Journal des Goncourt (Troisième volume): Mémoires de la vie littéraire
The Project Gutenberg eBook of Journal des Goncourt (Troisième volume)
Title: Journal des Goncourt (Troisième volume)
Author: Edmond de Goncourt
Jules de Goncourt
Release date: November 21, 2005 [eBook #17123]
Most recently updated: December 13, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreading Team
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JOURNAL DES GONCOURT MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE
TROISIÈME VOLUME 1866-1870.
PARIS, G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS, 11, RUE DE GRENELLE. 1888
QUATRIÈME MILLE
JOURNAL DES GONCOURT
ANNÉE 1866
1er janvier.—Le Havre. J'entendais, ce soir, à table d'hôte, des capitaines de vaisseaux marchands, parler, la rougeur au front, du règne de la paix à tout prix de Louis-Philippe, et où le canon français saluait toujours le premier. Un gouvernement a encore plus besoin qu'un homme, de donner de lui l'idée qu'il est capable de se battre.
* * * * *
—J'avais bu hier du porto. Voici ce que j'ai rêvé cette nuit.
J'arrivais en Angleterre avec Gavarni. A l'entrée d'un jardin, où se pressait beaucoup de monde, j'ai perdu Gavarni.
Alors je suis entré dans une maison, et je me suis senti transporté, comme par des changements à vue, de pièce en pièce, où des spectacles extraordinaires m'étaient donnés.
De ces spectacles, je ne me rappelle que cela; le reste avait disparu de moi au réveil,—quoique j'aie gardé une vague conscience que cela avait duré longtemps, et que bien d'autres scènes s'étaient déroulées dans mon rêve. J'étais dans une chambre, et un monsieur, en chapeau noir, donnait de furieux coups de tête dans les murs, et au lieu de s'y briser la tête, y entrait, en sortait, y rentrait encore. Puis je me trouvais couché dans une grande salle, sur un lit, dont la couverture était faite de deux figures pareilles à ces monstrueux masques de grotesques des baraques de saltimbanques, et cette couverture à images en relief se levait et s'abaissait sur moi, et bientôt la couverture ne fut plus faite de ces visages de carton, mais d'un dessus d'homme et d'un devant de femme, semblables à ces peaux de bêtes dont on fait des descentes de lit, et d'un immense semis de fleurs, à propos desquelles je faisais la remarque que j'avais la sensation de leurs couleurs, mais non la perception:—la couleur dans le rêve est comme un reflet dans les idées et non une réflexion dans l'oeil. Et cela aussi, fleurs et couple, s'agitait sur moi, absolument comme les flots de la mer du théâtre, et sur tout mon corps, je sentais un chatouillement dardé.
Après, dans une autre salle, étroite, haute comme une tour, j'étais attaché par les pieds, la tête en bas, nu, sous une cloche de verre, et il me tombait sur le corps une masse de petites étincelles, d'une lumière verdâtre, qui m'enveloppaient la peau, et qui à mesure qu'elles tombaient, me procuraient le sentiment de fraîcheur d'un souffle sur une tempe baignée d'eau de Cologne.
Enfin j'étais lancé, précipité de très haut, et j'éprouvais une volupté non pas douloureuse, mais d'une anxiété délicieuse: il me semblait passer par des épreuves maçonniques, dont je n'avais pas l'effroi, mais dont la surprise m'apportait un imprévu saisissant.
C'étaient des jouissances, comme l'émotion d'un péril d'où l'on serait sûr de sortir, et qui vous ferait passer dans le corps un frisson de plaisir peureux.
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—La Normandie est le pays de tous les poncifs: l'architecture gothique, le port de mer, la ferme rustique avec de la mousse sur le toit.
—Balzac a supérieurement compris la mère dans BÉATRIX, dans LES PARENTS PAUVRES, etc. Les petites pudeurs n'existent pas pour les mères: elles sont, comme les saintes et les religieuses, au-dessus de la femme. Une mère est tombée chez moi, un matin, me demander où était son fils, en me disant qu'elle irait le chercher n'importe où!—On devine le n'importe où.
—C'est un malheur pour voyager en France d'être Français. L'aile du poulet d'une table d'hôte va toujours à l'Anglais. Et pourquoi? C'est qu'un Anglais ne regarde pas le garçon comme un homme, et que tout domestique qui se sent considéré comme un être humain, méprise celui qui le regarde ainsi.
—En France, la femme se perd bien plus par le romanesque que par l'obscénité de ce qu'elle lit.
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6 janvier.—Dîné avec Flaubert à Croisset. Il travaille décidément quatorze heures par jour. Ce n'est plus du travail: c'est la Trappe. La princesse lui a écrit de nous, au sujet de notre préface: «Ils ont dit la vérité, c'est un crime!»
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—L'antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs.
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8 janvier.—J'ai comme une courbature morale de toute l'occupation qu'on a eue de nous. Le bruit à la fin fait trop de bruit. On aspire à du silence autour de soi.
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—Il y a des fortunes qui crient: «Imbécile!» à l'honnête homme.
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—L'imagination du monstre, de l'animalité chimérique, l'art de peindre les peurs qui s'approchent de l'homme, le jour, avec le féroce et le reptile, la nuit, avec les apparitions troubles; la faculté de figurer et d'incarner ces paniques de la vision et de l'illusion, dans des formes et des constructions d'êtres membrés, articulés, presque viables—c'est le génie du Japon.
Le Japon a créé et vivifié le Bestiaire de l'hallucination. On croirait voir jaillir et s'élancer du cerveau de son art, comme de la caverne du cauchemar, un monde de démons-animaux, une création taillée dans la turgescence de la difformité, des bêtes ayant la torsion et la convulsion de racines de mandragore, l'excroissance des bois noués où le cinips a arrêté la sève, des bêtes de confusion et de bâtardise, mélangées de saurien et de mammifère, greffant le crapaud au lion, bouturant le sphinx au cerbère, des bêtes fourmillantes et larveuses, liquides et fluentes, vrillant leur chemin comme le ver de terre, des bêtes crêtées à la crinière en broussaille, mâchant une boule avec des yeux ronds au bout d'une tige, des bêtes d'épouvante, hérissées et menaçantes, flamboyantes dans l'horreur.—dragons et chimères des Apocalypses de là-bas.
Nous Européens et Français, nous ne sommes pas si riches d'invention, notre art n'a qu'un monstre, et c'est toujours ce monstre du récit de Théramène, qui, dans les tableaux de M. Ingres, menace Angélique de sa langue en drap rouge.
Au Japon, le monstre est partout. C'est le décor et presque le mobilier de la maison. Il est la jardinière et le brûle-parfum. Le potier, le bronzier, le dessinateur, le brodeur, le sèment autour de la vie de chacun. Il grimace, les ongles en colère, sur la robe de chaque saison. Pour ce monde de femmes pâles aux paupières fardées, le monstre est l'image habituelle, familière, aimée, presque caressante, comme est pour nous la statuette d'art sur notre cheminée: et qui sait, si ce peuple artiste n'a pas là son idéal?
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—Pourquoi pas un ordre du jour à la Mairie pour les belles actions civiles, comme à la caserne pour les actions d'éclat?
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—L'avarice des gens très riches de ce temps-ci a découvert une jolie hypocrisie: la simplicité des goûts. Les millionnaires parlent de la jouissance de dîner au bouillon Duval et de porter des sabots à la campagne.
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10 janvier—… Sainte-Beuve est bien triste. Il se plaint de souffrances intérieures, qu'il exprime par des mouvements de vrille de ses doigts. Il a rédigé son testament et il va se faire faire une opération… ajoutant, avec un sourire douloureux, que les chirurgiens ont de la répugnance à ouvrir sa vieille peau.
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15 janvier.—Dîner Magny.
Taine proclame que tous les hommes de talent sont des produits de leurs milieux. Nous soutenons le contraire. Où trouvez-vous, lui disons-nous, la racine de l'exotisme de Chateaubriand: c'est un ananas poussé dans une caserne! Gautier vient à notre appui, et soutient pour son compte que la cervelle d'un artiste est la même du temps des Pharaons que maintenant. Quant aux bourgeois, qu'il appelle des néants fluides, il se peut que leur cervelle se soit modifiée, mais ça n'a pas d'importance.
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—Se trouver en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d'une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là, à l'heure où l'esprit échappe au travail et se sauve de la journée; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites; se livrer et se détendre; écouter et répondre; donner son attention aux autres ou la leur prendre; les confesser ou se raconter; toucher à tout ce qu'atteint la parole; s'amuser du jour présent, juger le journal, remuer le passé, comme si l'on tisonnait l'histoire, faire jaillir au frottement de la contradiction adoucie d'un: Mon cher, l'étincelle, la flamme ou le rire des mots; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments; voir ses paroles passer sur l'expression des visages, et surprendre le nez en l'air d'une faiseuse de tapisserie, sentir son pouls s'élever comme sous une petite fièvre et l'animation légère d'un bien-être capiteux; s'échapper de soi, s'abandonner, se répandre dans ce qu'on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d'indigné; avoir la sensation de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées, qui vous écoutent; jouir des sympathies qui paraissent s'enlacer à vos paroles et pressent vos pensées, comme avec la chaleur d'une poignée de main; s'épanouir dans cette expansion de tous, et devant cette ouverture du fond de chacun; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes dans la communion des esprits: la conversation,—c'est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant!
Et quelle joie de nature égale cette joie de société que l'homme se fait!
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—Tous les observateurs sont tristes et doivent l'être. Ils regardent vivre. Ils ne sont pas des acteurs, mais des témoins de la vie. De tout ils ne prennent rien de ce qui trompe ou de ce qui grise. Leur état normal est la sérénité mélancolique.
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—Une des plus grandes révolutions contemporaines est celle du rire. Le rire était autrefois un Roger Bontemps: aujourd'hui c'est un aliéné. Le comique de ces années-ci, en son insanité nerveuse, est un des modes de l'épilepsie. Il y a de la danse de Saint-Guy et de l'Odryana d'agités: c'est Bicêtre arrachant l'hilarité avec le sabre de Bobèche.
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—Les plus luxueux trousseaux de femmes, les chemises de noces des jeunes filles qui apportent six cent mille francs de dot, sont façonnés à Clairvaux. Voilà le dessous de toutes les belles choses du monde.
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—J'ai toujours entendu parler avec vénération et admiration des travaux des Bénédictins. Il semblait que ces gens eussent poussé le travail, la patience et la conscience aux dernières limites.
J'ai lu ces jours-ci, LA LISTE DES PORTRAITS GRAVÉS du Père Lelong. On n'imagine pas un catalogue aussi peu renseigné, aussi sommaire, aussi incomplet, aussi mal fait. Le moindre travail de catalographie de notre temps lui est cent fois supérieur par la science et la recherche. L'histoire, décidément, et dans ses parties les plus secondaires, ne commence qu'au XIXe siècle.
Ce catalogue m'a fait voir dans les Bénédictins d'aimables épicuriens du travail, faisant des recherches, comme on fait la sieste entre de bons repas et de paresseuses promenades: leurs travaux, ce sont les après-dînées de l'abbaye de Thélème.
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Vendredi 19 janvier.—J'ai vu, ce soir, le premier acte de MARION DELORME, dans l'alcôve d'un quatrième des Batignolles, dont on avait retiré le lit et les rideaux. C'est un ménage bourgeois éperdu de littérature, et où s'abat, presque tous les soirs, la petite bande d'art poussée à la suite de Baudelaire, cultivant Poë et le haschich, tous d'un aspect pas mal blafard.
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—Il y a de la pacotille dans l'humanité, des gens fabriqués à la grosse, avec la moitié d'un sens, le quart d'une conscience. On les dirait nés après ces grandes rafles de vivants, au moyen âge, où des hommes naissaient inachevés, avec un oeil ou quatre doigts, comme si la Nature, dans le grand coup de feu d'une fourniture, pressée de recréer et de livrer à heure fixe, bâclait de l'humanité.
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21 janvier.—Ce gouvernement est vraiment lâche. Dans l'exposé des théâtres de l'Empire, pendant l'année 1866, on trouve de secrètes félicitations et de transparents encouragements à Pipe-en-bois, à la justice duquel, on remet dans la personne du public, la police du goût.
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—Pouchet, chez Flaubert, raconte qu'on lui a supprimé dans l'Opinion nationale, une phrase qui relatait la belle conformation du cerveau de M. de Morny. Les partis ne veulent pas même d'une autopsie favorable à un ennemi.
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—Une porcelaine fêlée a pour moi le son d'une chose blessée.
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—A la Bibliothèque, dans la salle de lecture, j'ai vu, en passant, un homme qui lisait; il avait dans la main la main d'une jeune femme assise à côté de lui. J'ai repassé deux heures après. L'homme lisait toujours, et il avait toujours la main de la jeune femme dans la main. C'était un ménage allemand. Non, c'était l'Allemagne.
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—Ce qui entend le plus de bêtises dans le monde, est peut-être un tableau de musée.
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—Les époques et les pays où la vie est bon marché, sont gais. Une des grandes causes de tristesse de notre société, c'est l'excès du prix des choses, et la bataille secrète de chacun avec l'équilibre de son budget.
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—Chose singulière! la poésie chinoise—celle du moins qu'on connaît—est classique. Des poésies de l'époque des Thang, la philosophie épicurienne au bord des eaux, l'éternelle invitation à la tasse, font vaguement rêver à un Horace de Rotterdam.
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—La méchanceté dans l'amour, que cette méchanceté soit physique ou morale, est le signe de la fin des sociétés.
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—Le journal a tué le salon, le public a succédé à la société.
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—Il en est des petites filles jolies trop jeunes, comme de ces journées où il fait beau trop matin.
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—Dernièrement, le fils d'une femme du peuple a quitté la maison de commerce où il était, en disant que c'était «un état où on ne parlait jamais de vous».
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J'ai peur de l'avenir d'un siècle où tout le monde voudra avoir une carrière de vanité et de bruit.
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1er février.—Quelqu'un nous dit qu'on nous joue à Montparnasse. Une curiosité d'enfant nous fait monter dans un fiacre, nous cahotant dans des rues obscures qui n'en finissent pas. Puis tout à coup le gaz flambant de pâtisseries, de charcuteries, de marchands de vin, de cafés. Un théâtre d'où sortent des hommes en blouse, et des femmes qui remettent à la porte leurs sabots sur leurs chaussons. Dans la salle un public moitié composé d'ouvriers et de portiers retraités de leurs cordons.
Nous avons d'abord vu jouer la CHAMBRE ARDENTE, où, quand la Brinvilliers empoisonne, j'entends des femmes derrière moi lâcher: La garce! Un enfant est fort curieux de savoir si on verra Henri IV dans la pièce, et le demande plusieurs fois avec instance à sa mère. Au fond un public naïf sur lequel la pièce historique exerce une fascination. Car c'est incontestable, les costumes du passé, de grands noms vaguement entendus et le lointain d'une ancienne époque, imposent au peuple et le pénètrent d'un respect religieux qu'il n'a pas pour les drames qu'il coudoie, pour les personnages de son temps.
Enfin on nous joue. Tomber du Théâtre-Français à Montparnasse, à ces voix cassées par les petits verres, à ces habits d'écrivain public au dos de vos jeunes premiers, à ces inintelligences du dire… enfin à la caricature de la merveilleuse mise en scène qui a été. C'est curieux… On reste même auteur là, on sent son coeur se porter en avant dans la poitrine, comme pour porter secours à ces mauvais cabots, à leur mémoire qui trébuche, aux estropiements imbéciles de votre style… Le public m'a paru tout prendre assez bien. Il a un peu ri seulement au mot de la mère à sa fille: «C'est à moi, ça!» J'aurais mis: «Tu es à moi, mon trésor» qu'il aurait été ravi,—absolument, disons-le, comme le public des Français. Il se passera en effet encore bien du temps avant que le mot vrai ne tue le canaille du mot noble.
En sortant de la chose représentée dans ces conditions, j'ai entendu un ouvrier dire: «Ça ne fait rien, ça doit être joliment le chic du grand monde!»
Au fond, nous avons souffert tout le temps, comme un homme qui verrait tutoyer sa maîtresse, chez un marchand de vin, par des hommes de barrière.
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—Il y a une certaine couleur raisin de Corinthe, qui paraît affectée aux redingotes des vieux acteurs.
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—Apprendre à voir est le plus long apprentissage de tous les arts.
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—Il est de si petits historiens de grandes choses, qu'ils font penser à ces huîtres qui attestent un déluge.
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—La femme a été constituée par Dieu la garde-malade de l'homme. Son dévouement ne surmonte pas le dégoût, il l'ignore.
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—Tous les côtés forts du jeune homme, aujourd'hui tournés vers l'intrigue, la fortune, la carrière, étaient tournés autrefois vers ou contre la femme. Toute vanité, toute ambition, toute intelligence, toute fermeté et résolution d'action et de plan: ça allait à l'amour.
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—Un homme qui a dans le visage quelques traits de don Quichotte, a quelque chose de sa noblesse d'âme.
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—On n'a pas assez remarqué, combien il arrive souvent que les fils des pères—malheureux—sont les portraits de leurs pères. Leurs mères semblent les avoir conçus, dans la pensée fixe et peureuse de l'image du mari qu'elles trompaient. Ils ressemblent à leur père, comme l'enfant de la peur d'une petite fille ressemblerait à Croquemitaine.
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—Le XIXe siècle est à la fois le siècle de la Vérité et de la Blague.
Jamais on n'a plus menti ni plus cherché le vrai.
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—L'assassinat politique est la mise en jeu du plus grand sentiment héroïque des temps modernes. Et quand il réussit, n'est-ce pas très souvent l'économie d'une révolution par le dévouement d'un seul? Et enfin, l'assassin politique, n'est-ce pas un monsieur qui se met à la place du bon Dieu, volant pour signer l'histoire d'un temps, la griffe de la Providence?
Voyez ce qu'a produit la bombe Orsini! L'Italie est libre,—et peut-être la papauté, c'est-à-dire la catholicité, mourra de cette bombe!
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—Mauvais temps pour nous que ces temps. La prétendue immoralité de nos oeuvres nous dessert auprès de l'hypocrisie du public, et la moralité de nos personnes nous rend suspects au pouvoir.
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—Il y a du raisonneur de l'ancienne comédie dans le médecin moderne.
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—A l'heure qu'il est, il n'y a pas un petit journaliste de province qui ne trouve la plus minuscule salle de spectacle de sous-préfecture, déshonorée par la représentation d'HENRIETTE MARÉCHAL.
* * * * * —Pour une comédie, le mot superbe d'un de nos jeunes parents: «En telle année, mon père meurt… Bon!»
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—J'ai rarement vu à un amateur l'air amusé par l'art d'une chose. Tous me rappellent toujours un peu celui-là, qui passait sa vie à étudier des dessins anciens. Il n'en avait jamais vu un seul,—il ne regardait que les marques.
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—Taine m'envoie son livre. Il a ramassé toute l'Italie en trois mois: les tableaux, les paysages, la société,—cette société si impénétrable; enfin le passé, le présent, l'avenir.
Heureusement qu'il y a de grandes indulgences pour les légèretés des hommes sérieux.
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8 février.—A une soirée chez la princesse Mathilde.
Ce que j'aime surtout dans la musique: ce sont les femmes qui l'écoutent.
Elles sont là, comme devant une pénétrante et divine fascination, dans des immobilités de rêve, que chatouille, par instants, l'effleurement d'un frisson.
Toutes, en écoutant, prennent la tête d'expression de leur figure. Leur physionomie se lève et peu à peu rayonne d'une tendre extase. Leurs yeux se mouillent de langueur, se ferment à demi, se perdent de côté où montent au plafond chercher le ciel. Des éventails ont, contre les poitrines, un battement pâmé, une palpitation mourante, comme l'aile d'un oiseau blessé; d'autres glissent d'une main amollie dans le creux d'une jupe; et d'autres rebroussent, avec leurs branches d'ivoire, un vague sourire heureux sur de toutes petites dents blanches. Les bouches détendues, les lèvres doucement entr'ouvertes, semblent aspirer une volupté qui vole.
Pas une femme n'ose presque regarder la musique en face. Beaucoup, la tête inclinée sur l'épaule, restent un peu penchées comme sur quelque chose qui leur parlerait à l'oreille; et celles-ci, laissant tomber l'ombre de leur menton sur les fils de perles de leur cou, paraissent écouter au fond d'elles.
Par moments, la note douloureusement raclée sur un violoncelle, fait tressaillir leur engourdissement ravi; et des pâleurs d'une seconde, des diaphanéités d'un instant, à peine visibles, passent sur leur peau qui frémit; suspendues sur le bruit, toutes vibrantes et caressées, elles semblent boire, de tout leur corps, le chant et l'émotion des instruments.
La messe de l'amour!—on dirait que la musique est cela pour la femme.
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—Le courage et la gloire d'un civil est de penser trop tôt.
—L'infirmité du bonheur de l'homme est faite de son sentiment du passé et de l'avenir. Son présent souffre toujours un peu du souvenir ou de l'espérance.
—Demander à une oeuvre d'art qu'elle serve à quelque chose: c'est avoir à peu près les idées de cet homme qui avait fait du «Naufrage de la Méduse» un tableau à horloge, et mis l'heure dans la voile.
—On rencontre des hommes si bassement attachés à la religion d'une mémoire célèbre, qu'ils vous font l'effet de laquais d'une immortalité.
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12 février.—Mme Sand vient aujourd'hui dîner à Magny. Elle est là, à côté de moi, avec sa belle et charmante tête, dans laquelle, avec l'âge, s'accuse, de jour en jour, un peu plus le type de la mulâtresse. Elle regarde le monde d'un air intimidé, jetant dans l'oreille de Flaubert: «Il n'y a que vous ici qui ne me gêniez pas!» Elle écoute, ne parle pas, a une larme pour une pièce de vers de Hugo, à l'endroit de la sentimentalité fausse de la pièce…
Ce qui me frappe chez la femme-écrivain, c'est la délicatesse merveilleuse de petites mains, perdues, presque dissimulées dans des manchettes de dentelle.
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—C'est le paradis moderne pour le peuple que ces pièces à grand spectacle du boulevard. Ce que la cathédrale gothique avec ses pompes et ses richesses était à l'imagination du moyen âge, le truc l'est au rêve du titi. Au ciel du faubourg Saint-Antoine, le corps de ballet remplace les Anges et les Dominations.
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—L'amour moderne, ce n'est plus l'amour sain, presque hygiénique du bon temps. Nous avons bâti sur la femme comme un idéal de toutes nos aspirations. Elle est pour nous le nid et l'autel de toutes sortes de sensations douloureuses, aiguës, poignantes, délirantes; en elle et par elle, nous voulons satisfaire l'insatiable et l'effréné qui est en nous. Nous ne savons plus tout bêtement et simplement être heureux avec une femme.
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—Il y a un Beau, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du Beau.
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14 février.—… Dans un coin du salon, une femme, encore étonnée de la chose et n'en revenant pas, conte la curieuse paternité d'un publiciste célèbre. D'abord la déclaration du publiciste à la mère, qu'il ne peut faire le bonheur complet de sa fille. Puis le mariage suivi d'un voyage en Italie, où il manque toujours le couronnement de l'édifice. Enfin le retour en France et la vie commune, où au bout de quelque temps il dit tout à coup à sa femme: «Mais ne trouvez-vous pas qu'un intérieur où il n'y a pas d'enfant, ce n'est pas complet? Là-dessus une invitation à dîner à un auteur dramatique, une invitation demandant sa collaboration d'une manière presque transparente. L'auteur dramatique ayant éludé cette bonne fortune, il charge sa femme de chercher de son côté, et elle trouve un père, auquel le publiciste a envoyé par dépêche télégraphique la nouvelle de la mort de leur fille.
Et tout cela avec une telle naïveté, une si grande bonne foi cynique, une si naturelle absence de sens moral, qu'il est impossible de démêler ce qu'il y a de vérité ou de mensonge dans cet amour pour cette fille morte…. Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels, déconcertent toutes les notions que l'on a sur la famille, le mariage, le coeur humain; en sorte que cet homme apparaît comme le sphinx des cocus.
Entre, au milieu de notre conversation, Dumas père, cravaté de blanc, gileté de blanc, énorme, suant, soufflant, largement hilare. Il arrive d'Autriche, de Hongrie, de Bohême…. il parle de Pesth où on l'a joué en hongrois, de Vienne où l'empereur lui a prêté une salle de son palais pour faire une conférence; il parle de ses romans, de son théâtre, de ses pièces qu'on ne veut pas jouer à la Comédie-Française, de son CHEVALIER DE MAISON-ROUGE qui est interdit, puis d'un privilège de théâtre qu'il ne peut pas obtenir, puis encore d'un restaurant qu'il veut fonder aux Champs-Élysées.
Un moi énorme, un moi à l'instar de l'homme, mais débordant de bonne enfance, mais pétillant d'esprit: «Que voulez-vous, reprend-il, quand on ne fait plus d'argent au théâtre qu'avec des maillots… qui craquent… Oui, ç'a été la fortune d'Hostein… Il avait recommandé à ses danseuses de ne mettre que des maillots qui craquassent… et toujours à la même place… Alors les lorgnettes étaient heureuses… Mais la censure a fini par intervenir… et les marchands de lorgnettes sont aujourd'hui dans le marasme… Une féerie, une féerie? Vous savez… il faut que les bourgeois disent en sortant: «Les beaux costumes! Les beaux décors! mais qu'ils sont donc bêtes les auteurs!» C'est un succès quand on entend ça!»
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—Les antipathies sont un premier mouvement et une seconde vue.
—De grands événements sont souvent confiés à de petits hommes, comme ces diamants que les joailliers de Paris donnent à porter à des gamins.
—Du haut d'un quatrième, c'est étonnant comme des hommes, une masse d'hommes ne semblent plus des individus, des êtres humains, des semblables, du prochain, mais une espèce de troupeau, une fourmilière, une bête énorme qui grouille et qui remue. Dans la rue, vous vous sentez coudoyer l'âme par le passant; de là-haut, votre pensée lui marche sur la tête comme sur quelque chose d'anonyme, d'impersonnel, d'inconnu, d'étranger qui est en bas, là-dessous. L'optique du trône doit être cela.
—Une façon rapide de faire son chemin est de monter derrière les succès. A ce métier-là, on est bien un peu crotté, on risque bien d'attraper quelques coups de fouet, mais on arrive, comme les domestiques à l'antichambre.
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—Certaines charges de ce temps-ci sont des cauchemars d'observation. Ce genre d'imitation qui entre dans la peau d'une bêtise ou d'une crapulerie, cette vérité prise sur le cru, ces idiotismes du peuple, cette lanterne magique des cancans populaires,—c'est un des sens les plus propres, les plus personnels à notre époque.
Il règne, dans ce temps, une fureur impitoyable de vérité qui éclate avec ses caractères les plus frappants dans ces drôleries à froid, dans ce déshabillé de la basse humanité du XIXe siècle. C'est une horrible dissection de génie, faite avec un cynisme qui ne laisse rien d'une société sans y toucher, et qui ferait frémir, si elle ne violait le rire.
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—Le manque de rapport entre le revenu et la dépense de la vie actuelle, doit amener fatalement le viager de la fortune, de la rente, de l'argent. Ce sera peut-être la révolution naturelle de la propriété, de l'héritage et de la famille.
—La musique est ce qui enlève le plus la femme au-dessus de la vie, ce qui lui donne le plus de dégoût pour le rationnel et l'existant. Peut-être est-ce ce qu'on devrait le moins lui apprendre, car c'est lui créer un sens d'aspiration à ce qui n'est pas.
—Les petits esprits, qui jugent hier avec aujourd'hui, s'étonnent de la grandeur et de la magie de ce mot avant 1787: le Roi. Ils croient que cet amour du Roi n'était que la bassesse des peuples. Le Roi était simplement la religion populaire de ce temps-là, comme la Patrie est la religion nationale de ce temps-ci. Et peut-être, quand les chemins de fer auront rapproché les races, mêlé les idées, les frontières et les drapeaux, il viendra un jour où cette religion du XIXe siècle paraîtra presque aussi étroite et petite que l'autre.
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21 février.—Il y a des morts si soudaines de jeunes filles, qu'elles ressemblent à des assassinats de la Mort. L'autre jour, chez la princesse, nous mettions, dans sa voiture, en l'éclat de toute sa jeune beauté, Mlle R***. Aujourd'hui le Figaro m'apprend qu'elle est morte… Un détail, affreusement dramatique qu'on me donne: sa mère paralysée de tout le corps n'ayant pu l'embrasser pendant son agonie, on la lui apporta morte. Elle n'a pu que baiser son cadavre.
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—Je remarque que les fougueux célébrateurs du nu, des vieilles civilisations athlétiques et gymnastiques, sont en général de cagneux universitaires, au pauvre et étroit torse, enfermé dans un gilet de flanelle.
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—Un de ces soirs, j'ai vu au Théâtre-Français, après le MALADE IMAGINAIRE, ce qu'on appelle la Cérémonie. Cérémonie c'est bien le mot. C'est une solennité. Rien de plus curieux: c'est antique, archaïque, presque gothique. On est reporté au temps du comique gaulois, du grand siècle, du bon goût et des pissotières dans les grands appartements de Versailles.
De majestueux faisceaux de seringues marchent, comme des haches de consuls, devant le rire… Les manteaux, les robes, l'hermine, les bonnets carrés des hommes et des femmes, la pourpre universitaire, le personnage du praeses, le latin de cuisine et de latrine, les réponses du clysterium dare, le plain-chant de Diafoirus et de Purgon, font songer à un paranymphe du Mardi-Gras à la Sorbonne, et à la Messe rouge d'une rentrée de cour d'apothicaires en belle humeur. J'avais beau me dire que j'étais dans la maison de Molière, je me croyais plutôt au théâtre de la Foire—avec ou sans grande lettre.
Et dans la salle, le public riait sans s'arrêter, d'un rire délicat, français, national.
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—Les souverains ne rendent officiellement visite qu'à l'argent. Ils ne vont pas chez un grand homme; ils vont chez l'homme aux millions, comme s'il était le seul digne de les recevoir. Et cela depuis trois siècles, c'est Louis XIV et Fouquet, Louis XV et Bouret, etc.
—J'ai entendu dire à un médecin: L'âme est une non-valeur.
—Il n'y a de bon que les choses exquises.
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24 février.—Dîner Magny.
… Cette nature si féminine de Sainte-Beuve a cela surtout de la femme, qu'il se met en colère, quand il sent avoir tort.
Quelqu'un raconte que Bastide, étant en prison, avait fait la connaissance d'un voleur. Bastide sorti de prison, ce voleur le rencontrant, le saluait, et Bastide lui adressait la parole, le prêchant un peu. Un jour il vit son homme qui ne le saluait plus, il alla à lui, se disant qu'il devait avoir commis quelque mauvais coup. L'homme abordé et interrogé, après beaucoup de tergiversations, lui dit: «C'est que je suis de la Police!»
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25 février.—C'est le nil admirari en marbre, que le garçon de café. Le nimbe d'un Jésus à Emmaüs cerclerait la tête d'un dîneur ou bien le truc d'une féerie enlèverait tout à coup la robe d'une femme, qu'il continuerait à servir la femme, comme si elle était habillée, où le dîneur comme s'il était un simple mortel.
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—Quelle ironie! Les gens d'esprit, de génie, se tuant toute leur vie pour cette grosse bête de public, tout en méprisant, au fond de leur coeur, chaque imbécile qui le compose.
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—Ce soir, une jeune fille me disait qu'elle avait commencé à écrire un journal, et qu'elle s'était arrêtée, par peur de l'entraînement de cette causerie confidentielle avec elle-même. La femme a comme une pudeur de se voir toute et de regarder au fond d'elle.
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—Combien vivons-nous peu, les uns et les autres!… Taine, avec son coucher à 9 heures et son lever à 7, son travail jusqu'à midi, son dîner d'heure provinciale; ses visites, ses courses aux bibliothèques, sa soirée après son souper, entre sa mère et son piano;—Flaubert, comme enchaîné dans un bagne de travail;—nous, dans nos incubations cloîtrées sans nulle distraction ou dérangement de monde et, de famille, sauf un dîner de quinzaine chez la princesse et quelques courses d'aliénés de la curiosité sur les quais.
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—Quelle ligue de toutes les médiocrités, de toutes les impuissances pour faire un Ponsard, contre un Hugo.
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—Y a-t-il eu des envies qui ont dû couver contre nous, pour éclater ainsi? Et pourquoi nous envie-t-on? Il n'y a au fond que deux choses à envier en nous, deux choses dont nos envieux se passent parfaitement: notre affection et notre honorabilité.
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—Le jour s'éteint. Un certain bleuissement blanchâtre, pareil à une pâleur de lune, commence à glisser sur les dalles du quai. Une lumière n'ayant plus de soleil et n'étant plus que du jour mort, laisse paraître, dans des tons froids et dépouillés, la tristesse et la platitude des maisons sales, des façades grises, où un petit triangle d'ombre vient se poser régulièrement en haut de chaque fenêtre.
Le ciel est devenu d'un bleu sourd, d'un bleu de savonnage, mettant comme un reflet déteint sur le luisant des parapets polis par la main des passants, sur les romans à quatre sous dans la boîte du bouquiniste.
L'eau de la Seine va, une eau qui ne paraît pas aller; elle est d'un vert décoloré, du vert neutre qu'ont les eaux aveugles dans un souterrain. Là dedans un peu de rose tombe d'une arche de pont rouillée, et une ombre se noie, une immense ombre descendue du haut de Notre-Dame, comme un grand manteau dégrafé qui glisserait par derrière.
Dans les petites rues du quai à gauche, la nuit semble sortir de terre, des pavés, des devantures de boutiques sombres, monte dans les jambes de ceux qui vont, et ne laisse de couleur que le bleu d'une blouse, le linge d'un bonnet; en haut, dans le ciel, une petite fumée rousse coupe la lanterne du Panthéon, en blanchissant dessus.
De l'autre côté, les murs de l'Hôtel-Dieu, les redoutables soubassements de pierre, comme troués de bouches de nécropoles, s'assombrissent des tons gris de cendres calcinées, et derrière le treillis vert du promenoir, on ne distingue plus, dans le crépuscule tombant, que le blanc du bonnet de coton d'un malade.
Des points de lumière de voitures piquent et sillonnent au loin l'horizon. Sur les ponts, les gens ne sont plus que des silhouettes, des virgules noires… des espèces de fourmis tout là-bas.
Au-dessus de l'eau couleur d'étain, la perspective des deux ponts se rejoint et se perd dans un brouillard de pierres, dans une fumée de toits.
Le gaz tout à coup flambe chez un marchand de tabac, en une détonation de feu, qui jette le rouge du magasin allumé sur le trottoir et le violet du pavé.
C'est la nuit de Paris qui se lève.
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—L'épithète rare, voilà la marque de l'écrivain.
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mars.—Que de dramatique inédit dans ce que fait une nuit de Paris, avec l'amour, le crime et la mort!
—Flaubert, que je rencontre allant faire exempter, du service militaire, son domestique, à propos d'un varicocèle, me dit: «Moi je préférerais être militaire à avoir une infirmité … à savoir même tout seul que j'en ai une… Oui, j'aimerais mieux servir sept ans que d'avoir la conscience que j'en ai une… d'infirmité!»
—Il y a, dans ma maison, un banquier très riche qui donne des soirées, le dimanche, pour marier sa fille. Ce jour-là, il fait mettre un tapis sur l'escalier, et emprunte au portier les fleurs que la Deslions lui a laissées, en quittant la maison.
—La misère des idées dans les intérieurs riches arrive parfois à vous apitoyer.
—La beauté du visage ancien était la beauté de ses lignes; la beauté du visage moderne est la physionomie de sa passion. Nous avons de beaux monstres comme Lekain, Mirabeau.
—Gavarni nous dit aujourd'hui: «Sue, c'est l'homme du mal. Il n'est admirable que dans la peinture des méchants, de la méchanceté… Sue, il me fait l'effet d'un enfant qui crève les yeux à un pierrot!»
—L'histoire n'est pour certains historiens qu'un arsenal d'épingles.
—Le monde est généralement représenté comme un théâtre et un lieu d'action. C'est bien plutôt une halle et un repos des activités vitales et amoureuses dans la musique, dans la compagnie, dans les banalités de la politesse et des mots.
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9 mars.—Quand on étudie l'embryon humain dans les grossissements de figurations en cire, et qu'on suit, de la tache embryonnaire à l'enfant, le développement de l'être, il semble que l'on ait devant soi la racine, le germe de deux arts: l'art du Japon, l'art du moyen âge.
Ce qui commence à baigner dans le liquide amniotique, l'embryon de quelques semaines, cette espèce de sangsue dressée sur sa queue courbe, est une vraie chimère qu'on dirait taillée dans du jade, dans une amalgatolithe rose. Il y a de la fantaisie baroque de monstre dans cette tête grotesque et terrible, où la forme sort d'un trou et d'une enflure, où la bouche s'ouvre dans le rinceau d'un mascaron, où les petits yeux jaillissent des tempes comme deux petites perles de verre bleu.
Puis cela devient cette espèce de petite taupe hydrocéphale, à la chair, mamelonnée et tuberculeuse. Le foetus enfin, dessine l'être créé et le laisse apparaître: la tête n'écrase plus les membres, le corps se fonde et s'établit; et voici, à quelques mois, l'enfant à peu près tel qu'il doit naître. On le voit, dans la coupe verticale de l'utérus, comme ces figures incrustées et pliées dans le cadre des médaillons d'un choeur de cathédrale du XVe siècle.
L'oppression de la pose de ces petits êtres, leur ramassement, les gestes d'instinct de l'enfance dans son premier lit, les ratatinements frileux, les croisements étroits de bras et de jambes, les attitudes inconscientes de sommeil et de prière, cette ébauche naïve de la vie rudimentaire, cette expression de souffrance d'un corps angéliquement douloureux!—n'est-ce pas le style du moyen âge, le sentiment de cet art, qu'on croirait par moments n'avoir eu pour modèle qu'un peuple de figures à demi formées et comme une race de vivants embryonnaires?
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10 mars.—Pense-t-on à tout ce qui sera jeté à l'avidité de cette curiosité moderne sur la vie intime des personnes, quand peut-être avant cent ans, le notaire, le médecin, le confesseur, écriront des mémoires qui n'attendront peut-être pas vingt ans après leur mort, pour voir le jour.
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—Les assemblées, les compagnies, les sociétés peuvent toujours moins qu'un homme. Toutes les grandes choses de la pensée, du travail, sont faites par l'effort individuel, aussi bien que toutes les grandes choses de la volonté. Le voyageur réussit là, où les expéditions échouent, et ce sont toujours des explorateurs solitaires, un Caillé, un Barth, un Livingstone, qui conquièrent l'inconnu de la terre.
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—C'est une remarque juste, que l'homme commence à rechercher dans la maîtresse, l'aspect coquin, l'air mauvaise p… tandis que, plus tard, il est attiré par l'expression de la bonté chez la même femme, comme s'il cherchait à mettre la figure du mariage, dans le concubinage.
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14 mars.—Aujourd'hui, j'entends pour la première fois, Girardin sortir de ses petites phrases axiomatiques, de ses monosyllabes ironiques, de son mutisme ordinaire.
Il expose son système de la liberté illimitée de la presse, avec une verve froide, une ténacité humoristique, un sang-froid vraiment curieux dans la riposte. Avec son système, il affirme tuer, et l'affirmation me semble juste, deux partis sur trois dans l'opposition: les journaux légitimistes sombrant dans le nombre des feuilles paraissant, et l'orléanisme mourant de ce qu'il n'a plus rien à demander;—l'orléanisme auquel il porte par là-dessus un coup tout à fait mortel, en faisant racheter par le gouvernement les charges de notaires, d'avoués, d'agents de change, et de toutes ces fonctions privilégiées, faisant des charges libres et accessibles à toute la jeunesse, qui est le grand appoint du parti. Quant au républicanisme opposant, il lui semble que la demi-liberté dont il jouit, fait parfaitement son jeu, et il se demande si l'immense diffusion de l'hostilité ne lui nuirait pas. En somme, c'est l'idée de l'innocuité du poison pris à haute dose.
Tout cela, cette théorie qui peut paraître une utopie, exposée sans grands mots, très pratiquement, avec des comparaisons comme celle-ci, sur le double emploi des préfets et des sous-préfets: «Je dis au domestique qui commande aux autres: Voulez-vous me donner un verre d'eau? Et je l'entends crier dans l'escalier: «Approchez donc un «verre d'eau à Monsieur!» Ce sont vos préfets et vos sous-préfets!
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—Fournisseur de rébus pour assiettes,—c'est un état à Paris.
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20 mars.—Nous étions, ce soir à la Librairie internationale. Arrive au comptoir un petit bonhomme, qui pose des piles de sous et se les fait changer en argent blanc: un petit bonhomme ayant quelque chose d'un nain, à l'épaisse tignasse frisée dans laquelle, à tout moment, il enfonce des doigts qui grattent, aux yeux effrontés, au nez rouge dans une figure toute pâle, sortant de la loque d'un foulard de l'Inde à ramages jaunes jouant le cache-nez, à la petite toux sèche, à la respiration essoufflée d'un phtisique,—et les pieds dans d'immenses souliers, blancs de la boue de huit jours. A travers la figure il a une grande éraflure.
—Qu'est-ce qui t'a fait ça? demande le commis.
—C'est de la rousse… un sergent de ville qui a voulu m'arrêter… Mais, trop bête… Je lui ai tiré mes craquenots… Eh bien! oui, mes souliers!—Et il montre le moyen de cacher aux sergents de ville son argent, en le faisant filer dans ses manches et en le cachant dans ses souliers.—Elle, ma soeur… elle n'a pas cette chance-là, elle est d'hier à la Tour Pointue (la Préfecture)… C'est la neuvième fois, moi je n'y ai été encore que deux fois.
—Quel âge as-tu?
—Douze ans! Et il rapporte une pièce douteuse au commis, en disant:—Ce n'est pas vous qui me le mettrez… Tiens, dit-il gravement, voilà mon associé… voilà Arthur. Ça, fait-il en montrant d'autres mômes à la porte, c'est mes ouvriers… moi je veille pour la rousse… je guette au pet.
—Pourquoi a-t-on arrêté ta soeur?
—Elle vendait des fleurs… ils ne veulent pas et ils laissent les Italiens… la rousse ne leur dit rien. Et pêle-mêle toutes sortes de choses lui sortent de la bouche comme des crapauds: «Ah! les femmes… je les aime-t'y, moi!… les femmes… quand je serai grand, il m'en faudra cinq à chaque bras… que je me fourre dedans.» Puis ce sont des bribes de chansons ordurières, puis un passé d'hôpital: «J'y ai été deux fois aux Enfants-Trouvés et à l'Enfant-Jésus… J'avais du mal dans la tête… Ils ne m'ont rien fait… Moi, je m'ai sauvé… et je m'ai mis du saindoux… ça me fait friser les cheveux… Nom de Dieu! j'ai fait mes cinq francs aujourd'hui.»
Une petite de neuf ans, une de ses ouvrières, une bamboche aux yeux déjà ardents de femme et de voleuse, se glisse dans la boutique.
—Combien?
—Trois.
Le dialogue s'échange avec le terrible sérieux de gens d'affaires.
—Eh bien! faut encore tes six sous… Crois-tu que je vais, comme hier, te payer tous les jours l'omnibus pour la place Maub. (Maubert)?
La petite se met à grogner et ils se donnent sournoisement des coups de pied.
—Ah! au fait, aujourd'hui il y en a une qui passe à la Justice… C'est la dix-huitième fois, et elle va sur ses douze ans… Elle avait été voir une tireuse de cartes qui lui avait annoncé qu'elle irait seulement dans trois cabinets… qu'elle ne passerait pas au Palais… Des blagues… Viens-t'en, ma gosse… Nous allons à la grande Hôtel.
Je n'ai jamais rencontré, dans l'enfance, une semblable fleur de fumier, une pareille coulée d'immondices, une telle flétrissure de l'âme, quelque chose produisant en vous une répulsion qui va presque jusqu'à la peur. On aurait dit toutes les corruptions et toutes les canailleries de Paris, filtrées dans ce petit monstre de l'âge de la première communion; oui, dans cet enfant, où tout le mal, tout le vice d'une capitale de deux millions d'âmes, s'apercevait, comme en une effrayante miniature.
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—J'ai toujours rêvé ceci, et ceci ne m'arrivera jamais.
Je voudrais, la nuit, par une petite porte, à serrure rouillée, cachée dans un mur, je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, un parc ombreux, mystérieux. Peu ou point de lune. Un petit pavillon; dedans une femme que je n'aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait que j'aurais vu dans un musée. Un souper froid, une causerie où l'on ne parlerait d'aucune des choses du moment ni de l'année présente. Un sourire de Belle au Bois dormant, point de domestiques… Et s'en aller, sans rien savoir, comme d'un bonheur, où on a été mené, les yeux bandés, et ne pas même chercher après, la femme, la maison, la porte, parce qu'il faut être discret avec un rêve… Mais jamais, jamais, cela ne m'arrivera!
Et cette idée me rend triste.
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30 mars.—Lu dans un journal une lettre de Louis Blanc, qui me semble vraiment bien préoccupé de l'action sur le public de notre HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION. Il s'essaye à prouver, contre nous, que la guillotine a augmenté le nombre des équipages à Paris.
On n'a pas assez de temps dans notre métier pour répondre aux paradoxes, quand ils sont trop bêtes.
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—Saint-Victor me contait ce mot d'un très illustre juif, auquel un ami demandait, à la fin d'un dîner où l'on avait largement bu; demandait, pourquoi étant si riche, il travaillait comme un nègre à le devenir encore plus:
«Ah! vous ne connaissez pas la jouissance de sentir, sous ses bottes, des tas de chrétiens!» répondait le très illustre juif.
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—En Ecosse, le dimanche, dans la campagne, il vous arrive de voir un monsieur qui se promène, ouvrir tout à coup quelque chose qu'il a sous le bras: c'est une chaire à prêcher sur laquelle il monte et prêche.
Les oeuvres, les livres, les romans, où les sermons sortent du paysage, me font revoir ce monsieur-là.
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—Les croque-morts appellent d'une terrible expression, une exhumation: un dépotage.
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—Vu ces jours derniers Gavarni.
Il n'a plus la notion du mois, des jours, des heures, du temps. Ce n'est plus un homme, c'est une rêverie scientifique, dont rien ne partage et ne détermine l'infinie durée. Il ne dessine plus, il ne s'occupe plus de rien, amusé seulement par quelque brochure, quelque livre ingénu de 1830, qu'il tire des fouilles de son grenier, et, au sujet duquel, il invente toutes sortes de choses amusantes.
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—Quand la nature veut faire la volonté chez un homme, elle lui donne le tempérament de la volonté: elle le fait bilieux, elle l'arme de la dent, de l'estomac, de l'appareil dévorant de la nutrition, qui ne laisse pas chômer un instant l'activité de la machine; et sur cette prédominance du système nutritif, elle bâtit au dedans de cet homme un positivisme inébranlable aux secousses d'imagination du nerveux, aux chocs de la passion du sanguin.
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—Il me semble voir dans une pharmacie homéopathique le protestantisme de la médecine.
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9 avril.—Chez Magny.
Aujourd'hui Taine parle, d'une manière très intéressante, de longues heures de sa jeunesse, passées dans une chambre où il y avait un cent de fagots, un squelette recouvert d'une lustrine, une armoire pour serrer les vêtements, un lit, deux chaises. C'était la chambre d'un ami, d'un élève en médecine, d'un interne d'hôpital d'enfants, lequel s'était voué à des recherches remontant des enfants aux familles, un homme du plus grand avenir, mort à Montpellier à vingt-cinq ans.
Là, dans cette chambre et d'autres pareilles, Taine dit que les plus hautes questions, des questions encore plus révolutionnaires que celles agitées ici, étaient discutées avec une énergie, une audace, une violence, enfin avec ce qui monte dans la tête et les idées d'une jeunesse qui ne vit pas, qui ne s'amuse pas, qui ne jouit pas. Car cette jeunesse de Taine et de sa génération n'a point eu de jeunesse, elle a grandi dans une espèce de macération, en compagnie du travail, de la science, de l'analyse, au milieu de débauches de lectures, et ne pensant qu'à s'armer pour la conquête de la société! Ainsi, n'ayant pas vécu de la vie humaine, ne s'étant point mêlée à l'homme et à la femme, et ayant cherché à tout deviner par les livres, cette génération a fait et devait faire surtout des critiques.
Au milieu de l'exposition de sa vie de travail et de privation d'amour, dans le sens élevé du mot, Taine est interrompu par Gautier qui jette: «Tout cela est une théorie du renoncement stupide… La femme, prise comme purgation physique ne vous débarrasse pas de l'aspiration idéale… Plus on se dépense, plus on acquiert… Moi, par exemple, j'ai fait faire une bifurcation à l'école du romantisme, à l'école de la pâleur et des crevés… Je n'étais pas fort du tout. J'ai écrit à Lecour de venir chez moi et je lui ai dit: «Je voudrais avoir des pectoraux comme dans les bas-reliefs et des biceps hors ligne.» Lecour m'a un peu tubé comme ça… «Ce n'est pas impossible», m'a-t-il dit… Tous les jours, je me suis mis à manger cinq livres de mouton saignant, à boire trois bouteilles de vin de Bordeaux, à travailler avec Lecour deux heures de suite… J'avais une petite maîtresse en train de mourir de la poitrine. Je l'ai renvoyée. J'ai pris une grande fille, grande comme moi. Je l'ai soumise à mon régime, bordeaux, gigot, haltères… Voilà, et j'ai amené avec un coup de poing sur une tête de Turc—et encore sur une tête de Turc neuve—j'ai amené 520… Aussandon qui a étouffé un ours à la barrière du Combat, pour défendre son chien, et qui, de là, est allé laver à la pompe ses entrailles—un gaillard, n'est-ce pas?—n'a jamais pu arriver qu'à 480.»
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11 avril.—Je suis toujours un peu choqué de voir Ricord dans un salon de femme, comme je serais choqué de voir un flacon d'un vilain remède sur une toilette de femme. Il me dessine ce qu'il soigne.
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—Michelet! Le génie qui, dans ce moment-ci, déteint sur tout et sur tous: Il y a de la MER de Michelet dans les TRAVAILLEURS d'Hugo. Aujourd'hui, j'ouvre le livre de Renan: c'est du Michelet fénelonisé. Michelet s'est emparé de la pensée contemporaine.
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—Diderot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre: c'est le grand legs du dix-huitième siècle au dix-neuvième.
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—Elle avait des cheveux de soie, soufflés et bouffants, comme ces cheveux des femmes de Véronèse, dans la Venise triomphante au Palais ducal. Elle me faisait aussi penser, avec sa robe de chambre mauve et ses accoudements paresseux, à ces Chinoises penchées sur un balcon de bambou, comme des Polymnies du fleuve Jaune. Elle était, après mon déjeuner et mon dîner, le décor entrevu à travers le nuage de ma pipe. Elle meublait le carré de la fenêtre en face, depuis bien longtemps vide. Je la regardais tranquillement et doucement, sans désirs. Elle m'amusait les yeux, m'occupait comme une souriante toile de fond… la nouvelle voisine!
Cela durait bien depuis huit jours… Hier matin, plus de rideaux à la fenêtre, un déménagement brusque… Et je m'aperçois que c'est triste, un appartement vide, et le papier tout nu, et le dessus de la cheminée où il n'y a plus rien, et les persiennes entr'ouvertes avec des gestes de travers.
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—Livres magiques après tout, que ces livres de Hugo, qui, comme tous les livres de vrais maîtres, donnent, à leur lecture, une espèce de petite fièvre cérébrale.
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—Les monuments fameux et grands dans la mémoire humaine, font, à les voir, l'impression des lieux de son enfance qu'on revoit: votre rêve, les trouve rapetissés.
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—L'homme peut échapper à la langue qu'il parle. Le cynisme des expressions, la dépravation des mots, déprave toujours la femme.
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—Les banquiers amateurs de ce temps-ci font courir des enchères au lieu de faire courir des chevaux, sur n'importe quoi, sur une porcelaine, une toile, un morceau de papier. Ce qu'ils font en achetant? Ils parient seulement qu'ils sont plus riches les uns que les autres.
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17 avril.—On a beaucoup parlé de la domesticité, de la platitude basse des nobles. On n'avait pas eu encore le loisir dans ce temps, de faire la comparaison avec la domesticité des gens de petite bourgeoisie ou de peuple auprès d'une influence, auprès d'un monsieur qui peut servir à leur carrière, par exemple d'un artiste comme *** auprès d'un surintendant des Beaux-Arts. Il faut le voir se faufiler à côté de lui à table; applaudir d'un gros rire tout ce qu'il dit, le caresser pour ainsi dire de la servilité de son attention, et de toute son épaisse personne.
Le seul changement est que peut-être les nouveaux domestiques, dans leur service, manquent de grâce.
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—La pire débauche est celle des femmes froides, les apathiques sont des louves.
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—Un rêve, malheureusement pas écrit au saut du lit, et où ne se retrouveront pas les cassures et les effacements en certaines parties de la chose rêvée.
Je savais—comme on sait dans les rêves—que j'étais quelque part dans les environs de Florence. Une campagne très âpre, très durement éclairée, un pays dantesque. Pas une vapeur, pas un brouillard, pas un voile. Des bois faisant des taches noires sur une terre de cendres blanches, des bouquets de verdure sombre se dressant sèchement çà et là. Un paysage du Midi rayonnant jusqu'au fond, et qui avance sur l'oeil et marche contre lui, et une ligne courante de monts fauves, collant l'horizon sur une bande de ciel d'un bleu cru.
Je ne me rappelais guère comment j'étais là. Il me semblait que j'y avais été jeté par un coup d'éventail, que j'y étais tombé, comme du balcon d'une loge du théâtre Borgognissanti, et que les épaules d'une statue m'avaient emporté dans les champs.
Et puis, tout à coup, je me trouvais dans une grande fête, un étrange triomphe. Gonflés et joufflus comme des tritons, des éphèbes soufflaient dans de longues buccines, et nous allions toujours, moi, avec eux entraîné, et nous sautions dans notre course folle, je me rappelle, des barrières de lierre.
En chemin, de petits garçons et de petites filles, les cheveux volants et semés de fleurs et d'épis, au dos une écharpe envolée, les mains nouées aux mains d'un seul de leurs dix doigts, enroulaient des danses autour des oliviers, et je sentais qu'il y avait dans l'air l'harmonie d'une grande musique de luth et de psaltérions.
Une figure de l'Echo—ou du moins l'image que je m'en faisais,—entrevue entre des arbres dans un bois de chênes-liège, répétait la musique, aussitôt qu'elle cessait, une, deux, trois fois, sur une note moqueuse.
Et c'étaient, à la queue des grands sonneurs de buccines, de petits sonneurs de cymbales qui écoutaient leur cuivre contre leur oreille ou en envoyaient au ciel le bruit strident, et derrière eux encore le cortège de petites bouches enfantines paraissant bêler un amoureux plain-chant, le plain-chant d'un gros livre de lutrin que portaient deux petits chanteurs.
Et je vois encore celui qui marchait en tête, un Cupidon faunin, nimbé par le rond d'un tambourin, et le rire aux lèvres, se balançant d'un pied sur une outre.
* * * * *
—Une femme, suprêmement maigre, les yeux profonds, le bleu de l'oeil très clair dans l'effacement tendre des sourcils, un grand front, des tempes ramifiées de veinules bleuâtres, la bouche non sensuelle, la bouche sentimentale… Il y a des femmes qui ressemblent à une âme.
* * * * *
—Je dîne chez Philippe. Il y a là, à côté de nous, à une table, un famille bourgeoise avec trois enfants et une petite bonne. Cela me reporte à du vieux temps. Un peu de mon enfance m'est revenu, un souvenir de ces voyages, où la nourrice (qui avait élevé mon frère) mangeait avec nous. Oui, une habitude du passé, qui, certains jours, faisait entrer le domestique dans la famille. Cela s'en va comme tant d'autres choses.
Le domestique, dans notre société d'égalité, n'est plus qu'un paria à gages, une mécanique à faire le ménage, que les maîtres n'associent plus à leur humanité.
* * * * *
—C'est le néant que la vieille histoire. Mais l'adultère de Mme de Jully, voici qui est de mon humanité, de mon temps: voici qui me touche. Ce sont là des souvenirs qui font tressaillir… Il faut, pour s'intéresser au passé, qu'il nous revienne dans le coeur. Le passé qui ne revient que dans l'esprit, est un passé mort.
* * * * *
—On me racontait que des internes avaient été renvoyés de Clamart, pour avoir livré de la peau de seins de femmes à un relieur du faubourg Saint-Germain, dont la spécialité est d'en faire des reliures de livres obscènes.
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—Un joli mot bête entendu:
—On se marie beaucoup cette année.
—Les hommes, surtout!
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25 avril.—Une chose tristement apitoyante à voir: c'est ce Ponsard, travaillé par la souffrance, et se gracieusant et se forçant à sourire, en remuant sous la douleur lancinante qui le traverse, la jambe et le bout du pied, ainsi qu'un collégien qui demande à aller aux lieux.
Et puis, à la pitié succède une indignation presque colère. Je ne vois plus chez lui que le martyr courtisan, l'agonisant venant ramasser les compliments de ce salon, princier, l'homme s'habillant, courant les soirées, galvanisant son mal, au lieu de mourir, comme j'espère bien que je le ferai, de mourir obscurément, le nez dans le mur de sa chambre.
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—Le scepticisme au XVIIIe siècle faisait partie de sa santé; nous, nous sommes sceptiques avec amertume et souffrance.
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6 mai.—Flaubert me disait hier: «Il y a deux hommes en moi, l'un dont vous voyez la poitrine étroite, le cul de plomb, l'homme fait pour être penché sur une table; l'autre un commis voyageur, avec sa gaîté voyageuse et le goût des exercices violents…
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15 mai.—Ce soir, la maréchale *** sous sa coiffure métallique jetant des lueurs de cantharides, avait un sourire de l'oeil d'un charme indéfinissable… Se sentant regardée, elle a pris, ainsi que c'est commun aux femmes qui sont l'objet de l'attention, une fausse pose naturelle… Et cela m'a donné l'idée de commencer mon futur roman d'amour par une grande étude de la mimique, de l'approche électrique, de la communication des fluides, du mariage des effluves, entre deux corps prêts à s'aimer.
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20 mai.—Charles Blanc: un apôtre sculpté dans un marron d'Inde, ou plutôt dans un radis flétri avec ses blancs malades.
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21 mai.—Mme Sand fait son entrée chez Magny, en une robe fleur de pêcher: une toilette, je crois bien, tout en l'honneur de Flaubert.
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—Qui devient triste, de moi ou des endroits publics? Ce soir, Mabille m'a paru lugubre. Pas un rire, pas un éclat de jeunesse ou de gaîté! Une promenade silencieuse qui fait crier le sable comme les voitures, les jours de pluie, un sempiternel tournoiement ressemblant au manège de la c… p…
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—L'étonnante femme, à la métaphore d'un pittoresque, d'une fantaisie, d'un imprévu qui nous dégote tous! Elle entre aujourd'hui chez Flaubert, sur cette phrase: «Tu sais ma matrice, cet amour de médecin l'a examinée… eh bien, elle est comme ça, ma matrice!—et elle fait le geste d'un télégraphe qui perd l'équilibre,—ajoutant: «Oui, mon cher, comme un perroquet sur un bâton, sur le pont d'un bâtiment, par une tempête…
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30 mai.—Fête annuelle donnée par la princesse à l'empereur.
Le jardin tout rempli de lumière électrique. Du gazon et des arbres éclairés par un clair de lune féerique, un clair de lune à la Titania, et des feuilles, dont la découpure semble une minuscule rampe de gaz, et sur le bleu d'encre du ciel, des luminosités, où les chauves-souris grises deviennent, un instant, toutes blanches, et tout au fond, à travers les fenêtres, le feu des lustres sur la pourpre de la tenture, et çà et là, dans le chaud brouillard des salons, du noir traversé par quelque chose d'un rouge éclatant:—un grand'croix de la Légion d'honneur sur un divan.
Les femmes, les femmes! trop des robes, trop des mannequins de couturière, et pas assez des êtres… On remarque la grande-duchesse de Russie, une tête de commandement, et qui a l'air d'un camée calqué sur Nicolas; elle a auprès d'elle sa fille, l'air moitié d'une Kalmoucke, moitié d'une grisette parisienne, avec un gentil sourire clignotant dans ses yeux sans sourcils.
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—Autour de nous, nous sentons comme un éloignement, une froideur de tous, et nous percevons un sentiment intérieur, qui ne nous pardonne ni la franchise de nos personnes, ni la vérité de nos livres, et qui saisit, pour témoigner ses antipathies, le prétexte et l'occasion de notre défaite d'HENRIETTE MARÉCHAL.
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2 juin.—… «Vous voyez ce monsieur-là, si entouré,… c'est un grand nom de France qui possède des eaux dans un département du Centre, et qui écrit toutes les semaines au médecin imposé par lui, qu'il ne donne pas assez de douches à 40 sous… Ah! le monde, le grand monde renferme de singuliers particuliers!» L'homme me disant ça, c'est le docteur Tardieu, qui, m'entraînant dans un petit salon, me raconte ce fait-Paris.
Une ancienne lorette avait pris un commerce, dans le genre de celui du gros Milan, commerce auquel elle avait annexé la fourniture de tous les appareils artificiels avec lesquels on remplace les outils naturels de l'amour.
Cette femme avait été assassinée dans son bureau, et Tardieu fut chargé de l'autopsie. La femme s'était furieusement défendue, et, dans sa lutte avec les assassins, avait bousculé, renversé, répandu à terre tous les engins de son commerce, sur lesquels reposait son cadavre.
Parlant de cette assassinée au milieu de toutes ces obscénités, Tardieu disait que ce spectacle, remontant à quelques années, était quelque chose qui poursuivait le souvenir.
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24 juin.—Nous allons, ce soir, chez Gavarni. Il y a des siècles que nous ne l'avons vu. Nous le trouvons dans son cabinet, mathématiquant au milieu d'un amoncellement de livres. On lui apporte pour son souper—car il ne dîne plus—des pois et de la salade sentant le mauvais vinaigre. Il est servi dans le moment par une bonne auvergnate, une de ces horribles femmes qui sont, à Paris, les bonnes malheureuses de la misère. Il mange distraitement, et sans pain, un peu de ces pois et de cette salade, posés sur la table de noyer sans nappe, au milieu de ses papiers et de ses bouquins de science, un rien reculés de son assiette.
Alors il nous parle de tableaux qu'il a eu, un temps, l'idée de peindre, de tableaux allégoriques et décoratifs pour des monuments publics; il nous parle de la proposition qu'il a faite jadis à M. Cavé, de lui peindre les quatre murs d'une mairie, en y faisant figurer les quatre actes de l'état civil:
L'Acte de naissance;
La Conscription;
Le Mariage civil;
L'Acte de décès.
Il composait la Conscription avec une académie d'homme mettant la main dans l'urne.
Il avait aussi pensé, pour un Tribunal, à une sorte de tryptique, au milieu duquel il aurait peint, de grandeur nature, une Justice, à la chevelure blonde rappelant le souvenir d'une perruque du Parlement, à la robe rouge, imitant la robe de la Cour de cassation, le pied nu posé sur un glaive, assise sur un siège de marbre, où une tête de lion et une tête de mouton décoreraient les deux bras, et, derrière elle, les toits, les clochers, les dômes, les coupoles d'une vaste cité.
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29 juin.—Dîner à Neuilly chez Gautier.
La maison encore sens dessus dessous du déménagement du ménage Catulle Mendès. A table, Gautier, ses deux vieilles soeurs, l'éternel Chinois, et la jolie Estelle, ayant comme voisine de table, Eponine, une chatte noire aux yeux verts qui mange à son couvert, aux côtés de sa maîtresse.
Les deux soeurs, les deux vieilles filles, qui semblent avoir oublié depuis longtemps qu'elles sont des femmes, les cheveux dépeignés, le corps perdu dans une blouse sans forme, enfin de ces créatures qu'on voit au second plan des familles; effacées et dévouées, de beaux types à étudier pour un descendant de Balzac.
Après dîner, devant le rideau de peupliers du fond du jardin, au milieu des criailleries de la récréation d'une pension de petits enfants d'à côté, tous trois, à cheval, sur le mur de la terrasse du jardin, nous causons, tout en fumant, de mille choses, du dernier livre de Hugo, duquel Gautier déclare ne pouvoir dire ni bien ni mal, cela lui paraissant n'être pas un produit humain, mais quelque chose de fabriqué par un élément: les oeuvres de Polyphème. Puis il est question des dîners de Boissard, du modèle Marix, de la Présidente, de Mosselmann, son amant, qui pour un homme d'argent n'était pas si bête. C'était lui qui disait dernièrement à un architecte religieux: «Combien coûtera décidément votre église… toute finie, hostie en gueule?»
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—Une chose bizarre, c'est qu'avec la Révolution, avec la diminution de l'autorité monarchique dans toute l'Europe, avec la pesée du peuple dans les choses gouvernementales, le règne des masses enfin, jamais il n'y a eu de plus grands exemples de l'influence omnipotente, du despotisme des volontés d'un seul. Voir Napoléon III et Bismarck.
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10 juillet.—Été voir à l'Isle-Adam la belle et curieuse collection de paysages modernes du carrossier Binder.
Un homme aux favoris, à la large face, aux lèvres minces d'un fermier anglais, avec, derrière lui, pour ombre: un bouledogue. Un bourgeois râblé et enrichi, qui a essayé, assez intelligemment, de s'anoblir avec une collection, des goûts artistes, une liaison avec Jules Dupré.
Il commence à me montrer ses tableaux, à distance, sur un ton pincé, suffisant, supérieur… quand arrive Dupré, qui allume familièrement une pipe, se met à décrocher ses tableaux, et me les fait passer sous les yeux, sans me dissimuler ses admirations pour ses enfants, me disant de celui-ci: «Oh! c'est un des plus cuits!» Puis jetant des mots, des interrogations, des théories, me disant que tous ces tons sont en rapport avec l'or de son cadre, et s'interrompant pour me demander si j'ai lu Fréron… Décousu, sans ordre dans ses pensées se suivant à la diable, et soudain s'animant, et ses yeux bleus, comme vides, se remplissant d'un lumière soudaine, et criant que le gouvernement doit encourager l'art et jamais les artistes… qu'il fait tous ses tableaux si vrais, au bout de la brosse, que la nature en face est trop écrasante… qu'il n'expose plus, parce que les tableaux comme les siens, sont tués par les tableaux à sujets, les tableaux qui se racontent.
Il y a à la fois de l'apôtre, de l'ouvrier et du toqué, chez le grand paysagiste.
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16 juillet.—Trouville.
Un joli décor pour une conversation d'amour que la terrasse du Casino à neuf heures.
Au loin, un ciel assombri sur une mer aux troubles clartés, laissées dans l'eau par le soleil disparu, et où des silhouettes de gros bateaux échoués mettent des souvenirs de naufrages. La plage toute crépusculaire, traversée de promenades d'ombres chinoises, presque perdues dans la pénombre générale. Et devant soi, dans les ténèbres, la grande voix rythmée de la lame molle, et, dans le dos, la musique des airs de valse qui joue dans la lumière.
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—En art, en littérature, je connais peu de révolutionnaires, nés sans pain.
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—Quand l'homme vieillit, il éprouve le besoin d'une chose qui ne lui manquait pas du tout dans sa jeunesse: le silence.
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31 juillet.—Les Académies ont été uniquement inventées pour préférer Bonnassieux à Barye, Flourens à Hugo, et tout le monde à Balzac.
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—La grandeur de Dieu m'apparaît surtout dans l'infini de la souffrance humaine. Le nombre des maladies épouvante encore plus que le chiffre des étoiles.
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—Un homme à Paris a cent mille francs à dépenser tous les jours. Quand on va chez lui on le trouve assis sur une chaise de paille, tournant ses pouces, en face d'un Gudin accroché à son mur, l'unique objet d'art qu'il possède.
De ce revenu d'un Dieu qui permet tout, cet homme, le russe Y… ne sait rien faire que cela: donner parfois un dîner à des membres du Jockey-Club, et louer une fois tous les quinze jours, moyennant 500 francs, un b……
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—Comme la vie chez les enfants ressemble à un ressort neuf.
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4 août.—Un tableau charmant,—rien que le peintre à trouver:—un homme couleur de bronze, à la membrure d'un Saint-Christophe, dans le rouge délavé de la pourpre mouillée de sa chemise de laine, offrant à la vague, le petit émoi, la petite peur, les petits membres d'une petite fille, toute blonde, toute rose, toute blanche.
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5 août.—Jamais un public ne saura les désespoirs de la page qu'on cherche à s'arracher,—et qui ne vient pas.
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6 août.—Singulière vie que la nôtre ici, une vie de travail comme jamais, sans doute, n'en a vu Trouville. Lever à dix heures. Un gros déjeuner de table d'hôte d'une heure. Une heure à fumer sur la terrasse du Casino. Toute la journée un travail qui va jusqu'à cinq ou six heures. Un gros dîner de table d'hôte de six à sept heures. Un cigare sur la terrasse, un tour sur la plage, et retravail jusqu'à minuit, deux heures du matin.
Nous voulons finir MANETTE SALOMON, où nous avons retrouvé énormément à travailler.
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—Saint-Victor me contait ici la singulière mort du mari de la nourrice de sa fille: un paysan sorti de son trou et tombant dans le bruit, l'étourdissement, l'espèce de magie de l'atelier de photosculpture de Dalloz, où il l'avait fait placer. Le malheureux en avait perdu la raison et la vie. On en ferait presque un conte fantastique.
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—Il n'y a pas d'homme de nature fausse ou tortueuse, sur lequel ne soit écrit en quelque coin de la bouche ou de l'oeil: «Garde à toi!»
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—Il y a des gens si funambulesques, que leur père semble avoir été trompé par Pierrot.
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—Quelle assurance la beauté donne à un enfant. C'est l'aisance dans la grâce.
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18 août.—Je regarde, par une porte-fenêtre ouverte, sauter au Casino les gandins qui dansent. Au milieu d'eux un gilet blanc, un petit ventre qui pointe, un danseur à l'air d'un garçon de noce endimanché. C'est Doré. Les artistes aiment ces joies qui les frottent à un semblant de monde. Tous les hommes de lettres passeraient ici, que pas un n'irait figurer dans ce trémoussoir.
Le quadrille fini, Doré reconduit sa danseuse, la salue comme à un bal chez Passoir, vient à nous deux, nous demande à faire un tour sur la jetée. Et le voilà à lancer des idées fortes, mais sans lien ni suite; le voilà à faire des charges, mais comme pour lui, au fond de sa gorge, et qu'on n'entend pas; le voilà à vous accabler d'un tas de questions, mais sans jamais écouter vos réponses;—à la longue vous hébétant, vous courbaturant, vous assommant de lui[1].
[Note 1: Depuis nous l'avons connu d'une manière assez intime, et notre jugement de 1866, sur lui, s'est fort modifié.]
Même, peut-être très injustement, son physique m'est antipathique. Il me déplaît, cet homme, gras, frais, poupin, la figure en lune de lanterne magique, le teint d'enfant de choeur, la mine sans âge, et où le labeur effrayant de sa production n'a pas mis d'années, il me déplaît enfin avec son air d'enfant prodige sur un corps d'homme fait.
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21 août.—Fini aujourd'hui MANETTE SALOMON.
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23 août.—Je rencontre ici un étudiant en droit, le type de la jeunesse libérale, républicaine, sérieuse, vieillotte, avec des appétits âpres d'avenir, et la conviction intime de tout conquérir. Il me confirme dans l'idée que la jeunesse actuelle se partage en deux mondes tout différents, sans aucune fusion ni rapprochement possible: la pure gandinerie, d'une viduité de tête sans exemple, et le camp des travailleurs, plus enragés au travail qu'à n'importe quelle époque: une génération retranchée du monde, aigrie par la solitude, une génération amère, presque menaçante.
* * * * *
—Voici un type de bonté féminine sur lequel il n'y a pas à se tromper: le teint un peu tiqueté de taches de rousseur, les lèvres épaisses, et la bouche comprimée et entr'ouverte comme un gros bouton de fleur, vulgo en cul de poule.
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—Dans une partie de campagne où tout le monde est couché sur l'herbe, il y a comme une volupté qui s'étire et se pâme, dans ces bouts de doigts de femme, farfouillant près de la fine cheville, dans une bottine grise. On dirait la plante du pied de l'Amour chatouillée par le Midi.
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28 août.—A l'enterrement de Roger de Beauvoir, ce qui me frappe: c'est la laideur morale de mes camarades littéraires. Ils ont tous l'air de digérer le succès d'un ami.
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29 août.—L'art c'est l'éternisation, dans une forme suprême, absolue, définitive, de la fugitivité d'une créature ou d'une chose humaine.
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—Blague! blague! blague! La blague, toujours la blague dans ce temps-ci.
Je reçois un prospectus ronflant pour le progrès du canotage. Ce n'est plus un plaisir, une récréation, un exercice gymnastique; enfin, le canotage: c'est le sport nautique, une institution de progrès qui a des présidents, des secrétaires, qui fabrique des discours aux régates, une société de pochards en vareuse et de marins d'eau de vaisselle, qui veulent par l'association faire leur chemin, arriver au moyen de la marine de plaisance à des distinctions, à une sorte de carrière.
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30 août.—La passion des choses ne vient pas de la bonté ou de la beauté pure de ces choses, elle vient surtout de leur corruption. On aimera follement une femme, pour sa putinerie, pour la méchanceté de son esprit, pour la voyoucratie de sa tête, de son coeur, de ses sens; on aura le goût déréglé d'une mangeaille pour son odeur avancée et qui pue.
Au fond, ce qui fait l'appassionnement: c'est le faisandage des êtres et des choses.
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30 août.—Pourquoi cette sensation continuelle que nous avons tous les deux de manquer d'une chaleur intérieure, d'un montant physique, non pour le travail de la pensée et la fabrication d'un livre, mais pour le contact social, le choc avec les hommes, les femmes, les événements? Oui, il nous faudrait de temps en temps l'infusion d'une palette de jeune sang ou d'une bouteille de vin vieux, pour être au diapason de l'existence parisienne… Nous sommes vraiment trop semblables à des gens entrés au bal de l'Opéra, sans être un peu gris.
Réflexions après un dîner, où nous avons bu chacun une bouteille de
Saint-Julien, un excès qui ne nous est plus guère permis par notre santé.
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31 août.—Pouthier vient dîner chez nous. Un échelon encore plus bas dans la misère. On l'a chassé de son ancien domicile. Il a été forcé d'errer deux nuits, ayant quatre sous dans sa poche, n'osant s'asseoir, de peur de s'endormir, et d'être ramassé sans avoir à donner d'adresse aux sergents de ville. Il demeure maintenant à Paris, dans une rue qui s'appelle—c'est à ne pas le croire—rue de la Brèche-aux-Loups,—et dans une maison en construction, sans lieux et sans porte cochère. Il fait des repas de trois sous de bouillon et de deux sous de pain.
Du reste, tranquille, insoucieux, gai, il me fait l'effet d'un homme roulé au bas d'un abîme, et qui s'assied au fond, en fumant sa cigarette. Je lui dis qu'il faut absolument sortir de là, que je vais tâcher de lui obtenir une place dans un chemin de fer. Je le vois devenir tout triste à cette proposition, triste comme un enfant en vacances à qui on parle du collège. Il éloigne cette perspective avec répugnance; me dit: «Plus tard… nous verrons,» cela avec l'horreur du bohème pour l'enrégimentement dans un bureau.
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2 septembre.—J'avais envie de lui dire: «De quel droit me reconnaissez-vous? me demandez-vous une poignée de main?»
C'était au fils X…, un ancien camarade de collège, rencontré en chemin de fer, que j'avais envie de dire cela: «Car enfin à quoi pouvez-vous me servir ou en quoi pouvez-vous m'être agréable. Vous ne me prêteriez pas cent francs, si j'en avais besoin! Si j'aimais la chasse vous ne m'inviteriez pas à venir tuer un faisan chez vous! Comme conversation, je sais d'avance ce que vous allez me dire. Vous allez me parler de tous mes camarades qui sont devenus agents de change, ce dont je me f… Vous émettrez sur la littérature des idées d'homme pratique qui me blesseront. Et puis vous êtes juif, je n'aime pas les juifs. C'est un sacrifice pour moi que d'en saluer un. Je demande un peu ce que je gagne à ce que vous me reconnaissiez?»
Et tout en me reprochant de n'avoir pas le courage et le front de lui dire cela,—le fond de ma pensée,—je pensais à ce grand type pour notre théâtre, d'un homme, d'un cynique, qui ferait fi de toute politesse, penserait tout haut, dirait à chacun ce qu'on cache, et servirait à tout le monde cette franchise terrible dans de la brutalité d'esprit.
* * * * *
—De singulières existences dans ce Paris. On me parle d'une famille avec un rien de petite rente, consacrant tout son pauvre argent au plaisir du spectacle, se privant d'une femme de ménage, se salissant les doigts aux plus gros ouvrages, et assistant, le soir, en gants propres, aux premières représentations,—famille connue de toutes les ouvreuses, en relation avec tous les buralistes, et même les sergents de ville, qui ont servi dans le régiment où le père était major.
Dans cette famille, une fille portant le nom d'Élodie, encore plus folle de théâtre, plus assoiffée de premières, que sa mère et ses tantes, et qui, à la CONTAGION, faisait queue au milieu d'étudiants, depuis dix heures du matin, se faisant garder sa place, pendant qu'elle déjeunait dans un café voisin, et dînant avec des gâteaux que les étudiants lui allaient chercher.
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9 septembre.—Cela m'a rendu rêveur. Hier nous étions au Jardin des plantes. Un hoko a coursé et pouillé, devant nous, un oiseau plus petit et cent fois plus faible que lui, une Pénélope, je crois. Il l'a, à peu près, tuée, puis est demeuré dans une vigilance assassine près du malheureux volatile, qui essayait de le désarmer, en faisant le mort.
Alors j'ai songé à tous ces blagueurs qui soutiennent que la nature est la leçon et la source de toute bonté. La bonté! mais c'est une création de l'homme, et sa plus grande, et sa plus merveilleuse, et sa plus divine, dirais-je par habitude—une création contre nature.
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—C'est une chose curieuse que les trois grands peintres français du XVIIIe siècle: Watteau, Chardin, La Tour, soient les trois seuls peintres du temps qui n'aient point été en Italie.
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—On dit que le maréchal Vaillant a la manie de faire des vers latins, qu'il fait faire par Froehner—qui les lui fait faux.
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Lundi 10 septembre.—Dîner Magny.
Sainte-Beuve se soulève contre la providence des choses, des hommes, de l'histoire. Il proclame l'histoire une suite d'accidents, à l'encontre de Renan et de Berthelot, qui soutiennent qu'il y a des lois des faits… A propos de la confiscation des biens des d'Orléans, Renan s'avance à dire que les idées de propriété sont trop absolues en ce temps-ci, une théorie que j'avais déjà rencontrée chez Sainte-Beuve…
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15 septembre.—Je prends, dans une rue du quartier Latin, la description de la boutique d'un des derniers écrivains publics.
Une boutique lie de vin, à la porte-fenêtre fermée par des rideaux blancs, avec un carreau cassé. Au-dessus de la porte: ECRIVAIN PUBLIC ICI, et sous une main à la sanguine: Plans, décalques et autographes. Actes nous seing-privé, Baux, etc. Demandes, Lettres, Pétitions, Mémoires, Copies simples et de luxe, Généalogies illustrées.
Et des annonces comme celles-ci: «A vendre un garni de dix lits. Bail 3 ans. Quartier N.-D.—A vendre un fonds de marchand de vin et traiteur. Bail 12 ans, pour 6 000 francs.» Et plus bas: On fait ici son courrier avec une lettre à cinq cachets.
* * * * *
—Sainte-Beuve est, pour ainsi dire, hygrométrique littérairement: il marque les idées régnantes en littérature, à la façon dont le capucin marque le temps dans un baromètre.
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24 septembre.—Dîner Magny.
Neftzer raconte, ce soir, cette anecdote qu'il tient d'une personne qui dîna, après Sadowa, avec le roi de Prusse. Le roi, à la fin du dîner, moitié larmoyant d'attendrissement, moitié gris, dit: «Comment Dieu a-t-il choisi un cochon comme moi, pour cochonner avec moi une si grande gloire pour la Prusse!»
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—Une seule comédie à faire dans ce temps-ci: le Tartuffe laïque. Mais cette pièce est impossible pour deux raisons. La censure l'interdirait d'abord, et le grand parti du Siècle l'écraserait.
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—Tout être, homme ou femme, qui aime le poisson, a des goûts délicats.
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29 septembre.—Saint-Gratien.
Marchal nous raconte, ce soir, dans la chambre de Giraud, que, pêchant à la ligne, sur les quatre heures du matin, à Sainte-Assise, chez Mme de Beauvau, il aperçut se baignant deux jeunes filles; l'une brune, l'autre rousse. Leurs ébats en pleine Seine étaient caressés par le soleil levant, et leur beauté fumait dans l'aube.
Marchal prévenait Dumas, qui le lendemain venait les voir, et pour leur faire une niche s'asseyait sur leurs chemises. De là l'épisode du bain dans l'AFFAIRE CLEMENCEAU.
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1er octobre.—Promenade après déjeuner dans le parc, où la princesse, après avoir parlé d'un tas de choses, se livre à une sortie contre les enfants: «Laissez donc! avec les enfants, il faut toujours descendre à eux, bêtifier, parler nègre. Ils vous rabougrissent l'intelligence… Puis moi, sur l'éducation, j'ai des idées philosophiques… Ça tient peut-être à la manière dont j'ai été élevée… Oui, ma mère ne m'a pas gâtée!… Elle s'indignait, cette bonne vieille baronne de Reding sur ce mot de ma mère: «Tous mes enfants, je les donnerais pour un doigt de Fifi… Fifi, c'était mon père… Je ne me trouvais bien que dans la société de mes deux vieilles tantes…. Il y en avait une de 80 ans, toute petite, plus petite qu'Augusta… malade depuis trente ans, couchée sur un canapé, qu'elle remplacerait, disait-elle, quand elle irait à Paris—moi, ça me faisait rire—et ratatinée, et le cou tout noir avec des cordes, une voltairienne enragée… je n'ai jamais vu une athée comme ça… Elle n'avait jamais été mariée, ayant épousé Joseph en 93!… L'autre encore plus vieille, avec un bonnet de nourrice tout rond sur la tête, jamais de corset, et jurant comme un diable.»
Elle vous jette ça, la princesse, une boutade, un trait à la Saint-Simon, un souvenir peint et frappé, en marchant en avant de vous, et se retournant, et gesticulant, et réunissant par des appels incessants la meute de ses petits chiens.
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5 octobre.—Au fond, en tant que littérateurs, nous ne pouvons nous débarrasser de deux suspicions auprès du public: la suspicion de la richesse et de la noblesse. Et cependant nous ne sommes pas riches du tout, et si peu nobles.
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7 octobre.—Dîner Magny.
Un journaliste américain, amené à Magny par Renan, nous raconte que son premier article dans une revue de là-bas, un article sur Platon, lui a été payé 5 dollars, à toucher sur la banque des cordonniers de Boston.
Toujours l'immense et bavarde mémoire de Sainte-Beuve. Le duc Pasquier lui disait qu'il ne reviendrait plus aux affaires, que l'Empereur ne lui pardonnerait jamais son mot, quand amené dans le cabinet de Pasquier, et demeurant son képi sur la tête, le duc avait dit: Gendarmes, découvrez l'accusé!»
Puis Sainte-Beuve passe de Pasquier à Louis XVIII, à son mot à ses ministres:
«Messieurs, il n'y a pas de conseil demain mardi, le Roi s'amuse!»
Mme du Cayla avait succédé à Mme de Mirbel dégoûtée à la première épreuve. Et le mardi, comme on craignait une syncope, toute la cour, médecins et gentilshommes étaient aux écoutes dans l'antichambre. Aussitôt après, le baron Portai tâtait le pouls au Roi et lui disait: «Petit, petit, petit!»
Et enfin de Louis XVIII, nous sautons à Chateaubriand. Et Sainte-Beuve assure, qu'en 1817, lorsqu'un mandat d'amener fut lancé contre lui, on trouva, à six heures du matin, l'auteur du GÉNIE DU CHRISTIANISME, couché entre deux filles.
Veyne nous confiait que Gavarni s'était abstenu de tout commerce avec une femme depuis 1848, année où il s'était séparé de la sienne. L'homme qui jusque-là avait partagé sa vie entre la femme et le travail, avait brusquement coupé cette habitude, et lui disait à propos de Mlle Aimée, que tout le monde croyait sa maîtresse, qu'il regrettait de ne pas lui avoir fait un enfant, parce que ça l'aurait peut-être sauvée.
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—Un mot profond de Mme Dorval: «Je ne suis pas jolie, je suis pire!»
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10 octobre.—Dans l'atelier de Thierry, le décorateur, qu'on va enterrer, impression poignante de ce dernier tableau interrompu par la mort, de cette fête romaine, de cette fête de couleurs, disparaissant sous les habits noirs des invités qui s'accotent à la grande toile lumineuse.
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12 octobre.—Notre impression en entrant dans le Musée de Saint-Quentin, devant les La Tour. C'est mieux que de l'art, c'est de la vie… Oui, une impression que nulle autre peinture du passé ne nous a donnée ailleurs… Stupéfiant musée de la vie et de l'humanité d'une société. Toutes ces têtes paraissent se tourner pour vous voir, tous ces yeux vous regardent, et il vous semble que vous venez de déranger, dans cette grande salle, où toutes les bouches viennent de se taire, le XVIIIe siècle qui causait.
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—Saint-Quentin: une ville où les rues ont tout à fait l'air du décor d'une pièce de Molière, avec des nuits carillonnantes, où l'on croit dormir dans une tabatière à musique.
* * * * *
—Lavoix nous disait: «A Paris, on n'est vraiment que le tiers de son moi. Il y a en vous, tant d'impressions, d'idées, de pensées, de choses des autres, que je vais en Bretagne, pour reconstituer ma personnalité et pour redevenir un moi, tout à fait moi!»
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—La princesse a des saillies d'une observation très fine. Elle a remarqué qu'un grand nombre de femmes ont des voix, selon leur toilette: leur voix de soie, leur voix de velours, etc.
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14 octobre.—Saint-Gratien.
Un original ménage d'artiste que ce ménage du peintre Giraud. La femme se couche à huit heures, et se réveille, quand les deux noctambules arrivent, vers les deux heures du matin. Père, fils et mère couchent dans la même chambre. Le père sur un fauteuil à côté du lit de sa femme, et le fils dans un lit de sangle, en travers du pied du lit de sa mère. Alors le fils lit, tout haut, un livre quelconque. La chambre est pleine de livres dépareillés, que la mère achète pour quelques sous sur les quais, et qu'elle relit toujours, sans se préoccuper du commencement ou de la fin de l'aventure. Puis on cause sur la lecture, on fume, et on ne s'endort que vers les trois ou quatre heures du matin. Et les hommes se lèvent assez tard, tandis que la femme sort de son lit de très bonne heure, pour faire elle-même le café au lait, que son mari et son fils prennent couchés.
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15 octobre.—Ce soir nous sommes presque seuls au salon. La princesse qui a les yeux un peu fatigués, n'est pas en train de travailler, et se laisse aller à retrouver, à revoir son passé.
Elle parle de son mariage, de la Russie, de l'Empereur Nicolas: «Jamais je ne vous le pardonnerai!» c'est le mot avec lequel l'accueille le czar, lorsqu'elle arrive mariée avec Demidoff.» Le rêve du czar avait été de donner à son fils la main d'une Napoléon. Ainsi cette femme qui nous parlait, a manqué deux couronnes impériales. N'est-il pas naturel que parfois, en ses mélancolies, lui reviennent le souvenir et l'ombre de ces couronnes qui ont effleuré son front?
«Nicolas, c'était un peu le type de l'ogre, reprend-elle, mais nuancé par des choses de coeur comme chef de famille. Un excellent père et parent. Il allait tous les jours voir les princes, les princesses, assistait aux repas, était présent quand on fouettait les enfants, se rendait compte de ce qu'ils mangeaient, lorsque les parents étaient absents, ne manquait pas de se trouver aux couches des princesses. Oui, il était excessivement paternel et bon pour les gens de sa famille. Il avait des amis, comme un particulier, Kisseleff, par exemple, qui entrait à toute heure, familièrement, dans la chambre de l'Impératrice.
«Un peu de sa dureté, il faut bien le reconnaître, était faite par la canaillerie, par la volerie de tout ce qui l'entourait. Il disait à son fils: «Il n'y a que nous deux d'honnêtes gens en Russie!» Car il savait que toutes les places étaient vendues. Il n'y avait donc rien d'étonnant qu'il y eût chez lui une certaine affectation théâtrale d'impitoyabilité.»
Et la princesse nous le montre faisant la police lui-même, se promenant dans les rues sur une petite voiture, plus grand de la tête que tous ses sujets. Et beau comme un camée, et rappelant un empereur romain! ajoute-t-elle.
«Eh! mon Dieu, il était un peu fou, mais c'était bien concevable quand je pense que j'ai vu cela à Moscou sur son passage au Kremlin: des moujicks lui touchant sa botte, et faisant le signe de la croix, avec la main qui l'avait touchée.»
«Et encore, je vous dis, un reste de sauvage. A propos de la princesse de Hesse, fille adultérine, épousée par un de ses fils, il me jeta dans l'oreille: «Après tout, c'est le cochon qui anoblit la truie!»
«Un jour la grande-duchesse m'apprenait qu'il était en colère, parce qu'il avait lu dans Custine qu'il avait pris du ventre. Elle se trompait? Lorsqu'il arriva chez moi, il me dit: «Vous ne me demandez pas pourquoi je suis de mauvaise humeur.» Alors il se mit à me raconter qu'il venait de passer une revue. C'était en hiver et il avait vu, par un froid de tous les diables, le colonel, après la revue, faire mettre sur le dos de ses soldats leurs culottes, pour les économiser!… Tout ce qu'il y a de plus galant au fond, il avait la singulière habitude d'embrasser sur le cou, sur l'épaule, toutes les jolies femmes qu'il voyait… Oui, très amoureux d'actrices… Après ça, il avait une si vieille Impératrice, branlant de la tête… Son dernier amour fut une demoiselle d'honneur qui refusa l'argent qu'il lui avait laissé dans son testament, et s'enferma près de son tombeau, après sa mort.
«Pour moi, il a été excessivement paternel. Il était très épris de l'idée de l'émancipation de la Sibérie, répétant que cette émancipation serait un événement curieux de l'histoire, faite au nom d'une Napoléon.
«… Quant à M. Demidoff, il ne voulait pas même prononcer son nom et ne l'a jamais prononcé. Il tombait chez nous à des dîners, sans gardes, sans escorte, des dîners terribles où il ne le regardait même pas… Enfin un jour arriva où l'Empereur me dit: «Pourquoi ne me faites-vous pas vos confidences «ce soir?» Et comme je ne voulais pas parler, il ajouta: «Quand vous aurez besoin de moi, vous me trouverez toujours, adressez-vous directement à moi par le comte Orloff.»
La princesse laisse glisser tout ça d'elle, mot par mot, rêveusement, au milieu de silences où il semble que vont s'arrêter ses confessions, touchant d'une main distraite des choses sur la table, laissant tomber et errer ses yeux sur le tapis. En causant, elle a oublié l'heure, elle qui se couche de bonne heure, et soudain elle s'étonne de voir qu'il est minuit un quart.
Ah l'histoire! l'histoire! Je pensais au terrible portrait du czar que m'a fait Hertzen. Et peut-être que les deux portraits sont vrais.
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17 octobre.—La princesse a la tête en l'air. Elle n'a pas dormi. Elle veut faire un jardin d'hiver. On pose des piquets. Et, allant et venant, elle nous raconte la création successive de cette propriété; les 18 arpents primitifs devenus 82 arpents, l'acquisition de Catinat, les 9 arpents à conquérir pour la carrer.
Nous la retrouvons dans la vérandah, assise devant un petit bureau, la tête appuyée sur la main, regardant amoureusement une chose que nous ne voyons pas d'abord. Il y a près d'elle un gros homme en frac, gilet, pantalon noirs, les mains gantées de blanc, trois mèches rameneuses collées et plaquées sur une énorme loupe, de gros yeux bleus de faïence, deux lippes pour lèvres, une respiration de soufflet, des favoris buissonneux, des traits stupides et béats. C'est le Hollandais Gika, le marchand de perles, et ce sont des colliers, des unions, des fils aux éclairs argentés, des perles grosses comme des noisettes, deux boutons de 14000, une perle de 21000 francs, tout un doux et laiteux ruissellement qu'il remue sous les yeux de la princesse, dont les perles sont la passion, et qui succombe et finit par se donner une perle de 8000 francs.
Ce soir la princesse nous fait des adieux affectueux, ajoutant avec un aimable sourire qu'elle nous aime beaucoup, quoique nous la contredisions toujours.
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Lundi 22 octobre.—Dîner Magny.
Tout de suite aujourd'hui la conversation s'élève aux hypothèses de la population des planètes. Comme un ballon à demi gonflé, la conversation tâtonne l'infini, et de l'infini est amenée naturellement à Dieu. Les formules pleuvent pour le définir. Contre nous, plastiques et latins, qui ne concevons Dieu, s'il existe, que comme un vieillard à figure humaine, un bon Dieu à la Michel-Ange avec une grande barbe, Taine, Renan, Berthelot, opposent des définitions hegeliennes, montrant Dieu dans une diffusion immense et vague, dont les mondes ne seraient que des globules, des atomes.
Et Renan, l'imaginative échauffée, et cherchant l'esquisse colorée d'un tout vivant, après de profondes fouilles dans son cerveau, et à la suite d'un long silence prometteur d'un accouchement de génie; Renan, le plus sérieusement et le plus religieusement du monde, arrive à comparer, devant la table béante son Dieu à lui… deviner à quoi… à une huître et à son existence végétative… Oh! une huître très grand modèle.
Sur la comparaison, la table part d'un énorme éclat de rire, auquel, après un moment de stupéfaction de ce qu'il a été amené à dire, Renan s'associe gentiment au rire général.
Je ne sais si c'est ce rire homérique qui fait penser à Homère, en tout cas Homère est sur le tapis. Alors chez tous ces destructeurs de foi, ces démolisseurs de Dieu, éclate une dégoûtante latrie. Tous ces critiques s'écrient d'une seule voix qu'il y a eu un temps, un pays, une oeuvre au commencement de l'humanité, où tout a été divinisé, et au-dessus de toute discussion et même de tout examen.
Et les voilà à se pâmer sur les mots.
—Des oiseaux aux longues queues! crie Taine avec enthousiasme.
—La mer invendangeable, la mer où il n'y a pas de raisin, est-ce assez beau? fait de sa petite voix qui s'enfle, Saint-Beuve.
—Au fait, vous savez, ça n'a aucun sens, jette Renan, il y a une société d'Allemands qui a trouvé un autre sens.
—Et c'est? interroge Sainte-Beuve.
—Je ne me rappelle plus, dit Renan, mais c'est admirable.
—Eh bien! qu'en dites-vous, là-bas, nous lance Taine, vous qui avez écrit que l'antiquité avait été faite pour être le pain des professeurs?
Je ne voulais pas parler, parce que je ne me souciais pas que la scène d'un récent dîner recommençât, mais un peu asticoté par les uns et par les autres, je pris la voix la plus douce pour affirmer que j'avais plus de plaisir à lire Hugo qu'Homère, essayant cette fois de parer les foudres de Saint-Victor avec le nom d'Hugo.
A ce blasphème Saint-Victor, devenu positivement fou furieux, se remet à hurler avec sa voix de zinc et ses cris d'aliénés, que c'est trop fort, que c'est impossible à entendre, que nous insultons la religion de tous les gens intelligents.
Je commence à répondre que c'est bien singulier, qu'à une table où on admet la discussion de toute chose au monde, je n'aie pas le droit de dire mon opinion sur Homère.
Saint-Victor crie et s'emporte. Alors je me mets à crier et à m'emporter plus fort que lui, avec tout le soulèvement des nerfs que je commence à éprouver pour cet homme de talent, mais sans opinion à lui, et toujours l'humble serviteur d'une opinion consacrée, et dont la voix baisse et dont la colère prend des tons pleurards, quand il rencontre un caractère qui montre les dents.
Sainte-Beuve, fort ému de la querelle, me fait venir auprès de lui, essaye de me calmer, en me promenant la main sur le bras, et tâche de tout raccommoder, en proposant d'un côté à mes adversaires, de fonder un club d'homériques, pendant qu'il me frictionne de l'autre côté… Tout peu à peu s'éteint, et Saint-Victor en s'en allant me tend la main… J'aurais voulu qu'il ne me la tendît pas.
C'est une amitié qui nous pèse, et dans laquelle se débattent douloureusement des sympathies littéraires et le souvenir de services reçus, avec les blessures faites à notre affection par la butorderie et l'intolérance du lettré et de l'homme.
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27 octobre.—Répétition de la CONJURATION D'AMBOISE. Au fond Bouilhet est un élève de Casimir Delavigne, Victor Séjour et Hugo. Ça ne fait rien: c'est un garçon travaillant honorablement et qui s'applique. Je dirai que c'est très bien, autant que je puis dire une chose que je ne pense pas.
28 octobre.—Flaubert présente aujourd'hui Bouilhet chez la princesse. Je ne sais quelle malencontreuse inspiration a eue le poète à déjeuner. Mais il sent comme tout un omnibus du Midi. Nieuwerkerke remonte épouvanté, disant: «Il y a en bas un auteur qui sent l'ail!»
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29 octobre.—Nous soupons au sortir de la première représentation de la CONJURATION D'AMBOISE, avec Bouilhet, Flaubert, la comtesse d'Osmoy. A deux heures d'Osmoy arrive. Il vient de battre pour le succès de son ami tous les cafés Tabourey du quartier Latin, ayant laissé, je ne sais où, Monselet un peu éméché, et qui en est à son second souper, et compte bien ne pas s'en tenir là.
Dans ce souper après un succès, après une ovation, ce qui nous frappe, nous si friands de ces joies fiévreuses, et qui reviendrons à ce damné théâtre: c'est le creux de ce bonheur.
Le triomphateur est d'abord éreinté, il tombe de fatigue et d'accablement, il est tout au bout de ses émotions et de ses sensations nerveuses, et, pour ainsi dire, trop usé pour jouir de sa réussite. Rien de l'épanouissement complet d'une franche félicité. On sent l'auteur traversé d'inquiétudes, de préoccupations. Tout l'empêche de goûter son présent. Il est à la représentation du lendemain, aux mauvaises chances qui peuvent survenir, au revirement qui peut se produire. Non, ce n'est pas l'applaudissement de tous qu'il a dans l'oreille et le coeur, non ce n'est pas l'acclamation universelle: c'est un on-dit, «que Girardin a blagué tout le temps», c'est le rapport de la maussaderie de la figure de tel critique; enfin tout ce qu'il peut se forger de mauvais, d'hostile, de perfide dans les feuilletons du lundi.
Nous étudions sur ce brave garçon, le sournois empoisonnement de la victoire au théâtre, et devant ce souper entre gens fourbus, cassés, brisés, sans verve, avouant qu'un succès ne vaut pas l'effort dépensé, et qu'il y a trop d'alliage dans la récompense, toutes sortes de mélancolies me viennent sur les revanches qui peuvent nous arriver.
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—Le chic actuel d'une femme est le mauvais genre distingué.
—Les pensées de Chamfort: c'est comme la condensation de la science du monde; l'élixir amer de l'expérience.
—Les bonheurs arrivent toujours trop tard dans la vie.
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4 novembre.—Bar-sur-Seine.
Me voici dans ma famille, famille où en dépit des 44 ans de mon frère et de mes 36 ans, on nous appelle les enfants. Une maison où mon frère vient passer ses vacances depuis 1833, et où je l'accompagne depuis l'âge de dix-huit ans.
C'est chez une cousine, un peu plus âgée que mon frère, et élevée avec lui. Pendant qu'il était à la pension Goubaux, rue Blanche, elle était à la pension Sauvan, rue de Clichy, et la nourrice (l'ancienne nourrice d'Edmond), qui venait les chercher tous deux, les dimanches, et qui trouvait presque toujours Edmond en retenue, l'emmenait promener une ou deux heures, dans les terrains vagues de Montmartre, et lorsqu'elle rentrait et trouvait notre père furieux du retard du déjeuner, elle disait: «C'est Mademoiselle qui ne finit pas de s'habiller!» et ma cousine avait la gentillesse de ne pas la démentir.
Son mari est un grand propriétaire terrien, qui depuis des années nous promène, avec toutes sortes de complaisances et de la bonne gaîté, à travers ses bois, ses champs, ses fermes.
Ma cousine a une fille, une Parisienne très élégante, et qui a la réputation d'être une des femmes de la capitale qui se mettent le mieux, puis, un garçonnet que j'aime de tout mon coeur, mais un type complet de ce temps, un garçon qui blague tout, avec des facéties du Palais-Royal… Ah! celui-là n'a pas la vénération, fichtre! Il jette son chapeau dans les portraits de nos vieux parents et fait des bosses aux toiles de nos ancêtres. A Chaillot… Va t'asseoir… tout le répertoire de Thérésa, toutes les cascades des Bouffes, les rengaines et les refrains du bas théâtre de nos jours, lui sortent de la bouche.
Ce soir il a empoigné l'antiquité, et blasphémé toutes ses études. La Grèce, oïe oh oïe! un Bicêtre… Alexandre, un épateur!… Christophe Colomb, il a été devant lui, j'en ferais autant… Annibal, la bonne charge, Annibal qui a coupé les Alpes avec du vinaigre… aceto, je me rappelle… Des bêtises, quoi!
Voilà les scepticismes et les ironies, avec lesquels on sort aujourd'hui du collège… eh! mon Dieu, cela fera peut-être, un jour, de la vérité et de la philosophie de l'histoire.
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—Les bâtards de gentilshommes et d'abbés qui vivent encore en province, sont tous braconniers. Il semble qu'ils aient hérité d'un sang de chasseur et de goûts de grands seigneurs.
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—Autrefois la province ne lisait pas, et n'avait nulle opinion sur les faiseurs de livres et sur les livres.
Aujourd'hui elle ne lit pas plus, mais elle a des opinions littéraires, prises dans le bas des petits journaux. Un déplorable progrès!
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—Inquiétante silhouette, sur le crépuscule, à l'horizon d'un champ, que cet homme dressé, les deux mains et le menton sur un grand bâton, immobile et contemplateur, dans le temps sans heures et le commencement du songe des choses.
Ce paysan solitaire grandit pour moi et menace dans le ciel. Je vois derrière le berger, le pasteur et le sorcier, l'espion de l'étoile et le jeteur de sorts, un espèce de voleur diabolique des secrets de la nuit, l'évocateur des forces méchantes et noires de la nature,—et c'est comme un cercle de sabbat qui me semble tourner autour de lui, dans le frétillement de la queue de son chien.
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24 novembre.—A travers l'eau des ornières, la terre grasse, les mottes molles, les prés détrempés et gluants, nous sommes arrivés à LA BÉCASSIÈRE. De loin nous entendions une piaillerie: les gamins du village d'à côté, les petits rabatteurs, qui poussaient, en se jouant, des cris de sortie d'école, dans les arbres.
La maison du garde, une masure, une bâtisse de plâtre, rapiécée par place, et où apparaissent, comme des esquilles, les lattes sortant du mur. Sous l'auvent du toit de tuile, une grosse botte de haricots grippés qui sèchent. A l'intérieur, une chambre basse, où est percée une petite fenêtre à trois carreaux. Une cheminée à la plaque fendue par l'incendie des bourrées, et dans laquelle il y a un tube de fonte pour souffler le feu. Sur la cheminée, trois bouteilles d'encre vidées par les comptes et les chiffres des coupes de bois, une moitié de calebasse faisant une cuiller de sauvage, une écuelle brune pareille au pot à tisane de Marat. Dans une retraite du mur, un moine, l'ancienne bassinoire rustique, un boisseau, une bayonnette, une petite glace de foire avec des plumes de geai passées derrière, deux faucilles, une corne pour appeler dans le bois.
Au fond, au-dessus d'un lit moisi, un sabre de pompier, et un fusil à pierre au chien tout rouillé; sur une planche, au plafond, une fiole remplie d'eau-de-vie de piéton, des assiettes de ferme, une lanterne, et un morceau de savon de Marseille pendu à une ficelle.
Un antre, une tanière, où il fait bon de s'ensauvager toute une journée.
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25 novembre.—Je me lève, j'ouvre la France… Gavarni mort… un coup de foudre… L'enterrement à l'heure où je lis cela… Et nous n'y serons pas, nous ne nous retrouverons pas derrière le cercueil de l'homme, que nous avons le plus aimé, le plus admiré… Nous ne le reverrons plus…
Toutes sortes d'idées, de souvenirs: la mélancolie de ses derniers jours, ses mains si maigres qu'on aurait dû mouler, la caresse de son oeil, sa voix si tendre quand il nous appelait ses petits, ce quelque chose en lui d'un père pour nous.
Et je pense à cette première atteinte de la mort qui l'a touché à mon bras—ô ironie!—au sortir d'un bal de l'Opéra qu'il avait voulu revoir pour la dernière fois.
Je regrette tout ce que je n'ai pas sauvé de lui par une note… Oh! comme la mort vous fait voir que la vie est de l'histoire!
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2 décembre.—Tout un mois passé au vent, à l'air, à la pluie, à la gelée, les pieds dans la boue, la vie affluant au visage et nous bourdonnant aux tempes; et tantôt au bord de la rivière, allant à pas glissés derrière le balancement d'épaules d'un jeteur d'épervier; et tantôt fourrant les mains dans le sang tiède et la curée chaude d'un chevreuil:—un mois où nous tâchons de nous redonner de la santé bestiale de la campagne.
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3 décembre.—Nous partons de Bar-sur-Seine. Il y a à quitter une maison, où on a été paresseux et heureux, l'espèce d'effort qu'on éprouve à se lever d'un bon fauteuil; et puis au fond, on a toujours une certaine terreur de l'inconnu qui est dans la vie devant vous et auquel on va.
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5 décembre.—Nous avons la visite de Rops qui doit illustrer la LORETTE. Un bonhomme brun, les cheveux rebroussés et un peu crépus, de petites moustaches noires en forme de pinceaux, un foulard de soie blanche autour du cou, une tête où il y a du duelliste de Henri II et de l'Espagnol des Flandres. Une parole vive, ardente, précipitée, où l'accent flamand a mis un ra vibrant.
Il nous parle de cet ahurissement que produisit sur lui, sortant de son pays, le harnachement, le travestissement, l'habillement presque fantastique de la Parisienne, qui lui apparut comme une femme d'une autre planète. Il nous parle longuement du moderne qu'il veut faire d'après nature, du caractère sinistre qu'il y trouve, de l'aspect presque macabre qu'il a rencontré chez une cocotte, du nom de Clara Blume, à un lever de jour à la suite d'une nuit de pelotage et de jeu:—un tableau qu'il veut peindre, et pour lequel il a fait quatre-vingts études d'après des filles.
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6 décembre.—Je passe chez Pierre Gavarni. Je lui trouve une douleur endormie et qui paraît rêver. «Il me semble, dit-il, que ce n'est pas arrivé… Je ne puis parler de lui au passé.»
Pierre me raconte qu'il est arrivé à quatre heures. Son père, à son arrivée, resta d'abord immobile. Puis, sous la pression de sa main, il lui dit d'une voix rude: «Ah! c'est toi, mon garçon.» Et comme s'il faisait sa dernière et suprême légende: «Eh bien! voilà mon caractère!» Pierre lui parla alors de changer de vie, quand il serait sur ses pattes et qu'il faudrait aller à ces pays de soleil dont il revenait: «Nous parlerons de cela, je ne te dis pas le contraire.»
Ce fut son dernier mot. Plus tard, comme son fils, le voyant horriblement couché, lui demandait s'il voulait qu'il le relevât dans son lit, il fit de l'index, sans parler, le geste qui lui était familier pour dire non, et ce fut son dernier geste. Il était mort à sept heures.
De là, je suis allé chez Forgues, qui nous peint l'horreur de cet enterrement: la maison en carton suintant l'eau; une porte qu'il ouvre et qu'on repousse sur lui, en disant: «On est à le mouler.» Il était midi moins dix. Les mouleurs en retard avaient dû courir, de commissaire de police en commissaire de police. Et, pour le raser, Veyne avait été obligé de prendre le rasoir du coiffeur, qui s'était trouvé mal. Dans le jardinet, une cinquantaine de personnes de bric et de broc, trempées, mouillées sous la pluie et les parapluies, et, entre leurs jambes, la course effarée d'un lapin devenu complètement fou.
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—Tout va au peuple et s'en va des rois, jusqu'à l'intérêt des livres qui descend des infortunes royales aux infortunes privées: de Priam à Birotteau.
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—… Ricord, ce soir, racontait à demi-voix, dans un salon, que
Sainte-Beuve, un peu souffrant, ces jours-ci, d'une rétention, lui disait:
«Mais, mon Dieu, quand j'étais petit, on ne m'a pas appris à pisser, moi!»
Sainte-Beuve a, comme cela, des mots enfantins, au milieu de tous les apports de l'expérience.
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10 décembre.—On étouffe dans la vie littéraire de ce qu'on ne peut dire ni écrire.
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—Ces jours-ci, nous avons eu à dîner Pouthier, qui nous confessait que tous les soirs, après avoir soufflé sa bougie, il soupirait comme une action de grâces à Dieu: «Comment! tu vis encore, petite canaille!» Il est toujours dans sa maison en construction de la rue de la Brèche-aux-Loups, dans une chambre où il a couché deux mois, avant que les fenêtres fussent posées et au-dessus de la bataille de chevaux de charroyeurs, qu'il entend appeler de ces noms effroyables: Mord-la-nuit et Bon-à-tuer.
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21 décembre.—Tous ces jours-ci nous avons relu des imprimés de la Révolution pour une pièce que nous faisons sur l'époque. Notre pièce ne dira pas ce que nous sentons à relire cela; nous tâcherons d'y mettre le plus possible des sentiments d'impartialité qu'exige le théâtre.
Mais notre vraie et intime impression: c'est le dégoût, c'est le mépris. L'esprit, pour peu qu'on l'ait délicat, se soulève plus que le coeur contre ces pages, plus pleines encore d'inepties que de crimes. Ce qui domine, avant tout, dans cette mare d'assassinats: c'est l'odeur de la bêtise. La Révolution a eu beau se faire terrible, elle est foncièrement bête. Sans le sang elle serait niaise, sans la guillotine elle serait burlesque. Otez à ces grands hommes, à Robespierre, à Marat, leurs nimbes de bourreaux, l'un n'est plus qu'un professeur de rhétorique filandreux: Gracchus Pet-de-Loup, et l'autre, un maniaque, un aliéné caricatural. Oui, ôtez le sang de la Révolution et le mot: «C'est trop bête!» vous viendra à la bouche, devant ce ramas d'imbécillités cannibalesques et de rhétorique anthropophage. Il faut le lire pour le croire, pour croire que cela est arrivé en France, il n'y a pas cent ans: le règne, la dictature homicide du bas, de la loge, de l'office, du portier, du domestique, de toutes les jalousies et délations d'inférieurs.
Une terrible objection, ces années! contre la Providence. Si elle existe, ce n'est que pour tout tolérer, et Dieu, en ce temps, ressemble à Lafayette: il dort à tous les 6 octobre.
Et quelles hypocrisies, quels mensonges, cette Révolution! Les devises, les murs, les discours, l'histoire, tout ment à cette époque. Ah! quel livre à faire: les Blagues de la Révolution. Car où est l'opinion faite de la vérité vraie? Qui a jamais remonté à la vérification des documents? Quel est le fait de la Révolution que le patriotisme, la passion des partis, le journalisme, n'ont pas rendu légendaire? De tous ceux qui parlent du fameux coup de sabre de Lambesc, quels sont ceux qui ont lu la justification de Lambesc et savent le vrai de la scène? Et, dans le peuple de gobeurs du monde et de la rue, qui ont leur catéchisme tout fait sur la prise de la Bastille, combien savent le nombre de prisonniers que ces terribles et dévorants cachots ont lâché à la lumière? Trois ou quatre!
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23 décembre.—Été aujourd'hui voir le père Barrière. Nous trouvons ce pauvre vieillard attendant une visite comme on attend une fête. Tout branlant, les mains tremblotantes, il nous fait place avec joie, auprès de son feu. Sa mémoire vacillante, sa parole bégayante et à demi paralysée, cherchent à se rattacher à nous par d'aimables caresses de sa vieille pensée. Et comme de choses qui lui font peur et qui lui ont laissé une impression tourmentante, il nous parle de tous les sentiments mauvais, déchaînés contre nous, et, en causant de cela, il se lève de ce vieillard moribond et qui a vu 93, comme une épouvante de l'envie de ces temps-ci et de l'avenir de haines germant dans cette tourbe des lettres,—et qui l'étonne comme une fermentation mauvaise, jusqu'ici sans exemple: «Ah! oui, maintenant, lui disons-nous, s'il n'y avait pas de gendarmes, tout homme qui aurait deux sous de notoriété, serait déchiré en pleine rue!»
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24 décembre.—Accrochés ce soir à la taverne de Lucas par Paul Baudry, il nous emmène à son atelier qui est de l'autre côté de la rue, et nous fait voir une de ces grandes machines pour l'Opéra, où, en dépit de beaucoup de talent, il me fait l'effet de Goltzius cherchant Michel-Ange.
Les peintres sont vraiment malheureux. Hors le moderne qu'ils méprisent, les plus vrais talents, tels que Baudry, sont toujours amenés à refaire ce que de plus forts qu'eux ont déjà peint. Décidément le cycle de la grande peinture est fermé… et il n'y a plus que le paysage.
Intérieur sec, sobre, vide, comme inhabité: c'est la stricte demeure du travail. La chambre avec son petit lit est une cellule. Chambre et atelier, un logis d'ouvrier dans lequel pend quelque vieille soierie de chez Wail qui sert, un jour, pour un ton riche. On ne sent chez ce peinture de talent, ni service ni cuisine, et, ce soir, traîne encore, non enlevé, le mince os d'une côtelette sur une assiette, reste du déjeuner.
En montant l'escalier, il nous disait: «Oh! quand une fois on a été mordu de la misère, il vous reste toujours la crainte d'en être repiqué!»
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25 décembre.—Noël. C'est la loterie de la princesse, la distribution de ses étrennes à sa société, au hasard d'un tirage de cartes: 32 lots comprenant des bracelets, des robes de velours, des nécessaires de voyage, des tapis, des lampes, etc. Il y a là tous les intimes du moment, les deux princesses Primoli et Gabrielli et leurs maris, du Sommerard et sa femme, M. et Mme Reiset, Mme de Lespinasse, les peintres Marchal, Baudry, Hébert, Boulanger, Protais, Saintin, les Giraud, et nous deux, comme hommes de lettres.
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30 décembre.—Passé aujourd'hui devant l'ancienne maison de Gavarni, avenue de l'Impératrice.
Il y a presque du cimetière dans cette bâtisse lugubre, avec sa grille rouillée, son jardinet à plates-bandes de buis, ses arbustes verdâtres. Le moisi de la tombe mange les marches descellées des portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Nous regardons cette misérable maison ambitieuse de bourgeois de l'Empire, cette maison de plâtre, plaquée de fenêtres d'occasion, avec son fronton de temple grec, grignoté par la pluie. Nous regardons le vide à travers ces fenêtres sans rideaux, battues d'une moitié de persienne, et nous pensons à tout ce que cette maison a eu des mauvaises chances de la vie du grand artiste, de ses tristesses, des absorptions de sa maladie.
Et malgré tout, nous sommes encore heureux de la voir debout, cette maison! elle nous le rappelle. Les maisons de ce temps durent si peu, gardent si peu longtemps la mémoire de ceux qui y ont vécu!
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ANNÉE 1867
1er janvier.—Une heure du matin. Année 1867, qu'est-ce que tu nous apporteras?
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2 janvier.—Dîner chez la princesse avec Gautier, Octave Feuillet, et Amédée Achard, un homme du monde fané, un esprit sans accent, une voix sans timbre,—le type de l'effacement.
Éreintement de Ponsard, mené par Gautier et nous, à rencontre de la princesse; au bout de quoi, quelqu'un demande à Gautier, pourquoi il n'écrit pas ce qu'il dit: «Je vais vous conter une petite historiette, riposte tranquillement Gautier. Un jour M. Walewski me dit de n'avoir plus d'indulgence, et qu'il m'autorisait à écrire ce que je pensais sur les pièces.—Mais, lui dis-je, il y a cette semaine une pièce de X…—Ah! fit vivement Walewski, si vous ne commenciez que la semaine prochaine? Eh bien, j'attends toujours cette semaine prochaine.»
La princesse nous parle du prince impérial. Il paraît que c'est un conservateur en herbe, que son père appelle le petit éteignoir—et avec cela casseur en diable,—et dans une partie de jeu, ces temps-ci, un jour où son père ne l'avait pas mené au spectacle où il comptait aller, ayant brisé pour quarante mille francs de petits modèles de soldats exécutés par le sculpteur Frémiet: l'armée en réduction minuscule que l'Empereur a dans une armoire de sa chambre…
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—Par le froid, les petits musiciens passent dans les rues, leur violon sous l'aisselle, perdus dans d'immenses redingotes, un képi sur le sommet de la tête: caricaturaux et sinistres, ayant l'air de petits singes en carrick.
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—Un symptôme du temps. La boutique des libraires n'a plus de chaises. France fut le dernier libraire à chaise et la boutique où il y avait un peu de perte de temps entre les affaires. Maintenant les livres s'achètent debout. Une demande et un prix; rien de plus..
Voilà où la dévorante activité du commerce d'aujourd'hui a mené cette vente du livre, autrefois entourée de flânerie, de musarderie, et de bouquinage bavard et familier.
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—On parle toujours de la création du créateur et jamais de la création de la créature. Cependant que de choses créées par l'homme; depuis, depuis… jusqu'au céleste d'un air d'orgue.
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—Nous nous sentons antipathiques à Girardin, comme des gens qu'il estime.
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—Je lis un récit sur les prodigieuses découvertes d'une ville à Siam, dont les ruines couvrent dix lieues, et où il y a des fragments de statues dont l'orteil mesure douze longueurs de fusil. Blague ou vérité, cela me fait rêver. Y aurait-il, en avant de notre humanité, une humanité plus grande, des hommes de vingt-cinq pieds, des monuments de géants, des villes comme des royaumes. Existerait-il enfin, derrière nous, un passé bien autrement colossal que celui que nous connaissons?… Ah! l'histoire, elle ne commence qu'à l'histoire: c'est-à-dire à l'humanité qui s'est fait de la publicité!
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16 janvier.—On causait amour, caprice, sentiment. Une femme un peu grasse, d'un certain âge, mais encore des plus désirables, disait, en plaisantant, qu'elle pourrait avoir la tête montée par un homme de cinquante ans. Comme l'aveu faisait rire autour d'elle, elle reprit: «J'ai toujours été un peu portée vers les gens d'âge, je n'ai jamais apprécié les tout jeunes gens; ils sont d'un creux, d'un vide… Puis les jeunes gens, ça remue, il faut toujours que ça soit en l'air, que ça danse, que ça soit à cheval. Et comme j'ai toujours été un peu grasse, j'aimais mieux rester dans un bon fauteuil, ou sur un canapé, les jambes allongées, avec des gens qui restaient assis et qui causaient.»
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—L'Exposition universelle, le dernier coup au passé: l'américanisation de la France, l'industrie primant l'art, la batteuse à vapeur rognant la place du tableau, les pots de chambre à couvert et les statues à l'air: en un mot la Fédération de la Matière.
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—Je crois que nous finirons par mourir avec l'idée que personne n'a lu un livre ni vu un tableau.
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3 février.—On raconte que dans les entrevues d'Ollivier avec l'Empereur, ce dernier le pria de lui dire, bien franchement ce qu'on disait de lui: de parler enfin comme s'il ne parlait pas à l'Empereur, et Ollivier ayant fini par lui déclarer qu'on trouvait que ses facultés baissaient: «Cela est conforme à tous mes rapports!» fit l'Empereur impassible.
Le mot lui ressemble, et par son impersonnalité, il atteint à une certaine grandeur.
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9 février.—Aujourd'hui je feuilletais, chez un marchand, un carton d'estampes. Au bas de la planche de Lawreince: LE ROMAN DANGEREUX, sous la femme étendue sur le lit de repos, je vois écrit par une encre contemporaine de Manuel: la duchesse de Berry. L'histoire s'écrira encore longtemps comme ça.
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—Il n'y a que deux situations dans les rapports avec ses semblables: ou vous avez besoin d'eux, ou ils ont besoin de vous. Notre niaiserie est malheureusement de ne jamais abuser de la seconde des situations.
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—La révolution de l'existence parisienne est assez bien marquée par le passage de la taverne de Lucas à la taverne de Peters. L'une a été autrefois, l'autre est, à l'heure présente, la salle à manger des Parisiens. Eh bien! le dîneur chez Lucas était un artiste, un employé supérieur de ministère, un officier en bourgeois, un gentilhomme de 6000 livres de rente. Aujourd'hui le dîneur chez Peters est un boursier, ou un turfiste; ou un photographe.
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—Rêve que font tous les danseurs. Ils rêvent qu'à force d'entrechats, ils vont se brûler au lustre.
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5 février.—Singuliers Parisiens dans Paris que nous, nous, solitaires comme des loups. Depuis trois mois, à peine sommes-nous rattachés à nos semblables par les seuls dîners de Magny et de la princesse. Trois mois, sans presque une visite, sans presque une lettre, sans presque une rencontre de connaissances, en nos promenades de onze heures du soir. Nous amassons, moitié de gré, moitié de force, la solitude autour de nous, tout à la fois contents de n'être pas blessés par le contact des autres, tout à la fois tristes de n'être qu'avec nous.
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—Le XIXe siècle a opéré l'humanité de la cataracte. Un exemple bien frappant. Jean-Jacques Rousseau le descriptif, a passé à Venise, sans être plus touché par la féerie du décor et la poésie du milieu, que s'il avait été secrétaire d'ambassade à Pontoise.
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22 février.—Le romantisme n'est pas né en France. Il devait nous venir comme une plante des tropiques, du Nouveau Monde. Bernardin de Saint-Pierre le rapporte de l'île de France et Chateaubriand de l'Amérique.
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—Voilà huit jours que nous sommes sur le flanc; huit jours que nous sommes malades avec des crises où l'on se tord sur soi-même et qui ont pris,—singulière rencontre de la sympathie,—ont pris, la même nuit, à l'un le foie, à l'autre l'estomac. Toujours souffrir! Et ne jamais être complètement sans un peu souffrir! Pas une heure de cette pleine et sereine plénitude et sécurité de santé qu'on voit aux autres. Toujours ou l'inquiétude de sa souffrance à soi ou l'inquiétude de celle de l'autre. Toujours disputer sa verve et arracher son imagination au mal-en-train de son corps, à la tristesse du mal.
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25 février.—A nous convalescents, la santé de Flaubert, grossière, sanguine, et campagnardisée par un plein air de six mois, nous fait paraître l'homme un peu blessant ou au moins trop exubérant pour nos nerfs,—et son talent même se grossit de son encolure dans notre pensée.
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—Les belles choses en littérature sont celles qui font rêver au delà de ce qu'elles disent. Par exemple dans une agonie, c'est un geste sans raison, un rien vague qui n'est pas logique, un rien qui est un symptôme inattendu d'humanité.
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—Pourquoi une porte japonaise me charme-t-elle et m'amuse-t-elle l'oeil, tandis que toutes les lignes architecturales grecques l'ennuient, mon oeil! Quant aux gens qui prétendent sentir les beautés de l'un et de l'autre art, ma conviction est qu'ils ne sentent rien, absolument rien.
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—Il y a autour de nous une mauvaise volonté du temps et des gens. Nous nous sentons vivre dans une hostilité ambiante. Il est comme une entente, pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Cela ne nous ôte rien de notre confiance et de notre conscience dans l'avenir; mais cela nous est amer de sentir que, pendant toute notre vie, rien ou presque rien ne nous sera payé pour tout ce que nous avons apporté de neuf, d'humain, d'artiste; tandis qu'à côté de nous, le tintamarre des moindres petits talents fait tant de bruit, et que ces petits talents touchent un si retentissant viager.
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—En ce moment nous achetons force mémoires, correspondances, autobiographies, tous documents d'humanité:—le charnier de la vérité.
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6 mars.—La princesse a un charmant sourire, un aimable sourire humain, plein de choses. Il eût fallu le lui voir sur les lèvres, ce sourire, quand elle disait, ce soir, à Sainte-Beuve: «Oh! si un jour on fouille nos correspondances, monsieur de Sainte-Beuve, on verra que nous avons tendu la main à pas mal de coquins!»
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8 mars.—Nous nous sauvons comme des voleurs avec deux gros volumes sous le bras: les «Mémoires de Gavarni,» que son fils vient de nous confier. Nous avons eu peu, dans notre vie, de joies aussi vives. Et avant d'aller prendre notre leçon d'armes, au premier café borgne, sur le marbre taché de roupies de café, nous voilà à nous plonger dans cette cervelle et ce coeur, tout ouverts.
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15 mars.—Mémoires curieux que ces mémoires de Gavarni. Pas un parent, un ami, un passant, nommé dans son existence,—une absence complète des autres.
Des mémoires remplis uniquement par la femme qui semble avoir pris absolument possession de son moi: et un mélange de cynisme et de «petite fleur bleue». Plus tard la mathématique chasse la femme, mais sans laisser plus reparaître dans le journal l'homme avoisinant l'artiste… La plus étonnante inégalité dans le niveau des idées, les plus grandes vues à côté de balivernes, de calembours, de désossements enfantins de mots.
Au fond Gavarni n'a écrit dans ces deux volumes que ses mémoires amoureux, et en un temps où il est encore un soupireur du bataillon sentimentaire et, romanesque de 1830, allant presque, dans la pratique, à l'échelle de corde et à la lanterne sourde,—et cela dans une prose lamartinienne mélangée de casuistique amoureuse à la Karr, et tournant autour d'Elvires de bals masqués.
Ah! c'est vraiment bien malheureux qu'on n'ait pas de lui, jetée sur le papier, sa pensée de 1852 à 1860, en ces années, où nous avons rencontré chez lui la plus originale cervelle philosophique de ce siècle.
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—Le plus grand signe du noble est de parler à son domestique; l'homme, qui n'est pas un peu né, lui commande et ne lui parle pas.
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16 mars.—Première des IDÉES DE MADAME AUBRAY. C'est la première que je vois de Dumas fils, depuis la DAME AUX CAMÉLIAS. Un public particulier, et que je n'ai guère vu que là. Ce n'est plus une pièce qu'on joue, c'est la célébration d'une sorte de messe devant un public de dévots. Il y a là une claque qui semble officier, et des renversements d'extase et des pâmoisons de plaisir qui rabâchent à chaque mot: «Adorable!» L'auteur dit: «L'amour c'est le printemps, ce n'est pas toute l'année.» Salve d'applaudissements. Il reprend appuyant sur le trait: «Ce n'est pas le fruit, c'est la fleur!» Redoublement de battoirs. Et ainsi tout le long. Rien ne se juge, rien ne s'apprécie, tout s'applaudit avec un enthousiasme apporté d'avance et prêt à crever.
Dumas a un grand talent. Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières; il en est le poète, et sert aux hommes et aux femmes de ce monde, dans une langue à leur portée, l'idéal des lieux communs de leur coeur.
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17 mars.—Je vomis mes contemporains. C'est dans le monde actuel des lettres, et dans le plus haut, un aplatissement des jugements, un écroulement des opinions et des consciences. Les plus francs, les plus coléreux, les plus pléthoriques, dans la bassesse des événements, du ciel, des fortunes de ce temps, au contact du monde, au frottement des relations, au ramollissement des accommodements, dans l'air ambiant des lâchetés, perdent le sens de la révolte, et ont de la peine à ne pas trouver beau, tout ce qui réussit.
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19 mars.—Un garçon qui veut faire notre portrait littéraire, nous a écrit pour nous voir. Il s'appelle Puissant.
Une tête excentrique, un Bourguignon aux joues allumées du vin de son pays, le crâne nu, brillant de ce blanc poli qu'ont souvent les têtes des toqués, rasé comme un acteur, une petite mouche noire d'ouvrier sous la lèvre, et vêtu d'habits de village. Quelque chose d'un comédien, d'un fou, d'un vigneron, avec une parole bizarre qui dramatise ce qu'elle conte, et parfois s'arrête, au milieu de ricanements troublants.
Au lieu de nous confesser, il nous raconte son histoire. Il y a six mois, il est tombé de son pays, d'Auxerre, sur le pavé des basses lettres à Paris, en compagnie de sa femme, une jeune femme de dix-sept ans, et réduit, pour vivre, à copier de la musique sur d'imbéciles paroles gaies de Debraux…
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20 mars.—A propos du grand nombre de fous chez les musiciens,—enfermés ou non enfermés,—Berthelot disait finement: «Ce sont des gens qui sentent et ne pensent pas!»
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1er avril.—Le marchand d'estampes Vignères nous racontait, que M. Thiers, avait voulu exiger de lui qu'il lui communiquât les commissions, données pour les ventes, et que, sur son refus, il s'était fâché avec lui. Ce petit abus de confiance, que du haut de son nom de M. Thiers, il voulait arracher à ce pauvre diable d'honnête homme, me pousse à la crédulité sur beaucoup de choses, prêtées à l'ancien ministre.
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2 avril.—Nous partons pour Rome.
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19 mars.—C'est du bonheur presque, en sortant du gris de Paris, de trouver, comme ce matin, en approchant de Marseille, un ciel bleu, léger, riant, de la verdure de printemps, des villages qui ont l'air d'être bâtis avec une boue d'or.
Quand on regarde ce pays, sa surface vous paraît trop heureuse et trop égayée, pour produire un talent tourmenté et nerveux: le talent moderne. Il ne peut pousser ici, qu'un blagueur comme Méry ou un talent clair et plat comme Thiers.[1] Jamais ici il ne poussera du Hugo ou du Michelet.
[Note 1: Depuis Daudet et Zola se sont chargés de donner un démenti à ma note.]
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5 avril.—Sur le Pausilippe. De ma cabine je regarde bêtement par l'oeil rond, par le hublot du bateau, l'échevèlement éternel des vagues, où dedans parfois, un petit bateau s'encadrant dans cette grosse lentille, semble une marine peinte sur un galet de cristal.
Sur le pont, il y a des enrôlés dans les zouaves pontificaux, des Belges surtout, de pauvres jeunes gens, aux mines hâves, dont quelques-uns lisent, sur des cordages, des livres de piété, à tranches dorées: enrôlés de misère que le mal de mer ne rend pas jaunes, mais terreux.
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5 avril.—L'homme du gouvernail, accoudé à cette roue déroulant l'immensité des mers, et tournant autour du monde,—une main morte sur le cuivre de la roue, l'autre tenant un de ses montants;—cet homme à la figure tannée, boucanée par le vent salin, sa toque de marin sur la tête, et sa robuste silhouette se détachant sur un ciel qui se perd dans une clarté mourante de feu de Bengale, ponctué du vol noir de quatre ou cinq mouettes, cet homme ayant derrière lui la barque de sauvetage. Quel superbe et simple frontispice pour un livre de voyage!
La mère de Napoléon n'est dans l'histoire que le ventre qui l'a porté. Pareille à la femme de la Fable, elle fit le rêve d'être accouchée de la foudre—et ce fut toute sa vie.
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6 avril.—Civita Vecchia.
Dix heures du matin… Enfin des rues tortueuses, des carrefours, des marchés sales, vivaces, grouillants, une population habillée de taches, des bâtisses de raccroc, du pittoresque, de l'artistique,—une ville sans édilité, avec des coulées de picturales ordures.
J'éprouve une singulière impression, mes yeux sont heureux, je me sens en rupture de ban avec cette France américaine, avec ce Paris au cordeau de maintenant.
Allant au hasard, je tombe sur un morceau de grille rousse, pareil à un soupirail de maladrerie du moyen âge. Soudain, d'un des petits carrés de fer treillissé, sort au bout d'un bâton une pochette en loques, avec une voix d'imploration qui me jette: Monsu, Monsu…. C'est un prisonnier,—car c'est la prison,—et cette fenêtre est comme un parloir avec la rue, et où l'enfermé a le secours de la pitié, et du bavardage faisant, sous le soleil, sonore le pavé…. Je ne sais pourquoi, j'aime cette bonne enfance de la répression.
Ces villes des États Romains, me semblent les dernières villes, où le pauvre est encore chez lui. Il y a là, un apitoiement, une miséricorde de nature, presque une familiarité du petit bourgeois pour le pauvre, le misérable, le haillonneux, qui vous étonne, quand on vient d'un de ces pays durs aux sans-le-sou, où l'on fait des cours officiels de philanthropie. C'est presque avec une caresse, que le maître de café pousse doucement le mendiant à la porte.
Six heures. Arrivée à Rome. Un individu, que nous avons pris à Civita Vecchia, sort de la voiture des prisonniers, des menottes de fer aux mains. C'est le vrai brigand poncif de Schenetz. Il est gras, fleuri, insoucieux, et visiblement flatté de l'attention sympathique du public, pendant qu'il marche entre deux carabiniers, qui semblent avoir, sur le front, la honte que devrait avoir le brigand.
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9 avril.—La femme du Midi ne parle qu'aux sens; son impression ne va pas au delà. Elle ne s'adresse qu'à l'appétit masculin.
Et le soir, après avoir passé en revue tous ces types de beauté éclatante ou sauvage, que montrent la rue, le Pincio, le Corso, je trouve qu'il n'y a qu'une Anglaise ou une Allemande qui vous donne la sensation aimante, le remuement tendre.
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12 avril.—Une chose est incalculable: le carré de bêtise que développe, à table d'hôte, Rome chez les bourgeois.
—Ce peuple romain a la loterie et le paradis, ces deux horizons, à la cantonade, de la félicité d'un peuple.
—Tout est unique dans la vie. Le plaisir physique que vous a donné, à telle minute, telle femme, le plat réussi que vous avez mangé, tel jour, vous ne le retrouverez plus jamais. Rien ne recommence et tout n'est qu'une fois.
—Ah! le peuple heureux que ce peuple gai de la gaieté de son ciel, avec ses bonheurs à bon marché, achetant la viande de première qualité, douze baïoques, et le vin rien, pour ainsi dire, et sans la conscription, et sans presque d'impôts, et sans humiliation dans la pauvreté, et sans amertume dans la misère, soulagé qu'il est par tant d'institutions de bienfaisance, et aussi par la main à la poche des un peu moins pauvres que les plus pauvres.
Quand je compare ce peuple aux peuples de progrès et de liberté, marqués au signe de ce sinistre affairement moderne, en lutte avec le budget de chaque jour, massacrés d'impôts, y compris celui du sang, je trouve vraiment que les mots se payent bien cher.
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—Le mystère des mystères restera toujours ceci: c'est que le dessin d'une bouche, la ligne d'un geste, la lumière d'un certain regard, fassent de femme à homme, des attractions comme de sphère à sphère.
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17 avril.—Une chose est en train de défaire le style de la rue et de la femme à Rome: la cotonnade, cette affreuse chose neutre qui fait penser à un temps, où il n'y aura plus dans les cinq parties du monde qu'une même robe du même ton, pour habiller toutes les femmes de tous les peuples.
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20 avril.—Ce voyage que nous craignions, que nous avons fait par conscience, par dévouement à la littérature (MADAME GERVAISAIS), c'est singulier! nous y éprouvons un sentiment de délivrance, de légèreté de notre être, d'allégresse presque, que nous n'attendions pas.
Ici on sent que rien n'a été fait sur l'antiquité, en dehors de l'archéologie, et qu'il manque un résurrectionniste de cette antiquité, à la façon d'un Michelet, pour l'histoire de France… La belle besogne pour un malade de Paris, pour un jeune blessé de la société moderne, de venir s'enterrer ici, de faire une suite de monographies qui s'appelleraient le Panthéon, le Colisée … ou mieux, s'il en avait la puissance, de reconstituer, dans un grand et gros livre, toute la société antique, et s'aidant des musées, de tout le petit monde de choses et d'objets qui a approché l'homme ancien, le montrerait comme on ne l'a pas encore montré,—et, avec la strigille accrochée dans une vitrine, vous ferait toucher la peau de bronze de la vieille Rome.
Ce soir, un inoubliable tableau à l'hôpital des Pellegrini. Sur des bancs, des files de paysans sauvages, de vrais pouilleux, un bec de gaz, au-dessus de leurs têtes dans l'ombre, qui ne montre de blanc que le col de leurs chemises ouvertes,—et leur dépiotant les bas, et leur lavant les pieds dans un baquet, des confrères de la Trinité, des pèlerins en rouge à rabats, et à tabliers blancs, avec des serviettes sous le bras, à l'instar des garçons de café,—des confrères qui sont des cardinaux, des princes, de jeunes gentilshommes, dont on voit les bottes vernies sous la robe du servant, et que leurs voitures attendent sur la place.
Et quand ces immondes pieds sont lavés et essuyés, les confrères, les approchant de leur bouche, les baisent à deux places.
Une certaine émotion devant cet impitoyable rappel à l'égalité. Au fond une grande source d'humanité que cette religion catholique, et je m'irrite de voir des intelligences et des esprits se mettre à genoux devant la religion sans entrailles de l'antiquité. Tout le tendre, tout le sensitif, tout le beau ému du moderne, vient du Christ.
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21 avril.—Les dernières paroles de la bénédiction du pape flottaient encore dans l'écho de l'air, alors que trois femmes—c'est le premier spectacle qui m'est donné—trois femmes cherchent à s'arracher des morceaux de visage, au milieu de la joie d'hommes riant et se frottant les mains.
Ce peuple-là, même sur les marches de Saint-Pierre, descend toujours de son cirque.
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23 avril.—-Je dînais hier à l'ambassade, à côté d'une jeune femme, la femme de l'envoyé des États-Unis à Bruxelles, une Américaine, et voyant à l'oeuvre cette grâce libre et conquérante, ce diable au corps d'une jeune race, cette virtualité de la coquetterie qui garde le charme et la domination de la flirtation chez ces jeunes filles devenues des épouses, et me rappelant d'autre part l'activité et l'entrance de certains Américains de Paris, je me disais que ces hommes et ces femmes semblaient destinés à devenir les futurs conquérants du monde.
—Plus on va, plus on voit que, dans ce monde, rien ne se traite sérieusement que les choses légères, et légèrement que les choses sérieuses.
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—MUSEO VATICANO.
Parmi les statues d'hommes nus, un certain rentrant des reins qui n'existe, dans les temps modernes, que chez les gymnastes et les faiseurs de tours.
Un des caractères de la beauté de l'oeil dans les statues grecques—caractère que je n'ai vu indiquer nulle part—c'est la retraite de la paupière inférieure, en sorte que si on regarde un oeil de profil, il se dessine en une ligne complètement fuyante, tandis que dans les bustes romains, et cela est très marqué dans la sculpture médiocre, la paupière supérieure est sur la même ligne que l'inférieure.
Une beauté, dans la beauté grecque, une beauté que les poètes nous montrent appréciée, c'est la forme et la délicatesse des joues, le masque osseux de la figure devait être singulièrement resserré, amenuisé aux pommettes. Ce n'est pas la tête romaine, qu'enfle déjà la saillie des arcades zygomatiques, qui a tout son développement dans les têtes barbares.
N° 66. Tête présumée de Sylla. Une tête ayant le type de l'acteur Provost. Un vieillard, le front raviné de rides, l'oeil sans prunelle dans le creux d'un orbite froncé de patte d'oie, la chair lasse et débridée du vieil âge dans les joues, la bouche avec son hiatus de côté, entr'ouverte par l'édentement, un coin baissé, un coin relevé, et respirant une ironique et intelligente amertume; rien d'admirable comme les flottants modelages du dessous du menton, et les deux belles cordes faisant la fourchette du cou.
Et quoi de plus artiste dans cette tête, aux dessous et aux plans précieusement modelés, que ces coups de ciseau qui ont gardé la rudesse de l'ébauche, et griffent cette tête des fortes rayures de la vie et des années? Il y a dans cette tête des parties, ainsi que dans la fuite des joues, dans l'oreille, qui laissent voir sous le rocheux du travail, et dans le gros grain du marbre, comme le lâché d'un dessin de génie. Singulière et rare union de la beauté de la sculpture grecque avec le réalisme de la sculpture romaine.
Une statue, grande comme deux fois un homme, une statue de bronze doré, à la dorure épaisse comme un sequin rongé de vert de-gris par les siècles, une statue qui semble un corps de géant dans la damasquinure d'une armure d'or,—c'est l'Hercule nouvellement trouvé. Un morceau de splendeur que le jour caresse avec joie, et qui se lève dans sa grande niche, comme l'échantillon rayonnant de la richesse et du luxe du Temple antique.
César Auguste. Les cheveux versés sur le front comme des gerbes. Une tête où, dans la solide construction de l'ancienne tête romaine, il y a comme le poids pesant de la pensée. Une matérialité méditative. La sévère et profonde beauté des yeux, qu'on sent plutôt qu'on ne perçoit dans leur cernure d'ombre. Dans le bas de la figure, autour de la bouche, comme un tourment apaisé et un travail de haut souci. La cuirasse toute chargée d'histoire et d'allégories, bardant l'empereur de bas-reliefs, dont la saillie d'art rappelle le casque du centurion de Pompéi, et dont les couleurs effacées, délavées, font songer au rose pâle des vieux ivoires. Et le grand et tranquille retroussement de draperie porté sur le bras droit, dont la main tient le sceptre du monde,—un manche à balai pour l'heure.—Apparition de grandeur et de majesté de l'humanité. C'est comme un Dieu mélancolique du commandement.
—Ici je le reconnais et je le proclame,—ce que j'ai toujours reconnu du reste dans mes discussions avec Saint-Victor:—la supériorité écrasante de la sculpture grecque. Pour la peinture je ne sais pas; ç'a peut-être été un très grand art. Mais la peinture n'est pas le dessin, la peinture est avant tout de la couleur, et je ne la vois que dans les pays de brouillards froids ou chauds, dans les pays où un certain prismatique monte de l'eau dans l'air, en Hollande ou à Venise. Elle ne m'apparaît pas dans le clair éther de la Grèce, pas plus que dans le bleu clair de l'Ombrie.
Au Musée Égyptien. L'élégance de la petite nature d'Egypte et le suave enveloppement des formes. Des figures qui ont l'air de sortir d'un suaire de basalte, qui les moule d'un jet coulant et sans pli.
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25 avril.—Ce jour-ci, j'ai été porter une lettre de Charles Blanc à Chenavard, dans une maison du Transtévère, une habitation de peuple.
Chenavard, une belle tête de philosophe antique empreinte de la tristesse des vieux artistes aux ambitions écroulées. Une voix éteinte, strangulée comme par l'extinction d'une parole usée et répandue depuis quarante ans. Un grand causeur, comme on me l'avait dit, remuant les idées par le haut, avec un flux qui va toujours…. Il me dit qu'il a l'habitude de sortir à quatre heures, et me donne rendez-vous pour une de ces promenades péripatéticiennes à la Poussin, à travers la vieille Rome.
Aujourd'hui, je me rends chez lui. Je l'entrevois en chemise, se levant de sa sieste. Et il arrive presque aussitôt, accompagné de l'ami chez lequel il demeure, un vieux Français, échoué à Rome depuis 1826, marié à une grosse femme qui nous a ouvert, et qui me semble avoir eu sa carrière d'artiste, sa patrie, sa langue, enfin tout, dévoré par cette femme.
Nous allons, nous marchons, nous cognant à des morceaux de forum, pendant que Chenavard nous expose des théories de découragement et d'écrasement de l'art sous son passé, son victorieux passé, comparé à son triste présent…. Et de cette promenade, de cette causerie, de la société de ces deux vieillards, de ces ruines de rêves que sont ces deux hommes: l'un qui songea à être le rénovateur de l'art contemporain, l'autre qui eut l'ambition d'être peintre en 1820, et dont je ne sais pas le nom, j'emporte une mélancolie plus noire que la mélancolie de ce grand passé, enterré dans le champ Palatin, où nous avons erré.
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—Se jeter, en se levant, dans l'étude courante et passegiante de quelque église, de quelque ruine, déjeuner sur une table boiteuse du café Greco, dans l'ombre de son chez soi, fumer des cigares en écrivant des notes, devant un bouquet de roses blanches au coeur de soufre; puis, vers quatre ou cinq heures, faire une promenade, en voiture, dans les environs de Rome: c'est là notre vie de tous les jours.
—Choses et gens: tout est ici, un peu comme l'odeur de la rue de Rome, où l'on ne sait pas trop ce que l'on sent, si c'est la m… ou la fleur d'oranger.
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1er mai.—Le Torse du Vatican entame un peu l'admiration qu'on apporte de France au Moïse de Michel-Ange. On est frappé dans cet effort de la force, d'une rondeur ronflante qui n'existe jamais dans la sculpture antique, dans la chair de marbre d'Apollonius. Les veines en racines, sillonnant les bras, un malheureux emprunt à la très médiocre sculpture dramatique du Laocoon. L'oeil aux beaux temps de la Grèce, si bellement et si majestueusement s'enfermant, et se reculant dans de l'ombre, a dans le Moïse, la petite et misérable indication de la prunelle.
Enfin devant toute cette robustesse de l'oeuvre molle et soufflée, un esprit indépendant arrive à se demander quand il compare le Moïse au Torse, si Michel-Ange n'est pas, dans le grossissement du muscle, et dans la recherche de la tourmente de la force physique, un décadent aussi corrompu que l'est Boucher, en sa recherche de la grâce.
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3 mai.—Ici, au bout de quelque temps, la poétique de la vie amène chez un Français un revenez-y au parisianisme. Et il se surprend, à l'heure du crépuscule, dans le Corso, à mâchonner, à se répéter quelque énorme mot cynique à la Grassot ou à la Lagier, comme pour se rendre l'odeur saine du ruisseau de Paris.
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La beauté du sang ne se fait que dans la prodigalité de la procréation humaine. Il n'y a que les races, que les peuples, que les quartiers de ville ne malthusianisant pas, qui jettent dans le flot de la fécondité naturelle, de beaux enfants.
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La grande question moderne—et aujourd'hui dominant tout, et menaçante—c'est ce grand antagonisme du Latin et du Germain: ce dernier devant dévorer le premier. Et cependant, prenez, dans le tas de ces deux humanités, un échantillon de chacune, l'intelligence personnelle sera presque toujours du côté du Latin, de l'Italien par exemple. Mais cette intelligence n'est-elle pas semblable au soleil purement artiste de Rome, qui ne fait que des fleurs et pas de légumes?
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Je suis frappé combien le caractère du Français se dénationalise à l'étranger, et combien vite et naturellement le pays qu'il habite, déteint sur lui et jusqu'au fond de son être. En France l'étranger se frotte à la France; il ne s'y noie jamais.
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Tout ce qui est beau en Italie: la femme, le ciel, le pays, est crûment, brutalement, matériellement beau. La beauté de la femme est la beauté d'un bel animal. L'horizon est solide. Le paysage est sans vapeur et sans rêve.
L'au-delà nuageux de toutes les choses du Nord n'existe pas ici.
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4 mai.—La Transfiguration de Raphaël. La plus désagréable impression de papier mal peint, que puisse donner la peinture à l'oeil d'un peintre coloriste. Impossible de voir—quand on voit—un désaccord, une discorde plus criarde, de tons vilainement bleus, jaunes, rouges et verts—un vert surtout, un vert de serge abominable; et tous ces tons associés dans des contrariétés hurlantes, relevées de lumières zinguées toujours en dehors de la tonalité de l'étoffe, et éclairant du violet avec des glacis jaunes et du vert avec des glacis blancs.
Mais ne nous appesantissons pas sur la misère du coloriste, étudions ce chef-d'oeuvre du dessin et de la composition, le Sursum corda du christianisme. Un Christ qui est un frater commun, sanguin et rose, peint, ainsi que disent les scoliastes du tableau, peint de couleurs pour le jour de l'autre vie,—montant pesamment au ciel, au bout de pieds de modèle; un Moïse et un Élie s'enlevant, en sa compagnie, avec des poings sur la hanche de danseurs, et rien là, d'une fulguration, d'un rayonnement, d'une gloire, avec lesquels les moins imaginatifs des peintres essayent de faire le ciel des bienheureux. Là dessous le Thabor, une colline ronde comme un dessus de pâté, où sont aplatis, et comme désossés, trois apôtres-marionnettes, de vraies caricatures de l'ahurissement; puis en bas une incompréhensible mêlée d'académies, de têtes d'expression à copier dans les collèges, de bras aux brandissements tels qu'on les voit dans les tragédies de Saint-Charlemagne, d'yeux, où un professeur bien appliqué semble avoir mis le trait de force dans le point visuel.
Dans tout cela, pas un atome du sentiment, qui, chez Simon Memmi, Filipo Lippi, Boticelli, Pietro di Cosima, enfin chez les plus petits primitifs, donnèrent à ces scènes, l'expression d'émotion recueillie, presque de componction, enfin de cette sainte placidité dans l'étonnement, angélisant, pour ainsi dire, les yeux de ceux qui assistent à un miracle. Chez Raphaël la résurrection est purement académique, le paganisme y passe partout, y éclate au premier plan, dans cette femme, un morceau de statue antique, en cet agenouillement de païenne à laquelle l'Évangile n'a jamais parlé, etc., etc., etc.
Cela chrétien! je ne connais pas de tableau défigurant le christianisme par une plus grosse image matérielle, et je ne connais pas de toile l'ayant représenté dans une prose plus commune, dans un beau plus vulgaire.
—Au fond, l'infériorité de la race italienne, je l'ai cherchée longtemps et je la trouve aujourd'hui: c'est, de n'avoir pas de nerfs. On le perçoit dans une bien petite chose, l'absence de toute impatience pour la lenteur de tout ce qui se fait ici.
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6 mai.—Penser qu'il n'y a jamais eu un paysagiste—et personne ne l'a remarqué—un paysagiste depuis le Poussin et Claude Lorrain jusqu'à ce triste Benouville, qui ait eu l'idée de rendre les deux plus frappants, les deux plus visibles caractères de cette campagne romaine; la spécialité du bleu du ciel et le vert-de-gris particulier de la verdure du chêne-liège et de l'olivier.
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Au Vatican. Le Torse, le seul morceau d'art au monde gui nous ait donné la sensation complète et absolue du chef-d'oeuvre. Pour nous, c'est au-dessus de tout, à vingt mille pieds au-dessus de la Vénus de Milo. Il nous confirme dans cette idée, déjà instinctive en nous, que le suprême Beau est la représentation de génie exacte de la Nature, que l'Idéal qu'ont cherché à introduire dans l'art, les talents inférieurs et incapables d'atteindre à cette représentation, est toujours au-dessous du vrai. Oui, c'est le sublime divin de l'art que ce Torse qui tire sa beauté de la représentation vivante de la vie, avec ce morceau de poitrine qui respire, ces muscles en travail, ces entrailles palpitantes dans ce ventre qui digère:—car c'est sa beauté de digérer contrairement à l'assertion de cet imbécile de Winckelmann qui croit relever et exhausser ce chef-d'oeuvre, en disant qu'il ne digère pas.
Le découragement tombe de là sur tout ce qu'on a vu, comme un écrasement. C'est l'oeuvre unique sortie d'une main d'homme, au delà de laquelle on ne rêve rien.
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17 mai.—A bord de l'Hermus. Sur ma couchette, après avoir lu du Joubert. Des pensées si fines, qu'elles ressemblent à des ailes d'insectes disséquées. En somme Joubert est le La Bruyère du filigrane.
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18 mai.—Marseille, c'est encore de l'Italie. Sur une affiche de pédicure se voit une apparition de la Vierge. Ce midi de notre France: de l'Italie ratée.
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Dimanche 19 mai.—L'Italie finit par donner la nostalgie du ciel gris. La pluie en revenant semble une patrie… Paris encore une fois.
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Vendredi 24 mai.—Théophile Gautier, qui est dans ce moment maestro di casa, nous présente à la Païva, en son légendaire hôtel des Champs-Élysées. Un vieille courtisane peinte et plâtrée, l'aspect d'une actrice de province, avec un sourire et des cheveux faux.
On prend le thé dans la salle à manger, qui, en dépit de tout son luxe et de la surcharge de son mauvais goût renaissance, en dépit des sommes ridicules qu'ont coûté ses marbres, ses boiseries, ses peintures, ses émaux, et la ciselure de ces candélabres d'argent massif venant des mines du Prussien entreteneur se trouvant là, n'est au fond qu'un riche cabinet de restaurant, un salon des Provençaux pour millionnaires.
Là dedans, une conversation de gens gênés comme dans du faux monde et qui se traîne. Gautier, malgré son imperturbabilité, ne trouve pas dans cette maison son équilibre. Turgan, que nous voyons là, pour la première fois, cherche laborieusement des effets. Saint-Victor froisse et pétrit son chapeau pour trouver des phrases. Et on sent tomber sur cette table magnifique, éclairée de l'incendie des lustres, le froid spécial aux maisons de filles jouant la femme du monde, ce froid composé d'ennui et de malaise, qui glace, dans les palais de la prostitution et les Louvres de la putinerie, le naturel et l'esprit des gens qui passent.
Et cela est d'autant plus marqué que le monsieur est un personnage allemand, muet et bellâtre, un gandin de la Borussie, dominant la fête de sa raie au milieu de la tête, et d'un sourire diplomatique, et que la femme, au milieu de son effort de grâce, a je ne sais quoi d'inquiétant d'une femme d'affaire en sa personne, avec des absorptions et des absences, où on dirait que son attention vous quitte pour aller aux deux petits cabinets de sa chambre: qui sont des coffres-forts de pierres précieuses,—et qu'on croit deviner en la terrible implacabilité de son visage de blonde, un passé qui fait peur.
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27 mai.—Nous sommes dans une grande pièce au-dessus de l'okel de l'exposition égyptienne. Par les dentelles de bois des moucharaby, le soleil entre dans la salle et découpe des rosaces lumineuses au-dessus des boîtes de momies et des sarcophages, sur lesquels sont piqués avec une épingle des morceaux de papier, où sont inscrits, en leurs noms d'Égypte, la ligne paternelle et maternelle de ces morts et de ces mortes. Tout autour, sur des rayons de bois blanc, des têtes séchées, des crânes ficelés avec des morceaux de chiffon; des crânes de toute couleur, les uns verts de la patine du bronze, d'autres, sous le soleil, tout suintants de bitume et de naphte; d'autres noirs avec de petits morceaux carrés de feuilles d'or plaqués dessus, d'autres avec les belles pâleurs d'ivoire des vieux os et les grands creux d'ombre du vide des yeux. Et dans le tas, au milieu des fronts fuyants, un front renflé de pensée et de sagesse, noblement socratique, et à côté, une tête de femme toute décharnée, et qu'on rêve avoir été belle, coiffée de la luxuriance d'une chevelure roussie et carminée ainsi que tous les cheveux que l'on voit, et dont la grosse natte, à demi émiettée, lui aveugle les yeux.
En travers, jetée sur une table, la momie qu'on va débandeletter. Tout autour des redingotes décorées. Et l'on commence l'interminable déroulement de la toile emmaillotant le paquet raide. C'est une femme qui a vécu,—il y a deux mille quatre cents ans,—et ce redoutable et si lointain passé d'un être, dont nos regards commencent à tâtonner la forme, et dont on va violer l'infini sommeil, semble mettre, en la salle, en la curiosité historique qui est là, je ne sais quoi de religieux dans l'avidité de voir.
On déroule, on déroule toujours, toujours, toujours, sans que l'empaquetage semble diminuer, sans qu'on sente, pour ainsi dire, s'approcher du corps. Le lin paraît renaître et menace de ne jamais finir, sous les mains des aides qui le déroulent interminablement. Un moment, pour aller plus vite et pour dépêcher l'éternel dépiotage, on la pose sur ses pieds, qui cognent comme des pieds au bout de jambes de bois, et l'on voit tournoyer, pirouetter, valser épouvantablement, entre les bras hâtés des aides, ce paquet qui se tient debout: la Mort dans un ballot.
On la recouche et on déroule encore. Les mètres de toile s'entassent, montent en montagnes, couvrent la table de ce linge, au joli ton de safran rouillé, d'une toile qui n'a pas été blanchie, et des senteurs étranges se lèvent, des émanations chaudes et poivrées d'aromates et de myrrhe funéraire: les odeurs de volupté noire du lit de la mort antique.
Enfin, sous le débandelettement, commence à s'esquisser un peu de la forme humaine d'un corps. «Berthelot, Robin, voyez cela!» crie Mariette,—et d'un canif qui fouille l'aisselle, il fait sortir quelque chose qu'on se passe et qui semble une fleur qui a senti bon: un petit bouquet planté par l'Égypte sous le moite du bras de ses mortes.
Les dernières bandes sont arrachées, la toile est à son dernier bout, et voilà un morceau de chair, il est tout noir, et fait presque un étonnement, tant on s'attendait, sous ce linge si bien conservé, à trouver la vie de la mort et l'éternité du cadavre gardée. Du Camp s'est précipité avec une sorte de frénésie nerveuse au dépouillement du cou et de la tête. Tout à coup, dans le noir du bitume figé au bas du cou, reluit un peu d'or. «Un collier! crie quelqu'un. Et avec un ciseau, dans le pierreux de la chair, Du Camp fait sauter une petite plaque en or, portant une inscription écrite au calame, et découpée en forme d'épervier. Puis on détache encore un tout petit Horus et un gros scarabée vert. Mariette, qui s'est emparé de la petite plaque d'or, dit que c'est une prière de cette femme, pour la réunion de son coeur et de ses entrailles à son corps, au Jour éternel.
Les pinces, les couteaux enfiévrés descendent le long de ce corps desséché, qui sonne le cartonnage, dénudent cette poitrine et ce ventre aplatis, déformés, insexuels, sillonnés dans leur noirceur de taches rouges d'un sang cuit; ils dépouillent ses bras collés au corps, ses mains, qu'un mouvement ankylosé de pudeur, le mouvement même de la Vénus de Médicis, abaisse sur le pubis avec ses doigts aux ongles dorés.
Une dernière bande, arrachée de la figure, découvre soudainement un oeil d'émail, où la prunelle a coulé dans le blanc, un oeil à la fois vivant et malade, et qui fait un peu peur. Et le nez apparaît camard, brisé et bouché par l'embaumement, et le sourire d'une feuille d'or se montre sur les lèvres de la petite tête, au crâne de laquelle s'effiloquent des cheveux courts, qu'on dirait avoir encore la mouillure et la suée de l'agonie.
Elle était là cette femme ayant vécu, il y a deux mille quatre cents ans, elle était là, étalée sur la table, frappée, souffletée du jour, toute sa pudeur à la lumière et aux regards de tous. On causait, on riait, on fumait. Pauvre cadavre profané, si bien enterré et voilé, et qui devait si parfaitement se croire sûr du repos et du secret de l'inviolabilité éternelle, et que le hasard d'une fouille jetait là, comme une crevée de notre temps, sur une table d'amphithéâtre, sans que personne, autre que nous deux, en ressentît une profonde mélancolie.
Le soir venu, nous avons vagué avec Théophile Gautier, autour de ce grand monstre de choses, qu'on appelle l'Exposition. En cette Babel d'industrie, c'était comme une promenade dans un songe, où un élève de l'École centrale aurait montré à Paris, inondé du rendez-vous des peuples et de la fraternisation de l'Univers, un raccourci en liège de tous les monuments de la terre…. Et peu à peu les choses prenaient autour de nous un aspect fantastique. Le ciel du Champ-de-Mars revêtait les teintes d'un ciel d'Orient; le tohu-bohu des constructions du jardin silhouettait, sur le violet du soir, la découpure d'un paysage de Marilhat; les dômes, les kiosques, les minarets colorés mettaient dans la nuit parisienne les transparences reflétées de la nuit d'une cité d'Asie; le boeuf gras empaillé du boucher primé Fléchelle, blanchissait des blancheurs sacrées d'Apis.
Et par moments, il nous semblait marcher dans une image peinte du Japon, autour de ce palais infini, sous ce toit avancé comme celui d'une bonzerie, éclairé par des globes de verre dépoli, tout pareils aux lanternes de papier d'une Fête des Lanternes; ou bien sous le flottement des étendards et des drapeaux de toutes les nations, il nous venait l'impression d'errer dans les rues de l'Empire du Milieu, peintes par Hildebrand dans son TOUR DU MONDE, sous les zigzags claquants de leurs enseignes et de leurs oriflammes.
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Vendredi 31 mai.—«Pardon, je suis en retard… c'est que le surtout de la table n'est arrivé qu'à six heures, et le comte a voulu absolument le monter lui-même.» C'est la Païva qui nous dit cela. Elle a une robe de mousseline, qu'elle dit lui avoir coûté 37 francs, et 500 000 de perles au cou et aux bras.
Nous sommes dans ce salon fameux, et qui ne vaut pas le bruit qu'il fait, au milieu de ces peintures faites et encore à faire, destinées à représenter l'Assomption de la courtisane, et commençant à Cléopâtre et finissant par la maîtresse de la maison aumônant des égyptiaques.
Dans toute cette richesse, rien qui soit de l'art que le plafond de Baudry, un semis de divinités un peu délié, un Olympe disjoint, mais d'une distinction de coloris délicieuse, et au milieu duquel se lève une Vénus hanchant sur sa belle cuisse gauche qui est, dans une riante apothéose de chair véronésienne, une adorable académie. Le reste, une oeuvre de tapissier, sans un morceau du passé, sans un meuble, une statue, un tableau, qui sauve une maison du tout neuf, et y met l'intérêt et l'amusant de l'historique.
On passe dans la salle à manger et on dîne. Alors c'est l'exhibition du surtout, et c'est la bourgeoise invitation sans pudeur à admirer cela, et à toujours l'admirer. On n'en dit pas le prix, mais on déclare que chez tel fabricant il coûterait 80000 francs. Et il faut que chacun, le poing sur la gorge, accouche de son admiration, de son compliment, et le compliment, si gros qu'il soit, ne satisfait pas encore. Saint-Victor vante le talent du banal sculpteur de cela, de Carrier-Belleuse, ce pacotilleur du XIXe siècle, ce copieur de Clodion. Il se vante de lui avoir fait obtenir cette année la médaille de sculpture, s'indignant qu'on n'ait pas décoré le modeleur du service… Le dîner est bon, très bon, mais sans rien de ce qui étonne un estomac.
La maîtresse de maison, je la regarde, je l'étudie. Une chair blanche, de beaux bras et de belles épaules se montrant par derrière jusqu'aux reins, et le roux des aisselles apparaissant sous le relâchement des épaulettes; de gros yeux ronds; un nez en poire avec un méplat kalmouck au bout, un nez aux ailes lourdes; la bouche sans inflexion, une ligne droite, couleur de fard, dans la figure toute blanche de poudre de riz. Là dedans des rides, que la lumière, dans ce blanc, fait paraître noires, et, de chaque côté de la bouche, un creux en forme de fer à cheval, qui se rejoint sous le menton qu'il coupe d'un grand pli de vieillesse. Une figure qui, sous le dessous d'une figure de courtisane encore en âge de son métier, a cent ans, et qui prend, par instants je ne sais quoi de terrible d'une morte fardée.
Et pendant tout le dîner, dans un dialogue de la Païva avec son architecte et son comte, c'est un entonnement d'hosannah sur son hôtel et toutes les choses de son hôtel.
Après le café on s'assoit dans le petit jardin muré, aux dessins de verdure de tapisserie, pareil à un jardin de Pompéi, dans lequel arrivent, par bouffées sonores, la musique de Mabille, les quadrilles de la prostitution à pied, venant expirer aux pieds de la fille, qui se vante d'avoir par jour 1 000 francs de loyer à Paris et 1 000 de loyer à Pontchartrain.
Elle reste en ce jardin, presque nue, par le froid de la soirée qui nous gèle tous, dégageant autour d'elle la froideur d'un marbre, et manquant de l'éducation, de l'amabilité, de l'acquit, du tact, sans la douceur du charme, sans la caresse de la politesse, sans le liant de la femme, sans même l'excitant de la fille, et sotte tout le temps,—mais jamais bête, et vous surprenant, à tout moment, par quelque réflexion empruntée à la vie pratique ou au secret des affaires, par des idées personnelles, par des axiomes qui semblent l'expérience de la Fortune, par une originalité sèche et antipathique qu'elle paraît tirer de sa religion, de sa race, des hauts et des bas prodigieux de son existence, des contrastes de son destin d'aventurière de l'amour.
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10 juin.—Lefebvre de Béhaine, chez lequel nous sommes allés passer quelques jours, cette semaine, disait, nous racontant sa mission à Vienne, après Sadowa: «Ce Bismarck, un homme étonnant! Je l'ai trouvé à Brunn, le 15 juillet, à deux heures du matin, dans son lit. Il avait sur sa table de nuit des bougies allumées et deux revolvers. Il lisait, et savez-vous ce qu'il lisait, l'HÔTEL CARNAVALET de Paul Féval, oui l'HÔTEL CARNAVALET!»
Pendant que nous sommes chez lui, il se laisse aller à nous conter le détail de sa bizarre campagne, d'un avant-poste à un avant-poste, tandis que sa femme nous fait voir ses mouchoirs de parlementaire avec les inscriptions écrites à l'encre. Il nous lit les lettres qu'il lui a écrites, les gîtes, les couchers de la campagne, son départ de Nickolsburg, son passage au milieu des blessés arriérés et des cantiniers attardés, ses nuits dans les villes aux rues à arcades, devenues un lit de paille pour la mort. Une curieuse lettre, est une lettre adressée à son fils âgé de six ans, où il lui raconte, sur le ton de la plaisanterie, sa promenade de pékin dans tout ça, escorté de son trompette prussien: on ferait quelque chose de charmant de la guerre, ainsi contée par un père à son enfant.
Puis il nous parle de choses ignorées, d'une proposition de la Russie, effrayée des résultats de la bataille de Sadowa, proposition, répétée deux fois, de se donner franchement à la France, mais à la condition qu'on ne lui parlerait plus de la Pologne, offrant une alliance entière, et déclarant qu'il n'y avait que cette union des deux grandes puissances pour remettre l'équilibre en Europe,—dût cette alliance ne pas durer plus longtemps que les traités de 1815, une cinquantaine d'années, un laps de temps suffisant pour faire la gloire des deux souverains qui auraient signé cette alliance.
Mais M. de M…, agent de la Russie, demandait une conclusion immédiate aux Tuileries. Solution, si elle avait été acceptée, capable de faire d'autres destins à l'Europe, mais que repoussa au néant des grandes choses enterrées, l'esprit temporisateur de l'Empereur et rétractile aux larges décisions.
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17 juin.—Berthelot nous disait à Magny, que non seulement la France est le pays qui a le moins, d'enfants, mais que c'est, par là-dessus, celui qui a le plus de vieillards, et dont le chiffre est comme 100 à 58, relativement à la Prusse. Il attribuait à cela le ganachisme actuel.
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24 juin.—Roqueplan que j'arrête dans la rue, et auquel je fais compliment de sa solidité et de sa résistance physique, me dit: «Ah! c'est que je n'ai jamais bu de mauvais vin. Il faut faire très attention à ce qu'on prend et à ce qu'on rend!»
Ce soir, aux Champs-Élysées des filles causaient près de moi sur des chaises: «Laisse donc, dit l'une, je suis franche. On fait huit cents francs. On vit avec trois, et on en place cinq cents à la caisse d'épargne.» La basse prostitution présente pourrait prendre comme enseigne: «Au Gagne-Petit.»
—J'ai vu à l'Exposition une horrible chose: des couronnes d'immortelles en porcelaine. Souvenirs et regrets, voilà que vous devenez une dépense une fois faite!
—Les fautes que les hommes d'État font sur le théâtre de la politique, ils les feraient comme hommes, en famille ou dans la société, qu'on les enfermerait.
—Oh! l'inconnu de Paris. On nous citait une femme gagnant une très grosse somme par jour, avec le talent qu'elle a seule d'enfiler un collier de perles: c'est-à-dire d'assembler les perles, de les faire valoir l'une par l'autre, de les harmonier, de chercher pour ainsi dire leurs accords, sur des espèces de registres de musique en ébène. L'arrangement d'un collier, qu'elle cherche souvent toute une journée, lui est payé de 60 à 80 francs.
—A propos d'HERNANI. Tristesse de songer qu'il faille quarante ans, presque un demi-siècle, pour être autant applaudi qu'on a été sifflé.
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3 juillet.—Vichy.
Cette vie avec ses bains, ses verres d'eau de demi-heure en demi-heure, ses petites promenades de l'hôtel aux sources, le règlement et les coupures de la journée, la discipline de la cure, dissipe un peu en nous le spleen abominable de nos derniers jours à Paris, à peu près comme la vie monastique devait suspendre l'ennui des grands ennuyés des siècles passés.
—Le directeur des eaux me disait qu'on vendait les chaises sur lesquelles l'Empereur s'était assis. Ainsi, il y a des gens pour adorer la place de ses hémorroïdes. Et nous nous moquons encore des peuples qui rendent un culte aux fientes du Grand Lama.
—La race bourbonnaise, cette race du Centre, marquée à tous les bons signes de la pauvreté d'une province et de l'éloignement d'une capitale, race laide, rabougrie, a une caresse dans l'accueil et le service que je n'ai rencontrée nulle autre part. On dirait que les peuples ont les vices de leur beauté et les vertus de leur laideur.
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9 juillet.—Je lis ce matin que Ponsard est mort. Il restera l'immortel exemple de toutes les sympathies de la France pour la médiocrité, et de toutes ses jalousies contre le génie. Je ne lui vois guère d'autre immortalité pour le sauver de l'oubli.
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9 juillet.—Parc de Vichy. Sept heures et demie du soir. Une broussaille de genêts, toute fleurie de jaune; au-dessus de petits arbres, aux feuilles argentées, glacées de soleil couchant, et toutes emplies d'une illumination rose, et s'enlevant sur un ciel bleu si pâle qu'il semble blanc: un coin de coucher de jour d'un tableau primitif, un éther angéliquement pâle, plein de petits cris d'oiseaux qui volent si haut qu'on ne les voit pas, et aussi du rire d'une petite fille qu'on ne voit pas non plus, remplissant de sa gaieté rieuse, le chalet où elle court.
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—Tous les faiseurs de petits travaux d'art et d'histoire, tous les Chinois d'érudition que je connais, prennent un aspect chinois par le ventre et la graisse qui leur chinoise les yeux.
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12 juillet.—Sur l'Allier. Une petite laveuse, les bras nus, le casaquin clair, un ruban couleur feu dans les cheveux pour toute élégance, de petits tétons ronds qu'on sent baller comme une paire de pommes, le corps libre, souple, m'a fait repasser devant les yeux la toilette matinale de peuple d'une ancienne maîtresse.
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—La musique au théâtre, au concert, ne me touche pas, je ne la sens un peu qu'avec le plein air et l'imprévu du hasard.
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—A faire notre Catéchisme de l'art en aphorismes, et ne dépassant pas dix pages. Comme summum du Beau absolu: le Torse du Vatican.
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—Je trouve qu'autour de nous; de jour en jour, dans notre monde, le respect de la postérité diminue bien. La littérature chez les hommes de lettres que je vois, ne me semble plus qu'un moyen de mettre le gratis dans beaucoup de choses de la vie. C'est comme un droit à un parasitisme n'apportant pas trop de déconsidération.
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—Il n'y a que deux grands courants dans l'histoire de l'humanité: la bassesse qui fait les conservateurs et l'envie qui fait les révolutionnaires.
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—Oh! le Siècle! Un ami, qui n'est pas un imbécile, voulait me soutenir, ce soir, que c'étaient les Jésuites qui avaient fait faire des obscénités aux Chinois.
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—Il est assez curieux que jamais un legs n'ait été fait à l'auteur d'un livre, n'ait été fait par un mourant riche à un esprit. Si jamais un écrivain a hérité d'un lecteur, il a fallu que le lecteur le connût, le fréquentât, approchât du corps de cet esprit.
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—Aujourd'hui seraient morts en bloc Jésus-Christ, Socrate, Franklin, que les journaux ne seraient pas plus en deuil. Lambert Thiboust n'est plus. Il est question d'un monument; d'une colonne, d'un enterrement national.
On cite du mort des traits de bonté divine, comme d'avoir reconnu un ami dans la dèche, et s'il n'a fait toute sa vie que des cascades, c'est qu'il avait la pudeur des hautes aspirations à la littérature, si ridicules dans ce siècle, sans grands talents.
En lui meurt la gaieté de Paris, et dans tous les cafés, on voit les garçons s'essuyer les yeux du coin de leur tablier.
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—Avez-vous remarqué que les femmes qui ressemblent physiquement à vos maîtresses, ont une sympathie pour vous?…
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20 juillet.—Il y a ici une espèce de gentilhomme, qui est un prestidigitateur, un sorcier avec ses mains commandant au visible et à l'invisible, élevant l'escamotage au merveilleux, et faisant voir ce que les dix doigts de l'homme peuvent réaliser du miracle. Cet A… m'emmène ce soir chez lui, pour voir une table machinée pour ses trucs, sur ses indications. Une petite chambre, où il y a deux lits, tout encombrée de paquets vagues et couleur de misère, au milieu desquels reluisent les dorures de la table. La dedans une femme, Mme A…, me dit-il, une espèce de paysanne; deux caniches crottés, ses aides en train de fouiller le dessous du lit; et sur le marbre d'un chiffonnier, une pauvre colombe, habituée à être escamotée, immobile et qui semble de bois.
Et le gentilhomme disparaît… Je ne vois plus dans cet intérieur de bohème, dans cette chambre de faiseur de tours aux chiens savants de Stevens, que le campement d'un saltimbanque en chambre.
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Dimanche 21 juillet.—Puissant, sur lequel nous sommes tombés ici, où il fait le Programme de Vichy, nous amène Vallès, débarqué ce matin du train de plaisir, en paletot d'hiver, gesticulant de la canne, parlant haut, et avec son accent bon garçon auvergnat, ayant l'air de crier: «Vallès est dans vos murs!»
On improvise une partie de pêche. On part, la Madeleine, Burty, une chanteuse, la Gonetti, une fille toute ronde, qui a mis avec bonheur de gros souliers pour la partie de campagne. La partie ne sourit plus à Vallès, qui demande un endroit, où l'on puisse manger une grillade de porc, arrosée de vin blanc. On l'entraîne vers le Sichon… Il marche bougonnant, en demandant le frigus opacum, en jetant dans la verdure des mots du café des Variétés. Il hèle, à travers les champs, une vache: «Superbe, la vache de Fénelon!»
Cela, mêlé de paroles amères, de paradoxes sauvages, de rampements amoureux sur l'herbe vers la jupe de la diva. Puis il blasphème spirituellement et drolatiquement Hugo, et redemande de la grillade.
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22 juillet.—Ce soir Burty revient à l'hôtel s'habiller pour un bal. Il entre chez nous, se met à causer de son père, du premier Empire, allume un cigare, et pris par l'intérêt de ce qu'il raconte, par le souvenir du passé et de la famille, nous fait toucher les changements survenus dans les habitudes, les moeurs, le train de vie de la bourgeoisie marchande.
Aujourd'hui les Delisle, les Cheuvreux-Aubertot ont des châteaux, avec le luxe, la chasse, tout le tra la la de l'aristocratie. Dans le temps, dont il nous parle—et remarquez qu'il n'y a pas plus de cinquante ans, —le premier marchand de soieries qui était son père, louait, l'été, une maison de campagne de 300 francs à Groslay, et la grande distraction du dimanche pour les invités et les grands commissionnaires américains et russes, était l'achat, pour 12 francs, d'un cerisier dans la campagne, d'un cerisier que la société mangeait sur pied.
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—Jamais un homme, si riche qu'il soit, n'achètera un bel enfant, une belle petite fille, pour avoir sous les yeux un chef-d'oeuvre de nature, de l'art de Dieu. Il préférera toujours acheter un tableau, une statue, quelque chose que l'on revend, et où on retrouve sa mise.
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—Table d'hôte de l'hôtel de Madrid à Vichy.
Au bout de la table, en haut, un ménage d'origine mexicaine, d'insulaires venus d'une Canarie quelconque: la femme, une vraie femelle avec une tête de bonne singesse, une peau café au lait, les bras comme des antennes de sauterelles, des gestes pour découper qui lui retournent les mains à la façon de spattes, horriblement maigre, séchée, ratatinée sous son châle de petite fille, couleur caca d'oie, et attaché à son cou par une immense plaque, remplie par la photographie de son mari; on croirait voir une contemporaine de Montezuma, exhumée de ces cruches mexicaines, où l'on empote les morts.
A côté une espèce de vieux petit mayeux bordelais, le menton dans son assiette, au fausset inouï, aux notes comiques de casse-noisette, le soprano du gazouillement, et sa femme, une figure qui fait penser à la Reine des Merlans dans une féerie.
Après un jeune Hollandais et sa mère, tous deux juifs, tous deux comme éclairés par le reflet du soleil des juifs, la pièce d'or derrière le grillage des changeurs; le jeune homme, un brun à barbe noire et à lunettes, promenant éternellement, dans les escaliers de l'hôtel, le cylindre d'un clysopompe; la vieille femme, à laquelle on ne sait quel passé donner de marchande à la toilette ou de brocanteuse de chair humaine, possédant des restes de beauté diabolique, et ayant dans le cerné de son vieil oeil, l'apparence d'un sourire de jouissance, mêlé à je ne sais quelle profondeur de coquinerie. La nourriture l'excite, et, à la fin des repas, se renversant à demi sur sa chaise, comme sur un canapé, et branlant un peu la tête, elle a des chantonnements d'harmonica fêlé, des notes cassées d'échos de musicos.
Puis toute la palette des teints de jaunisse et de la bile dans le sang, depuis la pâleur hépatique jusqu'au bronze vert, depuis le bronze vert jusqu'à la jaunisse nègre, et des têtes de femmes, où la maladie de foie semble avoir développé une répugnante pilosité. Là dedans, une jeune chlorotique à marier, assidue aux sources ferrugineuses de Mesdames, un bubon en deuil, dont la mère, dans sa grossesse, semble avoir eu un regard d'une caricature idiote de Grandville: Puis deux Anglais, deux Anglais du Palais-Royal: l'un, le neveu, capitaine aux Indes, à l'abominable tête d'artiste, à la barbe en queue de vache, au front de lézard, à la raie médiane d'un modèle pour Jésus-Christ, et se livrant tout le temps à des calembours internationaux. L'oncle, lui! ressemble à un commodore joué par Odry, avec ses cheveux et ses favoris lui mangeant la figure à la façon de deux perruques, avec ses yeux de taupe, ses cravates de Mazulipatam; et les bijouteries qui le sillonnent, en serpentant, font de lui comme le Laocoon des chaînes de montre.
Nos yeux, au milieu de tout ce monde, ne se reposent et ne se consolent que sur une famille espagnole au grand complet: la grand'mère, la mère et trois petites filles. La grand'mère, l'aïeule avec ses cheveux gris, la ligne de blancheur de sa collerette, l'engoncement solennel dans le satin noir de sa robe montante, sa carnation ressemblant à une ébauche grasse et beurrée, de Vélasquez, en sa coloration violette aux glacis argentins. Et elle semble entourée des petites infantes du maître, assises à côté d'elle, de ces petites senoritas, la raie de côté, les cheveux piqués du rouge d'un ruban ou d'une fleur de grenadier, le sourcil tressaillant, le front bossué, le teint chaudement pâle avec la tache de fard de leurs joues, un vermillonnement à la Goya.—Je les voyais tout à l'heure dans le jardin, les petites senoritas, vives comme le vif-argent, et déjà jambées de mollets de danseuses, petites-filles des fameuses saltatrices gaditanes.