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Kéraban-Le-Têtu, Volume II

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IX

DANS LEQUEL VAN MITTEN, EN SE FIANÇANT A LA NOBLE SARABOUL, A L'HONNEUR DE DEVENIR BEAU-FRÈRE DU SEIGNEUR YANAR.

Une ville qui date de l'an du monde 4790, qui doit sa fondation aux habitants d'une colonie milésienne, qui fut conquise par Mithridate, qui tomba au pouvoir de Pompée, qui subit la domination des Perses et celle des Scythes, qui fut chrétienne sous Constantin-le-Grand et redevint païenne jusqu'au sixième siècle, qui fut délivrée par Bélisaire et enrichie par Justinien, qui appartint aux Comnènes dont Napoléon 1er se disait le descendant, puis au sultan Mahomet II, vers le milieu du quinzième siècle, époque à laquelle finit l'Empire de Trébizonde, après une durée de deux cent cinquante-six ans,—celle ville, il faut en convenir, a quelque droit de figurer dans l'histoire du monde. On ne s'étonnera donc pas que, pendant toute la première partie de ce voyage, Van Mitten se fût réjoui à la pensée de visiter une cité si fameuse, que les romans de chevalerie ont, en outre, choisie pour cadre à leurs merveilleuses aventures.

Mais, quand il se faisait cette joie, Van Mitten était libre de tout souci. Il n'avait qu'à suivre son ami Kéraban sur cet itinéraire qui contournait l'antiquePont-Euxin. Et maintenant, fiancé—provisoirement du moins, pour quelques jours seulement,—mais fiancé à cette noble Kurde qui le tenait en laisse, il n'était plus d'humeur à pouvoir apprécier les splendeurs historiques de Trébizonde.

Ce fut le 17 septembre, vers neuf heures du matin, deux heures après avoir quitté le caravansérail de Rissar, que le seigneur Kéraban et ses compagnons, le seigneur Yanar, sa soeur et leurs serviteurs, firent une superbe entrée dans la capitale du pachalik moderne, bâtie au milieu d'une campagne alpestre, avec vallées, montagnes, cours d'eau capricieux,—paysage qui rappelle volontiers quelques aspects de l'Europe centrale: on dirait que des morceaux de la Suisse et du Tyrol ont été transportés sur cette portion du littoral de la mer Noire.

Trébizonde, située à trois cent vingt-cinq kilomètres d'Erzeroum, cette importante capitale de l'Arménie, est maintenant en communication directe avec la Perse, au moyen d'une route que le gouvernement turc a ouverte par Gumuch Kané, Baibourt et Erzeroum,—ce qui lui rendra peut-être quelque peu de son ancienne valeur commerciale.

Cette cité est divisée en deux villes disposées en amphithéâtre sur une colline. L'une, la ville turque, enceinte de murailles flanquées de grosses tours, défendue autrefois par son vieux château de mer, ne comprend pas moins d'une quarantaine de mosquées, dont les minarets émergent de massifs d'orangers, d'oliviers et autres arbres d'un aspect enchanteur. L'autre, c'est la ville chrétienne, la plus commerçante, où se trouve le grand bazar, richement assorti de tapis, d'étoffes, de bijoux, d'armes, de monnaies anciennes, de pierres précieuses, etc. Quant au port, il est desservi par une ligne hebdomadaire de bateaux à vapeur, qui mettent Trébizonde en communication directe avec les principaux points de la mer Noire.

Dans cette ville s'agite ou végète,—suivant les divers éléments dont elle se compose,—une population de quarante mille habitants, Turcs, Persans, chrétiens du rite arménien et latin, Grecs orthodoxes, Kurdes et Européens. Mais, ce jour-là, cette population était plus que quintuplée par le concours des fidèles venus de tous les coins de l'Asie mineure, pour assister aux fêtes superbes qui allaient être célébrées en l'honneur de Mahomet.

Aussi, la petite caravane eut-elle quelque peine a trouver un logement convenable pour les vingt-quatre heures qu'elle devait passer a Trébizonde, car l'intention formelle du seigneur Kéraban était bien d'en partir, dès le lendemain, pour Scutari. Et, en effet, il n'y avait pas un jour à perdre, si on voulait y arriver avant la fin du mois.

Ce fut dans un hôtel franco-italien, au milieu d'un véritable quartier de caravansérails, de khans, d'auberges, déjà encombrés de voyageurs, près de la place de Giaour-Meïdan, dans la partie la plus commerçante de la ville et par conséquent en dehors de la cité turque, que le seigneur Kéraban et sa suite trouvèrent seulement à se loger. Mais l'hôtel était assez confortable pour qu'ils pussent y prendre ce jour et cette nuit de repos dont ils avaient besoin. Aussi l'oncle d'Ahmet n'eut-il pas le plus petit sujet de se mettre en colère contre l'hôtelier.

Mais, pendant que le seigneur Kéraban et les siens, arrivés à ce point de leur voyage, croyaient en avoir fini,—sinon avec les fatigues, du moins avec les dangers de toutes sortes,—un complot se tramait contre eux dans la ville turque, où résidait leur plus mortel ennemi.

C'était au palais du seigneur Saffar, bâti sur les premiers contreforts de la montagne de Bostepeh, dont les pentes s'abaissent doucement vers la mer, qu'une heure auparavant était arrivé l'intendant Scarpanto, après avoir quitté le caravansérail de Rissar.

Là, le seigneur Saffar et le capitaine Yarhud l'attendaient; là, tout d'abord, Scarpanto leur faisait part de ce qui s'était passé pendant la nuit précédente; là, il racontait comment Kéraban et Ahmet avaient été sauvés d'un emprisonnement, qui eût laissé Amasia sans défense, et sauvés par le dévouement stupide de ce Van Mitten; là, dans cette conférence de trois hommes ayant un unique intérêt, furent prises les résolutions qui menaçaient directement les voyageurs, sur ce parcours de deux cent vingt-cinq lieues entre Scutari et Trébizonde. Ce qu'était ce projet, l'avenir le fera connaître, mais on peut dire qu'il eut, ce jour même, un commencement d'exécution: en effet, le seigneur Sallar et Yarhud, sans s'inquiéter des fêtes qui allaient être célébrées, quittaient Trébizonde et prenaient dans l'ouest la route de l'Anatolie qui mène à l'embouchure du Bosphore.

Scarpante, lui, restait à la ville. N'étant connu ni du seigneur Kéraban, ni d'Ahmet, ni des deux jeunes filles, il pourrait agir en toute liberté. A lui de jouer dans ce drame l'important rôle qui devait désormais substituer la force à la ruse.

Aussi, Scarpante put-il se mêler a la foule et flâner sur la place du Giaour-Meïdan. Ce n'était pas, pour avoir, un instant et dans l'ombre, au caravansérail de Rissar, adressé la parole au seigneur Kéraban et à son neveu, qu'il pouvait craindre d'être reconnu. Aussi lui fut-il facile d'épier leurs pas et démarches on toute sécurité.

C'est dans ces conditions qu'il vit Ahmet, peu de temps après son arrivée à Trébizonde, se diriger vers le port, à travers les rues assez misérablement entretenues qui y aboutissent. Là, sandals, caboteurs, mahones barques de toutes sortes, étaient au sec, après avoir débarqué leurs cargaisons de fidèles, tandis que les navires de commerce, par manque de profondeur, se tenaient plus au large.

Un hammal venait d'indiquer à Ahmet le bureau du télégraphe, et Scarpante put s'assurer que le fiancé d'Amasia expédiait un assez long télégramme à l'adresse du banquier Sélim, à Odessa.

«Buh! se dit-il, voilà une dépêche qui n'arrivera jamais à son destinataire! Sélim a été mortellement frappé d'une balle que lui a envoyée Yarhud, et cela n'est pas pour nous inquiéter!»

Et, de fait, Scarpante ne s'en inquiéta pas autrement.

Puis, Ahmet revint à l'hôtel du Giaour-Meïdan. Il retrouva Amasia en compagnie de Nedjeb, qui l'attendait, non sans quelque impatience, et la jeune fille put être certaine qu'avant quelques heures, on serait rassuré sur son sort à la villa Sélim.

«Une lettre aurait mis trop de temps à arriver à Odessa, ajouta Ahmet, et, d'ailleurs, je crains toujours….»

Ahmet s'était interrompu sur ce mot.

«Vous craignez, mon cher Ahmet? … Que voulez-vous dire? demanda
Amasia, un peu surprise.

—Rien, chère Amasia, répondit Ahmet, rien!….

J'ai voulu rappeler à votre père qu'il eût soin de se trouver à Scutari pour notre arrivée, et même avant, afin de faire toutes les démarches nécessaires pour que notre mariage n'éprouve aucun retard!»

La vérité est qu'Ahmet, redoutant toujours de nouvelles tentatives d'enlèvement, au cas où les complices de Yarhud eussent appris ce qui s'était passé après le naufrage de la Guïdare, marquait au banquier Sélim que tout danger n'était peut-être pas écarté encore; mais, ne voulant pas inquiéter Amasia pendant le reste du voyage, il se garda bien de lui dire quelles étaient ses appréhensions,—appréhensions vagues, au surplus, et qui ne reposaient que sur des pressentiments.

Amasia remercia Ahmet du soin qu'il avait pris de rassurer son père par dépêche,—dût-il encourir, pour avoir usé du fil télégraphique, les malédictions de l'oncle Kéraban.

Et, pendant ce temps, que devenait l'ami Van Mitten?

L'ami Van Mitten, devenait, un peu malgré lui, l'heureux fiancé de la noble Saraboul et le piteux beau frère du seigneur Vanar!

Comment eût-il pu résister? D'une part, Kéraban lui répétait qu'il fallait consommer le sacrifice jusqu'au bout, ou bien le juge pourrait les renvoyer tous les trois en prison,—ce qui compromettrait irréparablement l'issue de ce voyage; que ce mariage, s'il était valable en Turquie, où la polygamie est admise, serait radicalement nul pour la Hollande, où Van Mitten était déjà marié; que, par conséquent, il pourrait, à son choix, être monogame dans son pays, ou bigame dans le royaume de Padischah. Mais le choix de Van Mitten était fait: il préférait n'être «game» nulle part.

D'un autre côté, il y avait là un frère et une soeur incapables de lâcher leur proie. Il n'était donc que prudent de les satisfaire, sauf à leur fausser compagnie au delà des rives du Bosphore,—ce qui les empêcherait d'exercer leurs prétendus droits de beau-frère et d'épouse.

Aussi Van Mitten n'entendait-il point résister et s'abandonna-t-il au cour des événements.

Très heureusement, le seigneur Kéraban avait obtenu ceci: c'est qu'avant d'aller achever le mariage à Mossoul, le seigneur Yanar et sa soeur les accompagneraient jusqu'à Scutari, qu'ils assisteraient à l'union d'Amasia et d'Ahmet, et que la fiancée kurde ne repartirait avec son fiancé hollandais que deux ou trois jours après pour le pays de ses ancêtres.

Il faut convenir que Bruno, tout en pensant que son maître n'avait que ce qu'il méritait pour son incroyable faiblesse, ne laissait pas de le plaindre, à le voir tomber sous la coupe de cette terrible femme. Mais, on doit l'avouer aussi, il fut pris d'un fou rire,—fou rire que purent à peine réprimer Kéraban, Ahmet et les deux jeunes filles,—lorsque l'on vit Van Mitten, au moment où la cérémonie des fiançailles allait s'accomplir, affublé du costume de ce pays extravagant.

«Quoi! vous, Van Mitten, s'écria Kéraban, c'est bien vous, ainsi vêtu à l'orientale?

—C'est moi, ami Kéraban.

—En Kurde?

—En Kurde!

—Eh! vraiment, cela ne vous va pas mal, et je suis sûr que, dès que vous y serez habitué, vous trouverez ce vêtement plus commode que vos habits étriqués d'Europe!

—Vous êtes bien bon, ami Kéraban.

—Voyons, Van Mitten, quittez cet air soucieux! Dites-vous que c'est aujourd'hui jour de carnaval et que ce n'est qu'un déguisement pour un mariage en l'air!

—Ce n'est pas le déguisement qui m'inquiète le plus, répondit Van
Mitten.

—Et qu'est-ce donc?

—C'est le mariage!

—Bah! mariage provisoire, ami Van Mitten, répondit Kéraban, et madame Saraboul payera cher ses fantaisies de veuve par trop consolable! Oui, quand vous lui apprendrez que ces fiançailles ne vous engagent en rien, puisque vous êtes déjà marié à Rotterdam, quand vous lui donnerez congé en bonne forme, je veux être là, Van Mitten! En vérité! il ne peut pas être permis d'épouser les gens malgré eux! C'est déjà beaucoup quand ils veulent bien y consentir!»

Toutes ces raisons aidant, le digne Hollandais avait fini par accepter la situation. Le mieux, au total, était de la prendre par son côté risible, puisqu'elle prêtait à rire, et de s'y résigner, puisqu'elle sauvegardait les intérêts de tous.

D'ailleurs, ce jour-là, Van Mitten aurait à peine eu le temps de se reconnaître. Le seigneur Yanar et sa soeur n'aimaient décidément pas à laisser languir les choses. Aussitôt pris, aussitôt pendu, et elle était toute prête, cette potence du mariage, à laquelle ils prétendaient attacher ce flegmatique enfant de la Hollande.

Il ne faudrait pas croire, cependant, que les formalités en usage dans le Kurdistan eussent été, en quoi que ce soit, omises ou seulement négligées. Non! le beau-frère veillait à tout avec un soin particulier, et, dans cette grande cité, les éléments ne manquaient point, qui devaient donner à ce mariage toute la solennité possible.

En effet, parmi la population de Trébizonde, on compte un certain nombre de Kurdes. Parmi eux, le couple Yanar et Saraboul retrouva des consanisances et des amis de Mossoul. Ces gens superbes se firent un devoir d'assister leur noble compatriote en cette occasion qui s'offrait à elle, et pour la quatrième fois, de se consacrer au bonheur d'un époux. Il y eut donc, du côté de la fiancée, tout un clan d'invités à la cérémonie, tandis que Kéraban, Ahmet, leurs compagnons, s'empressaient de figurer à côté du fiancé. Encore faut-il bien comprendre que Van Mitten, sévèrement gardé à vue, ne se trouva jamais seul avec ses amis, depuis ces dernières paroles échangées au moment où il venait de revêtir le costume traditionnel des seigneurs de Mossoul et de Chehrezour. Un instant, seulement, Bruno put se glisser jusqu'à lui et répéter d'un voix sinistre:

«Prenez garde, mon maître, prenez garde! Vous risquez gros jeu en tout ceci!

—Eh! puis-je faire autrement, Bruno? répondit Van Mitten d'un ton résigné. En tout cas, si c'est une sottise, elle tire mes amis d'embarras, et les suites n'en seront point graves!

—Hum! fit Bruno en hochant la tête, se marier, mon maître, c'est se marier, et….»

Et, comme, sur ce mot, on appela le Hollandais, nul ne saura jamais de quelle façon le fidèle serviteur aurait achevé cette phrase véritablement comminatoire!

Il était midi, au moment où le seigneur Yanar et autres Kurdes de grande mine vinrent chercher le futur qu'ils ne devaient plus quitter jusqu'à la fin de la cérémonie.

Et alors, ce noeud des fiançailles fut noué en grand appareil. Pendant cette opération, il n'y eût pas même à critiquer la tenue des deux conjoints, Van Mitten ne laissant rien paraître d'une certaine inquiétude qui le dominait, la noble Saraboul fière d'enchaîner un homme du nord de l'Europe à une femme du nord de l'Asie! Quelle gloire, en effet, d'avoir allié la Hollande au Kurdistan.

La fiancée était superbe dans son costume de mariage,—un costume qu'évidemment elle emportait en voyage, à tout hasard,—bonne précaution cette fois, on en conviendra. Rien de splendide comme sont «mitan» de drap d'or, dont les manches et le corsage disparaissaient sous des broderies et des passementeries de filigrane! Rien de plus riche que ce châle qui lui serrait à la taille, cet «entari» à raies alternées de lignes de fleurettes et recouverte des mille plis de ces mousselines de Brousse désignées sous le nom de «tchembers!» Rien de plus majestueux que ce «chalwar» en gaze de Salonique, dont les jambes se rattachaient sous le cuir de fines bottes de maroquin brodées de perles! Et ce fez évasé, entouré de «yéminis» aux fleurs voyantes, d'où se développait jusqu'à mi-corps un long «puskul» orné de dentelles d'oya! Et les bijoux, les pendeloques de pièces d'or, tombant sur le front jusqu'aux sourcils, et ces pendants d'oreilles formés de ces petites rosaces, desquels rayonnent des chaînettes supportant un petit croissant d'or, et les agrafes de ceinture en vermeil, et les épingles en filigrane azuré, figurant une palme indienne, et ces colliers irradiants à double rangée, ces «guerdanliks» composés d'une suite d'agates serties en griffes, gravées chacune du nom d'un iman! Non! jamais plus belle fiancée ne s'était vue marchant dans les rues de Trébizonde, et en cette circonstance, elles auraient dû être recouvertes d'un tapis de pourpre, comme elles le furent jadis à la naissance de Constantin Porphyrogénète!

Mais si la noble Saraboul était superbe, le seigneur Van Mitten, lui, était magnifique, et son ami Kéraban ne lui ménagea pas des compliments, qui ne pouvaient être ironiques de la part d'un vieux croyant resté fidèle au vêtement oriental.

Il faut en convenir, ce costume donnait à Van Mitten une tournure martiale, un air hautain, une physionomie avantageuse, quelque chose de farouche, enfin, peu en rapport avec son tempérament de négociant rotterdamois! Et comment en eût-il été autrement avec ce léger manteau do mousseline chargé d'applications de cotonnade, ce large pantalon de satin rouge qui se perdait dans des bottes de cuir, éperonnées, ergotées et treillissées d'or sous les mille plis de leur tige, cette robe ouverte dont les manches se déroulaient jusqu'à terre, et ce fez, orné de «yéminis», et ce «puskul», dont la grosseur invraisemblable indiquait le rang qu'allait bientôt occuper au Kurdistan l'époux de la noble Saraboul?

Le grand bazar de Trébizonde avait fourni tous ces ajustements, qui, faits sur mesure, n'auraient pas plus élégamment vêtu Van Mitten. Il avait procuré aussi ces armes merveilleuses, dont le fiancé portait tout un arsenal au châle brodé, soutachat passementé, qui lui serrait la taille: poignant damasquinés, avec manche en jade vert et lame en damas à double tranchant, pistolets à crosse d'argent gravés comme un collier d'idole, sabre à lame courte, au tranchant taillé en dents de scie avec poignée noire ornée d'un quadrillé en argent et pommeau à rondelle, et enfin une arme d'hast en acier avec reliefs en méplat gravés et dorés et finissant en lame ondulée comme le fer des anciensfauchards!

Ah! le Kurdistan peut sans crainte déclarer la guerre à la Turquie! Ce ne sont pas de pareils guerriers que les armées du Padischah pourront jamais vaincre! Pauvre Van Mitten, qui eût dit qu'un jour tu aurais été affublé de la sorte! Heureusement, comme le répétait le seigneur Kéraban, et, après lui, son neveu Ahmet, et après Ahmet, Amasia et Nedjeb, et après elle, tous, excepté Bruno:

«Bah! c'est pour rire!»

Pendant la cérémonie des fiançailles, les choses se passeront le plus convenablement du monde. Si ce n'est que le fiancé fut trouvé un peu froid par son terrible beau-frère et par sa non moins terrible soeur, tout alla bien.

A Trébizonde, il ne manquait pas de juges, faisant fonctions d'officiers ministériels, qui eussent réclamé l'honneur d'enregistrer un pareil contrat,—d'autant plus que cela n'allait pas sans quelque profit;—mais ce fut le magistrat même dont on avait pu apprécier la sagacité dans l'affaire du caravansérail de Rissar qui fut chargé de cettehonorable tâche et de complimenter, en bons termes, les futurs époux.

Puis, après la signature du contrat, les deux fiancés et leur suite, au milieu d'un immense concours de populaire, se transportèrent à la ville close, dans une mosquée qui fut autrefois une église byzantine, et dont les murailles sont décorées de curieuses mosaïques. Là, retentirent certains chants kurdes, qui sont plus expressifs, plus mélodieux, plus artistiques enfin, par leur couleur et leur rhythme, que les chants turcs ou arméniens. Quelques instruments, dont la sonorité se rapproche d'un simple cliquetis métallique et que dominait la note aiguë de deux ou trois petites flûtes, joignirent leurs accords bizarres au concert des voix suffisamment rafraîchies pour cette circonstance. Puis, l'iman dit une simple prière, et Van Mitten fut enfin fiancé, bien fiancé, ainsi que le répéta le seigneur Kéraban à la noble Saraboul,—non sans une certaine arrière-pensée,—lorsqu'il lui adressa ses meilleurs compliments.

Plus tard, le mariage devait s'achever au Kurdistan, où de nouvelles fêtes dureraient pendant plusieurs semaines. Là, Van Mitten aurait à se conformer aux coutumes kurdes,—ou, du moins, il devrait essayer de s'y conformer. En effet, lorsque l'épouse arrive devant la maison conjugale, son époux se présente inopinément devant elle, il l'entoure de ses bras, il la prend sur ses épaules, et il la porte ainsi jusqu'à la chambre qu'elle doit occuper. On veut, par là, épargner sa pudeur, car il ne faut point qu'elle semble entrer de son plein gré dans une demeure étrangère. Lorsqu'il en serait à cet heureux moment, Van Mitten verrait à ne rien faire qui pût blesser les usages du pays. Mais heureusement, il en était encore loin.

Ici, les fêtes des fiançailles furent tout naturellement complétées par celles qui se donnaient, fort à propos, pour célébrer la nuit de l'ascension du Prophète, cet eilet-ul-my'râdy, qui a lieu ordinairement le 29 du mois de Redjeb. Cette fois, par suite de circonstances particulières, dues à une concurrence politico-religieuse, une ordonnance du chef des imans du pachalik l'avait fixée à cette date.

Le soir même, dans le plus vaste palais de la ville, magnifiquement disposé a cet effet, des milliers et des milliers de fidèles s'empressaient à une cérémonie qui les avait attirés à Trébizonde de tous les points de l'Asie musulmane.

La noble Saraboul ne pouvait manquer cette occasion de produire son fiancé en public. Quant au seigneur Kéraban, à son neveu, aux deux jeunes filles, à leurs serviteurs, que pouvaient-ils faire de mieux, pour passer les quelques heures de la soirée, que d'assister en grand apparat à ce merveilleux spectacle?

Merveilleux, en effet, et comment ne l'eût-il pas été dans ce pays de l'Orient, où tous les rêves de ce monde se transforment en réalités dans l'autre! Ce qu'allait être cette fête donnée en l'honneur du Prophète, il serait plus facile au pinceau de le représenter, en employant tous les tons de la palette, qu'à la plume de le décrire, même en empruntant les cadences, les images, les périodes des plus grands poètes du monde!

«La richesse est aux Indes, dit un proverbe turc, l'esprit en Europe, la pompe chez les Ottomans!»

Et ce fut réellement au milieu d'une pompe incomparable que se déroulèrent les péripéties d'une poétique affabulation, à laquelle les plus gracieuses filles de l'Asie Mineure prêtèrent le charme de leurs danses et l'enchantement de leur beauté. Elle reposait sur cette légende, imitée de la légende chrétienne, que, jusqu'à sa mort, arrivée en l'an dixième de l'Hégire,—six cent trente-deux ans après l'ère nouvelle,—ce paradis était fermé à tous les fidèles, endormis dans le vague des espaces, en attendant l'arrivée du Prophète. Ce jour-là, il apparaissait à cheval sur «el-borak», l'hippogryphe qui l'attendait à la porte du temple de Jérusalem; puis, son tombeau miraculeux, quittant la terre, montait à travers les cieux et restait suspendu entre le zénith et le nadir, au milieu des splendeurs du paradis de l'Islam. Tous se réveillaient alors pour rendre hommage au Prophète; la période de l'éternel bonheur promis aux croyants, commençait enfin, et Mahomet s'élevait dans une apothéose éblouissante, pendant laquelle les astres du ciel arabique, sous la forme de houris innombrables, gravitaient autour du front resplendissant d'Allah!

En un mot, cette fête, ce fut comme une réalisation de ce rêve de l'un des poètes qui a le mieux senti la poésie des pays orientaux, lorsqu'il dit, à propos de ces physionomies extatiques des derviches, emportés dans leurs rondes si étrangement rhythmées:

«Que voyaient-ils en ces visions qui les berçaient? les forêts d'émeraudes à fruits de rubis, les montagnes d'ambre et de myrrhe, les kiosques de diamants et les tentes de perles du paradis de Mahomet!»

X

PENDANT LEQUEL LES HÉROS DE CETTE HISTOIRE NE PERDENT NI UN JOUR NI UNE HEURE.

Le lendemain, 18 septembre, au moment où le soleil commençait à dorer de ses premiers rayons les plus hauts minarets de la ville, une petite caravane sortait par l'une des portes de l'enceinte fortifiée et jetait un dernier adieu à la poétique Trébizonde.

Cette caravane, en route pour les rives du Bosphore, suivait les chemins du littoral sous la direction d'un guide, dont le seigneur Kéraban avait volontiers accepté les services.

Ce guide, en effet, devait parfaitement connaître cette portion septentrionale de l'Anatolie: c'était un de ces nomades connus dans le pays sous le nom de «loupeurs».

On désigne par ce nom une certaine spécialité de bûcherons, faisant métier de courir les forêts de cette partie de l'Anatolie et de l'Asie Mineure, où croît abondamment le noyer vulgaire. Sur ces arbres poussent des loupes ou excroissances naturelles, d'une remarquable dureté, dont le bois, par cela même qu'il se prête à toutes les exigences de l'outil d'ébéniste, est particulièrement recherché.

Ce loupeur, ayant appris que des étrangers allaient quitter Trébizonde pour se rendre à Scutari, était venu la veille leur offrir ses services. Il avait paru intelligent, très pratique de ces routes, dont il connaissait parfaitement les enchevêtrements multiples. Aussi, après des réponses très nettes aux questions posées par le seigneur Kéraban, le loupeur avait-il été engagé à un bon prix, qui devait être doublé si la caravane atteignait les hauteurs du Bosphore avant douze jours,—dernier délai fixé pour la célébration du mariage d'Amasia et d'Ahmet.

Ahmet, après avoir interrogé ce guide et bien qu'il y eût, dans sa figure froide, dans son attitude réservée, cet on ne sait quoi qui ne prévient guère en faveur des gens, ne jugea pas qu'il y eût lieu de ne point lui accorder confiance. Rien de plus utile, d'ailleurs, qu'un homme connaissant ces régions pour les avoir parcourues toute sa vie, rien de plus rassurant au point de vue d'un voyage qui devait s'exécuter dans les plus grandes conditions de célérité.

Le loupeur était donc le guide du seigneur Kéraban et de ses compagnons. A lui de prendre la direction de la petite troupe. Il choisirait les lieux de halte, il organiserait les campements, il veillerait à la sûreté de tous, et lorsqu'on lui promit de doubler son salaire sous condition d'arriver à Scutari dans les délais voulus:

«Le seigneur Kéraban peut être assuré de tout mon zèle, répondit-il, et puisqu'il me propose double prix pour payer mes services, moi, je m'engage à ne lui rien réclamer si, avant douze jours, il n'est pas de retour à sa villa de Scutari.

—Par Mahomet, voilà un homme qui me va! dit Kéraban, lorsqu'il rapporta ce propos à son neveu.

—Oui, répondit Ahmet, mais, si bon guide qu'il soit, mon oncle, n'oublions pas qu'il ne faut pas s'aventurer imprudemment sur ces routes de l'Anatolie!

—Ah! toujours tes craintes!

—Oncle Kéraban, je ne nous croirai véritablement à l'abri de toute éventualité, que lorsque nous serons à Scutari….

—Et que tu seras marié! Soit! répondit Kéraban en serrant la main d'Ahmet. Eh bien, dans douze jours, je te le promets, Amasia sera la femme du plus défiant des neveux….

—Et la nièce du….

—Du meilleur des oncles» s'écria Kéraban, qui termina sa phrase par un bel éclat de rire.

Le matériel roulant de la caravane était ainsi composé: deux «talikas», sorte de calèches assez confortables, qui peuvent se fermer en cas de mauvais temps, avec quatre chevaux, attelés par couple à chaque talika, et deux chevaux de selle. Ahmet avait été trop heureux, même pour un haut prix, de trouver ces véhicules à Trébizonde, ce qui lui permettrait d'achever le voyage dans de bonnes condition le seigneur Kéraban, Amasia et Nedjeb avaient pris place dans la première talika, dont Nizib occupait le siège de derrière. Au fond de la seconde trônait la noble Saraboul, auprès de son fiancé et en face de son frère, avec Bruno, faisant office de valet de pied.

Un des chevaux de selle était monté par Ahmet, l'autre par le guide, qui tantôt galopait aux portièresdes talikas, conduites en poste, tantôt éclairait la route par quelque pointe en avant.

Comme le pays pouvait ne pas être très sur, les voyageurs s'étaient munis de fusils et de revolvers, sans compter les armes qui figuraient d'ordinaire aux ceintures du seigneur Yanar et de sa soeur, et les fameux pistolets râteurs du seigneur Kéraban. Ahmet, bien que le guide lui assurât qu'il n'y avait rien à craindre sur ces routes, avait voulu se précautionner contre toute agression.

En somme, deux cents lieues environ a faire en douze jours avec ces moyens de transport, même sans relayer dans une contrée où les maisons de poste étaient rares, même en laissant aux chevaux le repos de chaque nuit, il n'y avait rien là qui fût absolument difficile. Donc, à moins d'accidents imprévus ou improbables, ce voyage circulaire devait s'achever dans les délais voulus. Le pays qui s'étend depuis Trébizonde jusqu'à Sinope est appelé Djanik par les Turcs. C'est au delà que commence l'Anatolie proprement dite, l'ancienne Bythinie, devenue l'un des plus vastes pachaliks de la Turquie d'Asie, qui comprend la partie ouest de l'ancienne Asie Mineure avec Koutaieh pour capitale et Brousse, Smyrne, Angora, etc., pour principales villes.

La petite caravane, partie à six heures du matin de Trébizonde, arrivait à neuf heures à Platana, après une étape de cinq lieues.

Platana, c'est l'ancienne Hermouassa. Pour l'atteindre, il faut traverser une sorte de vallée, où poussent l'orge, le blé, le maïs, où se développent de magnifiques plantations de tabac qui y réussissent merveilleusement. Le seigneur Kéraban ne put se retenir d'admirer les produits de cette solanée d'Asie, dont les feuilles, scellées sans aucune préparation, deviennent d'un jaune d'or. Très probablement, son correspondant et ami Van Mitten n'eût pas contenu davantage les élans de son admiration, s'il ne lui avait été défendu de rien admirer en dehors de la noble Saraboul.

Dans toute cette contrée s'élèvent de beaux arbres, des abiès, des pins, des hêtres comparables aux plus majestueux du Holstein et du Danemark, des noisetiers, des groseillers, des framboisiers sauvages. Bruno, non sans un certain sentiment d'envie, put observer aussi que les indigènes de ce pays, même en bas âge, avaient déjà de gros ventres,—ce qui était bien humiliant pour un Hollandais réduit à l'état de squelette.

A midi, on dépassait la petite bourgade de Fol en laissant sur la gauche les premières ondulations des Alpes Pontiques. A travers les chemins se croisaient, allant vers Trébizonde ou en revenant, des paysans vêtus d'étoffes de grosse laine brune, coiffés du fez ou du bonnet de peau de mouton, accompagnés de leurs femmes, qui s'enveloppaient de morceaux de cotonnades rayées, bien apparentes sur leurs jupons de laine rouge.

Tout ce pays était un peu celui de Xénophon, illustré par sa fameuse retraite des Dix Mille. Mais l'infortuné Van Mitten le traversait sous le regard menaçant de Yanar, sans même avoir le droit de consulter son guide! Aussi avait-il donné l'ordre à Bruno de le consulter pour lui et de prendre quelques notes au vol. Il est vrai que Bruno songeait à tout autre chose qu'aux exploits du général grec, et voilà pourquoi, en sortant de Trébizonde, il avait négligé de montrer à son maître cette colline qui domine la côte, et du haut de laquelle les Dix Mille, revenant des provinces Macroniennes, saluèrent de leurs enthousiastes cris les flots de la mer Noire. En vérité, cela n'était pas d'un fidèle serviteur.

Le soir, après une journée d'une vingtaine de lieues, la caravane s'arrêtait et couchait à Tireboli. Là, le «caïwak», fait avec la caillette des agneaux sorte de crème obtenue par l'attiédissement du lait, «yaourk», fromage fabriqué avec du lait aigri au moyen de présure, furent sérieusement appréciés de voyageurs qu'une longue route avait mis en appétit. D'ailleurs, le mouton, sous toutes ses formes, ne manquait point au repas, et Nizib put s'en régaler, sans craindre d'enfreindre la loi musulmane. Bruno, cette fois, ne put lui chicaner sa part du souper.

Cette petite bourgade, qui n'est méme qu'un simple village, fut quittée dès le matin du 19 septembre. Dans la journée, on dépassa Zèpe et son port étroit, où peuvent s'abriter seulement trois ou quatre bâtiments de commerce d'un médiocre tirant d'eau. Puis, toujours sous la direction du guide, qui, sans contredit, connaissait parfaitement ces routes à peine tracées quelquefois au milieu de longues plaines, on arrivait très tard a Kérésoum, après une étape de vingt-cinq lieues.

Kérésoum est bâtie au pied d'une colline, dans un double escarpement de la côte. Cette ancienne Pharnacea, où les Dix Mille s'arrêtèrent pendant dix jours pour y réparer leurs forces, est très pittoresque avec les ruines de son château qui dominent l'entrée du port.

Là, le seigneur Kéraban aurait pu aisément faire une ample provision de tuyaux de pipe en bois de cerisier, qui sont l'objet d'un important commerce. En effet, le cerisier abonde sur cette partie du pachalik, et Van Mitten crut devoir raconter à sa fiancée ce grand fait historique: c'est que ce fut précisément de Kérésoum que le proconsul Lucullus envoya les premiers cerisiers qui furent acclimatés en Europe.

Saraboul n'avait jamais entendu parler du célèbre gourmet et ne parut prendre qu'un médiocre intérêt aux savantes dissertations de Van Mitten. Celui-ci, toujours sous la domination de cette altière personne, faisait bien le plus triste Kurde qu'on pût imaginer. Et cependant, son ami Kéraban, sans qu'on put deviner s'il plaisantait ou non, ne cessait de le féliciter sur la façon dont il portait son nouveau costume,—ce qui faisait hausser les épaules à Bruno.

«Oui, Van Mitten, oui! répétait Kéraban, cela vous va parfaitement, cette robe, ce chalwar, ce turban et, pour être un Kurde au complet, il ne vous manque plus que de grosses et menaçantes moustaches, telles qu'en porte le seigneur Yanar!

—Je n'ai jamais eu de moustaches, répondit Van Mitten.

—Vous n'avez pas de moustaches? s'écria Saraboul.

—Il n'a pas de moustaches? répéta le seigneur Yanar du ton le plus dédaigneux.

—A peine, du moins, noble Saraboul!

—Eh bien, vous en aurez, reprit l'impérieuse Kurde, et je me charge, moi, de vous les faire pousser!

—Pauvre monsieur Van Mitten! murmurait alors la jeune Amasia, en le récompensant d'un bon regard.

—Bon! tout cela finira par un éclat de rire» répétait Nedjeb, tandis que Bruno secouait la tête comme un oiseau de mauvais augure.

Le lendemain, 20 septembre, après avoir suivi l'amorce d'une voie romaine que Lucullus fit construire, dit-on, pour relier l'Anatolie aux provinces arméniennes, la petite troupe, très favorisée par le temps, laissait en arrière le village d'Aptar, puis, vers midi, la bourgade d'Ordu. Cette étape côtoyait la lisière de forêts superbes, qui s'étagent sur les collines, dans lesquelles abondent les essences les plus variées, chênes, charmes, ormes, érables, platanes, pruniers, oliviers d'une espèce bâtarde, genévriers, aulnes, peupliers blancs, grenadiers, mûriers blancs et noirs, noyers et sycomores. Là, la vigne, d'une exubérance végétale qui en fait comme le lierre des pays tempérés, enguirlande les arbres jusqu'à leurs plus hautes cimes. Et cela, sans parler des arbustes, aubépines, épines-vinettes, coudriers, viornes, sureaux, néfliers, jasmins, tamaris, ni des plantes les plus variées, safrans a fleurs bleues, iris, rhododendrons, scabieuses, narcisses jaunes, asclépiades, mauves, centaurées, giroflées, clématites orientales, etc. et tulipes sauvages, oui, jusqu'à des tulipes! que Van Mitten ne pouvait regarder sans que tous les instincts de l'amateur ne se réveillassent en lui, bien que la vue de ces plantes fût plutôt de nature à évoquer quelque déplaisant souvenir de sa première union! Il est vrai, l'existence de l'autre madame Van Mitten était maintenant une garantie contre les prétentions matrimoniales de la seconde. Il était heureux, ma foi, et dix fois heureux que le digne Hollandais fût déjà marié en première noce!

Le cap Jessoun Bouroun une fois dépassé, le guide dirigea la caravane à travers les ruines de l'antique ville de Polemonium, vers la bourgade de Fatisa, où voyageurs et chevaux dormirent d'un bon sommeil pendant toute la nuit.

Ahmet, l'esprit toujours en éveil, n'avait jusque-là rien surpris de suspect. Cinquante et quelques lieues venaient d'être franchies depuis Trébizonde pendant lesquelles aucun danger n'avait paru menacer le seigneur Kéraban et ses compagnons. Le guide, peu communicatif de sa nature, s'était toujours tiré d'affaire, pendant les cheminements et les haltes, avec intelligence et sagacité. Et cependant, Ahmet éprouvait pour cet homme une certaine défiance qu'il ne pouvait maîtriser. Aussi ne négligeait-il rien de ce qui devait assurer la sécurité de tous, et veillait-il au salut commun, sans en rien laisser voir.

Le 21, dès l'aube, on quittait Fatisa. Vers midi, on laissait sur la droite le port d'Ounièh et ses chantiers de construction, à l'embouchure de l'ancien Oenus. Puis, la route se développa à travers d'immenses plaines de chanvre jusqu'aux bouches du Tcherchenbèb, où la légende a placé une tribu d'Amazones, de manière à contourner des caps et des promontoires couverts de ruines, comme tous ceux de cette côte si curieusement historique. Le bourg de Terme fût dépassé dans l'après-midi, et, le soir, Sansoun, une ancienne colonie athénienne, servit de lieu de halte pour la nuit.

Sansoun est une des plus importantes échelles de ce levant de la mer Noire, bien que sa rade soit peu sûre et son port insuffisamment profond à l'embouchure de l'Ékil-Irmak. Cependant, le commerce y est assez actif et expédie jusqu'à Constantinople des cargaisons de melons d'eau qui, sous le nom d'arbouses, croissent abondamment dans les environs. Un vieux fort, pittoresquement bâti sur la côte, ne la défendrait que très imparfaitement contre une attaque par mer.

Dans l'état d'amaigrissement où se trouvait Bruno, il lui sembla que ces arbouses, trop aqueuses, dont le seigneur Kéraban et ses compagnons se régalèrent, ne seraient point de nature à le fortifier, et il refusa d'en manger. Le fait est que le brave garçon, quoique très éprouvé déjà dans son embonpoint, trouvait encore le moyen de maigrir, et Kéraban lui-même fut obligé de le reconnaître.

«Mais, lui disait-il en manière de consolation, nous approchons de l'Egypte, et là, s'il lui plaît, Bruno pourra faire un trafic avantageux de sa personne!

—Et de quelle façon? … demandait Bruno.

—En se vendant comme momie!»

Si ces propos déplaisaient à l'infortuné serviteur, s'il souhaitait au seigneur Kéraban quelque aventure plus déplorable encore que le second mariage de son maître, cela va de soi.

«Mais vous verrez qu'il ne lui arrivera rien, à ce Turc, murmurait-il, et que toute la malechance sera pour des chrétiens comme nous!»

Et, en vérité, le seigneur Kéraban se portait à merveille, sans compter que sa belle humeur ne tarissait plus, depuis qu'il voyait ses projets s'accomplir dans les meilleures conditions de temps et de sécurité.

Ni le village de Militseh, ni le Kysil, qui fut passé sur un pont de bateaux pendant la journée du 22 septembre, ni Gerse où on arriva le lendemain, vers midi, ni Tschobanlar, n'arrêtèrent les attelages, si ce n'est le temps nécessaire à leur donner quelque repos. Cependant, le seigneur Kéraban eût aimé à visiter, ne fût-ce que pendant quelques heures, Bafira ou Bafra, située un peu en arrière, où se fait un grand commerce de ces tabacs, dont les «tays» ou paquets, ficelés entre de longues lattes, avaient si souvent rempli ses magasins de Constantinople; mais il eût fallu faire un détour d'une dizaine de lieues, et il lui parut sage de ne point allonger une route longue encore.

Le 23, au soir, la petite caravane arrivait sans encombre à Sinope, sur la frontière de l'Anatolie proprement dite.

Encore une échelle importante du Pont-Euxin, cette Sinope, assise sur son isthme, l'antique Sinope de Strabon et de Polybe. Sa rade est toujours excellente, et elle construit des navires avec les excellents bois des montagnes d'Aio-Antonio, qui s'élèvent aux environs. Elle possède un château enfermé dans une double enceinte, mais ne compte que cinq cents maisons au plus et à peine cinq à six mille âmes.

Ah! pourquoi Van Mitten n'était-il pas né deux à trois mille ans plus tôt! Combien il eût admiré cette ville célèbre, dont on attribue la fondation aux Argonautes, qui devint si importante sous une colonie milésienne, qui mérita d'être appelée la Cartilage du Pont-Euxin, dont les vaisseaux couvrirent la mer Noire au temps des Romains, et qui finit par être cédée à Mahomet II «parce qu'elle plaisait beaucoup à ce Commandeur des Croyants!» Mais il était trop tard pour en retrouver toutes les splendeurs écroulées, dont il ne reste plus que des fragments de corniches, de frontons, de chapiteaux de divers styles. Il faut d'ailleurs observer que, si cette cité tire son nom de Sinope, fille d'Asope et de Methone, qui fut enlevée par Apollon et conduite en cet endroit, cette fois, c'était la nymphe qui enlevait l'objet de sa tendresse et que cette nymphe avait nom Saraboul! Ce rapprochement fut fait par Van Mitten, non sans quelque serrement de coeur.

Cent vingt-cinq lieues environ séparent Sinope de Scutari. Il restait au seigneur Kéraban sept jours seulement pour les faire. S'il n'était pas en retard, il n'était point en avance non plus. Il convenait donc de ne pas perdre un instant.

Le 24, au soleil levant, on quitta Sinope pour suivre les détours du rivage anatolien. Vers dix heures, la petite troupe atteignait Istifan, à midi, la bourgade d'Apana, et le soir, après une journée de quinze lieues, elle s'arrêtait à Ineboli, dont la rade foraine, battue par tous les vents, est peu sûre pour les bâtiments de commerce.

Ahmet proposa alors de ne prendre là que deux heures de repos et de voyager le reste de la nuit. Douze heures gagnées valaient bien quelque surcroît de fatigue. Le seigneur Kéraban accepta donc la proposition de son neveu. Personne ne réclama,—pas même Bruno. D'ailleurs, Yanar et Saraboul, eux aussi, avaient quelque hâte d'être arrivés sur les rives du Bosphore pour reprendre le chemin du Kurdistan, et Van Mitten une hâte non moins grande mais pour s'enfuir aussi loin que possible de ce Kurdistan, dont le nom seul lui faisait horreur!

Le guide ne fit aucune opposition à ce projet et se déclara prêt à partir dès qu'on le voudrait. De nuit comme de jour, la route n'était pas pour l'embarrasser, et ce loupeur, habitué à marcher par instinct au milieu de forêts épaisses, ne pouvait être gêné de se reconnaître sur des chemins qui suivaient la côte.

On partit donc, à huit heures du soir, par une belle lune, pleine et brillante, qui s'éleva dans l'est sur un horizon de mer, peu après le coucher du soleil. Amasia, Nedjeb et le seigneur Kéraban, la noble Saraboul, Yanar et Van Mitten, étendus dans leurs calèches, se laissèrent endormir au trot des chevaux qui se maintinrent à une bonne allure.

Ils ne virent donc rien du cap Kerembé, entourbillonné d'oiseaux de mer, dont les cris assourdissants remplissaient l'espace. Le matin, ils dépassaient Timlé, sans qu'aucun incident eût troublé leur voyage; puis, ils atteignaient Kidros, et, le soir, venaient faire halte pour toute la nuit à Amastra. Ils avaient bien droit à quelques heures de repos, après une traite de plus de soixante lieues, enlevées en trente-six heures.

Peut-être Van Mitten,—car il faut toujours en revenir à cet excellent homme, préalablement nourri des lectures de son guide,—peut-être Van Mitten, s'il eût été libre de ses actes, si le temps et l'argent ne lui eussent pas manqué, peut-être eût-il fait fouiller le port d'Amastra pour y rechercher un objet dont aucun antiquaire n'oserait contester la valeur archéologique.

Personne n'ignore, en effet, que, deux cent quatre-vingt-dix ans avant Jésus-Christ, la reine Amastris, la femme de Lysimachus, un des capitaines d'Alexandre, la célèbre fondatrice de cette ville, fut enfermée dans un sac de cuir, puis jetée par ses frères dans les eaux mêmes du port qu'elle avait créé. Or, quelle gloire pour Van Mitten, si, sur la foi de son guide, il eût réussi à repêcher le fameux sac historique! Mais on l'a dit, le temps et l'argent lui faisaient défaut, et, sans confier à personne,—pas même à la noble Saraboul,—le sujet de sa rêverie, il s'en tint à ses regrets d'archéologue.

Le lendemain matin, 26 septembre, cette ancienne métropole des Génois, qui n'est plus aujourd'hui qu'un assez misérable village, où se fabriquent quelques jouets d'enfants, était quittée dès l'aube. Trois ou quatre lieues plus loin, c'était la bourgade de Bartan dont on dépassait les limites, puis, dans l'après-midi, celle de Filias, puis, à la tombée du soir, celle d'Ozina, et, vers minuit enfin, la bourgade d'Éregli.

On s'y reposa jusqu'au petit jour. En somme, c'était peu, car les chevaux, sans parler des voyageurs, commençaient à être sérieusement fatigués par les exigences d'une si longue traite, qui ne leur avait laissé que de rares répits depuis Trébizonde. Mais quatre jours restaient pour atteindre le terme de cet itinéraire,—quatre jours seulement,—les 27, 28, 29 et 30 septembre. Et encore, cette dernière journée, fallait-il la déduire, puisqu'elle devait être employée d'une toute autre façon. Si le 30, dès les premières heures du matin, le seigneur Kéraban et ses compagnons n'apparaissaient pas sur les rives du Bosphore, la situation serait singulièrement compromise. Il n'y avait donc pas un instant à perdre, et le seigneur Kéraban pressa le départ, qui s'effectua au lever du soleil.

Éregli, c'est l'ancienne Héraclée, grêcque d'origine. Ce fut autrefois une vaste capitale, dont les murailles en ruines, accotées à des figuiers énormes, indiquent encore le contour. Le port, jadis très important, bien protégé par son enceinte, a dégénéré comme la ville, qui ne compte plus que six à sept mille habitants. Après les Romains, après les Grecs, après les Génois, elle devait tomber sous la domination de Mahomet II, et, de cité qui eut ses jours de splendeur, devenir une simple bourgade, morte à l'industrie, morte au commerce.

L'heureux fiancé de Saraboul aurait encore eu là plus d'une curiosité à satisfaire. N'y a-t-il pas, tout près d'Héraclée, cette presqu'île d'Achérusia, où s'ouvrait, dans une caverne mythologique, une des entrées du Tartare? Diodore de Sicile ne raconte-t-il pas que c'est par cette ouverture qu'Hercule ramena Cerbère, en revenant du sombre royaume? Mais Van Mitten renferma encore ses désirs au plus profond de son coeur. Et d'ailleurs, ce Cerbère, n'en retrouvait-il pas la fidèle image en ce beau-frère Yanar qui le gardait à vue? Sans doute, le seigneur kurde n'avait pas trois têtes; mais une lui suffisait, et, quand il la redressait d'un air farouche, il semblait que ses dents, apparaissant sous ses épaisses moustaches, allaient mordre comme celles du chien tricéphale que Pluton tenait à la chaîne!

Le 27 septembre, la petite caravane traversa le bourg de Sacaria, puis atteignit vers le soir le cap Kerpe, à l'endroit même où, seize siècles avant, fut tué l'empereur Aurélien. Là, on fit halte pour la nuit, et l'on tint conseil sur la question de modifier quelque peu l'itinéraire, afin d'arriver à Scutari dans les quarante-huit heures, c'est-à-dire dès le matin de la dernière journée marquée pour le retour.

XI

DANS LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN SE RANGE A L'AVIS DU GUIDE, UN PEU CONTRE L'OPINION DE SON NEVEU AHMET.

Voici, en effet, une proposition qui avait été faite par le guide, et dont l'opportunité méritait d'être prise en considération.

Quelle distance séparait encore les voyageurs des hauteurs de Scutari? Environ une soixantaine de lieues? Combien de temps restait-il pour la franchir? Quarante-huit heures. C'était peu, si les attelages se refusaient à marcher pendant la nuit.

Eh bien, en abandonnant une route que les sinuosités de la côte allongent sensiblement, en se jetant à travers cet angle extrême de l'Anatolie, compris entre les rives de la mer Noire et les rives de la mer de Marmara, en un mot, en coupant au plus court, on pouvait abréger l'itinéraire d'une bonne douzaine de lieues.

«Voici donc, seigneur Kéraban, le projet que je vous propose, dit le guide de ce ton froid qui le caractérisait, et j'ajouterai que je vous engagevivement à l'accepter.

—Mais les routes du littoral ne sont-elles pas plus sûres que celles de l'intérieur? demanda Kéraban.

—Il n'y a pas plus de dangers à redouter à l'intérieur que sur les côtes, répondit le guide.

—Et vous connaissez bien ces chemins que vous nous offrez de prendre? reprit Kéraban.

—Je les ai parcourus vingt fois, répliqua le guide, lorsque j'exploitais ces forêts de l'Anatolie.

—Il me semble qu'il n'y a pas à hésiter, dit Kéraban, et qu'une douzaine de lieues à économiser sur ce qui nous reste à faire, cela vaut la peine qu'on modifie sa route.»

Ahmet écoutait sans rien dire.

«Qu'en penses-tu, Ahmet?» demanda le seigneur Kéraban en interpellant son neveu.

Ahmet ne répondit pas. Il avait certainement des préventions contre ce guide,—préventions qui, il faut bien l'avouer, s'étaient accrues, non sans raison, à mesure qu'on se rapprochait du but.

En effet, les allures cauteleuses de cet homme, quelques absences inexplicables, pendant lesquelles il devançait la caravane, le soin qu'il prenait de se tenir toujours à l'écart, aux heures de halte, sous prétexte de préparer les campements, des regards singuliers, suspects même, jetés sur Amasia, une surveillance qui semblait plus spécialement porter sur la jeune fille, tout cela n'était pas pour rassurer Ahmet. Aussi ne perdait-il pas de vue ce guide, accepté à Trébizonde sans que l'on sût trop ni qui il était, ni d'où il venait. Mais son oncle Kéraban n'était point homme à partager ses craintes, et il eût été difficile de lui faire admettre pour réel ce qui n'était encore qu'à l'état de pressentiment.

«Eh bien, Ahmet? redemanda Kéraban, avant de prendre un parti sur la nouvelle proposition du guide, j'attends la réponse! Que penses-tu de cet itinéraire?

—Je pense, mon oncle, que, jusqu'ici, nous nous sommes bien trouvés de suivre les bords de la mer Noire, et qu'il y aurait peut-être imprudence à les abandonner.

—Et pourquoi! Ahmet, puisque notre guide connaît parfaitement ces routes de l'intérieur qu'il nous propose de suivre? D'ailleurs, l'économie de temps en vaut la peine!

—Nous pouvons, mon oncle, en surmenant quelque peu nos attelages, regagner aisément….

—Bon, Admet, tu parles ainsi parce que Amasia nous accompagne! s'écria Kéraban. Mais si, maintenant, elle était à nous attendre à Scutari, tu serais le premier à presser notre marche!

—C'est possible, mon oncle!

—Eh bien, moi, qui prends en mains tes intérêts, Ahmet, je pense que plus tôt nous arriverons, mieux cela vaudra! Nous sommes toujours à la merci d'un retard, et, puisque nous pouvons gagner douze lieues en changeant notre itinéraire, il n'y a pas a hésiter!

—Soit, mon oncle, répondit Ahmet. Puisque vous le voulez, je ne discuterai pas à ce sujet….

—Ce n'est pas parce que je le veux, mais parce que les arguments te manquent, mon neveu, et que j'aurais trop beau jeu à te battre.»

Ahmet ne répondit pas. En tout cas, le guide put être convaincu que le jeune homme ne voyait pas, sans quelque arrière-pensée, cette modification proposée par lui. Leurs regards se croisèrent un instant à peine; mais cela leur suffit «à se tâter», comme on dit en langage d'escrime. Aussi, ce ne fut plus seulement sur ses gardes, mais «en garde» qu'Ahmet résolut de se tenir. Pour lui, le guide était un ennemi, n'attendant que l'occasion de l'attaquer traîtreusement.

Du reste, la détermination d'abréger le voyage ne pouvait que plaire à des voyageurs qui n'avaient guère chômé depuis Trébizonde. Van Mitten et Bruno avaient hâte d'être à Scutari pour liquider une situation pénible, le seigneur Yanar et la noble Saraboul pour revenir au Kurdistan avec leur beau-frère et fiancé sur les paquebots du littoral, Amasia pour être enfin, unie à Ahmet, et Nedjeb pour assister aux fêtes de ce mariage!

La proposition fut donc bien accueillie. On résolut de se reposer pendant cette nuit du 27 au 28 septembre, afin de fournir une bonne et longue étape pendant la journée suivante.

Toutefois il y eut quelques précautions à prendre, qui furent indiquées par le guide. Il importait, en effet, de se munir de provisions pour vingt-quatre heures, car la région à traverser manquait de bourgades et de villages. On ne trouverait ni khans, ni doukhans, ni auberges sur la route. Donc, nécessité de s'approvisionner de manière à suffire à tous les besoins.

On put heureusement se procurer ce qui était nécessaire, au cap Kerpe, en le payant d'un bon prix, et même faire acquisition d'un âne pour porter ce surcroît de charge.

Il faut le dire, le seigneur Kéraban avait un faible pour les ânes,—sympathie de têtu à têtu, sans doute,—et celui qu'il acheta au cap Kerpe lui plut tout particulièrement.

C'était un animal de petite taille, mais vigoureux, pouvant porter la charge d'un cheval, soit environ quatre-vingt-dix «oks», ou plus de cent kilogrammes,—un de ces ânes comme on en rencontre par milliers dans ces régions de l'Anatolie, où ils transportent des céréales jusqu'aux divers ports de la côte.

Ce frétillant et alerte baudet avait les narines fendues artificiellement, ce qui permettait de le débarrasser avec plus de facilité des mouches qui s'introduisaient dans son nez. Cela lui donnait un air tout réjoui, une sorte de physionomie gaie, et il eut mérité d'être nommé «l'âne qui rit» Bien différent de ces pauvres petits animaux dont parle Th. Gautier, lamentables bêtes «aux oreilles flasques, à l'échiné maigre et saigneuse», il devait probablement être aussi entêté que le seigneur Kéraban, et Bruno se dit que celui-ci avait peut-être trouvé là son maître.

Quant aux provisions, quartier de mouton que l'on ferait cuire sur place, «bourgboul», sorte de pain fabriqué avec du froment préalablement séché au four et additionné de beurre, c'était tout ce qu'il fallait pour un aussi court trajet. Une petite charrette à deux roues, à laquelle fut attelé l'âne, devait suffire à les transporter.

Un peu avant le lever du soleil, le lendemain, 28 septembre, tout le monde était sur pied. Les chevaux furent aussitôt attelés aux talikas, dans lesquelles chacun prit sa place accoutumée. Ahmet et le guide, enfourchant leur monture, se mirent en tête de la caravane que précédait l'âne, et l'on se mit en route. Une heure après, la vaste étendue de la mer Noire avait disparu derrière les hautes falaises. C'était une région légèrement accidentée, qui se développait devant les pas des voyageurs.

La journée ne fut pas trop pénible, bien que la viabilité des routes laissât à désirer,—ce qui permit au seigneur Kéraban de reprendre la litanie de ses lamentations contre l'incurie des autorités ottomanes.

«On voit bien, répétait-il, que nous nous rapprochons de leur moderne
Constantinople!

—Les routes du Kurdistan valent infiniment mieux! fit observer le seigneur Yanar.

—Je le crois volontiers, répondit Kéraban, et mon ami Van Mitten n'aura pas même à regretter la Hollande sous ce rapport!

—Sous aucun rapport» répliqua vertement la noble Kurde, dont, à chaque occasion, le caractère impérieux se montrait dans toute sa splendeur.

Van Mitten eût volontiers donné au diable son ami Kéraban, qui semblait vraiment prendre quelque plaisir à le taquiner! Mais, en somme, avant quarante-huit heures, il aurait recouvré sa liberté pleine et entière, et il lui passa ses plaisanteries.

Le soir, la caravane s'arrêta auprès d'un village délabré, un amas de huttes, à peine faites pour abriter des bêtes de somme. Là, végétaient quelques centaines de pauvres gens, vivant d'un peu de laitage, de viandes de mauvaise qualité, d'un pain où il entrait plus de son que de farine. Une odeur nauséabonde emplissait l'atmosphère: c'était celle que dégage en brûlant le «tezek», sorte de tourbe artificielle, composée de fiente et de boue, seul combustible en usage dans ces campagnes et dont sont quelquefois faits les murs mêmes des huttes.

Il était heureux que, d'après les conseils du guide, la question des vivres eût été préalablement réglée. On n'eût rien trouvé dans ce misérable village, dont les habitants auraient été plus près de demander l'aumône que de la faire.

La nuit se passa, sans incidents, sous un hangar en ruines, où gisaient quelques bottes de paille fraîche. Ahmet veilla avec plus de circonspection que jamais, non sans raison. En effet, au milieu de la nuit, le guide quitta le village et s'aventura à quelques centaines de pas en avant.

Ahmet le suivit, sans être vu, et ne rentra au campement qu'au moment où le guide y rentrait lui-même.

Qu'était donc allé faire cet homme au dehors? Ahmet ne put le deviner. Il s'était assuré que le guide n'avait communiqué avec personne. Pas un être vivant ne s'était approché de lui! Pas un cri éloigné n'avait été jeté à travers le calme de la nuit! Pas un signal n'avait été fait en un point quelconque de la plaine!

«Pas un signal?… se dit Ahmet, lorsqu'il eut repris sa place sous le hangar. Mais n'était-ce pas un signal, un signal attendu, ce feu qui a paru un instant au ras de l'horizon dans l'ouest?»

Et alors un fait, dont il n'avait pas d'abord tenu compte, se représenta obstinément à l'esprit d'Ahmet. Il se rappela très nettement que, tandis que le guide se tenait debout sur un exhaussement du sol, un feu avait brillé au loin, puis jeté trois éclats distincts à de courts intervalles, avant de disparaître. Or, ce feu, Ahmet l'avait tout d'abord pris pour un feu de pâtre? Maintenant, dans le silence de la solitude, sous l'impression particulière que donne cette torpeur qui n'est pas du sommeil, il réfléchissait, il le revoyait, ce feu, et il en faisait un signal avec une conviction qui allait au delà d'un simple pressentiment.

«Oui, se dit-il, ce guide nous trahit, c'est évident! Il agit dans l'intérêt de quelque personnage puissant….»

Lequel? Ahmet ne pouvait le nommer! Mais, il le pressentait, cette trahison devait se rattacher à l'enlèvement d'Amasia. Arrachée aux mains de ceux qui avaient commis le rapt d'Odessa, était-elle menacée de nouveaux périls, et maintenant, à quelques journées de marche de Scutari, ne fallait-il pas tout craindre en approchant du but? Ahmet passa le reste de la nuit dans une extrême inquiétude. Quel parti prendre, il ne le savait. Devait-il, sans plus tarder, démasquer la trahison de ce guide,—trahison qui, dans sa pensée, ne faisait plus aucun doute,—ou attendre, pour le confondre et le punir, qu'il y eût eu quelque commencement d'exécution?

Le jour en reparaissant lui apporta un peu de calme. Il se décida alors à patienter pendant cette journée encore, afin de mieux pénétrer les intentions du guide. Bien résolu à ne plus le perdre de vue un instant, il ne le laisserait pas s'éloigner pendant les marches ni à l'heure des haltes. D'ailleurs, ses compagnons et lui étaient bien armés, et, si le salut d'Amasia n'eût été en jeu, il n'aurait pas craint de résister à n'importe quelle agression.

Ahmet était redevenu maître de lui-même. Son visage ne fit rien paraître de ce qu'il éprouvait, ni au yeux de ses compagnons, ni même à ceux d'Amasia, dont la tendresse pouvait lire plus avant dans son âme,—pas même à ceux du guide, qui, de son côté, ne cessait de l'observer avec une certaine obstination.

La seule résolution que prit Ahmet fut de faire part à son oncle Kéraban des nouvelles inquiétudes qu'il avait conçues, et cela, dès que l'occasion s'en présenterait, dût-il, à cet égard, engager et soutenir la plus orageuse des discussions.

Le lendemain, de grand matin, on quitta ce misérable village. S'il ne se produisait ni trahison ni erreur, cette journée devait être la dernière de ce voyage entrepris pour une satisfaction d'amour, propre par le plus entêté des Osmanlis. En tout cas, elle fut très pénible. Les attelages durent faire les plus grands efforts pour traverser cette partie montagneuse, qui devait appartenir au système orographique des Elken. Rien que de ce chef-Ahmet eut fort à regretter d'avoir accepté une modification de l'itinéraire primitif. Plusieurs fois, il fallut mettre pied à terre pour alléger les voitures. Amasia et Nedjeb montrèrent beaucoup d'énergie pendant ces rudes passages. La noble Kurde ne fut pas au-dessous de ses compagnes. Quant à Van Mitten, le fiancé de son choix, toujours un peu affaissé depuis le départ de Trébizonde, il dut marcher au doigt et à la baguette.

Du reste, il n'y eut aucune hésitation sur la direction à prendre. Évidemment, le guide n'ignorait rien des détours de cette contrée. Il la connaissait à fond, suivant Kéraban. Il la connaissait trop, suivant Ahmet. De là, des compliments de l'oncle, que le neveu ne pouvait accepter pour l'homme dont il suspectait la conduite. Il faut ajouter, d'ailleurs, que, pendant cette journée, celui-ci ne quitta pas un instant les voyageurs, et demeura toujours en tête de la petite caravane.

Les choses semblaient donc aller tout naturellement, à part les difficultés inhérentes à l'état des routes, à leur raideur, lorsqu'elles circulaient au flanc de quelque montagne, aux cahots de leur sol, lorsqu'on les traversait en quelques endroits ravinés par les dernières pluies. Cependant, les chevaux s'en tirèrent, et, comme ce devait être leur dernière étape, on put leur demander un peu plus d'efforts que d'habitude. Ils auraient ensuite tout le temps de se reposer.

Il n'était pas jusqu'au petit âne, qui ne portât allègrement sa charge. Aussi, le seigneur Kéraban l'avait-il pris en amitié.

«Par Allah! il me plaît, cet animal, répétait-il, et, pour mieux narguer les autorités ottomanes, j'ai bonne envie d'arriver, perché sur son dos, aux rives du Bosphore.»

On en conviendra, c'était là une idée,—une idée à la Kéraban!—mais personne ne la discuta, afin que son auteur ne fût point tenté de la mettre à exécution.

Vers neuf heures du soir, après une journée véritablement fatigante, la petite troupe s'arrêta, et, sur le conseil du guide, on s'occupa d'organiser le campement.

«A quelle distance sommes-nous maintenant des hauteurs de Scutari? demanda Ahmet.

—A cinq ou six lieues encore, répondit le guide.

—Alors, pourquoi ne pas pousser plus avant? reprit Ahmet. En quelques heures, nous pourrions être arrivés….

—Seigneur Ahmet, répondit le guide, je ne me soucie pas de m'aventurer, pendant la nuit, dans cette partie de la province, où je risquerais de m'égarer! Demain, au contraire, avec les premières lueurs du jour, je n'aurai rien à craindre, et, avant midi, nous serons arrivés au terme du voyage.

—Cet homme a raison, dit le seigneur Kéraban. Il ne faut pas compromettre la partie par tant de hâte! Campons ici, mon neveu, prenons ensemble notre dernier repas de voyageurs, et, demain, avant dix heures, nous aurons salué les eaux du Bosphore!»

Tous, sauf Ahmet, furent de l'avis du seigneur Kéraban, On se disposa donc à camper dans les meilleures conditions possibles pour cette dernière nuit de voyage.

Du reste, l'endroit avait été bien choisi par le guide. C'était un assez étroit défilé, creusé entre des montagnes qui ne sont plus, à proprement parler, que des collines en cette partie de l'Anatolie occidentale. On donnait à cette passe le nom de gorges de Nérissa. Au fond, de hautes roches se reliaient aux premières assises d'un massif, dont les gradins semi-circulaires s'étageaient sur la gauche. A droite, s'ouvrait une profonde caverne, dans laquelle la petite troupe tout entière pouvait trouver un abri,—ce qui fut constaté après examen de ladite caxerne.

Si le lieu était convenable pour une halte de voyageurs, il ne l'était pas moins pour les attelages, aussi désireux do nourriture que de repos. A quelques centaines de pas de là, en dehors de la sinueuse gorge, s'étendait une prairie, où ne manquaient ni l'eau ni l'herbe. C'est là que les chevaux furent conduits par Nizib, qui devait être préposé à leur garde, suivant son habitude pendant les haltes nocturnes.

Nizib se dirigea donc vers la prairie, et Ahmet l'accompagna, afin de reconnaître les lieux et s'assurer que, de ce côté, il n'y avait aucun danger à craindre.

En effet, Ahmet ne vit rien de suspect. La prairie, que fermaient dans l'ouest quelques collines longuement ondulées, était absolument déserte. A sa tombée, la nuit était calme, et la lune, qui devait se lever vers onze heures, allait bientôt l'emplir d'une suffisante clarté. Quelques étoiles brillaient entre de hauts nuages, immobiles et comme endormis dans les hautes zones du ciel. Pas un souffle ne traversait l'atmosphère, pas un bruit ne se faisait entendre à travers l'espace. Ahmet observa avec la plus extrême attention l'horizon sur tout son périmètre. Quelque feu, ce soir-là, allait-il apparaître encore à la crête des collines environnantes? Quelque signal serait-il fait que le guide viendrait plus tard surprendre?…. Aucun feu ne se montra sur la lisière de la prairie. Aucun signal ne fut envoyé du lointain de la plaine.

Ahmet recommanda à Nizib de veiller avec la plus grande vigilance. Il lui enjoignit de revenir sans perdre un instant, pour le cas où quelque éventualité se produirait avant que les attelages n'eussent pu être ramenés au campement. Puis, en toute hâte, il reprit le chemin des gorges de Nérissa.

XII

DANS LEQUEL IL EST RAPPORTÉ QUELQUES PROPOS ÉCHANGÉS ENTRE LA NOBLE SARABOULET SON NOUVEAU FIANCÉ.

Lorsque Ahmet rejoignit ses compagnons, les dernières dispositions, pour souper d'abord, pour dormir ensuite, avaient été convenablement prises. La chambre à coucher, ou plutôt le dortoir commun, c'était la caverne, haute, spacieuse, avec des coins et recoins, où chacun pourrait se blottir à son gré et même à son aise. La salle à manger, c'était cette partie plane du campement, sur laquelle des roches éboulées, des fragments de pierre, pouvaient servir de sièges et de tables.

Quelques provisions avaient été tirées de la charrette traînée par le petit âne,—lequel comptait au nombre des convives, ayant été spécialement invité par son ami le seigneur Kéraban. Un peu de fourrage, dont on avait fait une bonne récolte, lui assurait une suffisante part du festin, et il en trayait de satisfaction.

«Soupons, s'écria Kéraban d'un ton joyeux, soupons, mes amis! Mangeons et buvons à notre aise! Ce sera autant de moins que ce brave âne aura à traîner jusqu'à Scutari.» Il va sans dire que, pour ce repas en plein air, au milieu de ce campement éclairé de quelques torches résineuses, chacun s'était placé à sa guise. Au fond, le seigneur Kéraban trônait sur une roche, véritable fauteuil d'honneur de cette réunion épulatoire. Amasia et Nedjeb, l'une près de l'autre, comme deux amies,—il n'y avait plus ni maîtresse ni servante,—assises sur de plus modestes pierres, avaient réservé une place à Ahmet, qui ne tarda pas à les rejoindre.

Quant au seigneur Van Mitten, il va de soi qu'il était flanqué, à droite de l'inévitable Yanar, à gauche de l'inséparable Saraboul, et, tous les trois, ils s'étaient attablés devant un gros fragment de roc, que les soupirs du nouveau fiancé auraient dû attendrir.

Bruno, plus maigre que jamais, grignotant et geignant, allait et venait pour les besoins du service. Non seulement le seigneur Kéraban était de belle humeur, comme quelqu'un à qui tout réussit, mais, suivant son habitude, sa joie s'épanchait en propos plaisants, lesquels visaient plus directement son ami Van Mitten. Oui! il était ainsi fait, que l'aventure matrimoniale arrivée à ce pauvre homme,—par dévouement pour lui et les siens,—ne cessait guère d'exciter sa verve caustique! Dans douze heures, il est vrai, cette histoire aurait pris fin et Van Mitten n'entendrait plus parler ni du frère ni de la soeur kurdes! De là, une sorte de raison que Kéraban se donnait à lui-même pour ne point se gêner à l'égard de son compagnon de voyage.

«Eh bien, Van Mitten, cela va bien, n'est-ce pas? dit-il en se frottant les mains. Vous voilà au comble de vos voeux! … De bons amis vous font cortège! … Une aimable femme, qui s'est heureusement rencontrée sur votre route, vous accompagne! … Allah n'aurait pu faire davantage pour vous, quand bien même vous eussiez été l'un de ses plus fidèles croyants.»

Le Hollandais regarda son ami en allongeant quelque peu les lèvres, mais sans répondre.

«Eh bien, vous vous taisez? dit Yanar.

—Non! … Je parle … je parle en dedans!

—A qui? demanda impérieusement la noble Kurde, qui lui saisit vivement le bras.

—A vous, chère Saraboul, … à vous» répondît sans conviction l'interloqué Van Mitten.

Puis, se levant:

«Ouf» fit-il.

Le seigneur Yanar et sa soeur, s'étant redressés au même moment, le suivaient dans toutes ses allées et venues.

«Si vous voulez,» reprit Saraboul de ce ton doucereux qui ne permet pas la moindre contradiction, si vous le voulez, nous ne passerons que quelques heures à Scutari?

—Si je le veux?….

—N'êtes-vous pas mon maître, seigneur Van Mitten? ajouta l'insinuante personne.

—Oui! murmura Bruno, il est son maître … comme on est le maître d'un dogue qui peut, à chaque instant, vous sauter à la gorge!

—Heureusement, se disait Van Mitten, demain … à Scutari … rupture et abandon! … Mais quelle scène en perspective.»

Amasia le regardait avec un véritable sentiment de commisération, et, n'osant le plaindre à haute voix, elle s'en ouvrait quelquefois à son fidèle serviteur:

«Pauvre monsieur Van Mitten! répétait-elle à Bruno. Voilà pourtant où l'amené son dévouement pour nous!

—Et sa platitude envers le seigneur Kéraban! répondait Bruno, qui ne pouvait pardonner à son maître une condescendance poussée à ce degré de faiblesse.

—Eh! dit Nedjeb, cela prouve, au moins, que monsieur Van Mitten a un cour bon et généreux!

—Trop généreux! répliqua Bruno. Au surplus, depuis que mon maître a consenti à suivre le seigneur Kéraban en un pareil voyage, je n'ai cessé de lui répéter qu'il lui arriverait malheur tôt ou tard! Mais un malheur pareil! Devenir le fiancé, ne fût-ce que pour quelques jours, de cette Kurde endiablée! Jamais je n'aurais pu imaginer cela … non! jamais! La première madame Van Mitten était une colombe en comparaison de la seconde.»

Cependant, le Hollandais s'était assis à une autre place, toujours flanqué de ses deux garde-du-corps, lorsque Bruno vint lui offrir quelque nourriture; mais Van Mitten ne se sentait pas en appétit.

«Vous ne mangez pas, seigneur Van Mitten? lui dit Saraboul, qui le régardait entre les deux yeux.

—Je n'ai pas faim!

—Vraiment, vous n'avez pas faim! répliqua le seigneur Yanar. Au
Kurdistan on a toujours faim … même après les repas!

—Ah! au Kurdistan? … répondit Van Mitten en avalant les morceaux doubles,—par obéissance.

—Et buvez! ajouta la noble Saraboul.

—Mais, je bois … je bois vos paroles!» Et il n'osa pas ajouter:

«Seulement, je ne sais pas si c'est bon pour l'estomac!

—Buvez, puisqu'on vous le dit! reprit le seigneur Yanar.

—Je n'ai pas soif!

—Au Kurdistan, on a toujours soif … même après les repas.»

Pendant ce temps, Ahmet, toujours en éveil, observait attentivement le guide.

Cet homme, assis à l'écart, prenait sa part du repas, mais il ne pouvait dissimuler quelques mouvements d'impatience. Du moins, Ahmet crut le remarquer. Et comment eût-il pu en être autrement? A ses yeux, cet homme était un traître! Il devait avoir hâte que tous ses compagnons et lui eussent cherché refuge dans la caverne, où le sommeil les livrerait sans défense, à quelque agression convenue! Peut-être même le guide aurait-il voulu s'éloigner pour quelque secrète machination; mais il n'osait, en présence d'Ahmet, dont il connaissait les défiances.

«Allons, mes amis, s'écria Kéraban, voilà un bon repas pour un repas en plein air! Nous aurons bien réparé nos forces avant notre dernière étape! N'est-il pas vrai, ma petite Amasia?

—Oui, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille! D'ailleurs, je suis forte, et s'il fallait recommencer ce voyage?….

—Tu le recommencerais?….

—Pour vous suivre.

—Surtout après avoir fait une certaine halte a Scutari! s'écria Kéraban avec un bon gros rire, une halte comme notre ami Van Mitten en a fait une à Trébizonde!

—Et, par-dessus le marché, il me plaisante!» murmurait Van Mitten.

Il enrageait, au fond, mais n'osait répondre en présence de la trop nerveuse Saraboul.

«Ah! reprit Kéraban, le mariage d'Ahmet et d'Amasia, ce ne sera peut-être pas si beau que les fiançailles de notre ami Van Mitten et de la noble Kurde! Sans doute, je ne pourrai pas leur offrir une fête au Paradis de Mahomet, mais nous ferons bien les choses, comptez sur moi! Je veux que tout Scutari soit convié à la noce, et que nos amis de Constantinople emplissent les jardins de la villa!

—Il ne nous en faut pas tant! répondit la jeune fille.

—Oui! … oui! … chère maîtresse! s'écria Nedjeb.

—Et si je le veux, moi! … si je le veux! … ajouta le seigneur
Kéraban. Est-ce que ma petite Amasia voudrait me contrarier?

—Oh! seigneur Kéraban!

—Eh bien, reprit l'oncle en levant son verre, au bonheur de ces jeunes gens qui méritent si bien d'être heureux!

—Au seigneur Ahmet! … A la jeune Amasia! … répétèrent d'une commune voix tous ces convives en belle humeur.

—Et à l'union, ajouta Kéraban, oui! … à l'union du Kurdistan et de la Hollande!»

Sur cette «santé», portée d'une voix joyeuse, devant toutes ces mains tendues vers lui, le seigneur Van Mitten, bon gré mal gré, dut s'incliner en manière de remerciement et boire à son propre bonheur.

Ce repas, fort rudimentaire, mais gaiement pris, était achevé. Encore quelques heures de repos, et l'on pourrait terminer ce voyage sans trop de fatigues.

«Allons dormir jusqu'au jour, dit Kéraban. Lorsque le moment en sera venu, je charge notre guide de nous éveiller tous!

—Soit, seigneur Kéraban, répondit cet homme, mais n'est-il pas plus à propos que j'aille remplacer votre serviteur Nizib à la garde des attelages?

—Non, demeurez! dit vivement Ahmet. Nizib est bien où il est et je préfère que vous restiez ici! … Nous veillerons ensemble!

—Veiller? … reprit le guide, en dissimulant mal la contrariété qu'il éprouvait. Il n'y a pas le moindre danger à craindre dans cette région extrême de l'Anatolie!

—C'est possible, répondit Ahmet, mais un excès de prudence ne peut nuire! … Je me charge, moi, de remplacer Nizib à la garde des chevaux! Donc, restez!

—Comme il vous plaira, seigneur Ahmet, répondit le guide. Disposons donc tout dans la caverne pour que vos compagnons puissent y dormir plus à l'aise.

—Faites, dit Ahmet, et Bruno voudra bien vous aider, avec l'agrément de monsieur Van Mitten.

—Va, Bruno, va!» répondit le Hollandais.

Le guide et Bruno entrèrent dans la caverne, emportant les couvertures de voyage, les manteaux, les cafetans, qui devaient servir de literie. Amasia, Nedjeb et leurs compagnons ne s'étaient point montrés difficiles sur la question du souper: la question du coucher devait les trouver aussi accommodants, sans doute.

Pendant que s'achevaient les derniers préparatifs, Amasia s'était rapprochée d'Ahmet, elle lui avait pris la main, elle lui disait:

«Ainsi, mon cher Ahmet, vous allez encore passer toute cette nuit sans reposer?

—Oui, répondit Ahmet qui ne voulait rien laisser voir de ses inquiétudes. Ne dois-je pas veiller sur tous ceux qui me sont chers?

—Enfin, ce sera pour la dernière fois?

—La dernière! Demain, nous en aurons enfin fini avec toutes les fatigues de ce voyage!

—Demain! … répéta Amasia en levant ses beaux yeux sur le jeune homme, dont le regard répondit au sien, ce demain qui semblait ne devoir jamais arriver….

—Et qui maintenant va durer toujours! répondit Ahmet.

—Toujours!» murmura la jeune fille.

La noble Saraboul, elle aussi, avait pris la main de son fiancé, et, lui montrant Amasia et Ahmet:

«Vous les voyez, seigneur Van Mitten, vous les voyez tous deux! dit-elle en soupirant.

—Qui? … répondit le Hollandais, dont les pensées étaient loin de suivre un cours aussi tendre.

—Qui?… répliqua aigrement Saraboul, mais ces jeunes fiancés!…
En vérité, je vous trouve singulièrement contenu!

—Vous savez, répondit Van Mitten, les Hollandais! … La Hollande est un pays de digues! … Il y a des digues partout!

—Il n'y a pas de digues au Kurdistan! s'écria la noble Saraboul, blessée de tant de froideur.

—Non! il n'y en a pas! riposta le seigneur Yanar, en secouant le bras de son beau-frère, qui faillit être écrasé dans cet étau vivant.

—Heureusement, ne put s'empêcher de dire Kéraban, il sera libéré demain, notre ami Van Mitten.»

Puis, se retournant vers ses compagnons: «Eh bien, la chambre doit être prête! … Une chambre d'amis, où il y a place pour tout le monde!… Voilà bientôt onze heures! … Déjà la lune se lève! … Allons dormir!

—Viens, Nedjeb, dit Amasia à la jeune Zingare.

—Je vous suis, chère maîtresse.

—Bonsoir, Ahmet!

—A demain, chère Amasia, à demain! répondit Ahmet en conduisant la jeune fille jusqu'à l'entrée de la caverne.

—Vous me suivez, seigneur Van Mitten? dit Saraboul, d'un ton qui n'avait rien de bien engageant.

—Certainement, répondit le Hollandais. Toutefois, si cela était nécessaire, je pourrais tenir compagnie à mon jeune ami Ahmet!

—Vous dites?… s'écria l'impérieuse Kurde.

—Il dit? … répéta le seigneur Yanar.

—Je dis … répondit Van Mitten … je dis, chère Saraboul, que mon devoir m'oblige à veiller sur vous … et que….

—Soit!… Vous veillerez … mais là!»

Et elle lui montra d'une main la caverne, tandis que Yanar le poussait par l'épaule, en disant:

«Il y a une chose dont vous ne vous doutez sans doute pas, seigneur
Van Mitten?

—Une chose dont je ne me doute pas, seigneur Yanav? … Et laquelle, s'il vous plaît?

—C'est qu'en épousant ma soeur, vous avez épousé un volcan.»

Sous l'impulsion donnée par un bras vigoureux, Van Mitten franchit le seuil de la caverne, où sa fiancée venait de le précéder, et dans laquelle le suivit incontinent le seigneur Yanar.

Au moment où Kéraban allait y pénétrer à son tour, Ahmet le retint en disant:

«Mon oncle, un mot!

—Rien qu'un seul, Ahmet! répondit Kéraban. Je suis fatigué et j'ai besoin de dormir.

—Soit, mais je vous prie de m'entendre!

—Qu'as-tu à me dire?

—Savez-vous où nous sommes ici?

—Oui … dans le défilé des gorges de Nérissa!

—A quelle distance de Scutari?

—Cinq ou six lieues à peine!

—Qui vous l'a dit?

—Mais … c'est notre guide!

—Et vous avez confiance en cet homme?

—Pourquoi m'en défierais-je?

—Parce que cet homme, que j'observe depuis quelques jours, a des allures de plus en plus suspectes! répondit Ahmet, Le connaissez-vous, mon oncle? Non! A Trébizonde, il est venu s'offrir pour vous conduire jusqu'au Bosphore! Vous avez accepté ses services, sans même savoir qui il était! Nous sommes partis sous sa direction….

—Eh bien, Ahmet, il a suffisamment prouvé qu'il connaissait ces chemins de l'Anatolie, ce me semble!

—Incontestablement, mon oncle!

—Cherches-tu une discussion, mon neveu? demanda le seigneur Kéraban, dont le front commença à se plisser avec une persistance quelque peu inquiétante.

—Non, mon oncle, non, et je vous prie de ne voir en moi aucune intention de vous être désagréable!… Mais, que voulez-vous, je ne suis pas tranquille, et j'ai peur pour tous ceux que j'aime!»

L'émotion d'Ahmet était si visible, pendant qu'il parlait ainsi, que son oncle ne put l'entendre sans en être profondément remué.

«Voyons, Ahmet, mon enfant, qu'as-tu? reprit-il. Pourquoi ces craintes, au moment où toutes nos épreuves vont finir! Je veux bien convenir avec toi,… mais avec toi seulement! … que j'ai fait un coup de tête en entreprenant ce voyage insensé!

J'avouerai même que, sans mon entêtement à te faire quitter Odessa, l'enlèvement d'Amasia ne se serait probablement point accompli! … Oui! tout cela, c'est ma faute! … Mais enfin, nous voici au tonne de ce voyage! … Ton mariage n'aura pas même été retardé d'un jour! …Demain, nous serons à Scutari … et demain….

—Et si, demain, nous n'étions pas à Scutari, mon oncle? Si nous en étions beaucoup plus éloignés que ne le dit ce guide? S'il nous avait égarés à dessein, après avoir conseillé d'abandonner les routes du littoral? Enfin, si cet homme était un traître?

—Un traître? … s'écria Kéraban.

—Oui, reprit Ahmet, et si ce traître servait les intérêts de ceux qui ont fait enlever Amasia?

—Par Allah! mon neveu, d'où peut te venir cette idée, et sur quoi repose-t-elle? Sur de simples pressentiments?

—Non! sur des faits, mon oncle! Écoutez-moi! Depuis quelques jours, cet homme nous a souvent quittés pendant les haltes, sous prétexte d'aller reconnaître la route! … A plusieurs reprises, il s'est éloigné, non pas inquiet mais impatient, en homme qui ne veut pas être vu!… La nuit dernière, il a abandonné pendant une heure le campement! … Je l'ai suivi, en me cachant, et j'affirmerais … j'affirme même qu'un signal de feu lui a été envoyé d'un point de l'horizon … un signal qu'il attendait!

—En effet, cela est grave, Ahmet! répondit Kéraban. Mais pourquoi rattaches-tu les machinations de cet homme aux circonstances qui ont amené l'enlèvement d'Amasia sur la Guïdare?

—Eh! mon oncle, cette tartane, où allait-elle? Etait-ce à ce petit port d'Atina, où elle s'est perdue. Non évidemment! … Ne savons-nous pas qu'elle a été rejetée par la tempête hors de sa route? … Eh bien, à mon avis, sa destination était Trébizonde, où s'approvisionnent trop souvent les harems de ces nababs de l'Anatolie! … Là, on a pu facilement apprendre que la jeune fille enlevée avait été sauvée du naufrage, se mettre sur ses traces, et nous dépêcher ce guide pour conduire notre petite caravane à quelque guet-apens!

—Oui! … Ahmet! … répondit Kéraban, en effet!… Tu pourrais avoir raison! … Il est possible qu'un danger nous menace! … Tu as veillé … tu as bien fait, et, cette nuit, je veillerai avec toi!

—Non, mon oncle, non reprit Ahmet, reposez-vous!….

Je suis bien armé, et, à la première alerte….

—Je te dis que je veillerai, moi aussi! reprit Kéraban. Il ne sera pas dit que la folie d'un têtu de mon espèce aura pu amener quelque nouvelle catastrophe!

—Non, ne vous fatiguez pas inutilement! … Le guide, sur mon ordre, doit passer la nuit dans la caverne! … Rentrez!

—Je ne rentrerai pas!

—Mon oncle….

—A la fin, vas-tu me contrarier là-dessus! répliqua Kéraban. Ah! prends garde, Ahmet! Il y a longtemps que personne ne m'a tenu tête!

—Soit, mon oncle, soit! Nous veillerons ensemble!

—Oui! une veillée sous les armes, et malheur à qui s'approchera de notre campement»

Le seigneur Kéraban et Ahmet, allant et venant, les regards attachés sur l'étroite passe, écoutant les moindres bruits qui auraient pu se propager au milieu de cette nuit si calme, firent donc bonne et fidèle garde à l'entrée de la caverne.

Deux heures se passèrent ainsi, puis, une heure encore. Rien de suspect ne s'était produit, qui fût de nature à justifier les soupçons du seigneur Kéraban et de son neveu, Ils pouvaient donc espérer que la nuit s'écoulerait sans incidents, lorsque, vers trois heures du matin, des cris, de véritables cris d'épouvanté, retentirent à l'extrémité de la passe.

Aussitôt Kéraban et Ahmet sautèrent sur leurs armes, qui avaient été déposées au pied d'une roche, et, cette fois, peu confiant dans la justesse de ses pistolets, l'oncle avait pris un fusil.

Au même instant, Nizib, accourant tout essoufflé, apparaissait à l'entrée du défilé.

«Ah! mon maître!

—Qu'y a-t-il, Nizib?

—Mon maître … là-bas … là-bas!….

—Là-bas? … dit Ahmet.

—Les chevaux!

—Nos chevaux?….

—Oui!

—Mais parle donc, stupide animal! s'écria Kéraban, qui secoua rudement le pauvre garçon. Nos chevaux?….

—Volés!

—Volés?

—Oui! reprit Nizib. Deux ou trois hommes se sont jetés dans le pâturage … pour s'en emparer….

—Ils se sont emparés de nos chevaux! s'écria Ahmet, et ils les ont entraînés, dis-tu?

—Oui!

—Sur la route … de ce côté? … reprit Ahmet en indiquant la direction de l'ouest.

—De ce côté!

—Il faut courir … courir après ces bandits … les rejoindre! … s'écria Kéraban.

—Restez, mon oncle! répondit Ahmet. Vouloir maintenant rattraper nos chevaux, c'est impossible! … Ce qu'il faut, avant tout, c'est mettre notre campement en état de défense!

—Ah! … mon maître! … dit soudain Nizib à mi-voix. Voyez! …
Voyez! … Là! … là!….»

Et de la main, il montrait l'arête d'une haute roche, qui se dressait à gauche.

XIII

DANS LEQUEL, APRÈS AVOIR TENU TÊTE A SON ÂNE, LE SEIGNEUR KÉRABAN TIENT TÊTE A SON PLUS MORTEL ENNEMI.

Le seigneur Kéraban et Ahmet s'étaient retournés. Ils regardaient dans la direction indiquée par Nizib. Ce qu'ils virent les fit aussitôt reculer, de manière à ne pouvoir être aperçus.

Sur l'arête supérieure de cette roche, à l'opposé de la caverne, rampait un homme, qui essayait d'en atteindre l'angle extrême,—sans doute pour observer de plus près les dispositions du campement. De là, à penser qu'un accord secret existait entre le guide et cet homme, c'était naturellement indiqué.

En réalité, il faut le dire, dans toute cette machination organisée autour de Kéraban et de ses compagnons, Ahmet avait vu juste. Son oncle fut bien forcé de le reconnaître. Il fallait, en outre, conclure que le péril était imminent, qu'une agression se préparait dans l'ombre, et que, cette nuit même la petite caravane, après avoir été attirée dans une embuscade, courait à une destruction totale.

Dans un premier mouvement irréfléchi, Kéraban, son fusil rapidement épaulé, venait de coucher en joue cet espion qui se hasardait à venir jusqu'à la limite du campement. Une seconde plus tard, le coup partait, et l'homme fût tombé, mortellement frappé, sans doute! Mais n'eût-ce pas été donner l'éveil et compromettre une situation déjà grave.

«Arrêtez, mon oncle! dit Ahmet à voix basse, en relevant l'arme braquée vers le sommet de la roche.

—Mais, Ahmet….

—Non … pas de détonation qui puisse devenir un signal d'attaque! Et, quant à cet homme, mieux vaut le prendre vivant! Il faut savoir pour le compte de qui ces misérables agissent!

—Mais comment s'en emparer?

—Laissez-moi faire,» répondit Ahmet.

Et il disparut vers la gauche, de manière à contourner la roche, afin de la gravir à revers.

Pendant ce temps, Kéraban et Nizib se tenaient prêts a intervenir, le cas échéant.

L'espion, couché sur le ventre, avait alors atteint l'angle extrême de la roche. Sa tête en dépassait seule l'arête. A la brillante clarté de la lune, il cherchait à voir l'entrée de la caverne.

Une demi-minute après, Ahmet apparaissait sur le plateau supérieur, et, rampant à son tour avec une extrême précaution, il s'avançait vers l'espion, qui ne pouvait l'apercevoir.

Par malheur, une circonstance inattendue allait mettre cet homme sur ses gardes et lui révéler le danger qui le menaçait.

A ce moment même, Amasia venait de quitter la caverne. Une profonde inquiétude, dont elle ne se rendait pas compte, la troublait au point qu'elle ne pouvait dormir. Elle sentait Ahmet menacé, à la merci d'un coup de fusil ou d'un coup de poignard!

A peine Kéraban eût-il aperçu la jeune fille qu'il lui fit signe de s'arrêter. Mais Amasia ne le comprit pas, et, levant la tête, elle aperçut Ahmet, au moment où celui-ci se redressait vers la roche. Un cri d'épouvanté lui échappa.

A ce cri, l'espion s'était retourné rapidement, puis redressé, et, voyant Ahmet à demi-courbe encore, il se jeta sur lui.

Amasia, clouée sur place par la terreur, eut cependant encore la force de crier:

«Ahmet! … Ahmet!….»

L'espion, un couteau à la main, allait frapper son adversaire; mais
Kéraban, épaulant son fusil, tira.

L'espion, atteint mortellement en pleine poitrine, laissa tomber son poignard et roula jusqu'à terre.

Un instant après, Amasia était dans les bras d'Ahmet qui, se laissant glisser du haut de la roche, venait de la rejoindre.

Cependant, tous les hôtes de la caverne venaient d'en sortir au bruit de la détonation,—tous, sauf le guide.

Le seigneur Kéraban, brandissant son arme, s'écriait:

«Par Allah! voilà un maître coup de feu!

—Encore des dangers! murmura Bruno.

—Ne me quittez pas, Van Mitten! dit l'énergique Saraboul en saisissant le bras de son fiancé.

—Il ne vous quittera pas, ma sur.» répondit résolument le seigneur
Yanar.

Cependant, Ahmet s'était approché du corps de l'espion.

«Cet homme est mort, dit-il, et il nous l'aurait fallu vivant.»

Nedjeb l'avait rejoint, et, aussitôt de s'écrier:

«Mais… cet homme… c'est….»

Amasia venait de s'approcher à son tour:

«Oui! … C'est lui! … C'est Yarhud! dit-elle. C'est le capitaine de la Guïdare!

—Yarhud? s'écria Kéraban.

—Ah! j'avais donc raison! dit Ahmet.

—Oui! … reprit Amasia. C'est bien cet homme qui nous a enlevées de la maison de mon père!

—Je le reconnais, ajouta Ahmet, je le reconnais, moi aussi! C'est lui qui est venu à la villa nous offrir ses marchandises, quelques instants avant mon départ! … Mais il ne peut être seul! … Toute une bande de malfaiteurs est sur nos traces! … Et pour nous mettre dans l'impossibilité de continuer notre route, ils viennent d'enlever nos chevaux!

—Nos chevaux enlevés! s'écria Saraboul.

—Rien de tout cela ne nous serait arrivé, si nous avions repris la route du Kurdistan,» ajouta le seigneur Yanar.

Et son regard, pesant sur Van Mitten, semblait rendre le pauvre homme responsable de toutes ces complications.

«Mais enfin, pour le compte de qui agissait donc ce Yarhud? demanda
Kéraban.

—S'il était vivant, nous saurions bien lui arracher son secret! s'écria Ahmet.

—Peut-être a-t-il sur lui quelque papier … dit Amasia.

—Oui!… Il faut fouiller ce cadavre.» répondit Kéraban.

Ahmet se pencha sur le corps de Yarhud, tandis que Nizib approchait une lanterne allumée qu'il venait de prendre dans la caverne.

«Une lettre! … Voici une lettre!» dit Ahmet, en retirant sa main de la poche du capitaine maltais.

Cette lettre était adressée à un certain Scarpante.

«Lis donc!… lis donc, Ahmet!» s'écria Kéraban, qui ne pouvait plus maîtriser son impatience!

Et Ahmet, après avoir ouvert la lettre, lut ce qui suit:

«Les chevaux de la caravane une fois enlevés, lorsque Kéraban et ses compagnons seront endormis dans la caverne où les aura conduits Scarpante….»

—Scarpante! s'écria Kéraban…. C'est donc le nom de notre guide, le nom de ce traître?

—Oui! … Je ne m'étais pas trompé sur son compte» dit Ahmet….

Puis, continuant:

«Que Scarpante fasse un signal en agitant une torche, et nos hommes se jetteront dans les gorges de Nérissa.»

—Et cela est signé? … demanda Kéraban.

—Cela est signé … Saffar!

—Saffar! … Saffar! … Serait-ce donc?….

—Oui! répondit Ahmet, c'est évidemment cet insolent personnage que nous avons rencontré au railway de Poti, et qui, quelques heures après, s'embarquait pour Trébizonde! … Oui! c'est ce Saffar qui a fait enlever Amasia et qui veut à tout prix la reprendre!

—Ah! seigneur Saffar! … s'écria Kéraban, en levant son poing fermé qu'il laissa retomber sur une tête imaginaire, si je me trouve jamais face à face avec toi!

—Mais ce Scarpante, demanda Ahmet, où est-il?»

Bruno s'était précipité dans la caverne et en ressortait presque aussitôt en disant:

«Disparu … par quelque autre issue, sans doute.»

C'était, en effet, ce qui était arrivé. Scarpante, sa trahison découverte, venait de s'échapper par le fond de la caverne.

Ainsi, cette criminelle machination était maintenant connue dans tous ses détails! C'était bien l'intendant du seigneur Saffar, qui s'était offert comme guide! C'était bien ce Scarpante, qui avait conduit la petite caravane, d'abord par les routes de la côte, ensuite à travers ces montagneuses régions de l'Anatolie! C'était bien Yarhud dont les signaux avaient été aperçus par Ahmet pendant la nuit précédente, et c'était bien le capitaine de la Guïdare, qui venait, en se glissant dans l'ombre, apporter à Scarpante les derniers ordres de Saffar!

Mais la vigilance et surtout la perspicacité d'Ahmet avaient déjoué toute cette manoeuvre. Le traître démasqué, les desseins criminels de son maître étaient connus. Le nom de l'auteur de l'enlèvement d'Amasia, on le connaissait, et il se trouvait que c'était précisément ce Saffar que le seigneur Kéraban menaçait de ses plus terribles représailles.

Mais, si le guet-apens dans lequel avait été attirée la petite caravane était découvert, le péril n'en était pas moins grand puisqu'elle pouvait être attaquée d'un instant à l'autre.

Aussi Ahmet, avec son caractère résolu, prit-il rapidement le seul parti qu'il y eût à prendre.

«Mes amis, dit-il, il faut quitter à l'instant ces gorges de Nérissa. Si l'on nous attaquait dans cet étroit défilé, dominé par de hautes roches, nous n'en sortirions pas vivants!

—Partons! répondit Kéraban.—Bruno, Nizib, et vous, seigneur Yanar, que vos armes soient prêtes à tout événement!

—Comptez sur nous, seigneur Kéraban, répondit Yanar, et vous verrez ce que nous saurons faire, ma soeur et moi!

—Certes! répondit la courageuse Kurde, en brandissant son yatagan dans un mouvement magnifique. Je n'oublierai pas que j'ai maintenant un fiancé à défendre!»

Si jamais Van Mitten subit une profonde humiliation, ce fut d'entendre l'intrépide femme parler ainsi. Mais, à son tour, il saisit un revolver, bien décidé à faire son devoir.

Tous allaient donc remonter le défilé, de manière à gagner les plateaux environnants, lorsque Bruno crut devoir faire cette réflexion, en homme que la question des repas tient toujours en éveil.

«Mais cet âne, on ne peut le laisser ici!

—En effet, répondit Ahmet. Peut-être Scarpante nous a-t-il égarés dans cette portion reculée de l'Anatolie! Peut-être sommes-nous plus éloignés de Scutari que nous ne le pensons! … Et dans cette charrette sont les seules provisions qui nous restent!»

Toutes ces hypothèses étaient fort plausibles. On devait craindre, maintenant, que cette intervention d'un traître n'eût compromis l'arrivée du seigneur Kéraban et des siens sur les rives du Bosphore, en les éloignant de leur but.

Mais, ce n'était pas l'instant de raisonner sur tout cela: il fallait agir sans perdre un instant.

«Eh bien, dit Kéraban, il nous suivra, cet âne, et pourquoi ne nous suivrait-il pas?»

Et, ce disant, il alla prendre l'animal par sa longe, puis, il essaya de le tirer a lui.

«Allons!» dit-il.

L'âne ne bougea pas.

«Viendras-tu de bon gré?» reprit Kéraban, en lui donnant une forte secousse.

L'âne, qui, sans doute, était fort têtu de sa nature, ne bougea pas davantage.

«Pousse-le, Nizib!» dit Kéraban.

Nizib, aidé de Bruno, essaya de pousser l'âne par derrière … L'âne recula plutôt qu'il n'avança,

«Ah! tu t'entêtes! s'écria Kéraban, qui commençait à se fâcher sérieusement.

—Bon! murmura Bruno, têtu contre têtu!

—Tu me résistes … à moi? reprit Kéraban.

—Votre maître a trouvé le sien! dit Bruno à Nizib, en prenant soin de n'être point entendu.

—Cela m'étonnerait.» répondit Nizib sur le même ton.

Cependant, Ahmet répétait avec impatience:

«Mais il faut partir! … Nous ne pouvons tarder d'une minute … quitte à abandonner cet âne!

—Moi! … lui céder! … jamais!» s'écria Kéraban.

Et, prenant la tête du baudet par les oreilles, puis, les secouant comme s'il eût voulu les arracher:

«Marcheras-tu?» s'écria-t-il. L'âne ne bougea pas.

«Ah! tu ne veux pas m'obéir! … dit Kéraban. Eh bien, je saurai t'y forcer quand même.»

Et voilà Kéraban courant à l'entrée de la caverne, et y ramassant quelques poignées d'herbe sèche, dont il fit une petite botte qu'il présenta à l'âne. Celui-ci fit un pas en avant.

«Ah! ah! s'écria Kéraban, il faut cela pour te décidera marcher!… Eh bien, par Mahomet, tu marcheras!»

Un instant après, cette petite botte d'herbe était attachée à l'extrémité des brancards de la charrette, mais a une distance suffisante pour que l'âne, même en allongeant la tête, ne put l'atteindre. Il arriva donc ceci: c'est que l'animal, sollicité par cet appât qui allait toujours se déplacer en avant de lui, se décida à marcher dans la direction de la passe.

«Très ingénieux! dit Van Mitten.

—Eh bien, imitez-le!» s'écria la noble Saraboul, en l'entraînant à la suite de la charrette.

Elle aussi, c'était un appât qui se déplaçait, mais un appât que Van Mitten, en cela bien différent de l'âne, redoutait surtout d'atteindre!

Tous, suivant la même direction, en troupe serrée, eurent bientôt abandonné le campement, où la position n'eût pas été tenable.

«Ainsi, Ahmet, dit Kéraban, à ton avis, ce Saffar, c'est bien le même insolent personnage qui, par pur entêtement, a fait écraser ma chaise de poste au railway de Poti?

—Oui, mon oncle, mais c'est, avant tout, le misérable qui a fait enlever Amasia, et c'est à moi qu'il appartient!

—Part à deux, neveu Ahmet, part à deux, répondit Kéraban, et qu'Allah nous vienne en aide!»

A peine le seigneur Kéraban, Ahmet et leurs compagnons avaient-ils remonté le défilé d'une cinquantaine de pas, que le sommet des roches se couronnait d'assaillants. Des cris étaient jetés dans l'air, des coups de feu éclataient de toutes parts.

«En arrière! En arrière!» cria Ahmet, qui fit reculer tout son monde jusqu'à la lisière du campement.

Il était trop tard pour abandonner les gorges de Nérissa, trop tard pour aller chercher sur les plateaux supérieurs une meilleure position défensive. Les hommes à la solde de Saffar, au nombre d'une douzaine, venaient d'attaquer. Leur chef les excitait à cette criminelle agression, et, dans la situation qu'ils occupaient, tout l'avantage était pour eux.

Le sort du seigneur Kéraban et de ses compagnons était donc absolument à leur merci.

«A nous! à nous! cria Ahmet, dont la voix domina le tumulte.

—Les femmes au milieu.» répondit Kéraban.

Amasia, Saraboul, Nedjeb, formèrent aussitôt un groupe, autour duquel
Kéraban, Ahmet, Van Mitten, Yanar, Nizib et Bruno vinrent se ranger.
Ils étaient six hommes pour résister à la troupe de Saffar,—un contre
deux,—avec le désavantage de la position.

Presque aussitôt, ces bandits, en poussant d'horribles vociférations, firent irruption par la passe et roulèrent, comme une avalanche, au milieu du campement.

«Mes amis, cria Ahmet, défendons-nous jusqu'à la mort!»

Le combat s'engagea aussitôt. Tout d'abord, Nizib et Bruno avaient été touchés légèrement, mais ils ne rompirent pas, ils luttèrent, et non moins vaillamment que la courageuse Kurde, dont le pistolet répondit aux détonations des assaillants.

Il était évident, d'ailleurs, que ceux-ci avaient ordre de s'emparer d'Amasia, de la prendre vivante, et qu'ils cherchèrent à combattre plutôt à l'arme blanche, afin de ne point avoir à regretter quelque maladroit coup de feu qui eût frappé la jeune fille.

Aussi, dans les premiers instants, malgré la supériorité de leur nombre, l'avantage ne fut-il point à eux, et plusieurs tombèrent-ils très grièvement blessés.

Ce fut alors que deux nouveaux combattants, non des moins redoutables, apparurent sur le théâtre de la lutte.

C'étaient Saffar et Scarpante.

«Ah! le misérable! s'écria Kéraban. C'est bien lui! C'est bien l'homme du railway!»

Et plusieurs fois, il voulut le coucher en joue, mais sans y réussir, étant obligé de faire face à ceux qui l'attaquaient.

Ahmet et les siens, cependant, résistaient intrépidement. Tous n'avaient qu'une pensée: à tout prix sauver Amasia, à tout prix l'empêcher de retomber entre les mains de Saffar.

Mais, malgré tant de dévouement et de courage, il leur fallut bientôt céder devant le nombre. Aussi peu à peu, Kéraban et ses compagnons commencèrent-ils à plier, à se désunir, puis à s'acculer aux roches du défilé. Déjà le désarroi se mettait parmi eux.

Saffar s'en aperçut.

«A lui, Scarpante, à toi! cria-t-il en lui montrant la jeune fille.

—Oui! Seigneur Saffar, répondit Scarpante, et cette fois elle ne vous échappera plus.»

Profitant du désordre, Scarpante parvint à se jeter sur Amasia qu'il saisit et il s'efforça d'entraîner hors du campement.

«Amasia! … Amasia!….» cria Ahmet.

Il voulut se précipiter vers elle, mais un groupe de bandits lui coupa la route; il fut obligé de s'arrêter pour leur faire face.

Yanar essaya alors d'arracher la jeune fille aux étreintes de Scarpante: il ne put y parvenir, et Scarpante, l'enlevant entre ses bras, fit quelques pas vers le défilé.

Mais Kéraban venait d'ajuster Scarpante, et le traître tombait mortellement atteint, après avoir lâché la jeune fille, qui tenta vainement de rejoindre Ahmet.

«Scarpante!… mort!… Vengeons-le! s'écria le chef de ces bandits, vengeons-le!»

Tous se jetèrent alors sur Kéraban et les siens avec un acharnement auquel il n'était plus possible de résister. Pressés de toutes parts, ceux-ci pouvaient à peine faire usage de leurs armes.

«Amasia! … Amasia! … décria Ahmet, en essayant de venir au secours de la jeune fille, que Saffar venait enfin de saisir et qu'il entraînait hors du campement.

—Courage! … Courage!….» ne cessait de crier Kéraban.

Mais il sentait bien que les siens et lui, accablés par le nombre, étaient perdus!

En ce moment, un coup de feu, tiré du haut des roches, fit rouler l'un des assaillants sur le sol. D'autres détonations lui succédèrent aussitôt.

Quelques-uns des bandits tombèrent encore, et leur chute jeta l'épouvante parmi leurs compagnons.

Saffar s'était arrêté un instant, cherchant à se rendre compte de cette diversion. Etait-ce donc un renfort inattendu qui arrivait au seigneur Kéraban?

Mais déjà Amasia avait pu se dégager des bras de Saffar, déconcerté par cette subite attaque.

«Mon père! … Mon père! … criait la jeune fille.

C'était Sélim, en effet, Sélim, suivi d'une vingtaine d'hommes, bien armés, qui accourait au secours de la petite caravane, au moment même où elle allait être écrasée.

«Sauve qui peut!» s'écria le chef des bandits, en donnant l'exemple de la fuite.

Et il disparut, avec les survivants de sa troupe, en se jetant dans la caverne, dont une seconde issue, on le sait, s'ouvrait au dehors.

«Lâches! s'écria Saffar en se voyant ainsi abandonné. Eh bien, on ne l'aura pas vivante.»

Et il se précipita sur Amasia, au moment où Ahmet s'élançait sur lui.

Saffar déchargea sur le jeune homme le dernier coup de son revolver: il le manqua. Mais Kéraban, qui n'avait rien perdu de son sang-froid, ne le manqua pas, lui. Il bondit sur Saffar, le saisit à la gorge, et le frappa d'un coup de poignard au coeur.

Un rugissement, ce fut tout. Saffar, dans ses dernières convulsions, ne put même pas entendre son adversaire s'écrier:

«Voilà pour t'apprendre à faire écraser ma voiture!»

Le seigneur Kéraban et ses compagnons étaient sauvés. A peine les uns ou les autres avaient-ils reçu quelques légères blessures. Et cependant, tous s'étaient bien comportés,—tous,—Bruno et Nizib, dont le courage ne s'était point démenti; le seigneur Yanar, qui avait vaillamment lutté; Van Mitten, qui s'était distingué dans la mêlée, et l'énergique Kurde, dont le pistolet avait souvent retenti au plus fort de l'action.

Toutefois, sans l'arrivée inexplicable de Sélim, c'en eût été fait d'Amasia et de ses défenseurs. Tous eussent péri, car ils étaient décidés à se faire tuer pour elle.

«Mon père!… mon père!… s'écria la jeune fille en se jetant dans les bras de Sélim.

—Mon vieil ami, dit Kéraban, vous … vous … ici?

—Oui!… Moi! répondit Sélim.

—Comment le hasard vous a-t-il amené?… demanda Ahmet.

—Ce n'est point un hasard! répondit Sélim, et, depuis longtemps déjà, je me serais mis à la recherche de ma fille, si, au moment où ce capitaine l'enlevait de la villa, je n'eusse été blessé….

—Blessé, mon père?

—Oui! … Un coup de feu parti de cette tartane! Pendant un mois, retenu par cette blessure, je n'ai pu quitter Odessa! Mais, il y a quelques jours, une dépêche d'Ahmet….

—Une dépêche? s'écria Kéraban, que ce mot malsonnant mit soudain en éveil.

—Oui … une dépêche … datée de Trébizonde!

—Ah! c'était une….

—Sans doute, mon oncle, répondit Ahmet, qui sauta au cou de Kéraban, et pour la première fois qu'il m'arrive d'envoyer un télégramme à votre insu, avouez que j'ai bien fait!

—Oui … mal bien fait! répondit Kéraban en hochant la tête, mais que je ne t'y reprenne plus, mon neveu!

—Alors, reprit Sélim, apprenant par cette dépêche que tout péril n'était peut être pas écarté pour votre petite caravane, j'ai réuni ces braves serviteurs, je suis arrivé à Scutari, je me suis lancé sur la route du littoral….

—Et par Allah! ami Sélim, st'écria Kéraban, vous êtes arrivé à temps! … Sans vous, nous étions perdus! … Et cependant, on se battait bien dans notre petite troupe!

—Oui! ajouta le seigneur Yanar, et ma soeur a montré qu'elle savait, au besoin, faire le coup de feu!

—Quelle femme!» murmura Van Mitten.

En ce moment, les nouvelles lueurs de l'aube commençaient à blanchir l'horizon. Quelques nuages, immobilisés au zénith, se nuançaient des premiers rayons du jour.

«Mais où sommes-nous, ami Sélim, demanda le seigneur Kéraban, et comment avez-vous pu nous rejoindre dans cette région où un traître avait entraîné notre caravane….

—Et loin de notre route? ajouta Ahmet.

—Mais non mes amis, mais non! répondit Sélim. Vous êtes bien sur le chemin de Scutari, à quelques lieues seulement de la mer!

—Hein? … fit Kéraban.

—Les rives du Bosphore sont là! ajouta Sélim en tendant sa main vers le nord-ouest.

—Les rives du Bosphore?» s'écria Ahmet.

Et tous de gagner, en remontant les roches, le plateau supérieur qui s'étendait au-dessus des gorges de Nérissa.

« Voyez … voyez!….» dit Sélim.

En effet, un phénomène se produisait, en ce moment,—phénomène naturel qui, par un simple effet de réfraction, faisait apparaître au loin les parages tant désirés. A mesure que se faisait le jour, un mirage relevait peu à peu les objets situés au-dessous de l'horizon. On eût dit que les collines, qui s'arrondissaient à la lisière de la plaine, s'enfonçaient dans le sol comme une ferme de décor.

«La mer! … C'est la mer!» s'écria Ahmet!

Et tous de répéter avec lui:

«La mer! … La mer!»

Et, bien que ce ne fut qu'un effet de mirage, la mer n'en était pas moins là, à quelques lieues à peine.

«La mer! … La mer! … ne cessait de répéter le seigneur Kéraban. Mais, si ce n'est pas le Bosphore, si ce n'est pas Scutari, nous sommes au dernier jour du mois, et….

—C'est le Bosphore! … C'est Scutari! …» s'écria Ahmet.

Le phénomène venait de s'accentuer, et, maintenant, toute la silhouette d'une ville, bâtie en amphithéâtre, se découpait sur les derniers plans de l'horizon.

«Par Allah! c'est Scutari! répéta Kéraban. Voilà son panorama qui domine le détroit! … Voilà la mosquée de Buyuk Djami!»

Et, en effet, c'était bien Scutari, que Sélim venait de quitter trois heures auparavant.

«En route, en route!» s'écria Kéraban.

Et, comme un bon Musulman qui, en toutes choses, reconnaît la grandeur de Dieu:

«Ilah il Allah!» ajouta-t-il en se tournant vers le soleil levant.

Un instant après, la petite caravane s'élançait vers la route qui longe la rive gauche du détroit. Quatre heures après, à cette date du 30 septembre,—dernier jour fixé pour la célébration du mariage d'Amasia et d'Ahmet,—le seigneur Kéraban, ses compagnons et son âne, après avoir achevé ce tour de la mer Noire, apparaissaient sur les hauteurs de Scutari et saluaient de leurs acclamations les rives du Bosphore.

XIV

DANS LEQUEL VAN MITTEN ESSAIE DE FAIRE COMPRENDRE LA SITUATION A LA NOBLE SARABOUL.

C'était en un des plus heureux sites qui se puisse rêver, à mi-côte de la colline sur laquelle se développe Scutari, que s'élevait la villa du seigneur Kéraban.

Scutari, ce faubourg asiatique de Constantinople, l'ancienne Chrysopolis, ses mosquées aux toits d'or, tout le bariolage de ses quartiers où se presse une population de cinquante mille habitants, son débarcadère flottant sur les eaux du détroit, l'immense rideau des cyprès de son cimetière,—ce champ de repos préféré des riches Musulmans, qui craignent que la capitale suivant une légende, ne soit prise pendant que les fidèles seront à la prière—puis, à une lieue de là, le mont Boulgourlou qui domine cet ensemble et permet à la vue de s'étendre sur la mer de Marmara, le golfe de Nicomédie, le canal de Constantinople, rien ne peut donner une idée de ce splendide panorama, unique au monde, sur lequel s'ouvraient les fenêtres de la villa du riche négociant.

A cet extérieur, à ces jardins en terrasse, aux beaux arbres, platanes, hêtres et cyprès qui les ombragent, répondait dignement l'intérieur de l'habitation. Vraiment, il eût été dommage de s'en défaire pour n'avoir point à payer quotidiennement les quelques paras auxquels étaient maintenant taxés les caïques du Bosphore!

Il était alors midi. Depuis trois heures environ, le maître de céans et ses hôtes étaient installés dans cette splendide villa. Après avoir refait leur toilette, ils s'y reposaient des fatigues et des émotions de ce voyage, Kéraban, tout fier de son succès, se moquant du Muchir et de ses impôts vexatoires; Amasia et Ahmet, heureux comme des fiancés qui vont devenir époux; Nedjeb, un perpétuel éclat de rire; Bruno, satisfait en se disant qu'il rengraissait déjà, mais inquiet pour son maître; Nizib, toujours calme, même dans les grandes circonstances, le seigneur Yanar, plus farouche que jamais, sans qu'on pût savoir pourquoi; la noble Saraboul, aussi impérieuse qu'elle eût pu l'être dans la capitale du Kurdistan; Van Mitten enfin, assez préoccupé de l'issue de cette aventure.

Si Bruno constatait déjà une certaine amélioration dans son embonpoint, ce n'était pas sans raison. Il y avait eu un déjeuner aussi abondant que magnifique. Ce n'était pas le fameux dîner auquel le seigneur Kéraban avait invité son ami Van Mitten, six semaines auparavant; mais, pour être devenu un déjeuner, il n'en avait pas été moins superbe. Et maintenant, tous les convives, réunis dans le plus charmant salon de la villa, dont les larges baies s'ouvraient, sur le Bosphore, achevaient, dans une conversation animée, de se congratuler les uns les autres.

«Mon cher Van Mitten, dit le seigneur Kéraban, qui allait, venait, serrant la main à ses hôtes, c'était un dîner auquel je vous avais invité, mais il ne faut pas m'en vouloir si l'heure nous a obligés à….

—Je ne me plains pas, ami Kéraban, répondit le Hollandais. Votre cuisinier a bien fait les choses!

—Oui, très bonne cuisine, en vérité, très bonne cuisine! ajouta le seigneur Yanar, qui avait mangé plus qu'il ne convient, même à un Kurde de grand appétit.

—On ne ferait pas mieux au Kurdistan, répondit Saraboul, et si jamais, seigneur Kéraban, vous venez à Mossoul nous rendre visite….

—Comment donc? s'écria Kéraban, mais j'irai, belle Saraboul, j'irai vous voir, vous et mon ami Van Mitten!

—Et nous tâcherons de ne pas vous faire regretter votre villa, … pas plus que vous ne regretterez la Hollande, ajouta l'aimable femme en se retournant vers son fiancé.

—Près de vous, noble Saraboul! …» crut devoir répondre Van Mitten, qui ne parvint pas à finir sa phrase.

Puis, pendant que l'aimable Kurde se dirigeait du côté des fenêtres du salon, qui s'ouvraient sur le Bosphore:

«Le moment est venu, je crois, dit-il à Kéraban, de lui apprendre que ce mariage est nul!

—Aussi nul, Van Mitten, que s'il n'avait jamais été fait!

—Vous m'aiderez bien un peu, Kéraban, dans cette tâche … qui ne laisse pas d'être scabreuse!

—Hum!… ami Van Mitten, répondit Kéraban, ce sont là de ces choses intimes … qu'on ne doit traiter qu'en tête-à-tête!

—Diable!» fit le Hollandais.

Et il alla s'asseoir dans un coin, pour chercher quel pourrait être le meilleur mode d'opérer.

«Digne Van Mitten, dit alors Kéraban à son neveu, quelle scène avec sa
Kurdistane!

—Il ne faut pourtant pas oublier, répondit Ahmet, que c'est pour nous qu'il a poussé le dévouement jusqu'à l'épouser!

—Aussi lui viendrons-nous en aide, mon neveu! Bah! il était marié, au moment où, sous peine de prison, on l'a obligé à contracter ce nouveau mariage, et, pour un Occidental, c'est un cas de nullité absolue! Donc, il n'a rien à craindre … rien!

—Je le sais, mon oncle, mais, quand madame Saraboul recevra ce coup en pleine poitrine, quel bondissement de panthère trompée! … Et le beau-frère Yanar, quelle explosion de poudrière!

—Par Mahomet! répondit Kéraban, nous leur ferons entendre raison! Après tout, Van Mitten n'était coupable de quoi que ce soit, et, au caravansérail de Rissar, l'honneur de la noble Saraboul n'a jamais, de son fait, couru l'ombre d'un danger!

—Jamais, oncle Kéraban, et il est clair que cette tendre veuve cherchait à se remarier à tout prix!

—Sans doute, Ahmet. Aussi n'a-t-elle pas hésité à mettre la main sur ce bon Van Mitten!

—Une main de fer, oncle Kéraban!

—D'acier! répliqua Kéraban.

—Mais enfin, mon oncle, s'il s'agit tout à l'heure de défaire ce faux mariage….

—Il s'agit aussi d'en faire un vrai, n'est-ce pas? répondit Kéraban, en tournant et retournant ses mains l'une sur l'autre comme s'il les eût savonnées.

—Oui … le mien! dit Ahmet.

—Le nôtre! ajouta la jeune fille, qui venait des'approcher. Nous l'avons bien mérité?

—Bien mérité, dit Sélim.

—Oui, ma petite Amasia, répondit Kéraban, mérité dix fois, cent fois, mille fois! Ah! chère enfant! quand je songe que, par ma faute, par mon entêtement, tu as failli….

—Bon! Ne parlons plus de cela! dit Ahmet.

—Non, jamais, oncle Kéraban! dit la jeune fille en lui fermant la bouche de sa petite main.

—Aussi, reprit Kéraban, j'ai fait voeu … Oui!… j'ai fait voeu … de ne plus m'entêter à quoi que ce soit!

—Je voudrais voir cela pour y croire! s'écria Nedjeb en partant d'un bel éclat de rire.

—Hein? … Qu'a-t-elle dit, cette moqueuse de Nedjeb?

—Oh! rien, seigneur Kéraban!

—Oui, reprit celui-ci, je ne veux plus jamais m'entêter … si ce n'est à vous aimer tous les deux!

—Quand le seigneur Kéraban renoncera à être le plus têtu des hommes!… murmura Bruno.

—C'est qu'il n'aura plus de tête! répondit Nizib.

—Et encore!» ajouta le rancunier serviteur de Van Mitten.

Cependant, la noble Kurde s'était rapprochée de son fiancé, qui restait tout pensif en son coin, trouvant sans doute sa tâche d'autant plus difficile qu'à lui seul incombait le soin de l'exécuter.

«Qu'avez-vous donc, seigneur Van Mitten? lui demanda-t-elle. Je vous trouve l'air soucieux!

—En effet, beau-frère! ajouta le seigneur Yanar. Que faites-vous là?
Vous ne nous avez pas amenés à Scutari pour n'y rien voir, j'imagine!
Montrez-nous donc le Bosphore comme nous vous montrerons dans quelques
jours le Kurdistan!»

A ce nom redouté, le Hollandais tressauta comme s'il eût reçu la secousse d'une pile électrique.

«Allons, venez, seigneur Van Mitten! reprit Saraboul en l'obligeant à se lever.

—A vos ordres … belle Saraboul! … Je suis entièrement à vos ordres!» répondit Van Mitten.

Et, mentalement, il se disait et se redisait.

«Comment lui apprendre?….»

A ce moment, la jeune Zingare, après avoir ouvert une des grandes baies du salon, qu'une riche tenture abritait des rayons du soleil, s'écriait joyeusement:

«Voyez! … Voyez! … Scutari est en grande animation!…. ce sera très intéressant de s'y promener aujourd'hui!»

Les hôtes de la villa s'étaient avancés près des fenêtres.

«En effet, dit Kéraban, le Bosphore est couvert d'embarcations pavoisées! Sur les places et dans les rues, j'aperçois des acrobates, des jongleurs!….

On entend la musique, et les quais sont pleins de monde comme pour un spectacle!

—Oui, dit Sélim, la ville est en fête!

—J'espère bien que cela ne nous empêchera pas de célébrer notre mariage? dit Ahmet.

—Non, certes! répondit le seigneur Kéraban. Nous allons avoir à Scutari le pendant de ces fêtes de Trébizonde, qui semblaient avoir été données en l'honneur de notre ami Van Mitten!

—Il me plaisantera jusqu'au bout! murmura le Hollandais. Mais c'est dans le sang! Il ne faut pas lui en vouloir!

—Mes amis, dit alors Sélim, occupons-nous immédiatement de notre grande affaire! C'est le dernier jour, aujourd'hui….

—Et ne l'oublions pas! répondit Kéraban.

—Je vais chez le juge de Scutari, reprit Sélim, afin de faire préparer le contrat.

—Nous vous y rejoindrons! répondit Ahmet. Vous savez, mon oncle, que votre présence est indispensable….

—Presque autant que la tienne! s'écria Kéraban, en accentuant sa réponse d'un bon gros rire.

—Oui, mon oncle … plus indispensable encore, si vous le voulez bien … en votre qualité de tuteur!

—Eh bien, dit Sélim, dans une heure, rendez-vous chez le juge de
Scutari!»

Et il sortit du salon, au moment où Ahmet ajoutait, en s'adressant à la jeune fille:

«Puis, après la signature chez le juge, chère Amasia, une visite à l'iman, qui nous dira sa meilleure prière … puis….

—Puis … nous serons mariés! s'écria Nedjeb, comme s'il se fût agi d'elle.

—Cher Ahmet!» murmura la jeune fille.

Cependant, la noble Saraboul s'était une seconde fois rapprochée de Van Mitten, qui, de plus en plus pensif, venait de s'asseoir dans un autre coin du salon.

«En attendant cette cérémonie, lui dit-elle, pourquoi ne descendrions-nous pas jusqu'au Bosphore?

—Le Bosphore? … répondit Van Mitten, l'air hébété. Vous parlez du
Bosphore?

—Oui! … le Bosphore! reprit le seigneur Yanar. On dirait que vous ne comprenez pas!

—Si … si! … Je suis prêt, répondit Van Mitten en se relevant sous la main puissante de son beau-frère. Oui … le Bosphore! … Mais, auparavant, je désirerais … je voudrais….

—Vous voudriez? répéta Saraboul.

—Je serais heureux d'avoir un entretien … particulier … avec vous … belle Saraboul!

—Un entretien particulier?

—Soit! Je vous laisse alors, dit Yanar.

—Non … restez, mon frère, répondit Saraboul, qui dévisageait son fiancé, restez!… J'ai comme un pressentiment que votre présence ne sera pas inutile!

—Par Mahomet, comment va-t-il s'en tirer? murmura Kéraban à l'oreille de son neveu.

—Ce sera dur! dit Ahmet.

—Aussi, ne nous éloignons pas, afin de soutenir, au besoin, les opérations de Van Mitten!

—Pour sûr, il va être mis en pièces!» murmura Bruno.

Le seigneur Kéraban, Ahmet, Amasia et Nedjeb, Bruno et Nizib se dirigèrent vers la porte, afin de laisser la place libre aux combattants.

«Courage, Van Mitten! dit Kéraban, qui serra la main de son ami en passant près de lui. Je ne m'éloigne pas, je vais me tenir dans la pièce à côté et veillerai sur vous.

—Courage, mon maître, ajouta Bruno, ou garele Kurdistan!»

Un instant après, la noble Kurde, Van Mitten, le seigneur Yanar, étaient seuls dans le salon, et le Hollandais, se grattant le front de l'index, se disait dans un a parte mélancolique:

«Si je sais de quelle façon commencer!»

Saraboul alla franchement à lui:

«Qu'avez-vous à nous dire, seigneur Van Mitten? demanda-t-elle d'un ton suffisamment contenu pour permettre à une discussion de commencer sans trop d'éclat.

—Allons! Parlez! dit plus durement Yanar.

—Si nous nous asseyions? dit Van Mitten, qui sentait ses jambes se dérober sous lui.

—Ce que l'on peut dire assis, on peut le dire debout! répliqua
Saraboul. Nous vous écoutons!»

Van Mitten, faisant appel à tout son courage, débuta par cette phrase dont les mots semblent combinés tout exprès pour les gens embarrassés:

«Belle Saraboul, soyez certaine que … tout d'abord … et bien malgré moi … je regrette….

—Vous regrettez?… répondit l'impérieuse femme. Qu'est-ce que vous regrettez?… Serait-ce votre mariage? Il n'est, après tout, qu'une légitime réparation….

—Oh' réparation! … réparation! … se risqua à dire, mais à mi-voix, l'hésitant Van Mitten.

—Et moi aussi, je regrette … répliqua ironiquement Saraboul, oui certes!

—Ah! vous regrettez?….

—Je regrette que l'audacieux, qui s'est introduit dans ma chambre au caravansérail de Rissar, n'ait été ni le seigneur Ahmet!….»

Elle devait dire vrai, la veuve consolable, et ses regrets se comprendront de reste!

«Ni même le seigneur Kéraban! ajouta-t-elle. Au moins, c'eût été un homme que j'aurais épousé….

—Bien parlé, ma soeur! s'écria le seigneur Yanar.

—Au lieu d'un….

—Encore mieux parlé, ma soeur, quoique vous n'ayez pas cru devoir achever votre pensée!

—Permettez … dit Van Mitten, blessé d'une observation qui l'attaquait directement dans sa personne.

—Qui aurait jamais pu croire, ajouta Saraboul, que l'auteur de cet attentat eût été un Hollandais conservé dans la glace!

—Ah! à la fin, je m'insurge! s'écria Van Mitten, absolument froissé d'être assimilé à une conserve. Et, d'abord, madame Saraboul, il n'y a pas eu attentat!

—Vraiment? dit Yanar.

—Non, reprit Van Mitten, mais une erreur! Nous nous sommes, ou plutôt, sur un faux et peut-être perfide renseignement, je me suis trompé de chambre!

—En vérité! fit Saraboul.

—Un simple malentendu qu'il m'a fallu, sous peine de prison, réparer par un mariage … hâtif!

—Hâtif ou non! … répliqua Saraboul, vous n'en êtes pas moins marié … marié avec moi! Et, croyez-le bien, monsieur, ce qui a été commencé à Trébizonde, s'achèvera au Kurdistan!

—Oui! … Parlons-en du Kurdistan! … répondit Van Mitten, qui commençait à se monter.

—Et, comme je m'aperçois que la société de vos amis vous rend peu aimable à mon égard, aujourd'hui même nous quitterons Scutari, et nous partirons pour Mossoul, où je saurai bien vous infuser un peu de sang kurde dans les veines!

—Je proteste! s'écria Van Mitten.

—Encore un mot, et nous partons à l'instant!

—Vous partirez, madame Saraboul! répondit Van Mitten, dont la voix prit une inflexion légèrement ironique. Vous partirez, si cela vous convient, et personne ne songera à vous retenir! … Mais, moi, je ne partirai pas!

—Vous ne partirez pas? s'écria Saraboul, outrée de cette résistance inattendue d'un mouton en face de deux tigres.

—Non!

—Et vous avez la prétention de nous résister? demanda le seigneur
Yanar, en se croisant les bras.

—J'ai cette prétention!

—A moi … et à elle, une Kurde!

—Fut-elle dix fois plus Kurde encore!

—Savez-vous bien, monsieur le Hollandais, dit la noble Saraboul en marchant vers son fiancé, savez-vous bien quelle femme je suis … et quelle femme j'ai été! … Savez-vous bien qu'à quinze ans, j'étais déjà veuve!

—Oui … déjà! … répéta Yanar, et quand on a pris cette habitude de bonne heure….

—Soit, madame! répondit Van Mitten. Mais savez-vous, à votre tour, ce que je vous défie de devenir jamais, malgré l'habitude que vous en pouvez avoir?

—C'est?….

—C'est de devenir veuve de moi!

—Monsieur Van Mitten, s'écria Yanar en portant la main à son yatagan, il suffirait pour cela d'un coup…..

—C'est en quoi vous vous trompez, seigneur Yanar, et votre sabre ne ferait pas de madame Saraboul une veuve … par cette excellente raison que je n'ai jamais pu être son mari!

—Hein?

—Et que notre mariage même serait nul!

—Nul?

—Parce que, si madame Saraboul a le bonheur d'être veuve de ses premiers époux, je n'ai pas celui d'être veuf de ma première femme!

—Marié! … Il était marié! … s'écria la noble Kurde, mise hors d'elle-même par ce foudroyant aveu.

—Oui! … répondit Van Mitten, maintenant emballé dans la discussion, oui, marié! Et ce n'est que pour sauver mes amis, pour les empêcher d'être arrêtés au caravansérail de Rissar, que je me suis sacrifié!

—Sacrifié! … répliqua Saraboul, qui répéta ce mot en se laissant tomber sur un divan.

—Sachant bien que ce mariage ne serait pas valable, continua Van Mitten, puisque la première madame Van Mitten n'est pas plus morte que je ne suis veuf … et qu'elle m'attend en Hollande!»

La fausse épouse outragée s'était relevée, et, se retournant vers le seigneur Yanar:

«Vous l'entendez, mon frère! dit-elle.

—Je l'entends!

—Votre soeur vient d'être jouée!

—Outragée!

—Et ce traître est encore vivant?….

—Il n'a plus que quelques instants à vivre!

—Mais ils sont enragés! s'écria Van Mitten, véritablement inquiet de l'attitude menaçante du couple kurde.

—Je vous vengerai, ma soeur! s'écria le seigneur Yanar, qui, la main haute, marcha vers le Hollandais.

—Je me vengerai moi-môme!» Et, ce disant, la noble Saraboul se précipita sur Van Mitten, en poussant des cris de fureur qui furent heureusement entendus du dehors.

XV

OU L'ON VERRA LE SEIGNEUR KÉRABAN PLUS TÊTU ENCORE QU'IL NE L'A JAMAIS ÉTÉ.

La porte du salon s'ouvrit aussitôt. Le seigneur Kéraban, Ahmet,
Amasia, Nedjeb, Bruno, parurent sur le seuil.

Kéraban eut vite fait de dégager Van Mitten.

«Eh, madame! dit Ahmet, on n'étrangle pas ainsi les gens … pour un malentendu!

—Diable! murmura Bruno, il était temps d'arriver!

—Pauvre monsieur Van Mitten! dit Amasia, qui éprouvait un sentiment de sincère commisération pour son compagnon de voyage.

—Ce n'est décidément pas la femme qu'il lui faut!» ajouta Nedjeb en secouant la tête.

Cependant, Van Mitten reprenait peu à peu ses esprits.

«Cela a été dur? dit Kéraban.

—Un peu plus, j'y passais!» répondît Van Mitten. En ce moment, la noble Saraboul revint sur le seigneur Kéraban, et, le prenant directement à parti:

«Et c'est vous qui vous êtes prêté, dit-elle, à cette….

—Mystification, répondit Kéraban d'un ton aimable. C'est le mot propre … mystification!

—Je me vengerai! … Il y a des juges à Constantinople!….

—Belle Saraboul, répondit le seigneur Kéraban, n'accusez que vous-même! Vous vouliez bien, pour un prétendu attentat, nous faire arrêter et compromettre notre voyage! Eh! par Allah! on s'en tire comme on peut! Nous nous en sommes tirés par un prétendu mariage et nous avions droit à cette revanche, assurément!»

A cette réponse, Saraboul se laissa choir une seconde fois sur un divan, en proie à une de ces attaques de nerfs dont les femmes ont le secret, même au Kurdistan.

Nedjeb et Amasia s'empressèrent à la secourir.

«Je m'en vais! … Je m'en-vais! … criait-elle au plus fort de sa crise.

Bon voyage!» répondit Bruno.

Mais voici qu'à ce moment Nizib parut sur le seuil de la porte.

«Qu'y a-t-il? demanda Kéraban.

—C'est une dépêche qu'on vient d'apporter du comptoir de Galata, répondit Nizib.

—Pour qui? demanda Kéraban.

—Pour monsieur Van Mitten, mon maître. Elle vient d'arriver aujourd'hui même.

—Donnez!» dit Van Mitten.

Il prit la dépêche, l'ouvrit, et en regarda la signature.

«C'est de mon premier commis de Rotterdam!» dit-il.

Puis, lisant les premiers mots: «Madame Van Mitten … depuis cinq semaines … décédée….»

La dépêche froissée dans sa main, Van Mitten demeura anéanti, et, pourquoi le cacher? ses yeux s'étaient subitement remplis de larmes.

Mais, sur ces derniers mots, Saraboul venait de se redresser subitement, comme un diable à ressort.

«Cinq semaines! s'écria-t-elle, à la fois heureuse et ravie. Il a dit cinq semaines!

L'imprudent! murmura Ahmet, qu'avait-il besoin de crier cette date et en ce moment!

—Donc, reprit Saraboul triomphante, donc, il y a dix jours, quand je vous faisais l'honneur de me fiancer à vous….

—Mahomet l'étrangle! s'écria Kéraban, peut-être un peu plus haut qu'il ne voulait.

—Vous étiez veuf, seigneur mon époux! dit Saraboul avec l'accent du triomphe.

—Absolument veuf, seigneur mon beau-frère! ajouta Yanar.

—Et notre mariage est valable!»

A son tour, Van Mitten, écrasé par la logique de cet argument, s'était laissé tomber sur le divan.

«Le pauvre homme, dit Ahmet à son oncle, il n'a plus qu'à se jeter dans le Bosphore!

—Bon! répondit Kéraban, elle s'y jetterait après lui et serait capable de le sauver … par vengeance!»

La noble Saraboul avait saisi par le bras celui qui, cette fois, était bien sa propriété.

«Levez-vous! dit-elle.

—Oui, chère Saraboul, répondit Van Mitten en baissant la tête…. Me voici prêt!

—Et suivez-nous! ajouta Yanar.

—Oui, cher beau-frère! répondit Van Mitten, absolument mâté et démâté. Prêt à vous suivre … où vous voudrez!

—A Constantinople, où nous nous embarquerons sur le premier paquebot! répondit Saraboul.

—Pour?….

—Pour le Kurdistan! répondit Yanar.

—Le Kur? … Tu m'accompagneras, Bruno! … On y mange bien! … Ce sera, pour toi, une véritable compensation!»

Bruno ne put que faire un signe de tête affirmatif.

Et la noble Saraboul et le seigneur Yanar emmenèrent l'infortuné Hollandais, que ses amis voulurent en vain retenir, tandis que son fidèle domestique le suivait en murmurant:

«Lui avais-je assez prédit qu'il lui arriverait malheur!»

Les compagnons de Van Mitten et Kéraban lui-même étaient restés anéantis, muets, devant ce coup de foudre.

«Le voilà marié! dit Amasia.

—Par dévouement pour nous! répondit Àhmet.

—Et pour tout de bon cette fois! ajouta Nedjeb.

—Il n'aura plus qu'une ressource au Kurdistan, dit Kéraban le plus sérieusement du monde.

—Ce sera, mon oncle?

—Ce sera, pour qu'elles se neutralisent, d'en épouser une douzaine de pareilles!»

En ce moment, la porte s'ouvrit, et Sélim parut, la figure inquiète, la respiration haletante, comme s'il eût couru à perdre haleine.

«Mon père, qu'avez-vous? demanda Amasia.

—Qu'est-il arrivé? s'écria Ahmet.

—Eh bien, mes amis, il est impossible de célébrer le mariage d'Amasia et d'Ahmet….

—Vous dites?

—A Scutari, du moins! reprit Sélim.

—A Scutari?

—Il ne peut se faire qu'à Constantinople!

—A Constantinople? … répondit Kéraban, qui ne put s'empêcher de dresser l'oreille. Et pourquoi?

—Parce que le juge de Scutari refuse absolument de faire enregistrer le contrat!

—Il refuse? … dit Ahmet.

—Oui! … sous ce prétexte que le domicile de Kéraban, et, par conséquent, celui d'Ahmet, n'est point à Scutari, mais à Constantinople!

—A Constantinople? répéta Kéraban, dont les soucils commencèrent à se froncer.

—Or, reprit Sélim, c'est aujourd'hui le dernier jour assigné au mariage de ma fille pour qu'elle puisse entrer en possession de la fortune qui lui a été léguée! Il faut donc, sans perdre un instant, nous rendre chez le juge qui recevra le contrat à Constantinople!

—Partons! dit Ahmet en se dirigeant vers la porte.

—Partons! ajouta Amasia qui le suivait déjà.

—Seigneur Kéraban, est-ce que cela vous contrarierait de nous accompagner?» demanda la jeune fille.

Le seigneur Kéraban était immobile et silencieux.

«Eh bien, mon oncle? dit Ahmet en revenant.

—Vous ne venez pas? dit Sélim.

—Faut-il donc que j'emploie la force? ajouta Amasia, qui prit doucement le bras de Kéraban.

—J'ai fait préparer un caïque, dit Sélim, et nous n'avons qu'à traverser le Bosphore!

—Le Bosphore?» s'écria Kéraban.

Puis, d'un ton sec:

«Un instant! dit-il, Sélim, est-ce que cette taxe de dix paras par tête est toujours exigée de ceux qui traversent le Bosphore?

—Oui, sans doute, ami Kéraban, dit Sélim. Mais, maintenant que vous avez joué ce bon tour aux autorités ottomanes, d'être allé de Constantinople à Scutari sans payer, je pense que vous ne refuserez pas….

—Je refuserai! répondit nettement Kéraban.

—Alors on ne vous laissera pas passer! reprit Sélim

—Soit! … Je ne passerai pas!

—Et notre mariage … s'écria Ahmet, notre mariage qui doit être fait aujourd'hui même?

—Vous vous marierez sans moi!

—C'est impossible! Vous êtes mon tuteur, oncle Kéraban, et, vous le savez bien, votre présence est indispensable!

—Eh bien, Ahmet, attends que j'aie fait établir mon domicile à
Scutari … et tu te marieras à Scutari!»

Toutes ces réponses étaient envoyées d'un ton cassant, qui devait laisser peu d'espoir aux contradicteurs de l'entêté personnage.

«Ami Kéraban, reprit Sélim, c'est aujourd'hui le dernier jour … vous entendez bien, et toute la fortune qui doit revenir à ma fille, sera perdue, si….»

Kéraban fit un signe de tête négatif, lequel fut accompagné d'un geste plus négatif encore.

«Mon oncle, s'écria Ahmet, vous ne voudrez pas….

—Si l'on veut m'obliger à payer dix paras, répondit Keraban, jamais, non, jamais je ne passerai le Bosphore! Par Allah! plutôt refaire le tour de la mer Noire pour revenir à Constantinople!»

Et en vérité, le têtu eût été homme à recommencer!

«Mon oncle, reprit Ahmet, c'est mal ce que vous faites là! … Cet entêtement, en pareille circonstance, permettez-moi de vous le dire, ne peut s'expliquer d'un homme tel que vous! … Vous allez causer le malheur de ceux qui n'ont jamais eu pour vous que la plus vive amitié! … C'est mal!

—Ahmet, fais attention à tes paroles! répondit Keraban d'un ton sourd, qui indiquait une colère prête à éclater.

—Non, mon oncle, non! … Mon coeur déborde, et rien ne m'empêchera de parler! … C'est … c'est d'un mauvais homme!

—Cher Ahmet, dit alors Amasia, calmez-vous! Ne parlez pas ainsi de votre oncle! … Si cette fortune sur laquelle vous aviez le droit de compter vous échappe … renoncez à ce mariage!

—Que je renonce à vous, répondit Ahmet en pressant la jeune fille sur son coeur! Jamais! … Non! … Jamais! … Venez! … Quittons cette ville pour n'y plus revenir! Il nous restera bien encore de quoi pouvoir payer dix paras pour passer à Constantinople!»

Et Ahmet, dans un mouvement dont il n'était plus maître, entraîna la jeune fille vers la porte.

«Kéraban? … dit Sélim, qui voulut tenter, une dernière fois, de faire revenir son ami sur sa détermination.

—Laissez-moi, Sélim, laissez-moi!

—Hélas! partons, mon père!» dit Amasia, jetant sur Kéraban un regard humide de larmes qu'elle retenait à grand'peine.

Et elle allait se diriger avec Ahmet vers la porte du salon, quand celui-ci s'arrêta.

«Une dernière fois, mon oncle, dit-il, vous refusez de nous accompagner à Constantinople, chez le juge, où votre présence est indispensable pour notre mariage?

—Ce que je refuse, répondit Kéraban, dont le pied frappa le parquet à le défoncer, c'est de jamais me soumettre à payer cette taxe!

—Kéraban! dit Sélim.

—Non! par Allah! Non!

—Eh bien, adieu, mon oncle! dit Ahmet. Votre entêtement nous coûtera une fortune! … Vous aurez ruiné celle qui doit être votre nièce! … Soit! … Ce n'est pas la fortune que je regrette! … Mais vous aurez apporté un retard à notre bonheur! … Nous ne nous reverrons plus!»

Et le jeune homme, entraînant Amasia, suivi de Sélim, de Nedjeb, de Nizib, quitta le salon, puis la villa, et, quelques instants après, tous s'embarquaient dans un caïque pour revenir à Constantinople.

Le seigneur Kéraban, resté seul, allait et venait en proie à la plus extrême agitation.

«Non! par Allah! Non! par Mahomet! se disait-il. Ce serait indigne de moi! … Avoir fait le tour de la mer Noire pour ne pas payer cette taxe, et, au retour, tirer de ma poche ces dix paras! … Non! … Plutôt ne jamais remettre le pied à Constantinople! … Je vendrai ma maison de Galata! … Je cesserai les affaires! … Je donnerai toute ma fortune à Ahmet pour remplacer celle qu'Amasia aura perdue! … Il sera riche … et moi … je serai pauvre … mais non! je ne céderai pas! … Je ne céderai pas!»

Et, tout en parlant ainsi, le combat qui se livrait en lui se déchaînait avec plus de violence.

«Céder! … payer! … répétait-il. Moi … Kéraban!… Arriver devant le chef de police qui m'a défié … qui m'a vu partir … qui m'attend au retour … qui me narguerait à la face de tous en me réclamant cet odieux impôt!… Jamais!»

Il était visible que le seigneur Kéraban se débattait contre sa conscience, et qu'il sentait bien que les conséquences de cet entêtement, absurde au fond, retomberaient sur d'autres que lui!

«Oui! … reprit-il, mais Ahmet voudra-t-il accepter? … Il est parti désolé et furieux de mon entêtement! … Je le conçois! …Il est fier! … Il refusera tout de moi maintenant! … Voyons! … Je suis un honnête homme! … Vais-je par une stupide résolution empêcher le bonheur de ces enfants? … Ah! que Mahomet étrangle le Divan tout entier, et avec lui tous les Turcs du nouveau régime!»

Le seigneur Kéraban arpentait son salon d'un pas fébrile. Il repoussait du pied les fauteuils et les coussins. Il cherchait quelque objet fragile à briser pour soulager sa fureur, et bientôt deux potiches volèrent en éclats. Puis, il en revenait toujours là:

«Amasia … Ahmet … non! … Je ne puis pas être la cause de leur malheur … et cela, pour une question d'amour-propre! … Retarder ce mariage …, c'est l'empêcher, peut-être! … Mais … céder! … céder! … moi! … Ah! qu'Allah me vienne en aide!»

Et, sur cette dernière invocation, le soigneur Kéraban, emporté par une de ces colères qui ne peuvent plus se traduire ni par gestes ni par paroles, s'élança hors du salon.

XVI

OU IL EST DÉMONTRÉ UNE FOIS DE PLUS QU'IL N'Y A RIEN DE TEL QUE LE HASARD POUR ARRANGER LES CHOSES.

Si Scutari était en fête, si, sur les quais, depuis le port jusqu'au delà du Kiosque du sultan, il y avait foule, la foule n'était pas moins considérable de l'autre côté du détroit, à Constantinople, sur les quais de Galata, depuis le premier pont de bateaux jusqu'aux casernes de la place de Top'hané. Aussi bien les eaux douces d'Europe, qui forment le port de la Corne-d'Or, que les eaux amères du Bosphore, disparaissaient sous la flottille de caïques, d'embarcations pavoisées, de chaloupes à vapeur, chargées de Turcs, d'Albanais, de Grecs, d'Européens ou d'Asiatiques, qui faisaient un incessant va-et-vient entre les rives des deux continents. Très certainement, ce devait être un attrayant et peu ordinaire spectacle que celui qui pouvait attirer un tel concours de populaire.

Donc, lorsque Ahmet et Sélim, Amasia et Nedjeb, après avoir payé la nouvelle taxe, débarquèrent à l'échelle de Top'hané, se trouvèrent-ils transportés dans un brouhaha de plaisirs, auquel ils étaient peu d'humeur à prendre part.

Mais, puisque le spectacle, quel qu'il fût, avait eu le privilège d'attirer une telle foule, il était naturel que le seigneur Van Mitten,—il l'était bien, maintenant, et seigneur kurde, encore! sa fiancée, la noble Saraboul, et son beau-frère, le seigneur Yanar, suivis de l'obéissant Bruno, fussent au nombre des curieux.

Aussi, Ahmet, trouva-t-il sur le quai ses anciens compagnons de voyage. Était-ce Van Mitten qui promenait sa nouvelle famille, ou n'était-il pas plutôt promené par elle? Ce dernier cas paraît infiniment plus probable.

Quoi qu'il en fût, au moment où Ahmet les rencontra, Saraboul disait à son fiancé:

«Oui, seigneur Van Mitten, nous avons des fêtes encore plus belles au
Kurdistan!»

Et Van Mitten répondait d'un ton résigné:

«Je suis tout disposé à le croire, belle Saraboul.»

Ce qui lui valut de Yanar cette très sèche réponse:

«Et vous faites bien.»

Cependant, quelques cris,—on eût même dit des cris qui dénotaient une certaine impatience,—se faisaient entendre parfois dans cette foule; mais Ahmet et Amasia n'y prêtaient guère attention.

«Non, chère Amasia, disait Ahmet, je connaissais bien mon oncle, et cependant je ne l'aurais jamais cru capable de pousser l'entêtement jusqu'à une telle dureté de coeur!

—Alors, dit Nedjeb, tant qu'il faudra payer cet impôt, il ne reviendra jamais à Constantinople?

—Lui?… jamais! répondit Ahmet.

—Si je regrette cette fortune que le seigneur Kéraban va nous faire perdre, dit Amasia, ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, mon cher Ahmet, pour vous seul!

—Oublions tout cela … répondit Ahmet, et, pour le mieux oublier, pour rompre avec cet oncle intraitable, en qui j'avais vu un père jusqu'ici, nous quitterons Constantinople pour retourner à Odessa!

—Ah! ce Kéraban! s'écria Sélim qui était outré. Il serait digne du dernier supplice!

—Oui, répondit Nedjeb, comme, par exemple, d'être le mari de cette
Kurde! Pourquoi n'est-ce pas lui qui l'a épousée?»

Il va sans dire que Saraboul, tout entière au fiancé qu'elle venait de reconquérir, n'entendit pas cette désobligeante réflexion de Nedjeb, ni la réponse de Sélim, disant:

«Lui? … il aurait fini par la dompter … comme, à force d'entêtement, il dompterait des bêtes féroces!

—Peut-être bien! murmura mélancoliquement Bruno. Mais, en attendant, c'est mon pauvre maître qui est entré dans la cage!»

Cependant, Ahmet et ses compagnons ne prenaient qu'un fort médiocre intérêt à tout ce qui se passait sur les quais de Péra et de la Corne-d'Or. Dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient, cela les intéressait peu, et c'est à peine s'ils entendirent un Turc dire à un autre Turc:

«Un homme vraiment audacieux, ce Storchi! Oser traverser le Bosphore … d'une façon….

—Oui, répondit l'autre en riant, d'une façon que n'ont point prévue les collecteurs chargés de percevoir la nouvelle taxe des caïques!»

Mais, si Ahmet ne chercha même pas à se rendre compte de ce que se disaient ces deux Turcs, il lui fallut bien répondre, quand il s'entendit interpeller directement par ces mots:

«Eh! voilà le seigneur Ahmet!»

C'était le chef de police,—celui-là même dont le défi avait lancé le seigneur Kéraban dans ce voyage autour de la mer Noire,—qui lui adressait la parole.

«Ah! c'est vous, monsieur? répondit Ahmet.

—Oui … et tous nos compliments, en vérité! Je viens d'apprendre que le seigneur Kéraban a réussi à tenir sa promesse! Il vient d'arriver à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore!

—En effet! répliqua Ahmet d'un ton assez sec.

—C'est héroïque! Pour ne pas payer dix paras, il lui en aura coûté quelques milliers de livres!

—Comme vous dites!

—Eh! le voilà bien avancé, le seigneur Kéraban! répondit ironiquement le chef de police. La taxe existe toujours, et, pour peu qu'il persiste encore dans son entêtement, il sera forcé de reprendre le même chemin pour revenir à Constantinople!

—Si cela lui plait, il le fera! riposta Ahmet, qui, tout furieux qu'il fut contre son oncle, n'était pas d'humeur à écouter, sans y répondre, les moqueuses observations du chef de police.

—Bah! il finira par céder, reprit celui-ci, et il traversera le Bosphore! … Mais les préposés guettent les caïques et l'attendent au débarquement! … Et, à moins qu'il ne passe à la nage … ou en volant….

—Pourquoi pas, si cela lui convient?….» répliqua très sèchement
Ahmet.

En ce moment, un vif mouvement de curiosité agita la foule. Un murmure plus accentué se fit entendre. Tous les bras se tendirent vers le Bosphore, en convergeant vers Scutari. Toutes les têtes étaient en l'air.

«Le voilà! … Storchi! … Storchi!»

Des cris retentirent bientôt de toutes parts.

Ahmet et Amasia, Sélim et Nedjeb, Saraboul, Van Mitten et Yanar, Bruno et Nizib se trouvaient alors à l'angle que fait le quai de la Corne-d'Or, près de l'échelle de Top'hané, et ils purent voir quel émouvant spectacle était offert à la curiosité publique.

Du côté de Scutari, hors des eaux du Bosphore, environ à six cents pieds de la rive, s'élève une tour qui est improprement appelée Tour de Léandre. En effet, c'est l'Hellespont, c'est-à-dire le détroit actuel des Dardanelles, que ce célèbre nageur traversa entre Sestos et Abydos pour aller rejoindre Héro, la charmante prétresse de Vénus,—exploit qui fut renouvelé, il y a quelque soixante ans, par lord Byron, fier comme peut l'être un Anglais d'avoir franchi en une heure dix minutes les douze cents mètres qui séparent les deux rives.

Est-ce que ce haut fait allait être renouvelé, à travers le Bosphore, par quelque amateur, jaloux du héros mythologique et de l'auteur du Corsaire? Non.

Une longue corde était tendue entre les rives de Scutari et la tour de Léandre, dont le nom moderne est Keuz-Koulessi,—ce qui signifie Tour de la Vierge. De là, cette corde, après avoir repris un point d'appui solide, traversait tout le détroit sur une longueur de treize cents mètres, et venait se rattacher à un pylône de bois, dressé à l'angle du quai de Galata et de la place de Top'hané.

Or, c'était sur cette corde qu'un célèbre acrobate, le fameux Storchi,—un émule du non moins fameux Blondin,—allait tenter de franchir le Bosphore. Il est vrai que, si Blondin, en traversant ainsi le Niagara, eût absolument risqué sa vie dans une chute de près de cent cinquante pieds au milieu des irrésistibles rapides de la rivière, ici, dans ces eaux tranquilles, Storchi, en cas d'accident, devait en être quitte pour un plongeon dont il se retirerait sans grand mal.

Mais, de même que Blondin avait accompli sa traversée du Niagara en portant un très confiant ami sur ses épaules, de même Storchi allait suivre cette route aérienne avec un de ses confrères en gymnastique. Seulement, s'il ne le portait pas sur son dos, il allait le véhiculer dans une brouette, dont la roue, creusée en gorge à sa jante, devait mordre plus solidement tout le long de la corde tendue.

On en conviendra, c'était là un curieux spectacle: treize cents mètres au lieu des neuf cents pieds du Niagara! Chemin long et propice à plus d'une chute!

Cependant, Storchi avait paru sur la première partie de la corde, qui réunissait la rive asiatique à la Tour de la Vierge. Il poussait son compagnon devant lui, dans la brouette, et il arriva, sans accidents, au phare placé au sommet de Keuz-Koulessi.

De nombreux hurrahs saluèrent ce premier succès.

On vit alors le gymnaste redescendre adroitement la corde qui, si fortement qu'on l'eût tendue, se courbait en son milieu presque à toucher les eaux du Bosphore. Il brouettait toujours son confrère, s'avançant d'un pied sûr, et conservant son équilibre avec une imperturbable adresse. C'était vraiment superbe!

Lorsque Storchi eut atteint le milieu du trajet, les difficultés devinrent plus grandes, car il s'agissait alors de remonter la pente pour arriver au sommet du pylône. Mais les muscles de l'acrobate étaient vigoureux, ses bras et ses jambes fonctionnaient merveilleusement, et il poussait toujours la brouette, où se tenait son compagnon immobile, impassible, aussi exposé et aussi brave que lui, à coup sûr, et qui ne se permettait pas un seul mouvement de nature à compromettre la stabilité du véhicule.

Enfin, un concert d'admiration et un cri de soulagement éclatèrent!

Storchi était arrivé, sain et sauf, à la partie supérieure du pylône, et il en descendait, ainsi que son confrère, par une échelle qui aboutissait à l'angle du quai, où Ahmet et les siens se trouvaient placés.

L'audacieuse entreprise avait donc pleinement réussi, mais, on en conviendra, celui que Storchi venait de brouetter de la sorte avait bien droit à la moitié des bravos que l'Asie, en leur honneur, envoyait à l'Europe.

Mais, quel cri fut alors poussé par Ahmet! Devait-il, pouvait-il en croire ses yeux? Ce compagnon du célèbre acrobate, après avoir sérré la main de Storchi, s'était arrêté devant lui et le regardait en souriant.

«Kéraban, mon oncle Kéraban!….» s'écria Ahmet, pendant que les deux jeunes filles, Saraboul, Van Mitten, Yanar, Sélim, Bruno, tous se pressaient à ses côtés.

C'était le seigneur Kéraban en personne!

«Moi-même, mes amis, répondit-il avec l'accent du triomphe, moi-même qui ai trouvé ce bravo gymnaste prêt à partir, moi qui ai pris la place de son compagnon, moi qui ai passé le Bosphore! … non! … par-dessus le Bosphore, pour venir signer à ton contrat, neveu Ahmet!

—Ah! seigneur Kéraban! … mon oncle! s'écriait Amasia. Je savais bien que vous ne nous abandonneriez pas!

—C'est bien, cela! répétait Nedjeb en battant des mains.

—Quel homme! dit Van Mitten! On ne trouverait pas son pareil dans toute la Hollande!

—C'est mon avis! répondit assez sèchement Saraboul.

—Oui! j'ai passé, et sans payer, reprit Kéraban en s'adressant cette fois au chef de police, oui! sans payer … , si ce n'est deux mille piastres que m'a coûté ma place dans la brouette et les huit cent mille dépensées pendant le voyage!

—Tous mes compliments,» répondit le chef de police, qui n'avait pas autre chose à faire qu'à s'incliner devant un entêtement pareil.

Les cris d'acclamation retentirent alors de toutes parts en l'honneur du seigneur Kéraban, pendant que ce bienfaisant têtu embrassait de bon coeur sa fille Amasia et son fils Ahmet.

Mais il n'était point homme à perdre son temps,—même dans l'enivrement du triomphe.

«Et maintenant, allons chez le juge de Constantinople! dit-il.

—Oui, mon oncle, chez le juge, répondit Ahmet. Ah! vous êtes bien le meilleur des hommes!

—Et, quoi que vous en disiez, répliqua le seigneur Kéraban, pas entêté du tout … à moins qu'on ne me contrarie!»

Il est inutile d'insister sur ce qui se passa ensuite. Ce jour-même, dans l'après-midi, le juge recevait le contrat, puis, l'iman disait une prière à la mosquée, puis, on rentrait à la maison de Galata, et, avant que le minuit du 30 de ce mois fut sonné, Ahmet était marié, bien marié, à sa chère Amasia, à la richissime fille du banquier Sélim.

Le soir même, Van Mitten, anéanti, se préparait à partir pour le Kurdistan en compagnie du seigneur Yanar, son beau-frère, et de la noble Saraboul, dont une dernière cérémonie, en ce pays lointain, allait faire définitivement sa femme.

Au moment des adieux, en présence d'Ahmet, d'Amasia, de Nedjeb, de
Bruno, il ne put s'empêcher de dire avec un doux reproche à son ami:

«Quand je pense, Kéraban, que c'est pour n'avoir pas voulu vous contrarier que me voilà marié … marié une seconde fois!

—Mon pauvre Van Mitten, répondit le seigneur Kéraban, si ce mariage devient autre chose qu'un rêve, je ne me le pardonnerai jamais!

—Un rêve! … reprit Van Mitten! Est-ce que cela a l'air d'un rêve!
Ah! sans cette dépêche!….»

Et, en parlant ainsi, il tirait de sa poche la dépêche froissée, et il la parcourait machinalement.

—Oui! … Cette dépêche … Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décédée … à rejoindre….

—Décédée à rejoindre? … s'écria Kéraban. Qu'est-ce que cela signifie?» Puis, lui arrachant la dépêche des mains, il lisait:

«Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décidée à rejoindre son mari, est parté pour Constantinople.»

Décidée!… pas décédée!

—Il n'est pas veuf!»

Ces mots s'échappaient de toutes les bouches, pendant que Kéraban s'écriait, non sans raison cette fois:

«Encore une erreur de ce stupide télégraphe!… Il n'en fait jamais d'autres!

—Non! pas veuf! … pas veuf! … répétait Van Mitten, et trop heureux de revenir à ma première femme … par peur de la seconde!»

Quand le seigneur Yanar et la noble Saraboul apprirent ce qui s'était passé, il y eut une explosion terrible. Mais enfin il fallut bien se rendre. Van Mitten était marié, et, le jour même, il retrouvait sa première, son unique femme, qui lui apportait, en guise de réconciliation, un magnifique oignon de Valentia.

«Nous aurons mieux, ma soeur, dit Yanar pour consoler l'inconsolable veuve, mieux que….

—Que ce glacon de Hollande! … répondit la noble Saraboul, et ce ne sera pas difficile!»

Et ils repartirent tous deux pour le Kurdistan, mais il est probable qu'une généreuse indemnité de déplacement, offerte par le riche ami de Van Mitten contribua à leur rendre moins pénible leur retour en ce pays lointain.

Mais enfin, le seigneur Kéraban ne pouvait avoir toujours une corde tendue de Constantinople à Scutari pour passer le Bosphore. Renonça-t-il donc à le jamais traverser?

Non! Pendant quelque temps, il tint bon et ne bougea pas. Mais, un jour, il alla tout simplement offrir au gouvernement de lui racheter ce droit sur les caïques. L'offre fut acceptée. Cela lui coûta gros sans doute, mais il devint plus populaire encore, et les étrangers ne manquent jamais de rendre maintenant visite à Kéraban-le-Têtu, comme à l'une des plus étonnantes curiosités de la capitale de l'Empire Ottoman.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

TABLE DES MATIÈRES

* * * * *

DEUXIÈME PARTIE

I.—Dans lequel on retrouve le seigneur Kéraban, furieux d'avoir vojagé en chemin de fer.

II.—Dans lequel Van Mitten se décide à céder aux obsessions de Bruno et ce qui s'en suit.

III.—Dans lequel Bruno joue à son camarade Nizib un tour que le lecteur voudra bien lui pardonner.

IV.—Dans lequel tout se passe au milieu des éclats de la foudre et de la fulguration des éclairs.

V.—De quoi l'on cause et ce que l'on voit sur la route d'Atina à
Trébizonde.

VI.—Où il est question de nouveaux personnages que le seigneur
Kéraban va rencontrer au caravansérail de Rissar.

VII.—Dans lequel le juge de Trébizonde procède à son enquête d'une façon assez ingénieuse.

VIII.—Qui finit d'une manière très inattendue, surtout pour l'ami Van
Mitten.

IX.—Dans lequel Van Mitten, en se fiançant à la noble Saraboul, a l'honneur de devenir beau-frère du seigneur Yanar.

X.—Pendant lequel les héros de cette histoire ne perdent ni un jour ni une heure.

XI.—Dans lequel le seigneur Kéraban se ranga à l'avis du guide, un peu contre l'opinion de son neveu Ahmet.

XII.—Dans lequel il est rapporta quelques propos échangés entre la noble Saraboul et son nouveau fiancé.

XIII.—Dans lequel, après avoir tenu tête à son âne, le seigneur
Kéraban tient tête à son plus mortel ennemi XIV.—Dans lequel Van
Mitten essaie de faire comprendre la situation à la noble Saraboul.

XV.—Où l'on verra le seigneur Kéraban plus têtu encore qu'il ne l'a jamais été.

XVI.—Où il est démontré une fois de plus qu'il n'y a rien de tel que

End of Project Gutenberg's Kéraban-Le-Têtu, Volume II, by Jules Verne

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