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Kéraban-Le-Têtu, Volume II

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The Project Gutenberg eBook of Kéraban-Le-Têtu, Volume II

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Title: Kéraban-Le-Têtu, Volume II

Author: Jules Verne

Release date: May 1, 2005 [eBook #8175]
Most recently updated: March 24, 2015

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK KÉRABAN-LE-TÊTU, VOLUME II ***

Produced by Carlo Traverso, Marc D'Hooghe and the Online

Distributed Proofreading Team

KÉRABAN-LE-TÊTU par JULES VERNE

DEUXIÈME PARTIE

* * * * *

I

DANS LEQUEL ON RETROUVE LE SEIGNEUR KÉRABAN, FURIEUX D'AVOIR VOYAGÉ EN CHEMIN DE FER.

On s'en souvient sans doute, Van Mitten, désolé de n'avoir pu visiter les ruines de l'ancienne Colchide, avait manifesté l'intention de se dédommager en explorant le mythologique Phase, qui, sous le nom moins euphonique de Rion, se jette maintenant à Poti dont il forme le petit port sur le littoral de la mer Noire.

En vérité le digne Hollandais dût régulièrement rabattre encore de ses espérances! Il s'agissait bien vraiment de s'élancer sur les traces de Jason et des Argonautes, de parcourir les lieux célèbres où cet audacieux fils d'Eson alla conquérir la Toison d'Or! Non! ce qu'il convenait de faire au plus vite, c'était de quitter Poli, de se lancer sur les traces du seigneur Kéraban, et de le rejoindre à la frontière turco-russe.

De là, nouvelle déception pour Van Mitten. Il était déjà cinq heures du soir. On comptait repartir le lendemain matin, 13 septembre. De Poti, Van Mitten ne put donc voir que le jardin public, où s'élèvent les ruines d'une ancienne forteresse, les maisons bâties sur pilotis, dans lesquelles s'abrite une population de six à sept mille âmes, les larges rues, bordées de fossés, d'où s'échappe un incessant concert de grenouilles, et le port, assez fréquenté, que domine un phare de premier ordre.

Van Mitten ne put se consoler d'avoir si peu de temps à lui qu'en se faisant cette réflexion: c'est qu'à fuir si vite une telle bourgade, située au milieu des marais du Rion et de la Capatcha, il ne risquerait point d'y gagner quelque fièvre pernicieuse,—ce qui est fort à redouter dans les environs malsains de ce littoral.

Pendant que le Hollandais s'abandonnait à ces réflexions de toutes sortes, Ahmet cherchait à remplacer la chaise de poste, qui eût encore rendu de si longs services sans l'inqualifiable imprudence de son propriétaire. Or, de trouver une autre voiture de voyage, neuve ou d'occasion, dans cette petite ville de Poti, il n'y fallait certainement pas compter. Une «perecladnaïa», une «araba» russes, cela pouvait se rencontrer et la bourse du seigneur Kéraban était là pour payer le prix de l'acquisition quel qu'il fût. Mais ces divers véhicules, ce ne sont en somme que des charrettes plus ou moins primitives, dépourvues de tout confort, et elles n'ont rien de commun avec une berline de voyage. Si vigoureux que soient les chevaux qu'on y attelle, ces charrettes ne sauraient courir avec la vitesse d'une chaise de poste. Aussi que de retards à craindre avant d'avoir achevé ce parcours! Cependant, il convient d'observer qu'Ahmet n'eut pas même lieu d'être embarrassé sur le choix du véhicule. Ni voitures, ni charrettes! Rien de disponible pour le moment! Or il lui importait de rejoindre au plus tôt son oncle, pour empêcher que son entêtement ne l'engageât encore en quelque déplorable affaire. Il se décida donc à faire à cheval ce trajet d'une vingtaine de lieues, entre Poti et la frontière turco-russe. Il était bon cavalier, cela va de soi, et Nizib l'avait souvent accompagné dans ses promenades. Van Mitten consulté par lui n'était point sans avoir reçu quelques principes d'équitation, et il répondit, sinon de l'habileté fort improbable de Bruno, du moins de son obéissance à le suivre dans ces conditions.

Il fut donc décidé que le départ s'effectuerait le lendemain matin, afin d'atteindre la frontière le soir même.

Cela fait, Ahmet écrivit une longue lettre à l'adresse du banquier Sélim, lettre qui naturellement commençait par ces mots: «Chère Amasia» Il lui racontait toutes les péripéties du voyage, quel incident venait de se produire à Poti, pourquoi il avait été séparé de son oncle, comment il comptait le retrouver. Il ajoutait que le retour ne serait en rien retardé par cette aventure, qu'il saurait bien faire marcher bêtes et gens en se tenant dans la moyenne du temps et du parcours qui lui restaient encore. Donc, instante recommandation de se trouver avec son père et Nedjeb à la villa de Scutari pour la date fixée, et même un peu avant, de manière à ne point manquer au rendez-vous.

Cette lettre, à laquelle se mêlaient les plus tendres compliments pour la jeune fille, le paquebot, qui fait un service régulier de Poti à Odessa, devait l'emporter le lendemain. Donc, avant quarante-huit heures, elle serait arrivée à destination, ouverte, lue jusqu'entre les lignes, et peut-être pressée sur un coeur dont Ahmet croyait bien entendre les battements à l'autre bout de la mer Noire. Le fait est que les deux fiancés se trouvaient alors au plus loin l'un de l'autre, c'est-à-dire aux deux extrémités du grand axe d'une ellipse dont l'intraitable obstination de son oncle obligeait Ahmet à suivre la courbe!

Et tandis qu'il écrivait ainsi pour rassurer, pour consoler Amasia, que faisait Van Mitten?

Van Mitten, après avoir dîné à l'hôtel, se promenait en curieux dans les rues de Poti, sous les arbres du Jardin Central, le long des quais du port et dès jetées, dont la construction s'achevait alors. Mais il était seul. Bruno, cette fois, ne l'avait point accompagné.

Et pourquoi Bruno ne marchait-il pas auprès de son maître, quitte à lui faire de respectueuses mais justes observations sur les complications du présent et les menaces de l'avenir?

C'est que Bruno avait eu une idée. S'il n'y avait à Poti ni berline ni chaise de poste, il s'y trouverait peut-être une balance. Or, pour ce Hollandais amaigri, c'était là ou jamais l'occasion de se peser, de constater le chiffre de son poids actuel comparé au chiffre de son poids primitif.

Bruno avait donc quitté l'hôtel, ayant eu soin d'emporter, sans en rien dire, le guide de son maître, qui devait lui donner en livres bataves l'évaluation des mesures russes dont il ne connaissait pas la valeur.

Sur les quais d'un port où la douane exerce son office, il y a toujours quelques-unes de ces larges balances, sur les plateaux desquelles un homme peut se peser à l'aise.

Bruno ne fut donc point embarrassé à ce sujet. Moyennant quelques kopeks, les préposés se prêtèrent à sa fantaisie. On mit un poids respectable sur un des plateaux d'une balance, et Bruno, non sans quelque secrète inquiétude, monta sur l'autre. A son grand déplaisir, le plateau qui supportait le poids, resta adhérent au sol. Bruno, quelque effort qu'il fit pour s'alourdir,—peut-être croyait-il qu'il y réussirait en se gonflant,—ne parvint même pas à l'enlever.

«Diable! dit-il, voilà ce que je craignais!»

Un poids un peu moins fort fut posé sur le plateau à la place du premier…. Le plateau ne bougea pas davantage.

«Est-il possible!» s'écria Bruno, qui sentit tout son sang lui refluer au coeur.

En ce moment, son regard s'arrêta sur une bonne figure, toute empreinte de bienveillance à son égard.

«Mon maître!» s'écria-t-il.

C'était Van Mitten, en effet, que les hasards de sa promenade venaient de conduire sur le quai, précisément à l'endroit où les préposés opéraient pour le compte de son serviteur.

«Mon maître, répéta Bruno, vous ici?

—Moi-même, répondit Van Mitten. Je vois avec plaisir que tu es en train de….

—De me peser … oui!

—Le résultat de cette operation, c'est que je ne sais pas s'il existe des poids assez faibles pour indiquer ce que je pèse à l'heure qu'il est.»

Et Bruno fit cette réponse avec une si douloureuse expression de physionomie que le reproche alla jusqu'au coeur de Van Mitten.

«Quoi! dit celui-ci, depuis que nous sommes partis, tu aurais maigri à ce point, mon pauvre Bruno?

—Vous allez en juger, mon maître.»

En effet, on venait de placer, dans le plateau de la balance, un troisième poids très inférieur aux deux autres.

Cette fois, Bruno le souleva peu a peu,—ce qui mit les deux plateaux en équilibre sur une même ligne horizontale.

«Enfin! dit Bruno, mais quel est ce poids?

—Oui! quel est ce poids?» répondit Van Mitten. Cela faisait tout juste, en mesures russes, quatre pounds, pas un de plus, pas un de moins.

Aussitôt Van Mitten de prendre le guide que lui tendait Bruno et de se reporter à la table de comparaison entre les diverses mesures des deux pays.

«Eh bien, mon maître? demanda Bruno, en proie à une curiosité mêlée d'une certaine angoisse, que vaut le pound russe?

—Environ seize ponds et demi de Hollande, répondit Van Mitten, après un petit calcul mental.

—Ce qui fait?…

—Ce qui fait exactement soixante-quinze ponds et demi, ou cent cinquante et une livres.»

Bruno poussa un cri de désespoir, et, s'élançant hors du plateau de la balance, dont l'autre plateau vint brusquement frapper le sol, il tomba sur un banc, à demi-pâmé.

«Cent cinquante et une livres.» répétait-il, comme s'il eût perdu là près d'un neuvième de sa vie.

En effet, à son départ, Bruno, qui pesait quatre-vingt-quatre ponds, ou cent soixante-huit livres, n'en pesait plus que soixante-quinze et demi, soit cent cinquante et une livres. Il avait donc maigri, de dix-sept livres! Et cela en vingt-six jours d'un voyage qui avait été relativement facile, sans véritables privations ni grandes fatigues. Et maintenant que le mal avait commencé, où s'arrêterait-il? Que deviendrait ce ventre que Bruno s'était fabriqué lui-même, qu'il avait mis près de vingt ans à arrondir, grâce à l'observation d'une hygiène bien comprise? De combien tomberait-il au-dessous de cette honorable moyenne, dans laquelle il s'était maintenu jusqu'alors,—surtout à présent que, faute d'une chaise de poste, à travers des contrées sans ressources, avec menaces de fatigues et de dangers, cet absurde voyage allait s'accomplir dans des conditions nouvelles!

Voilà ce que se demanda l'anxieux serviteur de Van Mitten. Et alors, il se fit dans son esprit, comme une rapide vision d'éventualités terribles, au milieu desquelles apparaissait un Bruno méconnaissable, réduit à l'état de squelette ambulant!

Aussi son parti fut-il pris sans l'ombre d'une hésitation. Il se releva, il entraina le Hollandais, qui n'aurait pas eu la force de lui résister, et, s'arrêtant sur le quai, au moment de rentrer à l'hôtel:

«Mon maître, dit-il, il y a des bornes à tout, même à la sottise humaine! Nous n'irons pas plus loin!»

Van Mitten reçut cette déclaration avec ce calme accoutumé, dont rien ne pouvait le faire se départir.

«Comment, Bruno, dit-il, c'est ici, dans ce coin perdu du Caucase, que tu me proposes de nous fixer?

—Non, mon maître, non! Je vous propose tout simplement de laisser le seigneur Kéraban revenir comme il lui conviendra à Constantinople, pendant que nous y retournerons tranquillement par un des paquebots de Poti. La mer ne vous rend point malade, moi non plus, et je ne risque pas d'y maigrir davantage,—ce qui m'arriverait infailliblement, si je continuais à voyager dans ces conditions.

—Ce parti est peut-être sage à ton point de vue, Bruno, répondit Van Mitten, mais au mien, c'est autre chose. Abandonner mon ami Kéraban lorsque les trois quarts du parcours sont déjà faits, cela mérite quelque réflexion!

—Le seigneur Kéraban n'est point votre ami, répondit Bruno. Il est l'ami du seigneur Kéraban, voilà tout. D'ailleurs, il n'est et ne peut être le mien, et je ne lui sacrifierai pas ce qui me reste d'embonpoint pour la satisfaction de ses caprices d'amour-propre! Les trois quarts du voyage sont accomplis, dites-vous; cela est vrai, mais le quatrième quart me paraît offrir bien d'autres difficultés à travers un pays à demi sauvage! Qu'il ne vous soit encore rien survenu de personnellement désagréable, à vous, mon maître, d'accord; mais, je vous le répète, si vous vous obstinez, prenez garde! … Il vous arrivera malheur!»

L'insistance de Bruno à lui prophétiser quelque grave complication dont il ne se tirerait pas sain et sauf ne laissait point de tracasser Van Mitten. Ces conseils d'un fidèle serviteur étaient bien pour l'influencer quelque peu. En effet, ce voyage au delà de la frontière russe, à travers les régions peu fréquentées du pachalik de Trébizonde et de l'Anatolie septentrionale, qui échappent presque entièrement à l'autorité du gouvernement turc, cela valait au moins la peine que l'on regardât à deux fois avant de l'entreprendre. Aussi, étant donné son caractère un peu faible, Van Mitten se sentit-il ébranlé, et Bruno ne fut pas sans s'en apercevoir. Bruno redoubla donc ses instances. Il fit valoir maint argument à l'appui de sa cause, il montra ses habits flottant à la ceinture autour d'un ventre qui s'en allait de jour en jour. Insinuant, persuasif, éloquent même, sous l'empire d'une conviction profonde, il amena enfin son maître à partager ses idées sur la nécessité de séparer son sort du sort de son ami Kéraban.

Van Mitten réfléchissait. Il écoutait avec attention, hochant la tête aux bons endroits. Lorsque cette grave conversation fut achevée, il n'était plus retenu que par la crainte d'avoir une discussion à ce sujet avec son incorrigible compagnon de voyage.

«Eh bien, repartit Bruno, qui avait réponse à tout, les circonstances sont favorables. Puisque le seigneur Kéraban n'est plus là, brûlons la politesse au seigneur Kéraban, et laissons son neveu Ahmet aller le rejoindre à la frontière.»

Van Mitten secoua la tête négativement.

«A cela, il n'y a qu'un empêchement, dit-il.

—Lequel? demanda Bruno.

—C'est que j'ai quitté Constantinople, à peu près sans argent, et que maintenant, ma bourse est vide!

—Ne pouvez-vous, mon maître, faire venir une somme suffisante de la banque de Constantinople?

—Non, Bruno, c'est impossible! Le dépôt de ce que je possède à
Rotterdam ne peut pas être déjà fait….

—En sorte que pour avoir l'argent nécessaire à notre retour?… demanda Bruno.

—Il faut de toute nécessité que je m'adresse à mon ami Kéraban!» répondit Van Mitten.

Voilà qui n'était pas pour rassurer Bruno. Si son maître revoyait le seigneur Kéraban, s'il lui faisait part de son projet, il y aurait discussion, et Van Mitten ne serait pas le plus fort. Mais comment faire? S'adresser directement au jeune Ahmet? Non! ce serait inutile! Ahmet ne prendrait jamais sur lui de fournir à Van Mitten les moyens d'abandonner son oncle! Donc il n y fallait point songer.

Enfin, voici ce qui fut décidé entre le maître et le serviteur, après un long débat. On quitterait Poti en compagnie d'Ahmet, on irait rejoindre le seigneur Kéraban à la frontière turco-russe. Là, Van Mitten, sous prétexte de santé, en prévision des fatigues à venir, déclarerait qu'il lui serait impossible de continuer un pareil voyage. Dans ces conditions, son ami Kéraban ne pourrait pas insister, et ne se refuserait pas à lui donner l'argent nécessaire pour qu'il pût revenir par mer à Constantinople.

«N'importe! pensa Bruno, une conversation à ce sujet entre mon maître et le seigneur Kéraban, cela ne laisse pas d'être grave.»

Tous deux revinrent à l'hôtel, où les attendait Ahmet. Ils ne lui dirent rien de leurs projets que celui-ci eût sans doute combattus. On soupa, on dormit. Van Mitten rêva que Kéraban le hachait menu comme chair à pâté. On se réveilla de grand matin, et l'on trouva à la porte quatre chevaux prêts à «dévorer l'espace».

Une chose curieuse à voir, ce fut la mine de Bruno, lorsqu'il fut mis en demeure d'enfourcher sa monture. Nouveaux griefs à porter au compte du seigneur Kéraban. Mais il n'y avait pas d'autre moyen de voyager. Bruno dut donc obéir. Heureusement, son cheval était un vieux bidet, incapable de s'emballer, et dont il serait facile d'avoir raison. Les deux chevaux de Van Mitten et de Nizib n'étaient pas non plus pour les inquiéter. Seul, Ahmet avait un assez fringant animal; mais, bon cavalier, il ne devait avoir d'autre souci que de modérer sa vitesse, afin de ne point distancer ses compagnons de route.

On quitta Poti à cinq heures du matin. A huit heures, un premier déjeuner était pris dans le bourg de Nikolaja, après une traite de vingt verstes, un second déjeuner à Kintryachi, quinze verstes plus loin, vers onze heures,—et, vers deux heures après midi, Ahmet, après une nouvelle étape de vingt autres verstes, faisait halte à Batoum, dans cette partie du Lazistan septentrional qui appartient à l'empire moscovite.

Ce port était autrefois un port turc, très heureusement situé à l'embouchure du Tchorock, qui est le Bathys des anciens. Il est fâcheux que la Turquie l'ait perdu, car ce port, vaste, pourvu d'un bon ancrage, peut recevoir un grand nombre de bâtiments, même des navires d'un fort tirant d'eau. Quant à la ville, c'est simplement un important bazar, construit en bois, que traverse une rue principale. Mais la main de la Russie s'allonge démesurément sur les régions transcaucasiennes, et elle a saisi Batoum comme elle saisira plus tard les dernières limites du Lazistan.

Là, Ahmet n'était donc pas encore chez lui, comme il y eût été quelques années auparavant. Il lui fallut dépasser Günièh, à l'embouchure du Tchorock, et, à vingt verstes de Batoum, la bourgade de Makrialos, pour atteindre la frontière, dix verstes plus loin.

En cet endroit, au bord de la route, un homme attendait sous l'oeil peu paternel d'un détachement de Cosaques, les deux pieds posés sur la limite du sol ottoman, dans un état de fureur plus facile à comprendre qu'à décrire.

C'était le seigneur Kéraban. Il était six heures du soir, et depuis le minuit de la veille,—instant précis où il avait été rendu à la liberté en dehors du territoire russe,—le seigneur Kéraban ne décolérait pas.

Une assez pauvre cabane, bâtie au flanc de la route, misérablement habitée, mal couverte, mal close, encore plus mal fournie de vivres, lui avait servi d'abri ou plutôt de refuge.

Une demi-verste avant d'y arriver, Ahmet et Van Mitten, ayant aperçu, l'un son oncle, l'autre son ami, avaient pressé leurs chevaux, et ils mirent pied à terre à quelques pas de lui.

Le seigneur Kéraban, allant, venant, gesticulant, se parlant à lui-même ou plutôt se disputant avec lui-même, puisque personne n'était là pour lui tenir tête, ne semblait pas avoir aperçu ses compagnons.

«Mon oncle! s'écria Ahmet en lui tendant les bras, pendant que Nizib et Bruno gardaient son cheval et celui du Hollandais, mon oncle!

—Mon ami!» ajouta Van Mitten. Kéraban leur saisit la main à tous deux, et montrant les Cosaques, qui se promenaient sur la lisière de la route:

«En chemin de fer! s'écria-t-il. Ces misérables m'ont forcé à monter en chemin de fer! … Moi! … moi!»

Bien évidemment, d'avoir été réduit à ce mode de locomotion, indigne d'un vrai Turc, c'était ce qui excitait chez le seigneur Kéraban la plus violente irritation! Non! il ne pouvait digérer cela! Sa rencontre avec le seigneur Saffar, sa querelle avec cet insolent personnage et ce qui en était suivi, le bris de sa chaise de poste, l'embarras où il allait se trouver pour continuer son voyage, il oubliait tout devant cette énormité: avoir été en chemin de fer! Lui, un vieux croyant!

«Oui! c'est indigne! répondit Ahmet, qui pensa que c'était ou jamais le cas de ne pas contrarier son oncle.

—Oui, indigne! ajouta Van Mitten, mais, après tout, ami Kéraban, il ne vous est rien arrivé de grave….

—Ah! prenez garde à vos paroles, monsieur Van Mitten! s'écria
Kéraban. Rien de grave, dites-vous?»

Un signe d'Ahmet au Hollandais lui indiqua qu'il faisait fausse route. Son vieil ami venait de le traiter de: «Monsieur Van Mitten» et continuait de l'interpeller de la sorte:

«Me direz-vous ce que vous entendez par ces inqualifiables paroles: rien de grave?

—Ami Kéraban, j'entends qu'aucun de ces accidents habituels aux chemins de fer, ni déraillement, ni tamponnement, ni collision….

—Monsieur Van Mitten, mieux vaudrait avoir déraillé! s'écria Kéraban. Oui! par Allah! mieux vaudrait avoir déraillé, avoir perdu bras, jambes et tête, entendez-vous, que de survivre à pareille honte!

—Croyez bien, ami Kéraban! … reprit Van Mitten, qui ne savait comment pallier ses imprudentes paroles.

—Il ne s'agit pas de ce que je puis croire! répondit Kéraban en marchant sur le Hollandais, mais de ce que vous croyez! … Il s'agit de la façon dont vous envisagez ce qui vient d'arriver à l'homme qui, depuis trente ans, se croyait votre ami.»

Ahmet voulut détourner une conversation dont le plus clair résultat eût été d'empirer les choses.

«Mon oncle, dit-il, je crois pouvoir l'affirmer, vous avez mal compris monsieur Van Mitten….

—Vraiment!

—Ou plutôt monsieur Van Mitten s'est mal exprimé! Tout comme moi, il ressent une indignation profonde pour le traitement que ces maudits Cosaques vous ont infligé!»

Heureusement, tout cela était dit en turc, et les «maudits Cosaques» n'y pouvaient rien comprendre.

«Mais, en somme, mon oncle, c'est à un autre qu'il faut faire remonter la cause de tout cela! C'est un autre qui est responsable de ce qui vous est arrivé! C'est l'impudent personnage qui a fait obstacle à votre passage au railway de Poti! C'est ce Saffar!…

—Oui! ce Saffar! s'écria Kéraban, très opportunément lancé par son neveu sur cette nouvelle piste.

—Mille fois oui, ce Saffar! se hâta d'ajouter Van Mitten. C'est là ce que je voulais dire, ami Kéraban!

—L'infâme Saffar! dit Kéraban.

—L'infâme Saffar!» répéta Van Mitten en se mettant au diapason de son interlocuteur.

Il aurait même voulu employer un qualificatif plus énergique encore, mais il n'en trouva pas.

«Si nous le rencontrons jamais! … dit Ahmet.

—Et ne pouvoir retourner à Poti! s'écria Kéraban, pour lui faire payer son insolence, le provoquer, lui arracher l'âme du corps, le livrer à la main du bourreau!…

—Le faire empaler!….» crut devoir ajouter Van Mitten, qui se faisait féroce pour reconquérir une amitié compromise.

Et cette proposition, si bien turque, on en conviendra, lui valut un serrement de main de son ami Kéraban.

«Mon oncle, dit alors Ahmet, il serait inutile, en ce moment, de se mettre à la recherche de ce Saffar!

—Et pourquoi, mon neveu?

—Ce personnage n'est plus à Poti, reprit Ahmet, Quand nous y sommes arrivés, il venait de s'embarquer sur le paquebot qui fait le service du littoral de l'Asie Mineure.

—Le littoral de l'Asie Mineure! s'écria Kéraban, Mais notre itinéraire ne suit-il pas ce littoral?

—En effet, mon oncle!

—Eh bien! si l'infâme Saffar, répondit Kéraban, se rencontre sur mon chemin, Vallah-billah tielah! Malheur à lui!»

Après avoir prononcé cette formule qui est le «serment de Dieu», le seigneur Kéraban ne pouvait rien dire de plus terrible: il se tut.

Mais comment voyagerait-on, maintenant que la chaise de poste manquait aux voyageurs? De suivre la route à cheval, cela ne pouvait sérieusement se proposer au seigneur Kéraban. Sa corpulence s'y opposait. S'il eût souffert du cheval, le cheval aurait encore plus souffert de lui. Il fut donc convenu que l'on se rendrait à Choppa, la bourgade la plus rapprochée. Ce n'était que quelques verstes à faire, et Kéraban les ferait à pied,—Bruno aussi, car il était tellement moulu qu'il n'aurait pu réenfourcher sa monture.

«Et cette demande d'argent dont vous devez parler? … dit-il à son maître qu'il avait tiré à part.

—A Choppa!» répondit Van Mitten.

Et il ne voyait pas sans quelque inquiétude approcher le moment où il devrait toucher cette question délicate.

Quelques instants après, les voyageurs descendaient la route dont la pente côtoie les rivages du Lazistan.

Une dernière fois, le seigneur Kéraban se retourna pour montrer le poing aux Cosaques, qui l'avaient si désobligeamment embarqué,—lui!— dans un wagon de chemin de fer, et, au détour de la côte, il perdit de vue la frontière de l'empire moscovite.

II

DANS LEQUEL VAN MITTEN SE DÉCIDE A CÉDER AUX OBSESSIONS DE BRUNO, ET CE QUI S'ENSUIT.

«Un singulier pays! écrivait Van Mitten sur son carnet de voyage, en notant quelques impressions prises au vol. Les femmes travaillent à la terre, portent les fardeaux, tandis que les hommes filent le chauvre et tricotent la laine.»

Et le bon Hollandais ne se trompait pas. Cela se passe encore ainsi dans cette lointaine province du Lazistan, en laquelle commençait la seconde partie de l'itinéraire.

C'est un pays encore peu connu, ce territoire qui part de la frontière caucasienne, cette portion de l'Arménie turque, comprise entre les vallées du Charchout, du Tschorock et le rivage de la Mer Noire. Peu de voyageurs, depuis le Français Th. Deyrolles, se sont aventurés à travers ces districts du pachalik de Trébizonde, entre ces montagnes de moyenne altitude, dont l'écheveau s'embrouille confusément jusqu'au lac de Van, et enserre la capitale de l'Arménie, celle Erzeroum, chef-lieu d'un villayet qui compte plus de douze cent mille habitants.

Et cependant, ce pays a vu s'accomplir de grands faits historiques. En quittant ces plateaux où les deux branches de l'Euphrate prennent leur source, Xénophon et ses Dix Mille, reculant devant les armées d'Artaxerce Mnémon, arrivèrent sur le bord du Phase. Ce Phase n'est point le Rion qui se jette à Poti: c'est le Kour, descendu de la région caucasienne, et il ne coule pas loin de ce Lazistan à travers lequel le seigneur Kéraban et ses compagnons allaient maintenant s'engager.

Ah! si Van Mitten en avait eu le temps, quelles observations précieuses il aurait sans doute faites et qui sont perdues pour les érudits de la Hollande! Et pourquoi n'aurait-il pas retrouvé l'endroit précis ou Xénophon, général, historien, philosophe, livra bataille aux Taoques et aux Chalybes en sortant du pays des Karduques, et ce mont Chenium, d'où les Grecs saluèrent de leurs acclamations les flots si désirés du Pont-Euxin?

Mais Van Mitten n'avait ni le temps de voir ni le loisir d'étudier, ou plutôt on ne le lui laissait pas. Et alors Bruno de revenir à la charge, de relancer son maître, afin que celui-ci empruntât au seigneur Kéraban ce qu'il fallait pour se séparer de lui.

«A Choppa!» répondait invariablement Van Mitten.

On se dirigea donc vers Choppa. Mais là, trouverait-on un moyen de locomotion, un véhicule quelconque, pour remplacer la confortable chaise, brisée au railway de Poti?

C'était une assez grave complication. Il y avait encore près de deux cent cinquante lieues à faire, et dix-sept jours seulement jusqu'à cette date du 30 courant. Or, c'était à cette date que le seigneur Kéraban devait être de retour! C'était à cette date qu'Ahmet comptait retrouver à la villa de Scutari la jeune Amasia qui l'y attendrait pour la célébration du mariage! On comprend donc que l'oncle et le neveu fussent non moins impatients l'un que l'autre. De là, un très sérieux embarras sur la manière dont s'accomplirait cette seconde moitié du voyage.

De retrouver une chaise de poste ou tout simplement une voiture dans ces petites bourgades perdues de l'Asie Mineure, il n'y fallait point compter.

Force serait de s'accommoder de l'un des véhicules du pays, et cet appareil de locomotion ne pourrait être que des plus rudimentaires.

Ainsi donc, soucieux et pensifs, allaient, sur le chemin du littoral, le seigneur Kéraban à pied, Bruno traînant par la bride son cheval et celui de son maître qui préférait marcher à côté de son ami; Nizib, monté et tenant la tête de la petite caravane. Quant à Ahmet, il avait pris les devants, afin de préparer les logements à Choppa, et faire l'acquisition d'un véhicule, de manière à repartir au soleil levant.

La route se fit lentement et en silence. Le seigneur Kéraban couvait intérieurement sa colère, qui se manifestait par ces mots souvent répétés: «Cosaques, railway, wagon, Saffar!» Lui, Van Mitten, guettait l'occasion de s'ouvrir à qui de droit de ses projets de séparation; mais il n'osait, ne trouvant pas le moment favorable, dans l'état où était son ami qui se fût enlevé au moindre mot.

On arriva à Choppa à neuf heures du soir. Cette étape, faite à pied, exigeait le repos de toute une nuit. L'auberge était médiocre; mais, la fatigue aidant, tous y dormirent leurs dix heures consécutives, tandis qu'Ahmet, le soir même, se mettait en campagne pour trouver un moyen de transport.

Le lendemain, 14 septembre, à sept heures, une araba était tout attelée devant la porte de l'auberge.

Ah! qu'il y avait lieu de regretter l'antique chaise de poste, remplacée par une sorte de charrette grossière, montée sur deux roues, dans laquelle trois personnes pouvaient à peine trouver place! Deux chevaux à ses brancards, ce n'était pas trop pour enlever cette lourde machine. Très heureusement, Ahmet avait pu faire recouvrir l'araba d'une bâche imperméable, tendue sur des cercles de bois, de manière à tenir contre le vent et la pluie. Il fallait donc s'en contenter en attendant mieux; mais il n'était pas probable que l'on pût se rendre à Trébizonde en plus confortable et plus rapide équipage.

On le comprendra aisément: à la vue de cette araba, Van Mitten, si philosophe qu'il fût, et Bruno, absolument éreinté, ne purent dissimuler une certaine grimace qu'un simple regard du seigneur Kéraban dissipa en un instant.

«Voilà tout ce que j'ai pu trouver, mon oncle! dit Ahmet en montrant l'araba.

—Et c'est tout ce qu'il nous faut! répondit Kéraban, qui, pour rien au monde, n'eût voulu laisser voir l'ombre d'un regret à l'endroit de son excellente chaise de poste.

—Oui … reprit Ahmet, avec une bonne litière de paille dans cette araba….

—Nous serons comme des princes, mon neveu!

—Des princes de théâtre! murmura Bruno.

—Hein? fit Kéraban.

—D'ailleurs, reprit Ahmet, nous ne sommes plus qu'à cent soixante agatchs [Footnote: Environ soixante lieues.] de Trébizonde, et là, j'y compte bien, nous pourrons nous refaire un meilleur équipage.

—Je répète que celui-ci suffira!» dit Kéraban, en observant, sous son sourcil froncé, s'il surprendrait au visage de ses compagnons l'apparence d'une contradiction.

Mais tous, écrasés par ce formidable regard s'étaient fait une figure impassible.

Voici ce qui fut convenu: le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno devaient prendre place dans l'araba, dont l'un des chevaux serait monté par le postillon, chargé du soin de relayer après chaque étape; Ahmet et Nizib, très habitués aux fatigues de l'équitation, suivraient à cheval. On espérait ainsi ne point éprouver trop de retard jusqu'à Trébizonde. Là, dans cette importante ville, on aviserait au moyen de terminer ce voyage le plus confortablement possible.

Le seigneur Kéraban donna donc le signal du départ, après que l'araba eut été munie de quelques vivres et ustensiles, sans compter les deux narghilés, heureusement sauvés de la collision, et qui furent mis à la disposition de leurs propriétaires. D'ailleurs, les bourgades de cette partie du littoral sont assez rapprochées les unes des autres. Il est même rare que plus de quatre à cinq lieues les séparent. On pourrait donc facilement se reposer ou se ravitailler, en admettant que l'impatient Ahmet consentit à accorder quelques heures de repos et surtout que les douckhans des villages fussent suffisamment approvisionnés.

«En route!» répéta Ahmet après son oncle, qui avait déjà pris place dans l'araba.

En ce moment, Bruno s'approcha de Van Mitten, et d'un ton grave, presque impérieux:

«Mon maître, dit-il, et cette proposition que vous devez faire au seigneur Kéraban?

—Je n'ai pas encore trouvé l'occasion, répondit évasivement Van
Mitten. D'ailleurs, il ne me paraît pas très bien disposé….

—Ainsi, nous allons monter là-dedans? reprit Bruno en désignant l'araba d'un geste de profond dédain!

—Oui…. provisoirement!

—Mais quand vous déciderez-vous à faire cette demande d'argent de laquelle dépend notre liberté?

—A la prochaine bourgade, répondit Van Mitten.

—A la prochaine bourgade?…

—Oui! à Archawa!»

Bruno hocha la tête en signe de désapprobation et s'installa derrière son maître au fond de l'araba. La lourde charrette partit d'un assez bon trot sur les pentes de la route.

Le temps laissait à désirer. Des nuages, d'apparence orageuse, s'amoncelaient dans l'ouest. On sentait, au delà de l'horizon, certaines menaces de bourrasque. Cette portion de la côte, battue de plein fouet par les courants atmosphériques venus du large, ne devait pas être facile à suivre; mais on ne commande pas au temps, et les fatalistes fidèles de Mahomet savent mieux que tous autres le prendre comme il vient. Toutefois, il était à craindre que la mer Noire ne continuât pas à justifier longtemps son nom grec de Pontus Euxinus, le «bien hospitalier», mais plutôt son nom turc de Kara Dequitz, qui est de moins bon augure.

Fort heureusement, ce n'était point la partie élevée et montagneuse du Lazistan que coupait l'itinéraire adopté. Là, les routes manquent absolument, et il faut s'aventurer à travers des forêts que la hache du bûcheron n'a point encore aménagées. Le passage de l'araba y eût été à peu près impossible. Mais la côte est plus praticable, et le chemin n'y fait jamais défaut d'une bourgade à l'autre. Il circule au milieu des arbres fruitiers, sous l'ombrage des noyers, des châtaigniers, entre les buissons de lauriers et de rosiers des Alpes, enguirlandés par les inextricables sarments de la vigne sauvage.

Toutefois, si cette lisière du Lazistan offre un passage assez facile aux voyageurs, elle n'est pas saine dans ses parties basses. Là s'étendent des marécages pestilentiels; là règne le typhus à l'état endémique, depuis le mois d'août jusqu'au mois de mai. Par bonheur pour le seigneur Kéraban et les siens, on était en septembre, et leur santé ne courait plus aucun risque. Des fatigues, oui! des maladies, non! Or, si on ne se guérit pas toujours, on peut toujours se reposer. Et lorsque le plus entêté des Turcs raisonnait ainsi, ses compagnons ne pouvaient rien avoir à lui répondre.

L'araba s'arrêta à la bourgade d'Archawa, vers neuf heures du matin. On se mit en mesure d'en repartir une heure après, sans que Van Mitten eût trouvé le joint pour toucher un mot de ses fameux projets d'emprunt à son ami Kéraban.

De là, cette demande de Bruno:

«Eh bien, mon maître, est-ce fait?…

—Non, Bruno, pas encore.

—Mais il serait temps de….

—A la prochaine bourgade!

—A la prochaine bourgade?…

—Oui, à Witse.»

Et Bruno, qui, au point de vue pécuniaire, dépendait de son maître comme son maître dépendait du seigneur Kéraban, reprit place dans l'araba, non sans dissimuler, cette fois, sa mauvaise humeur.

«Qu'a-t-il donc, ce garçon? demanda Kéraban.

—Rien, se hâta de répondre Van Mitten, pour détourner la conversation. Un peu fatigué, peut-être!

—Lui! répliqua Kéraban. Il a une mine superbe! Je trouve même qu'il engraisse!

—Moi! s'écria Bruno, touché au vif.

—Oui! il a des dispositions à devenir un beau et bon Turc, de majestueuse corpulence!»

Van Mitten saisit le bras de Bruno qui allait éclater à ce compliment, si inopportunément envoyé, et Bruno se tut.

Cependant, l'araba se maintenait en bonne allure. Sans les cahots qui provoquaient de violentes secousses à l'intérieur, lesquelles se traduisaientpar des contusions plus désagréables que douloureuses, il n'y aurait rien eu à dire.

La route n'était pas déserte. Quelques Lazes la parcouraient, descendant les rampes des Alpes Pontiques, pour les besoins de leur industrie ou de leur commerce. Si Van Mitten eût été moins préoccupé de son «interpellation», il aurait pu noter sur ses tablettes les différences de costume qui existent entre les Caucasiens et les Lazes. Une sorte de bonnet phrygien, dont les brides sont enroulées autour de la tête en manière de coiffure, remplace la calotte géorgienne. Sur la poitrine de ces montagnards, grands, bien faits, blancs de teint, élégants et souples, s'écartèlent les deux cartouchières disposées comme les tuyaux d'une flûte de Pan. Un fusil court de canon, un poignard à large lame, fiché dans une ceinture bordée de cuivre, constituent leur armement habituel.

Quelques âniers suivaient aussi la route et transportaient aux villages maritimes les productions en fruits de toutes les espèces, qui se récoltent dans la zone moyenne.

En somme, si le temps eût été plus sûr, le ciel moins menaçant, les voyageurs n'auraient point eu trop à se plaindre du voyage, même fait dans ces conditions.

A onze heures du matin, ils arrivèrent à Witse sur l'ancien Pyxites, dont le nom grec «buis» est suffisamment justifié par l'abondance de ce végétal aux environs. Là, on déjeuna sommairement,—trop sommairement, paraît-il, au gré du seigneur Kéraban,—qui, cette fois, laissa échapper un grognement de mauvaise humeur.

Van Mitten ne trouva donc pas encore là l'occasion favorable pour lui toucher deux mots de sa petite affaire. Et, au moment de partir, lorsque Bruno, le tirant à part, lui dit:

«Eh bien, mon maître?

—Eh bien, Bruno, à la bourgade prochaine.

—Comment?

—Oui! à Artachen!»

Et Bruno, outre d'une telle faiblesse, se coucha en grommelant au fond de l'araba, tandis que son maître jetait un coup d'oeil ému à ce romantique paysage, où se retrouvait toute la propreté hollandaise unie au pittoresque italien.

Il en fut d'Artachen comme de Witse et d'Archawa. On y relaya à trois heures du soir; on en repartit à quatre; mais, sur une sérieuse mise en demeure de Bruno, qui ne lui permettait plus de temporiser, son maître s'engagea à faire sa demande, avant d'arriver à la bourgade d'Atina, où il avait été convenu que l'on passerait la nuit. Il y avait cinq lieues à enlever pour atteindre cette bourgade,—ce qui porterait à une quinzaine de lieues le parcours fait dans cette journée. En vérité, ce n'était pas mal pour une simple charrette; mais la pluie, qui menaçait de tomber, allait la retarder, sans doute, en rendant la route peu praticable.

Ahmet ne voyait pas sans inquiétude la période du mauvais temps s'accuser avec cette obstination. Les nuages orageux grossissaient au large. L'atmosphère alourdie rendait la respiration difficile. Très certainement, dans la nuit ou le soir, un orage éclaterait en mer. Après les premiers coups de foudre, l'espace, profondément troublé par les décharges électriques, serait balayé à coups de bourrasque, et la bourrasque ne se déchaînerait pas sans que les vapeurs ne se résolussent en pluie.

Or, trois voyageurs, c'était tout ce que pouvait contenir l'araba. Ni Ahmet, ni Nizib ne pourraient chercher un abri sous sa toile, qui, d'ailleurs, ne résisterait peut-être pas aux assauts de la tourmente. Donc pour les cavaliers aussi bien que pour les autres, il y avait urgence à gagner la prochaine bourgade.

Deux ou trois fois, le seigneur Kéraban passa la tête hors de la bâche et regarda le ciel, qui se chargeait de plus en plus.

«Du mauvais temps? fit-il.

—Oui, mon oncle, répondit Ahmet. Puissions-nous arriver au relais avant que l'orage n'éclate!

—Dès que la pluie commencera à tomber, reprit Kéraban, tu nous rejoindras dans la charrette.

—Et qui me cédera sa place?

—Bruno! Ce brave garçon prendra ton cheval….

—Certainement,» ajouta vivement Van Mitten, qui aurait eu mauvaise grâce à refuser … pour son fidèle serviteur.

Mais que l'on tienne pour certain qu'il ne le regarda pas en faisant cette réponse. Il ne l'aurait pas osé. Bruno devait se tenir à quatre pour ne point faire explosion. Son maître le sentait bien. «Le mieux est de nous dépêcher, reprit Ahmet. Si la tempête se déchaîne, les toiles de l'araba seront traversées en un instant, et la place n'y sera plus tenable.

—Presse ton attelage, dit Kéraban au postillon, et ne lui épargne pas les coups de fouet!»

Et, de fait, le postillon, qui n'avait pas moins hâte que ses voyageurs d'arriver à Atina, ne les épargnait guère. Mais les pauvres bêtes, accablées par la lourdeur de l'air, ne pouvaient se maintenir au trot sur une route que le macadam n'avait pas encore nivelée.

Combien le seigneur Kéraban et les siens durent envier le «tchapar», dont l'équipage croisa leur araba vers les sept heures du soir! C'était le courrier anglais qui, toutes les deux semaines, transporte à Téhéran les dépêches de l'Europe. Il n'emploie que douze jours pour se rendre de Trébizonde à la capitale de la Perse, avec les deux ou trois chevaux qui portent ses valises, et les quelques zaptiès qui l'escortent. Mais, aux relais, on lui doit la préférence sur tous autres voyageurs, et Ahmet dut craindre, en arrivant à Atina, de n'y plus trouver que des chevaux épuisés.

Par bonheur, cette pensée ne vint point au seigneur Kéraban. Il aurait eu là une occasion toute naturelle d'exhaler de nouvelles plaintes, et en eût profité, sans doute!

Peut-être, d'ailleurs, cherchait-il cette occasion. Eh bien, elle lui fut enfin fournie par Van Mitten.

Le Hollandais, ne pouvant plus reculer devant les promesses faites à Bruno, se hasarda enfin à s'exécuter, mais en y mettant toute l'adresse possible. Le mauvais temps qui menaçait lui parut être un excellent exorde pour entrer en matière.

«Ami Kéraban, dit-il tout d'abord, du ton d'un homme qui ne veut point donner de conseil, mais qui en demande plutôt, que pensez-vous de cet état de l'atmosphère?

—Ce que j'en pense?…

—Oui! … Vous le savez, nous touchons à l'équinoxe d'automne, et il est à craindre que notre voyage ne soit pas aussi favorisé pendant la seconde partie que pendant la première!

—Eh bien, nous serons moins favorisés, voilà tout! répondit Kéraban d'une voix sèche. Je n'ai pas le pouvoir de modifier à mon gré les conditions atmosphériques! Je ne commande pas aux éléments, que je sache, Van Mitten!

—Non … évidemment, répliqua le Hollandais, que ce début n'encourageait guère. Ce n'est pas ce que je veux dire, mon digne ami!

—Que voulez-vous dire, alors?

—Qu'après tout, ce n'est peut-être là qu'une apparence d'orage ou tout au plus un orage qui passera….

—Tous les orages passent, Van Mitten! Ils durent plus ou moins longtemps, … comme les discussions, mais ils passent, … et le beau temps leur succède … naturellement!

—A moins, fit observer Van Mitten, que l'atmosphère ne soit si profondément troublée! … Si ce n'était pas la période de l'équinoxe….

—Quand on est dans l'équinoxe, répondit Kéraban, il faut bien se résigner à y être! Je ne peux pas faire que nous ne soyons dans l'équinoxe! … On dirait, Van Mitten, que vous me le reprochez?

—Non! … Je vous assure…. Vous reprocher … moi, ami Kéraban,» répondit Van Mitten.

L'affaire s'engageait mal, c'était trop évident. Peut-être, s'il n'avait eu derrière lui Bruno, dont il entendait les sourdes incitations, peut-être Van Mitten eût-il abandonné cette conversation dangereuse, quitte à la reprendre plus tard. Mais il n'y avait plus moyen de reculer,—d'autant moins que Kéraban, l'interpellant, d'une façon directe, cette fois, lui dit en fronçant le sourcil:

«Qu'avez-vous donc, Van Mitten? On croirait que vous avez une arrière-pensée?

—Moi?

—Oui, vous! Voyons! Expliquez-vous franchement! Je n'aime pas les gens qui vous font mauvaise mine, sans dire pourquoi!

—Moi! vous faire mauvaise mine?

—Avez-vous quelque chose à me reprocher? Si je vous ai invité à dîner à Scutari, est-ce que je ne vous conduis pas à Scutari? Est-ce ma faute, si ma chaise a été brisée sur ce maudit chemin de fer?»

Oh! oui! c'était sa faute et rien que sa faute! Mais le Hollandais se garda bien de le lui reprocher!

«Est-ce ma faute, si le mauvais temps nous menace, quand nous n'avons plus qu'une araba pour tout véhicule? Voyons! parlez!»

Van Mitten, troublé, ne savait déjà plus que répondre. Il se borna donc à demander à son peu endurant compagnon s'il comptait rester soit à Atina, soit même à Trébizonde, au cas où le mauvais temps rendrait le voyage trop difficile.

«Difficile ne veut pas dire impossible, n'est-ce pas? répondit Kéraban, et comme j'entends être arrivé à Scutari pour la fin du mois, nous continuerons notre route, quand bien même tous les éléments seraient conjurés contre nous!»

Van Mitten fit appel alors à tout son courage, et formula, non sans une évidente hésitation dans la voix, sa fameuse proposition.

«Eh bien, ami Kéraban, dit-il, si cela ne vous contrarie pas trop, je vous demanderai, pour Bruno et pour moi, la permission … oui … la permission de rester à Atina.

—Vous me demandez la permission de rester à Atina?… répondit
Kéraban en scandant chaque syllabe.

—Oui … la permission … l'autorisation, … car je ne voudrais rien faire sans votre aveu … de … de….

—De nous séparer, n'est-ce pas?

—Oh! temporairement … très temporairement!… se hâta d'ajouter Van Mitten. Nous sommes bien fatigués, Bruno et moi! Nous préférerions revenir par mer à Constantinople … oui! … par mer….

—Par mer?

—Oui … ami Kéraban…. Oh! je sais que vous n'aimez pas la mer!… Je ne dis pas cela pour vous contrarier! … Je comprends très bien que l'idée de faire une traversée quelconque vous soit désagréable!… Aussi, je trouve tout naturel que vous continuiez à suivre la route du littoral! … Mais la fatigue commence à me rendre ce déplacement trop pénible … et … à le bien regarder, Bruno maigrit! …

—Ah! … Bruno maigrit! dit Kéraban, sans même se retourner vers l'infortuné serviteur, qui, d'une main fébrile, montrait ses vêtements flottant sur son corps émacié.

—C'est pourquoi, ami Kéraban, reprit Van Mitten, je vous prie de ne pas trop nous en vouloir, si nous restons à la bourgade d'Atina, d'où nous gagnerons l'Europe dans des conditions plus acceptables! … Je vous le répète, nous vous retrouverons à Constantinople … ou plutôt à Scutari, oui … à Scutari, et ce n'est pas moi qui me ferai attendre pour le mariage de mon jeune ami Ahmet!»

Van Mitten avait dit tout ce qu'il voulait dire. Il attendait la réponse du seigneur Kéraban. Serait-ce un simple acquiescement à une demande si naturelle, ou se formulerait-elle par quelque prise à partie dans un éclat de colère?

Le Hollandais courbait la tête, sans oser lever les yeux sur son terrible compagnon.

«Van Mitten, répondit Kéraban d'un ton plus calme qu'on n'aurait pu l'espérer, Van Mitten, vous voudrez bien admettre que votre proposition ait lieu de m'étonner, et qu'elle soit même de nature à provoquer….

—Ami Kéraban! … s'écria Van Mitten, qui sur ce mot, crut à quelque violence imminente.

—Laissez-moi achever, je vous prie! dit Kéraban. Vous devez bien penser que je ne puis voir cette séparation sans un réel chagrin! J'ajoute même que je ne me serais pas attendu à cela de la part d'un correspondant, lié à moi par trente ans d'affaires….

—Kéraban! fit Van Mitten.

—Eh! par Allah! laissez-moi donc achever! s'écria Kéraban, qui ne put retenir ce mouvement si naturel chez lui. Mais, après tout, Van Mitten, vous êtes libre! Vous n'êtes ni mon parent ni mon serviteur! Vous n'êtes que mon ami, et un ami peut tout se permettre, même de briser les liens d'une vieille amitié!

—Kéraban!… mon cher Kéraban!… répondit Van Mitten, très ému de ce reproche.

—Vous resterez donc à Atina, s'il vous plaît de rester à Atina, ou même à Trébizonde, s'il vous plaît de rester à Trébizonde!»

Et là-dessus, le seigneur Kéraban s'accota dans son coin, comme un homme qui n'a plus auprès de lui que des indifférents, des étrangers, dont le hasard seul a fait ses compagnons de voyage.

En somme, si Bruno était enchanté de la tournure qu'avaient prise les choses, Van Mitten ne laissait pas d'être très chagriné d'avoir causé cette peine à son ami. Mais enfin, son projet avait réussi, et, bien que l'idée lui en vînt peut-être, il ne pensa pas qu'il y eût lieu de retirer sa proposition. D'ailleurs, Bruno était là.

Restait alors la question d'argent, l'emprunt à contracter pour être en mesure, soit de demeurer quelque temps dans le pays, soit d'achever le voyage dans d'autres conditions. Cela ne pouvait faire difficulté. L'importante part qui revenait à Van Mitten dans sa maison de Rotterdam, allait être prochainement versée à la banque de Constantinople, et le seigneur Kéraban n'aurait qu'à se rembourser de la somme prêtée au moyen du chèque que lui donnerait le Hollandais.

«Ami Kéraban? dit Van Mitten, après quelques minutes d'un silence qui ne fut interrompu par personne.

—Qu'y a-t-il encore, monsieur? demanda Kéraban, comme s'il eût répondu à quelque importun.

—En arrivant à Atina! … reprit Van Mitten, que ce mot de «monsieur» avait frappé au coeur.

—Eh bien, en arrivant à Atina, répondit Kéraban, nous nous séparerons! … C'est convenu!

—Oui, sans doute … Kéraban!»

En vérité, il n'osa pas dire: mon ami Kéraban!

«Oui … sans doute…. Aussi je vous prierai de me laisser quelque argent….

—De l'argent! Quel argent?…

—Une petite somme … dont vous vous rembourserez … à la Banque de
Constantinople….

—Une petite somme?

—Vous savez que je suis parti presque sans argent … et, comme vous vous étiez généreusement chargé des frais de ce voyage….

—Ces frais ne regardent que moi!

—Soit! … Je ne veux pas discuter….

—Je ne vous aurais pas laissé dépenser une seule livre, répondit
Kéraban, non pas même une!

—Je vous en suis fort reconnaissant, répondit Van Mitten, mais aujourd'hui, il ne me reste pas un seul para, et je vous serai obligé de….

—Je n'ai point d'argent à vous prêter, répondit sèchement Kéraban, et il ne me reste, à moi, que ce qu'il faut pour achever ce voyage!

—Cependant … vous me donnerez bien?…

—Rien, vous dis-je!

—Comment?… fit Bruno.

—Bruno se permet de parler, je crois!… dit Kéraban d'un ton plein de menaces.

—Sans doute, répliqua Bruno.

—Tais-toi, Bruno,» dit Van Mitten, qui ne voulait pas que cette intervention de son serviteur pût envenimer le débat.

Bruno se tut.

«Mon cher Kéraban, reprit Van Mitten, il ne s'agit, après tout, que d'une somme relativement minime, qui me permettra de demeurer quelques jours à Trébizonde….

—Minime ou non, monsieur, dit Kéraban, n'attendez absolument rien de moi!

—Mille piastres suffiraient!…

—Ni mille, ni cent, ni dix, ni une! riposta Kéraban, qui commençait à se mettre en colère.

—Quoi! rien?

—Rien!

—Mais alors….

—Alors, vous n'avez qu'à continuer ce voyage avec nous, monsieur Van Mitten. Vous ne manquerez de rien! Mais quant à vous laisser une piastre, un para, un demi-para, pour vous permettre de vous promener à votre convenance … jamais!

—Jamais?…

—Jamais!»

La manière dont ce «jamais» fut prononcé était bien pour faire comprendre à Van Mitten et même à Bruno, que la résolution de l'entêté était irrévocable. Quand il avait dit non, c'était dix fois non!

Van Mitten fut-il particulièrement blessé de ce refus de Kéraban, autrefois son correspondant et naguère son ami, il serait difficile de l'expliquer, tant le coeur humain, et en particulier le coeur d'un Hollandais, flegmatique et réservé, renferme de mystères. Quant à Bruno, il était outré! Quoi! il lui faudrait voyager dans ces conditions, et peut-être dans de pires encore? Il lui faudrait poursuivre cette route absurde, cet itinéraire insensé, en charrette, à cheval, à pied, qui sait? Et tout cela pour la convenance d'un têtu d'Osmanli, devant lequel tremblait son maître! Il lui faudrait perdre enfin le peu qui lui restait de ventre, pendant que le seigneur Kéraban, en dépit des contrariétés et des fatigues, continuerait à se maintenir dans une rotondité majestueuse!

Oui! Mais qu'y faire? Aussi Bruno, n'ayant pas d'autre ressource que de grommeler, grommelat-il en son coin. Un instant, il songea à rester seul, à abandonner Van Mitten à toutes les conséquences d'une pareille tyrannie. Mais la question d'argent se dressait devant lui, comme elle s'était dressée devant son maître, lequel n'avait pas seulement de quoi lui payer ses gages. Donc, il fallait bien le suivre!

Pendant ces discussions, l'araba marchait péniblement. Le ciel, horriblement lourd, semblait s'abaisser sur la mer. Les sourds mugissements du ressac indiquaient que la lame se faisait au large. Au delà de l'horizon, le vent soufflait déjà en tempête.

Le postillon pressait de son mieux ses chevaux. Ces pauvres bêtes ne marchaient plus qu'avec peine. Ahmet les excitait de son côté, tant il avait hâte d'arriver à la bourgade d'Atina; mais, qu'il y fût devancé par l'orage, cela ne faisait plus maintenant aucun doute.

Le seigneur Kéraban, les yeux fermés, ne disait pas un mot. Ce silence pesait à Van Mitten, qui eût préféré quelque bonne bourrade de son ancien ami. Il sentait tout ce que celui-ci devait amasser de maugréements contre lui! Si jamais cet amas faisait explosion, ce serait terrible!

Enfin, Van Mitten n'y tint plus, et, se penchant à l'oreille de
Kéraban, de manière que Bruno ne put l'entendre:

«Ami Kéraban? dit-il.

—Qu'y a-t-il? demanda Kéraban.

—Comment ai-je pu céder à cette idée de vous quitter, ne fût-ce qu'un instant? reprit Van Mitten.

—Oui! comment?

—En vérité, je ne le comprends pas!

—Ni moi!» répondit Kéraban.

Et ce fut tout; mais la main de Van Mitten chercha la main de Kéraban, qui accueillit ce repentir par une généreuse pression, dont les doigts du Hollandais devaient porter longtemps la marque.

Il était alors neuf heures du soir. La nuit se faisait très sombre. L'orage venait d'éclater avec une extrême violence. L'horizon s'embrasa de grands éclairs blancs, bien qu'on ne put entendre encore les éclats de la foudre. La bourrasque devint bientôt si forte, que, plusieurs fois, on put craindre que l'araba ne fût renversée sur la route. Les chevaux, épuisés, épouvantés, s'arrêtaient à chaque instant, se cabraient, reculaient, et le postillon ne parvenait que bien difficilement à les maintenir.

Que devenir dans ces conjonctures? On ne pouvait faire halte, sans abri, sur cette falaise battue par les vents d'ouest. Il s'en fallait encore d'une demi-heure avant que la bourgade ne pût être atteinte.

Ahmet, très inquiet, ne savait quel parti prendre, lorsqu'au tournant de la côte une vive lueur apparut à une portée de fusil. C'était le feu du phare d'Atina, élevé sur la falaise, en avant de la bourgade, et qui projetait une lumière assez intense au milieu de l'obscurité.

Ahmet eut la pensée de demander, pour la nuit, l'hospitalité aux gardiens, qui devaient être à leur poste.

Il frappa à la porte de la maisonnette, construite au pied du phare.

Quelques instants de plus, le seigneur Kéraban et ses compagnons n'auraient pu résister aux coups de la tempête.

III

DANS LEQUEL BRUNO JOUE A SON CAMARADE NIZIB UN TOUR QUE LE LECTEUR VOUDRA BIEN LUI PARDONNER.

Une grossière maison de bois, divisée en deux chambres avec fenêtres ouvertes sur la mer, un pylône, fait de poutrelles, supportant un appareil catoptrique, c'est-à-dire une lanterne à réflecteurs, et dominant le toit d'une soixantaine de pieds, tel était le phare d'Atina et ses dépendances. Donc rien de plus rudimentaire.

Mais, tel qu'il était, ce feu rendait de grands services à la navigation, au milieu de ces parages. Son établissement ne datait que de quelques années. Aussi, avant que les difficiles passes du petit port d'Atina qui s'ouvre plus à l'ouest fussent éclairées, que de navires s'étaient mis à la côte au fond de ce cul-de-sac du continent asiatique! Sous la poussée des brises du nord et de l'ouest, un steamer a de la peine à se relever, malgré les efforts de sa machine,—à plus forte raison, un bâtiment à voiles, qui ne peut lutter qu'en biaisant contre le vent.

Deux gardiens demeuraient à poste fixe dans la maisonnette de bois, disposée au pied du phare; une première chambre leur servait de salle commune; une seconde contenait les deux couchettes qu'ils n'occupaient jamais ensemble, l'un d'eux étant de garde chaque nuit, aussi bien pour l'entretien du feu que pour le service des signaux, lorsque quelque navire s'aventurait sans pilote dans les passes d'Atina.

Aux coups qui furent frappés du dehors, la porte de la maisonnette s'ouvrit. Le seigneur Kéraban, sous la violente poussée de l'ouragan —ouragan lui-même!—entra précipitamment, suivi d'Ahmet, de Van Mitten, de Bruno et de Nizib.

«Que demandez-vous? dit l'un des gardiens, que son compagnon, réveillé par le bruit, rejoignit presque aussitôt.

—L'hospitalité pour la nuit? répondit Ahmet.

—L'hospitalité? reprit le gardien. Si ce n'est qu'un abri qu'il vous faut, la maison est ouverte.

—Un abri, pour attendre le jour, répondit Kéraban, et de quoi apaiser notre faim.

—Soit, dit le gardien, mais vous auriez été mieux dans quelque auberge du bourg d'Atina.

—A quelle distance est ce bourg? demanda Van Mitten.

—A une demi-lieue-environ du phare et en arrière des falaises, répondit le gardien.

—Une demi-lieue à faire par ce temps horrible! s'écria Kéraban. Non, mes braves gens, non! … Voici des bancs sur lesquels nous pourrons passer la nuit! … Si notre araba et nos chevaux peuvent s'abriter derrière votre maisonnette, c'est tout ce qu'il nous faudra! … Demain, dès qu'il fera jour, nous gagnerons la bourgade, et qu'Allah nous vienne en aide pour y trouver quelque véhicule plus convenable….

—Plus rapide, surtout! … ajouta Ahmet.

—Et moins rude! … murmura Bruno entre ses dents.

—… que cette araba dont il ne faut pourtant pas dire du mal! … répliqua le seigneur Kéraban, qui jeta un regard sévère au rancunier serviteur de Van Mitten.

—Seigneur, reprit le gardien, je vous répète que notre demeure est à votre service. Bien des voyageurs y ont déjà cherché asile contre le mauvais temps et se sont contentés….

—De ce dont nous saurons bien nous contenter nous-mêmes!» répondit
Kéraban.

Et cela dit, les voyageurs prirent leurs mesures pour passer la nuit dans cette maisonnette. En tout cas, ils ne pouvaient que se féliciter d'avoir trouvé un tel refuge, si peu confortable qu'il fût, à entendre le vent et la pluie qui faisaient rage au dehors.

Mais, dormir, c'est bien, à la condition que le sommeil soit précédé d'un souper quelconque. Ce fut naturellement Bruno qui en fit l'observation, en rappelant que les réserves de l'araba étaient absolument épuisées.

«Au fait, demanda Kéraban, qu'avez-vous à nous offrir, mes braves gens, … en payant, bien entendu?

—Bon ou mauvais, répondit un des gardiens, il y a ce qu'il y a, et toutes les piastres du trésor impérial ne vous feraient pas trouver autre chose ici que le peu qui nous reste des provisions du phare!

—Ce sera suffisant! répondit Ahmet.

—Oui! … s'il y en a assez! … murmura Bruno, dont les dents s'allongeaient sous la surexcitation d'une véritable fringale.

—Passez dans l'autre chambre, répondit le gardien. Ce qui est sur la table est à votre disposition!

—Et Bruno nous servira, répondit Kéraban, tandis que Nizib ira aider le postillon à remiser le moins mal possible, à l'abri du vent, notre araba et son équipage!»

Sur un signe de son maître, Nizib sortit aussitôt, afin de tout disposer pour le mieux.

En même temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, suivis de Bruno, entraient dans la seconde chambre et prenaient place devant un foyer de bois flambant, près d'une petite table. Là, dans des plats grossiers se trouvaient quelques restes de viande froide, auxquels les voyageurs affamés firent honneur. Bruno, les regardant manger si avidement, semblait même penser qu'ils leur en faisaient trop.

«Et mais il ne faut pas oublier Bruno ni Nizib! fit observer Van Mitten, après un quart d'heure d'un travail de mastication que le serviteur du digne Hollandais trouva interminable.

—Non certes, répondit le seigneur Kéraban, il n'y a pas de raison pour qu'ils meurent de faim plus que leurs maîtres!

—Il est vraiment bien bon! murmura Bruno.

—Et il ne faut point les traiter comme des Cosaques! … ajouta
Kéraban! … Ah! ces Cosaques! … on en pendrait cent….

—Oh! fit Van Mitten.

—Mille … dix mille … cent mille … ajouta Kéraban en secouant son ami d'une main vigoureuse, qu'il en resterait trop encore!… Mais la nuit s'avance! … Allons dormir!

—Oui, cela vaut mieux!» répondit Van Mitten, qui, par ce «oh!» intempestif, avait failli provoquer le massacre d'une grande partie des tribus nomades de l'Empire moscovite.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet revinrent alors dans la première chambre, au moment où Nizib y rejoignait Bruno pour souper avec lui. Là, s'enveloppant de leur manteau, étendus sur les bancs, tous trois cherchèrent à tromper dans le sommeil les longues heures d'une nuit de tempête. Mais il leur serait bien difficile, sans doute, de dormir dans ces conditions.

Cependant, Bruno et Nizib, attablés l'un devant l'autre, se préparaient à achever consciencieusement ce qui restait dans les plats et au fond des brocs,—Bruno, toujours très dominateur avec Nizib, Nizib, toujours très déférent vis-à-vis de Bruno.

«Nizib, dit Bruno, à mon avis, lorsque les maîtres ont soupé, c'est le droit des serviteurs de manger les restes, quand ils veulent bien leur en laisser.

—Vous avez toujours faim, monsieur Bruno? demanda Nizib d'un air approbateur.

—Toujours faim, Nizib, surtout quand il y a douze heures que je n'ai rien pris!

—Il n'y paraît pas!

—Il n'y paraît pas!… Mais, ne voyez-vous pas, Nizib, que j'ai encore maigri de dix livres depuis huit jours! Avec mes vêtements devenus trop larges, on habillerait un homme deux fois gros comme moi?

—C'est vraiment singulier, ce qui vous arrive, monsieur Bruno! Moi! j'engraisse plutôt à ce régime-là!

—Ah! tu engraisses! … murmura Bruno, qui regarda son camarade de travers.

—Voyons un peu ce qu'il y a dans ce plat, dit Nizib.

—Hum! fit Bruno, il n'y reste pas grand chose … et, quand il y en a à peine pour un, à coup sûr il n'y en a pas pour deux!

—En voyage, il faut savoir se contenter de ce que l'on trouve, monsieur Bruno!

—Ah! tu fais le philosophe, se dit Bruno! Ah! tu te permets d'engraisser! … toi!»

Et ramenant à lui l'assiette de Nizib: «Eh! que diable vous êtes-vous donc servi là? dit-il.

—Je ne sais, mais cela ressemble beaucoup à un reste de mouton, répondit Nizib, qui replaça l'assiette devant lui.

—Du mouton? … s'écria Bruno. Eh! Nizib, prenez garde! … Je crois que vous faites erreur!

—Nous verrons bien, dit Nizib, en portant à sa bouche un morceau qu'il venait de piquer avec sa fourchette.

—Non! … non! … répliqua Bruno, en l'arrêtant de la main. Ne vous pressez pas! Par Mahomet, comme vous dites, je crains bien que ce ne soit de la chair d'un certain animal immonde,—immonde pour un Turc, s'entend, et non pour un chrétien!

—Vous croyez, monsieur Bruno?

—Permettez-moi de m'en assurer, Nizib.»

Et Bruno fit passer sur son assiette le morceau de viande choisi par Nizib; puis, sous prétexte d'y goûter, il le fit entièrement disparaître en quelques bouchées.

«Eh bien? demanda Nizib, non sans une certaine inquiétude.

—Eh bien, répondit Bruno, je ne me trompais pas! … C'est du porc!
 … Horreur! Vous alliez manger du porc!

—Du porc? s'écria Nizib. C'est défendu….

—Absolument.

—Pourtant, il m'avait semblé….

—Que diable, Nizib, vous pouvez bien vous en rapporter à un homme qui doit s'y connaître mieux que vous!

—Alors, monsieur Bruno? …

—Alors, à votre place, je me contenterais de ce morceau de fromage de chèvre.

—C'est maigre! répondit Nizib.

—Oui … mais il a l'air excellent!»

Et Bruno plaça le fromage devant son camarade. Nizib commença à manger, non sans faire la grimace, tandis que l'autre achevait à grands coups de dents le mets plus substantiel, improprement qualifié par lui de porc.

«A votre santé, Nizib, dit-il, en se servant un plein gobelet du contenu d'un broc posé sur la table.

—Quelle est cette boisson? demanda Nizib.

—Hum! … fit Bruno … il me semble….

—Quoi donc? dit Nizib en tendant son verre.

—Qu'il y a un peu d'eau-de-vie là-dedans…. répondit Bruno, et un bon musulman ne peut se permettre….

—Je ne puis cependant manger sans boire!

—Sans boire? … non!… et voici dans ce broc une eau fraîche, dont il faudra vous contenter, Nizib! Êtes-vous heureux, vous autres Turcs, d'être habitués à cette boisson si salutaire!»

Et, pendant que buvait Nizib:

«Engraisse, murmurait Bruno, engraisse, mon garçon … engraisse!…»

Mais voilà que Nizib, en tournant la tête, aperçut un autre plat déposé sur la cheminée, et dans lequel il restait encore un morceau de viande d'appétissante mine.

«Ah! s'écria Nizib, je vais donc pouvoir manger plus sérieusement, cette fois!….

—Oui … cette fois, Nizib, répondit Bruno, et nous allons partager en bons camarades! … Vraiment, cela me faisait de la peine de vous voir réduit à ce fromage de chèvre!

—Ceci doit être du mouton, monsieur Bruno!

—Je le crois, Nizib.»

Et Bruno, attirant le plat devant lui, commença à découper le morceau que Nizib dévorait du regard.

«Eh bien! dit-il.

—Oui … du mouton … répondit Bruno, ce doit-être du mouton! … Du reste, nous avons rencontré tant de troupeaux de ces intéressants quadrupèdes sur notre route! … C'est à croire, vraiment, qu'il n'y a que des moutons dans le pays!

—Eh bien? … dit Nizib en tendant son assiette.

—Attendez, … Nizib, … attendez! … Dans votre intérêt, il vaut mieux que je m'assure … Vous comprenez, ici … à quelques lieues seulement de la frontière … c'est presque encore de la cuisine russe … Et les Russes … il faut s'en défier!

—Je vous répète, monsieur Bruno, que, cette fois, il n'y a pas d'erreur possible!

—Non … répondit Bruno qui venait de goûter au nouveau plat, c'est bien du mouton, et cependant….

—Hein? … fit Nizib.

—On dirait…. répondit Bruno en avalant coup sur coup les morceaux qu'il avait mis sur son assiette.

—Pas si vite, monsieur Bruno!

—Hum! … Si c'est du mouton … il a un singulier goût!

—Ah! … je saurai bien! … s'écria Nizib, qui, en dépit de son calme, commençait à se monter.

—Prenez garde, Nizib, prenez garde!»

Et ce disant, Bruno faisait précipitamment disparaître les dernières bouchées de viande.

«A la fin, monsieur Bruno!….

—Oui, Nizib, … à la fin … je suis fixé! … Vous aviez absolument raison, cette fois!

—C'était du mouton?

—Du vrai mouton!

—Que vous avez dévoré!….

—Dévoré, Nizib? … Ah! voilà un mot que je ne saurais admettre! …
Dévoré? … Non! … J'y ai goûté seulement!

—Et j'ai fait là un joli souper! répliqua Nizib d'un ton piteux. Il me semble, monsieur Bruno, que vous auriez bien pu me laisser ma part, et ne point tout manger, pour vous assurer que c'était….

—Du mouton, en effet, Nizib! Ma conscience m'oblige….

—Dites votre estomac!

—A le reconnaître! … Après tout, il n'y a pas lieu pour vous de le regretter, Nizib!

—Mais si, monsieur Bruno, mais si!

—Non! … Vous n'auriez pu en manger!

—Et pourquoi?

—Parce que ce mouton était piqué de lard, Nizib, vous entendez bien … piqué de lard, … et que le lard n'est point orthodoxe!»

Là-dessus, Bruno se leva de table, frottant son estomac en homme qui a bien soupé; puis, il rentra dans la salle commune, suivi du très déconfit Nizib.

Le seigneur Kéraban, Ahmet et Van Mitten, étendus sur les bancs de bois, n'avaient encore pu trouver un instant de sommeil. La tempête, d'ailleurs, redoublait au dehors. Les ais de la maison de bois gémissaient sous ses coups. On pouvait craindre que le phare ne fût menacé d'une dislocation complète. Le vent ébranlait la porte et les volets des fenêtres, comme s'ils eussent été frappés de quelque bélier formidable. Il fallut les étayer solidement. Mais aux secousses du pylone, encastré dans la muraille, on se rendait compte de ce que pouvaient être, à cinquante pieds au-dessus du toit, les violences de la bourrasque. Le phare résisterait-il à cet assaut, le feu continuerait-il à éclairer les passes d'Atina, où la mer devait être démontée, il y avait doute à cela, un doute plein d'éventualités des plus graves. Il était alors onze heures et demie du soir.

«Il n'est pas possible de dormir ici! dit Kéraban, qui se leva et parcourut à petits pas la salle commune.

—Non, répondit Ahmet, et si la fureur de l'ouragan augmente encore, il y a lieu de craindre pour cette maisonnette! Je pense donc qu'il est bon de nous tenir prêts à tout événement!

—Est-ce que vous dormez, Van Mitten, est-ce que vous pouvez dormir?» demanda Kéraban.

Et il alla secouer son ami.

«Je sommeillais, répondit Van Mitten.

—Voilà ce que peuvent les natures placides! Là où personne ne saurait prendre un instant de repos, un Hollandais trouve encore le moment de sommeiller!

—Je n'ai jamais vu pareille nuit! dit l'un des gardiens. Le vent bat en côte, et qui sait si demain les roches d'Atina ne seront pas couvertes d'épaves!

—Est-ce qu'il y avait quelque navire en vue? demanda Ahmet.

—Non … répondit le gardien, du moins, avant le coucher du soleil. Lorsque je suis monté au haut du phare pour l'allumer, je n'ai rien aperçu au large. C'est heureux, car les parages d'Atina sont mauvais, et même avec ce feu qui les éclaire jusqu'à cinq milles du petit port, il est difficile de les accoster.»

En ce moment, un coup de rafale repoussa plus violemment la porte à l'intérieur de la chambre comme si elle venait de voler en éclats.

Mais le seigneur Kéraban s'était jeté sur cette porte, il l'avait repoussée, il avait lutté contre la bourrasque, et il parvint à la refermer avec l'aide du gardien.

«Quelle entêtée! s'écria-t-il, mais j'ai été plus têtu qu'elle!

—La terrible tempête! s'écria Ahmet.

—Terrible, en effet, répondit Van Mitten, une tempête presque comparable à celles qui se jettent sur nos côtes de la Hollande, après avoir traversé l'Atlantique!

—Oh! fit Kéraban, presque comparable!

—Songez donc, ami Kéraban! Ce sont des tempêtes qui nous viennent d'Amérique à travers tout l'Océan!

—Est-ce que les colères de l'Océan, Van Mitten, peuvent se comparer à celles de la mer Noire?

—Ami Kéraban, je ne voudrais pas vous contrarier, mais, en vérité….

—En vérité, vous cherchez à le faire! répondit Kéraban, qui n'avait pas lieu d'être de très bonne humour.

—Non! … je dis seulement….

—Vous dites?….

—Je dis qu'auprès de l'Océan, auprès de l'Atlantique, la mer Noire, à proprement parler, n'est qu'un lac!

—Un lac! … s'écria Kéraban on redressant la tête. Par Allah! il me semble que vous avez dit un lac!

—Un vaste lac, si vous voulez! … répondit Van Mitten qui cherchait à adoucir ses expressions, un immense lac … mais un lac!

—Pourquoi pas un étang?

—Je n'ai point dit un étang!

—Pourquoi pas une mare?

—Je n'ai point dit une mare!

—Pourquoi pas une cuvette?

—Je n'ai point dit une cuvette!

—Non! … Van Mitten, mais vous l'avez pensé!

—Je vous assure….

—Eh bien, soit! … une cuvette! … Mais, que quelque cataclysme vienne à jeter votre Hollande dans cette cuvette, et votre Hollande s'y noiera tout entière! … Cuvette!»

Et sur ce mot qu'il répétait en le mâchonnant, le seigneur Kéraban se mit à arpenter la chambre.

«Je suis pourtant bien sûr de n'avoir point dit cuvette! murmurait Van
Mitten, absolument décontenancé.

—Croyez, mon jeune ami, ajouta-t-il en s'adressant à Ahmet, que cette expression ne m'est pas même venue à la pensée! … L'Atlantique.

—Soit, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, mais ce n'est ni le lieu ni l'heure de discuter là-dessus!

—Cuvette! …» répétait entre ses dents l'entêté personnage.

Et il s'arrêtait pour regarder en face son ami le Hollandais, qui
n'osait plus prendre la défense de la Hollande, dont le seigneur
Kéraban menaçait d'engloutir le territoire sous les flots du
Pont-Euxin.

Pendant une heure encore, l'intensité de la tourmente ne fit que s'accroître. Les gardiens, très inquiets, sortaient de temps en temps par l'arrière de la maisonnette pour surveiller le pylône de bois à l'extrémité duquel oscillait la lanterne. Leurs hôtes, rompus par la fatigue, avaient repris place sur les bancs de la salle et cherchaient vainement à se reposer dans quelques instants de sommeil.

Tout à coup, vers deux heures du matin, maîtres et domestiques furent violemment secoués de leur torpeur. Les fenêtres, dont les auvents avaient été arrachés, venaient de voler en éclats.

En même temps, pendant une courte accalmie, un coup de canon se faisait entendre au large.

IV

DANS LEQUEL TOUT SE PASSE AU MILIEU DES ÉCLATS DE LA FOUDRE ET DE LA FULGURATION DES ÉCLAIRS

Tous s'étaient levés, se précipitaient aux fenêtres, regardaient la mer, dont les lames, pulvérisées par le vent, assaillaient d'une pluie violente la maison du phare. L'obscurité était profonde, et il n'eût pas été possible de rien voir, même à quelques pas, si, par intervalles, de grands éclairs fauves n'eussent illuminé l'horizon.

Ce fut dans un de ces éclairs qu'Ahmet signala un point mouvant, qui apparaissait et disparaissait au large.

«Est-ce un navire? s'écria-t-il.

—Et si c'est un navire, est-ce lui qui a tiré ce coup de canon? ajouta Kéraban.

—Je monte à la galerie du phare, dit l'un des gardiens, en se dirigeant vers un petit escalier de bois, qui donnait accès à l'échelle intérieure dans l'angle de la salle.

—Je vous accompagne,» répondit Ahmet.

Pendant ce temps, le seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib et le second gardien, malgré la bourrasque, malgré les embruns, demeuraient à la baie des fenêtres brisées.

Ahmet et son compagnon eurent rapidement atteint, au niveau du toit, la plate-forme qui servait de base au pylône. De là, dans l'entre-deux des poutrelles, reliées par des croisillons, formant l'ensemble du bâtis, se déroulait un escalier à jour, dont la soixantième marche s'adaptait à la partie supérieure du phare, supportant l'appareil éclairant.

La tourmente était si violente que cette ascension ne pouvait qu'être extrêmement difficile. Les solides montants du pylône oscillaient sur leur base. Par instants, Ahmet se sentait si fortement collé au garde-fou de l'escalier qu'il devait craindre de ne plus pouvoir s'en arracher; mais, profitant de quelque courte accalmie, il parvenait à franchir deux ou trois marches encore, et, suivant le gardien non moins embarrassé que lui, il put atteindre la galerie supérieure. De là, quel émouvant spectacle! Une mer démontée se brisant en lames monstrueuses contre les roches, des embruns s'éparpillant comme une averse en passant par-dessus la lanterne du phare, des montagnes d'eau se heurtant au large, et dont les arêtes trouvaient encore assez de lumière diffuse dans l'atmosphère pour se dessiner en crêtes blanchâtres, un ciel noir, chargé de nuages bas, chassant avec une incomparable vitesse et découvrant parfois, dans leurs intervalles, d'autres amas de vapeurs plus élevés, plus denses, d'où s'échappaient quelques-uns de ces longs éclairs livides, illuminations silencieuses et blafardes, reflets, sans doute, de quelque orage encore lointain.

Ahmet et le gardien s'étaient accrochés à l'appui de la galerie supérieure. Placés à droite et à gauche de la plate-forme, ils regardaient, cherchant soit le point mobile déjà entrevu, soit la lueur d'un coup de canon qui en eût marqué la place.

D'ailleurs, ils ne parlaient point, ils n'auraient pu s'entendre, mais sous leurs yeux se développait un assez large secteur de vue. La lumière de la lanterne, emprisonnée dans le réflecteur qui lui faisait écran, ne pouvait les éblouir, et en avant d'eux, elle projetait son faisceau lumineux dans un rayon de plusieurs milles.

Toutefois, n'était-il pas à craindre que cette lanterne ne vint brusquement à s'éteindre? Par moments, un souffle de rafale arrivait jusqu'à la flamme, qui se couchait au point de perdre tout son éclat. En même temps, des oiseaux de mer, affolés par la tempête, venaient se précipiter sur l'appareil, semblables à d'énormes insectes attirés par une lampe, et ils se brisaient la tête contre le grillage en fer qui le protégeait. C'étaient autant de cris assourdissants ajoutés à tous les fracas de la tourmente. Le déchaînement de l'air était si violent alors, que la partie supérieure du pylône subissait des oscillations d'une amplitude effrayante. Que l'on n'en soit pas surpris: parfois, les tours en maçonnerie des phares européens en éprouvent de telles que les poids de leurs horloges s'embrouillent et ne fonctionnent plus. A plus forte raison, ces grands bâtis de bois, dont la charpente ne peut avoir la rigidité d'une construction en pierre. Là, à cette place, le seigneur Kéraban, que les lames du Bosphore suffisaient à rendre malade, eût certainement ressenti tous les effets d'un véritable mal de mer.

Ahmet et le gardien, cherchaient à retrouver au milieu d'une éclaircie le point mobile qu'ils avaient déjà entrevu. Mais, ou ce point avait disparu, ou les éclairs ne mettaient plus en lumière l'endroit qu'il occupait. Si c'était un navire, rien d'impossible à ce qu'il eût sombré sous les coups de l'ouragan.

Soudain, la main d'Ahmet s'étendit vers l'horizon. Son regard ne pouvait le tromper. Un effrayant météore venait de se dresser à la surface de la mer jusqu'à la surface des nuages.

Deux colonnes, de forme vésiculaire, gazeuses par le haut, liquides par le bas, se rejoignant par une pointe conique, animées d'un mouvement giratoire d'une extrême vitesse, présentant une vaste concavité au vent qui s'y engouffrait, se déplaçaient en faisant tourbillonner les eaux sur leur passage. Pendant les accalmies, on entendait un sifflement aigu d'une telle intensité qu'il devait se propagera une grande distance. De rapides éclairs en zigzags sillonnaient l'énorme panache de ces deux colonnes, qui se perdait dans la nue.

C'étaient deux trombes marines, et il y a vraiment lieu d'être effrayé à l'apparition de ces phénomènes, dont la véritable cause n'est pas encore bien déterminée.

Tout à coup, à peu de distance de l'une des trombes, retentit une sourde détonation, que venait de précéder un vif éclat de lumière.

«Un coup de canon, cette fois!» s'écria Ahmet, en tendant la main dans la direction observée.

Le gardien avait aussitôt concentré sur ce point toute la puissance de son regard.

«Oui! … Là … là?….» fit-il.

Et dans l'illumination d'un vaste éclair, Ahmet venait d'apercevoir un bâtiment de médiocre tonnage, qui luttait contre la tempête.

C'était une tartane, désemparée, sa grande antenne en lambeaux. Sans aucun moyen de pouvoir résister, elle dérivait irrésistiblement vers la côte. Avec des roches sous le vent, avec la proximité de ces deux trombes qui se dirigeaient vers elle, il était impossible qu'elle put échapper à sa perte. Engloutie ou mise en pièces, ce ne devait plus être que l'affaire de quelques instants.

Et cependant, elle résistait, cette tartane. Peut-être, si elle échappait à l'attraction des trombes, trouverait-elle quelque courant qui la porterait dans le port? Avec ce vent qui battait en côte, même à sec de toile, peut-être saurait-elle donner dans le chenal, dont le feu du phare lui marquait la direction? C'était une dernière chance.

Aussi, la tartane essaya-t-elle de lutter contre le plus proche des météores, qui menaçait de l'attirer dans son tourbillon. De là, ces coups de canon, non de détresse, mais de défense. Il fallait rompre cette colonne tournante en la crevant de projectiles. On y réussit, mais d'une façon incomplète. Un boulet traversa la trombe vers le tiers de sa hauteur, les deux segments se séparèrent, flottant dans l'espace comme deux tronçons de quelque fantastique animal; puis, ils se rejoignirent et reprirent leur mouvement giratoire en aspirant l'air et l'eau sur leur passage.

Il était alors trois heures du matin. La tartane dérivait toujours vers l'extrémité du chenal.

A ce moment, passa un coup de bourrasque qui ébranla le pylône jusqu'à sa base. Ahmet et le gardien durent craindre qu'il ne fût déraciné du sol. Les poutrelles craquées menaçaient d'échapper aux entretoises qui les reliaient à l'ensemble du bâtis. Il fallut redescendre au plus vite et chercher un abri dans la maison.

C'est ce que firent Ahmet et son compagnon. Ce ne fut pas sans peine, tant l'escalier tournant se tordait sous leurs pieds. Ils y réussirent cependant et reparurent sur les premières marches, qui donnaient accès à l'intérieur de la salle.

«Eh bien? demanda Kéraban.

—C'est un navire, répondit Ahmet.

—En perdition?….

—Oui, répondit le gardien, à moins qu'il ne donne directement dans le chenal d'Atina!

—Mais le peut-il?….

—Il le peut si son capitaine connaît ce chenal, et tant que le feu lui indiquera sa direction!

—On ne peut rien pour le guider … pour lui porter secours? demanda
Kéraban.

—Rien!»

Soudain, un immense éclair enveloppa toute la maisonnette. Le coup de tonnerre éclata aussitôt. Kéraban et les siens furent comme paralysés par la commotion électrique. C'était miracle qu'ils n'eussent point été foudroyés à cette place, sinon directement, du moins par un choc en retour.

Au même instant, un fracas effroyable se faisait entendre. Une lourde masse s'abattit sur le toit qui s'effondra, et l'ouragan, se précipitant par cette large ouverture, saccagea l'intérieur de la salle, dont les murs de bois s'affaissèrent sur le sol.

Par un bonheur providentiel, aucun de ceux qui s'y trouvaient n'avait été blessé. Le toit, arraché, avait pour ainsi dire glissé vers la droite, tandis qu'ils étaient groupés dans l'angle à gauche près de la porte.

«Au dehors! au dehors!» cria l'un des gardiens en s'élançant sur les roches de la grève.

Tous l'imitèrent, et là, ils reconnurent à quelle cause était due cette catastrophe.

Le phare, foudroyé par une décharge électrique, s'était rompu à la base. Par suite, effondrement de la partie supérieure du pylône, qui, dans sa chute, avait défoncé le toit. Puis, en un instant, l'ouragan venait d'achever la démolition de la maisonnette.

Maintenant, plus un feu pour éclairer le chenal du petit port de refuge! Si la tartane échappait à l'engloutissement dont la menaçaient les trombes, rien ne pourrait l'empêcher de se mettre au plein sur les récifs.

On la voyait alors irrésistiblement dressée, tandis que les colonnes d'air et d'eau tourbillonnaient autour d'elle. A peine une demi-encablure la séparait-elle d'une énorme roche, qui émergeait à cinquante pieds au plus de la pointe nord-ouest. C'était évidemment là que le petit bâtiment viendrait toucher, se briser, périr.

Kéraban et ses compagnons allaient et venaient sur la grève, regardant avec horreur cet émouvant spectacle, impuissants à porter secours au navire en détresse, pouvant à peine résister eux-mêmes à ces violences de l'air déchaîné, qui les couvrait d'embruns où le sable se mêlait à l'eau de mer.

Quelques pêcheurs du port d'Atina étaient accourus,—peut-être pour se disputer les débris de cette tartane que le ressac allait bientôt rejeter sur les roches. Mais le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons ne l'entendaient pas ainsi. Ils voulaient qu'on fit tout pour venir en aide aux naufragés. Ils voulaient plus encore: c'était, dans la mesure du possible, que l'on indiquât à l'équipage de la tartane la direction du chenal. Quelque courant ne pouvait-il l'y porter en évitant les écueils de droite et de gauche?

«Des torches! … des torches!….» s'écria Kéraban.

Aussitôt, quelques branches résineuses, arrachées à un bouquet de pins maritimes, groupés sur le flanc de la maison renversée, furent enflammées, et ce fut leur lueur fuligineuse qui remplaça, tant bien que mal, le feu éteint du phare.

Cependant, la tartane dérivait toujours. A travers les stries des éclairs, on voyait son équipage manoeuvrer. Le capitaine essayait de gréer une voile de fortune, afin de se diriger sur les feux de la grève; mais à peine hissée, la voile se déralingua sous le fouet de l'ouragan, et des morceaux de toile furent projetés jusqu'aux falaises, passant comme une volée de ces pétrels, qui sont les oiseaux des tempêtes.

La coque du petit bâtiment s'élevait parfois à une hauteur prodigieuse et retombait dans un gouffre où elle se fût anéantie, s'il eût eu pour fond quelque roche sous-marine.

«Les malheureux! s'écriait Kéraban. Mes amis … ne peut-on rien pour les sauver?

—Rien! répondirent les pêcheurs.

—Rien!… Rien!… Eh bien, mille piastres!… dix mille piastres!… cent mille … à qui leur portera secours!»

Mais les généreuses offres ne pouvaient être acceptées! Impossible de se jeter au milieu de cette mer furieuse pour établir un va-et-vient entre la tartane et la pointe extrême de la passe! Peut-être, avec un de ces engins nouveaux, ces canons porte-amarres, eût-on pu jeter une communication; mais ces engins manquaient et le petit port d'Atina ne possédait même pas un canot de sauvetage.

«Nous ne pouvons pourtant pas les laisser périr!» répétait Kéraban, qui ne se contenait plus à la vue de ce spectacle.

Ahmet et tous ses compagnons, épouvantés comme lui, comme lui étaient réduits à l'impuissance.

Tout à coup, un cri, parti du pont de la tartane, fit bondir Ahmet. Il lui sembla que son nom,—oui! son nom!—avait été jeté au milieu du fracas des lames et du vent.

Et en effet, pendant une courte accalmie, ce cri fut répété, et, distinctement, il entendit:

«Ahmet … à moi! … Ahmet!»

Qui donc pouvait l'appeler ainsi? Sous le coup d'un irrésistible pressentiment, son coeur battit à se rompre! … Cette tartane, il lui sembla qu'il la reconnaissait … qu'il l'avait déjà, vue! … Où? … N'était-ce pas à Odessa, devant la villa du banquier Sélim, le jour même de son départ?

«Ahmet! … Ahmet! …»

Ce nom retentit encore.

Kéraban, Van Mitten, Bruno, Nizib, s'étaient rapprochés du jeune homme, qui, les bras tendus vers la mer, restait immobile, comme s'il eût été pétrifié.

«Ton nom! … C'est ton nom? répétait Kéraban.

—Oui !… oui! … disait-il … mon nom!»

Soudain, un éclair dont la durée dépassa deux secondes,—il se propagea d'un horizon à l'autre—embrasa tout l'espace. Au milieu de cette immense fulguration, la tartane apparut aussi nettement que si elle eût été dessinée en blanc par quelque effluence électrique. Son grand mât venait d'être frappé d'un coup de foudre et brûlait comme une torche au souffle de la rafale.

A l'arrière de la tartane, deux jeunes filles se tenaient enlacées l'une à l'autre, et de leurs lèvres s'échappa encore ce cri:

«Ahmet! … Ahmet!

—Elle! …C'est elle! … Amasia! … s'écria le jeune homme en bondissant sur une des roches.

—Ahmet! … Ahmet!» s'écria Kéraban à son tour. El il se précipita vers son neveu, non pour le retenir, mais pour lui venir en aide, s'il le fallait.

«Ahmet!… Ahmet!»

Ce nom fut, une dernière fois encore, jeté à travers l'espace. Il n'y avait plus de doute possible.

«Amasia! … Amasia! …» s'écria Ahmet.

Et se lançant dans l'écume du ressac, il disparut.

A ce moment, une des trombes venait d'atteindre la tartane par l'avant; puis elle l'entraînait dans son tourbillon, elle la jetait sur les récifs de gauche, vers la roche même, à l'endroit où elle émergeait près de la pointe nord-ouest. Là, le petit bâtiment se broya avec un fracas qui domina le bruit de la tourmente; puis, il s'abîma en un clin d'oeil, et le météore, rompu lui aussi, à ce choc de recueil, s'évanouit en éclatant comme une bombe gigantesque, rendant à la mer sa base liquide, et à la nue les vapeurs qui formaient son tournoyant panache.

On devait croire perdus tous ceux que portait la tartane, perdu le courageux sauveteur qui s'était précipité au secours des deux jeunes filles!

Kéraban voulu se lancer dans ces eaux furieuses, afin de lui venir en aide … Ses compagnons durent lutter avec lui pour l'empêcher de courir à une perte certaine.

Mais, pendant ce temps, on avait pu revoir Ahmet à la lueur des éclairs continus qui illuminaient l'espace. Avec une vigueur surhumaine, il venait de se hisser sur la roche. Il soulevait dans ses bras l'une des naufragées! … L'autre, accrochée à son vêtement, remontait avec lui! … Mais, sauf elles, personne n'avait reparu … Sans doute, tout l'équipage de la tartane, qui s'était jeté à la mer au moment où l'assaillait la trombe, avait péri, et toutes deux étaient les seules survivantes de ce naufrage.

Ahmet, lorsqu'il se fut mis hors de la portée des lames, s'arrêta un instant, et regarda l'intervalle qui le séparait de la pointe de la passe. Au plus, une quinzaine de pieds. Et alors, profitant du retrait d'une énorme vague, qui laissait à peine quelques pouces d'eau sur le sable, il s'élança avec son fardeau, suivi de l'autre jeune fille, vers les rochers de la grève qu'il atteignit heureusement.

Une minute après, Ahmet était au milieu de ses compagnons. Là, il tombait, brisé par l'émotion et la fatigue, après avoir remis entre leurs bras celle qu'il venait de sauver.

«Amasia! … Amasia!» s'écria Kéraban.

Oui! C'était bien Amasia … Amasia qu'il avait laissée à Odessa, la fille de son ami Sélim! C'était bien elle qui se trouvait à bord de cette tartane, elle qui venait de se perdre, à trois cents lieues de là, à l'autre extrémité de la mer Noire! Et avec elle, Nedjeb, sa suivante! Que s'était-il donc passé! … Mais Amasia ni la jeune Zingare n'auraient pu le dire en ce moment: toutes deux avaient perdu connaissance.

Le seigneur Kéraban prit la jeune fille entre ses bras, tandis que l'un des gardiens du phare soulevait Nedjeb. Ahmet était revenu à lui, mais éperdu, comme un homme à qui le sentiment de la réalité échappe encore. Puis, tous se dirigèrent vers la bourgade d'Atina, où l'un des pêcheurs leur donna asile dans sa cabane.

Amasia et Nedjeb furent déposées devant l'âtre, où flambait un bon feu de sarments.

Ahmet, penché sur la jeune fille, lui soutenait la tête! Il l'appelait … il lui parlait!

«Amasia! … ma chère Amasia! … Elle ne m'entend plus! … Elle ne me répond pas! … Ah! si elle est morte, je mourrai!

—Non! … elle n'est pas morte, s'écria Kéraban. Elle respire! …
Ahmet! … Elle est vivante!….»

En ce moment, Nedjeb venait de se relever. Puis, se jetant sur le corps d'Amasia,

«Ma maîtresse … ma bien aimée maîtresse! … disait-elle … Oui! … elle vit! … Ses yeux se rouvrent!»

Et, en effet, les paupières de la jeune fille venaient de se soulever un instant.

«Amasia! … Amasia! s'écria Ahmet.

—Ahmet … mon cher Ahmet!» répondit la jeune fille.

Kéraban les pressait tous les deux sur sa poitrine.

«Mais quelle était cette tartane? … demanda Ahmet.

—Celle que nous devions visiter, seigneur Ahmet, avant votre départ d'Odessa! répondit Nedjeb.

—La Guïdare, capitaine Yarhud?

—Oui! … C'est lui qui nous a enlevées toutes deux!

—Mais pour qui agissait-il?

—Nous l'ignorons!

—Et où allait cette tartane?

—Nous l'ignorons aussi, Ahmet. répondit Amasia … Mais vous êtes là
… J'ai tout oublié!….

—Je n'oublierai pas, moi!» s'écria le seigneur Kéraban.

Et si, à ce moment, il se fût retourné, il eût aperçu un homme, qui l'épiait à la porte de la cabane, s'enfuir rapidement.

C'était Yarhud, seul survivant de son équipage. Presque aussitôt, sans avoir été vu, il disparaissait dans une direction opposée au bourg d'Atina.

Le capitaine maltais avait tout entendu. Il savait maintenant que, par une fatalité inconcevable, Ahmet s'était trouvé sur le lieu du naufrage de la Guïdare, au moment où Amasia allait périr!

Après avoir dépassé les dernières maisons de la bourgade, Yarhud s'arrêta au détour de la route.

«Le chemin est long d'Atina au Bosphore, dit-il, et je saurai bien mettre a exécution les ordres du seigneur Saffar!»

V

DE QUOI L'ON CAUSE ET CE QUE L'ON VOIT SUR LA ROUTE D'ATINA A TRÉBIZONDE.

S'ils étaient heureux de s'être retrouvés ainsi, ces deux fiancés, s'ils remercièrent Allah de ce providentiel hasard, qui avait conduit Ahmet à l'endroit même où la tempête allait jeter cette tartane, s'ils éprouvèrent une de ces émotions, mêlées de joie et d'épouvanté, dont l'impression est ineffaçable, il est inutile d'y insister.

Mais, on le conçoit, ce qui s'était passé depuis leur départ d'Odessa, Ahmet, et non moins que lui, son oncle Kéraban, avaient une telle hâte de l'apprendre, qu'Amasia, aidée de Nedjeb, ne put tarder à en faire le récit dans tous ses détails.

Il va sans dire que des vêtements de rechange avaient été procurés aux deux jeunes filles, qu'Ahmet lui-même s'était vêtu d'un costume du pays, et que tous, maîtres et serviteurs, assis sur des escabeaux devant la flamme pétillante du foyer, n'avaient plus aucun souci de la tourmente qui déchaînait au dehors ses dernières violences.

Avec quelle émotion tous apprirent ce qui s'était passé à la villa Sélim, peu d'heures après que le seigneur Kéraban les eut entraînés sur les routes de la Chersonèse! Non! Ce n'était point pour vendre à la jeune fille des étoffes précieuses que Yarhud avait jeté l'ancre dans la petite baie, au pied même de l'habitation du banquier Sélim, c'était pour opérer un odieux rapt, et tout donnait à penser que l'affaire avait été préparée de longue main.

Les deux jeunes filles enlevées, la tartane avait immédiatement pris la mer. Mais ce que ni l'une ni l'autre ne put dire, ce qu'elles ignoraient encore, c'est que Sélim eût entendu leurs cris, c'est que ce malheureux père fût arrivé au moment où la Guïdare doublait les dernières roches de la petite baie, c'est que Sélim eût été atteint d'un coup de feu, tiré du pont de la tartane, et qu'il fût tombé,—mort peut-être!—sans avoir pu se mettre ni mettre aucun de ses gens à la poursuite des ravisseurs.

Quant à l'existence qui fut faite à bord aux deux jeunes filles, Amasia n'eut que peu de choses à dire à ce sujet. Le capitaine et son équipage avaient eu pour Nedjeb et pour elle des égards évidemment dus à quelque recommandation puissante. La chambre la plus confortable du petit bâtiment leur avait été réservée. Elles y prenaient leurs repas, elles y reposaient. Elles pouvaient monter sur le pont toutes les fois qu'elles le désiraient; mais elles se sentaient surveillées de près, pour le cas où, dans un moment de désespoir, elles eussent voulu se soustraire par la mort au sort qui les attendait.

Ahmet écoutait ce récit le coeur serré. Il se demandait si, dans cet enlèvement, le capitaine avait agi pour son propre compte, avec l'intention d'aller revendre ses prisonnières sur les marchés de l'Asie Mineure,—odieux trafic qui n'est pas rare, en effet!—ou si c'était pour le compte de quelque riche seigneur de l'Anatolie que le crime avait été commis.

A cela, et bien que la question leur eût été directement posée, ni Amasia ni Nedjeb ne purent répondre. Toutes les fois que, dans leur désespoir, implorant ou pleurant, elles avaient interrogé là-dessus Yarhud, celui-ci s'était toujours refusé à s'expliquer. Elles ne savaient donc ni pour qui avait agi le capitaine de la tartane, ni,—ce qu'Ahmet eût désiré surtout apprendre,—où devait les conduire la Guïdare.

Quant à la traversée, elle avait d'abord été bonne, mais lente, à cause des calmes qui s'étaient maintenus pendant une période de plusieurs jours. Il n'avait été que trop visible combien ces retards contrariaient le capitaine, peu enclin à dissimuler son impatience. Les deux jeunes filles en avaient donc conclu—Ahmet et le seigneur Kéraban furent de cette opinion—que Yarhud s'était engagé à arriver dans un délai convenu … mais où? … Cela, on l'ignorait, bien qu'il fut certain que c'était en quelque port de l'Asie Mineure que la Guïdare devait être attendue.

Enfin, les calmes cessèrent, et la tartane put reprendre sa marche vers l'est, ou, comme le dit Amasia, dans la direction du lever du soleil. Elle fit route ainsi pendant deux semaines, sans incidents; plusieurs fois, elle croisa, soit des navires à voiles, bâtiments de guerre ou de commerce, soit de ces rapides steamers qui coupent de leurs itinéraires réguliers cette immense aire da la mer Noire; mais alors, le capitaine Yarhud obligeait ses prisonnières à redescendre dans leur chambre, dans la crainte qu'elles ne fissent quelque signal de détresse qui aurait pu être aperçu.

Le temps devint peu à peu menaçant, puis mauvais, puis détestable. Deux jours avant le naufrage de la Guïdare, une violente tempête se déclara. Amasia et Nedjeb comprirent bien, à la colère du capitaine, qu'il était forcé de modifier sa route, et que la tourmente le poussait là où il ne voulait point aller. Et alors, ce fut avec une sorte de bonheur que les deux jeunes filles se sentirent emportées par cette tempête, puisqu'elle les éloignait du but que la Guïdare voulait atteindre.

«Oui, cher Ahmet, dit Amasia pour achever son récit, en pensant au sort qui m'était destiné, en me voyant séparée de vous, entraînée là où vous ne m'auriez jamais revue, ma résolution était bien prise! … Nedjeb le savait! … Elle n'aurait pu m'empêcher de l'accomplir! … Et avant que la tartane n'eût atteint ce rivage maudit … je me serais précipitée dans les flots! … Mais la tempête est venue! … Ce qui devait nous perdre nous a sauvées! … Mon Ahmet, vous m'êtes apparu au milieu des lames furieuses! … Non! … jamais je n'oublierai….

—Chère Amasia …, répondit Ahmet, Allah a voulu que vous fussiez sauvée … et sauvée par moi!… Mais, si je n'avais précédé mon oncle, c'était lui qui se jetait à votre secours!

—Par Mahomet, je le crois bien! s'écria Kéraban.

—Et dire qu'un seigneur si entêté a si bon coeur! ne put s'empêcher de murmurer Nedjeb.

—Ah! cette petite qui me relance! riposta Kéraban. Et pourtant, mes amis, avouez que mon entêtement a quelquefois du bon!

—Quelquefois? demanda Van Mitten, très incrédule à ce sujet. Je voudrais bien savoir….

—Sans doute, ami Van Mitten! Si j'avais cédé aux fantaisies d'Ahmet, si nous avions pris les railways de la Crimée et du Caucase, au lieu de suivre la côte, Ahmet se serait-il trouvé là, au moment du naufrage, pour sauver sa fiancée?

—Non, sans doute, reprit Van Mitten; mais, ami Kéraban, si vous ne l'aviez forcé à quitter Odessa, sans doute aussi l'enlèvement ne se fût pas accompli et….

—Ah! c'est ainsi que vous raisonnez, Van Mitten! Vous voulez discuter à ce sujet?

—Non! … non! … répondit Ahmet, qui sentait bien que, dans une discussion présentée de la sorte, le Hollandais n'aurait pas le dessus. Il est un peu tard, d'ailleurs, pour raisonner et déraisonner sur le pour et le contre! Mieux vaut prendre quelque repos….

—Afin de repartir demain! dit Kéraban.

—Demain, mon oncle, demain? … répondit Ahmet. Et ne faut-il pas qu'Amasia et Nedjeb….

—Oh! je suis forte, Ahmet, et demain….

—Ah! mon neveu, s'écria Kéraban, voilà que tu n'es plus si pressé, maintenant que ma petite Amasia est près de toi! … Et cependant, la fin du mois approche … la date fatale … et il y a là un intérêt qu'il ne faut pas négliger … et tu permettras à un vieux négociant d'être plus pratique que toi! … Donc, que chacun dorme de son mieux, et demain, lorsque nous aurons trouvé quelque moyen de transport, nous nous remettrons en route!»

On s'installa donc du mieux qu'il fut possible dans la maison du pêcheur, et aussi bien, à coup sur, que le seigneur Kéraban et ses compagnons l'eussent été dans une des auberges d'Atina. Tous, après tant d'émotions, furent heureux de se reposer pendant quelques heures, Van Mitten rêvant qu'il discutait encore avec son intraitable ami, celui-ci rêvant qu'il se trouvait face à face avec le seigneur Saffar, sur lequel il appelait toutes les malédictions d'Allah et de son prophète.

Seul, Ahmet ne put fermer l'oeil un instant. De savoir dans quel but Amasia avait été enlevée par Yarhud, cela l'inquiétait, non plus pour le passé, mais pour l'avenir. Il se demandait si tout danger avait disparu avec le naufrage de la Guïdare. Certes, il avait lieu de croire que pas un des hommes de l'équipage n'avait survécu à la catastrophe, et il ignorait que le capitaine en fût sorti sain et sauf. Mais cette catastrophe serait bientôt connue dans ces parages. Celui pour le compte duquel agissait Yarhud,—quelque riche seigneur, sans doute, peut-être quelque pacha des provinces de l'Anatolie,—on serait rapidement instruit. Lui serait-il donc difficile de se remettre sur les traces de la jeune fille? Entre Trébizonde et Scutari, à travers cette province, presque déserte, traversée par l'itinéraire, les périls ne pourraient-ils être accumulés, les pièges tendus, les embûches préparées?

Ahmet prit donc la résolution de veiller avec le plus grand soin. Il ne se séparerait plus d'Amasia; il prendrait la direction de la petite caravane et choisirait, au besoin, quelque guide sûr, qui pourrait le diriger par les plus courtes voies du littoral.

En même temps, Ahmet résolut de mettre le banquier Sélim, le père d'Amasia, au courant de ce qui s'était passé depuis l'enlèvement de sa fille. Il importait, avant tout, que Sélim apprît qu'Amasia était sauvée, et qu'il eût soin de se trouver à Scutari pour l'époque convenue, c'est-à-dire dans une quinzaine de jours. Mais une lettre, expédiée d'Atina ou de Trébizonde, eût mis trop de temps à parvenir à Odessa. Aussi, Ahmet se décida-t-il, sans en rien dire à son oncle,—que le mot télégramme eût fait bondir,—à envoyer une dépêche à Sélim par le fil de Trébizonde. Il se promit aussi de lui marquer que tout danger n'était pas écarté, peut-être, et que Sélim ne devait pas hésiter à se porter au-devant de la petite caravane.

Le lendemain, dès qu'Ahmet se retrouva avec la jeune fille, il lui fit connaître ses projets, en partie du moins, sans insister à propos des périls qu'elle pouvait courir encore. Amasia ne vit qu'une chose en tout cela: c'est que son père allait être rassuré et dans le plus bref délai. Aussi avait-elle hâte d'être arrivée à Trébizonde, d'où serait expédié ce télégramme à l'insu de l'oncle Kéraban.

Après quelques heures de sommeil, tous étaient sur pied, Kéraban plus impatient que jamais, Van Mitten résigné à tous les caprices de son ami, Bruno serrant ce qui lui restait de ventre dans ses vêtements trop larges et ne répondant plus à son maître que par des monosyllabes.

Tout d'abord, Ahmet avait fouillé Atina, bourgadesans importance, qui,—son nom l'indique,—fut jadis l'«Athènes» du Pont-Euxin. Aussi y voit-on encore quelques colonnes d'ordre dorique, restes d'un temple de Pallas. Mais si ces ruines intéressèrent Van Mitten, elles laissèrent fort indifférent Ahmet. Combien il eût préféré trouver quelque véhicule moins rude, moins rudimentaire que la charrette prise à la frontière turco-russe! Mais il fallut en revenir à l'araba, qui fut spécialement réservée aux deux jeunes filles. De là, nécessité de se procurer d'autres montures, chevaux, ânes, mules ou mulets, afin que maîtres et serviteurs pussent atteindre Trébizonde.

Ah! que de regrets éprouva le seigneur Kéraban en songeant à sa chaise de poste brisée au railway de Poti! Et que de récriminations, avec invectives et menaces, il envoya à l'adresse de ce hautain Saffar, selon lui responsable de tout le mal!

Quant à Amasia et à Nedjeb, rien ne pouvait leur être plus agréable que de voyager en araba! Oui! c'était du nouveau, de l'imprévu! Elles ne l'eussent pas changée, cette charrette, pour le plus beau carrosse du Padischah! Comme elles seraient à l'aise sous la bâche imperméable, sur une fraîche litière qu'il était facile de renouveler à chaque relais! Et, de temps en temps, elles offriraient une place près d'elles au seigneur Kéraban, au jeune Ahmet, à M. Van Mitten! Et puis ces cavaliers qui les escorteraient comme des princesses! … Enfin, c'était charmant!

Il va sans dire que des réflexions de ce genre venaient de cette folle de Nedjeb, si portée à ne prendre les événements que par leurs bons côtés. Quant à Amasia, comment eût-elle eu la pensée de se plaindre, après tant d'épreuves, puisqu'Ahmet était près d'elle, puisque ce voyage allait s'achever dans des conditions si différentes et dans un délai si court! Et on atteindrait enfin Scutari! … Scutari!

«Je suis certaine, répétait Nedjeb, qu'en se dressant sur la pointe des pieds, on pourrait déjà l'apercevoir!»

En réalité, il n'y avait dans la petite troupe que deux hommes à se plaindre: le seigneur Kéraban, qui, faute d'un véhicule plus rapide, craignait quelque retard, et Bruno, qu'une étape de trente-cinq lieues,—trente-cinq lieues à dos de mule!—séparait encore de Trébizonde.

Là, par exemple, ainsi que le lui répétait Nizib, on se procurerait certainement un moyen de transport plus approprié aux chemins des longues plaines de l'Anatolie.

Donc, ce jour-là, 15 septembre, toute la caravane quitta la petite bourgade d'Atina, vers onze heures du matin. La tempête avait été si violente que cette violence s'était faite aux dépens de sa durée. Aussi, un calme presque complet régnait-il dans l'atmosphère. Les nuages, reportés vers les hautes couches de l'air, se reposaient, presque immobiles, encore tout lacérés des coups de l'ouragan. Par intervalles, le soleil lançait quelques rayons qui animaient le paysage. Seule, la mer, sourdement agitée, venait battre avec fracas la base rocheuse des falaises.

C'étaient les routes du Lazistan occidental que le seigneur Kéraban et ses compagnons descendaient alors, et aussi rapidement que possible, de manière à pouvoir franchir, avant le soir, la frontière du pachalik de Trébizonde. Ces routes n'étaient point désertes. Il y passait des caravanes, où les chameaux se comptaient par centaines; les oreilles étaient assourdies du son des grelots, des sonnettes, des cloches même qu'ils portaient au cou, en même temps que l'oeil s'amusait aux couleurs violentes et variées de leurs pompons et de leurstresses agrémentées de coquillages. Ces caravanes venaient de la Perse ou y retournaient.

Le littoral n'était pas plus désert que les routes. Toute une population de pêcheurs et chasseurs s'y était donné rendez-vous. Les pêcheurs, à la tombée de la nuit, avec leur barque dont l'arrière s'éclaire d'une résine enflammée, y prennent, par quantités considérables, cette espèce d'anchois, le «khamsi», dont il se fait une consommation prodigieuse sur toute la côte anatolienne, et jusque dans les provinces de l'Arménie centrale. Quant aux chasseurs, ils n'ont rien à envier aux pêcheurs de khamsi pour l'abondance du gibier qu'ils recherchent de préférence. Des milliers d'oiseaux de mer de l'espèce des grèbes, des «koukarinas», pullulent sur les rivages de cette portion de l'Asie Mineure. Aussi, est-ce par centaines de mille qu'ils fournissent des peaux fort recherchées, dont le prix assez élevé compense le déplacement, le temps, la fatigue, sans parler de ce que coûte la poudre employée à leur donner la chasse.

Vers trois heures après midi, la petite caravane fit halte à la bourgade de Mapavra, à l'embouchure de la rivière de ce nom, dont les eaux claires se mélangent au huileux liquide d'un courant de pétrole qui descend des sources voisines. A cette heure, il était un peu trop tôt pour diner; mais, comme on ne devait arriver que fort tard au campement du soir, il parut sage de prendre quelque nourriture. Ce fut du moins l'avis de Bruno, et l'avis de Bruno l'emporta, non sans raison. S'il y eut abondance de khamsi sur la table de l'auberge où le seigneur Kéraban et les siens avaient pris place, cela va sans dire. C'est là, d'ailleurs, le mets préféré dans ces pachaliks de l'Asie Mineure. On servit ces anchois salés ou frais au goût des amateurs, mais il y eut aussi quelques plats plus sérieux, auxquels on fit bon accueil. Et puis, il régnait tant de gaieté parmi ces convives, tant de bonne humour! N'est-ce pas le meilleur assaisonnement de toutes choses en ce monde?

«Eh bien! Van Mitten, disait Kéraban, regrettez-vous encore l'entêtement,—entêtement légitime,—de votre ami et correspondant, qui vous a forcé de le suivre en un pareil voyage?

—Non, Kéraban, non! répondait Van Mitten, et je le recommencerai, quand il vous plaira!

—Nous verrons, nous verrons, Van Mitten! Et toi, ma petite Amasia, que penses-tu de ce méchant oncle, qui t'avait enlevé ton Ahmet?

—Qu'il est toujours ce que je savais bien, le meilleur des hommes! répondit la jeune fille.

—Et le plus accommodant! ajouta Nedjeb. Il me semble même que le seigneur Kéraban ne s'entête plus autant qu'autrefois!

—Bon! voilà cette folle qui se moque de moi! s'écria Kéraban en riant d'un bon rire.

—Mois non, seigneur, mais non!

—Mais si, petite! … Bah! tu as raison! … Je ne discute plus! … Je ne m'entête plus! … L'ami Van Mitten, lui-même, ne parviendrait plus à me provoquer!

—Oh! … il faudrait voir cela! … répondit le Hollandais, en hochant la tête d'un air peu convaincu.

—C'est tout, vu Van Mitten!

—Si l'on vous mettait sur certains chapitres?

—Vous vous trompez bien! Je jure….

—Ne jurez pas!

—Mais si! … Je jurerai! … répondit Kéraban, qui commençait à s'animer quelque peu. Pourquoi ne jurerais-je pas?

—Parce que c'est souvent chose difficile a tenir un serment!

—Moins difficile à tenir que sa langue, en tout cas, Van Mitten, car il est certain qu'en ce moment et pour le plaisir de me contredire….

—Moi, ami Kéraban?

—Vous! … et quand je vous répète que je suis résolu à ne plus jamais m'entêter sur rien, je vous prie de ne point vous entêter, vous, à me soutenir le contraire!

—Allons, vous avez tort, monsieur Van Mitten, dit Ahmet, grand tort, cette fois!

—Absolument tort! … dit Amasia en souriant.

—Tout à fait tort!» ajouta Nedjeb.

Et le digne Hollandais, voyant la majorité s'élever contre lui, jugea bon de se taire.

Au fond, malgré tout ce qui était arrivé, malgré les leçons qu'il avait reçues et plus particulièrement dans ce voyage, si imprudemment commencé, qui aurait pu si mal finir, le seigneur Kéraban était-il aussi corrigé qu'il voulait le prétendre? on le verrait bien; mais, en vérité, tous étaient certainement de l'avis de Van Mitten! Que les bosses de l'entêtement fussent maintenant réduites sur cette tête de têtu, il était quelque peu permis d'en douter!

«En route! dit Kéraban, lorsque le repas fut achevé. Voilà un dîner qui n'a point été mauvais, mais j'en sais un meilleur!

—Et lequel? demanda Van Mitten.

—Celui qui nous attend à Scutari!»

On repartit vers quatre heures, et à huit heures du soir, on arrivait, sans mésaventure, à la petite bourgade de Rize, toute semée d'écueils au delà de ses grèves.

Là, il fallut passer la nuit dans une sorte de khan assez peu confortable,—si peu même que les deux jeunes filles préférèrent demeurer sous la bâche de leur araba. L'important était que les chevaux et les mules pussent trouver à se refaire de leurs fatigues. Heureusement, la paille et l'orge ne manquaient point aux râteliers. Le seigneur Kéraban et les siens n'eurent à leur disposition qu'une litière, mais sèche et fraîche, et ils surent s'en contenter. La nuit prochaine, ne devaient-ils pas la passer à Trébizonde, et avec tout le confortable que devait leur offrir cette importante ville dans le meilleur de ses hôtels?

Quant à Ahmet, que la couche fût bonne ou mauvaise, peu lui importait. Sous l'obsession de certaines idées il n'aurait pu dormir. Il craignait toujours pour la sûreté de la jeune fille, et se disait que tout péril n'avait peut-être pas cessé avec le naufrage de la Guïdare. Il veilla donc, bien armé, aux abords du khan.

Ahmet taisait bien: il avait raison de craindre.

En effet, Yarhud, pendant cette journée, n'avait point perdu de vue la petite caravane. Il marchait sur ses traces, mais de manière à ne jamais se laisser voir, étant connu d'Ahmet aussi bien que des deux jeunes filles. Puis, il épiait, il combinait des plans pour ressaisir la proie qui lui était échappée,—et, à tout hasard, il avait écrit à Scarpante. Cet intendant du seigneur Saffar, suivant ce qui avait été convenu à l'entrevue de Constantinopple, devait être depuis quelque temps à Trébizonde. Aussi, fut-ce une lieue avant d'arriver à cette ville, au caravansérail de Rissar, que Yarhud lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, sans lui rien dire du naufrage de la tartane ni de ses conséquences si funestes.

Donc, Ahmet n'avait que trop raison de veiller; ses pressentiments ne le trompaient pas. Yarhud, pendant la nuit, put même s'approcher assez près du khan pour s'assurer que les jeunes filles dormaient dans leur araba. Très heureusement pour lui, il s'aperçut à temps qu'Ahmet faisait bonne garde, et il parvint à s'éloigner sans avoir été vu.

Mais, cette fois, au lieu de rester sur les derrières de la caravane, le capitaine maltais se jeta vers l'ouest, sur la route de Trébizonde. Il lui importaitde devancer le seigneur Kéraban et ses compagnons. Avant leur arrivée dans cette ville, il voulait avoir conféré avec Scarpante. Aussi, faisant faire un détour au cheval qu'il montait depuis son départ d'Atina, se dirigea-t-il rapidement vers le caravansérail de Rissar.

Allah est grand, soit! mais, en vérité, il aurait dû faire plus grandement les choses, et ne pas laisser le capitaine Yarhud survivre à cet équipage de coquins, disparu dans le naufrage de la Guïdare! Le lendemain, 16 septembre, dès l'aube, tout le monde était sur pied, de belle humeur,—sauf Bruno, qui se demandait combien de livres il perdrait encore avant son arrivée à Scutari.

«Ma petite Amasia, dit le seigneur Kéraban en se frottant les mains, viens que je t'embrasse!

—Volontiers, mon oncle, dit la jeune fille, si toutefois vous me permettez de vous donner déjà ce nom?

—Si je te le permets, ma chère fille! Tu peux même m'appeler ton père. Est-ce qu'Ahmet n'est pas mon fils?

—Il l'est tellement, oncle Kéraban, dit Ahmet, qu'il vient vous donner un ordre, comme c'est le droit d'un fils envers son père!

—Et quel ordre?

—Celui de partir à l'instant. Les chevaux sont prêts, et il faut que ce soir nous soyons à Trébizonde.

—Et nous y serons, s'écria Kéraban, et nous en repartirons le lendemain au soleil levant!—Eh bien! ami Van Mitten, il était donc écrit que vous verriez un jour Trébizonde!

—Oui! Trébizonde! … Quel magnifique nom de ville! répondit le Hollandais, Trébizonde et sa colline, où les Dix Mille célébrèrent des jeux et des combats gymniques sous la présidence de Dracontius, si j'en crois mon guide, qui me paraît fort bien rédigé! En vérité, ami Kéraban, il ne me déplaît point de voir Trébizonde!

—Eh bien, de ce voyage, ami Van Mitten, avouez qu'il vous restera de fameux souvenirs!

—Ils auraient pu être plus complets!

—En somme, vous n'aurez pas eu lieu de vous plaindre!

—Ce n'est pas fini! …» murmura Bruno à l'oreille de son maître, comme un mauvais augure chargé de rappeler aux humains l'instabilité des choses humaines!

La caravane quitta le khan à sept heures du matin. Le temps s'améliorait de plus en plus, avec un beau ciel, mêlé de quelques brumes matinales que le soleil allait dissiper.

A midi, on s'arrêtait à la petite bourgade d'Of, sur l'Ophis des anciens, où se retrouve l'origine des grandes familles de la Grèce. On y déjeuna dans une modeste auberge, en utilisant les provisions que portait l'araba et qui touchaient à leur fin.

Au surplus, l'aubergiste n'avait guère la tête à lui, et, de s'occuper de ses clients, ce n'était point ce qui l'inquiétait alors. Non! sa femme était gravement malade, à ce brave homme, et il n'y avait point de médecin dans le pays. Or, en faire venir un de Trébizonde, c'eût été bien cher pour un pauvre hôtelier!

Il s'ensuivit donc que le seigneur Kéraban, aidé en cela par son ami Van Mitten, crut devoir faire l'office de «hakim» ou docteur, et prescrivit quelques drogues très simples, qu'il serait facile de trouver à Trébizonde.

«Qu'Allah vous protège, seigneur! répondit le regardant époux de l'hôtelière, mais, ces drogues, qu'est-ce qu'elles pourront bien me coûter?

—Une vingtaine de piastres, répondit Kéraban.

—Une vingtaine de piastres! s'écria l'hôtelier. Eh! pour ce prix là, j'aurais de quoi m'acheter une autre femme!»

Et il s'en alla, non sans remercier ses hôtes de leurs bons conseils, dont il entendait bien ne point profiter.

«Voilà un mari pratique! dit Kéraban. Vous auriez dû vous marier dans ce pays-ci, ami Van Mitten!

—Peut-être!» répondit le Hollandais.

A cinq heures du soir, les voyageurs faisaient halte pour dîner à la bourgade de Surmenèh. Ils en repartaient à six, dans l'intention d'atteindre Trébizonde avant la fin du crépuscule. Mais il y eut quelque retard: une des roues de l'araba vint à se rompre à deux lieues de la ville, vers les neuf heures du soir. Force fut donc d'aller passer la nuit dans un caravansérail, élevé sur la route,—caravansérail bien connu des voyageurs qui fréquentent cette partie de l'Asie Mineure.

VI

OU IL EST QUESTIONS DE NOUVEAUX PERSONNAGES QUE LE SEIGNEUR KÉRABAN VA RENCONTRER AU CARAVANSÉRAIL DE RISSAR.

Le caravansérail de Rissar, comme toutes les constructions de ce genre, est parfaitement approprié au service des voyageurs qui y font halte avant d'entrer à Trébizonde. Son chef, son gardien,—ainsi qu'on voudra l'appeler,—un certain Turc, nommé Kidros, fin matois, plus rusé que ne le sont d'ordinaire les gens de sa race, le gérait avec grand soin. Il cherchait à contenter ses hôtes de passage, pour le plus grand avantage de ses intérêts qu'il entendait à merveille. Il était toujours de leurs avis,—même lorsqu'il s'agissait de régler des notes qu'il avait préalablement enflées, de manière à pouvoir les ramener à un total très rémunérateur encore, et cela par pure condescendance pour de si honorables voyageurs.

Voici en quoi consistait le caravansérail de Rissar. Une vaste cour fermée de quatre murs, avec large porte s'ouvrant sur la campagne. De chaque côté de cette porte, deux poivrières, ornées du pavillon turc, du haut desquelles on pouvait surveiller les environs, pour le cas où les routes n'eussent pas été sûres. Dans l'épaisseur de ces murs, un certain nombre de portes, donnant accès aux chambres isolées où les voyageurs venaient passer la nuit, car il était rare qu'elles fussent occupées pendant le jour. Au bord de la cour, quelques sycomores, jetant un peu d'ombre sur le sol sablé, auquel le soleil de midi n'épargnait point ses rayons. Au centre, un puits à fleur de terre, desservi par le chapelet sans fin d'une noria, dont les godets pouvaient se vider dans une sorte d'auge qui formait un bassin semi-circulaire. Au dehors, une rangée de box, abrités sous des hangars, où les chevaux trouvaient nourriture et litière en quantité suffisante. En arrière, des piquets auxquels on attachait mules et dromadaires, moins accoutumés que les chevaux au confortable d'une écurie.

Ce soir-la, le caravansérail, sans être entièrement occupé, comptait un certain nombre de voyageurs, les uns en route pour Trébizonde, les autres en route pour les provinces de l'Est, Arménie, Perse ou Kurdistan. Une vingtaine de chambres étaient retenues, et leurs hôtes, pour la plupart, y prenaient déjà leur repos.

Vers neuf heures, deux hommes seulement se promenaient dans la cour. Ils causaient avec vivacité et n'interrompaient leur conversation que pour aller au dehors jeter un regard impatient.

Ces deux hommes, vêtus de costumes très simples, de manière à ne point attirer l'attention des passants ou des voyageurs, étaient le seigneur Saffar et son intendant Scarpante.

«Je vous le répète, seigneur Saffar, disait ce dernier, c'est ici le caravansérail de Rissar! C'est ici et aujourd'hui même que la lettre de Yarhud nous donne rendez-vous!

—Le chien! s'écria Saffar. Comment se fait-il qu'il ne soit pas encore arrivé?

—Il ne peut tarder maintenant?

—Et pourquoi cette idée d'amener ici la jeune Amasia, au lieu de la conduire directement à Trébizonde?»

Saffar et Scarpante, on le voit, ignoraient le naufrage de la Guïdare et quelles en avaient été les conséquences.

«La lettre que Yarhud m'a adressée, reprit Scarpante, venait du port d'Atina. Elle ne dit rien au sujet de la jeune fille enlevée, et se borne à me prier de venir ce soir au caravansérail de Rissar.

—Et il n'est pas encore là! s'écria le seigneur Saffar, en faisant deux ou trois pas vers la porte. Ah! qu'il prenne garde de lasser ma patience! J'ai le pressentiment que quelque catastrophe….

—Pourquoi, seigneur Saffar? Le temps a été très mauvais sur la mer Noire! Il est probable que la tartane n'aura pu atteindre Trébizonde, et, sans doute, rejetée jusqu'au port d'Atina….

—Et qui nous dit, Scarpante, que Yarhud a d'abord pu réussir, lorsqu'il a tenté d'enlever la jeune fille, à Odessa?

—Yarhud est non seulement un hardi marin, seigneur Saffar, répondit
Scarpante, c'est aussi un habile homme!

—Et l'habileté ne suffit pas toujours!» répondit d'une voix calme le capitaine maltais, qui depuis quelques instants se tenait immobile sur le seuil du caravansérail.

Le seigneur Saffar et Scarpante s'étaient aussitôt retournés, et l'intendant de s'écrier:

«Yarhud!

—Enfin, te voilà! lui dit assez brutalement le seigneur Saffar, en marchant vers lui.

—Oui, seigneur Saffar, répondit le capitaine qui s'inclina respectueusement, oui! … me voilà … enfin!

—Et la fille du banquier Sélim? demanda Saffar. Est-ce que tu n'as pu réussir à Odessa?….

—La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été enlevée par moi, il y a environ six semaines, peu après le départ de son fiancé Ahmet, forcé de suivre son oncle dans un voyage autour de la mer Noire. J'ai immédiatement fait voile pour Trébizonde; mais, avec ces temps d'équinoxe, ma tartane a été repoussée dans l'est, et, malgré tous mes efforts, elle est venue faire côte sur les roches d'Atina, où a péri tout mon équipage.

—Tout ton équipage! … s'écria Scarpante.

—Oui!

—Et Amasia? … demanda vivement Saffar, que la perte de la Guïdare semblait peu toucher.

—Elle est sauvée, répondit Yarhud, sauvée avec la jeune suivante que j'avais dû enlever en même temps qu'elle!

—Mais si elle est sauvée … demanda Scarpante.

—Où est-elle? s'écria Saffar.

—Seigneur, répondit le capitaine maltais, la fatalité est contre moi, ou plutôt contre vous!

—Mais parle donc répliqua Saffar, dont toute l'attitude était pleine de menaces.

—La fille du banquier Sélim, répondit Yarhud, a été sauvée par son fiancé Ahmet, que le plus regrettable hasard venait d'amener sur le théâtre du naufrage!

—Sauvée … par lui?… s'écria Scarpante.

—Et, en ce moment? … demanda Saffar.

—En ce moment, cette jeune fille, sous la protection d'Ahmet, de l'oncle d'Ahmet et des quelques personnes qui les accompagnent, se dirige vers Trébizonde. De là, tous doivent gagner Scutari pour la célébration du mariage, qui doit être faite avant la fin de ce mois!

—Maladroit! s'écria le seigneur Saffar. Avoirlaissé échapper Amasia au lieu de la sauver toi-même!

—Je l'eusse fait au péril de ma vie, seigneur Saffar, répondit Yarhud, et elle serait en ce moment dans votre palais, à Trébizonde, si cet Ahmet ne se fût trouvé là au moment où sombrait la Guïdare!

—Ah! tu es indigne des missions qu'on te confie! répliqua Saffar, qui ne put retenir un violent mouvement de colère.

—Veuillez m'écouter, seigneur Saffar, dit alors Scarpante. Avec un peu de calme, vous voudrez bien reconnaître que Yarhud a fait tout ce qu'il pouvait faire!

—Tout! répondit le capitaine maltais.

—Tout n'est pas assez, répondit Saffar, lorsqu'il s'agit d'accomplir un de mes ordres!

—Ce qui est passé est passé, seigneur Saffar! reprit Scarpante. Mais voyons le présent et examinons quelles chances il nous offre. La fille du banquier Sélim pouvait ne pas avoir été enlevée a Odessa … elle l'a été! Elle pouvait périr dans ce naufrage de la Guïdare … elle est vivante! Elle pouvait être déjà la femme de cet Ahmet … elle ne l'est pas encore! … Donc, rien n'est perdu!

—Non! … rien! … répondit Yarhud. Après le naufrage, j'ai suivi, j'ai épié Ahmet et ses compagnons depuis leur départ d'Atina! Ils voyagent sans défiance, et le chemin est long encore, à travers toute l'Anatolie, depuis Trébizonde jusqu'aux rives du Bosphore! Or, ni la jeune Amasia ni sa suivante ne savent quelle était la destination de la Guïdare! De plus, personne ne connaît ni le seigneur Saffar, ni Scarpante! Ne peut-on donc attirer cette petite caravane dans quelque piège, et….

—Scarpante, répondit froidement Saffar, cette jeune fille, il me la faut! Si la fatalité s'est mise contre moi, je saurai lutter contre elle! Il ne sera pas dit que l'un de mes désirs n'aura pas été satisfait! Et il le sera, seigneur Saffar! répondit Scarpante. Oui! entre Trébizonde et Scutari, au milieu de ces régions désertes, il serait possible … facile même … d'entrainer cette caravane … peut-être en lui donnant un guide qui saura l'égarer, puis, de la faire attaquer par une troupe d'hommes à votre solde! … Mais c'est là agir par la force, et si la ruse pouvait réussir, mieux vaudrait la ruse!

—Et comment l'employer? demanda Saffar.

—Tu dis, Yarhud, reprit Scarpante en s'adressant au capitaine maltais, tu dis qu'Ahmet et ses compagnons se dirigent maintenant, à petites marche vers Trébizonde?

—Oui, Scarpante, répondit Yarhud, et j'ajoute qu'ils passeront certainement cette nuit au caravansérail de Rissar.

—Eh bien, demanda Scarpante, ne pourrait-on imaginer ici quelque empêchement, quelque mauvaise affaire … qui les retiendrait … qui séparerait la jeune Amasia de son fiancé?

—J'aurais plus de confiance dans la force! répondit brutalement
Saffar.

—Soit, dit Scarpante, et nous l'emploierons si la ruse est impuissante! Mais laissez-moi attendre ici … observer….

—Silence, Scarpante, dit Yarhud en saisissant le bras de l'intendant, nous ne sommes plus seuls!»

En effet, deux hommes venaient d'entrer dans la cour. L'un était Kidros, le gardien du caravansérail, l'autre, un personnage important,—à l'entendre du moins,—et qu'il convient de présenter au lecteur.

Le seigneur Saffar, Scarpante et Yarhud se mirent à l'écart dans un coin obscur de la cour. De là, ils pouvaient écouter à leur aise, et d'autant plus facilement que le personnage en question ne se gênait guère pour parler d'une voix à la fois haute et hautaine.

C'était un seigneur Kurde. Il se nommait Yanar.

Cette région montagneuse de l'Asie, qui comprend l'ancienne Assyrie et l'ancienne Médie, est appelée Kurdistan dans la géographie moderne. Elle se divise en Kurdistan turc et en Kurdistan persan, suivant qu'elle confine à la Perse ou à la Turquie. Le Kurdistan turc, qui forme les pachaliks de Chehrezour et de Mossoul, ainsi qu'une partie de ceux de Van et de Bagdad, compte plusieurs centaines de mille habitants, et parmi eux,—nombre moins considérable,—ce seigneur Yanar, arrivé depuis la veille au caravansérail de Rissar, avec sa soeur, la noble Saraboul.

Le seigneur Yanar et sa soeur avaient quitté Mossoul depuis deux mois et voyageaient pour leur agrément. Ils se rendaient tous deux à Trébizonde, où ils comptaient faire un séjour de quelques semaines. La noble Saraboul,—on l'appelait ainsi dans son pachalik natal,—à l'âge de trente à trente-deux ans, était déjà veuve de trois seigneurs Kurdes. Ces divers époux n'avaient pu consacrer au bonheur de leur épouse qu'une vie malheureusement trop courte. Leur veuve, encore fort agréable de taille et de figure, se trouvait donc dans la situation d'une femme qui se laisserait volontiers consoler par un quatrième mari, de la perte des trois premiers. Chose difficile à réaliser, pour peu qu'on la connût, bien qu'elle fût riche et de bonne origine car, par l'impétuosité de ses manières, la violence d'un tempérament kurde, elle était de nature à effrayer n'importe quel prétendant à sa main, s'il s'en présentait. Son frère Yanar, qui s'était constitué son protecteur, son garde-de-corps, lui avait conseillé de voyager,—le hasard est si grand en voyage! Et voilà pourquoi ces deux personnages, échappés de leur Kurdistan, se trouvaient alors sur la route de Trébizonde.

Le seigneur Yanar était un homme de quarante-cinq ans, de haute taille, l'air peu endurant, la physionomie farouche,—un de ces matamores qui sont venus au monde en fronçant les sourcils. Avec son nez aquilin, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite, sa tête rasée, ses énormes moustaches, il se rapprochait plus du type arménien que du type turc. Coiffé d'un haut bonnet de feutre enroulé d'une pièce de soie d'un rouge éclatant, vêtu d'une robe à manches ouvertes sous une veste brodée d'or et d'un large pantalon qui lui tombait jusqu'à la cheville, chaussé de bottines de cuir passementé, à tiges plissées, la taille ceinte d'un châle de laine auquel s'accrochait toute une panoplie de poignards, de pistolets et de yatagans, il avait vraiment l'air terrible. Aussi maître Kidros ne lui parlait-il qu'avec une extrême déférence, dans l'attitude d'un homme qui serait obligé de faire des grâces devant la bouche d'un canon chargé à mitraille.

«Oui, seigneur Yanar, disait alors Kidros en soulignant chacune de ses paroles par les gestes les plus confirmatifs, je vous répète que le juge va arriver ici, ce soir-même, et que, demain matin, dès l'aube, il procédera à son enquête.

—Maître Kidros, répondit Yanar, vous êtes le maître de ce caravansérail, et qu'Allah vous étrangle, si vous ne tenez pas la main à ce que les voyageurs soient en sûreté ici!

—Certes, seigneur Yanar, certes!

—Eh bien, la nuit dernière, des malfaiteurs, voleurs ou autres, ont pénétré … ont eu l'audace de pénétrer dans la chambre de ma soeur, la noble Saraboul!»

El Yanar montrait une des portes ouvertes dans le mur qui fermait la cour à droite.

«Les coquins! cria Kidros.

—Et nous ne quitterons pas le caravansérail, reprit Yanar, qu'ils n'aient été découverts, arrêtés, jugés et pendus!»

Y avait-il eu véritablement tentative de vol pendant la nuit précédente, c'est ce dont maître Kidros ne paraissait pas être absolument convaincu. Ce qui était certain, c'est que la veuve inconsolée, réveillée pour un motif ou pour un autre, avait quitté sa chambre, effarée, poussant de grands cris, appelant son frère, que tout le caravansérail avait été mis en révolution, et que les malfaiteurs, en admettant qu'il y en eût, s'étaient échappés sans laisser de trace.

Quoi qu'il en fût, Scarpante, qui ne perdait pas un seul mot de cette conversation, se demanda immédiatement quel parti il y aurait à tirer de l'aventure.

«Or, nous sommes Kurdes! reprit le seigneur Yanar en se rengorgeant pour mieux donner à ce mot toute son importance, nous sommes des Kurdes de Mossoul, des Kurdes de la superbe capitale du Kurdistan, et nous n'admettrons jamais qu'un dommage quelconque ait pu être causé à des Kurdes, sans qu'une juste réparation n'en soit obtenue par justice!

—Mais seigneur, quel dommage? osa dire maître Kidros, en reculant de quelques pas, par prudence.

—Quel dommage? s'écria Yanar.

—Oui … seigneur!… Sans doute, des malfaiteurs ont tenté de s'introduire, la nuit dernière, dans la chambre de votre noble soeur, mais enfin ils n'ont rien dérobé….

—Rien! … répondit le seigneur Yanar, rien … en effet, mais grâce au courage de ma soeur, grâce à son énergie! N'est-elle pas aussi habile à manier un pistolet qu'un yatagan?

—Aussi, reprit maître Kidros, ces malfaiteurs, quels qu'ils soient, ont-ils pris la fuite!

—Et ils ont bien fait, maitre Kidros! La noble, la vaillante Saraboul en eut exterminé deux sur deux, quatre sur quatre! C'est pourquoi, cette nuit encore, elle restera armée comme je le suis moi-même, et malheur à quiconque oserait s'approcher de sa chambre!

—Vous comprenez bien, seigneur Yanar, reprit maître Kidros, qu'il n'y a plus rien a craindre, et que ces voleurs,—si ce sont des voleurs,—ne se hasarderont plus à….

—Comment! si ce sont des voleurs! s'écria le seigneur Yanar d'une voix de tonnerre. Et que voulez-vous qu'ils soient, ces bandits?

—Peut-être … quelques présomptueux … quelques fous! … répondit
Kidros, qui cherchait à défendre l'honorabilité de son établissement.
Oui! … pourquoi pas … quelque amoureux attiré … entraîné … par
les charmes de la noble Saraboul!….

—Par Mahomet, répondit le seigneur Yanar, en portant la main à sa panoplie, il ferait beau voir! L'honneur d'une Kurde serait en jeu? On aurait voulu attenter a l'honneur d'une Kurde! … Alors ce ne serait plus assez de l'arrestation, de l'emprisonnement, du pal! … Le plus épouvantable des supplices ne suffirait pas … à moins que l'audacieux n'eût une position et une fortune qui lui permissent de réparer sa faute!

—De grâce, veuillez vous calmer, seigneur Yanar, répondit maître Kidros, et prenez patience! L'enquête nous fera connaître l'auteur ou les auteurs de cet attentat. Je vous le répète, le juge a été mandé. J'ai été moi-même le chercher à Trébizonde, et, quand je lui ai raconté l'affaire, il m'a assuré qu'il avait un moyen à lui,—un moyen sûr,—de découvrir les malfaiteurs, quels qu'ils fussent!

—Et quel est ce moyen? demanda le seigneur Yanar d'un ton passablement ironique.

—Je l'ignore, répondit maître Kidros, mais le juge affirme que ce moyen est infaillible!

—Soit! dit le seigneur Yanar, nous verrons cela demain. Je me retire dans ma chambre, mais je veillerai … je veillerai en armes!»

Et ce disant, le terrible personnage se dirigea vers sa chambre, voisine de celle qu'occupait sa soeur. Là, il s'arrêta une dernière fois sur le seuil, et, tendant un bras menaçant vers la cour du caravansérail:

«On ne plaisante pas avec l'honneur d'une Kurde!» s'écria-t-il d'une voix formidable.

Puis il disparut.

Maître Kidros poussa un long soupir de soulagement.

«Enfin, se dit-il, nous verrons bien comment tout cela finira! Mais quant aux voleurs, s'il y en a jamais eu, mieux vaut qu'ils aient décampé!»

Pendant ce temps, Scarpante s'entretenait à voix basse avec le seigneur Saffar et Yarhud.

«Oui, leur disait-il, grâce à cette affaire, il y a peut-être quelque coup à tenter!

—Tu prétends? … demanda Saffar.

—Je prétends susciter ici même, à cet Ahmet, quelque désagréable aventure, qui pourrait bien le retenir plusieurs jours à Trébizonde et même le séparer de sa fiancée!

—Soit, mais si la ruse échoue….

—La force alors,» répondit Scarpante.

En ce moment, maître Kidros aperçut Saffar, Scarpante et Yarhud qu'il n'avait pas encore vus. Il s'avança vers eux, et, du ton le plus aimable:

«Vous demandez, seigneurs? … dit-il.

—Des voyageurs, qui doivent arriver d'un instant à l'autre pour passer la nuit au caravansérail,» répondit Scarpante.

A cet instant, quelque bruit se fit entendre au dehors,—le bruit d'une caravane, dont les chevaux ou les mulets s'arrêtaient à la porte extérieure.

«Les voici, sans doute?» dit maître Kidros.

Et il se dirigea vers le fond de la cour, pour aller à la rencontre des nouveaux arrivants.

«En effet, reprit-il, en s'arrêtant sur la porte, voici des voyageurs qui arrivent à cheval! Quelques riches personnages, sans doute, à en juger sur leur mine! … C'est bien le moins que j'aille au-devant d'eux leur offrir mes services!»

Et il sortit.

Mais, en même temps que lui, Scarpante s'était avancé jusqu'à l'entrée da la cour, puis, regardant au dehors;

«Ces voyageurs, seraient-ce Ahmet et ses compagnons? demanda-t-il, en s'adressant au capitaine maltais.

—Ce sont eus! répondit Yarhud, qui recula vivement, afin de n'être point reconnu.

—Eux? s'écria le seigneur Saffar, en s'avançant à son tour, mais sans sortir de la cour du caravansérail.

—Oui! … répondit Yarhud, voilà bien Ahmet, sa fiancée, sa suivante … les deux serviteurs….

—Tenons-nous sur nos gardes! dit Scarpante, en faisant signe a
Yarhud de se cacher.

—Et déjà vous pouvez entendre la voix du seigneur Kéraban? reprit le capitaine maltais.

—Kéraban?….» s'écria vivement Saffar. Et il se précipita vers la porte.

«Mais qu'avez-vous donc, seigneur Saffar? demanda Scarpante, très surpris, et pourquoi ce nom de Kéraban vous cause-t-il une telle émotion?

—Lui! … C'est bien lui! … répondit Saffar. C'est ce voyageur, avec lequel je me suis déjà rencontré au railway du Caucase, … qui a voulu me tenir tête et empêcher mes chevaux de passer!

—Il vous connaît?

—Oui … et il ne me serait pas difficile de reprendre ici la suite de cette querelle … de l'arrêter….

—Eh! cela n'arrêterait pas son neveu! répondit Scarpante.

—Je saurais bien me débarrasser du neveu comme de l'oncle!

—Non! … non!… pas de querelle! … pas de bruit! … répondit Scarpante en insistant. Croyez-moi, seigneur Saffar, que ce Kéraban ne puisse pas soupçonner votre présence ici! Qu'il ne sache pas que c'est pour votre compte que Yarhud a enlevé la fille du banquier Sélim! … Ce serait risquer de tout perdre!

—Soit! dit Saffar, je me retire et je me fie a ton adresse,
Scarpante! Mais réussis!

—Je réussirai, seigneur Saffar, si vous me laissez agir! Retournez à
Trébizonde, ce soir même….

—J'y retournerai.

—Toi aussi, Yarhud, quitte à l'instant le caravansérail! reprit
Scarpante. On te connaît, et il ne faut pas que l'on te reconnaisse!

—Les voilà! dit Yarhud.

—Laissez-moi! … laissez-moi seul! … s'écria Scarpante en repoussant le capitaine de la Guïdare.

—Mais comment disparaître sans être vu de cesgens-là? demanda
Saffar.

—Par ici!» répondit Scarpante, en ouvrant une porte, percée dans le mur de gauche, et qui donnait accès sur la campagne.

Le seigneur Saffar et le capitaine maltais sortirent aussitôt.

«Il était temps! se dit Scarpante. Et maintenant, ayons l'oeil et l'oreille ouverts!»

VII

DANS LEQUEL LE JUGE DE TRÉBIZOND PROCÈDE A SON ENQUÊTE D'UNE FAÇON ASSEZ INGÉNIEUSE.

En effet, le seigneur Kéraban et ses compagnons, après avoir laissé l'araba et leurs montures aux écuries extérieures, venaient d'entrer dans le caravansérail. Maître Kidros les accompagnait, ne leur ménageant point ses salamaleks les plus empressés, et il déposa dans un coin sa lanterne allumée, qui ne projetait qu'une assez faible clarté à l'intérieur de la cour.

«Oui, seigneur, répétait Kidros en se courbant, entrez! … Veuillez entrer! … C'est bien ici le caravansérail de Rissar.

—Et nous ne sommes qu'à deux lieues de Trébizonde? demanda le seigneur Kéraban.

—A deux lieues, au plus!

—Bien! Que l'on ait soin de nos chevaux. Nous les reprendrons demain au point du jour.»

Puis, se retournant vers Ahmet qui conduisait Amasia vers un banc, où elle s'assit avec Nedjeb:

«Voilà! dit-il d'un ton de bonne humeur. Depuis que mon neveu a retrouvé cette petite, il ne s'occupe plus que d'elle, et c'est moi qui suis obligé de préparer nos étapes!

—C'est bien naturel, seigneur Kéraban! A quoi servirait d'être oncle? répondit Nedjeb.

—Il ne faut pas m'en vouloir! dit Ahmet en souriant.

—Ni à moi, ajouta la jeune fille!

—Eh! je n'en veux à personne! … pas même à ce brave Van Mitten, qui a pourtant eu l'idée … oui! … l'impardonnable idée de songer à m'abandonner en route!

—Oh! ne parlons plus de cela, répliqua Van Mitten, ni maintenant, ni jamais!

—Par Mahomet! s'écria le seigneur Kéraban, pourquoi n'en plus parler? … Une bonne petite discussion là-dessus … ou même sur tout autre sujet … cela vous fouetterait le sang!

—Je croyais, mon oncle, fit observer Ahmet, que vous aviez pris la résolution de ne plus discuter.

—C'est juste! Tu as raison, mon neveu, et si l'on m'y reprend jamais, quand bien même j'aurais cent fois raison!….

—Nous verrons bien! murmura Nedjeb.

—D'ailleurs, reprit Van Mitten, ce qu'il y a de mieux à faire, je crois, c'est de nous reposer dans un bon sommeil de quelques heures!

—Si toutefois l'on peut dormir ici? murmura Bruno, d'assez mauvaise humeur comme toujours.

—Vous avez des chambres à nous donner pour la nuit? demanda Kéraban à maître Kidros.

—Oui, seigneur, répondit maître Kidros, et tout autant qu'il vous en faudra.

—Bien! … très bien! … s'écria Kéraban. Demain nous serons à
Trébizonde, puis, dans une dizaine de jours, à Scutari … où nous
ferons un bon dîner … le dîner auquel je vous ai invité, ami Van
Mitten!

—Vous nous devez bien cela, ami Kéraban!

—Un dîner … à Scutari? … dit Bruno à l'oreille de son maître.
Oui! … si nous y arrivons jamais!

—Allons, Bruno, répliqua Van Mitten, un peu de courage, que diable! … ne fût-ce que pour l'honneur de notre Hollande!

—Eh! je lui ressemble, à notre Hollande! répondit Bruno en se tâtant sous ses vêtements trop larges. Comme elle, je suis tout en côtes!»

Scarpante, à l'écart, écoutait les propos qui s'échangeaient entre les voyageurs, et épiait le moment où, dans son intérêt, il lui conviendrait d'intervenir.

«Eh bien, demanda Kéraban, quelle est la chambre destinée à ces deux jeunes filles?

—Celle-ci, répondit maître Kidros en indiquant une porte qui s'ouvrait, dans le mur, à gauche.

—Alors, bonsoir, ma petite Amasia, répondit Kéraban, et qu'Allah te donne d'agréables rêves!

—Comme à vous, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille. A demain, cher Ahmet!

—A demain, chère Amasia, répondit le jeune homme, après avoir pressé
Amasia sur son coeur.

—Viens-tu, Nedjeb? dit Amasia.

—Je vous suis, chère maîtresse, répondit Nedjeb, mais je sais bien de qui nous serons à parler dans une heure encore!»

Les deux jeunes filles entrèrent dans la chambre par la porte que maître Kidros leur tenait ouverte.

«Et, maintenant, où coucheront ces deux braves garçons? demanda
Kéraban, en montrant Bruno et Nizib.

—Dans une chambre extérieure, où je vais les conduire,» répondit maître Kidros.

Et, se dirigeant vers la porte du fond, il fit signe à Nizib et à Bruno de le suivre,—à quoi les deux «braves garçons», éreintés par une longue journée de marche, obéirent, sans se faire prier, après avoir souhaité le bonsoir à leurs maîtres.

«Voici ou jamais le moment d'agir!» se dit Scarpante.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, en attendant le retour de Kidros, se promenaient dans la cour du caravansérail. L'oncle était d'une charmante humeur. Tout allait au gré de ses désirs. Il arriverait dans les délais voulus sur les rives du Bosphore. Il se réjouissait déjà à la mine que feraient les autorités ottomanes en le voyant apparaître! Pour Ahmet, le retour à Scutari, c'était la célébration tant souhaitée de son mariage! Pour Van Mitten, le retour … eh bien, c'était le retour!

«Ah ça! est-ce qu'on nous oublie? … Et notre chambre,?» dit bientôt le seigneur Kéraban.

En se retournant, il aperçut Scarpante, qui s'était avancé lentement près de lui.

«Vous demandez la chambre destinée au seigneur Kéraban et à ses compagnons? dit-il en s'inclinant, comme s'il eût été un des domestiques du caravansérail.

—Oui!

—La voici.»

Et Scarpante montra, à droite, la porte qui s'ouvrait sur un couloir où se trouvait la chambre occupée par la voyageuse kurde, près de celle où veillait le seigneur Yanar.

«Venez, mes amis, venez!» répondit Kéraban en poussant vivement la porte que lui indiquait Scarpante.

Tous trois entrèrent dans le couloir, mais avant qu'ils n'eussent eu le temps de refermer cette porte, quelle agitation, quels cris, quelles clameurs! Et quelle terrible voix de femme se fit entendre, à laquelle se mêla bientôt une voix d'homme!

Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, ne comprenant rien à ce qui se passait, s'étaient repliés vivement dans la cour du caravansérail.

Aussitôt les diverses portes s'ouvraient de toutes parts. Des voyageurs sortaient de leurs chambres. Amasia et Nedjeb reparaissaient au bruit. Bruno et Nizib rentraient par la gauche. Puis, au milieu de cette demi-obscurité, on voyait se dessiner la silhouette du farouche Yanar. Et, enfin, une femme se précipitait hors du couloir dans lequel le seigneur Kéraban et les siens s'étaient si imprudemment introduits!

«Au vol! … à l'attentat! … au meurtre!» criait cette femme.

C'était la noble Saraboul, grande, forte, à la démarche énergique, à l'oeil vif, au teint coloré, à la chevelure noire, aux lèvres impérieuses qui laissaient voir des dents inquiétantes,—en un mot, le seigneur Yanar en femme.

Évidemment, à toute conjoncture, la voyageuse veillait dans sa chambre, au moment où des intrus en avaient forcé la porte, car elle n'avait encore rien ôté de ses vêtements de jour, un «mintan» de drap avec broderies d'or aux manches et au corsage, une «entari» en soie éclatante semée de fusées jaunes et serrée à la taille par un châle où ne manquaient ni le pistolet damasquiné, ni le yatagan dans son fourreau de maroquin vert; sur la tête, un fez évasé, ceint de mouchoirs à couleurs voyantes, d'où pendait un long «puskul» comme le gland d'une sonnette; aux pieds, des bottes de cuir rouge dans lesquelles se perdait le bas du «chalwar», ce pantalon des femmes de l'Orient. Quelques voyageurs ont prétendu que la femme kurde, ainsi vêtue, ressemble à une guêpe! Soit!

La noble Saraboul n'était point faite pour démentir cette comparaison, et cette guêpe-là devait posséder un aiguillon redoutable!

«Quelle femme! dit à mi-voix Van Mitten.

—Et quel homme!» répondit le seigneur Kéraban, en montrant le frère
Yanar.

Et alors celui ci de s'écrier:

«Encore un nouvel attentat! Qu'on arrête tout le monde!

—Tenons-nous bien, murmura Ahmet à l'oreille de son oncle, car je crains que nous ne soyons cause de tout ce tapage!

—Bah! personne ne nous a vus, répondit Kéraban, et Mahomet lui-même ne nous reconnaîtrait pas!

—Qu'y a-t-il, Ahmet? demanda la jeune fille, qui venait d'accourir près de son fiancé.

—Rien! chère Amasia, répondit Ahmet, rien!»

En ce moment, maître Kidros apparut sur le seuil de la grande porte, au fond de la cour, et s'écria:

«Oui! vous arrivez à propos, monsieur le juge!» En effet, le juge, mandé à Trébizonde, venait d'arriver au caravansérail, où il devait passer la nuit, afin de procéder le lendemain à l'enquête réclamée par le couple kurde. Il était suivi de son greffier et s'arrêta sur le seuil.

«Comment, dit-il, ces coquins auraient recommencé leur tentative de la nuit dernière?

—Il paraît, monsieur le juge, répondit maître Kidros.

—Que les portes du caravansérail soient fermées, dit le magistrat d'une voix grave. Défense à qui que ce soit de sortir sans ma permission!»

Ces ordres furent aussitôt exécutés, et tous les voyageurs passèrent à l'état de prisonniers, auxquels le caravansérail allait servir momentanément de prison.

«Et maintenant, juge, dit la noble Saraboul, je demande justice contre ces malfaiteurs, qui n'ont pas craint, pour la seconde fois, de s'attaquer à une femme sans défense….

—Non seulement à une femme, mais à une Kurde!» ajouta le seigneur
Yanar avec un geste menaçant.

Scarpante, on le croira sans peine, suivait toute cette scène sans en rien perdre.

Le juge,—une figure finaude, s'il en fut, avec deux yeux en trous de vrille, un nez pointu, une bouche serrée, qui disparaissait dans les flocons de sa barbe,—cherchait à dévisager les personnes enfermées dans le caravansérail, ce qui ne laissait pas d'être assez difficile, avec le peu de clarté que répandait l'unique lanterne déposée dans un coin de la cour. Cet examen rapidement fait, s'adressant à la noble voyageuse:

«Vous affirmez, lui demanda-t-il, que, la nuit dernière, des malfaiteurs ont tenté de s'introduire dans votre chambre?

—Je l'affirme!

—Et qu'ils viennent de recommencer leur criminelle tentative?

—Eux ou d'autres!

—Il n'y a qu'un instant?

—Il n'y a qu'un instant!

—Les reconnaîtriez-vous?

—Non! … Ma chambre était sombre, cette cour aussi, et je n'ai pu voir leur visage!

—Étaient-ils nombreux?

—Je l'ignore!

—Nous le saurons, ma soeur, s'écria le seigneur Yanar, nous le saurons, et malheur à ces coquins!»

En ce moment, le seigneur Kéraban répétait à l'oreille de Van Mitten:

«Il n'y a rien à craindre! Personne ne nous a vus!

—Heureusement, répondit le Hollandais, incomplètement rassuré sur les suites de cette aventure, car, avec ces diables de Kurdes, l'affaire serait mauvaise pour nous!»

Cependant, le juge allait et venait. Il ne semblait pas savoir quel parti prendre, au grand déplaisir des plaignants.

«Juge, reprit la noble Saraboul, en croisant ses bras sur sa poitrine, la justice restera-t-elle désarmée entre vos mains? … Ne sommes-nous pas des sujets du Sultan, qui ont droit à sa protection? … Une femme de ma sorte aurait été victime d'un pareil attentat, et les coupables, qui n'ont pu s'enfuir, échapperaient au châtiment?

—Elle est vraiment superbe, cette Kurde! fit très justement observer le seigneur Kéraban.

—Superbe … mais effrayante! répondit Van Mitten.

—Que décidez-vous, juge? demanda le seigneur Yanar.

—Qu'on apporte des flambeaux, des torches! s'écria la noble Saraboul! … Alors je verrai … je chercherai … je reconnaîtrai peut-être les malfaiteurs qui ont osé….

—C'est inutile, répondit le juge. Je me charge, moi, de découvrir le ou les coupables!

—Sans lumière?….

—Sans lumière»

Et, sur cette réponse, le juge fit un signe à son greffier, qui sortit par la porte du fond, après avoir fait un geste affirmatif.

Pendant ce temps, le Hollandais ne pouvait s'empêcher de dire tout bas à son ami Kéraban:

«Je ne sais pourquoi, mais je ne me sens pas très rassuré sur l'issue de cette affaire!

—Eh, par Allah! vous avez toujours peur!» répondit Kéraban.

Tous se taisaient alors, attendant le retour du greffier, non sans un sentiment de curiosité bien naturelle.

«Ainsi, juge, demanda le seigneur Yanar, vous prétendez, au milieu de cette obscurité, reconnaître….

—Moi? … non! … répondit le juge. Aussi vais-je charger de ce soin un intelligent animal, qui m'est plus d'une fois et très adroitement venu en aide dans mes enquêtes.

—Un animal? s'écria la voyageuse.

—Oui … une chèvre … une fine et maligne bête, qui, elle, saura bien dénoncer le coupable, si le coupable est encore ici. Or, il doit y être, puisque personne n'a pu quitter la cour du caravansérail, depuis l'instant où a été commis l'attentat.

—Il est fou, ce juge!» murmura le seigneur Kéraban.

A ce moment, le greffier rentra, tirant par son licol une chèvre qu'il amena au milieu de la cour.

C'était un gentil animal, de l'espèce de ces égagres, dont les intestins contiennent quelquefois une concrétion pierreuse, le bézoard qui est si estimé en Orient pour ses prétendues qualités hygiéniques. Cette chèvre, avec son museau délié, sa barbiche frisotante, son regard intelligent, en un mot avec sa «physionomie spirituelle», semblait être digne de ce rôle de devineresse que son maître l'appelait à jouer. On rencontre, par grandes quantités, des troupeaux de ces égagres, répandus dans toute l'Asie Mineure, l'Anatolie, l'Arménie, la Perse, et ils sont remarquables par la finesse de leur vue, de leur ouïe, de leur odorat et leur étonnante agilité.

Cette chèvre,—dont le juge prisait si fort la sagacité,—était de taille moyenne, blanchâtre au ventre, à la poitrine, au cou, mais noire au front, au menton et sur la ligne médiane du dos. Elle s'était gracieusement couchée sur le sable, et, d'un air malin, en remuant ses petites cornes, elle regardait «la société».

«Quelle jolie bête! s'écria Nedjeb.

—Mais que veut donc faire ce juge? demanda Amasia.

—Quelque sorcellerie, sans doute, répondit Ahmet, et à laquelle ces ignorants vont se laisser prendre!»

«C'était bien aussi l'opinion du seigneur Kéraban qui ne se gênait point de hausser les épaules, tandis que Van Mitten regardait ces préparatifs d'un air quelque peu inquiet.

«Comment, juge, dit alors la noble Saraboul, c'est à cette chèvre que vous allez demander de reconnaître les coupables?

—A elle-même, répondit le juge.

—Et elle répondra?….

—Elle répondra!

—De quelle façon? demanda le seigneur Yanar, parfaitement disposé à admettre, en sa qualité de Kurde, tout ce qui présentait quelque apparence de superstition.

—Rien n'est plus simple, répondit le juge.

Chacun des voyageurs présents va venir, l'un après l'autre, passer la main sur le dos de cette chèvre et, dès qu'elle sentira la main du coupable, cette fine bête le désignera aussitôt par un bêlement.

—Ce bonhomme-là est tout simplement un sorcier de foire! murmura
Kéraban.

—Mais, juge, jamais … fit observer la noble Saraboul, jamais un simple animal….

—Vous allez bien le voir!

—Et pourquoi pas? … répondit le seigneur Yanar. Aussi, bien que je ne puisse être accusé de cet attentat, je vais donner l'exemple et commencer l'épreuve.»

Ce disant, Yanar, allant près de la chèvre qui restait immobile, lui passa la main sur le dos depuis le cou jusqu'à la queue.

La chèvre resta muette.

«Aux autres,» dit le juge.

Et, successivement, les voyageurs, rassemblés dans la cour du caravansérail, imitèrent le seigneur Yanar, et caressèrent le dos de l'animal; mais ils n'étaient pas coupables, sans doute, puisque la chèvre ne fit entendre aucun bêlement accusateur.

VIII

QUI FINIT D'UNE MANIÈRE TRÈS INATTENDUE, SURTOUT POUR L'AMI VAN MITTEN.

Pendant la durée de celle épreuve, le seigneur Kéraban avait pris à part son ami Van Mitten et son neveu Ahmet. Et voici le bout de dialogue qui s'échangeait entre eux,—dialogue dans lequel l'incorrigible personnage, oubliant ses bonnes résolutions de ne plus s'entêter à rien, allait encore imposer à autrui sa manière de voir et sa manière de faire.

«Eh! mes amis, dit-il, ce sorcier me paraît être tout simplement le dernier des imbéciles!

—Pourquoi? demanda le Hollandais.

—Parce que rien n'empêche le coupable ou les coupables,—nous, par exemple,—de faire semblant de caresser cette chèvre, en lui passant la main au-dessus du dos, sans y toucher! Au moins, ce juge aurait-il dû agir en pleine lumière, afin d'empêcher toute supercherie! … Mais dans l'ombre, c'est absurde!

—En effet, dit Van Mitten….

—Ainsi vais-je faire, reprit Kéraban, et je vous engage fort à suivre mon exemple.

—Eh! mon oncle, reprit Ahmet, qu'on lui caresse ou qu'on ne lui caresse pas le dos, vous savez bien que cet animal ne bêlera pas plus pour les innocents que pour les coupables!

—Évidemment, Ahmet, mais puisque ce bonhomme de juge est assez simple pour opérer de la sorte, je prétends être moins simple que lui, et je ne toucherai pas à sa bête! … Et je vous prie même de faire comme moi!

—Mais, mon oncle?….

—Ah! pas de discussion là-dessus, répondit Kéraban, qui commençait à s'échauffer.

—Cependant … dit le Hollandais.

—Van Mitten, si vous étiez assez naïf pour frotter le dos de cette chèvre je ne vous le pardonnerais pas!

—Soit! Je ne frotterai rien du tout, pour ne point vous désobliger, ami Kéraban! … Peu importe, d'ailleurs, puisque, dans l'ombre, on ne nous verra pas!»

La plupart des voyageurs avaient alors achevé de subir l'épreuve, et la chèvre n'avait encore accusé personne.

«A notre tour, Bruno, dit Nizib.

—Mon Dieu! que ces Orientaux sont stupides de s'en rapporter à cette bête!» répondit Bruno.

Et, l'un après l'autre, ils allèrent caresser le dos de la chèvre, qui ne bêla pas plus pour eux que pour les voyageurs précédents.

«Mais il ne dit rien, votre animal! s'écria la noble Saraboul, en interpellant le juge.

—Est-ce une plaisanterie? ajouta le seigneur Yanar. C'est qu'il ne ferait pas bon plaisanter avec des Kurdes!

—Patience! répondit le juge en secouant la tête d'un air malin, si la chèvre n'a pas bêlé, c'est que le coupable ne l'a pas touchée encore.

—Diable! il n'y a plus que nous! murmura Van Mitten, qui, sans trop savoir pourquoi, laissait percer quelque vague inquiétude.

—A notre tour, dit Ahmet.

—Oui! … à moi d'abord!» répondit Kéraban. Et, en passant devant son ami et son neveu:

«N'y touchez pas, surtout!» répéta-t-il à voix basse.

Puis, étendant la main au-dessus de la chèvre, il feignit de lui caresser lentement le dos, mais sans frôler un seul de ses poils.

La chèvre ne bêla pas.

«Voilà qui est rassurant!» dit Ahmet.

Et, suivant l'exemple de son oncle, à peine sa main effleura-t-elle le dos de la chèvre.

La chèvre ne bêla pas.

C'était au tour du Hollandais. Van Mitten, le dernier de tous, allait tenter l'épreuve ordonnée par le juge. 11 s'avança donc vers l'animal, qui semblait le regarder en dessous; mais lui aussi, pour ne point déplaire à son ami Kéraban, il se contenta de promener doucement sa main au-dessus du dos de la chèvre.

La chèvre ne bêla pas.

Il y eut un «oh!» de surprise, et un «ah!» de satisfaction dans toute l'assistance.

«Décidément, votre chèvre n'est qu'une brute!… s'écria Yanar d'une voix de tonnerre.

—Elle n'a pas reconnu le coupable, s'écria à son tour la noble Kurde, et, pourtant, le coupable est ici, puisque personne n'a pu sortir de cette cour!

—Hein! fit Kéraban, ce juge, avec sa bête si maligne, est-il assez ridicule, Van Mitten?

—En effet! répondit Van Mitten, absolument rassuré maintenant sur l'issue de l'épreuve.

—Pauvre petite chèvre, dit Nedjeb à sa maîtresse, est-ce qu'on va lui faire du mal, puisqu'elle n'a rien dit?»

Chacun regardait alors le juge, dont l'oeil, tout émerillonné de malice, brillait dans l'ombre comme une escarboucle.

«Et maintenant, monsieur le juge, dit Kéraban d'un ton quelque peu sarcastique, maintenant que votre enquête est terminée, rien ne s'oppose, je pense, à ce que nous nous retirions dans nos chambres…. —Cela ne sera pas! s'écria la voyageuse irritée. Non! cela ne sera pas! Un crime a été commis….

—Eh! madame la Kurde! répliqua Kéraban, non sans aigreur, vous n'avez pas la prétention d'empêcher d'honnêtes gens d'aller dormir, quand ils en ont envie!

—Vous le prenez sur un ton, monsieur le Turc!… s'écria le seigneur
Yanar.

—Sur le ton qui convient, monsieur le Kurde.» riposta le seigneur
Kéraban.

Scarpante, pensant que le coup tenté par lui était manqué, puisque les coupables n'avaient point été reconnus, ne vit pas sans une certaine satisfaction cette querelle qui mettait aux prises le seigneur Kéraban et le seigneur Yanar. De là, surgirait peut-être une complication de nature à servir ses projets.

Et, en effet, la dispute s'accentuait, entre ces deux personnages. Kéraban se fût plutôt laissé arrêter, condamner, que de n'avoir pas le dernier mot. Ahmet, lui-même, allait intervenir pour soutenir son oncle, lorsque le juge dit simplement:

«Rangez-vous tous, et qu'on apporte des lumières!»

Maître Kidros, à qui s'adressait cet ordre, s'empressa de le faire exécuter. Un instant après, quatre serviteurs du caravansérail entraient avec des torches, et la cour s'éclairait vivement.

«Que chacun lève la main droite!» dit le juge.

Sur cette injonction, toutes les mains droites furent levées.

Toutes étaient noires à la paume et aux doigts, toutes,—excepté celles du seigneur Kéraban, d'Ahmet et de Van Mitten.

Et aussitôt le juge les désignant tous trois:

«Les malfaiteurs…. les voilà! dit-il.

—Hein! fit-Kéraban.

—Nous? …, s'écria le Hollandais, sans rien comprendre à cette affirmation inattendue.

—Oui! …eux! reprit le juge! Qu'ils aient craint ou non d'être dénoncés par la chèvre, peu importe! Ce qui est certain, c'est que se sachant coupables au lieu de caresser le dos de cot animal, qui était enduit d'une couche de suie, ils n'ont fait que passer leur main au-dessus et se sont accusés eux-mêmes!»

Un murmure flatteur,—très flatteur pour l'ingéniosité du juge—s'éleva aussitôt, tandis que le seigneur Kéraban et ses compagnons, fort désappointés, baissaient la tête.

«Ainsi, dit le seigneur Yanar, ce sont ces trois malfaiteurs qui ont osé la nuit dernière….

—Eh! la nuit dernière, s'écria Ahmet, nous étions à dix lieues du caravansérail de Rissar!

—Qui le prouve? … répliqua le juge. En tout cas, il n'y a qu'un instant, c'est vous qui avez tenté de vous introduire dans la chambre de cette noble voyageuse!

—Eh bien, oui, s'écria Kéraban, furieux de s'être si maladroitement laissé prendre à ce piège, oui!… c'est nous qui sommes entrés dans ce couloir! Mais ce n'est qu'une erreur de notre part … ou plutôt une erreur de l'un des serviteurs du caravansérail!

—Vraiment! répondit ironiquement le seigneur Yanar.

—Sans doute! On nous avait indiqué la chambre de cette dame comme étant la nôtre!….

—A d'autres! dit le juge.

—Allons, pincés, se dit Bruno à part lui, l'oncle, le neveu, et mon maître avec!»

Le fait est que, quel que fut son aplomb habituel, le seigneur Kéraban était absolument décontenancé, et il le fut bien davantage, lorsque le juge dit, en se tournant vers Van Mitten, Ahmet et lui:

«Qu'on les mène en prison!

—Oui! … en prison!» répéta le seigneur Yanar. Et tous ces voyageurs, auxquels se joignirent les gens du caravansérail, de s'écrier:

«En prison! … En prison!»

En somme, à voir la tournure que prenaient les choses, Scarpante ne pouvait que s'applaudir de ce qu'il avait fait. Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, tenus sous les verroux, c'était, à la fois, le voyage interrompu, un retard apporté à la célébration du mariage, c'était surtout la séparation immédiate d'Amasia et de son fiancé, la possibilité d'agir dans des conditions meilleures et de reprendre la tentative qui venait d'échouer avec le capitaine maltais.

Ahmet, songeant aux conséquences de cette aventure, à la pensée d'être séparé d'Amasia, fut pris d'un sentiment de mauvaise humeur contre son oncle. N'était-ce pas le seigneur Kéraban, qui, par une obstination nouvelle, les avait jetés dans cet embarras? Ne les avait-il pas empêchés, ne leur avait-il pas positivement défendu de caresser cette chèvre, et cela pour faire pièce à ce bonhomme de juge, qui, au bout du compte, s'était montré plus fin qu'eux? A qui la faute, s'ils venaient de tomber dans ce piège tendu à leur simplicité, et s'ils étaient menacés d'aller en prison, au moins pour quelques jours? Aussi, de son côté, le seigneur Kéraban enrageait-il sourdement, en pensant au peu de temps qui lui restait pour accomplir son voyage, s'il voulait arriver à Scutari dans les délais déterminés. Encore un entêtement aussi inutile qu'absurde qui pouvait coûter toute une fortune à son neveu!

Quant à Van Mitten, il regardait à droite, à gauche, se balançant d'une jambe sur l'autre, très embarrassé de sa personne, osant à peine lever le yeux sur Bruno, qui semblait lui répéter ces paroles de mauvais augure:

«Ne vous avais-je pas prévenu, monsieur, que tôt ou tard il vous arriverait malheur!»

Et, adressant à son ami Kéraban ce simple reproche, en somme bien mérité:

«Aussi, dit-il, pourquoi nous avoir empêchés dépasser la main sur le dos de cet inoffensif animal!»

Pour la première fois de sa vie, le seigneur Kéraban resta sans pouvoir répondre.

Cependant, les cris: en prison! retentissaient avec plus d'énergie, et Scarpante,—cela va de soi—ne se gênait guère pour crier plus haut que les autres.

«Oui, en prison, ces malfaiteurs! répéta le vindicatif Yanar, tout disposé à prêter main-forte à l'autorité, s'il le fallait. Qu'on les mène en prison! … En prison, tous les trois!….

—Oui! … tous les trois … à moins que l'un d'eux ne s'accuse! répondit la noble Saraboul, qui n'aurait pas voulu que deux innocents payassent pour un coupable.

—C'est de toute équité! ajouta le juge. Eh bien, lequel de vous a tenté de s'introduire dans cette chambre?»

Il y eut un moment d'indécision dans l'esprit des trois accusés, mais il ne fut pas de longue durée.

Le seigneur Kéraban avait demandé au juge la permission de s'entretenir un instant avec ses deux compagnons,—ce qui lui fut accordé; puis, prenant à part Ahmet et Van Mitten, de ce ton qui n'admettait pas de réplique:

«Mes amis, leur dit-il, il n'y a véritablement qu'une chose à faire! Il faut que l'un de nous prenne à son compte toute cette sotte aventure, qui n'a rien de grave!»

Ici, le Hollandais commença, comme par préssentissement, a dresser l'oreille.

«Or, reprit Kéraban, le choix ne peut être douteux. La présence d'Ahmet, dans un très court délai, est nécessaire à Scutari pour la célébration de son mariage!

—Oui, mon oncle, oui! répondit Ahmet.

—La mienne aussi, naturellement, puisque je dois l'assister en ma qualité de tuteur!

—Hein?… fit Van Mitten.

—Donc, ami Mitten, reprit Kéraban, il n'y a pas d'objection possible, je crois! II faut vousdévouer!

—Moi … que? …

—Il faut vous accuser! … Que risquez-vous? … Quelques jours de prison? … Bagatelle! … Nous saurons bien vous tirer de là!

—Mais … répondit Van Mitten, auquel il semblait qu'on disposait un peu bien sans façon de sa personne.

—Cher monsieur Van Mitten, reprit Ahmet, il le faut! … Au nom d'Amasia, je vous en supplie! … Voulez-vous que tout son avenir soit perdu, que, faute d'arriver en temps voulu à Scutari….

—Oh! monsieur Van Mitten! vint dire la jeune fille, qui avait entendu ce colloque.

—Quoi … vous voudriez? … répétait Van Mitten.

—Hum! se dit Bruno, qui comprenait bien ce qui se passait là, encore une nouvelle sottise qu'ils vont faire commettre à mon maître!

—Monsieur Van Mitten! … reprit Ahmet.

—Voyons … un bon mouvement!» dit Kéraban en lui serrant la main à la briser.

Cependant, les cris: «en prison! en prison!» devenaient de plus en plus pressants.

Le malheureux Hollandais ne savait plus que faire ni à qui entendre.
Il disait oui de la tête, puis, il disait non.

Au moment où les gens du caravansérail s'avançaient pour saisir les trois coupables sur un geste du juge:

«Arrêtez! dit Van Mitten, d'une voix qui n'avait rien de bien convaincu. Arrêtez! … Je crois bien que c'est moi qui ai….

—Bon! fit Bruno, cela y est!

—Coup manqué! se dit Scarpante, sans avoir pu retenir un violent mouvraient de dépit.

—C'est vous? … demanda le juge au Hollandais.

—Moi! … oui … moi!

—Bon monsieur Van Mitten! murmura la jeune fille à l'oreille du digne homme.

—Oh! oui!» ajouta Nedjeb.

Pendant ce temps, que faisait la noble Saraboul? Eh bien, cette intelligente femme observait, non sans intérêt, celui qui avait eu l'audace de s'attaquer à elle.

«Ainsi, demanda le seigneur Yanar, c'est vous qui avez osé pénétrer dans la chambre de cette noble Kurde!

—Oui! … répondit Van Mitten.

—Vous n'avez pourtant pas l'air d'un voleur!

—Un voleur! … Moi! … un négociant! Moi! un Hollandais … de Rotterdam! Ah! mais non! … s'écria Van Mitten, qui, devant cette accusation, ne put retenir un cri d'indignation bien naturel.

—Mais alors … dit Yanar.

—Alors … dit Saraboul, alors … c'est donc mon honneur que vous avez tenté de compromettre?

—L'honneur d'une Kurde! s'écria le seigneur Yanar, en portant la main à son yatagan.

—Vraiment, il n'est pas mal, ce Hollandais! répétait la noble voyageuse, en minaudant quelque peu.

—Eh bien, tout votre sang ne suffira pas à payer un pareil outrage! reprit Yanar.

—Mon frère … mon frère!

—Si vous vous refusez à réparer le tort….

—Hein! fit Ahmet.

—Vous épouserez ma soeur, ou sinon….

—Par Allah! se dit Kéraban, voilà bien une autre complication, maintenant!

—Epouser? … moi! … épouser! … répétait Van Mitten, en levant les bras au ciel.

—Vous réfusez? s'écria le seigneur Yanar.

—Si je refuse! … Si je refuse! … répondit Van Mitten, au comble de l'épouvante. Mais je suis déjà…»

Van Mitten n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Le seigneur Kéraban venait de lui saisir le bras.

«Pas un mot de plus! … lui dit-il. Consentez! … Il le faut! …
Pas d'hésitation!

—Moi consentir? Moi … déjà marié? … moi, répliqua Van Mitten, moi, bigame!

—En Turquie … bigame, trigame … quadrugame! … C'est parfaitement permis! … Donc, dites oui!

—Mais?….

—Epousez, Van Mitten, épousez! … De cette manière, vous n'aurez pas même à faire une heure de prison! Nous continuerons le voyage tous ensemble! Puis, une fois à Scutari, vous prendrez par le plus court, et bonsoir à la nouvelle madame Van Mitten!

—Pour le coup, ami Kéraban, vous me demandez là une chose impossible! répondit le Hollandais.

—Il le faut, ou tout est perdu!»

En ce moment, le seigneur Yanar, saisissant Van Mitten par le bras droit, lui disait:

«Il le faut?

—Il le faut! répéta Saraboul, qui vint à son tour le saisir par le bras gauche.

—Puisqu'il le faut! répondit Van Mitten, que ses jambes n'avaient plus la force de soutenir.

—Quoi! mon maître, vous allez encore céder là-dessus? dit Bruno en s'approchant.

—Le moyen de faire autrement, Bruno! murmura Van Mitten d'une si faible voix qu'on put à peine l'entendre.

—Allons, droit! s'écria le seigneur Yanar, en relevant d'un coup sec son futur beau-frère.

—Et ferme! répéta la noble Saraboul, en redressant, elle aussi, son futur époux.

—Ainsi que doit être le beau-frère….

—Et le mari d'une Kurde!»

Van Mitten s'était redressé vivement sous cette double poussée; mais sa tête ne cessait de ballotter, comme si elle en eût été à demi détachée de ses épaules.

«Une Kurde! … murmurait-il … Moi … citoyen de Rotterdam … épouser une Kurde!

—Ne craignez rien! … Mariage pour rire! lui dit bas à l'oreille le seigneur Kéraban.

—Il ne faut jamais rire avec ces choses-là!» répondit Van Mitten d'un ton si piteusement comique, que ses compagnons eurent quelque peine à ne point éclater.

Nedjeb, montrant à sa maîtresse la figure épanouie de la voyageuse, lui disait tout bas:

«Je me trompe bien, si ce n'est pas là une veuve qui courait à la recherche d'un autre mari!

—Pauvre monsieur Van Mitten! répondit Amasia.

—J'aurais mieux aimé huit mois de prison, dit Bruno en hochant la tête, que huit jours de ce mariage-là!»

Cependant, le seigneur Yanar s'était retourné vers l'assistance et disait à voix haute:

«Demain, à Trébizonde, nous célébrerons en grande pompe les fiançailles du seigneur Van Mitten et de la noble Saraboul!»

Sur ce mot «fiançailles», le seigneur Kéraban, ses compagnons, et surtout Van Mitten, s'étaient dits que cette aventure serait moins grave qu'on ne pouvait le craindre!

Mais il faut faire observer ici que, d'après les usages du Kurdistan, ce sont les fiançailles qui forment l'indissoluble noeud du mariage. On pourrait comparer cette cérémonie au mariage civil de certains peuples européens, et celle qui la suit au mariage religieux, par laquelle s'achève l'union des époux. Au Kurdistan, après les fiançailles, le mari n'est encore, il est vrai, qu'un fiancé, mais c'est un fiancé absolument lié à celle qu'il a choisie,—ou à celle qui l'a choisi, comme dans le présent cas.

C'est ce qui fut bien et dûment expliqué à Van Mitten par le seigneur
Yanar, qui finit en disant:

«Donc, fiancé à Trébizonde!

—Et mari à Mossoul!» ajouta tendrement la noble Kurde.

Et à part, Scarpante, au moment où il quittait le caravansérail dont la porte venait d'être ouverte, prononçait ces paroles grosses de menaces pour l'avenir:

«La ruse a échoué! … À la force, maintenant!»

Puis, il disparaissait, sans avoir été remarqué ni du seigneur Kéraban ni d'aucun des siens.

«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait Ahmet, en voyant la mine toute déconfite du Hollandais.

—Bon! répondit Kéraban, il faut en rire! Fiançailles nulles! Dans dix jours, il n'en sera plus question! Cela ne compte pas!

—Evidemment, mon oncle, mais, en attendant, d'être fiancé pendant dix jours à cette impérieuse Kurde, cela compte!»

Cinq minutes après, la cour du caravansérail de Rissar était vide. Chacun de ses hôtes avait regagné sa chambre pour y passer la nuit. Mais Van Mitten allait être gardé à vue par son terrible beau-frère, et le silence se fit enfin sur le théâtre de cette tragi-comédie, qui venait de se dénouer sur le dos de l'infortuné Hollandais!

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