentée du rôle, par une curiosité brave.
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Mardi 20 novembre.—Un jeune interne, qui vient me voir, ce soir, me disait que les femmes ayant confié le secret de leur maladie à un médecin, ont pour sa discrétion, une reconnaissance attendrie touchant à l'amour. Et quand, il ne devient pas leur amant, ce médecin a sur elles, la puissance d'un confesseur.
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Jeudi 22 novembre.—Cette GERMINIE LACERTEUX me met dans un état nerveux, qui me réveille tous les matins, à quatre heures, et me donne une fièvre de la cervelle, où tout éveillé, je vois jouer la pièce, dans des transports d'enthousiasme d'un public de songes.
Daudet est, dans le moment, tout pris, tout absorbé, tout dominé par la lecture des ENTRETIENS d'Eckermann avec Goethe. Il déplore que nous n'ayons pas chacun de nous, un Eckermann, un individu sans vanité personnelle aucune, mettant, selon mon expression, tout ce qui flue de nous, dans les moments d'abandon ou de fouettage par la conversation: enfin toute cette expansion de cervelle ou de coeur, bien supérieure à ce que nous mettons dans nos livres, où l'expression de la pensée est, comme figée par l'imprimé.
Là-dessus, Daudet se met à parler des gens de valeur, que des circonstances, la paresse, n'ont jamais laissé se produire, et qui meurent tout entiers, faute d'un Eckermann, et le nom d'un ami lui vient à la bouche, comme celui d'un de ces hommes, tout plein de choses délicates, et qui aura passé dans la vie, sans laisser de trace.
Cet ami, il nous le montre assis en face de lui, en plein jour, devant une bouteille de champagne, chez Ledoyen. Et tout à coup déposant son verre, avec des larmes dans les yeux, en disant: «Ah! c'est plus fort que moi, je ne peux pas ne pas toujours y penser!» Daudet comprenait, que c'était de son jeune enfant, mort il y avait deux ans, qu'il parlait. Alors le père lui racontait, que l'entendant, une nuit, tout doucement pleurer dans son lit, il lui demandait ce qu'il avait, et que l'enfant lui répondait: «Ça m'ennuie de mourir!» Et l'ami retendait son verre, et continuait à boire avec des yeux aigus, regardant dans le vide.
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Vendredi 23 novembre.—Oh l'argent! les pièces de cent sous, ça ne me représente rien: ce sont comme des palets de jeu de tonneau, que j'échange contre des jouissances des yeux… Mais, ce qu'ils m'auront coûté ces gredins!
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Samedi 24 novembre.—Battu toute la soirée, la rue du Rocher, la rue des Martyrs, pour trouver le décor du tableau de l'engueulement, à la porte d'un marchand de vin. C'est peut-être enfantin de ma part, car j'ai la conviction, que Porel et le décorateur ne tiendront compte ni de mes croquetons, ni de mes notes. Mais il faut tout faire, pour s'approcher de la vérité,—après quoi, arrivera ce qu'il voudra.
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Dimanche 25 novembre.—Bracquemond a été invité, un jour, par le procureur impérial, à venir regarder le bourreau toucher chez lui son argent, à l'effet de voir sa main. À ce qu'il paraît, c'est le procureur royal, impérial, ou de la République, qui paye en personne le bourreau, et sans que celui-ci donne un reçu. Donc la pile de pièces de cent sous, était posée sur un coin de la table. Le bourreau entra, salua. Le procureur impérial, d'un geste lui montra l'argent, et alors Bracquemond vit la pile de pièces de cent sous disparaître, sous une main d'un format et d'une épaisseur, comme il n'en avait jamais vu. Quel était ce bourreau? Bracquemond ne se le rappelle plus.
Ce soir, chez Daudet, sur ma déploration du manque d'argent, pendant toute ma jeunesse, Daudet et Drumont parlent en choeur, et content l'affreuse lutte de leurs premières années, avec le logeur, la crémerie, le fripier.
Drumont rappelle un endroit, où il y avait une poule, qui mangeait entre vos jambes, et qui faisait dire: «Est-ce que vous venez à la Poule?» Et là, son déjeuner se composait de quatre sous de moules, de deux sous de pain, et d'un demi-verre de vin. «Mais ce qui m'a fait souffrir le plus dans ce temps, s'écrie l'écrivain anti-sémitique, ce sont les pieds, oui, les chaussures. J'avais découvert un Décroche-moi ça, près de Saint-Germain-l'Auxerrois, presque en face des Débats… Mais quelles chaussures, et qu'elles faisaient mal aux pieds!»
Et Daudet raconte, qu'après une nuit passée, avec Racinet, dans les bois près de Versailles, ils avaient été réduits à manger du pain, à déjeuner… mais qu'ils en avaient mangé pour dix-sept sous. Il parle encore de sa joie, quand il avait la fortune de posséder six sous, pour acheter une bougie, une bougie, qui lui promettait toute une nuit de lecture.
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Lundi 26 novembre.—La première répétition de GERMINIE LACERTEUX, un peu débrouillée, et où Porel m'a convoqué.
Enchantement du jeu intelligent, discret, non appuyé de Réjane, qui, dans le tableau des fortifications s'offre et se donne dans un abandonnement, si joliment chaste.
À mon grand regret, je suis forcé de quitter le théâtre, au moment où l'on va représenter le tableau des sept petites filles, que Porel a eu la chance de réunir, et me voilà à la mairie, pour le mariage de Georgette Charpentier, toute charmante dans une de ces toilettes esthetic de la Grande-Bretagne, qui va à sa beauté ophélique, à sa grâce névrosée.
Il n'est que trois heures et demie. Je recours à l'Odéon, à l'instant où l'on reprend, une seconde fois, le dîner des sept petites filles, qui avec le bruit, les rires, la jacasserie qu'y a introduits Porel, sera bien certainement un des clous de la pièce[1].
[Note 1: Ici je me suis complètement trompé dans mes prévisions, car c'est la scène qui a manqué de faire tomber la pièce, mais en dépit des sifflets qui l'ont accueillie, je maintiens que c'est une jolie et originale scène.]
Il y a une petite Jésus de cinq ans, toute dormichonnante dans sa fourrure, et qu'on tient éveillée, et qu'on fait jouer, en lui promettant un biscuit, une bambine qui est toute drôlette. Puis c'est une fillette de dix ans, une petite-fille de Bouffé, qui rend gravement son rôle à Porel, parce qu'elle ne le trouve pas assez important.
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Mardi 27 novembre.—En maniant ces jolités,—c'est le nom que leur donne le: Catalogue de feu Son Altesse Royale le duc Charles de Lorraine et de Bar, ces jolités faisant partie de cette vitrine, que je commence, d'objets à l'usage de la femme du dix-huitième siècle, en touchant et retouchant ces étuis, ces flacons, ces ciseaux, ces navettes, qui ont été, pendant des années, les outils des travaux d'élégance et de grâce des femmes du temps, il vous arrive de vouloir retrouver les femmes, auxquelles ils ont appartenu, et de les rêver ces femmes,—le petit objet d'or ou de saxe, caressé des doigts de votre main.
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Mercredi 28 novembre.—Un landau vient me prendre à onze heures, je vais chercher les Daudet, et nous nous rendons chez les Charpentier.
Un long temps pour organiser le cortège. Mme Daudet fait la remarque de la parfaite ressemblance des noces des gens riches avec les noces des ouvriers, et comme les gens distingués, dans l'attifement de ce jour, deviennent communs, et comme on croirait que ça doit finir, le soir, par une goguette.
La mariée est toute charmante, sous le blanc argenté de la soie Récamier, sa jupe sans taille tombant avec les plis d'une tunique, et de coquets entrelacements de fleurs d'oranger, lui courant à la hauteur des hanches sur sa robe de dessus. Et ç'a été vraiment un féerique spectacle; quand la messe finie et la porte de l'église ouverte, un coup de soleil y est entré, et enveloppant la mariée dans la blancheur transparente de son voile, l'a donnée à voir, une seconde, dans la lumière électrique d'un coup de théâtre.
Un joli moment, avant le lunch, que la distribution par la mariée à ses amies, des pétales d'oranger de sa robe: pétales dont le nombre figure les années, qu'elles ont encore à attendre, pour se marier. Jeanne Hugo me montrant sa main ouverte, où il y en avait deux, me dit: «Dans deux ans!» et je crois, en me disant cela, qu'elle regarde Léon Daudet.
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Jeudi 29 novembre.—Aujourd'hui, à la mairie des Batignolles, dans un conseil de famille, convoqué par Mme de Nittis, je suis près de Claretie, qui veut bien me dire que je devrais faire une pièce tirée de CHÉRIE, que c'est tout à fait un tableau du monde, et comme je lui répondais que je ne voyais pas de pièce dans le roman, et que j'ajoutais, que j'avais été au moment de lui présenter la PATRIE EN DANGER, il me faisait cette objection: «Il y a, voyez-vous, dans votre pièce, l'acte de Verdun… c'est grave pour un théâtre de l'État… au Théâtre-Libre, c'est autre chose, et ça se comprend très bien, qu'Antoine vous joue.» Aurait-il, quand je l'ai fait tâter par Febvre, pris conseil du ministère, d'après le ton qu'il a mis à ses paroles?
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Vendredi 30 novembre.—Répétition à l'Odéon.