Journal des Goncourt (Troisième volume): Mémoires de la vie littéraire
Et autour de ce monde de tous visages et de toutes langues, tournent les trois automates du service, la maîtresse d'hôtel, une Auvergnate à mine de misère, montrant sur elle la désolation d'une porteuse d'eau qui a renversé ses seaux, un petit domestique moyenâgeux, un espèce de varlet drolatique, arrivé tout ahuri de la charrue, les cheveux en essuie-plume, et la bouche riante montrant des dents en scie, enfin une pauvre petite bonne, au cou maigre de poitrinaire, aux omoplates perçant sa robe étroite, aux lobes d'yeux des prières d'Overbeck, marchant éternellement sur des pieds, comme morts de fatigue.
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—Quelle misère de rouleuse, sous le costume de la chanteuse ambulante: un chapeau de paille noir avec un coquelicot, un canezou marron, une jupe violette à carreaux, troussée sur un jupon noir, et la bretelle de sa guitare sur l'épaule. Elle a la figure grise des pauvres. Et une voix, sortant de cette guenille, une voix d'un voyou qui muse, chante:
C'est la vérité pure,
Vous qu'avez bon coeur,
Plaignez une créature,
Q'az-évu des malheurs!
Et la créature crache.
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—Un chalet d'opéra-comique et de vaudeville, sur le balcon duquel on s'attend toujours à voir des groupes chanter une ronde, comme au théâtre, en levant au ciel des flûtes de Champagne; un jardin qui n'est presque qu'une salle à manger en treillage, avec des médaillons de célébrités en terre cuite, fouillés par Garrier-Belleuse: c'est le chalet de l'administrateur des eaux, C…, une maison dont on tourne sans cesse le bouton de cuivre, maison toujours mangeante, chantante, recueillant au passage toutes les notoriétés, et toutes les voix jeunes et vieilles: hier les frères Lionnet, aujourd'hui le vieux Tamburini!
Un type, ce C…, l'administrateur moderne, le créateur du jour, l'Haussmann d'ici. Tout dans la main: les eaux, les bains, l'exploitation de toutes les sources du Casino, le théâtre, les concerts, l'imprimerie et le journal, et un monde d'ouvriers, depuis les maçons jusqu'aux cartonniers des boîtes de pastilles, un monde de six cents manoeuvres, hommes et femmes. Les paysans l'appellent Napoléon IV.
L'homme, un enragé d'activité, mais un peu brouillon, comme tous les trop actifs, et un touche-à-tout tyrannique. Bon enfant, mais un hôte à l'hospitalité à brûle-pourpoint, et quelquefois sans tact, et dur de paroles aux inférieurs… Au physique, l'oeil clair, le nez à l'arête sèche, sanguin, sensuel, denté pour mordre au plaisir… et par là-dessous toujours à son affaire, faisant servir tous ceux qu'il reçoit à quelque chose, tirant de ses hôtes une idée, une réclame, une utilité: des plans à l'architecte, un premier-Vichy au littérateur, et plaçant à intérêt tous ses dîners. En somme, pratique en tout, avec la science de la vie et quelques goûts distingués de l'homme moderne, ayant un pantalon de nuance distinguée, un merveilleux chien d'Ecosse, un break de Binder,—enfin entouré de cette espèce d'aristocratie des choses, dont les parvenus d'aujourd'hui arrivent parfois à s'envelopper, sans la mettre en eux.
Une maison, pendant toute la saison de Vichy, une maison d'allants et de venants, où les honneurs sont faits par les M… un curieux ménage de nomades de la société, ne dînant jamais chez eux à Paris, et tout l'été se partageant entre des maisons de campagne d'amis: le mari, le chanteur comique, à la tête de capucin de la chansonnette, avec son front d'ivoire, ses sourcils d'astrakan, ses yeux et son rire de poussah; la femme, une très gracieuse et aimable femme.
Là, passent des femmes déclassées, des femmes du monde qui n'y ont plus guère qu'une jambe, des pianistes femelles qui semblent revenues de partout, et qui dans des robes noires, qui ressemblent à du papier brûlé, regardent avec la philosophie de la vieillesse de la femme laide, l'amour qui se fait dans les coins; et en fait d'hommes, beaucoup de messieurs de toute espèce, énormément d'architectes, et le dernier prix de Rome de paysage, le dernier, dieu merci, un peintre qui fait estimer le génie de Thénot.
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Dimanche 28 juillet.—Clermont.
A l'hôtel, une chambre aux rideaux de fenêtres couleur de pâte d'abricot, au canapé de fausse moquette suspecte, aux descentes de lit pouilleuses;—et le matin sur tout le corps des ampoules semblables à des boîtes de montres.
Nous prenons l'omnibus pour Royat, un coin de Suisse, gâté et violé par une école de tapins qui jouent du tambour sous les châtaigniers, et par l'horreur d'un dimanche auvergnat. Le village pétrifié, avec des silhouettes d'autochtones étagés sur leurs escaliers et finissant à un chien idiotisé sur la dernière marche: une population sans rire, sans voix, muette, concentrée.
Retour à Clermont. Nous battons la ville. A peine un passant. La tristesse plate et dominicale de la province, à laquelle s'ajoute ici le deuil de l'horrible pierre du pays, la pierre ardoisée de Volvic qui ressemble à ces pierres de cachot, dans les décors de cinquième acte des drames du boulevard. De temps en temps, un campo qui conseille le suicide, une petite place aux petits pavés pointus, entre lesquels pousse l'herbe d'une cour de séminaire, et où les chiens bâillent en passant. Une église, la cathédrale des charbonniers, noire au dehors, noire au dedans; un tribunal, un temple noir de la Justice, un Odéon de la loi, académiquement funèbre, et d'où l'on tombe sur une promenade, où les arbres maigrissent d'ennui dans une grande ombre moisie. Toujours et partout, ces fenêtres et ces portes encadrées de noir, ainsi que des lettres de faire part mortuaires. Et sempiternellement à l'horizon, cet éternel Puy de Dôme, dont le cône bleuâtre ressemble si épicièrement à un pain de sucre, enveloppé de son papier.
A la fin, nous nous sommes assis sur un banc moussu, tumulaire, devant des façades qui avaient les mélancolies des bords de canal, peints par Pierre de Hooghe, recelant des vieilles en chapeau de paille de mendiantes sur la tête, et qu'on eût dit peintes par un Memmling du fouchtra.
A l'hôtel, en rentrant, notre chambre nous paraît d'une saleté plus menaçante, et le lion représenté sur nos descentes de lit, plus triste et plus mangé de vermine que le matin. La peur nous prend, et nous nous sauvons de l'Auvergne.
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29 juillet.—Retour à Paris.
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3 août.—Saint-Gratien.
Eudore Soulié déclarait aujourd'hui très justement qu'il y avait deux Sainte-Beuve: le Sainte-Beuve de sa chambre d'en haut, du cabinet de travail, de l'étude, de la pensée, de l'esprit; et un tout autre Sainte-Beuve: le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa salle à manger, en famille, au milieu de la manchote sa maîtresse, de Marie sa cuisinière et de ses deux bonnes. Dans ce milieu bas, Sainte-Beuve devient un petit bourgeois, fermé à tous les grands côtés de sa vie d'en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l'intellect rapetissé par les ragots, les âneries, les rabâchages imbéciles des femmes.
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5 août.—La princesse fait ordinairement, après déjeuner, des promenades où elle jette comme la dictée de ses pensées. Aujourd'hui elle crache ses amertumes à propos de l'ingratitude des artistes, au sujet de X… et de Y…, qu'elle accuse d'avoir mené toute l'intrigue, pour empêcher la première médaille d'Hébert. Elle rappelle tout ce qu'elle a fait pour eux. Et elle s'étend éloquemment sur la peine qu'elle a eue à donner le goût de l'art à l'Empereur et à l'Impératrice, à imposer la mode de la peinture et des peintres à la société, «si bien, dit-elle, qu'aujourd'hui tout le monde a son artiste… Mon avoué a son peintre: c'est Corot… Positivement.»
Puis changeant de sujet: «Moi je n'ai jamais fait mon chemin avec l'Empereur, parce que je vais tout droit… On ne m'a jamais prise dans des tripotages, jamais, jamais!… On n'a jamais pu faire de moi, de ces gens qui pleurent, et se font payer leurs dettes, tous les six mois…» Cela sort d'elle avec une indignation et une montée de sang qui lui empourprent le teint.
Puis elle nous promène dans le château, nous faisant voir sa chambre, son cabinet, tout pleins de lumière ensoleillée, et tout amusants d'un encombrement de petits meubles à ses goûts, de commodes de petites filles et d'armoires pour les gâteaux de ses chiens. Elle nous dit, heureuse de nous montrer toutes ses chambres d'amis, qu'elle n'a qu'un plaisir, c'est d'avoir du monde, c'est de vivre au milieu de gens qui lui sont sympathiques et qu'elle aime, qu'elle aurait bien pu, si elle avait voulu, faire des choses extraordinaires, des monuments, des palais de financiers, mais qu'elle aime bien mieux sa perse avec de vieux amis assis dessus.
Il faut un ou deux jours pour rentrer dans la pleine intimité de sa connaissance et retrouver la caresse de sa parole: «le cher» au lieu de «monsieur». Son amitié qui n'oublie pas, s'échauffe pourtant avec la présence des gens.
J'ai remarqué chez la princesse un goût de toilette, particulier: le goût du ton; ses robes sont toujours des robes de coloriste.
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8 août.—Nous passons chez Sainte-Beuve. Une particularité, et qui indique et signifie bien l'essence démocratique de cet homme: c'est la toilette intime de son chez lui: la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l'aspect d'un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux, élégants, distingués, il n'a, pu s'élever à la tenue d'un vieillard du monde, à l'enveloppe honorable de la vieillesse chez elle.
Il nous a longuement conté toute son affaire du Sénat, et toute la grosse popularité qu'elle lui avait faite. Et involontairement, pendant qu'il parlait, nous pensions comme un seul article d'une plume amère et vraie, un coup d'épingle de sincère honnête homme dégonflerait ce ballon de blague d'un martyr à trente mille francs de traitement,—un article où l'on rappellerait que, seul parmi, les lettrés, ce Sainte-Beuve a été l'écrivain qui, en 1852, pendant la terreur blanche de l'écriture littéraire, lors de notre poursuite en police correctionnelle, lors de la poursuite de Flaubert, en ce temps du silence, de la servitude universelle, a été, on peut le dire, le souteneur autorisé du régime. Et ce serait amusant de rappeler que c'est l'émargement qui a été son illumination et sa conversion à la liberté, et que son courage ne lui est venu qu'avec son traitement d'inamovible et ces palmes de sénateur, gagnées à servir avec de la mauvaise foi de prêtre, toutes les viles rancunes du 2 décembre.
En sortant de chez Sainte-Beuve, nous entrons chez Michelet. Nous le trouvons assis sur son petit canapé, les mains sur les cuisses, dans une pose d'idole, avec un sourire extatique sur la figure.
Il nous parle de Rousseau qu'il nous dit n'avoir fait quelque chose, que parce qu'il ne pouvait, un moment, ni avancer ni reculer, qu'il était réduit au désespoir. Ainsi de Mirabeau… Et il se met à nous faire une loi providentielle de ces extrémités du destin des grands hommes, de ce cul-de-sac de malheur, où ils sont obligés de se jeter à la mer. Il termine en disant: «Il y a un joli mot d'émigrant là-dessus «il faut arriver en Amérique noyé sur une planche, l'homme qui y débarque avec une malle n'y fait rien.»
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13 août.—Saint-Gratien.
Une journée splendide et torride. On dresse la table dans le jardin: ce qui donne toujours à un dîner l'air d'un dîner de théâtre. Puis la nuit descendue, tout le monde roule en voiture; et l'on vague dans du clair de lune, qui transfigure tout ce pays de Montmorency, en un rêve de paysage parisien. L'on passe par la vaporeuse fraîcheur du Bois-Jacques, et l'on revient au lac, inondé de lumière argentine dans le rideau de ses arbres tout noirs. Et les uns sur les bateaux, les autres sur des périssoires, semant le lac d'éclairs, en coupant de la rame ou des palettes l'eau scintillante, évoquent dans cette banlieue un souvenir d'un lac de cette Italie, dont la langue revient en musique, sur les lèvres des hommes et des femmes.
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—Des hommes sont tentés par la mort comme par une dernière aventure.
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—Il n'y a que les domestiques qui savent reconnaître les gens distingués.
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—Un côté caractéristique des ménages troubles: ce sont ces froids qui tout à coup tombent dans l'intimité, en présence de tiers, ces absences de la femme qui chantonne en se livrant à un battement nerveux d'un pied sur un barreau de chaise, cette ombre qui vient sur le front du mari, enfin tout ce qui vous donne envie de vous en aller. Et l'on se trouve gauche et gêné, et l'on sort avec une tristesse faite de ce mystère de choses inconnues, de tous les sous-entendus qu'on sent et qu'on tâtonne dans ces ménages, sur lesquels on cause.
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Août.—Trouville.
Heilbuth nous emmène le voir laver une aquarelle à Honfleur. Un drôle d'être, décousu, braque, et très fin et délicat et méphistophélique observateur, avec son nez crochu et son oeil clair d'Allemand du Nord.
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27 août.—Dégoût ici de cette société d'anonymes. Nous souffrons maintenant au coudoiement de populations d'inconnus et de bourgeois vagues.
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—Les étrangers parlent haut en public, ils ont la conscience de parler une langue qu'ils sont seuls à comprendre. Le Français parle bas, parce qu'il se sait compris de tous, et parler la langue universelle.
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30 août.—Aujourd'hui nous accompagnons Feydeau sur la falaise. Il est dans le moment toqué de conchyologie qu'il veut fourrer dans un roman, et il va travailler à ramasser dans la glaise toutes sortes de coquilles antédiluviennes, passant des quatre heures en plein soleil, avec son panier, son marteau et son ciseau à froid, et accompagné de son fils, un petit blondin aux cheveux de la nuance du chanvre, le ventre couvert d'un tablier de cuir, qui en fait comme un Amour en sapeur.
Feydeau a toujours une vanité ingénue qui lui sort de tous les pores, mais tout à fait inoffensive. Il nous conte, du plus grand sérieux du monde, qu'il éprouve un certain ennui de finir son roman, tant il est attaché à ses personnages… Au milieu du développement de son ennui, un coup de sifflet dans la falaise: c'est Mme Feydeau qui arrive avec un pliant, toute charmante en sa fleur de beauté, et délicieusement coiffée d'une de ces coiffures du Directoire, qui ont l'air d'en faire une fille de Mme Tallien.
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3 septembre.—Entre nous deux, il n'y a pas d'autre froissement, d'autre choc de nervosité agacée, que ceux produits par l'angoisse souvent désespérée de la carrière littéraire et de la production du livre. Cela nous jette dans des tristesses irritées contre nous-mêmes, et qui rejaillissent quelquefois, de l'un sur l'autre, en mutuelle amertume. Cela arrive, quand le travail ne va pas, quand il y a de l'impuissance à rendre ce que l'on sent, et d'atteindre à cet idéal qui va toujours dans les lettres, en s'élevant et en se reculant de votre plume. Alors de mornes désespoirs, où dans le pessimisme momentané qui pousse les choses à l'extrême, il y a des tentations de suicide… et c'est une revue rageuse, dont on s'empoisonne l'âme, de tout ce que, tous deux, nous avons eu de dénis de justice, de mauvaises chances, d'échecs, de faillites du succès, tombant au milieu de cet état maladif qui ne nous laisse pas un jour sans la souffrance de l'un de nous ou l'inquiétude de la souffrance de l'autre.
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4 septembre.—Nous ouvrons, au déjeuner du Bras-d'Or, une lettre de la princesse: l'aîné de nous deux, est nommé chevalier de la Légion d'honneur. Comme toutes les joies, celle-ci arrive incomplète, et le décoré est très embêté… Quelque orgueil pourtant de cette décoration, qui aura cette rareté de n'avoir été ni demandée, ni sollicitée même par un mot, une allusion, mais arrachée par une amitié qui y a pensé toute seule, et des sympathies d'inconnus…
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—Il me revient, ce mot de Sainte-Beuve, que me rapportait de lui, l'autre jour, Soulié: «C'est du dîner Magny que sort mon discours du Sénat.» Et c'est vrai! Le dîner Magny aura été, en dépit de quelques empêcheurs, un des derniers cénacles de la vraie liberté de penser et de parler.
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5 septembre.—Monologue d'un bourgeois devant l'océan: «La mer est silencieuse et trop loin… Il y a vingt-cinq ans, la mer se retirait moins loin… l'espace est monotone, si on n'a pas le flot… et le flot, on ne l'a que deux heures avant et deux heures après: en tout quatre heures, c'est déjà quelque chose… Mais c'est monotone… du reste ça m'est parfaitement égal…»
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8 septembre.—En voyant une méduse à moitié desséchée sur la plage, je me demandais si la mort dans les animalités végétantes de la vie inférieure ne serait rien qu'une insensible cessation de vivre, et si la douleur de la mort, montant l'échelle animale, et s'aggravant à chaque échelon de l'organisme et de l'intelligence, ne réserverait pas à l'homme seul, toute la cruauté et toute la souffrance de la conscience de mourir.
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15 septembre.—Saint-Gratien.
On causait ce soir des puissances et des effets de la transmission du sang. Viollet-le-Duc parlait de gestes d'enfant qui dénoncent le père, le nomment presque, et il soutenait qu'un cocu philosophe, qui étudierait la question, pourrait, sans se tromper, reconnaître dans le cercle de ses amis et de ses connaissances, le père de son enfant. Au milieu de la conversation, une femme de dire: «J'ai une bien jolie histoire là dessus. Une dame de ma connaissance accouche d'un enfant qui avait deux doigts du pied palmés. Le soir je rencontre un monsieur que je savais avoir cette infirmité, et qui n'était pas du tout du monde de la dame. En le plaisantant, je lui fais mes compliments, le pousse un peu… ma foi, il avoue!».
Ce soir, la princesse a une toilette charmante. Sur une robe décolletée de soie cerise qui lui laisse les épaules et les bras nus, une enveloppe de dentelle noire jette le filigrane noir de ses ramages sur le rose de la peau, et la splendeur d'un collier à sept rangs de perles se détache, en leur luminosité nacrée, d'une cravate de dentelle noire qui s'y emmêle.
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16 septembre.—Hébert travaille au portrait de la princesse, que nous lui avons vu fusiner avant de partir: un portrait de la princesse en buste, dans le joli format restreint des petits portraits d'Holbein, un portrait intime, qui doit être gravé de la même grandeur pour les amis.
Hébert peint ce portrait avec des pinceaux fins, fins, et presque pas du tout chargés de couleur, miniaturant et miniaturant le soupçon de ton qu'il pose.
Pendant ce, Soulié lit le CADIO de Mme Sand dans la Revue des Deux Mondes, le prince Gabrielli, qu'on appelle ici le prince Charmant, brunit les duretés d'une eau-forte, représentant le profil de sa femme, qui, dans la berceuse, paressant, et inoccupée, et joliment boulotte, rappelle la Doudou de Byron. De la comtesse Primoli, se tenant au fond de l'atelier, on voit la raie nette dans ses beaux cheveux noirs, et un bout de front penché sur un livre. La muette Mme Benedetti s'arrête de temps en temps dans sa tapisserie, et prend un repos, avec un regard vague devant elle. Le gros Primoli passe, jetant une égrillardise dissimulée dans de l'italien, et s'en va. Mais voici le maire de Saint-Gratien arrivant, accompagné de Charles Blanc, qui déroule et lit un factum contre le chemin mortuaire d'Haussmann. La princesse s'anime, fulmine, devient rouge… Hébert continue à donner, du bout de ses longs et fins pinceaux, des caresses, au visage furieux de la princesse. Et les heures passent.
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Mardi, 17 septembre.—En flânant dans les serres de Saint-Gratien, nous pensions à tout ce que ces plantes originales pourraient apporter d'imagination créatrice à l'industrie, à la mode. Quelle source de renouvellement pour nos soieries de Lyon! Quelle révolution à faire dans l'académique des dispositions d'étoffes, dans cette abominable géométrie, de notre goût. Ici, quelle fantaisie, quel imprévu de taches et de couleurs. C'est le naturisme heureux et libre, et sans règle pédante, de l'art chinois, de l'art japonais, de ces arts calomniés comme arts fantastiques et qui n'ont besoin que de cueillir une feuille, que je vois là-bas, pour en faire, sous les doigts d'un ouvrier de Yedo, la plus ravissante des coupes.
Retour ce soir. Des voyous en gaîté au chemin de fer. Le Français dans l'ivresse n'est point bêtement heureux d'être ivre comme les autres peuples. Il faut qu'il se montre très ostensiblement ivre à tous, par la bruyance, les cris, les blagues, la crapulerie exubérante. Sa grande gaîté dévoile son esprit de vanité et d'inégalité: elle a besoin d'être écrasante pour les autres.
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18 septembre.—Rien, rien et rien, dans cette exposition de Courbet. A peine deux ciels de mer… Hors de là, chose piquante, chez ce maître du réalisme, rien de l'étude de la nature. Le corps de sa «Femme au perroquet» est aussi loin du vrai du nu, que n'importe quelle académie du XVIIIe siècle.
Puis le laid, toujours le laid, et le laid bourgeois, le laid sans son grand caractère, sans la beauté du laid.
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—L'homme de la Morgue répondait à quelqu'un lui parlant de l'émotion qu'il devait ressentir aux sinistres reconnaissances des cadavres: «Oh! on se fait à tout… il n'y a qu'une chose, c'est, quand c'est une mère… voyez-vous, le mort serait-il décomposé, pourri, serait-il du papier mâché, comme il y en a… quand c'est une mère, elle se jette dessus et l'embrasse… Il n'y a qu'elles pour cela!»
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—Nous sommes des assidus de l'Arène athlétique, de ce spectacle de la lutte, qui se répercute dans tous vos nerfs, et dont vous vous en allez avec un peu de la tristesse et de la déception des vaincus. Ce soir nous avons vu, pour la première fois, «l'homme masqué», une figure du paladin du biceps, qui nous est restée, ainsi qu'une apparition du Chevalier noir, dans le chapitre d'un roman de Walter Scott.
Cette force masquée, une force étrange, mystérieuse, différente de toutes les forces que nous avons vues à l'ouvrage, une force qui part comme un ressort et qui, en ses deux petites mains gantées de noir, pétrit un torse et des flancs, comme avec des mains d'acier. Ç'a été un spectacle étonnant et tout inattendu, que ce gros Farnèse de Bonnet, étendu, aplati par terre, rendu inerte, la puissance de sa masse brisée sous cet homme, à tête de satin noir, couché presque doucement sur lui avec la pesée légère et fantastique d'une chimère et d'un cauchemar.
Il y a une heure là, quand le gaz baisse et s'embrume, que le brouillard des cigares devient intense, qu'une pâleur nerveuse est sur toutes les figures, que les teints de Paris se plombent d'émotion, une heure où, sur les gradins de la salle de bois, la foule de ces têtes de photographes et de journalistes, fait comme des tas blafards et effacés de vivants, dans une ombre à la Goya[1].
[Note 1: Une description prise dans le même temps de l'Arène athlétique, et que je retrouve dans le cahier documentaire de nos ROMANS FUTURS, qui n'ont point été faits, hélas!]
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—Après dîner, au restaurant Philippe.
Du talent, peut-être en avons-nous, et je le crois, mais d'avoir du talent, il nous vient moins d'orgueil, que de nous trouver des espèces d'êtres impressionnables d'une délicatesse infinie, des vibrants d'une manière supérieure, et les plus artistes à goûter l'aile de poularde braisée que nous mangeons ici, un tableau, un dessin, une boîte de laque, un bonnet de linge de femme, le suprême et l'exquis de toute chose raffinée et inaccessible aux gros sens d'un public.
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27 septembre—Voltaire, et encore et toujours cette histoire de sa fièvre à l'anniversaire de la Saint-Barthélémy. Lui, la sensitive de l'éphéméride! Allons donc, lui bon, tendre, pitoyable! Mais, je le répète, il n'y a qu'à regarder ses lèvres, dans sa statue de Houdon. Et bien, moi aussi je te baptiserai, Voltaire, tu es Satan-Prud'homme.
La lumière blanche du gaz, réverbérée par les disques de métal, faisant des remous comme argentés sur le rouge des banquettes. La salle blanchie à la chaux, sur laquelle s'enlève la couleur naturelle du bois des poutrelles et des planches des petites loges, en forme de box. Dans l'ombre profonde des deux extrémités de la salle, le scintillement des boutons et des poignées d'épée des sergents de ville.
Les membres luisants des lutteurs s'élançant dans la pleine lumière.—Les défis des yeux.—Les claquements de mains sur la peau dans l'empoignade.—Une sueur qui sent la bête fauve.—Des pâleurs se mêlant à la blondeur des moustaches.—Des chairs qui se rosent aux places talées.—Des dos suintant comme des pierres d'étuves.—Des marches se traînant à genoux.—Des virevoltes sur la tête, etc., etc.
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28 septembre.—Dans les coulisses des Français. Le cor d'Hernani:—c'est un cornet à pistons de la Garde impériale,—et Ruy Gomez se plaignait, ce soir, d'avoir trop mangé à son déjeuner de tripes à la mode de Caen. Oh! toutes les choses du monde, lorsqu'on les voit par derrière!
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29 septembre.—La race des ministres est descendue, et je crois qu'elle ne peut guère descendre plus bas. Sous Louis-Philippe, c'étaient encore des professeurs; aujourd'hui j'en vois un, qui est un vrai Gaudissart, avec des favoris de marin de la Méditerranée, l'encolure d'un placeur de gros vins et d'un homme à femmes de la Cannebière, enfin le brun poilu qu'on voit dans les lithographies obscènes de Devéria. Ce ministre est à la fois plat, humble, rogue et haut.
Et le voilà, à table, prenant ses aises d'homme mal élevé, et s'épanouissant en vieilles histoires marseillaises usées jusqu'à la corde, et faisant un gros bruit bête de troun de l'air, en habit noir.
Le soir, au fumoir, il s'est étendu, en se vautrant sur un divan, avec cette habitude des hommes d'État actuels, auvergnats et marseillais, de décrotter les talons de leurs bottes à la soie des meubles, et à la fois dédaigneux, et contempteur du monde qui était là, et tout ahuri à la question ébouriffamment intime que lui adresse, sous un air parfaitement bête, Théophile Gautier, sur ses rapports conjugaux avec son épouse.
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3 octobre.—La maladie effraye la femme du peuple, comme l'orage les bestiaux. L'inconnu du mal qui vient à elle, l'hébète. Ainsi que les enfants, les femmes du peuple disent au médecin, qu'elles souffrent de partout.
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Dimanche 7 octobre.—Saint-Gratien.
Avant dîner, dans la chambre d'Eugène Giraud, pendant qu'on se chausse, qu'on se lave les mains, qu'on passe l'habit de circonstance, qu'on fume une cigarette, Charles Giraud raconte qu'à Taïti, les femmes ont l'habitude de s'oindre le corps d'une certaine préparation jaune qui leur enlève l'apparence solide d'un corps humain, et donne à leur corps, à leur chair, la transparence d'une bougie transparente, en fait des statues étrangement douces à l'oeil, presque diaphanes.
Et la description de ces femmes est remplacée, je ne sais par quelle transition, dans la bouche de Penguilly, par les effets du canon. Il se met à conter, comme il sait conter, vous donnant avec son récit lent et détaillé, récit d'officier et de peintre, l'idée d'une veillée de camp, il se met à conter un des derniers coups de canon de 1814.
Une batterie française, aux portes de Paris, avait devant elle du brouillard; et des formes à peine visibles se montraient, un instant, dans ce brouillard, tiraient et disparaissaient, en se jetant à plat ventre au milieu de broussailles. C'étaient des tirailleurs suédois, dont l'un venait d'abattre ou de blesser, coup sur coup, trois canonniers. Cela agaçait les Français, quand le capitaine s'adressant au meilleur pointeur, lui dit: «Tâche de toucher ce bougre!» La pièce de service était un petit obusier. Le coup partit, à l'instant où la silhouette du Suédois se levait de terre. «Je crois avoir touché, mon capitaine,» dit le pointeur, et la canonnade continua toute la journée.
Le soir, au moment, où on relevait les blessés pour les porter aux ambulances, le canonnier dit au capitaine: «Je voudrais bien aller voir mon coup de ce matin!» Le canonnier va à l'endroit où son coup avait dû porter, et trouve un vivant encore chaud, mais un vivant dont le boulet avait fait, dans la face, le creux rond d'une serpe, avait enlevé le nez, les yeux, la bouche, tout ce qui est la figure d'un homme.
Le canonnier porte le Suédois à l'ambulance. Le cas est trouvé curieux. On le panse, on s'ingénie en inventions pour le faire boire, pour le faire un peu revivre, avec des tuyaux de plume, avec je ne sais quoi… Mais voilà l'effroyablement terrible: l'homme pansé, bandé, revient à lui. On le voit, dans le premier moment, ignorant de sa blessure, se tâter de ses bras étendus, d'abord les jambes, tout doucement remonter, se tâter les cuisses, puis le ventre, l'estomac, la poitrine, puis arrivé là, s'arrêter un moment, avoir un mouvement d'épaules qui fit peur, porter enfin les mains à sa tête, à la place de sa figure, au bandage qui la recouvrait et l'arracher… On le fit vivre cinq jours.
Penguilly racontait encore que la fameuse maréchale Lefèvre, cette haute gueule de la première cour impériale, apporta, un beau matin, le bâton du maréchal au Musée d'artillerie, et comme le conservateur, tout en la remerciant, s'étonnait que la famille ne conservât pas une telle relique. «Ah! bien oui, ma famille, vous ne les connaissez pas,—et faisant le geste,—ils seraient capables de s'en servir pour abattre des noix!
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8 octobre.—Dîner Magny.
Oh! l'intolérance du parti de la tolérance! J'ai pensé au mot de Duclos.
«Ils finiront par me faire aller à la messe!»
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11 octobre.—Fini aujourd'hui notre pièce: Blanche de la Rochedragon (LA PATRIE EN DANGER).
La rue Childebert va disparaître. Goguet le marchand de cadres anciens déménage. Drôle de bonhomme et drôle de rue.
La rue lépreuse avec son air de cul-de-sac provincial, et qui fait brusquement le coude à une petite entrée de Saint-Germain-des-Prés: une rue où le bric-à-brac coulait sur le pavé, où des fauteuils étaient à cheval sur le ruisseau, une rue où l'on marchait au milieu de cadres dédorés, une rue où aux devantures et sur les portes, c'était un méli-mélo de vieux portraits sur des chaises n'ayant plus que des sangles, des tapisseries représentant des saintes brodées à l'aiguille, des crucifix, des portoirs de fayence, des fontaines de cuivre, des plats en étain, une ferronnerie et une ferraillerie moyenâgeuses, et des bouts de cors de chasse, passant sous des habits de membres de l'Institut, et des guitares pendues sur des châssis, représentant des têtes d'expression de femmes grecques en turban de Mme de Staël, peintes aux années philhellènes, et des ciels de lit aux vieilles soieries faisant des auvents de boutiques.
Une boutique entre autres, à la porte de Goguet, pareille à une palette de la loque, de toutes ses usures et de toutes ses flétrissures, ouvrant entre des verdures brûlées, râpées, mangées, pourries, enfin une espèce de trou, aux amoncellements de paquets de lisières, aux tas de morceaux de cordons de tirage, d'effiloquages de soie et laine, un trou plein à déborder, pour ainsi dire, d'un fumier de tissus.
Puis l'escalier tout noir, et tout suintant d'eau, et la loge du concierge au premier, où, dans l'humide coup de jour glauque du vitrage, on voyait le portier et la portière à côté de trois pots de joubarbe, comme des noyés sur un banc d'herbe, dans le fond jaune d'un fleuve.
Et Goguet et son acolyte, avec leurs mines glabres, leurs physionomies humbles de brocanteurs-sacristains.
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16 octobre.—Dîner avec Hébert chez Philippe.
Il nous parle d'un de ses élèves de Rome, un jeune sculpteur, le frère de Barrias le peintre, lequel était tourmenté depuis longtemps de la toquade d'aller en Grèce, pour mettre au bas d'un buste ou d'une figure: Athênê, suivi de Epoiei. Il vient de recevoir de lui une lettre désespérée, dans laquelle il lui dit, que dans l'ancienne patrie de Phidias, il n'y a plus de modèle, plus même de terre à modeler, et qu'un sculpteur qu'il a fini par découvrir lui déclarait que, lorsqu'en Grèce, quelqu'un s'avisait de vouloir faire une oeuvre d'art quelconque, il se rendait à Rome, et qu'à Athènes on ne sculptait absolument plus que d'après des gravures.
Nous lui parlions du musée de Grenoble, du splendide Rubens représentant Saint Bonaventure, et nous lui demandions s'il n'avait pas eu une action sur sa vocation. Il nous répondait que sa vocation n'était pas venue de son musée natal, mais qu'elle lui était venue des ruisseaux de sa province, de ces ruisseaux pas très grands, larges comme la table, à l'eau très courante, et cependant paraissant immobile, avec l'ondulation verte de toutes sortes d'herbes, sur le fond gris, où il y a des cailloux jaunes. Ces tons doux et lisses, sous la fuite du ruisseau, cette lumière noyée, cette transparence de choses aquatiques, sous ce vernis trémulant,—ce vernis qu'il comparait à un vernis copal,—ce fut pour lui son miroir d'idéal et l'inspiration de sa vocation.
Berlioz est son compatriote. Ils étaient de deux maisons dans la montagne, l'une un peu au-dessus de l'autre. Il l'avait vu le matin même, et Berlioz lui racontait avoir été amoureux à douze ans, dans le pays, d'une jeune fille de vingt ans. Depuis, il avait passé par bien des amours, romanesques, farouches, dramatiques, avec toujours cependant, au fond de lui, la sourde mémoire de ce premier amour, auquel il était passionnément revenu, en retrouvant à Lyon sa jeune fille, âgée de 74 ans. Et maintenant lui écrivant, et ne lui parlant que des souvenirs de son coeur de douze ans, il ne vivait plus que de cette flamme passée!
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—Le beau Louis XVI, est le beau Louis XV, le Louis XV de 1760, le Louis
XV contemporain du Garde-Meuble, et personne ne l'a vu. Le vrai Louis XVI
est déjà de l'Empire, il n'y a qu'à voir l'horrible coffret à bijoux de
Marie-Antoinette.
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—Il y a des hommes, il y a la femme.
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21 octobre.—Aux buffets anglais de l'Exposition.
Les femmes tirent un aspect fantastique de leur éclat, de leur blancheur crue, de leurs cheveux fulgurants, un aspect qui leur donne l'apparence de prostituées de l'Apocalypse; elles ont quelque chose d'inhumain, d'alarmant, d'effrayant. Des yeux qui jamais ne regardent, un mélange de clowns et de bestiaux: des bêtes splendides et inquiétantes.
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27 octobre.—A Bellevue, chez Charles Edmond qui vient de se faire bâtir un petit palais bourgeois.
Nous allons avec lui chez Berthelot, son voisin, et tombons dans l'intérieur du chimiste. Une petite maison dans les bois. Un jardin plein d'enfants, un salon plein de femmes. Mme Berthelot, une beauté singulière, inoubliable: une beauté intelligente, profonde, magnétique, une beauté d'âme et de pensée, semblable à ces créations de l'extra-monde de Poë. Des cheveux à larges bandeaux presque détachés, à l'apparence d'un nimbe, un calme front bombé, de grands yeux pleins de lumière dans l'ombre de leur cernure, un corps un peu plat avec dessus une robe de séraphin maigre. Et une voix musicale d'éphèbe, et un certain dédain dans la politesse et l'amabilité d'une femme supérieure. Un enfant, son aîné, est venu s'asseoir tout contre elle, beau comme un enfant fait au ciel.
Nous battons toute la journée, en compagnie de Berthelot, les bois de
Sèvres et de Viroflay, et nous retombons le soir dîner dans le ménage
Charles Edmond.
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—La vie est une telle peine, un tel travail, une telle occupation, que des hommes comme nous doivent arriver à se dire, à l'heure de la mort: «Avons-nous vécu?»
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5 novembre.—Philoxène Boyer est mort de la maladie de Fontenelle, de l'impossibilité de vivre. Il n'y a que ce temps-ci pour faire mourir les gens de vieillesse à 38 ans.
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14 novembre.—Ce soir, Sainte-Beuve donne à dîner à la princesse. La petite cuisinière Marie nous fait entrer dans la salle à manger, où se dresse comme le dîner monté d'un curé, recevant son évêque, et de là dans un salon du rez-de-chaussée tout blanc, tout doré, avec son meuble jonquille battant neuf, qui semble le meuble fourni à une cocotte par un tapissier.
Les invités arrivent: la princesse, Mme de Lespinasse, le vieux Giraud de l'Institut, le docteur Phillips, Nieuwerkerke. La princesse a la mine toute gaie; elle s'amuse d'avance, comme d'une partie de garçon. A dîner, elle veut tout servir, tout découper. Son père découpait toujours. Il avait de très jolies mains. Il mangeait même la salade avec les doigts, et quand on lui disait que ce n'était pas propre, il répondait: «De mon temps, si nous ne l'avions pas fait, nous aurions été grondés, on nous aurait dit que nous avions les mains sales!»
Au bout de la table, Sainte-Beuve a l'air d'un maître d'hôtel d'une cérémonie funèbre, de son repas de mort. Je le trouve cassé, vieux, rabâchant, ayant pour se plaindre du mal qu'il a à vivre, cette mimique sénile, ces fermements d'yeux qui disent: «Allez, je me sens!» ces gestes de componction triste, et ces paroles qui se plaignent avec des mots vides.
Il ne mange pas, se lève deux ou trois fois pendant le dîner, demande qu'on ne fasse pas attention à lui, revient comme le revenant de sa maison, comme une ombre de vieillard qui ne veut déranger personne.
Chacun se bat les flancs. On essaye d'égayer le champagne, mais le rire est froid et se glace. La princesse devient sérieuse et paraît souffrante… Dans le salon, Sainte-Beuve, tâchant de sourire, assis au bout du canapé jonquille, arc-bouté de ses deux poings sur la soie, se laisse aller à conter les tristesses de sa jeunesse, de sa vie sans chaleur avec les gens du Globe, Cousin, Vitet: gens qui ne lui donnaient que leur esprit, leur amabilité, rien de plus, et souvent le déconcertaient par des discussions, où il était tout étonné d'entendre Cousin appeler Louis XIV «un godelureau».
Il nous parle de son temps d'interne à Saint-Louis, en 1827, de sa chambre, rue de Lancry au dix-huitième étage, «où je vivais si seul, dit-il, que pendant sept mois, personne n'est entré que ma mère, et une seule fois»… C'est depuis ces mélancolies de l'isolement, qu'il a réagi contre, qu'il a eu toujours besoin de monde, qu'il a voulu dans sa salle à manger des femmes, des chats. Et il cite l'exemple de Saint-Evremont s'entourant, à mesure qu'il vieillissait, de bêtes, d'animaux… et d'hommes, ajoute-t-il en souriant, pour faire plus de vie autour de lui. «Ah! si j'avais eu là, à l'hôpital, un maître, mais c'était Richerand, un charlatan…»
Là-dessus le docteur Phillips, avec sa grosse tête dans les épaules, ses yeux saillants, sa personne ankylosée, se met à parler chirurgie, opérations, nous entretient de Roux, cet artiste du pansement qui tuait ses malades par la coquetterie de ses bandes. La princesse l'interrompt, en lui jetant au nez la barbarie des chirurgiens, leur insensibilité, le peu d'émotion qu'il faut qu'ils aient… «Si, riposte Phillips, j'en ai beaucoup, mais seulement pour les enfants… Ces pauvres petits êtres auxquels on ne peut pas faire comprendre que c'est pour leur bien… Oh! cela est horrible…» Puis après un silence: «Voyez-vous, dans notre métier on ne voit plus que la science… la science c'est si beau… Mais il me semble que je ne vivrais plus, si je n'opérais plus… C'est mon absinthe!»
Et la fatalité de cette conversation, ce qui planait dans cet intérieur, la fin prochaine de l'hôte qui nous recevait, avaient jeté tous les dîneurs dans une triste songerie.
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—Vie d'enfer tout ce mois de novembre: publier un livre, arranger un appartement, avoir affaire à tous les corps de métier, ranger une bibliothèque, écrire un travail de casse-tête sur les vignettistes du XVIIIe siècle, et suivre chacun un régime, et essayer de se refaire un peu le corps. Notre devise en ce bas monde devrait être: Malgré tout.—En attendant que nous la prenions, nous la donnons au héros de notre pièce.
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25 novembre.—Bar-sur-Seine.
A la campagne et en famille pour changer. Nous laissons derrière nous
MANETTE SALOMON en plein succès.
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4 décembre.—Contraste de la vie! Nous emplissons un peu Paris en ce moment du bruit de notre livre, et nous voici ici devant l'âtre de la cheminée de la baraque, où sur le manteau de brique encore taché de la main des maçons marquée en chaux, noircit un bouquet desséché d'immortelles, couleur de vieux bois. Dans la cheminée, des souches fantastiques, flambant, se tordant, rougeoyant comme des racines de mandragores. Et dans la baraque, un banc, un cor de chasse, un vieux nid de frelons à une solive, rien que cela.
Au dehors, le soleil sur la neige, une route comme un champ de mottes, toutes blanches et étincelantes aux ombres doucement bleuâtres de la ouate, et de chaque côté de la route, le bois roux, avec çà et là, comme un de ces paquets de feuillage mort qu'on voit à la porte d'une auberge. En se retournant, un soleil tout blanc, qui fait aux ramures noires des arbres un fond d'argent; et de distance en distance, une brindille perdue portant à sa dernière feuille une sorte de marguerite de givre; au loin un fouillis, un lacis, une confusion de ramilles maigres qui se perdent dans du violacé, saupoudré d'une poudre de neige, leur donnant la légèreté d'une forêt de plumes.
Et, sous un ciel sourd, lamé de bleu froid et de jaune pâle, la route tout au loin, blanche, blanche, blanche, avec ses fréquentations, les pas de la nuit, la trace de l'animal, l'impression de son pied et la bifurcation de la corne sur la blancheur du chemin.
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—Lu un peu du MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE. A faire, dans Napoléon, tout un chapitre sur cette tête, un monde,—ce cerveau plein des affaires du monde et des comptes de boutons d'une armée[1].
[Note 1: Un moment nous avons eu l'idée de faire une histoire du cerveau de Napoléon, idée qui nous a persécutés quelques années, mais qui a été abandonnée, sans qu'il y ait eu d'autre travail que des notes prises.]
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17 décembre.—Nous aimons ces changements d'existence, ces triomphes de l'animalité au retour de la chasse, ces coups de fouet de fatigue, ces griseries des fonctions physiques, où le boire, le manger, le dormir, deviennent comme des félicités divines de bêtes.
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—La vie, ah! la vie, même pour les plus heureux et les plus écrasés de fortune, même pour les meilleurs. Un saint, un grand seigneur, un propriétaire de deux millions de rente, un homme qui a eu une si bonne volonté au bien et au beau,—j'ai nommé le duc de Luynes,—un jour accablé par la vie, ne put retenir: «Mais je suis donc maudit!»
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25 décembre.—Jour de Noël.
Délicatement aimable et bien femme, la princesse! Elle a pensé à mettre, pour notre retour, une toilette que nous lui aimons. C'est son jour de loterie de tous les ans, jour qu'elle a choisi pour faire les honneurs de sa serre à son intimité. Luxe tout nouveau que ces salons-serres, qui n'ont guère plus de vingt ans de date, et dont le goût remonte peut-être à Mlle de Cardoville d'Eugène Sue. Avec son goût de bric-à-brac, la princesse a semé dans cette serre qui contourne son hôtel au milieu des plus belles plantes exotiques, toutes sortes de meubles de tous les pays, de tous les temps, de toutes les couleurs, de toutes les formes: un capharnaüm qui a l'étrange et l'amusant du déballage d'un magasin de bibelots dans une forêt vierge.
Et là dedans, des lumières sur des feuilles de bananier, qui semblent des lumières électriques, et partout ce doux vert «cendre verte» de la plante des tropiques, détaché, découpé, digité sur la pourpre d'un drap rouge, chiffonné à grands plis contre les murs.
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Jeudi 26 décembre.—Été voir Thierry, pour lui demander la lecture aux Français de nos cinq actes sur la Révolution. Les politesses de Thierry nous ont fait trembler.
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29 décembre.—Chez la princesse, ce matin. Pendant les tintements de la messe, dite pour la princesse dans une pièce voisine, tintements coupés, dans le salon où nous sommes, par des blagues d'Arago, Vimercati raconte un curieux départ de la vie d'un de ses amis, le dernier inscrit sur le livre de la noblesse de Venise. Ce monsieur, qui avait cent mille livres de rente, un jour, prit congé de ses amis, de ses connaissances, du monde, les prévenant qu'il s'en allait mourir dans la montagne. Il s'y faisait bâtir une maison, et servir par une espèce de jardinier, qui lui fricotait son petit repas du matin et du soir, et sans vouloir recevoir âme qui vive, il restait sept ans en cravate blanche, sur cette hauteur, à prendre son vol pour l'éternité.
… A quatre heures, nous allons chez Sainte-Beuve, savoir de ses nouvelles. Il nous fait dire qu'il désire nous serrer la main. Nous montons l'escalier étroit, nous passons le petit pas, entrons dans cette chambre à la fois nue et encombrée, au lit de fer sans rideaux, et qui a l'air d'un campement dans une bibliothèque en désordre.
Du lit, deux mains se tendent chaudes et douces. Vaguement, nous percevons une tête tout enchiffonnée, un corps auquel la souffrance et le ramassement sous les draps ont presque ôté sa forme.
—«Mal… cela va mal!» C'est sa première phrase.
—Mais pourtant les médecins…
—Qui, les médecins? répond-il, avec une note colère dans la voix, je n'ai plus de médecins, ils m'ont abandonné!… D'Alton-Shée m'a donné Johnston… Phillips a été très gentil, mais c'est pour la chirurgie… peut-être y viendrai-je demain… je ne peux plus maintenant passer trois heures sans me sonder… et puis je vais sur le vase… et des minutes à me tordre… des spasmes de vessie… oh, affreux!»
Et il entre dans tout le détail technique de son horrible maladie, parlant du pus qu'il rend par l'anus, comme s'il voulait, en appuyant sur les dégoûts qu'il a de lui-même, désarmer le dégoût des autres… Il nous paraît désespérément résigné… Un moment il reprend haleine, puis nous dit: «Je me fais encore lire… mais à bâtons rompus… vous comprenez… je ne peux plus assembler mes idées.» Un silence. Et le mot: «Adieu» et il nous retend les deux mains, retournant la tête au mur.
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ANNÉE 1868
1er janvier.—Allons, une nouvelle année… encore une maison de poste, selon l'expression de Byron, où les Destins changent de chevaux!
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2 janvier.—Avant-hier on nous a rapporté la copie de notre pièce sur la Révolution. Nous en avons presque peur instinctivement, comme d'une chose d'où va sortir l'infernale angoisse des émotions du théâtre.
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3 janvier.—Par une neige, qui vous fait frissonner pour les mal vêtus de la misère à Paris, nous sommes à cet hôtel des Champs-Élysées, insolent de lumières, fulgurant de la flambée des lustres et de la pourpre de ses tentures, par les volets ouverts.
Dans le salon énorme, dans la cheminée gigantesque, pas de feu, rien que la chaleur d'un calorifère qui s'allume. La Païva n'aime pas le feu. Elle arrive bientôt, ruisselante d'émeraudes sur la chair de ses épaules et de ses bras: «Ah! je suis encore un peu bleue… c'est que je viens de me faire coiffer par ma femme de chambre, les fenêtres toutes grandes ouvertes,» dit-elle. Cette femme est bâtie d'une manière toute spéciale. Par ce temps, elle vit dans l'eau et l'air glacés, à la façon d'une espèce de monstre boréal, inventé par la mythologie scandinave.
Toujours la même, désagréable, antipathique, coupante et blessante dans la contradiction.
A table, la Païva expose une théorie de la volonté à faire peur… et que tout arrive par la volonté… et qu'il n'y a pas de circonstances… et qu'on les fait quand on veut… et que les malheureux ne le sont, que parce qu'ils ne veulent plus l'être. Alors sur les effets de la concentration du vouloir qu'apporte, à l'appui de la thèse de la maîtresse de la maison, Taine,—qui débute aujourd'hui—et qui nécessairement cite Newton, se vouant pour ses découvertes pendant des années à une telle concentration de pensées et de méditations qu'il en resta, un temps, presque idiot, la Païva cite l'exemple d'une femme qui, pour accomplir une chose qu'elle ne dévoile pas, resta trois ans enfermée, retranchée du monde, touchant à peine au manger, dont il fallait la faire souvenir, murée en elle-même, et toute à la combinaison de son plan. Et après un silence, elle ajoute: «Cette femme, c'était moi!»
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21 janvier.—… La princesse a dîné hier aux Tuileries, et il reste en elle comme une satisfaction d'avoir débouché le sphinx, de l'avoir fait un peu parler. L'Empereur lui disait:
—Moi qui aimerais tant lire… Je n'ai pas le temps… Je suis accablé sous le faix des affaires, sous le poids des papiers… Devinez cependant ce que j'ai lu aujourd'hui… C'est ce volume qui était là, je ne sais comment, et qui m'est tombé sous la main: MADAME DE POMPADOUR, par… par… Mais comme c'est singulier, elle est fort laide dans le portrait qui est en tête de l'ouvrage… Est-ce qu'il y a un portrait d'elle?
—Comment? fit la princesse, en partant d'un gros éclat de rire. Oh! ne dites pas cela trop haut!
—Où est-il donc, ce portrait?
—Eh! au Louvre!… Comment, on ne vous l'a jamais montré?
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—Tout bien vu, le théâtre doit être une épopée ou une fantaisie. La pièce de moeurs, comparée au roman de moeurs contemporain, est trop une misère, une parodie, un rien.
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—La générosité de l'homme implique presque toutes les autres vertus sociales, et l'avarice le manque de ces mêmes vertus.
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2 février.—Il y a des gens qui voient partout la Providence dans la vie: nous, nous sommes bien forcés d'y voir le contraire. Quand les grands ennuis font un moment trêve dans notre existence, il semble qu'un hasard méchant, et d'une imagination diabolique, met son ingéniosité à nous tourmenter par des persécutions insupportables, ironiques et bêtes. Notre appartement est le seul de la maison où il y ait des objets d'art; et c'est aussi le seul où il pleuve, quand il pleut. Nous venons de nous agrandir d'un petit logement, et nous croyions avoir admirablement arrangé notre chez nous: voilà un homme d'écurie qui pendant six heures, tous les jours, en criant, en beuglant, en sifflant, nous rend impossible le sommeil du matin et le travail dans la journée. Ce bruit nous met dans un état nerveux abominable.
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—Je crois que beaucoup d'hémiplégies viennent de la disproportion de l'homme avec sa place: les trop grandes positions font sauter les petites cervelles.
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—Un paysan, un ancien châtreur de cochons, tombe chez nous, pour nous acheter nos fermes des Gouttes. Il se trouve que la moitié de nos titres a été perdue par nous et l'autre moitié par le notaire.
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—Nous emportons de chez Pierre Gavarni, des cartons de papiers, des morceaux de la vie de Gavarni, et nous nous y plongeons, du lever au coucher. Une espèce d'autopsie qui semble aspirer, absorber notre existence, si bien qu'il nous semble ne plus exister de notre vie propre, mais de la vie de l'homme que nous étudions, que nous fouillons, que nous creusons, de l'homme derrière lequel nous emboîtons le pas, entraînés dans le tourbillon de cette activité vagabonde de Juif-Errant d'affaires et d'amour, qui nous fatigue à sa fatigue.
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—L'éloignement est excellent pour la gloire et le retentissement d'un homme vivant: Voltaire à Ferney, Hugo à Jersey, deux solitudes qui riment et semblent se faire écho. Pour un homme de génie ou de talent: se montrer, c'est se diminuer.
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—Quand on est très ennuyé, la vie perd de sa réalité; il semble qu'il y ait du songe dans les faits, les spectacles, les passants.
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—Sous l'agacement du bruit, il arrive une espèce de maladie nerveuse de l'oreille, l'acuité de la perception devient douloureusement infinie, et l'on ne souffre pas seulement du bruit, mais de la prévision et de l'attente du bruit, et le bruit fait, on souffre encore de ce qui est si long à mourir dans les ondes sonores.
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8 février.—Toute cette semaine, enfoncés dans cette vie de Gavarni. Quel chasseur de femmes! Quel passionné de l'inconnu féminin! Quel suiveur de toutes celles qu'il voit, et que de rendez-vous!… Et quelquefois, je ne sais quoi de noir et de machiavélique, une méchanceté de LIAISONS DANGEREUSES, curieuse d'expériences cruelles, un jeu amer avec les faiblesses de la femme…
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—Une des joies d'orgueil de l'homme de lettres,—quand cet homme de lettres est un artiste,—c'est de sentir en lui la faculté de pouvoir immortaliser, à son gré, ce qu'il lui plaît d'immortaliser. Dans ce peu de chose qu'il est, il a comme la conscience d'une divinité créatrice. Dieu crée des existences, l'homme d'imagination crée des vies fictives, qui quelquefois, dans la mémoire du monde, laissent un souvenir plus profond, pour ainsi dire, plus vécu.
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11 février.—A une soirée d'Arsène Houssaye…
Une des premières fois que notre succès nous arrive à l'oreille, et qu'il se fait autour de nous un petit moutonnement de curiosité. Il y a des gens, presque aussi inconnus de nous que du public, qui disent nous admirer.
Au milieu de ce monde, un beau jeune homme, au gilet en coeur, à la chemise en échelle, au revers d'habit noir en velours, et décoré d'un camélia blanc, et odorant de senteurs qui puent: un mélange bâtard d'un jeune député du centre sous Louis-Philippe et d'un gandin de Napoléon III. C'est Marcelin, autrement dit Planat, un de mes anciens condisciples, le directeur de la VIE PARISIENNE. On nous présente, et deux heures après, nous soupons ensemble au café Anglais. Au bout de quatre ou cinq phrases, dites avec le ton suprême des journalistes du grand monde, je le trouve agaçant à l'image de son journal. C'est le Parisien des opinions chic, l'amateur à fleur de peau, un ami de Worth citant Henri Heine. Donc il me déplaisait déjà, quand il m'est devenu odieux, en disant d'une fausse peinture de Rubens qu'il a chez lui: «C'est si honnête!» Si honnête!—Non je n'aime pas cette qualification pour célébrer un tableau.
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14 février.—Chez la Païva.
Belle chose, la richesse. Elle fait tout pardonner. Et personne de ceux qui viennent ici, ne s'aperçoit que cette maison est la plus inconfortable de Paris. Impossible, à table, de boire un verre d'eau rougie, parce que la maîtresse a eu la fantaisie d'avoir, pour carafes, des cathédrales de cristal qu'il faudrait des porteurs d'eau pour soulever. Dans la serre où l'on fume après dîner, on est gelé par des courants d'air venant de la couverture, ou étouffé par les bouffées de chaleur des bouches du calorifère. Et à peu près ainsi de tout. Il y a un thé splendide, mais demandez n'importe quoi absent du programme, c'est un aria pire que dans la plus petite et la plus pauvre maison.
Et Gautier dans ce logis inhospitalier de tous les côtés, près de cette femme s'en reculant bourgeoisement, de crainte que son cigare ne brûle sa robe, Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les fantaisies rares. Quel causeur,—bien, bien supérieur à ses livres, quelque valeur qu'ils aient,—et toujours dans la parole au delà de ce qu'il écrit. Quel régal pour les artistes que cette langue au double timbre, et qui mêle souvent les deux notes de Rabelais et de Henri Heine: de l'énormité grasse ou de la tendre mélancolie.
Il parlait, ce soir, de l'ennui, de l'ennui qui le ronge… et il en parlait, comme le poète et le coloriste de l'ennui.
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—Un critique juge toujours un peu avec le public: il accepte l'opinion plutôt qu'il ne la donne.
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—Paul et Virginie, un chef-d'oeuvre, le chef-d'oeuvre d'un sentiment général particularisé: l'amour renouvelé par le milieu.
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—De son mari, malade, poitrinaire, et qui a les caprices d'estomac de la mort, ma femme de ménage disait: «Il mange ses idées!» Ah! les mots du peuple, l'homme, même de génie, ne les trouvera jamais.
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—Combien de temps faudra-t-il encore—peut-être des siècles—pour que notre barbare civilisation ait le moindre confortable, et qu'une salle de plaisir quelconque, une salle de café ou de bal ou de spectacle, ne soit pas une boîte à maladie ou à malaise pour le lendemain.
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22 février.—Commencé à paperasser dans nos notes de Rome, à remuer l'embryon de notre roman (Mme GERVAISAIS).
—Le sommeil dans le travail et la prise de la pensée par la création, une suspension taquine, un arrêt bête du cerveau.
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23 février.—Accroché à notre porte le plan de Rome, pour continuer à y être, à nous y promener les yeux.
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24 février.—Il y a juste vingt ans, vers une heure, du balcon que nous avions, rue des Capucines, je vis le chaudronnier d'en face, grimper très vite sur une échelle, et abattre à coups de marteau pressés, les mots du Roi qui suivaient le mot Chaudronnier. Alors nous avons été aux Tuileries. Auprès du bassin, près du pavillon de l'Horloge, il y avait une tête de chevreuil coupée par terre, et une amazone de l'Hippodrome qui caracolait à cheval. La statue de Spartacus avait un bonnet rouge et un bouquet à la main. L'horloge était arrêtée. Et au grand balcon, un vainqueur, dans la robe de chambre de Louis-Philippe, singeait, caricatural comme un Daumier, le salut de sa vieille phrase: «C'est toujours avec un nouveau plaisir…» Aujourd'hui, en repassant rue des Capucines, je regarde par hasard l'enseigne, et je lis, à la place de «Chaudronnier du Roi»: Chaudronnier de l'Empereur.
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—Les objets d'art aujourd'hui ressemblent aux souliers et aux paquets de chandelle du Directoire. Ce n'est plus l'objet qui tient aux entrailles, la chose inaliénable des collectionneurs d'autrefois; c'est une valeur qu'on se passe de main en main, une circulation de plus-value entre brocanteurs millionnaires, se dépêchant de vendre comme à un jeu de «petit bonhomme vit encore».
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6 mars.—Tant d'ennuis, tant de contrariétés, une sorte de désespoir de la vie venant de ses impitoyables taquineries, nous ont mis en bon état philosophique pour le refus de notre pièce: ce sera une amertume qui passera dans la masse.
Rops, qui nous a envoyé le dessin d'une fille du plus artistique style macabre[1] portant cette dédicace: A MM. Edmond et Jules de Goncourt, après MANETTE SALOMON, vient nous voir. Un étrange, intéressant et sympathique garçon. Il nous parle spirituellement de l'aveuglement des peintres à ce qui est devant leurs yeux, et qui ne voient absolument que les choses qu'on les a habitués à voir: une opposition de couleur par exemple, mais rien du moral de la chair moderne.
[Note 1: C'est le dessin gravé dans le PARIS de Victor Hugo.]
Et Rops est vraiment éloquent, en peignant la cruauté d'aspect de la femme contemporaine, son regard d'acier, et son mauvais vouloir contre l'homme, non caché, non dissimulé, mais montré ostensiblement sur toute sa personne.
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4 mars.—La princesse disait ce soir: «Je n'aime que les romans dont j'aimerais à être l'héroïne!» Le mot donne parfaitement le criterium littéraire de la femme en fait de romans.
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7 mars.—Ce matin, terreur de migraine. Nous n'en avons pas, mais l'agacement du bruit de la maison, et les ennuis de notre vie, depuis tant de jours, nous ont délabré absolument l'estomac. Du reste, nulle illusion, pas un espoir à avoir, nous le sentons d'avance. En chemin, le lecteur de nous deux, pris d'un barbouillement de coeur qui lui fait l'affreuse peur de ne pouvoir lire. Nous entrons dans un café, avalons un grog au rhum et reprenons le chemin du théâtre.
Et nous voici, avec la complète sensation de notre refus dans la salle de lecture, où les acteurs débandés se décident à se traîner, en nous demandant «si ce sera très long». Quelques-uns déclarent tout haut que si cela durait plus de trois heures, ils ne pourraient rester. Thierry est là de trois quarts, évitant de nous regarder. Il nous donne une poignée de main froide comme une corde à puits. Les attitudes des acteurs s'arrangent sur les canapés, les fauteuils, pour l'ennui et la fatigue de la lecture.
Malgré tout, nous nous sommes promis de lire la pièce condamnée d'avance, de façon à leur en enfoncer de notre mieux le souvenir. Et parfaitement froid, parfaitement maître de mes effets, aussi calme que si je lisais dans ma chambre, avec un parfait et supérieur sentiment de mépris pour ceux qui m'écoutent, je lis posément, pendant que Coquelin, dessinant des caricatures, pousse le coude de Bressant pour les lui faire regarder. Cependant les autres, Got, Régnier, Delaunay, écoutent la pièce et semblent s'y intéresser. Il y a toutefois pour ces gens qui ne connaissent la Révolution que d'après Ponsard, une certaine stupeur devant cette Révolution de vérité et d'histoire sur le vif.
Pendant le repos des actes, Thierry, qui se tient, tout le temps, la figure masquée avec la main, et qui écoute cela, comme un supplicié, échange à voix basse quelques mots avec les acteurs. Avant le troisième acte, qui aurait été le grand acte de Delaunay, il le retient longtemps contre la cheminée, comme s'il le prémunissait contre la tentation du rôle.
La lecture continue, intrépide, et peu à peu les auditeurs s'immobilisent, et de temps en temps, avec la pupille dilatée de leur regard, ils fixent mon frère, avec l'air de se demander s'ils n'ont pas affaire à des gens de talent, devenus fous.
La pièce finit sur le mot terrible, et que je puis trouver sublime, parce que je l'ai trouvé quelque part, la pièce finit sur le mot de la vieille femme montant dans la charrette de la guillotine: «On y va, canaille!»
On ouvre la porte du cabinet de Thierry, fermé à double tour, et sans une minute de discussion, ni débat, sans un bruit de voix en notre faveur, nous entendons les boules tomber, et par une porte entr'ouverte sur le corridor, nous voyons tout le comité disparaître avec un bruit de pas qui se sauvent. Presque aussitôt, la porte se rouvre, Thierry entre muet, plus pénétré de componction qu'un aumônier qui entre dans la cellule d'un condamné à mort, à cinq heures du matin, et il nous nasille: «Messieurs, j'ai le regret de vous annoncer que vous êtes reçus à correction. Et il ajoute: «Oh! ce n'est pas le talent qui manque… mais la pièce nous a paru à tous d'une représentation si dangereuse… [1]» Nous avons coupé ces condoléances, en lui demandant de nous renvoyer la pièce.
[Note 1: Il faut reconnaître qu'après la chute d'HENRIETTE MARÉCHAL, il était bien difficile à M. Thierry, et à une date si rapprochée, de jouer une autre pièce de nous.]
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23 mars.—Si l'on savait ce qui fait faire un livre à Sainte-Beuve. Nous le trouvons aujourd'hui tout enflammé d'un projet de publication sur Mme de Staël et son groupe, un pendant à son fameux Chateaubriand, et avec les mêmes nids de vipères, comme notes, en bas des pages,—et cela non par intérêt ou curiosité de la mémoire de Mme de Staël, non par la sollicitation de documents inédits, mais simplement pour être désagréable aux de Broglie qu'il déteste. Au fond, y a un Chinois de paravent chez Sainte-Beuve.
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—J'ai remarqué que les intrigants ont une manière de masque: une plaisanterie éternelle, sous laquelle ils se dérobent, ne se laissent jamais trouver et ne donnent jamais du sérieux ni du fond de leur pensée: des Machiavel de la blague, quoi!
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—Je lis qu'il est tombé de la neige noire dans le Michigan;—c'est bien la neige du pays de Poë.
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—Le silence! oh! le silence! Dormir vingt-quatre heures dans un de ces tombeaux qui ont pour pierre, sur la mort du bruit, une montagne ou une pyramide.
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5 avril.—«Une femme qui n'a pas été jolie, n'a pas été jeune.» Je lis cela dans un livre de cabinet de lecture, où un crayon de femme a écrit en marge: «C'est tristement vrai!»
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—Notre talent! qui sait? c'est peut-être l'alliance d'une maladie de coeur et d'une maladie de foie.
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Vendredi-Saint.—Dîner maigre chez la Païva.
On cause religion. On va de Dieu à l'astronomie. Il en est à table que cette science rassure et console. Singulier rassérénement que l'immensité de l'espace. L'infini des mondes nous jette, au contraire, dans l'infini des perplexités. Car s'il existe vraiment, l'Infini! qu'est l'homme? Rien. Alors, conçoit-on un ciron incestueux, criminel?
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—En sortant d'une maison, où nous avions dîné gaiement ensemble, le fin et discret observateur qu'est Viollet-le-Duc, me disait, et sa remarque était parfaitement juste: «Il faut, pour qu'une soirée soit agréable, que la maîtresse de maison ait un amant et que cet amant ne soit pas là.»
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15 avril.—Rue de Courcelles. Le salon est en verve ce soir. Parmi les dîneurs, deux revenants: Gautier très pâle, ses yeux de lion encore plus affaissés; Claude Bernard, qui a le masque d'un homme qu'on a retiré de son tombeau… Et la conversation s'en va au mariage moderne, ce mariage sans cour, sans flirtation aucune, ce mariage brutal, cynique que nous appelons un viol par-devant le maire, avec l'encouragement des parents. Un moment l'on parle de l'embarras pudique de la jeune fille jetée dans le lit du mari, et là-dessus, une des dîneuses dit avoir entre les mains un curieux autographe: les instructions, par la poste, d'une mère absente, à sa fille…
Au fumoir, Théophile Gautier m'entretient de sa fille Judith, de son roman chinois paraissant dans la Liberté, qu'il trouve «du SALAMMBO sans lourdeur». Il me dit que c'est la plus étonnante créature du monde, un cerveau merveilleux, mais un cerveau qui serait, selon son expression, dans une assiette, n'ayant aucune corrélation avec sa personne, sa conduite, son état et son esprit dans la vie, la laissant «enfantine et dinde au possible». Elle n'est rien qu'un instrument, un outil devant une feuille de papier.
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—Thiers allant visiter stratégiquement les bords du Rhin, me représente assez bien Tom Pouce dans une botte de Napoléon.
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—L'autre jour, dans une phrase, la Païva s'est toute crachée. J'admirais les diamants de ses boucles d'oreilles: «Oui, j'en ai là pour cent francs de rente par jour!»
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—La religion n'a de prise que sur les enfances de l'homme à tous les âges de la vie.
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23 avril.—Nous avions dîné dans une maison où nous ne dînons jamais. Mon frère était à côté de Mme ***, cette femme aux yeux d'aigue-marine, cette femme si rare, si distinguée, si étrangement attirante par son air diaboliquement vertueux. Et tous deux jusque-là avaient causé de choses et d'autres, avec ces propos brisés et sans suite, de gens qui s'accrochent une ou deux fois par an.
Les enfants dansaient en bas, les vieux causaient en haut, et nous nous en allions, quand nous rencontrons la femme sur l'escalier: «Venez un peu; non pas vous, mais M. Edmond.» Et elle rentre dans la salle à manger et elle lui fait signe de s'asseoir à côté d'elle: «Je n'ai pas lu votre dernier livre, et je ne peux plus vous recevoir… On me le défend… Oui, j'aime mieux vous le dire… Nous qui vous aimons tous tant là-bas…» Et de l'oeil, elle lui donne le sourire d'amitié que lui jettent ses petites filles, en tournant dans leur danse, au tapotement du piano, tenu par la vieille grand'mère à lunettes. «Oui, M. ***—et elle nomme son mari—a une jalousie contre vous que je ne m'explique pas…» Elle reprend: «Ça le rend tout à fait malheureux… Entre moi et lui, ça n'a jamais été formulé d'une manière bien nette… mais cela a amené pourtant des scènes dans notre intérieur… Oui, il faut que nous renoncions à ce plaisir tous… Concevez-vous qu'il m'empêche de vous lire… Que voulez-vous, nous nous retrouverons, une fois par an, comme cela par hasard… Cela me pesait depuis longtemps, j'ai mieux aimé que vous le sachiez.»
Et mon frère la quitte, persuadé, comme moi, que cette femme qui vient presque de lui avouer la tendresse de sa pensée, ne ferait jamais pour lui, s'il en devenait vraiment amoureux, le sacrifice de son orgueil d'honnête femme.
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4 mai.—M. de Marcellus, le grand seigneur chrétien, ne communiait à son château qu'avec des hosties timbrées à ses armes. Un jour, le desservant s'aperçut, avec terreur, que la provision d'hosties armoriées était complètement épuisée. Il se risqua à tendre une hostie plébéienne, l'hostie de tous à la noble bouche dévote, s'excusant avec ce mot admirable: «A la fortune du pot, monsieur le comte.»
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6 mai.—Au Jardin des Plantes. Un beau et primitif tableau de l'amour des grandes races: la lionne attaquant un lion de ses tentations tendres, de ses frottements de caresses, et l'enveloppant de ses chatteries puissantes. Cela faisait penser à je ne sais quoi de doux dans la force, comme le rut du Paradis… Une comparaison qui ramène mes idées au scandale que devait donner l'Eden, où Adam et Ève ne pouvaient sortir de l'arbre qu'ils habitaient, sans marcher sur un flagrant délit, plein d'incitation pour des gens si peu vêtus… et vraiment la sévérité de Dieu a été grande de leur dresser procès-verbal, et de les mettre à la porte de son jardin, par ce garde champêtre au sabre de feu.
A trois heures une voiture, attelée de deux chevaux qui frémissent et se cabrent, traverse le jardin, où toutes les bêtes se mettent à faire des ronds éperdus. A la grille des féroces, on découvre la voiture de la toile cirée qui la recouvre, et les employés déballent, comme un fromage, le colis qui est une cage contenant deux tigres. Et l'on fait glisser la cage sur les tréteaux jusqu'à une loge, dont la trappe est levée. Presque aussitôt un tigre se décide à entrer, mais l'autre, flairant longuement le plancher et reniflant la prison, buté devant la loge, rappelle l'autre dans la langue qu'ont les animaux entre eux, et tous deux après une terrible passe de leurs formidables pattes, se refusent à sortir, la gueule et l'oeil retournés vers le vert du jardin et la liberté du ciel.
On les pousse avec des bourroirs de fer, on les resserre avec des planches passées entre les barres de la cage, et, un moment, ramassés dans un espace où tiennent avec peine leurs deux corps, ils tournoient l'un sur l'autre, souples, élastiques, ondulants, se mêlant et se nouant comme deux serpents.
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—Une des curiosités de l'hôtel de la Païva, ce sont les deux coffres-forts au chevet du lit de la maîtresse de la maison, et entre lesquels elle dort: sa fortune, son argent, son or, ses diamants, ses perles, ses émeraudes, à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars.
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—Aubryet! oh! Aubryet! Condamné à vivre avec lui, j'achèterais un revolver, et je lui dirais: «Ecoutez, au premier mot de votre part qui ne sera pas simple, je vous brûlerai la cervelle!»
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—Du moment que, cette fois-ci, deux poètes se présentaient à l'Académie: l'un qui s'appelait Autran, l'autre qui s'appelait Théophile Gautier, et que l'Académie a choisi Autran, ma conviction est qu'elle est composée de crétins, ou de véritables malhonnêtes gens. Je lui laisse le choix.
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9 mai.—Quelle diversité d'avenirs, les avenirs de collège! Quelle loterie des carrières, des fortunes et des noms à la sortie; ça a quelque chose de semblable aux fusées des bouquets de feux d'artifice, qui, parties ensemble, crèvent presque aussitôt, ou montent, en volant, jusqu'au haut du ciel.
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14 mai.—Voici l'intérieur dans lequel, cette semaine, Maria a accouché une femme. En haut du boulevard Magenta, en un campement de baraques que loue aux plus misérables misères de Paris, le roi de la finance,—dans une chambre de ce baraquement aux planches disjointes, au plancher plein de trous, d'où jaillissent, à tous moments, des rats, des rats qui entrent encore, chaque fois, qu'on ouvre la porte, et les rats des pauvres, des rats effrontés, montant sur la table, emportant des michons de pain entiers, mordant parfois les pieds du sommeil en mangeant la couverture du lit; là dedans six enfants, les quatre plus grands dans un lit; et sur leurs pieds qu'ils ne peuvent allonger, dans une caisse, les deux plus petits; l'homme marchand des quatre saisons, ivre-mort pendant les douleurs de la femme, saoûle comme son mari, sur une paillasse de paille. Et pendant l'accouchement dans cette hutte, la hutte abominable des civilisations, le singe d'un joueur d'orgue, juché dans la fente d'une planche du baraquement mitoyen, imitant et parodiant les cris et les jurons colères de la femme en mal d'enfant, et pissant par cette fente, sur le dos du mari qui ronfle.
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—La politesse est à la fois la fille de la grâce française et du génie jésuite.
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—Dans l'élite de ceux qui pensent, il se fait une visible réaction contre le suffrage universel et le principe démocratique; et des esprits se mettent à voir le salut de l'avenir dans une servitude de la canaille, sous une aristocratie bienfaisante des intelligences.
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—Toujours la fatalité du livre. Nous, dont les sympathies de race et de peau penchent pour le pape, nous qui ne détestons pas l'homme qu'est le prêtre, nous voici à écrire, poussés par je ne sais quelle force irrésistible qui est dans l'air, un livre méchant à l'Église. Pourquoi! Mais sait-on le pourquoi de ce qu'on écrit!
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—L'Empereur, un excellent somnambule, s'il était lucide.
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18 mai.—Dîner Magny.
Le causeur à idées de Magny est en ce moment le docteur Robin, dont la parole est pleine d'aperçus neufs, de découvertes, de trouvailles, allant des plus hautes aux plus petites questions de la médecine. Ce soir, après avoir parlé du cerveau, il a parlé du mollet, l'appelant un pur produit de la civilisation, et faisant remarquer qu'il manque au sauvage comme au facteur rural, par cela que la réparation,—nourriture et sommeil,—n'est pas égale chez eux à la déperdition des forces.
Quel dommage, quelle perte qu'une pareille intelligence d'observateur et de physiologiste, n'écrive pas un livre dont il nous donnait, ce soir, un si curieux morceau sur les effets moraux des maladies de poitrine: un livre dont la première ligne n'a pas été encore écrite, un livre qui serait une clinique médico-littéraire de ces maladies de foie, de coeur, des poumons, si liées et si attenantes aux sentiments et aux idées du malade, et présenterait toutes les révolutions de l'âme dans la souffrance du corps!
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20 mai.—Ce soir chez la princesse, nous avons entendu pour la première fois de l'esprit de Dumas fils. Une verve grosse mais qui va toujours, des ripostes qui sabrent tout, sans souci de la politesse, un aplomb qui touche à l'insolence, et qui en donne à sa parole toutes les bonnes fortunes; par là-dessus, une amertume cruelle… mais incontestablement un esprit bien personnel, un esprit mordant, coupant, emporte-pièce, que je trouve supérieur à l'esprit que l'auteur dramatique met dans ses pièces, par sa qualité de concision et de taille à arêtes vives, qu'il a, cet esprit, dans sa première spontanéité!
Il avait pris pour thèse que, chez tout le monde, sans exception, tous les sentiments et toutes les impressions dépendent du bon et du mauvais état de l'estomac, et il racontait, à l'appui, l'histoire d'un mari de ses amis qu'il avait emmené dîner chez lui, le soir de la mort de sa femme, une femme qu'il adorait.—Il lui avait servi un morceau de boeuf, lorsque le mari tendit son assiette et avec une douce imploration de la voix, lui demanda: «Un peu de gras! L'estomac! qu'est-ce que voulez? ajoute Dumas. Il avait un estomac excellent, il ne pouvait pas avoir un grand chagrin… C'est comme Marchal, tenez, Marchal n'a jamais pu avoir un chagrin avec son estomac!»
Nous nous rallions à l'opinion de Dumas. Alors la princesse, comme si on lui arrachait ce à quoi elle tient le plus dans la vie: ses illusions, l'espèce d'idéal qu'elle aime à se faire non tout à fait des gens, mais des choses humaines; la princesse pousse des cris d'horreur devant cette proclamation de matérialisme, de scepticisme. Sa figure se contracte du dégoût de nos idées et d'une espèce de répugnance peureuse d'enfant. Dans ce moment elle ne se connaît plus, ne raisonne plus; elle vous jetterait les meubles à la figure, et est prise d'un véritable désespoir, presque comique par sa bonne foi.
Une diversion est faite par le récit du conservatoire de Versailles. Soulié, baptisé Eudore, racontant sa tentative de suicide, le jour de ses vingt ans. Il s'asphyxia sérieusement avec du charbon, mais qu'on devine dans quoi il avait allumé son charbon? Dans le bain de siège de son père, qui sous la chaleur se dessouda,—et rendit à la vie Eudore-Werther.
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25 mai.—Chez Renan. A un quatrième de la rue Vaneau, un petit appartement bourgeois et frais, un mobilier de velours vert, des têtes d'Ary Scheffer au mur, et au milieu de quelques objets de Dunkerque, le moulage d'une délicate main de femme. Par une porte on entrevoit la bibliothèque, les rayons de bois blanc, le désordre de gros livres brochés, roulés et empilés à terre, des outils d'érudition moyenâgeuse et orientale, des in-quarto de toutes sortes, au milieu desquels un fascicule d'un lexique japonais, et sur une petite table les épreuves de SAINT PAUL qui dorment, et, par les deux fenêtres, une immensité de vue, une de ces forêts de verdure cachées dans les murs, et la pierre de Paris, le vaste parc Galliera, cette ondulation de têtes d'arbres que dominent des bouts de bâtisses religieuses, des dômes, des clochers, et qui mettent là un peu de l'horizon pieux de Rome.
L'homme toujours plus charmant et plus affectueusement poli, à mesure qu'on le connaît et qu'on l'approche. C'est le type, dans la disgrâce physique, de la grâce morale; il y a chez cet apôtre du doute, la haute et intelligente amabilité d'un prêtre de la science.
Il nous donne la vie qu'il a écrite de sa bien-aimée soeur. Nous rentrons, nous lisons ces pages qui nous touchent en plein coeur de notre fraternité, et des larmes dans la gorge arrêtent notre lecture.
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25 mai.—Oh! le bruit! le bruit! J'en arrive à détester les oiseaux. Je dirais volontiers comme Deburau au rossignol: «Veux-tu te taire, vilaine bête!»
Au fond, une véritable désespérance. Plus de sommeil, plus d'appétit, l'estomac barré, l'anxiété dans toute la boîte digérante, le corps mal en train, épeuré de la minute qui va venir, et peut le faire absolument malade. Un effort abominable pour remuer ou vouloir, un barbouillement et une lâcheté de tous les organes. Et il faut travailler, s'isoler la tête, la faire créer, et trouver des idées et des mots artistes dans la souffrance de l'un compliquée de la souffrance de l'autre, et dans l'agacement infernal, produit par la maison que nous habitons.
Depuis quelque temps, depuis longtemps, il nous semble que nous sommes vraiment maudits, voués à un supplice ridicule comme les locataires-martyrs, dans un logis des PILULES DU DIABLE.
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27 mai.—Fontainebleau.
Des moments de désespoir de notre santé, où nous nous disons: «Embrassons-nous, ça nous donnera du courage!» et nous nous embrassons sans nous dire rien de plus.
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31 mai.—Ce soir dans la salle à manger de l'hôtel de Fontainebleau. Au milieu de couples horribles de bourgeois gourmés, de vieux gandins de bourse et d'obscurs poseurs, un ménage de vieux Anglais. Il y a rarement chez nous cette noblesse de déclin, cette race de la vieillesse, cette beauté de Franklin et de grand seigneur, sous la couronne d'un reste de cheveux blancs, et ces yeux heureux, et cette belle bouche, et ces beaux regards humains; enfin ce type d'une vie toute droite et bien remplie, d'une conscience satisfaite, d'une âme limpide. Il y a chez l'Anglais distingué de l'aristocratie des beaux et bons chiens de son pays.
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1er juin.—Dîner Magny.
Curieux détails sur les savants Y… et Z…, sur ces Germains qui ne sont pas plus savants que d'autres, mais que la mode du germanisme dans le monde actuel de la science, a poussés à des fortunes ironiques.
L'un des convives de Magny a connu le savant Y…, humble, pauvre, misérable, et joueur de piano dans sa mansarde, comme tous les Allemands. Il le retrouve avec une cravate à pois roses, en un costume ébouriffant, le costume qu'on peut imaginer d'un savant allemand, travesti en gandin: «Vous me trouvez un peu changé, n'est-ce pas? lui dit le savant. Ah! c'est que j'ai vu que le travail, l'application, tout ça, c'était de la bêtise… Hase m'a dit qu'il n'y avait pour arriver que les femmes… Voyez Longpérier, s'il n'allait pas dans les salons…»
A une autre rencontre, le même savant Y… accrochant le même convive, l'entraînait dans une embrasure de fenêtre, et lui demandait anxieusement, s'il croyait qu'un Allemand comme lui, pût jamais devenir capable de dire des cochonneries à des femmes, ainsi qu'en disent les Français, qu'il essayait bien, mais ce qu'il disait était trop gros, et devenait de la salauderie impossible à prononcer.
Quel comique symptôme du temps! La science employant ces vils moyens pour parvenir, la science représentée par deux grossiers natifs du pays de la simplesse, voulant arriver par la légèreté et la grâce de la corruption de France.
Des types à fouetter dans un roman.
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—Un insolent mot de la Païva, un mot comme grisé par la Fortune: «Moi, tous mes désirs sont venus à mes pieds, comme des chiens couchants!»
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Jeudi 18 juin.—Comme nous parlions à Michelet de son livre LE PRÊTRE ET LA FEMME, il nous interrompt vivement: «Ah! ce livre, je voudrais ne pas l'avoir fait, quoiqu'il m'ait valu…» et le vieillard battu de ses grands cheveux blancs, ne finissant pas sa phrase, tourne vers sa femme des yeux jeunes d'un remerciement d'amour.
Mme Michelet reprend: «Oui, il a rendu le directeur trop intéressant, il a fait de la confession un roman, et beaucoup de femmes, après avoir lu un passage du livre qu'elle cite, se sont confessées… Moi, c'est le contraire… Je l'ai lu toute jeune, et depuis cela, j'ai toujours détesté les prêtres!
—Oh! c'est le malheur des oeuvres artistes! disons-nous.
—Non, non, répète Michelet, Voltaire n'eût pas écrit ce livre-là… Ce n'était pas sa polémique… Un fait bien curieux… Un jeune homme est condamné à trois mois de prison dans le Midi, pour délit de presse… Il est maladif, il obtient de faire sa prison à l'hôpital… Les soeurs, qui soignent tout le monde, se mettent à le soigner, à lui demander s'il ne s'ennuie pas, s'il veut des livres.
—Mais quels livres, mes soeurs!
—Eh bien! nous avons LE PRÊTRE ET LA FEMME, de M. Michelet.
—De M. Michelet?
—Oui, c'est un livre autorisé par notre confesseur…»
Eh bien! quand on m'a dit cela, ça m'a donné un grand coup…
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19 juin.—Nous sommes dans cette vieille étude qui a vu presque toutes nos affaires de famille, dans ce cabinet au fond d'une cour de la rue Saint-Martin, dans ce cabinet gris et obscur aux boiseries blanches, aux rideaux verts derrière le grillage des portes d'armoires, et avec ses bustes de plâtre bronzé dans les niches des cintres. Il n'y manque, comme vieux cabinet de notaire parisien, que les deux immémoriales lampes carcel, qui figuraient sur la cheminée, du temps du père Buchère.
Il s'agit de la vente de nos fermes des Gouttes, de ce morceau d'orgueil de notre famille, de cette grande propriété terrienne du grand-père, de cette chose vénérable, respectée, sacrée, qu'en dépit de leur petite aisance, notre père et notre mère se sont entêtés à garder contre les tentations d'offres magnifiques, pour conserver à leurs enfants, ce titre et cette influence de propriétaire, et ce pain solide, que seule la terre représentait, sous Louis-Philippe, pour l'ancienne famille.
Enfin, après huit mois de pourparlers, de correspondances, de recherches de titres, nous sommes parvenus à nous débarrasser de cette misère et de ce grand tracas de notre vie.
L'homme de la Haute-Marne, le paysan épais et retors, aux petits yeux des animaux qu'il émasculait, est là, avec son fils à l'air d'un Jeannot de village, et sa femme tout en noir, de ce noir roux des vieilles tentures des Pompes funèbres, enserrant l'argent, qu'elle a l'air de couver entre ses cuisses, dans un sac de cuir. L'argent sort tout chaud de la femme, qui le suit d'un regret fauve, et pendant que le visage du fils prend un sérieux consterné, l'émotion de l'argent sortant à jamais du sac, tressaille dans les lobes des grandes oreilles du père.
On compte les billets, puis tous les clercs se mettent à ranger les piles d'or qu'on dépapillote. On compte, on recompte, et on recompte encore, au bout de quoi, dans le grand silence de l'étude, la voix nette et un peu railleuse du premier clerc s'élève, et jette: «A cette pile, il manque cent francs, à celle-ci dix francs, à celle-là vingt francs… Le trio de la campagne joue la stupéfaction, muet, il regarde, il regarde toujours la table, comme si, à force de regarder, il allait évoquer sur les piles, les pièces d'or qu'il a oublié d'y mettre. A la fin, comme les pièces mettaient une longue résistance à venir, nous avons laissé nos reçus.
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22 juin.—Vichy. J'étais dans mon bain d'eau minérale. Edmond ouvre la porte, me tend une dépêche: «Accepté 48 000. J'écris. Voyez notaire. Mes compliments. DE TOURBET.»
Un des bonheurs de notre vie, cette dépêche! Nous voilà, je crois, propriétaires d'une maison que nous avons vue par hasard, ces jours-ci, au Parc des Princes, une maison bizarre, presque cocasse, ressemblant à une petite maison d'un sultan de Crébillon fils, mais qui nous a charmés, ensorcelés par son originale étrangeté! Elle nous plaît sans doute parce qu'elle n'est pas la maison bourgeoise de tout le monde. Avec cela un beau jardin, de vrais arbres.
Et nous voilà, tout le jour, dans un contentement anxieux et dans une fièvre de rêves d'embellissements, suspendus sur cette pensée de maison, sur ce grand changement de notre existence, et où nous espérons trouver plus de paix pour nos nerfs, plus de respect des milieux pour notre travail.
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Vendredi 26 juin.—Vraiment, c'est à se croire poursuivis par la fatalité. Une lettre de Mme de Tourbet, que nous ouvrons ce matin, nous apprend que, pendant que la propriétaire nous vendait sa maison, elle était vendue par Girardin et Baroche à une autre personne. Et voilà une semaine, que nous possédions en idée cette maison, que nous l'habitions en imagination, que nous l'arrangions, et que sur le sable du jardin des Célestins nous tracions le plan d'un atelier que nous voulions bâtir dans le jardin. Cette maison vraiment nous tenait au coeur, nous en étions devenus amoureux, pris par le grand je ne sais quoi, qui attache à une femme plus qu'à toutes les autres, et vous la fait paraître unique.
Et ce vrai bonheur d'hier est devenu un vrai chagrin d'aujourd'hui.
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—Lamennais, rien qu'un flagorneur de haines.
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—Ce qui tuera l'ancienne société, ce ne sera ni la philosophie ni la science. Elle ne périra pas par les grandes et nobles attaques de la pensée, mais tout bonnement par le bas poison, le sublimé corrosif de l'esprit français: la blague.
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—Cette maison,—notre maison pendant une semaine—nous a donné le goût, presque le besoin de nous réveiller, le matin, en du jour jouant dans un jardin à travers des feuilles. Deviendrions-nous champêtres? et serait-ce une première vieillesse de corps et d'âme?
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—L'oeil goûte en cuisine, avant que le palais ne déguste. Un plat trop salé a une couleur.
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—L'eau d'ici trouble vos nuits, elle y roule des cauchemars, dans lesquels vous reviennent des êtres malfaisants ou douloureux de votre vie, en une singulière mixture d'anxiété et d'érotisme.
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—Des types de roman et de théâtre, ces bourgeois qui se sont créé un royaume, un ministère, des sérails, une presse, des journaux, un théâtre, une vie d'orgueil et de plaisir, comme Benazet de Bade, comme le C… d'ici.
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18 juillet.—Saint-Gratien.
L'Empereur ayant entendu parler à l'architecte des Tuileries, Lefuel, d'une somnambule qui l'avait étonné, en retrouvant, dans une promenade où elle était endormie, des pièces de monnaie perdues, des pièces de quarante sous, a voulu qu'à mesure qu'on démolissait, on fît tout voir à cette femme, espérant par elle retrouver des trésors, surtout le trésor, indiqué dans un récit venant d'un des domestiques de Louis XVII, comme enfoui devant lui, par Louis XVI, dans une salle à colonnes, où, sous une des colonnes déplacées, le Roi avait caché le sceptre, la main de justice, etc. Bien entendu, la somnambule n'a rien découvert.
—Entre le tabac et la femme, il y a un antagonisme. L'un diminue l'autre: cela est si vrai, que les amoureux de la femme quittent, un jour, le tabac, parce qu'ils sentent ou s'imaginent que le tabac est un stupéfiant du désir et de l'acte.
En somme l'amour est une grosse matérialité à côté de la spiritualité d'une pipe.
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—Toute extravagante grandeur bâtie par l'homme et dépassant sa taille est attristante pour l'humanité. Versailles est l'exemple de cette mélancolie de toute pyramide. La nature seule peut faire grand.
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23 juillet.—Théophile Gautier, qui est ici pour quelques jours, cause danseuses d'Opéra. Il décrit le soulier de satin blanc, qui, pour chacune d'elles, est soutenu par un petit matelassage de soie dans les endroits où la danseuse sent qu'elle pèse et appuie davantage: matelassage qui indiquerait à un expert le nom de la danseuse. Et remarquez que ce travail est toujours fait par la danseuse.
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28 juillet.—Théo a passé une semaine avec nous ici. Du matin jusque dans les heures inspiratrices de la nuit, il nous a régalés de sa parole. Sa verve, encouragée par l'agrément du milieu et des personnes, l'épanouissement de ce fonds de courtisan du XVIe siècle qui en lui, sous la caresse de ce qu'il appelle si délicatement l'amitié voluptueuse de la princesse, s'est déboutonné en une énorme éloquence. Il a osé des choses monstrueuses, mais en les sauvant, avec ces atténuations de la voix, cette grâce légère de la langue, que possède ce gros homme, si délicat causeur. Et l'on goûtait un rare et étrange plaisir, en ce salon princier, oubliant de se scandaliser, de ces contes, de ces paradoxes, de ces récits crus de voyages, où semblait se faire entendre la double voix de Rabelais et de Diderot.
Dans la journée, à nous intimement, par les ombres du parc, le poète contait, en traînant un peu la jambe, son lamento de journaliste et de tourneur de meule, et sa muse exubérante et débordante, emprisonnée dans l'Officiel, condamnée à ne peindre que des murs, ou encore, disait-il, je ne peux pas dire qu'il y a un mot comme m…, écrit dessus.
—«Qui sait! reprenait-il, c'est peut-être le pain sur la planche qui m'a manqué, pour être un des quatre grands noms du siècle… Pourquoi n'aurais-je pas atteint Hugo? Eh bien! il y a des jours où cela mélancolifie… Mais la pâtée! Voilà trente ans que je la donne tout autour de moi. Mon père, mes soeurs, mes enfants, j'ai fait vivre tout ça… Ma fortune, ce n'est pas pour faire le piteux avec vous, vous comprenez? Mais j'ai trois louis là-haut et il y a cent quarante francs à la maison, pour qu'ils vivent… Si j'avais le malheur d'être malade quinze jours, eh bien! ça irait encore, en déménageant la maison… Mais si la maladie durait six semaines, il faudrait que j'aille à l'hospice Dubois, comme les autres.
Couchés dans le bateau de la princesse, sous le kiosque, Théo reprend: «Au fond il y a un grand mystère autour de moi… Je suis aimé, sympathique. Je plais généralement. Je n'ai pas d'ennemis. J'ai un talent qui est reconnu… Eh bien! voulez-vous me dire comment il se fait que tout ce que les autres obtiennent, moi c'est impossible!… On me dit que je ne demande pas… Ce n'est pas ça… Il y a quelque chose dont je ne me rends pas compte… Tenez, n'est-ce pas, je vous parle de cela, d'une façon toute théorique… tenez comme exemple: Sacy, qu'est-ce qu'il a fait pour être du Sénat?… Et Mérimée?… J'ai bien autant de talent que lui, n'est-ce pas?… L'Académie, vous avez vu, c'est la même chose. Une place, est-ce qu'ils ont jamais songé à me donner une place… Dans leurs musées, c'est la même chose. J'ai pourtant écrit sur l'art… Pourquoi?… Est-ce que vous savez pourquoi?»
Puis il parle haschich, visions, excitations cérébrales à la mode en 1830, nous raconte qu'il a écrit MILITONA, en dix jours, grâce à des granules, pris en deux doses de cinq, le soir et le matin, et qui lui donnèrent une merveilleuse lucidité.
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31 juillet.—Barre, le sculpteur, fait, en ce moment, une statuette demi-nature de la princesse. Il lui a demandé de se laisser mouler les deux mains dans la pose, pour en donner une plus réelle et vivante image. On est réuni dans cet atelier rustique du parc, ancienne chapelle qui a gardé son autel, et pêle-mêle, sont là, assis au hasard, sur les marches de l'autel ou sur des chaises, hommes, femmes et enfants, toute la maisonnée du moment.
A côté de Barre, à la tête, au front ridé d'un philosophe antique, un ouvrier mouleur, en blouse, délaye le plâtre fin dans une cuvette, et ensevelit sous son blanc crémeux la main de la princesse, préalablement ointe d'huile. Pendant ce temps, la petite Vimercati et la petite Malvezzi tirent, dans des coins, leurs bas, en se cachant un peu, et laissant apercevoir leurs petits pieds craintifs, qu'on va mouler. Joli et frais tableau de la cuisine de l'art.
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Samedi 1er août.—La princesse arrive au dîner nerveuse, avec des larmes colères dans la voix. Elle dit: «Demain il n'entrera pas dans ma chambre, demain je ne l'embrasserai pas.»
Il s'agit de Giraud qui, arrivé ce matin avec son fils des Eaux-Bonnes, s'est fait excuser, sous prétexte de fatigue, et affamé de gaz et de distraction parisienne, a été, sans doute, passer la soirée en compagnie de Victor à la Porte-Saint-Martin et à Mabille.
Et c'est, tout le dîner, des violences et des contradictions, qui semblent crever de son affection blessée, de son coeur trompé, humilié. La princesse se livre à d'amères tirades sur les hommes qui ne comprennent rien aux délicatesses de l'amitié des femmes. Et à la voir ainsi souffrir et s'encolérer, on sent l'aimante et jalouse nature qu'elle est.
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—L'artiste peut prendre la nature au posé, l'écrivain est obligé de la saisir au vol et comme un voleur.
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4 août.—Nous sommes là, sur le perron de cette maison désirée d'Auteuil. Il fait encore du soleil, et le gazon et les feuilles des arbustes brillent sous la pluie d'un tuyau d'arrosage.
—Quatre-vingt deux mille cinq cents francs? dit mon frère, et le coeur nous bat à tous les deux.
—Je vous écrirai demain, fait le propriétaire, et c'est probable que j'accepterai.
—Quatre-vingt-trois mille francs et votre réponse à l'instant?
Le propriétaire a réfléchi cinq éternelles minutes, puis il a laissé tomber mélancoliquement: «C'est fait.»
Nous sommes sortis, nous étions comme ivres.
Ce soir chez la princesse, ce drôle de corps du général Fleury, favori bizarre et original, tout en ironie, en persiflage, à la moquerie flûtée, légère, effleurante, tombant du demi-sourire de ses grosses moustaches, sur toute la cour, sur lui-même, sur les autres, sur son service, sur son maître, sur sa maîtresse,—au fond ayant l'air d'un homme dans une bonne stalle, regardant, sceptiquement jouer une comédie, un bout de sifflet entre les dents.
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7 août.—La princesse a adressé hier une semonce terrible à Flaubert à propos de ses visites à la ***….. Dans un sentiment de hauteur et de femme du monde, elle se plaignait spirituellement, ce matin, d'avoir à partager avec de pareilles femmes, la société, la pensée de ses amis, d'hommes comme Sainte-Beuve, Taine, Renan, lui volant vingt minutes, lorsqu'ils dînaient chez elle, pour aller les porter chez cette fille. Elle s'est élevée contre les grands exemples de domination de ces femmes, honorées de la fréquentation des philosophes, des hommes de lettres; des savants, des penseurs, contre la puissance de ces fillasses n'ayant point pour excuse un art, un talent, un nom, le génie d'une Rachel, et chez qui les plus purs vont manger les truffes de la courtisane.
Et on a rabâché sur la contagion de leur corruption, l'imitation et les plagiats de leurs modes, et on a cité les noms des femmes de la société qui rivalisent avec elles.
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—Ici le château dort ou paraît dormir jusqu'à onze heures. La princesse ne descend que quelques minutes avant déjeuner, à onze heures et demie, les journaux dans une main, et l'autre tendue aux baisers de ses hôtes. Elle est généralement, à ce moment, matinalement gaie, vive avec un éveil de santé, volontiers plaisantante, fouettée par les lettres reçues, par les lettres écrites, par les nouvelles de la presse.
On déjeune, puis on passe fumer dans la vérandah, où souvent la princesse allume le cigare des fumeurs, en injuriant la puanteur du tabac. C'est le grand moment de la causerie, la digestion du peu qu'elle a mangé, semble faire jaillir de la princesse, une expansion vivace de récits, de souvenirs, de portraits des gens à l'emporte-pièce, des débâcles de phrases à la Saint-Simon.
Vers les une heure, elle passe dans son atelier, et travaille elle-même, sérieusement, conseillée par Giraud, sa vieille Giraille, dans son dos. En ce moment elle est fort occupée des albums japonais, dont elle transporte les fleurs et les oiseaux, sur les feuilles d'un paravent de soie.
Vers les cinq heures, la princesse à laquelle la tension du travail met un peu le sang à la tête, sort avec tout son monde, quelquefois en voiture. Et l'on va à Soisy, à Eaubonne, ou à quelque autre endroit de la vallée de Montmorency. Le plus souvent c'est un tour du lac, où les jeunes escortent sa barque sur des périssoires, ou bien encore elle entraîne dans les allées du parc un groupe, auquel elle jette en marchant, et en retournant un bout de profil, une conversation coupée, à tous moments, par un grand cri d'appel: Tine, Tine, ou: Tom, Tom,—un cri d'appel à un de ses roquets perdu dans un massif.
Rentrée, elle s'habille en un quart d'heure, et elle est presque toujours la première femme descendue, en toilette, au salon.
Nous avons passé trois semaines à vivre cette vie.
Les hôtes à demeure avec nous, étaient les Malvezzi, la petite Vimercati. Théophile Gautier est resté une semaine, Flaubert quelques jours. Dans les venants et les passants, peu ou point d'hommes politiques; des peintres le dimanche entre le coucher du samedi et du lundi; des hommes de lettres le mercredi; la famille représentée par le comte et la comtesse Primoli, le jeudi; et les autres jours, de petits dîners intimes autour de la grande table de vingt-cinq couverts des dimanches, toute rétrécie.
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—La pure littérature, le livre qu'un artiste fait pour se satisfaire, me semble un genre bien près de mourir. Je ne vois guère plus de travailleurs dans cette manière que Flaubert et nous, et, notre trio mort, je ne vois pas qui nous succédera.
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—Si l'on disait que Clodion descend plus des Grecs que tous les membres de l'Institut!
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—Pendant que nous étions chez la princesse, Arsène Houssaye a la gentillesse de me demander à l'autoriser à faire auprès de Duruy une démarche pour m'obtenir la croix. Je lui écris aussitôt de n'en rien faire, en lui disant ce qui a été toujours notre pensée: qu'un homme de lettres a le droit de l'accepter, mais non celui de la demander.
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—Quand la France commence à avoir envie de battre les sergents de ville, le gouvernement quelconque qu'elle a, doit, s'il est intelligent, lui faire battre l'étranger.
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—Nous avons passé le contrat de l'achat de notre maison, et cette grosse affaire pour le vendeur et l'acheteur nous donne la mesure du peu de sérieux, avec lequel se traitent les affaires les plus sérieuses de la vie. Nous restons stupéfaits de la légèreté qui préside aux clauses, aux vérifications de toutes sortes, sous la conduite étourdie de notaires folâtres, feuilletant l'acte en causant de choses légères: vrais tabellions de pantomimes, légers, volages et hannetonnant, et qui ne savent rien du premier mot de l'affaire, ni du contrat qu'ils font signer.
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Mercredi 12 août.—Le docteur Phillips, le grand opérateur des vessies malades de ce temps, le casseur de pierres, comme il s'appelle, nous disait aujourd'hui qu'une opération lui donnait un appétit énorme, et qu'en deux minutes, le temps qu'il ne dépasse jamais, il se faisait en lui une telle dépense d'attention pressée et de fluide, qu'il avait besoin de manger n'importe quoi après.
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—Nul en ce monde n'est le pareil et l'égal d'un autre. La règle absolue des sociétés, la seule logique, la seule naturelle et légitime doit être le privilège. L'inégalité est le droit naturel, l'égalité la plus horrible des injustices.
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—Quelquefois une dernière innocence reste à la femme perdue: le rire.
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16 août.—Étretat. Des chambres sans fauteuils, des lieux sans verrous, des encriers faits avec de l'encre dans un verre à bordeaux. Nous fuyons.
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17 août.—Lu au Havre un discours intitulé: Des rapports de la politique avec les lettres, prononcé par M. Prévost-Paradol à la séance publique annuelle et solennelle de l'Institut. Il y a un morceau, où ledit académicien défend d'aimer les lettres pour elles-mêmes (textuel) et proscrit le culte de l'art pour l'art, qui, dit-il, a été en tout temps le chemin de l'afféterie, de la subtilité et de la médiocrité. C'est alors qu'il passe à un morceau d'éclat sur les Muses, oui les Muses avec une grande lettre, où il dit qu'elles méprisent ceux qui passent leur vie à leurs genoux, et que les faveurs les plus sérieuses sont réservées au mortel courageux, qui, en allant à son travail, les salue avec un mâle amour. Et il continue dans ce style, dans ce style, le portrait du mortel courageux allant à son travail, etc., etc., et le revêt de l'immortalité, que lui décernent les déesses, à la dernière ligne et au dernier mot de sa péroraison.
Et voilà son français, à cet écrivain, un français que M. Prud'homme ne voudrait pas signer. Mais laissons là les grâces pendule-Empire de son style. Venons au blasphème du petit parvenu politique, entré à quarante ans dans cette Académie, où Balzac n'a pas eu sa place. Comment ose-t-il, en plein Institut, jeter l'injure à la conscience de l'art, à l'amour unique et désintéressé des lettres, aux derniers écrivains qui méprisent l'à-propos, le savoir-faire, tous les succès qu'un talent, comme le sien, a ramassés dans la flatterie des passions et du public d'un jour!
Jetée du Havre, la nuit. Excitation de la musique sur nous, excitation plus nerveuse qu'autrefois, et plus avivante du travail littéraire et plus éveilleuse d'idées.
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—Oh! les belles existences dans l'ordre de la matière et de la gueule qui ont dû être vécues au XVIe siècle!
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—Ce qui sauve les souverains de devenir fous par la multiplicité des affaires et la contention des préoccupations, c'est que, par une grâce d'état, ils vivent dans une espèce de rêve de tout ce qu'ils font.
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28 août.—Nous revenons de Trouville, rappelés par Hostein, directeur du Châtelet, qui nous demande la PATRIE EN DANGER pour son théâtre. Il nous écrit qu'il la reçoit sur notre nom, sans la lire, et nous donne rendez-vous pour lundi, afin de distribuer immédiatement les rôles. L'aventure est si bizarre qu'elle nous semble extravagante, et nous ne croyons guère à la réussite de la chose.
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31 août.—C'est aujourd'hui que Hostein doit nous communiquer ses impressions personnelles.
On nous fait vaguer par ce labyrinthe et ces obscurités, qui semblent garder, dans le dédale embrouillé du grand théâtre, le directeur contre les créanciers et les manuscrits. Il nous fait un peu attendre et paraît, nos cinq actes à la main, et passant ses mains dans son toupet d'homme d'affaires, et s'asseyant à la marche d'une estrade, qui est comme la marche de l'autel du drame, dominé par les MOUSQUETAIRES de Dumas père, en galvanoplastie, il nous dit:
«Je vous ai lu avec beaucoup d'attention… Je vous ai reçus, aussi, soyez tranquilles, c'est convenu… J'ai voulu vous épargner l'émotion… Ma première impression est que la censure ne laissera jamais passer la pièce… Maintenant, vous me permettrez de vous parler au point de vue de mon théâtre… Il n'y a pas de drame dans vos cinq actes… il n'y a pas d'intérêt… C'est la Révolution dans les salons… Ça manque de mouvement… Non, tenez, mon public, il lui faut… il faut, à un moment, qu'il y ait un traître qui enjambe par la fenêtre… Vous verrez, quand vous travaillerez sérieusement pour ici… Vous ne venez pas souvent au Châtelet… Jamais, n'est-ce pas?… Voyez-vous, quand même le 3e acte nous reviendrait de la censure, il faudrait que cela se passât dans la rue… Des passants, du peuple, vous voyez ça… Et pas un endroit fermé… C'est très remarquable… du style, oh! du style!… des portraits! des caractères!… le comte, oh! le comte!… la chanoinesse!… mais il faudrait que ce fût joué parfaitement… Rien que des tableaux… Des mots! des mots! mais il faut que la censure les laisse… Oui, je vous le dis, je vous jouerai, je vous jouerai pour la couleur… Après cela, le succès, ah! le succès, je n'en sais rien du tout… Et puis, c'est impossible, votre déclaration d'amour de la femme dans la prison, ça éclate comme un coup de foudre!».
Nous avions assez de cette douche écossaise d'imbécile, mélangée de chaud et de froid, d'insolence inconsciente et de compliments grossiers, assez de cet entrepreneur routinier, faisant dans sa détresse un coup de tête, et voulant jouer un va-tout sur notre nom, mais tout ahuri, mais tout dépaysé de ne pas rencontrer son Bouchardy, son Dennery, dans une pièce de nous; et nous trouvions vraiment ironique d'entendre cet homme, si près de sa faillite, parler de son public, ce public qui siffle au Châtelet, tout ce que cet animal de directeur «intelligent» s'échigne à lui choisir.
Au fond, dégoûtés de jamais être joués là, et par ce monsieur, nous convenions, tous les trois, d'un même accord, de présenter la pièce au visa préventif de la censure, chacun ayant la secrète espérance de rompre l'affaire par le veto désiré.
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—On ne saura jamais combien les marchands de la pensée et de l'écriture des autres, sont bêtes.
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—Les vieux politiques de ce temps, les vieux orléanistes retournés, comme R… et S… qui n'avaient vu que la cour citoyenne du roi Louis-Philippe et le profil vertueux et rèche de la reine Marie-Amélie, dans l'atmosphère sensuelle de la cour impériale, sous le charme des coquetteries de l'Impératrice, semblent galvanisés d'un dévouement érotique.
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—Le bon des douleurs insupportables, est de faire supporter les autres.
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6 septembre.—En chemin de fer, ce soir, en revenant, Victor Giraud, le fils du peintre de la Permission de dix heures, nous contait que la *** avait fait avec lui tant de manières, qu'il n'avait pas couché avec elle.
Elle ne lui parlait, tout le temps, que de son corps, de son beau corps, chanté par les poètes, et qui ne pouvait et ne devait se donner comme le corps d'une autre. Et il s'agissait de Gautier, de Saint-Victor et de l'adoration de ce dernier, qui, au théâtre, déchaussait son pied, son beau pied, et en mettait le soulier dans le creux de son gilet, et le baisait dans les entr'actes.
Cette cour avait duré trois séances, au bout desquelles elle lui faisait la proposition bizarre de lui appartenir au bout de quinze jours, mais après l'hommage et la sécurité de quinze visites, pendant lequel temps il s'engageait sur l'honneur à ne voir aucune femme, parce que, lui avouait-elle naïvement, elle avait peur d'une maladie, pour son corps, son beau corps.
Un singulier persifleur, ce fils Giraud: un bouffon sentimental, galant et un peu poitrinaire, disant aux femmes d'une voix soupirante, avec un sourire de jeune faune, des choses énormes et de terribles blagues de tendresse,—une sorte de guitarero de l'ironie de l'amour.
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7 septembre.—Tous nos voeux, toute notre ambition serait maintenant d'avoir assez de santé pour nous enterrer et nous perdre dans le travail infini, et n'en sortir que pour jouir de la contemplation amoureuse, de la jouissance, de la possession de quelque admirable objet d'art au-dessus de notre fortune, à la hauteur de notre goût.
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10 septembre.—Vallès, un homme de talent! il possède l'épithète du grand écrivain et la vie du style; il a fait deux ou trois chefs-d'oeuvre d'articles. Et puis il en reste trop au boniment de ce qu'il menace de faire.
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12 septembre.—Ce soir, nous sommes comme moulus des fièvres d'une folle nuit de jeu. Après l'achat de cette maison de près de cent mille francs, cette maison, si déraisonnable au point de vue de la raison bourgeoise devant notre petite fortune, nous offrons deux mille francs, un prix dépassant le prix d'un caprice de l'Empereur ou de Rothschild, pour un monstre japonais, un bronze fascinatoire, que je ne sais quoi nous dit que nous devons posséder.
Au fond, c'est énorme, cette masse d'émotions que nous mettons dans notre vie si plate, nous à l'apparence si froide, et si fous au dedans, et si passionnés et si amoureux. Car nous appelons amoureux, celui-là seul qui se ruine pour la passion de ce qu'il aime: femme ou chose, objets d'art animés ou inanimés.
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16 septembre.—Auteuil.
Nous ne sommes pas bien sûrs de ne pas rêver… A nous ce grand joujou de goût, ces deux salons, ce soleil dans la feuillée, ce bouquet de grands arbres, en éventail sur le ciel, ce souriant coin de terre et le vol des oiseaux qui y passent.
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17 septembre.—Oui, c'est bien à nous la maison et le jardin, mais dans cette maison,—nous qui fuyions le bruit de Paris,—il y a le bruit d'un cheval, en une écurie invisible, dans la maison de droite, et le bruit d'enfants criards et pleurards dans la maison de gauche, et le bruit du chemin de fer qui passe devant nous, grondant, sifflant, et faisant tressauter l'insomnie.
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18 septembre.—Nous campons ici sur un matelas depuis quelques jours… Eh bien! oui, nous entrons dans cet hôtel, pauvres de dix mille livres de rentes, et en ce temps-ci. Mais de tout temps nous avons été de déréglés amateurs. Lors de son droit, Edmond qui avait une pension de 1200 francs pour son entretien et ses menus plaisirs, achetait, 400 francs, le TÉLÉMAQUE sur peau de vélin, de la vente Boutourlin.
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—Le bruit, toujours le bruit. Mal à l'aise et ne pouvant dormir de toute la nuit, et ayant comme une oreille douloureuse dans le creux de l'estomac, je fabriquais, dans mon insomnie, un conte sinistre, un conte à ajouter à l'oeuvre de Poë. Un homme éternellement poursuivi par le bruit, allant des appartements qu'il loue, des maisons qu'il achète, des campagnes qu'on lui prête, des forêts où il y a comme à Fontainebleau la corne du corneur, des cellules des pyramides assourdies par la crépitation, des grillons; allant, allant toujours au silence, sans le trouver, et finissant par se tuer pour conquérir le silence du suprême repos, et ne l'obtenant pas encore:—les vers du tombeau l'empêchant de dormir.
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21 septembre.—La première plume taillée dans notre maison, l'a été, pour signer le reçu de la vasque au monstre japonais de 2000 francs, cédée par Chanton.
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26 septembre.—Le restaurateur Magny nous donnait, ce soir, ce curieux détail sur la décadence de la cuisine et du palais français. S'il n'était pas amoureux de son art, il aurait imité ses confrères, et aurait pu, depuis vingt-sept ans qu'il pratique, gagner 100000 francs sur le beurre, à raison de 4000 par an.
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30 septembre.—Quinze jours passés dans l'arrangement de cette maison, qui est la maison du restant de notre vie, dans le rêve de trouvailles pour l'orner, la parer d'art: nos yeux tout heureux de ce que son jour illumine et transfigure, en jouant sur nos dessins, nos terres cuites, nos tapisseries;—quinze jours à la parcourir du haut en bas, en y cherchant des contrastes et des harmonies sur les murs.
Une fatigue de tête qui rêvasse, mêlée délicieusement à un éreintement du corps.
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8 octobre.—Nous attendions l'omnibus au Point-du-Jour, contre le terrain de Gavarni, au-dessous de l'écriteau portant: Sept mille mètres de terrain à vendre.
La porte de la grille était entr'ouverte. Nous entrons, nous nous promenons sous le quinconce de marronniers sous lequel nous nous sommes promenés si souvent ensemble avec l'ancien propriétaire, quand un homme vient à nous, nous tendant la main, un revenant, un spectre, lui, Gavarni! Il a son air, son costume rustique, sa barbe inculte, son teint sanguin, ses yeux saillants. Il a un chapeau de paille comme lui, et peut-être le sien qu'il aura retrouvé dans le jardin—qu'il vend, lopin par lopin, pour le fils de Gavarni.
L'homme qui nous a donné cette vision d'outre-tombe, est un pauvre diable, ancien graveur sur bois, échoué là, par la misère.
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—Toute femme est, de nature, secrète et ténébreuse.
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—L'homme ne possède vraiment que dans l'état sauvage. Partout, où il y a civilisation, gouvernement, administration, impôts, mitoyenneté, expropriation, l'homme n'est plus le plein maître de sa propriété.
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—L'idéal du roman: c'est de donner avec l'art, la plus vive impression du vrai humain, quel qu'il soit.
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26 octobre.—Le vin, le haschich, l'opium, le tabac, ont été libéralement offerts à l'homme par la nature, comme les bonheurs de l'oubli de vivre, comme des poisons contre l'ennui d'être.
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29 octobre.—L'Anglais filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.
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—Le goût de la chinoiserie et de la japonaiserie, ce goût nous l'avons eu des premiers. Ce goût aujourd'hui descendu aux bourgeois, qui plus que nous l'a senti, prêché, propagé? Qui s'est passionné pour les premiers albums japonais, et a eu le courage d'en acheter?
Dans EN 18.., une description de cheminée à bibelots japonais, fit demander par Edmond Texier notre internement à Charenton, comme des fous—en fait de goût.
Mais remontons plus haut, revenons à de vieux souvenirs de famille. L'aîné de nous, dans ce temps-là, était un enfant de quatorze ans, et nous avions une vieille tante de province qui l'adorait, une grosse femme aux os légers, légers, qui faisaient, que tout énorme qu'elle était, elle ne pesait rien.
Et savez-vous la seule querelle qu'il y eut entre la grosse femme et mon frère. Pour notre tante, les Chinois n'étaient absolument qu'un peuple de paravent, et n'en ayant jamais vu que sur du papier peint, elle se figurait que ce peuple était une invention comique. Fort de ses notions de collège, mon frère s'obstinait à citer, en faveur de son peuple aimé, l'invention de la boussole, de la poudre, de l'imprimerie, etc., etc., notre tante persistant à les couvrir de son mépris: «Tiens, tes Chinois, voilà pour eux!» finit-elle par dire, un jour, sur une détonation du bon vieux temps. Notre tante était de ce temps-là.
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1er novembre.—Vivre à l'horizon de Paris, vous donne l'impression d'une espèce de planement au-dessus de la gloriole du boulevard. Le mépris vous en vient avec un sentiment de supériorité personnelle. On pense avec plus de volonté à faire des oeuvres pour soi. Il y a un recul qui remet les petites choses et les petites gens de la vie littéraire à leur place. Seulement un fond de crainte, que cette vie pacifiée et provincialisée n'émousse en vous l'aigu de la littérature.
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2 novembre.—Un roulement, deux voitures à notre porte. C'est la princesse qui tombe chez nous avec sa suite, une de ses cousines, des amis. Elle entre comme une bombe dans la salle à manger, aperçoit sur la table, au milieu des papiers de notre roman, un pot de confitures d'épicier en faïence, et un trognon de pain, prend le trognon, plonge la cuiller dans le pot entamé, et goûte bravement.
Voilà, chez la princesse, de ces aisances naturelles, rondes, familières et charmantes: «Ah! lui dis-je, si la duchesse d'Angoulême vous voyait!»
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—En descendant, ce soir, l'escalier de la princesse, Théophile Gautier, nommé bibliothécaire de Son Altesse, m'adresse cette question: «Mais au fait, dites-moi, en toute sincérité, est-ce que la princesse a une bibliothèque?—Un conseil, mon cher Gautier, faites comme si elle n'en avait pas.»
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—La femme, quand elle est un chef-d'oeuvre, est le premier des objets d'art.
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26 novembre.—A propos de l'éducation religieuse, une chose m'intrigue. Les enfants que promènent les pions ont l'aspect triste d'une bande de petits prisonniers, les enfants qui se promènent avec des abbés ou des frères ignorantins, ont l'air d'être contents, comme s'ils allaient avec de grands camarades.
—J'ai ici un jardinier bizarre, homme mélancolique et agreste, ouvrier de tous métiers, et mari souffre-douleur d'une maîtresse de piano, exerçant dans la banlieue, et riche avec cela d'une potée de progéniture. L'autre jour il mettait notre vin en bouteilles, aidé d'un gandin à l'air humilié, et rinçant les bouteilles avec un faux diamant au doigt. Il nous dit que c'est son fils, arrêté par des migraines dans une vocation de peintre en bâtiment, tourné au théâtre, jouant dans les localité riveraines de la Seine, et peut-être appelé prochainement aux Variétés.
Il nous a fourni pour tapissier un de ses amis, un long et maigre vieillard, à la tête de renard et de vieux marquis, habillé d'un antique habit de chasse en velours, et apportant ses outils dans un sac de voyage; un tapissier mystérieux et déclassé, avec de l'ombre dans sa vie, et qui paraît sortir d'un roman humanitaire de George Sand.
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—Que je voudrais donc bien dîner à Compiègne, à la table des domestiques.
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1er décembre.—Oh! les agonies comme celle de Berryer, où la famille permet à la chronique de se fourrer sous le lit. Vilaines, ces morts toutes de publicité.
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—On s'étonne de la conscience de la main-d'oeuvre dans l'art et l'industrie au XVIIIe siècle, mais n'était-ce pas le temps où Mme de Pompadour rentait un ouvrier pour la sculpture d'une chaise percée, et où le dîner de M. de Kaunitz, qui n'attendait pas les ambassadeurs, attendait un artiste?
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—En littérature, des délicatesses sont atteintes par des nerveux lymphatiques, que n'atteindront jamais les nerveux sanguins.
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—Nous étions sévères, peut-être injustes pour le talent de Mme Sand. Nous venons de lire les vingt volumes de l'HISTOIRE DE MA VIE. Au milieu du fatras d'une publication de spéculation, il y a d'admirables tableaux, des renseignements sans prix sur la formation d'une imagination d'écrivain, des portraits de caractères saisissants, des scènes merveilleusement dites, comme la mort XVIIIe siècle de sa grand'mère et son héroïsme douillet, comme la mort si parisienne de sa mère: des scènes, qui arrachent l'admiration et quelquefois les larmes.
C'est un grand document, malheureusement trop délayé, où le talent de Mme Sand, dans le vrai, l'observation juste des autres et d'elle-même, étonne et surprend.
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2 décembre.—J'ai devant moi, dans le salon de la princesse, le gros dos de Gautier, qui, assis, à la turque, les jambes croisées, se balançant sur ses deux bras, ainsi raccourci, a comme la taille d'un Triboulet nain. Il est aux pieds du fauteuil de Sacy qui lui parle par-dessus l'épaule, et dont le mépris enjoué a l'air de tomber de haut sur ce bizarre candidat romantique. Je souffrais de voir mon Théo dans cette pose… Ah! ce désir de l'Académie!… Et cela relevé de tant de grâce mélancolique et malade et de bouffonnante ironie: du Falstaff et du Mercutio mêlés.
Une toux profonde lui ébranle, de temps en temps, la poitrine, et alors la plaisanterie cruelle circule dans le salon, qu'il tousse pour entrer à l'Académie. Puis il s'est assis dans un petit fauteuil près des jupes de la princesse, sa tête s'est abaissée, ses grosses paupières pesantes sont tombées sur ses yeux, et un lourd sommeil, aux mains pendantes en avant, semble l'incliner vers une de ces morts, dont on ramasse le décédé, le nez sur le parquet. De tristes pressentiments nous viennent sur notre ami, et l'homme que tous voient sur le seuil de l'immortalité académique,—nous le voyons cloué dans son cercueil.
Un moment qu'échappé au sommeil, il se trouve à côté de Saint-Victor, le critique de la Liberté lui dit, avec la crispation lui venant, dans le salon de la princesse, à la vue de notre bande d'intimes:
—Eh bien! j'espère, tu as fait sur Ponsard un article… C'est un homme de génie maintenant.
—Oh! dit bonnement Gautier, ça a si peu d'importance… les articles…
Puis tu m'as assez lu… avec moi, il faut lire entre les lignes.
—Enfin, reprend sèchement Saint-Victor, tu as écrit la solidité des choses éternelles.
—Bah! laisse tomber Gautier, avec tout le dédain que le journaliste de l'Officiel peut avoir pour un article de journal.
En sortant, la princesse inquiète de la santé de Gautier, et qui lui a envoyé son médecin, le docteur Elloco, nous attire de la main, et nous dit à voix basse: «Il paraît que ce n'est pas la poitrine, mais le coeur!»
Et pendant qu'il nous ramène en voiture, le cher homme est attendrissant, touchant, et nous met au bord des yeux une larme, avec le comique d'un mourant à la fois pantagruélique et shakespearien: «Je vous le répète, dit-il, on est fichu, aussitôt qu'on se soigne… Me voilà dans les remèdes… Eh bien! vous voyez, ça ne va plus.»
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4 décembre.—La nuit, quand elle n'est plus la réfection de plomb de la jeunesse et de la santé, est bête comme un espace de temps inutile, vide et noir, une intermittence stupide du travail et de l'idée, une non-valeur stérile de la vie, déjà si courte pour l'activité pensante.
A un certain âge, la nuit, c'est l'ennui de ne pas être au lendemain.
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—Ce gouvernement-ci hait encore plus l'homme de lettres, que le républicain ou le socialiste.
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—Il y a dans les arts et dans les lettres, des jeunes hommes gras, à ventre, comme X… et Y… qui sont spécialement des industriels.
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—L'Histoire, à l'heure qu'il est, devient de plus en plus l'histoire naturelle de la monarchie. Des journaux de médecins jettent à la curiosité cynique de la postérité le placenta des reines, et l'on entre en le livre révélateur de notre ami Soulié, dans le vagin de Marie de Médicis, ouvert à deux battants par l'escapement de ses entrailles majestueuses, d'où roule Louis XIII, comme en une mise bas de Gargamelle, peinte par Rubens.
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—La science du romancier n'est pas de tout écrire, mais de tout choisir.
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14 décembre.—Nous avons eu aujourd'hui, à déjeuner, notre admirateur[1] Zola.
[Note 1: Voir l'article de Zola sur GERMINIE LACERTEUX, publié dans un journal de Lyon, et republié dans son volume intitulé: MES HAINES.]
C'était la première fois que nous nous rencontrions. Notre impression toute première fut de voir en lui un normalien, à l'encolure de Sarcey, dans le moment, légèrement crevard, mais en le regardant bien, le râblé jeune homme nous apparut avec des délicatesses, des modelages de fine porcelaine dans les traits de la figure, la sculpture des paupières, les curieux méplats du nez; en un mot un peu taillé en toute sa personne à la façon des vivants de ses livres, de ces êtres complexes, un peu femmes parfois en leur masculinité.
Puis un côté frappant chez lui, c'est le côté maladif, souffreteux, ultra-nerveux, vous donnant par moments la sensation pénétrante d'être aux côtés d'une mélancolique et révoltée victime d'une maladie de coeur.
En somme, un homme inquiet, anxieux, profond, compliqué, fuyant, peu lisible.
Il nous parle de la difficulté de sa vie, du désir et du besoin qu'il aurait d'un éditeur l'achetant, pour six ans, 30 000 francs, et qui lui assurerait ainsi, chaque année, 6 000 francs: le pain pour lui et sa mère, —et par là lui donnerait la faculté de faire «l'Histoire d'une famille», un roman en huit volumes. Car il voudrait faire de grandes machines, et plus de ces articles «infâmes, ignobles, crie-t-il, sur un ton qui s'indigne contre lui-même, oui, les articles que je suis obligé de faire à la Tribune, au milieu de gens dont il me faut prendre l'opinion idiote… Car il faut bien le dire, ce gouvernement avec son indifférence, son ignorance du talent, de tout ce qui se produit, rejette nos misères aux journaux de l'opposition, les seuls qui nous donnent de quoi manger… Vrai, nous n'avons absolument que cela…» Puis après un silence: «C'est que j'ai tant d'ennemis… Et c'est si dur de faire parler de soi!»
Et, de temps en temps, dans une récrimination amère, où il nous répète et se répète à lui-même qu'il n'a que vingt-huit ans, éclate vibrante, une note de volonté âcre et d'énergie rageuse.
Il finit en disant: «Oui, vous avez raison, mon roman déraille… Il ne fallait que trois personnages. Mais je suivrai votre conseil. Je ferai ma pièce comme cela… Et puis nous sommes les derniers venus, nous savons que vous êtes nos aînés, Flaubert et vous. Vous! vos ennemis eux-mêmes reconnaissent que vous avez inventé votre art; ils croient que ce n'est rien: c'est tout!»
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—Depuis que la Justice existe, il n'y a eu qu'un procès qui ait été révisé: c'est celui de Jésus-Christ.
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—Les hommes et les femmes pensaient plus vivement au XVIIIe siècle que maintenant: leur correspondance en fait foi.
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20 décembre.—Suspension absolue de la vie, ces temps-ci, dans le travail et l'idée. Nous n'existons plus matériellement que par la souffrance. Nous accomplissons inconsciemment les opérations mécaniques qui font continuer à vivre, et presque sans l'ennui de toutes les fonctions que ça nécessite. Sentiment d'une spiritualité, toute pénétrée de la satisfaction intérieure de l'absence de l'existence.
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21 décembre.—Dîner chez Sainte-Beuve, avec la princesse, Pongerville, Viollet-le-Duc, le vieux Giraud de l'Institut. Tout le dîner se passe à chercher le moyen de faire raconter par M. de Pongerville, ses deux uniques histoires: son entrevue avec Louis XVIII et son entrevue avec Millevoye,—de manière à lui gagner sa voix pour Gautier.
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22 décembre.—Aujourd'hui, à quatre heures, fini MADAME GERVAISAIS.
—Les premiers nous avons été les écrivains des nerfs.
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24 décembre.—Nous avons plaisir à retrouver Flaubert, et dans notre trio d'ours et de solitaires ensauvagés, nous soulageons nos mépris, nos indignations, sur tous les abaissements présents, les misères des caractères, la déchéance et la domesticité des lettrés, nos camarades.
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30 décembre.—Vu ce soir, rue de Courcelles, Claude Bernard, pareil à un spectre de la science.
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31 décembre.—Fini l'année avec la mémoire de l'homme que nous avons, qui nous a le mieux aimés: Gavarni,—dont nous relevons les souvenirs sur nos notes.
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ANNÉE 1869
1er janvier.—Minuit. Nous nous embrassons dans le jardin de notre maison, au clair de lune d'une année nouvelle.
Dans la journée, nous avons porté notre manuscrit (MADAME GERVAISAIS) chez Lacroix, et nous sommes allés nous inscrire chez la princesse: ç'a été tout notre Jour de l'an.
J'ai vu pour la première fois des petites gens porter dans les rues des palmiers en pot, des étrennes de plantes exotiques.
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2 janvier.—A propos de M. de Nieuwerkerke, devenu la cible et le Saint-Sébastien des petits journaux, il me semble que le gouvernement jette ses ministres et ses hauts fonctionnaires à manger à l'opposition, à l'exemple d'un Russe en traîneau, qui, poursuivi par une bande de loups toujours croissante et s'allongeant à l'infini, jette, pour les arrêter et gagner du temps, ses provisions, ses couvertures, ses bottes.
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3 janvier.—Si on écoutait ses maux, on resterait couché et on ne se lèverait qu'au jugement dernier.
—Un mot qui peint la politique présente de casse-cou et de sans lendemain: c'est le mot de Rouher à Vatry, fort effrayé de la situation. Le Richelieu du laissez-aller l'écoute, puis lui répond simplement: «Depuis quelque temps, j'étudie beaucoup un philosophe chinois, dont je mets la sagesse en pratique: c'est le philosophe Ye-men-fou.»
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5 janvier.—Dîner Magny.
Causerie du docteur Robin donnant des détails relatifs à des expériences saisissantes et de haute terreur, sur des décapités, sur des corps d'hommes sans tête, qui, au bout de quarante-cinq minutes de mort, portent la main, avec un mouvement de vivant, à leur poitrine, à l'endroit où on les pince, et beaucoup d'autres épreuves venant à l'appui d'une théorie sur l'indépendance du cerveau et du coeur.
Pas de distraction pour nous enlever à notre état malingre, au tourment de notre santé, comme ces hautes élévations de la science, ces hypothèses médicales, ces rêves dans l'inconnu de la vie, et qui nous apportent les oublis et les étourdissements que donnent aux autres les enivrements d'une fête du monde, d'un bal, d'un spectacle.
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Mercredi 6 janvier.—Je dis à la princesse que j'ai vu Sainte-Beuve, que j'ai trouvé fatigué, préoccupé, triste. Elle ne répond pas, passe devant moi, et me fait signe de la suivre dans le premier salon, le promenoir de ses causeries intimes et de ses tête-à-tête confidentiels.
Et là, elle éclate: «Sainte-Beuve, je ne le verrai plus, jamais… Il s'est conduit avec moi… lui… enfin. C'est à cause de lui que je me suis brouillée avec l'Impératrice… Et tout ce qu'il a eu par moi… Dans mon dernier séjour à Compiègne, il m'a demandé trois choses, j'en ai obtenu deux de l'Empereur… Et qu'est-ce que je lui demandais… Je ne lui demandais pas de renoncer à une conviction… je lui demandais de ne pas s'engager dans un traité avec le Temps, et de la part de Rouher,… je lui ai tout offert… Il aurait été à la Liberté avec Girardin, c'était encore possible, c'était de son monde… Mais au Temps, nos ennemis personnels… où tous les jours on nous insulte!»
Elle s'arrête, puis repart: «Oh! c'est un mauvais homme… Il y a déjà six mois, j'écrivais à Flaubert: «Je crains que Sainte-Beuve, d'ici à quelque temps, ne nous joue quelque tour…» C'est lui qui a écrit à Neftzer… il y a de son ami d'Alton-Shée dans tout cela.» Et avec une parole d'amertume sifflante: «Il m'écrivait, au Jour de l'an, que tout le confortable et le bien-être qui entouraient sa maladie, il me les devait… Non, on ne se conduit pas comme ça.»
Et elle suffoque, elle étouffe, elle se bat la gorge avec le haut de sa robe brodée, qu'elle agite à deux mains, et des larmes, qu'elle dévore, lui montent dans la voix, que l'émotion étrangle par moments.
«Enfin, je ne parle pas de la princesse! mais la femme, la femme!»—et me secouant par mes revers d'habit, comme pour m'enfoncer son indignation et m'en remuer la poitrine: «Voyons Goncourt, n'est-ce pas, c'est indigne?» Et ses yeux, pleins de la colère de son coeur, me fouillaient les yeux.
Elle fait quelques pas sur le tapis, agitant derrière elle la grande traîne de sa robe de soie blanche, et revient à moi: «La femme!… J'ai été dîner chez lui… Je me suis assise sur la chaise où avait passé Mme ***… Du reste, je lui ai dit chez lui: «Mais votre maison est une maison de coquines, un mauvais lieu, et j'y suis venue pour vous…» Oh! j'ai été dure! Je lui ai dit encore: «Qu'êtes-vous? Un vieillard impotent. Vous ne pouvez pas seulement vous servir dans vos besoins… Mais quelles ambitions pouvez-vous donc avoir encore?… Tenez j'aurais voulu que vous fussiez mort, l'année dernière, vous m'auriez laissé au moins la mémoire et le souvenir d'un ami!»
«Cette scène m'a fait un mal!» ajoute-t-elle en tressaillant[1].
[Note 1: Je dois déclarer, qu'une fois la juste colère de la princesse, dépensée dans deux ou trois sorties de ce genre avec nous et d'autres amis, la princesse oublia ses griefs contre l'ancien familier de sa maison, et ne se rappela que le charme de sa causerie, de son esprit, de sa sociabilité, et redevenue tout à fait amie de sa mémoire, quand il fut mort, défendit chaleureusement cette mémoire contre tous, contre moi-même.
Ici qu'il me soit permis de dire un mot du portrait que mon frère et moi, faisons de Sainte-Beuve. Nous n'avons obéi à aucun petit et misérable sentiment dans ce portrait, ayant bien certainement plutôt à nous louer qu'à nous plaindre du critique; nous avons été tout bonnement mordus par ce désir d'analyste, de pousser à fond la psychologie d'une individualité très complexe, ainsi qu'un naturaliste, amoureux de sa science, disséquerait et redisséquerait un animal, dont l'anatomie lui semblerait avoir été incomplètement ou mal définie par ses confrères.
Oui, je le proclame avec un certain orgueil, l'amour de la vérité,—cela qui a été l'ambition et la recherche de notre journal, n'a laissé rien filtrer de nos rancunes personnelles ou de nos ressentiments de la critique, dans la portraiture des gens que nous avons peints. C'est ainsi qu'on trouvera fort bien traités, des gens qui ont été féroces pour nous, et qu'on trouvera des laudateurs, auxquels nous ne trouvions pas de talent ou dont nous avions lieu de mépriser le caractère,—littéralement exécutés.]
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8 janvier.—Oh! le vrai, le vrai tout bête, c'est toujours plus fort que les imaginations du génie. Comparez donc le grand bourgeois de l'HISTOIRE DE MA VIE de Mme Sand, M. de Beaumont, au Gilles Lenormand des MISÉRABLES d'Hugo.
* * * * *
9 janvier.—L'hydrothérapie, l'eau froide, une terreur, une épouvante! Des réveils dans l'anxiété de cette pluie de torture qui vous fait hurler du supplice de tous vos nerfs, et danser, dans la cuvette de fer-blanc, la danse de Saint-Guy de la douche des fous. Je n'y ai pu résister que trois jours… J'en mourrais.
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11 janvier.—Brown, le peintre de chevaux, nous contait cette jolie anecdote. Il est mandé par M. Pointel, directeur chrétien d'un journal illustré de Dalloz, il est mandé pour lui faire des bois.
Pointel l'interroge sur ce qu'il fait?
—Mais des chevaux.
—Des chevaux!—Et Pointel fait fiévreusement deux tours dans son cabinet, puis revient à Brown:
—Des chevaux… Les chevaux mènent à la fille… La fille mène à la mort de la famille… Jamais de chevaux dans mon journal.
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12 janvier.—Une horrible et sinistre expression du Paris actuel, sur la fin du viveur, sur les maladies, comme celle de M. de M… On appelle ça: Il file son macaroni.
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12 janvier.—La folie de l'artiste, de l'écrivain,—voyez Meryon, Baudelaire,—les surfait, une fois morts; elle fait monter leurs oeuvres, ainsi que la guillotine fait monter l'écriture des guillotinés, dans les catalogues d'autographes…
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Mercredi 13 janvier.—La princesse après dîner a encore sur Sainte-Beuve un jaillissement: «J'étouffais, je suis sortie de chez lui, de peur de pleurer… Mais savez-vous ce qu'il m'a dit: que rien ne le forçait de donner sa démission au Sénat, et du reste que ça lui était bien égal… et que d'ailleurs son intention était bien de ne jamais servir le prince Impérial.» Puis tout à coup elle jette cette phrase: «Voyez-vous entre une femme comme moi, et un homme incomplet comme lui, il ne peut jamais exister de véritable amitié.» Mot profond qui peint l'incompatibilité des deux natures de la princesse et de l'écrivain.
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—L'eau-de-vie! un baptême comme le trouve la langue du peuple. Et n'est-ce pas le bouillon des meurt-de-faim?
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15 janvier.—Une vie sans une minute de repos. Des épreuves, des corrections, des feuilles se succédant sans trêve ni arrêt. Tout le travail forcé de la retouche immédiate. La nécessité de l'inspiration continue, pour les changements qu'il faut improviser. Des journées où l'on n'a pas un quart de son temps à soi, et on soupire après l'heure où l'on fumera un cigare, sans penser à rien. Et cela au milieu des malaises de l'un et de l'autre qui s'interrogent de l'oeil, et ont conscience de leurs mutuelles souffrances: l'un tourmenté de perpétuelles migraines, l'autre d'un perpétuel malaise d'estomac, qui en fait seulement un vivant, ou plutôt un misérable ressuscité du soir, à l'heure où l'on allume le gaz. Oh! nous aurons été les martyrs du livre,—nous toujours, malgré la maladie, sur la brèche du travail et de la pensée.
* * * * *
20 janvier.—La princesse revient sur Sainte-Beuve: «Encore si c'était un homme de coup de tête, de résolution extrême!… Mais non, ç'a été toujours un homme entre le zist et le zest… N'est-ce pas, Sainte-Beuve c'est bien cela… Eh bien! voulez-vous que je vous dise… Quand l'Empereur a accordé les libertés, il y était opposé comme un beau diable… Il ne s'est plus senti entre deux gendarmes… il ne s'est plus senti protégé… et, de peur, il a passé de l'autre côté, pour plus de sûreté!»
* * * * *
—Sur le quai. Entre les deux Hôtel-Dieu qui vous enserrent le coeur, serré que vous êtes entre ce long parallélisme de la souffrance humaine, on se prend à penser à ce Dieu de bonté, qu'on dit là, au-dessus. Allons donc! comment ferait-il pour être plus mauvais?
* * * * *
—Touchée de nos procédés gentilshommes, lors de la vente de sa maison, Mme de Tourbet a tourmenté Flaubert pour nous amener dîner chez elle. Un appartement riche et banal ressemblant à ces appartements meublés, qu'on loue aux provinciaux pour le mariage d'une fille riche. Un vrai carnaval d'invités… Paradol, Flaubert, Gautier, Girardin, lugubre et cassé, avec sa tête de mort et sa mèche posée comme un accroche-coeur sur un crâne. La maîtresse de maison pleine de grâce coquette, mais un peu trop préoccupée de faire de son appartement un petit hôtel Rambouillet du XIXe siècle. On joue à de petits jeux d'esprit innocents et érotiques. Mme de Tourbet jette aux convives le mot malthusianisme et en demande la définition à la ronde; et chacun, le couteau de l'improvisation sous la gorge, dit à peu près une saleté ou une bêtise…
* * * * *
31 janvier.—Dans le monde. Toujours les mêmes passants, les mêmes allants, les mêmes venants, les mêmes poignées de main, les mêmes politesses et saluts mécaniques, et la même impression d'indifférence, de sécheresse et de détachement dans tous ces salamalecs convenus, souriants et mornes. Un tel oubli et une telle absence, qu'on se dit deux fois: «Bonjour,» sans se souvenir de la première. Derrière l'amabilité figée des figures, tous ces figurants du monde enfoncés dans l'absorption égoïste de leur moi, qu'ils dissimulent sous le badinage vague du bout des lèvres et des paroles vides, et l'on sort de là, le coeur froid, comme si on avait passé la soirée au milieu de vivants de glace.
* * * * *
2 février.—Nous l'avouons, un peu d'orgueil nous envahit à lire les premières feuilles tirées de MADAME GERVAISAIS.
* * * * *
—La République, ce mensonge de la fraternité universelle des hommes, est la plus anti-naturelle des utopies. L'homme n'est fait que pour aimer l'être qu'il connaît, qu'il approche ou qu'il possède.
* * * * *
—Je lis qu'en ce moment tous les arbres de Paris sont en train de mourir. Voici bien des oïdiums depuis quelques années. La vieille nature s'en va. Elle quitte notre terre empoisonnée de civilisation, et le temps est peut-être proche, où le décor naturel sera contrefaçonné par l'industrie, et où les capitales modernes, les monstrueuses accumulations d'humanités, n'auront plus pour ombre et pour verdure, que le fer-blanc découpé et peint des palmiers de la Samaritaine.
* * * * *
—Mme de Païva, l'insolente figure de la Fortuna muliebris.
* * * * *
—Rien de bon, avec une maîtresse, comme des rapports simplement charnels, mêlés à une véritable amitié de camarade.
* * * * *
—L'homme a l'habitude de parler, comme à des personnes, aux bêtes et à
Dieu.
* * * * *
—5 février.—Minuit. Correction des dernières épreuves de MADAME GERVAISAIS. Et nous pensons aux secrets de la naissance et de la formation de ce vrai enfant de vous-même, une création de la pensée, véritablement pareille, en son miracle et son mystère, à la création de la vie d'un être.
Peut-être traitera-t-on de pure imagination cette mort de femme, en passant le seuil de la chambre du pape, et cependant c'est la vérité à bien peu de chose près. La femme, la parente, dont nous avons fait la monographie dans ce roman, est morte comme nous la faisons mourir, en s'habillant pour se rendre à son audience,—et nous n'avons fait que reculer sa mort de deux heures.
Nous relisons le morceau de la phtisie, ce morceau qui ne serait pas, si nous ne l'avions pas écrit, fixé et animé, ce morceau sorti du dessert de Magny, échappé, sur nos interrogations, au cerveau tout à la fois nuageux et plein d'éclairs, et à la langue brouillée de Robin. Car cela, à quoi nous avons donné la netteté et le caractère, ne serait jamais sorti du savant, frappé du style et de l'osé de notre plume,—car il aurait eu, devant le papier, les timidités baveuses et les corrections un peu intimidées, qu'il nous a envoyées, en marge de nos épreuves.
Bizarres racines! Fécondation singulière de ce livre. Souvenir de fange d'où l'on peut faire sortir du sublime! On ne devinerait pas que le mot de la fin vient d'une horrible histoire, qui nous était restée dans l'oreille de l'esprit, d'un refrain ordurier d'une petite rouleuse, qui rentrant au matin, après avoir fait la retape toute la nuit, criait, à travers la porte, à sa mère qui ne lui ouvrait pas: «M'man, m'man, ouvre-moi!» et à la fin, impatientée, jetait: «Ah! que c'est m…!» C'est ce qu'on peut appeler une perle ramassée dans du fumier.
* * * * *
7 février.—Ironie des choses et du gâchis de ce temps, où tout semble à contresens. Il arrive que nous, qui avons à nous plaindre, plus que personne, de ce régime (procès en police correctionnelle ou nous avons été assis entre les gendarmes, procès à propos de notre nom, que l'Empereur autorisait un monsieur, qui n'était pas de notre famille, à porter, etc.), nous, qui avons toutes les haines de purs lettrés pour ce gouvernement, ennemi et envieux des lettres, et nous qui n'avons, dans cette pétaudière d'un Empire ramolli, d'autre amitié que l'amitié de la princesse, et encore une amitié en dispute et en lutte sur toute idée et toute chose, c'est nous, dont on veut tuer près du public le talent avec la calomnie du mot «courtisans», et d'où cela part-il?… Donc sur la demande que M. Galichon nous faisait adresser, si nous restions ses collaborateurs, après son manifeste contre Nieuwerkerke, ce manifeste enragé et naïf, qui date l'indépendance de sa feuille d'art, à l'heure où le surintendant lui retire sa subvention, nous lui avons fait la réponse suivante:
«Monsieur, nous vous remercions d'avoir fait assez d'estime de nous, pour croire que nous ne resterions pas à la Gazette, après l'article que vous avez signé hier.
Les deux romans, que nous avons publiés en feuilletons, ont paru dans des journaux de l'opposition. Les seuls liens que nous ayons avec ce gouvernement sont loin d'être des liens de reconnaissance, ils ne sont que quelques amitiés avec des personnes, amitiés désintéressées et venues d'elles-mêmes à nous, et que nous trouverions lâche d'abandonner, en ce moment.
C'est vous dire, Monsieur, que devant le numéro de votre journal annonçant une feuille spéciale d'hostilités contre ces personnes et ces amitiés, nous venons vous faire prier de remettre notre article de Moreau à M. Lecuir à la Librairie Internationale.»
Parbleu! il y a des fautes à reprocher à Nieuwerkerke, mais vraiment quel est le fond de toutes ces attaques? L'amour passionné des tableaux qu'on réclame! Mais est-ce que de tous les journalistes qui réclament, un seul sait seulement la place d'un seul tableau du Louvre? Non c'est toujours, et dans ce moment-ci, en un accès furieux, l'envie, toute pure et toute brute, contre un monsieur, qui est comte, qui est bel homme, qui a une grande place et de gros émoluments.
* * * * *
10 février.—Nous venons de manquer d'être tués ensemble. Nous allions à notre dîner du mercredi chez la princesse. Un cocher ivre, que nous prenons à Auteuil, nous jette, bride abattue, dans la roue d'un camion, quai de Passy, et le choc est tel que Edmond, jeté dans la glace devant lui, la casse avec sa figure. Il en ressort… nous nous regardons… un regard mutuel et profond, où chacun tâte l'autre… Du sang plein la figure, plein l'oeil. Nous descendons de voiture. Je l'examine de près, la vitre a coupé la paupière supérieure et inférieure de l'oeil droit. Je ne vois que cela. Edmond, qui a des éblouissements causés par le sang, ne me dit pas ce qu'il craint: d'avoir l'oeil crevé.
Du quai, nous montons à Passy, moi le soutenant sous le bras, lui marchant le mouchoir rougi sur la figure, comme un accident ensanglanté qui passe. Et jusqu'au débarbouillage chez le pharmacien, angoisse, émotion, pendant des secondes qui paraissent éternelles. Un miracle! l'oeil n'a rien.
Nous allons au télégraphe pour envoyer une dépêche, rue de Courcelles, et il me dit cette chose bizarre, c'est qu'un moment avant le choc, il avait eu le pressentiment de l'accident; seulement, par une transposition de vue fraternelle, c'était moi qu'il avait vu blessé, et blessé à l'oeil.
* * * * *
12 février.—Oh! la bonne émotion de couper son livre vierge, et dans la moite fraîcheur du brochage encore mouillé!
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Lundi 16 février.—Nous étions accoudés à la barrière, d'où l'on plonge dans le jardin en contrebas de Gavarni. Une main sur notre épaule. C'est le bohème, gardien marron des sept mille mètres de terrain à vendre. Tout le jardin abandonné, inculte, ruineux, le lierre s'étalant sur la bosse des anciens mouvements de terrain, et le pittoresque des ravages de la nature et de la plante parasite!
Nous promenant à travers ce fouillis de nature, le bohème nous mène, tout en bas du jardin, à la ligne des beaux arbres qui le finissaient dans leur grande ombre… Ici sera une guinguette, un bouchon pour les dimanches et les lundis des parties de campagne, et où la canaille, abhorrée de Gavarni, viendra sous le portique toujours vert, où il promenait sa haute rêverie, arroser de bleu des tripes à la mode de Caen, dans des berceaux qu'arrondit devant nous, un marchand de vin basque.
Curieux invalide, que ce bohème, cet ancien graveur sur bois, goutteux et presque aveugle, espèce de philosophe agreste et crapuleux, sorte de Thomas Vireloque, laissé en sentinelle là, par l'oeuvre de Gavarni, faisant sa compagnie de deux terriers féroces dont il appelle l'un: le Comique, et encore d'un duc remisant, le jour, dans le trou noir de la Glacière, où frissonne, sous le plâtre tout écaillé, la Frileuse de Houdon.
Et rondissant le dos au soleil, tout en gouaillant et en lâchant des blagues amères, le bohème nous mène au cimetière d'Auteuil, où l'on vient de poser la pierre de granit de Gavarni. Une simple pierre portant son nom et deux dates, sa naissance et sa mort.
Nous ne nous savions pas si voisins de lui dans la séparation éternelle!
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—Personne n'a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se compose du mélange bizarre et presque unique qui fait de nous à la fois des physiologistes et des poètes.
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Lundi 16 février.—Maria nous entretenait d'une particularité de la peau de son pays, de la peau de la femme de Brie, cette peau de blonde de Paris, devenant sous le soleil et le hâle des champs, plus noire, plus tannée que la peau paysanne du plus extrême Midi. Elle nous parlait de l'extrême délicatesse de la sienne, qui est en effet fine comme un papier de soie, et qui laisse apercevoir, sous un microscope, la circulation du sang: une peau si sensible que deux journées à Marseille avaient rendu la femme presque méconnaissable, une peau qui prend dans l'ombre d'une chambre ou le séjour au lit, pendant une semaine, la blancheur du lilas poussant dans une cave.
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Mercredi 17 février.—Il tombe ici un médecin que j'avais demandé à Phillips. Il me tâte, il me retourne, il m'ausculte, il me fait sonner le corps et la place de mes maux, y retrouvant l'arriéré de vingt années anti-hygiéniques de vie littéraire. Une angoisse pour tous les deux, une journée de tressaillements inquiets.
Le soir, nous espérions, pour nous remettre, nous rasséréner, nous fortifier dans le découragement de la santé et la lassitude de l'effort à vivre, quelques paroles aimables, quelques banalités complimenteuses qui pansent les hommes de lettres. Non, on ne trouve qu'à nous dire, sur un ton assez sec, que notre livre est assez bien fabriqué, et on me donne à couper un livre de poésie, d'un anonyme provincial, M. O. Justice, qui a collé, en tête de ses vers de mirliton, une photographie, où il ressemble à un jeune coiffeur de chef-lieu d'arrondissement.
Des autres, rien du tout. Taine arrive, commence par nous reprocher des mots, qui ne se disent pas, qui ne se trouvent pas dans le dictionnaire.—Lequel? Le vôtre?—nous accorde quelques descriptions faites avec les nerfs assez bien, et finit en nous disant que la fin n'a pas d'intérêt pour lui, parce qu'il a lu Sainte Thérèse.
L'auteur du VOYAGE EN ITALIE nous dit cela, d'un ton aigre, nerveux, saccadé, et avec un peu plus de bile qu'à l'ordinaire dans le teint. Voilà notre seul succès. Il faut avouer que notre livre n'est guère gâté jusqu'à présent.
Du reste je ne sais quel mauvais vent de contradiction soufflait, ce soir, dans la causerie et les paroles du salon.
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19 février.—Nous allons voir Sainte-Beuve. Nous le trouvons triste de son état, triste de la politique, triste de l'état de la littérature. Il nous dit les hontes de l'Académie abaissée, le tripotage des voix et des coteries, les manigances de Guizot. Il nous conte ce dialogue entre la duchesse de Galliera et Lebrun, que Lebrun répétait avec une indignation et une amertume de vieux lettré.
—Eh bien, monsieur Lebrun, disait la grande dame, au moment où il entrait dans son salon, le premier fauteuil est donné… Oui, à M. d'Haussonville… C'est une chose faite.
—J'ignorais, faisait l'académicien en s'inclinant.
—Pour le second, ce sera sans doute M. de Champagny.
—Ah!
—Et quant au troisième, probablement M. Barbier.
Et la mélancolie de l'heure de cinq heures, du jour s'éteignant, de la menace de l'isolement de sa soirée, amenait aux lèvres de Sainte-Beuve une plainte, à voix basse, sur toutes les privations dont il souffrait, sur l'impossibilité du déplacement qui vous mêle à vos semblables, à la société, impossibilité qui vous désintéresse de l'action et du monde.
Il nous retraçait, comme dans une causerie, tisonnant devant un feu mort, ces jours succédant aux jours, et où il s'éveillait encore le matin avec un peu d'illusion, puis, dans le milieu du jour, encore un rien intéressé par le travail, par quelques restes de fidélités d'amis, et après, plus rien… «Ah! l'existence, voyez-vous cette existence-là, non… la vie pour moi n'est plus qu'un mur nu… il y faut des tentures, des agréments…» et son petit geste dessinait dans le vide, des regrets de choses.
La nuit tombait doucement, et la parole du vieillard devenait, de plus en plus, une parole de clair-obscur, une parole s'approchant du grand silence.
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—Ce soir, le petit cousin donne, pour la pousse de ses moustaches, ce qu'on appelle une petite fête, chez Voisin. Deux énormes bouquets de violettes sur la cheminée. Donc deux dames qui arrivent bientôt. C'est la***, une de ces hétaïres à huit ressorts, à cinq chevaux dans l'écurie, à maison montée, de ces filles entretenues à trois cent mille francs par an, et qui ont toujours besoin de cinq louis: une blonde Alsacienne au grain de beauté sur la plus blanche poitrine du monde, décolletée en carré. Elle est accompagnée d'une Wurtembergeoise à rougeurs, et à baragouin des banquiers allemands de Balzac, une procureuse, ayant la spécialité de fournir des religieuses en imitation à un Crésus de la banque juive;—enfin une sous-Guimond, une boutique des secrets, des scandales, des horreurs de Paris, une de ces créatures profondes et bredouillantes, que le Rhin nous envoie armées de toutes les ruses et de tous les dessous d'un Metternich en jupon…
Entre ces très jeunes gens, le plaisir est bruyant, brutal. Dans l'ivresse on se cogne, on se tape, on se poursuit dans les chambres du haut, et à la fin ça tourne à la chiade de collège… si bien qu'à la note de 400 francs du dîner, vient s'ajouter 75 centimes d'arnica pour la Wurtembergoise, qui en se sauvant s'est fait, au coccyx, un noir contre une porte.
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22 février.—Depuis que notre livre est paru, pas une lettre, pas un mot, pas un compliment même banal d'un quelconque;—sauf une bonne poignée de main et un speach éloquent de Flaubert. Une profonde tristesse de cette ligue du silence.
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—Un curieux mot de mère pieuse, de femme honnête à son gendre, lent à arriver à l'acte du mariage, mot que ne trouverait jamais une femme qui ne serait pas pieuse et pas honnête: «Mon cher Henry, c'est à vous à éveiller les petits sens de votre femme!»
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Mardi 2 mars.—Nous allons, avant Magny, chez Sainte-Beuve. Il descend de la chambre, où il est en train de se sonder, et il commence à nous parler de notre roman, qu'il s'est faire lire dans l'intervalle de son travail,—comme un homme qui en a à dire long. C'est d'abord une espèce de patelinage, et des mots qui ressemblent à la caresse d'une patte de chat qui va sortir ses griffes, et les égratignures ne tardent pas. Cela arrive menu, menu, à petits coups. Il nous dit donc: que nous voulons, qu'en tout nous voulons trop, que nous allons toujours à l'excès, poussant et forçant nos qualités, qu'il ne nie pas que nos morceaux, avec la voix d'un très bon lecteur, peuvent être un agrément dans un certain décor…«Mais les livres sont faits pour être lus… fait-il, d'une voix grinchue, et lus par tous!… Mon Dieu, on les donnera peut-être plus tard comme des morceaux de style dans les excerpta, mais moi, je ne sais pas, ce n'est plus de la littérature, c'est de la musique, c'est de la peinture… Vous voulez rendre des choses!…» Et il s'anime: «Tenez, Rousseau… Eh bien, il avait déjà trouvé un procédé exagéré… Est venu après lui Bernardin de Saint-Pierre, qui l'a poussé plus loin… Chateaubriand, Dieu sait… Hugo!» et il fait la grimace qu'il fait toujours à ce nom-là: «Enfin Gautier et Saint-Victor… Eh bien! vous, c'est encore autre chose que vous voulez… C'est du mouvement dans la couleur, comme vous dites… C'est l'âme des choses… C'est impossible… Je ne sais pas, moi, comme on prendra cela plus tard, et où on ira!… Mais, dans le moment, il faut vous atténuer, vous amortir… Tenez, votre description du pape tout en blanc, tout au fond… Eh bien! non, non…»
Et soudain entrant en colère: «Neutralteinte, qu'est-ce que c'est que ce neutralteinte?… ce n'est pas dans le dictionnaire… C'est une expression de peintre, ça… Tout le monde n'est pas peintre… C'est comme un ciel de couleur rose thé, rose thé… Qu'est-ce que c'est, une rose thé…» Et il répète une ou deux fois: «Rose thé,» ajoutant: «Il n'y a que la rose, ça n'a pas de sens!»
—Et cependant, monsieur Sainte-Beuve, si j'ai voulu exprimer que le ciel était jaune de la nuance jaune rosée d'une rose thé, d'une gloire de Dijon par exemple, et n'était pas du tout du rosé de la nuance de la rose ordinaire?
—En art il faut réussir, continue Sainte-Beuve, sans écouter… Oui, il faut réussir… Je voudrais que vous réussissiez… Là, une suspension, avec quelques paroles ravalées, qui nous font soupçonner que le livre n'a pas eu de succès dans son entourage, qu'il a peut-être ennuyé la manchote.
Et il se met à nous prêcher d'écrire pour le public, de descendre nos oeuvres à l'intelligence de tous, nous reprochant presque notre effort, l'ambition de notre conscience littéraire, le travail de nos livres, pour ainsi dire, sués de notre sang, enfin la passion, que nous mettons à nous satisfaire. Vils conseils d'un courtisan de tous succès et de toute popularité.
Et comme nous lui déclarons fièrement qu'il n'y a pour nous qu'un public, non celui du moment, mais celui de l'avenir, il nous dit avec un haussement d'épaules: «Est-ce qu'il y a un avenir, une postérité?… Vous vous figurez ça, vous!» blasphème le journaliste qui, à chaque article, touche le viager de sa courte gloire, et ne la veut pas plus longue pour les autres, non récompensés de leur vivant,—pas plus que pour les livres méconnus qui espèrent leur paye de la postérité.
Il gronde, il grogne, il argutie, avec cet agacement de nerfs, que tous ceux qui le connaissent, lui ont toujours vu pour une oeuvre un peu haute, l'espèce de petite colère qui le congestionne dans la discussion, et encore avec la mauvaise foi féminine qui le caractérise. Au fond, il est pris d'une inquiétude jalouse de l'acceptation de l'oeuvre par le public présent ou futur, et alors il mêle les coups de boutoir aux reproches aigus, et sort de ses habitudes de politesse… Puis tout à coup, dans ses paroles, nous sentons percer la visite d'un ami qui ne nous aime pas. Sainte-Beuve nous reproche durement d'avoir fait lire, à notre héroïne, Kant, qui de son temps n'était pas traduit, nous jetant: «Alors quelle foi voulez-vous qu'on ait à votre étude?» Et il nous répète plusieurs fois cette grosse erreur de notre livre, en en grossissant, de plus en plus, la faute.
Nous avons eu pitié de l'ignorance du grand critique, avec lequel sans doute nous nous serions fâchés, si nous lui avions dit que, de 1796 à 1830, il y avait eu à peu près une dizaine de traductions en français de divers livres de Kant.
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3 mars.—La princesse est aujourd'hui toute charmante, avec des moments comme attendris du plaisir de vous revoir, et en belle veine de causerie. Viollet-le-Duc parle de Mérimée très malade. Il meurt d'une maladie de coeur, et son ami prétend, à l'encontre du jugement de tous, que cette maladie vient de la sensibilité rentrée de l'écrivain, qui était très tendre, sous le masque de l'égoïsme et du cynisme. Il appartenait à cette génération de poseurs et d'hommes, faisant les forts, à la génération de Beyle, de Jacquemont partant pour l'Inde et quittant ses parents avec la légèreté d'adieux d'un départ pour Saint-Cloud.
Une des plus tristes fins du monde, au reste, que la fin de ce comédien de l'insensibilité, claquemuré entre deux vieilles governess, lui rognant le boire et le manger.
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—Hélas! on ne peut être partout, et suffire à tout, les horizons de nos projets de travail sont si grands et si étendus en tous les sens! Quelles belles études à faire sur ces trois écrivains de la Révolution, connus seulement de nous: Suleau le journaliste de 1791, Chassagnon, le fou de Lyon, le Saint-Jean à Pathmos de la Terreur, et ce Juvénal en prose du Directoire, Richer-Serizy!
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10 mars.—Nous sommes dans la nouvelle salle de la cour d'assises. Des dorures, des tableaux, un plafond reluisant. Partout du confortable et du luxe joyeux et criard. Là les heures d'anxiété sont maintenant sonnées par une pendule d'or… Regardant cela, nous pensions à la Cour d'assises de l'avenir, dont les boiseries seront en bois de rose, les panneaux en pékin peint d'un ton riant, et où il y aura une vitrine de petits saxes, que les gendarmes montreront aux accusés, pendant les suspensions d'audience.
C'est un détournement de mineure, même de deux mineures. Au-dessous du Christ, là-bas au fond, le président, à la voix d'un vieux père noble édenté, dans le silence d'émotion de la salle, ânonne une lettre d'amour, dont il souligne chaque mot pour les jurés, avec une malignité de vieux juge, une sorte de bégayement sinistre, particulier aux gens de justice.
Au banc, entre les gendarmes, quelque chose comme un paquet lamentable, et qui devient, quand le président lui dit de se lever, une petite vieille épouvantante. C'est une pensionnaire des Incurables, chargée de 80 ans, dont on ne voit sous sa capuce noire et son abat-jour qu'un nez camard et un peu de peau blême. On ne rêverait pas autrement la Mort-maquerelle!
L'accusé principal est calme, et d'un sang-froid sec; seulement son visage, à mesure que s'engage le débat, et qu'il ferraille, sans repos et debout, contre le long interrogatoire du président, son visage semble maigrir et se creuser sous le tiraillement des nerfs. A la déposition des témoins, il a des inquiétudes des yeux animales, des mordillements de moustaches, des crispations de coins de lèvres qui lui tournent un moment la bouche de côté, comme dans un plâtre de guillotiné.
Que c'est donc beau la vraie émotion et le poignant de la réalité d'une sincère douleur! Il y a un imbécile de père qui dépose d'une voix lente et basse, avec des silences réfléchissants et vides, où il polit machinalement de son gant, la barre du tribunal, qui dépose avec des absences d'une mémoire qui semble avoir sombré dans le chagrin, avec des arrêts de la voix, pendant lesquels l'homme se passe lentement la main sur la figure et devant les yeux, pour en chasser quelque chose, avec des «ah!» qui sont comme des réveils en sursaut, à un coup qu'on lui frapperait au coeur.
Oh! comme ce père, en parlant de ses deux filles, a dit, sans se savoir sublime: «Oui, déshonorées… je les aimerais mieux mortes!»
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—Nous, torturés de malaises continus, douloureux, presque mortels au travail et à la production spirituelle, nous ferions volontiers ce pacte avec Dieu: ne nous laisser qu'un cerveau pour créer, nos yeux pour voir, et une main avec une plume au bout, et prendre tout le reste de nos sens et les misères de nos corps, pour que nous ne jouissions plus en ce monde que de l'étude de l'humanité et de l'amour de notre art.
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6 mars.—Jours de tristesse et de découragement, où l'on se couche dans la journée, pour la vivre moins longue.
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Il est rare que les faiseurs de l'opinion en art et en littérature ne subissent pas la tyrannie des imbéciles: les guides du goût public en sont généralement les domestiques.
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—Tous les systèmes, toutes les religions, toutes les idées sociales se sont produits ici-bas. Comment ne s'est-il pas formé, à aucune époque de l'histoire, à aucune place de la terre, une secte de sages pour laisser mourir la vie devant la férocité de ses maux? Comment n'a-t-elle pas été déjà prêchée cette fin de l'humanité, non seulement par l'abstention et la procréation, mais encore pour les plus pressés, par la recherche et l'invention du plus doux suicide, par l'institution d'écoles publiques de chimie, où serait enseignée une combinaison de gaz exhilarant, qui ferait un éclat de rire du passage du être au non-être?
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14 mars.—Un grand symptôme de ce temps-ci. L'entente du gouvernement et de l'opinion publique pour l'exil des morts à 30 kilomètres de Paris, pour l'expropriation de la tombe qui croyait à sa perpétuité, pour le dépotage et le rempotage des débris aimés de vos parents, dont le lacet des chemins de fer fera trembler le sommeil des os, sous les tunnels infinis… Que les journalistes sans concession de famille ne s'en émeuvent pas: c'est naturel; mais que les autres qui ne sont pas journalistes, donnent secrètement la main aux utilitaires qui veulent faire de la dépouille humaine et des entrailles d'un cimetière, une usine de noir animal, ça m'indigne.
Ces pensées nous venaient dans un petit cimetière, caché dans un bouquet d'arbres, et découvert par nous dans le bois de Boulogne, un cimetière fermé, muré, scellé d'un cadenas fermant une grille rouillée, dont les barreaux laissent voir un coin de terre oublié qui semble promettre à ses morts la perpétuité du repos de la tombe, sous les branches de ses rosiers vagabonds.
20 mars.—Estimés et haïs: voilà notre lot ici-bas.
—Nous nous rendons bien compte aujourd'hui que dans un caractère, dans un type, dans un personnage de roman, il faut un alliage de faux pour le faire accepter de la sympathie du public.
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22 mars.—Nous allons chez Sainte-Beuve qui, en dépit de son peu de goût pour notre roman, est disposé à lui consacrer un article critique. Et pendant une heure, il nous tient sous une espèce de sermon rabâcheur et aigre, tournant, par moments, à des accès d'une colère en enfance.
Au bout d'une heure de gronderie à propos de tout le livre, il nous accuse d'avoir dénaturé le sens de l'IMITATION, ce doux livre d'amour et de mélancolie, et envoyant Troubat chercher son exemplaire, il nous le montre pareil à un herbier, plein de fleurs sèches et d'annotations en marge, et il se met, se tournant vers le jour qui tombe, à en nasiller le latin, qu'il épelle avec une voix subitement changée, une voix prêtreuse, et il ferme le livre sur cette phrase: «Oh! il y a un amour là dedans… on en a un sirop pour toute sa vie!»
Et nous, en nous-mêmes, nous étions en train de rire, pensant, que peut-être l'évêque du diocèse des athées allait prendre contre notre livre la défense de la religion.
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—Les femmes affectionnent le malheur: celui des autres et même le leur, et tout ça pour le dramatique du malheur.
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26 mars. Vendredi saint.—Une singulière habitude de manger maigre, le jour où on a mis en croix l'homme apocryphe des Écritures, quand on mange gras, le jour où est morte votre mère.
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28 mars.—Deux yeux de reptile et de pierre précieuse, des regards dardés du coin de l'oeil, un cou et une taille ayant des ondulations serpentines, un charme, en tout elle, fascinant et épeurant, avec un visage sans âge, et qui semble celui d'une fée inquiétante, et qu'on verrait jeune et vieille à la fois. C'est Mme ***…
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30 mars.—Un temps de pluie, des jours de vie vague, où la réalité de l'existence est comme noyée, délavée dans la liquidité des heures.
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1er avril.—En omnibus, à côté d'une jeune paysanne, d'une petite boulotte en bonnet blanc, qui semble aujourd'hui arriver à Paris, pour entrer en service. Elle a beau essayer de prendre des poses tranquilles, de croiser ses bras dans l'immobilité, impossible de tenir en place. On dirait qu'elle a, dans ce grand et écrasant Paris, une espèce de gêne remuante, une inquiétude timide et agitée, qui la fait se jeter, à tout moment, à la vitre, qu'elle a derrière la tête. Comme une chèvre qui se frotte à du bois, ou comme si elle avait encore dans sa chemise des puces de son pays, elle ne cesse de remonter contre le dossier de la voiture, ses reins déjà mous et lascifs, et tout prêts à se plier à l'avachissement d'une traînée de la grande ville.
Distraite, tantôt soucieuse, tantôt effarée, elle se mordille un ongle, se marmotte tout bas des choses, longuement bâille de fatigue.
—Les gens de l'opposition, quand on les condamne à un peu de martyre, sont étonnés à la façon des gamins qui sonnent le soir aux sonnettes des maisons, et d'une desquelles, soudain, jaillit un concierge, qui leur allonge un rien les oreilles.
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3 avril.—Cour d'assises. Affaire Firon. Assassinat de la rue Monthabor.
En entrant, nous avons devant nous le profil perdu de l'accusé, à la pommette saillante qui fait une ombre sur sa joue. Il répond à l'interrogatoire avec un balancement perpétuel, les mains croisées derrière le dos, à croire qu'elles sont liées,—et comme si l'homme était déjà bouclé pour la guillotine.
A la représentation du couteau de cuisine qui a servi à tuer la femme, une expression indéfinissable d'un oeil qui se voile sous des cils d'albinos: expression sournoise d'un regard clignotant qui regarde, sans vouloir voir.
Quand le président lui dit de raconter la scène du crime, il passe la main sur son front, une rougeur colore, un instant, son visage terne et gris, et après quelques mouvements nerveux d'épaules, il crache par terre, s'essuie les lèvres avec son mouchoir, puis commence par des mots ânonnants, se repasse encore la main sur la figure, et rouvre une bouche où, sous l'émotion, sa voix s'étrangle… Puis soudain il se met à raconter, et comme si, au récit de l'assassinat, sa fièvre homicide le reprenait, il répète dans le vide la mimique de son crime, d'un geste en avant terrible et superbe! «Elle n'est pas tombée, dit-il, quand je l'ai frappée… je l'ai retenue!»
Pendant les dépositions, il ne laisse voir de lui, baissé derrière la barrière, que le bout de ses doigts sur son front et dans ses cheveux. Un moment seulement, à l'interrogation du président, lui disant: «Vous avez joué le soir, suivant un témoin, avec une chance incroyable?—Oui, avec une chance incroyable,» répète-t-il sur un ton singulier, et comme s'il lui semblait que le crime fût un porte-bonheur pour le jeu.
L'une des dépositions tombe dans le silence ému de l'auditoire, celle de sa maîtresse, une pauvre et laide actrice du théâtre des Batignolles, toute maigriotte dans sa petite robe noire des répétitions, élevant pour le serment une main rouge d'engelures, et parlant avec une voix modeste et brave, et confessant tout haut son amour pour l'homme qui est entre les gendarmes,—misérable cabotine, grandie de la grandeur que les douleurs de la femme prennent sur ce théâtre tragique.
… Le procureur impérial prononce son réquisitoire où commence à apparaître le mot «expiation suprême». Et maintenant dans les oreilles du vivant, le mot la mort, sa mort, ça va être l'effet et la fin de toutes les phrases de l'avocat général faisant son métier, de toutes les phrases de son défenseur s'efforçant d'agir dramatiquement sur la pitié du jury. Heures longues, où l'accusé retient sa tête entre ses deux mains, comme s'il la sentait moins solide sur ses épaules, et, pour ainsi dire, vacillante entre cette dispute qui s'en fait entre la Justice et la Défense.
L'avocat, c'était Lachaud, l'innocenteur patenté des assassins, un acteur de bas drame, apportant à son client une fausse émotion, une fausse sensibilité, une déclamation gesticulante et ambulatoire.
Le jour tombe, et le résumé du président sort de sa bouche édentée, comme d'un trou noir. La cour se retire, le jury entre en délibération.
Le public envahit le prétoire. La table des pièces à conviction est à demi cachée par le dos des curieux et le dos des municipaux coupés de buffletteries, penchés dessus. On dénoue la chemise ensanglantée, on fait rentrer le couteau dans le trou du linge raide, on mesure la largeur du coup de la mort, là où il a été donné.
Enfin la terrible sonnette du jury, et par la porte ouverte, sur la paroi de l'escalier éclairé par lequel descendent les jurés, leurs ombres les annoncent et les précèdent d'une façon saisissante, presque fantastique. Ils prennent place, pendant que derrière le banc de l'accusé apparaît un officier de gendarmerie en tricorne. Les lampes allumées mettent des lumières étroites sur la table du tribunal, les papiers, le code, un peu de rougeoiement au plafond. Aux fenêtres pâlit l'azur blême d'un commencement de nuit.
La figure bourgeoise des jurés a pris une espèce de sévérité de grands juges. Un recueillement, un silence presque religieux… Le président du jury, qui se trouve être le vieux Giraud, le peintre de la princesse, se lève avec sa barbe blanche, déplie un papier,—et d'une voix qui se voile d'un enrouement subit,—lit la déclaration du jury, qui est oui,—et Giraud s'est rassis.
Alors, un moment, c'est une suspension de respiration qui retient tous les souffles, puis, la mort, cela court, dans un murmure tout bas, sur toutes les lèvres… Dans la surprise sinistre et inattendue de ce «oui» sans circonstances atténuantes, il semble qu'il passe le froid d'une grande terreur, et l'immense frisson de tout le coeur d'une foule, remontant au tribunal, donne à ces froids exécuteurs de la Loi, le contre-coup de l'émoi humain du public.
L'accusé est ramené sur le banc, et par un retour de curiosité cruelle, on cherche à dévorer ses angoisses. On monte sur les bancs pour le voir. Il semble, lui, calme, décidé, et fait face à l'arrêt, la tête levée, caressant sa barbiche. Le président lui lit la déclaration du jury, et sa voix mordante et ironique de vieux juge dans tout le procès, en cette lecture est pénétrée d'une émotion grave. Le tribunal se lève et confère quelques secondes, puis le président lit encore à l'accusé, à mi-voix, les articles d'un code ouvert, et l'on entend vaguement la phrase: tête tranchée.
A cette phrase deux cris, et le bruit d'un corps qui cogne sur du bois: c'est la maîtresse du condamné qui s'évanouit. Lui, il a entendu sans faiblesse la lecture de son arrêt, et, la lecture finie, il saute d'un bond sur le banc au-dessus, et de là, se retournant vers l'endroit des cris, et touchant son coeur, il envoie d'un geste violent, suprême, un dernier baiser à celle qui a crié.
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—J'ai vu presque tous les voulant arriver au but de leur vouloir. Est-ce que la volonté ne serait pas un fluide aimanté qui, par son intensité, deviendrait une force inconnue et magnétique ayant le pouvoir de l'attirement des choses et des faits?
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7 avril.—Dîner Magny.
On disait que Berthelot avait prédit, que dans cent ans de science physique et chimique, l'homme saurait ce que c'est que l'atome, et qu'avec cette science, il pourrait à son gré modérer, éteindre, rallumer le soleil comme une lampe Carcel. Claude Bernard, de son côté, aurait annoncé qu'avec cent ans de science physiologique, on pourrait faire la loi organique, la création humaine, en concurrence avec le Créateur.
Nous n'avons fait aucune objection, mais nous croyons bien qu'à ce moment-là de la science, le vieux bon Dieu à barbe blanche, arrivera sur la terre, avec son trousseau de clefs, et dira à l'humanité, ainsi qu'on dit au Salon, à cinq heures: «Messieurs, on ferme!»
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—Un de ces dimanches du printemps, la maréchale C… diadémée de hauts cheveux en couronne, avec son front de la Renaissance, ses épaules de nymphe, et la grâce de toute sa personne penchée sur une causerie qui la faisait souriante, apparaissait comme une svelte divinité de la Régence qui aurait été peinte par le peintre anglais Lawrence.
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16 avril.—Été chez un pépiniériste de Bourg-la-Reine, acheter un magnolia. Nous nous sommes sentis là, mordus d'un nouveau goût de raretés, du goût des objets d'art de la nature. C'était tout ignoré et tout nouveau en nous, cette appréciation de la belle ligne d'une plante, de la qualité distinguée de sa feuille, de son aristocratie, pour ainsi dire; car la nature a, comme l'humanité, ses êtres préférés, caressés, auxquels elle donne une beauté spéciale et supérieure.
Et, sans rien y connaître, nous voici devenus amoureux des deux arbres les plus chers du pépiniériste.
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—Je crois décidément que les savants sont plutôt des escamoteurs que des sorciers.
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—O ironie! Nous avons cru acheter ici, au prix de 90 000 francs, le silence. Et dans notre mur de droite, un cheval; et dans notre mur de gauche, trois ou quatre enfants du Midi.
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—Ici, nous sommes intrigués par trois personnages. C'est un bonhomme en casquette à oreilles rabattues, assis sur un petit X, sous le pont du viaduc, par toutes les saisons et par tous les temps, et écrivant sur des morceaux de papier, qu'il déchire.
Sa compagnie ordinaire, est un homme toujours à l'air, et toujours sorti de chez lui comme l'autre, un vieillard maigre et long, à cheveux blancs en désordre et comme fouettés par des vents de malheur, cravaté d'une corde de soie noire où ne passe jamais le blanc d'un chemise, et habillé éternellement d'un paletot lie de vin et d'un pantalon chocolat, qui traîne et fait sur ses galoches ces bourrelets de plis, que Gavarni tirebouchonne au bas de ses pantalons d'inventeurs,—et une canne sous le bras, et toujours une pipe éteinte à la bouche. Il se promène dans un va-et-vient étroit, tournant autour de la porte d'Auteuil, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il gèle, qu'il neige, insensible aux intempéries, et le regard au ciel, disputant, grommelant, s'emportant dans le vide avec la voix aigre, l'espèce de claquette d'un maniaque.
Le dimanche, assis un moment, dans la salle d'attente, au milieu des gens en joie, versés par le chemin de fer, nous l'avons vu tirer de sa poche un petit livre noir, un livre de prières à l'aspect anglican, puis reprendre sa promenade de manège, coupée par deux ou trois paroles qu'il jette à l'homme à l'X toutes les fois qu'il passe devant lui.
Très souvent, ce personnage original a avec lui, un garçonnet délicat, élégant, frêle et frileux, suspendu à son bras, et se faisant traîner paresseusement, à la façon d'un pâle enfant fatigué, un garçonnet auquel il parle brusquement, et qu'il fait volter, à tout moment, sous la secousse et la tempête de son agitation nerveuse. Mais le garçonnet ne l'écoute pas, il a le regard égaré au loin, laissant aller devant lui ses deux grands beaux yeux noirs, qui ont des cils longs d'un doigt, des yeux de langueur et de maladie; et, hiver comme été, il est enveloppé d'un cache-nez, dont le tortillage autour de son cou prend l'apparence gracieuse d'un châle, et lui donne je ne sais quelle voluptueuse mollesse d'une jeune femme aux cheveux coupés.
Pourquoi prendre des renseignements sur ces gens-là? Nous aimons mieux les rêver, et même peut-être, un jour, les imaginer.
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—L'aventure avec Sainte-Beuve, depuis le commencement jusqu'à la fin, en sa bizarrerie. Après ses expectorations amères contre notre roman, son hostilité personnelle contre son héroïne, Sainte-Beuve nous a proposé décidément, par l'intermédiaire de Charles Edmond, de nous faire deux articles dans le Temps. Il nous prévenait qu'il nous demandait d'en accepter le plaisir et le déplaisir, que d'ailleurs il entendait que nous répondions, dans le journal même, à ses sévérités. Nous acceptions du premier coup la proposition de Sainte-Beuve, très touchés et reconnaissants de cette courtoisie de la réponse.
Cela bien convenu dans une visite faite au critique, nous rencontrions quelqu'un qui nous disait que Sainte-Beuve ne faisait pas les articles, et que c'était notre faute. Nous lui écrivions. Il nous répondait dans une lettre, où il remplaçait le chers amis par chers messieurs, lettre entortillée, et où il semblait dire, à mots couverts, que sa position actuelle vis-à-vis de la princesse, l'empêchait de faire les articles promis. Au premier mot de cette lettre je devinais quelque cancan d'ennemi… Allons, jusqu'à la fin, même au bord de sa tombe, Sainte-Beuve sera la Sainte-Beuve de toute sa vie, l'homme toujours mené dans sa critique par les infiniment petits, les minces considérations, les questions personnelles, la pression des opinions domestiques autour de lui[1].
[Note 1: La raison principale qui empêcha Sainte-Beuve de faire les articles, je l'ai donnée dans une note jetée au bas d'une lettre de mon frère à Zola du 10 avril 1869:
«A quelques jours de là (de la visite à Sainte-Beuve) la princesse nous félicitant d'avoir un article de Sainte-Beuve, l'un de nous lui répondit: «Princesse, il n'y a pas tant à nous complimenter, M. Sainte-Beuve ne nous a pas laissé ignorer que ce serait un éreintement.»
Un étranger qui se trouvait là, allait aussitôt rapporter notre réponse à Sainte-Beuve. Le mot éreintement, dans la langue familière du journalisme, est synonyme de critique et ne veut rien dire de plus. Mais Sainte-Beuve, je l'ai toujours vu avoir peur du mot, du mot qui n'était pas un mot pondéré. «Éreintement, répéta-t-il, tout à fait blessé; je fais de la critique, je ne fais pas d'éreintement.»
Et il abandonna son article, qui, je crois, était commencé.»]
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18 avril.—Il faut avoir la fièvre pour bien travailler, et c'est cela qui nous consume et nous tue.
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Jeudi 22 avril.—A propos de notre article sur Jean-Michel Moreau paru dans la Revue d'art qu'il dirige, nous allons ce matin chez Feydeau, que nous croyons seulement un peu souffrant.
Nous faisons passer nos cartes à sa femme, et nous attendons dans l'antichambre. Toujours plus beau, et encore plus joliment frisotté de boucles d'or, et luxueusement habillé de soie violette, criant, trépignant, faisant rouler sur le pavé de marbre le bruit strident d'un immense cheval de bois, le petit Feydeau, le délicieux petit ange, à notre demande des nouvelles de son père, nous dit avec le sans-coeur inconscient d'un enfant terrible: «Papa! papa! ah! il est très malade, il est très malade!» et aussitôt il recommence à secouer son cheval.
Mme Feydeau arrive dans une robe de soie rouge, de ces robes qui mettent et roulent des flots d'étoffe derrière les pas de la femme, et nous dit: «Eh bien! vous savez, il est très malade… Il a été douze jours sans pouvoir se mettre dans son lit ni dormir… Il avait un rhumatisme remonté dans la poitrine et qui l'étouffait… Mercredi, le lendemain du jour où Flaubert le vit, et où il y avait un peu de mieux, le matin, en se levant, il allait très bien, et venait auprès de mon lit, et restait à causer avec moi. Mais à peine était-il entré dans sa chambre, que je m'entendis appeler, et le trouvai bégayant avec une voix qui me dit: «Je veux qu'on me lève!»
Et elle imite l'horrible bégayement de l'homme frappé d'une hémiplégie. «Il a retrouvé la parole, mais il a un bras et tout un côté qu'il ne peut remuer. C'est le chagrin de ce qui s'est passé…»
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Mercredi 28 avril.—Rue de Courcelles. La princesse a fait d'une manière impromptue, comme aimable surprise à l'Empereur qui vient demain chez elle, a fait à l'improvisateur Gautier la commande de la mise en vers d'un morceau de prose du prisonnier de Ham sur le retour des cendres de son oncle. Dans la journée, au pas de course de sa muse, le poète a enlevé 90 vers…. Ce soir, on acclame Gautier, et pendant qu'une discussion s'élève, dans un coin du salon, pour savoir s'il est plus convenable d'appeler l'Empereur rêveur que penseur, ou penseur que rêveur, nous allons fumer avec Chesneau.
Quand nous redescendons, nous trouvons l'imprudent Gautier en train de raconter à Sacy, qui peut être une voix dans son élection de demain, qu'une des femmes qu'il a le plus aimées dans sa vie, était une femme panthère, tachetée comme son nom, qu'on montrait dans une baraque, et aux oh! et aux ah! des uns et des autres, il répond avec une voix suave: «Mais je vous assure que c'est très joli, une peau comme ça!» Et le voilà s'acharnant après le janséniste, qui par déférence pour la princesse et son protégé, écoute le coloré récit de ce roman animal.
Gautier fils me jette dans un profond, soupir: «Voilà encore mon père lancé!—Mais allez donc, lui dis-je, le tirer par la manche!—Ah! vous ne le connaissez pas, répond-il, il est capable, comme au spectacle, quand je le réveille, de me répondre tout haut par un gros mot.»
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29 avril.—Nous arrivons à onze heures et demie.
La cérémonie impériale est terminée… Gautier qui a manqué son élection, et auquel nous serrons cordialement et tristement la main, dit: «Bah! je suis consolé, ma machine a très bien réussi, on a vu l'Empereur pleurer!» Au fond j'aurais préféré l'Académie pour lui à une larme de l'Empereur, de l'Empereur qui a causé une partie de la soirée avec Ricord sur la culture des ananas, tandis que l'Impératrice causait avec Dumas fils, sur ses Madeleleines, repenties.
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30 avril.—En ce moment, chose bouffonne, Claude Bernard tarde à être reçu à l'Académie, parce que Patin ne peut pas lui répondre. Le malheureux Patin oublie tous les jours, au bas de l'escalier, la physiologie que le physiologiste lui a apprise dans son cabinet.
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—Les heures de notre vie nous semblent courir, depuis quelques mois, sur un cheval emporté.
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1er mai.—Quel heureux métier, le métier de peintre comparé au métier de l'homme de lettres! chez le premier, une fonction heureuse de la main et de l'oeil, en regard du supplice du cerveau du second; et chez l'un le travail qui est une jouissance et chez l'autre une peine.
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5 mai.—Chez Feydeau.
Sa femme nous fait entrer dans sa chambre. Couché, allongé sur son lit, en une complète immobilité, ainsi qu'un beau mort arabe à la barbe noire et blanche, il nous dit: «Je ne suis pas encore mort!» en nous serrant la main de sa main droite, celle qui est encore bonne. Puis, il a ajouté quelques mots d'une voix brève, nerveuse, saccadée, et rentre dans ce silence sans mouvement, qu'ont les malades, relevant de ces coups de foudre, et qui semblent avoir la crainte de remuer leur mal.