L'abbé Sicard: célèbre instituteur des sourds-muets, successeur immédiat de l'abbé de l'Épée
L'abbé Sicard tombe presque en enfance. Des solliciteurs et des intrigants l'assiégent.—L'infortuné vieillard refuse de quitter son poste, déclarant qu'il est résolu à mourir directeur. Sa fin en 1822.—Détails sur ses obsèques. Un passage remarquable du discours prononcé par M. Bigot de Préameneu, président de l'Académie française, au cimetière du Père La Chaise.—Le directeur avait recommandé, en mourant, ses élèves à la sollicitude de l'abbé Gondelin, second instituteur de l'École des sourds-muets de Bordeaux.—Paulmier, élève du défunt, croit pouvoir disputer sa place au concours. Une réclamation de Pissin-Sicard paraît dans un journal.—Élèves parlants distingués de l'abbé Sicard: Pellier, Paulmier et Bébian.—Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets, par ce dernier.—Travail remarquable de M. de Gérando: De l'Éducation des sourds-muets de naissance, 2 vol.—Divers hommages à l'abbé Sicard.—Énumération de ses Œuvres.—Sa correspondance avec Mme Robert sur divers sujets.
Cependant l'âge affaiblissait sensiblement les hautes facultés de l'éminent directeur. Peu s'en fallait même qu'il ne tombât en enfance. Le nombre des solliciteurs, des intrigants et des flatteurs qui n'avaient que trop abusé de son caractère, allait croissant chaque jour. C'était à qui se rendrait maître de son esprit pour tâcher de lui arracher quelque concession. Qui pis est, toute sa fortune s'engloutissait dans cette espèce de curée, avec le fruit de trente années d'appointements (30,000 francs) que le pauvre Massieu, son élève chéri, avait déposé entre ses mains.
Auparavant, dans le plein exercice de ses facultés, il avait éprouvé les mêmes embarras. Ses soi-disants amis avaient eu la lâcheté de lui faire souscrire, en leur faveur, des billets de complaisance et il fut même poursuivi pour des dettes qu'il n'avait jamais contractées. Toutefois, il s'était imposé toute sorte de privations pour être en état de satisfaire ses créanciers si indignement abusés.
Il avait trop de simplicité et de naïvété dans le caractère pour soupçonner le moindre mal chez les autres; sa piété avait toujours été douce et tolérante.
Qui n'eût dit, au souvenir de ses actes et à la lecture de ses écrits, qu'il avait été taillé à l'antique? Il n'en était rien; la nature ne l'avait pas aussi bien partagé du côté des avantages physiques. Son corps était peu gracieux, et sa tête était habituellement penchée du côté gauche.
On avait cru remarquer en lui un faible pour le magnétisme, à telles enseignes qu'il fut sur le point d'être la dupe de la prétendue guérison d'un sourd-muet, nommé Grivel, par un sieur Fabre d'Olivet. La correspondance qui s'ensuivit entre le vénérable instituteur et la spirituelle Mme Robert en fait foi, comme on le verra à la fin de ce livre[19].
On obsédait l'infortuné vieillard pour obtenir sa démission des fonctions de directeur. Mais, contre toute attente, il déclara net qu'il était déterminé à mourir à son poste et qu'il ne céderait sa place à qui que ce fût. L'abbé Sicard écrivit même à ce sujet à Louis XVIII, qui reconnut sa volonté comme sacrée.
Notre célèbre instituteur ne se borna pas là, il fit insérer, le 15 mars 1821, la lettre suivante dans le Moniteur:
«Au rédacteur,
«Les parents de quelques-uns de mes élèves, ayant appris que je me proposais de me démettre de la direction de l'établissement des sourds-muets, et m'en ayant témoigné d'avance leurs regrets; je vous prie de les rassurer en insérant la présente lettre dans votre journal.
«Je n'ai jamais eu ni la pensée ni le désir qu'il me fût permis de donner ma démission. Je suis assez français pour que la mort seule puisse m'arracher à mon poste. D'ailleurs, le modèle que j'ai eu est trop beau, et j'ai fait, jusqu'à ce jour, trop d'efforts dans le but de marcher sur ses traces, pour ne pas l'imiter jusqu'au bout. L'immortel abbé de l'Épée n'abandonna ses enfants d'adoption qu'au moment marqué par la Providence.
«Je me suis toujours proposé d'agir de même; c'est pourquoi j'espère qu'on me le permettra, et que personne ne le trouvera mauvais.
«J'ai l'honneur d'être, etc.
«L'abbé SICARD.»
Enfin l'admirable instituteur, sentant sa fin venir, écrivit la lettre qui suit à l'abbé Gondelin, qui joignait aux fonctions de deuxième instituteur de l'école de Bordeaux, celle de supérieur des Missions étrangères:
«Mon cher confrère, près de mourir, je vous lègue mes chers enfants; je lègue leurs âmes à votre religion, leurs corps à vos soins, leurs facultés intellectuelles à vos lumières. Promettez-moi de remplir cette noble tâche, et je mourrai tranquille.»
Le 10 mai 1822, il terminait, en effet, à l'âge de quatre-vingts ans, une vie consacrée tout entière à la religion, à la bienfaisance, à l'étude des lettres et à la pratique de toutes les vertus.
Ses dépouilles mortelles furent transportées, le lendemain, à l'église Notre-Dame, où l'on célébra ses funérailles.
On remarquait, dans le cortége, une députation de l'Institut de France, quelques-uns de ses parents, et beaucoup de ses amis, sans compter une foule d'illustrations de tout genre. Le corbillard était escorté par un détachement de troupes de ligne, le défunt appartenant, on se le rappelle, à la Légion d'honneur. Deux membres du Chapitre et deux membres de l'Académie française (M. Bigot de Préameneu, président, et M. Raynouard, secrétaire perpétuel), tenaient les quatre coins du drap mortuaire. Tous les visages paraissaient préoccupés de l'objet du deuil, auquel ajoutait la présence des orphelins, dont les privations imposées par la nature avaient été réparées par un travail aussi ingénieux qu'infatigable.
Le corps ayant été porté au cimetière du Père-Lachaise, deux discours furent prononcés sur la tombe de l'abbé Sicard, l'un par le président de l'Académie française, l'autre, par M. Laffon de Ladébat, son ami particulier. Le passage suivant du premier discours parut exciter, au plus haut degré, l'émotion des personnes qui étaient venues rendre les derniers devoirs au respectable défunt.
«Notre douleur, y était-il dit, retentira dans l'Europe entière; on peut même à peine supposer qu'il existe une contrée dans laquelle la civilisation ait pénétré, où le spectacle des sourds-muets ne rappelle qu'il existait, en France, un docte ami de l'humanité qui savait redresser ces écarts de la nature, et dont la longue carrière n'a cessé de briller de cette gloire sans égale.»
Dans le courant de juillet de la même année, son fauteuil à l'Académie française fut occupé par M. Frayssinous, évêque d'Hermopolis, alors grand maître de l'Université, ministre des affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique. Le directeur de cette illustre compagnie, M. Bigot de Préameneu répondit au récipiendaire dans des termes prouvant qu'il était digne d'apprécier l'ami tendre et dévoué des sourds-muets, le défenseur éclairé de la religion et de la patrie.
La dernière volonté du mourant relative à son successeur allait être exécutée par le Gouvernement dès qu'elle parvint à sa connaissance. On se flattait, en voyant l'homme de son choix, que la maison ne le perdrait pas tout entier.
L'abbé Salvan, son sous-directeur, informé qu'il était question de la nomination de l'abbé Gondelin, se rendit avec un rare désintéressement au Conseil d'administration pour lui déclarer que personne ne méritait plus que le digne instituteur de Bordeaux, de remplir la place vacante.
Paulmier, élève de l'abbé Sicard, qui pratiquait sa méthode depuis vingt ans, et qui tenait à la conserver comme l'arche sainte pour le bien des pauvres enfants, avait eu, un instant, l'idée de se porter candidat, attendu, disait-il, que le concours était la seule voie légitime par laquelle l'abbé Sicard était parvenu à succéder à l'abbé de l'Épée. Mais il se désista de ses prétentions lorsqu'il eut une connaissance positive, quoique tardive peut-être, des dernières intentions du maître.
Sur ces entrefaites, une réclamation s'éleva, dans une feuille publique de l'époque, de la part d'un autre élève, Pissin-Sicard[20].
Voici cette demande qui était accompagnée de pièces justificatives.
«Au rédacteur du Drapeau blanc, journal de la politique, de la littérature et des théâtres,
«Monsieur,
«Une feuille du 13 courant (mai 1822) contient une lettre attribuée à mon illustre maître par M. Keppler, agent de l'Institution des sourds-muets de Paris.
«D'après cette lettre, l'abbé Sicard aurait voulu confier le dépôt sacré qu'il avait reçu de l'immortel abbé de l'Épée et de l'infortuné roi-martyr, à l'abbé Gondelin, deuxième instituteur à Bordeaux.
«Souffrez, Monsieur, que je prie, par la voie de votre journal, M. Keppler de vouloir bien concilier cette prétendue lettre avec la suivante, de M. le duc de Richelieu:
Paris, le 3 mai 1821.
«A M. l'abbé Sicard,
«Vous connaissez, Monsieur l'abbé, l'intérêt particulier que je porte à l'institution que vous dirigez et aux travaux qui ont placé votre nom parmi ceux des bienfaiteurs de l'humanité; ce sera donc avec empressement que j'entretiendrai M. le Ministre de l'intérieur du vœu que vous lui exprimez, de voir nommer directeur adjoint, M. Pissin-Sicard, votre élève, que vous désignez pour votre successeur.
«Je ne doute pas que M. le comte Siméon ne saisisse cette occasion de vous donner un nouveau témoignage de son estime; mais j'espère que, de longtemps encore, l'adjoint que vous demandez ne sera appelé à recueillir l'héritage que votre choix lui destine, et que les infortunés qui vous doivent tant, jouiront encore pendant bien des années de vos soins et de vos bienfaits.
«Recevez, je vous prie, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.
«Signé: le duc DE RICHELIEU.»
Après cette citation, M. l'abbé Pissin-Sicard continuait ainsi:
«Je demanderai à M. Keppler si, deux jours avant sa mort, l'abbé Sicard était capable, je ne dirai pas de composer, ni de copier, ni de comprendre la lettre qu'on lui attribue, mais même d'en entendre la simple lecture.
«Et pour fixer, à cet égard, l'opinion publique et celle de l'abbé Gondelin, que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais que je respecte infiniment, j'espère que vous ne me refuserez point la grâce d'insérer la lettre suivante que l'abbé Sicard m'écrivait de sa propre main le 13 décembre 1821. J'étais alors à l'Abbaye du Gard:
Paris, le 13 décembre 1821.
A Monsieur Pissin-Sicard.
«Vous serez étonné, sans doute, mon cher et bon ami, à la lecture de cette lettre, d'y trouver la rétractation de la première que vous avez reçue de moi, dans laquelle je vous communiquais la résolution bien positive d'aller vous joindre et de me réunir à vous dans le saint asile que vous avez choisi pour votre retraite. Je viens rétracter, cher ami, cette sainte résolution, et pour les motifs les plus forts, les plus puissants, usant, à votre égard, de toute l'autorité que me donne sur vous ma vive tendresse, vous commander de quitter la sainte retraite où vous êtes, pour vous rendre auprès de votre meilleur ami, que votre absence a amèrement affligé et qui ne saurait la supporter plus longtemps. Rien au monde ne peut m'en consoler, et vous seriez le plus ingrat de mes amis si vous étiez en état de vous y accoutumer vous-même. La solitude où vous m'avez laissé est une sorte de mort pour moi. Rendez-moi l'ami que vous m'avez enlevé. Car cette épreuve est trop forte pour ma faiblesse; je pense que lorsque Dieu nous a réunis, ce n'a pas été pour nous séparer un jour. Vous l'avez présumé, quand vous n'avez pas pensé devoir me communiquer votre fatal projet. Vous connaissez trop bien ma sensibilité pour croire, en y réfléchissant, que je souscrirais à un pareil sacrifice. Le temps m'a prouvé qu'il était au-dessus de mes forces. Il est également au-dessus de celles de vos élèves qui me demandent quand ils reverront leur bon ami. Revenez donc sans délai et ne tardez pas; revenez dans le sein de l'amitié; vous serez plus utile ici que dans votre retraite; laissez les bons religieux près desquels vous êtes allé vous reposer, et accourez vous joindre à votre bon ami qui ne peut désormais vivre sans vous.
«Vos frères vous désirent comme moi, accourez donc aussitôt que cette lettre vous aura été remise! Vous devez, mon cher, surmonter tous les obstacles qui s'opposeraient à ce retour. Songez que votre retraite est un péché contre le Saint-Esprit.......»
L'abbé Pissin-Sicard poursuit:
«Tant que j'ai dû ménager l'extrême sensibilité du pieux abbé Sicard, j'ai pu ensevelir au fond de mon cœur ma douleur et mon indignation; mais aujourd'hui......
«Je conjure M. Keppler de ne pas me mettre dans la nécessité de rompre un silence peut-être trop longtemps gardé.
«J'ose espérer de votre impartialité et de votre respect pour la mémoire d'un des plus illustres bienfaiteurs de l'humanité, que vous voudrez bien insérer la présente dans votre journal.
«J'ai l'honneur, etc.
«PISSIN-SICARD.»
Paris, le 14 mai 1822.
L'abbé Gondelin vint à Paris pour recueillir le pieux legs de l'abbé Sicard, mais il ne fit que paraître à la maison, et, en retournant auprès de ses élèves, il envoya sa démission, à la grande surprise de tous.
On donna pour raison qu'il avait espéré trouver des égaux et non des maîtres chez les membres du conseil d'administration. Ne fallait-il pas, en effet, qu'il eût trop d'élévation dans l'esprit et trop d'indépendance dans le caractère pour se laisser mener par ceux qu'il paraissait tenir à dominer sans autre intérêt que celui du bien général?
La direction fut forcément cédée à l'abbé Périer, fondateur et directeur de l'École des sourds-muets de Rodez, et vicaire-général de Cahors..
Parmi les élèves parlants que l'abbé Sicard forma, on distingue particulièrement le savant et modeste Pellier, appelé deux fois aux fonctions de professeur, la première, du vivant du respectable directeur, la seconde après sa mort et empêché, au regret de tous, d'achever les travaux qu'il préparait, PAULMIER[21], auteur du Sourd-muet civilisé (1820) et d'un autre ouvrage: Considérations sur l'instruction des sourds-muets, suivies d'un Aperçu du plan d'éducation de ces infortunés, présenté aux administrateurs de la maison (1844-1854), à Auguste Bébian[22] déjà cité plus d'une fois.
Ce dernier a éclipsé tous ses rivaux. Il n'avait pas seulement découvert dans le langage d'action le moyen infaillible de remplacer avec avantage les sens qui manquent à ces infortunés, à lui appartient encore la gloire d'avoir ramené à la simplicité, à l'unité une méthode, jusque-là livrée aux caprices et aux tâtonnements. De plus, il avait acquis l'estime de toute une famille dont il s'était déclaré l'ami même avant sa vocation.
Depuis que la maison s'était vue privée de son célèbre directeur l'abbé Sicard, l'enseignement avait été abandonné, sans garantie ni contrôle, à chaque professeur qui se bâtissait un système particulier à sa guise: le mal était trop grave pour ne pas déterminer le conseil d'administration à inviter l'un de ses membres, M. de Gérando, à lui présenter un rapport sur les diverses méthodes appliquées, jusqu'alors, à l'instruction de cette classe d'infortunés.
Il faut ajouter qu'une autre raison avait influé sur cette détermination: aucun ecclésiastique, depuis la démission si peu attendue de l'abbé Gondelin, n'ayant été trouvé capable de continuer l'œuvre des abbés de l'Épée et Sicard, le conseil en était venu à proposer des laïques au lieu d'abbés à qui une telle mission avait toujours été transmise, jusque-là, sans interruption, selon les vœux de l'ancienne administration.
Doué de cet esprit étendu et de ce coup d'œil sûr et judicieux qui constitue le principal mérite de ses travaux, de Gérando, quoique tout à fait en dehors de cette spécialité, n'hésita pas à accepter une tâche qui aurait été peut-être une pierre d'achoppement pour beaucoup d'autres.
Son exposé ayant paru répondre à l'attente des personnes qui en avaient pris connaissance aussi bien qu'à celle de ces collègues, un nouveau conseil de perfectionnement, composé d'érudits que recommandaient également leur savoir et leur zèle pour le bien fut adjoint au conseil d'administration afin de l'aider de ses lumières dans tout ce qui concernait le régime et la marche de l'instruction. Les deux conseils décidèrent l'auteur à mettre au jour en 1827 son ouvrage déjà cité: De l'éducation des sourds-muets de naissance.
Il est divisé en trois parties:
1º Recherches des principes sur lesquels doit reposer l'art d'instruire les sourds-muets.
2º Recherches historiques comparées sur cet art.
3º Considérations sur le mérite comparatif des divers systèmes proposés et sur les perfectionnements dont ils sont susceptibles.
Il y aurait trop de témérité de notre part, après des juges aussi compétents en pareille matière, d'entreprendre de donner ici l'analyse de cette œuvre hors ligne, à laquelle cependant on désirerait peut-être plus de concision, tout en faisant la part de l'éclectisme.
La théorie pouvait être belle, il ne manquait plus que de la mettre en pratique. Ce ne fut qu'en 1827 qu'apparut enfin le Manuel d'enseignement pratique des sourds-muets par Bébian, quoiqu'il eût été adopté par le conseil d'administration dans la séance du 14 juin 1823, comme étant tout d'application et formant l'abrégé du langage des sourds-muets, ayant, en outre, l'avantage d'être également utile aux pères de famille qui se chargeraient de l'instruction de leurs enfants affligés de cette double infirmité.
Cet excellent travail, accompagné de planches, forme deux volumes contenant l'un des modèles d'exercices, l'autre des explications. L'auteur a regretté de se voir réduit à une partie de l'étude de la langue, se rattachant à l'enseignement grammatical, au lieu d'offrir, comme il l'aurait voulu, un cours complet d'instruction à l'usage des familles et des instituteurs, mais un ouvrage aussi étendu aurait exigé des frais énormes.
On n'en doit pas moins féliciter Bébian d'avoir si bien réussi à simplifier la méthode et à la rendre assez facile pour qu'une mère puisse apprendre à lire à un enfant sourd-muet comme elle enseigne aux autres à parler, conformément au vœu émis par de Gérando dans un autre ouvrage: des Signes et de l'Art de penser, t. IV. page 485.
L'abbé Sicard à été l'objet de plus d'un hommage en vers, indépendamment du quatrain, reproduit plus haut de M. de Fontanes, qui se trouve au bas du portrait du célèbre instituteur, gravé par Gaucher, d'après le dessin de Jauffret. Nous mettons sous les yeux du lecteur trois autres hommages en vers, pris au hasard.
| Ce portrait représente un sage, |
| Dont le talent modeste et précieux |
| Sut donner au geste un langage |
| Et prêter une oreille aux yeux. |
| AUTEUR INCONNU. |
| Son art enfanta des merveilles; |
| Du sourd il ouvrit les oreilles; |
| Le muet se fit admirer. |
| O méchant! Cesse ton murmure. |
| Vois! tous les torts de la nature, |
| Un homme a su les réparer. |
| AIMÉ MARTIN. |
| SURDOS FECIT AUDIRE ET MUTOS LOQUI. |
| S. Luc. |
| Toi, dont le ciel aux malheureux prospère, |
| Pour les consoler a fait choix, |
| Explique-moi, cher abbé, ce mystère: |
| D'où vient, lorsqu'au muet ton talent rend la voix, |
| Je ne puis qu'écouter, admirer et me taire? |
| L'ABBÉ DOUMEAU. |
| (Mercure de France du 15 mai 1790). |
Parmi les artistes qui, de leur côté, lui ont payé leur tribut, nommons avec orgueil le sourd-muet Aubert, collaborateur, pendant de longues années, du célèbre Desnoyers, qui a gravé son portrait; le sourd-muet Peyson, élève d'Hersent et de Léon Cogniet, à qui M. de Montalivet, intendant général de la maison du roi Louis-Philippe, commanda, à notre prière, le portrait de ce bienfaiteur de l'humanité, qui figure honorablement au musée historique de Versailles.
Dans la suite, le même sourd-muet fit don de son grand et beau tableau, représentant les derniers moments de l'abbé de l'Épée à la chapelle de l'Institution de Paris où on le voit encore.
Ici nous ne pouvons passer sous silence le pélerinage que font, chaque année, les élèves de l'établissement au cimetière du Père la Chaise dans le but de déposer des couronnes d'immortelles sur son tombeau. Il a été réparé avec le produit d'une souscription organisée entre eux et des amis de l'humanité[23].
L'abbé Sicard a laissé une foule d'ouvrages dont voici l'énumération:
1º Mémoire sur l'art d'instruire les sourds-muets de naissance, Bordeaux, 1789, in-8º (extrait du recueil du Musée de Bordeaux).
2º Catéchisme ou instruction chrétienne à l'usage des sourds-muets, 1796, in-8º.
3º Manuel de l'enfance, contenant des éléments de lecture et des dialogues instructifs et moraux, dédié aux mères et à toutes les personnes chargées de l'éducation de la première enfance, 1796, in-12.
4º Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance pour servir à l'éducation des sourds-muets, et qui peut être utile à celle des enfants qui entendent et parlent, avec figures et tableaux, Paris, 1800, in-8º.
5º De l'homme et de ses facultés physiques et intellectuelles, de ses devoirs et de ses espérances, par D. Harlley, ouvrage traduit de l'anglais, avec des notes explicatives, 1802, 2 vol. in-8º.
6º Journée chrétienne d'un sourd-muet, 1805, in-12.
7º Éléments de grammaire générale, appliquée à la langue française, 2 vol. in-8º, 4e édition, 1814.
8º Théorie des signes, pour servir d'introduction à l'usage des langues, où le sens des mots, au lieu d'être défini, est mis en action. Paris, 2 vol. in-8º, seconde édition, 1823.
Parmi les ouvrages auxquels l'abbé Sicard a collaboré ou a prêté son nom, on mentionne:
1º Les Annales catholiques (1796, 1797, nos 21 à 42), rédigées par M. Jauffret, depuis évêque de Metz, et dans lesquelles l'abbé Sicard signait tantôt son nom, tantôt son anagramme Dracis, Annales catholiques, sur chacun des numéros desquelles il faisait imprimer les douze caractères de la Paligraphie, écriture inventée par M. de Maismieu.
2º L'Histoire de l'établissement du christianisme dans les Indes orientales, ouvrage dû à la plume de Serieys, au nom duquel l'abbé Sicard joignit ici le sien, comme dans tous les autres livres de cet écrivain, en reconnaissance d'un service que, selon M. Barbier (Dictionnaire des Anonymes) Serieys lui avait rendu pendant les orages de la révolution.
3º Deux Mémoires sur l'art d'instruire les sourds-muets, insérés dans le Magasin encyclopédique, et traduits en allemand, avec des notes par Adf. F. Petschke, dans le journal intitulé: Teutsche Monatscher, pris séparément, Leipsick, 1798, in-8º.
4º Le Dictionnaire généalogique; historique et critique de l'histoire sainte, par M. l'abbé ***, composé par Serieys, revu par l'abbé Sicard qui, peut-être, a porté la complaisance trop loin en prenant sur lui la responsabilité de cette œuvre qui n'est pas exempte d'erreurs, Paris, 1804, in-8º.
5º L'Epitome de l'histoire des Papes depuis saint Pierre jusqu'à nos jours, avec un Précis historique de la vie de N. S. P. le pape Pie VII, par Serieys, ouvrage élémentaire à l'usage des jeunes gens, revu par l'abbé Sicard, 1805, in-12.
6º Deux ouvrages de grammaire, publiés par M. Mourier, instituteur, ancien bibliothécaire du Prytanée français (aujourd'hui collége de Louis-le-Grand) sous le titre de: L'Alphabet méthodique et la grammaire française exacte et méthodique, 1815 et 1816, réimprimé en 1823.
7º La Vie de la Dauphine, mère de Louis XVIII (Paris, 1817, 1 vol. in-12), ouvrage de Serieys.
8º Une édition des Tropes de Dumarsais, dont il entreprit la publication.
9º Les Sermons inédits de Bourdaloue, imprimés sur un manuscrit authentique; Paris, 1823, in-8º.
10º Des Morceaux de grammaire générale, dans les séances des Écoles normales et la collection des Mémoires de l'Institut.
Nous ne croyons pas devoir passer sous silence un rapport de l'abbé Sicard, l'un des membres de la Commission, chargée de l'examen du Génie du Christianisme[24], lu à la séance de la langue et de la littérature françaises de l'Institut, le 23 janvier 1811.
Voici les titres de l'abbé Sicard:
Prêtre de la Congrégation des Prêtres de la Doctrine chrétienne;
Chanoine honoraire de Notre-Dame de Paris;
Directeur et instituteur en chef de l'École des Sourds-muets; administrateur de l'hospice des Quinze-Vingts et de l'Institution des Aveugles travailleurs;
Membre de l'Institut de France (Académie française); vice-président de la Société royale académique des sciences de Paris;
Membre des académies de Madrid, Luques, Livourne, Lyon, Troyes, Nancy, etc.
Chevalier de la Légion d'honneur après la première Restauration, en 1814, des ordres Saint-Wladimir de Russie, et de Wasa, en Suède, et de Saint-Michel de France.
NOTICES
SUR LES ÉLÈVES DE L'ABBÉ SICARD
MASSIEU ET CLERC.
CHAPITRE XVI.
MASSIEU.
Sa naissance et sa profession.—Son étrange plaidoyer pour un voleur.—Il raconte lui-même ses premières impressions et ses premiers chagrins.—Quel grand bruit ont fait ses définitions aux exercices publics de l'abbé Sicard!—Quelles étaient ses habitudes et ses goûts.—Un professorat à l'École des sourds-muets de Rodez lui est offert à la mort de son illustre maître.—Il est réclamé par un vieil ami de Lille, qui le décide à venir finir ses jours dans cette ville.—Exercices publics des élèves du nouveau professeur.—Un journal de la localité publie des fragments de ses Mémoires. Il avait composé une nomenclature.—Sa mort et ses obsèques.
Jean Massieu naquit en 1772 au village de Semens près de Cadillac, département de la Gironde, de parents pauvres, qu'une fatalité singulière semblait poursuivre; ils avaient à leur charge cinq autres enfants atteints de la même infirmité. Celui-ci passa ses premières années à garder les moutons, il les comptait sur ses doigts, et quand le nombre dépassait dix, il le marquait sur son bâton et recommençait à compter.
Souvent il témoignait à son père le désir d'aller, comme ses petits camarades, apprendre à lire et à écrire à l'école. Et le père, dans son désespoir, tâchait de lui faire comprendre par signes que sa position exceptionnelle le lui interdisait. Le pauvre enfant avait beau insister pour qu'on lui débouchât les oreilles comme on débouche une bouteille, s'imaginant que c'était un innocent moyen capable de lever un pareil obstacle. Voyant que rien ne lui réussissait, il dérobe un livre, et se rend de lui-même à l'école. Que pouvait le maître pour cet intrus qui ouvrait le volume dont il parcourait les pages en remuant les lèvres par imitation?
Ensuite il essaya de former les lettres au hasard et gémit de se voir frappé d'impuissance.
Une heureuse circonstance devait bientôt tarir la source des larmes de notre pauvre sourd-muet.
Un citoyen charitable de la contrée, M. de Puymaurin, touché de son sort, l'emmène à l'Institution des sourds-muets de Bordeaux, dont Mgr de Cicé, archevêque de ce diocèse, avait confié la direction à l'abbé Sicard.
Agé de treize ans, il est admis.
Là ses progrès ne tardent pas à justifier l'opinion que son bienfaiteur avait conçue de lui.
Aussitôt que la nouvelle de la mort de l'abbé de l'Épée, directeur de l'École de Paris, fut parvenue à Bordeaux, le directeur, transféré à Paris, s'y fit accompagner de son élève favori sur lequel il fondait déjà de grandes espérances. Dans cet établissement, il obtint chaque jour, grâce à lui, de nouveaux triomphes sur l'opinion publique. Il fut nommé premier répétiteur de l'École par Louis XVI, le 4 avril 1790, confirmé par l'Assemblée constituante, le 21 juillet 1791; par la Convention nationale, le 7 janvier 1795 avec un traitement de 1,200 fr. (ce qui était assez beau pour l'époque); et par le ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte, le 22 septembre 1800.
Ses succès le remplirent d'une si grande joie que, par ses gestes énergiques, il ne cessait d'exprimer à son entourage ce qui se passait au fond de son âme. Je pourrai, disait-il dans son langage, assurer enfin du pain à la vieillesse de ma mère.
Il n'oublia jamais, en effet, sa famille, à laquelle il faisait passer exactement une bonne partie de ses épargnes. «Donner à ses parents, c'est leur rendre ce qu'on en a reçu.» Ce fut sa seule réponse aux observations qui lui étaient faites.
Son étrange plaidoyer devant la justice à l'occasion d'un vol dont il avait été victime, fit grand bruit dans le monde. Le voici tel que le donne la traduction littéraire du compte rendu d'un journal anglais, précédé de réflexions du rédacteur:
«Parmi les événements intéressants qui caractérisent ce siècle, la dénonciation de Jean Massieu, âgé de dix-huit ans, sourd-muet de naissance, n'est pas un des moins extraordinaires.
«Ce jeune homme, élève de l'abbé Sicard, successeur de l'abbé de l'Épée, dans le laborieux travail de répandre l'instruction parmi les sourds-muets, a plaidé sa cause en plein tribunal contre un voleur dont il avait failli être la victime et cela sans avoir besoin de l'aide d'aucun défenseur; il a écrit lui-même ce qui s'était passé avec la noble franchise de l'innocence et l'ingénuité d'un sauvage, fortement pénétré de l'idée des droits sacrés de la nature, comme si la nature l'avait elle-même chargé d'en rappeler le souvenir, d'en demander le redressement et d'en poursuivre la punition.
«Nous transcrivons ici ce monument vraiment curieux et original des succès de l'esprit humain, privé des moyens ordinaires d'instruction.
Jean Massieu a dit au juge:
«Je suis sourd-muet de naissance, je regardais le soleil du Saint-Sacrement, dans une grande rue, avec tous les autres sourds-muets. Cet homme m'a aperçu; il a vu un petit portefeuille qui sortait de la poche droite de mon habit: il s'est approché doucement de moi, et m'a pris le portefeuille. Heureusement ma hanche m'avait averti; je m'étais tourné vivement vers lui et il avait eu peur. Il jeta le portefeuille sur la jambe d'un autre homme qui le ramassa et me le rendit. Je saisis mon voleur par sa veste; je le contins avec force: il devint pâle, blême, tremblant. Je fis signe à un soldat de me venir en aide; je lui montrai le portefeuille en tâchant de lui faire comprendre que cet homme me l'avait volé. Le soldat a appréhendé au corps le voleur et l'a amené ici où je l'ai suivi. Je vous demande justice.
«Je jure devant Dieu qu'il m'a dérobé mon portefeuille; lui n'osera pas jurer devant Dieu.
«Je vous prie néanmoins de ne pas ordonner qu'on lui coupe la tête, il n'a pas tué; exigez seulement qu'on le fasse ramer aux galères.»
Le voleur convaincu n'osa pas nier le fait, il fut condamné à trois mois de prison à Bicêtre.
Ici il nous semble intéressant, avant de suivre notre célèbre sourd-muet dans sa modeste existence, de compléter le tableau de ses premières impressions et de ses premiers chagrins, tracé par lui-même, en réponse à une demande qui lui avait été adressée sur ce sujet:
«Je suis né à Semens, canton de Saint-Macaire, département de la Gironde.
«Mon père est mort en janvier 1791; ma mère vit encore.
«Nous étions six sourds-muets dans notre famille, trois garçons et trois filles.
«Jusqu'à l'âge de treize ans et neuf mois, je suis resté dans mon pays sans recevoir aucune espèce d'instruction; j'étais dans les ténèbres.
«J'exprimais mes idées par des signes manuels ou des gestes, dont j'usais pour correspondre avec mes parents, avec mes frères ou sœurs, et qui étaient bien différents de ceux des sourds-muets instruits. Les étrangers ne me comprenaient pas, quand je leur exprimais ainsi mes idées, mais les voisins me comprenaient assez.
«Je voyais des bœufs, des chevaux, des ânes, des porcs, des chiens, des chats, des végétaux, des maisons, des champs, des vignes, et, après avoir considéré tous ces objets, je m'en souvenais bien.
«Avant mon éducation, lorsque j'étais enfant, je ne savais ni lire ni écrire, je désirais lire et écrire. Je voyais souvent de jeunes garçons et de jeunes filles qui allaient à l'école; je désirais les y suivre et j'en étais très-jaloux.
«Je demandais à mon père, les larmes aux yeux, la permission d'aller à l'école; je prenais un livre, je l'ouvrais de bas en haut pour marquer mon ignorance; je le mettais sous mon bras comme pour sortir, mais mon père me refusait la permission que je lui demandais, en me faisant signe que je ne pourrais jamais rien apprendre parce que j'étais sourd-muet.
Alors je criais très-fort. Je prenais encore ce volume pour le lire; mais je ne connaissais ni les lettres, ni les mots, ni les phrases, ni les périodes. Désespéré, je me mettais les doigts dans les oreilles, demandant avec impatience à mon père de me les déboucher.
«Il me répondait qu'il n'y avait pas de remède. Alors je me désolais. Un jour, je sortis de la maison paternelle, et j'allai à l'école sans en prévenir mon père: je me présentai au maître et lui demandai par gestes de m'apprendre à lire et à écrire, il me refusa durement et me chassa: ce qui me fit beaucoup pleurer, mais ne me rebuta pas. Je pensais souvent à lire et à écrire; j'avais alors douze ans; j'essayais tout seul de former, avec une plume, des signes d'écriture.
«Dans mon enfance, mon père me faisait faire, matin et soir, mes prières par gestes; je me mettais à genoux, je joignais les mains et je remuais les lèvres, imitant ceux qui parlent quand ils prient Dieu.
«Aujourd'hui je sais qu'il y a un Dieu, qui est le créateur du ciel et de la terre. Dans mon enfance, j'adorais le ciel, parce que ne voyant pas Dieu, je voyais le ciel.
«Je ne savais ni comment j'avais été fait, ni si je ne m'étais pas fait moi-même. Je grandissais; mais si je n'avais connu mon instituteur, l'abbé Sicard, mon esprit n'aurait pas grandi comme mon corps, car mon esprit était très-pauvre. En grandissant, j'aurais continué à croire que le ciel était Dieu.
«Alors les enfants de mon âge ne jouaient pas avec moi, ils me méprisaient; j'étais repoussé comme un chien.
«Je m'amusais tout seul à jouer au mail, au sabot, ou à courir juché sur des échasses.
«Je connaissais les nombres avant mon instruction; mes doigts me les avaient appris. Je ne connaissais pas les chiffres, je comptais sur mes doigts, et quand le nombre dépassait dix, je faisais des koches sur un morceau de bois.
«Dans mon enfance, mes parents me faisaient quelquefois garder un troupeau, et souvent ceux qui me rencontraient, touchés de ma situation, me donnaient quelque argent.
«Un jour, un monsieur (M. de Puymaurin), qui passait, me prit en affection, me fit venir chez lui et me donna à manger et à boire.
«Ensuite, étant parti pour Bordeaux, il parla de moi à l'abbé Sicard, qui consentit à se charger de mon éducation.
«Le monsieur en question écrivit à mon père, qui me montra sa lettre, mais je ne pus pas la lire.
«Mes parents et mes voisins me dirent ce qu'elle contenait; ils m'apprirent que j'irais à Bordeaux. Ils croyaient que c'était pour apprendre à être tonnelier. Mon père me dit que c'était pour apprendre à lire et à écrire.
«Je me dirigeai avec lui vers cette ville. Lorsque nous y arrivâmes, nous allâmes visiter l'abbé Sicard que je trouvai très-maigre.
«Je commençai à former des lettres avec les doigts. Au bout de quelques jours, je pus écrire un certain nombre de mots.
«Dans l'espace de trois mois, je sus écrire plusieurs mots; dans l'espace de six mois, je sus écrire quelques phrases. Dans l'espace d'un an, j'écrivis bien. Dans l'espace d'un an et quelques mois, j'écrivis mieux et je répondis bien aux questions que l'on me faisait.
«Il y avait trois ans et six mois que j'étais avec l'abbé Sicard, quand je partis avec lui pour Paris.
«Dans l'espace de quatre ans, je suis devenu comme les entendants-parlants.
«Cependant j'aurais fait de plus grands progrès, si un sourd-muet ne m'avait inspiré une grande crainte qui me rendait malheureux.
«Ce sourd-muet, qui a un ami médecin, me dit que ceux qui n'avaient jamais été malades depuis leur enfance ne pouvaient pas vivre vieux, et que ceux qui l'avaient été souvent pouvaient vivre très-vieux.
«Me souvenant alors de n'avoir jamais été bien malade depuis mon âge de raison, je crus longtemps que je ne pourrais vivre vieux, et que je n'aurais jamais ni trente-cinq, ni quarante, ni quarante-cinq, ni cinquante ans.
«Ceux de mes frères et sœurs qui n'avaient jamais été malades depuis leur naissance sont morts depuis qu'ils ont commencé à l'être.
«Mes autres frères et sœurs qui avaient été souvent malades se sont rétablis.
«Sans mon absence de toute maladie et la croyance où j'étais que je ne pourrais pas vivre vieux, j'aurais étudié davantage, et je serais devenu aussi savant qu'un véritable entendant-parlant.
«Si je n'avais pas connu ce sourd-muet, je n'aurais pas craint la mort, et j'aurais été toujours heureux.»
Mme V. C. lui demandait un jour, devant plusieurs personnes: «Mon cher Massieu, avant toute instruction, que croyais-tu que faisaient ceux qui se regardaient et remuaient les lèvres?
«Je croyais, répondit-il, qu'ils exprimaient des idées.
«D. Pourquoi croyais-tu cela?
«R. Parce que je m'étais souvenu qu'on avait parlé de moi à mon père et qu'il m'avait menacé de me punir.
«D. Tu croyais donc que le mouvement des lèvres était un moyen de communiquer les idées?
«R. Oui.
«D. Pourquoi ne remuais-tu pas alors les lèvres pour nous communiquer les tiennes?
«R. Parce que je n'avais pas assez regardé les lèvres des parlants, et qu'on m'avait dit que mes bruits étaient mauvais. Comme on m'assurait que mon mal était dans les oreilles, je prenais de l'eau-de-vie, j'en versais dans l'une et dans l'autre et je les bouchais avec du coton.
«D. Savais-tu ce que c'était qu'entendre?
«R. Oui.
«D. Comment l'avais-tu appris?
«R. Une parente entendante qui demeurait dans notre maison m'avait dit qu'elle voyait avec les oreilles une personne qu'elle ne voyait pas avec les yeux, lorsque cette personne venait visiter mon père.
«Les entendants voient la nuit avec les oreilles les personnes qui marchent près d'eux.
«Le marcher nocturne distingue les personnes et dit leur nom aux entendants.»
On voit, par le style de ces réponses, qu'il a fallu les copier et les conserver exactement pour les transmettre au public.
«A quoi pensiez-vous, lui demanda la même dame, pendant que votre père vous faisait rester à genoux?
—«Au ciel.
—«Dans quelle intention lui adressiez-vous une prière?
—«Pour le faire descendre de nuit sur la terre, afin que les herbes que j'avais plantées crussent, et pour que les malades fussent rendus à la santé.
—«Était-ce des idées, des mots, des sentiments dont vous composiez votre prière?
—«C'était le cœur qui la faisait, je ne connaissais encore ni les mots, ni leur valeur.
—«Qu'éprouviez-vous alors dans le cœur?
—«La joie, quand je voyais que les plantes et les fruits croissaient; la douleur, quand je voyais leur endommagement par la grêle, et que mes parents malades ne guérissaient pas.»
Son père lui avait montré une grande statue dans l'église de son village; elle représentait un vieillard à longue barbe, tenant un globe dans sa main, et il croyait que ce vieillard habitait au-dessus du soleil.
«Saviez-vous, lui demanda-t-on, qui a fait le bœuf, le cheval, etc.?
—«Non, et pourtant j'étais bien curieux de voir naître: souvent j'allais me cacher dans les fossés pour attendre que le ciel descendît sur la terre afin d'assister à la naissance des êtres; je voulais bien voir cela.
—«Quelle fut votre pensée lorsque M. Sicard vous fit tracer, pour la première fois, des mots avec des lettres?
—«Je pensais que les mots étaient les images des objets que je voyais autour de moi; je les apprenais de mémoire, avec une vive ardeur. Quand j'avais lu le mot Dieu, et que je l'avais écrit à la craie sur l'ardoise, je le regardais très-souvent, car je croyais que Dieu causait la mort et je la craignais beaucoup.
—«Quelle idée aviez-vous donc de la mort?
—«Je pensais que c'était la cessation du mouvement, de la sensation, de la manducation, de la tendreté de la peau et de la chair.
—«Pourquoi aviez-vous cette idée?
—«J'avais vu un mort.
—«Pensiez-vous que vous deviez toujours vivre?
—«Je croyais qu'il y avait une terre céleste et que le corps était éternel.»
On se rappelle combien de fois les définitions de Massieu ont électrisé l'assemblée qui se pressait autour de son illustre maître et comment, volant de bouche en bouche, elles ont fait le tour du monde.
Reconnaissance définie, entre autres, la mémoire du cœur.
Pourtant, cette définition donnée par Massieu n'est point, selon nous, parfaite, puisqu'on peut dire avec non moins de fondement de la haine qu'elle est également la mémoire du cœur. Ah! si le sourd-muet avait ajouté: d'un cœur honnête! à la bonne heure!
En dépit de la froide logique, cet élan de l'âme de Massieu n'en fut pas moins applaudi à outrance et il a même passé en proverbe.
On remarqua aussi sa définition de la difficulté: c'est une possibilité avec obstacle.
Interrogé en 1815 sur le meilleur gouvernement, il répondit sans hésiter: c'est le gouvernement paternel.
N'eût-on pas dit que, dans l'état des choses d'alors, la prudence était venue jusqu'à lui se mettre de moitié avec la confiance?
«Quelle différence, lui demanda-t-on un jour, faites-vous entre Dieu et la nature?
—«Dieu, répondit-il, est la tête invisible de l'univers, la main mystérieuse du monde, le moteur de la nature, le créateur du ciel et de la terre, le soleil de l'éternité, le premier être, l'être suprême, l'être par excellence, le seul grand, le seul puissant, le Très-Haut.
«Il a été le créateur de toutes choses.
«Les premiers êtres sont sortis de son sein. Il leur a dit: vous ferez les seconds; vous en produirez d'autres, mes volontés sont des lois; l'ensemble de mes lois, c'est la nature.»
Voici les réponses qu'il fit aux trois questions suivantes:
«Qu'est-ce que Dieu et l'éternité?
«Dieu est l'être nécessaire, l'horloger de la nature, le machiniste de l'univers et l'âme du monde.
«L'éternité est un jour sans hier ni lendemain.»
Quelques personnes, ayant voulu l'embarrasser, lui demandèrent ce que c'est que l'ouïe.
«C'est, répondit-il immédiatement, la vue auriculaire.
—«Quelle distinction faites-vous entre un conquérant et un héros? lui demanda une dame d'esprit.
—«Les armes, les soldats font le conquérant: le courage du cœur fait le héros. Jules César était le héros des Romains; Napoléon est le héros de l'Europe.»
Qui ne devait être frappé du contraste que formaient ces définitions si profondes, si élevées de notre sourd-muet avec son style épistolaire et sa conversation familière? Ce qui ressort de l'un et de l'autre, c'est que Massieu resta toujours enfant[25] dans sa manière de voir. D'où plus d'une personne a conclu, à tort, du particulier au général, qu'un individu atteint de la même infirmité ne peut jamais atteindre à la supériorité de tel ou tel parlant instruit.
Peut-être était-ce la faute du maître qui, jaloux, avant tout, dans son intérêt, de faire briller son élève, avait cru devoir négliger de porter toute son attention sur un point aussi important. Ne dépendait-il pas, en effet, de lui d'abaisser de plus en plus la barrière qui s'élève, sous ce rapport, entre le sourd-muet et celui qui est doué de la plénitude des sens?
Ne croirait-on pas que Massieu dut avoir quelque sentiment de sa faiblesse relative pour emprunter la plume d'un de ses premiers élèves, bien jeune alors, mais plus heureusement formé, depuis, par un autre? Il avait à recommander à la bienveillance du Préfet du département du Nord, non-seulement une jeune sourde-muette qu'il désirait faire admettre à l'Institution des sourds-muets d'Arras, mais encore une pauvre enfant qu'il avait eu l'occasion de présenter à ce fonctionnaire[26].
A l'époque où, encore sur les bancs de l'école, nous demandions à Massieu s'il nous serait possible d'essayer de lire Voltaire, il nous répondit en branlant la tête: Cet écrivain est trop difficile pour qu'un sourd-muet, quelle que soit d'ailleurs sa capacité, puisse se flatter de réussir jamais à le comprendre. Un tel arrêt nous effraya tellement que nous renonçâmes, dès lors, à la poursuite de ce qu'il croyait devoir appeler une chimère, et c'eût été pour toute notre vie peut-être, si heureusement un professeur plus capable n'était venu nous désabuser là dessus. Ah! nous n'en finirions point, si nous avions à exposer ici les opinions plus ou moins bizarres dont nos pauvres têtes étaient coiffées sur d'autres points!
Si Bébian, dans son examen critique de la nouvelle organisation de l'enseignement dans l'Institution des sourds-muets de Paris, n'a pu s'empêcher de s'écrier que le célèbre sourd-muet M....., ce grand improvisateur de réponses aux exercices publics de l'abbé Sicard, ne comprenait pas l'Ami des enfants de Berquin; ça été pour montrer par cet exemple, entre autres, que rien n'est indispensable à quiconque veut se charger de l'éducation d'un enfant sourd-muet, comme de savoir tirer avantage de la richesse, de l'énergie, de l'élégance, de la flexibilité du langage mimique, et que, grâce à ce puissant instrument, soutenu de l'étude philosophique de la langue, on peut expliquer et traduire aux sourds-muets un prosateur ou un poëte, quel qu'il soit. Il va sans dire que la lecture et la conversation écrite suffisent, jusqu'à un certain point, pour balancer les désavantages de leur position, vis-à-vis des enfants ordinaires. C'est donc outrager le langage des gestes que de prétendre relever cette infériorité apparente pour lui en faire porter la peine.
Dans le cours de mon long professorat, j'ai eu l'occasion de me convaincre de plus en plus de la grande influence que l'emploi mieux entendu de la mimique est capable d'exercer sur le développement tant intellectuel que moral de nos jeunes élèves. N'est-ce pas, d'ailleurs, un argument péremptoire contre l'absurde prétention de lui substituer la prononciation artificielle, si ce n'est pour restreindre cette dernière comme un complément secondaire à ceux de ces rares infortunés qui y montrent certaines dispositions?
Il ne suffit pas que le maître soit instruit, il faut surtout qu'il sache si bien manier le langage particulier de l'élève, que celui-ci puisse saisir, à première vue, toutes les nuances de la pensée et toutes les délicatesses du sentiment.
A ce propos, qu'il nous soit permis de citer ici le passage suivant du discours de réception prononcé à l'Académie française par Mgr l'évêque d'Hermopolis, le jour où il fut reçu à la place laissée vacante par la mort de l'abbé Sicard (le 18 novembre 1822):
«Avant l'abbé de l'Épée, on n'ignorait pas que l'homme, par des signes divers, plutôt inspirés par un instinct naturel que découverts par la réflexion, peut exprimer ses sentiments et ses pensées. La physionomie étant, en particulier, le miroir de l'âme, qui de nous n'a pas senti quelquefois le pouvoir d'un geste, d'un regard, de quelques larmes, d'une inflexion de voix, d'une posture suppliante? N'est-ce pas de tout cela que se compose dans l'orateur cette éloquence du corps, que les anciens mettaient, avec raison, au-dessus de celle des paroles? L'histoire a conservé le nom d'un célèbre Romain qui, par sa pantomime d'une vérité frappante, rendait fidèlement tout ce qu'il y avait de plus noble, de plus délicat, de plus varié, de plus nombreux dans les périodes de Cicéron.»
Ah! que n'eût pas dit encore cet illustre prélat, s'il avait été plus à portée de découvrir les profondeurs d'un art qui peut être une énigme pour la plupart, et dont les prérogatives ne le cèdent pas toutefois à celles de la parole. Ces deux dons également merveilleux ne sauraient s'expliquer qu'en les faisant descendre immédiatement du ciel.
On remarquait, du reste, autant de simplicité et d'originalité dans les habitudes de Massieu que dans ses expressions. A considérer son extérieur, on eût dit un étranger au monde civilisé, quoiqu'à la vérité, il eût fréquenté les sociétés les plus choisies et approché les plus hauts personnages, jusqu'à des souverains. L'abandon et la naïveté du jeune âge semblaient identifiés à sa personne. Il ne savait rien cacher à ses jeunes camarades. Il allait jusqu'à leur faire part de ses anxiétés; il les consultait non-seulement sur ses goûts, mais sur ses affaires les plus sérieuses.
Il avait une passion si enfantine pour les montres, les cachets, les clefs dorées, qu'on le voyait porter sur lui jusqu'à quatre de ces petites horloges. Il les regardait à tout moment, et les faisait admirer aux personnes qu'il rencontrait.
Quant aux livres, il en achetait dans tous les quartiers; il en emportait dans ses poches, sous son bras, entre ses mains, et après les avoir montrés à tout le monde, il allait les troquer pour d'autres. Il essuyait sans sourciller les brocards que l'on se permettait contre lui. Ce n'est pas néanmoins qu'il abdiquât une certaine brusquerie, quand il se voyait piqué au vif.
Au reste, il compensait ces légers défauts par mille qualités estimables. Il était fidèle à l'amitié; il ne se souvenait que des services qu'on lui avait rendus; sa reconnaissance pour l'abbé Sicard ne se démentit jamais. «Lui et moi, disait-il, nous sommes deux barres de fer forgées ensemble.»
Il se montra calme et résigné en apprenant que son cher maître, sur le point de mourir, ne laissait pas de quoi lui rendre, à lui Massieu, le fruit de trente années de traitement comme fonctionnaire, ainsi que nous l'avons dit.
Plus d'un an s'était écoulé depuis la perte du respectable directeur, que son élève de prédilection fut forcé de quitter son poste pour aller recevoir l'hospitalité généreuse que lui offrait à Rodez l'abbé Perier. Ce fut, sans doute, sur les instances de ce dernier que Massieu consentit à unir son sort à celui d'une parlante de cette ville, dont il eut deux enfants doués de tous leurs sens.
A la mort de l'abbé Perier qui, appelé à Paris par le gouvernement, l'avait laissé à la tête de son école, il fut réclamé en 1831, malgré le désir que le Conseil municipal du chef-lieu de l'Aveyron avait eu de le conserver, par un riche libraire de Lille, M. Vanackère qui, pendant son séjour dans cette ville, lui avait témoigné sans cesse une affection particulière. Massieu s'y était rendu vers 1820 pour développer en public l'art d'instruire ses compagnons d'infortune et avait emporté, en revenant à Paris, un si doux souvenir de l'accueil sympathique qu'il y avait reçu, qu'il fixa son choix sur cette ville.
On pensait à lui confier la direction d'une école de sourds-muets, fondée en 1835 au moyen des libéralités des âmes charitables. Comptant à peine une dizaine d'élèves, elle ne tarda pas à recevoir tous ceux qui étaient épars dans les villes et les campagnes du département. Leur nombre qui s'élevait, dès 1839, à quarante, s'accroissant toujours depuis, força l'Administration d'adjoindre à leur asile une maison voisine.
Une institutrice parlante secondait le directeur dans l'enseignement des jeunes filles qui recevaient, en outre, des leçons d'ouvrages à l'aiguille, et étaient initiées à tous les devoirs de l'économie domestique.
Plusieurs ateliers furent créés en faveur des garçons qui pouvaient se livrer à diverses professions, suivant leur aptitude et le choix de leurs parents.
L'Institution était placée sous l'inspection et la surveillance d'une commission nommée par le Préfet et présidée par le maire de la ville.
M. Vanackère père, l'un des membres de la commission, fut pour le directeur un guide, un appui, un conseil, tant que l'administration matérielle de la maison lui fut confiée.
Cet établissement est une conquête qui fait honneur au département du Nord et à son chef-lieu, connu, entre toutes les villes de France, pour une de celles où la charité s'exerce avec le plus de ferveur et d'intelligence.
Massieu jouissait, en outre, d'une modique pension sur l'État et de quelques subsides du département.
Deux fois un habile orateur voulut bien prêter aux exercices publics de l'Institution l'appui de son éloquence, en traçant à l'auditoire le tableau de la situation de ces êtres si intéressants par cela même que la nature les a maltraités; il lui montra les abbés de l'Épée et Sicard renversant, d'une main hardie, mais sûre, cette barrière élevée, depuis tant de siècles, par un préjugé humiliant entre ces malheureux et le reste de la société, les rétablissant dans leur dignité de citoyens et de chrétiens, admirablement servis eux-mêmes par la science philosophique et l'amour de l'humanité......
On aurait voulu entendre un nouveau discours de ce brillant orateur sur un sujet qu'il possédait si bien et qu'il traitait sans l'épuiser.... C'était M. le docteur Leglay, archiviste général du département, qui faisait partie de la commission de surveillance de l'établissement.
Pour mettre nos lecteurs à même de juger s'il a été, dans cette circonstance, le digne interprète de ses collègues, nous sommes heureux d'extraire les passages les plus remarquables de l'allocution du docteur à la foule choisie qui se pressait, dans le mois de septembre 1836, autour de ces infortunés, sur la tête desquels allaient descendre les couronnes décernées au travail et à la bonne conduite:
«Le malheur est toujours une chose sacrée, comme disaient les anciens, mais c'est surtout le malheur, uni à l'innocence, qui est digne d'un religieux respect. Une jeune fille disgraciée de la nature, un faible enfant que la douleur fait crier avant qu'il sache ce que c'est que la douleur, un pauvre insensé qu'on outrage dans la rue, et qui s'enfuit en pleurant ou en riant, voilà des êtres devant lesquels je voudrais m'incliner; ils me semblent marqués au front d'un caractère divin, je suis porté à croire que Dieu, leur père et le nôtre, les a envoyés gémir et souffrir parmi nous pour éprouver ou plutôt pour nourrir cette pitié sainte qui siége dans le sanctuaire le plus intime du cœur.»
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«Vous tous qui savourez à chaque instant l'ineffable jouissance de l'ouïe et de la parole; vous qui tressaillez de joie au chant d'un oiseau, au murmure du vent, au bruit de la cascade lointaine, et surtout aux accents toujours mélodieux d'une voix chérie; vous qui trouvez tant de bonheur à répandre vos pensées, vos émotions dans le sein de l'amitié, ou qui vous faites écouter d'un auditoire attentif et bienveillant, que dites-vous de ces enfants qui ne parlent ni n'entendent? Fils et frères déshérités, ils errent, ils traînent leur figure d'homme!.... Stupides étrangers[27] au milieu de leur propre famille, inquiets de ce qui se passe, de ce qui se dit; tristes et impatients de leur ilotisme, ils finissent par aller se jeter sur le sein de leur mère comme pour l'interroger. Elle les serre dans ses bras et elle pleure! Pauvre mère qui, comme Rachel, ne veut pas être consolée, mais qui envie peut-être le malheur de Rachel! Et en effet, Messieurs, c'est là une calamité pour laquelle les yeux n'ont pas assez de larmes, ni le cœur assez de tristesse.
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«Nous avons vu toutes ces jeunes âmes, naguère captives et enveloppées d'un ténébreux linceul, s'agiter sous les regards du maître afin de sortir de prison, faisant des efforts pour écarter et déchirer ce linceul, pour rompre la coquille et éclore enfin à la clarté du jour. Ce travail d'un second enfantement nous rappelait la doctrine des Indiens qui voient, dans le corps d'un animal, ou même dans le tronc d'un arbre et la tige d'une plante, des âmes exilées, reléguées, se heurtant contre les parois de leur prison vivante pour se frayer une issue et rentrer enfin dans le monde des esprits. C'est un beau spectacle, Messieurs, que d'assister à cette renaissance morale et intellectuelle, c'est un spectacle qui ferait couler des larmes délicieuses sur les joues de toutes les mères.
«Messieurs, ces pauvres enfants, maintenant enrichis d'idées et d'expressions, savent tous que leurs bienfaiteurs, leurs protecteurs, leurs amis sont dans cette enceinte; leurs âmes énergiques et tendres comprennent le bienfait et éprouvent la reconnaissance; ils ont la mémoire du cœur; mais que peuvent-ils faire pour vous le dire? Leur instituteur lui-même, cet homme dont le mutisme est si éloquent, ne saurait prendre la parole. Hélas! il ignore même en ce moment que je vous parle de lui: il m'écoute sans m'entendre; mais lui et ses enfants comptent sur moi; ils croient, ils supposent que j'ai la voix assez forte pour porter jusque dans vos âmes le tribut de leur amour reconnaissant. Ils me prêtent, sans doute, de belles et touchantes paroles.»
Deux ans plus tard, un journal de la localité (le Nord) publiait des fragments des mémoires de notre sourd-muet, nouvel et curieux échantillon de sa naïveté.
Pour ne pas tomber dans des redites, peut-être ennuyeuses, nous avons supprimé les détails donnés par Massieu sur l'arrestation de son respectable maître et sur les moindres circonstances qui l'ont suivie et accompagnée, et nous nous sommes borné à extraire de cet écrit ce qui suit, comme paraissant de nature à exciter l'attention:
«Le vendredi 23 novembre, le citoyen Alhoy, instituteur-adjoint des sourds-muets à la place de l'abbé Laborde, victime du 2 septembre 1792, nous conduisit à la Convention nationale; nous ne pûmes entrer dans la salle. Le jour suivant, nous fûmes admis dans l'Assemblée. Elle avait changé de président. Le citoyen Romme qui n'aimait pas Sicard ne voulut pas nous recevoir.
«Le dimanche 25, il vint à l'Institution un commissaire de la Convention avec un prêtre assermenté. Le commissaire écrivit: Vous importunez la Convention nationale; Sicard n'est pas patriote. Vous le réclamez en vain. Je lui écrivis: Nous n'irons plus à la Convention. Le commissaire portait un bonnet rouge.
«Vers la fin de novembre, un soir, la citoyenne Chevret, amie fidèle de l'abbé Sicard, vint me faire de vifs reproches. Je pleurai beaucoup. Elle m'écrivit: Hélas! vous êtes ingrat. Je passai une mauvaise nuit. J'étais fort triste.
«Le lundi 2 décembre au matin, la citoyenne Chevret revint à l'Institution; elle nous présenta la pétition qu'elle avait faite au Comité de salut public; elle me pria de la signer. J'y consentis avec la plus vive satisfaction, et lui serrai fortement la main.
«Le mercredi 4, je retrouvai avec bien de la joie toutes les fenêtres de l'abbé Sicard ouvertes, et la porte descellée. Pendant le souper, l'abbé Sicard parut. Nous quittâmes nos places, et courûmes l'embrasser en versant des larmes.
«Au mois de juin, le perruquier de l'abbé Sicard m'annonça que j'étais dénoncé à la police, que j'allais être arrêté, que j'étais soupçonné d'être ennemi de la République et attaché au jeune roi Louis XVII, que je ne faisais que visiter de mauvais républicains, etc., etc.
«Le mercredi 7 janvier 1795, nous allâmes nous présenter à la Convention nationale pour lui demander du pain. Nous obtînmes d'entrer dans la salle. Je fus nommé, par décret, répétiteur des Sourds-Muets de Paris. La Convention m'accorda une pension de 1,200 livres.
«Au mois de septembre 1797, je fis une pétition pour réclamer Sicard, proscrit, au Conseil des Cinq-Cents, au Conseil des Anciens et au Directoire exécutif. Ils la rejetèrent.
«Au mois de décembre, nous allâmes chez le général Bonaparte, qui demeurait rue de la Victoire; mais nous ne pûmes entrer. Nous attendîmes longtemps qu'on ouvrît la porte. On nous offrit du feu. La citoyenne Dufour, brave dame, avait fait elle-même une pétition au général en faveur de Sicard. Je tenais la mienne à la main. Nous allâmes réclamer Sicard au général. On ne voulait pas nous laisser entrer chez lui. Le général, trois jours après, envoya quelqu'un à l'Institution; je lui remis ma pétition.
«Au mois de novembre 1799, le citoyen Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'invita à manger la soupe chez lui, où je vis Sicard arriver. Je l'embrassai fort. Il me fit signe qu'il redevenait libre depuis la suppression du Directoire exécutif.
«J'y vis le citoyen Joseph Bonaparte; je lui écrivis sur un chiffon de papier ce qui suit:
«Citoyen législateur,
«Je suis bien aise de faire votre connaissance. J'ai grande envie de voir de près votre illustre frère. Ayez la bonté de le prier de rendre le malheureux Sicard proscrit à moi et à mes compagnons d'infortune. Je l'ai déjà dit, Sicard et moi, nous sommes unis comme deux barres de fer forgées ensemble; je ne le quitterai jamais.»
«J'embrassai Joseph Bonaparte et Sicard à la fois. Je leur serrai la main.
«Au mois de janvier 1800, le citoyen Lucien Bonaparte, ministre de l'intérieur, réintégra l'abbé Sicard à l'Institution nationale des sourds-muets.
«Au mois de décembre 1801, à l'occasion de la machine infernale, nous allâmes avec notre tableau noir au palais des Tuileries, pour féliciter le premier Consul.
«J'écrivis au premier Consul ce qui suit:
«Citoyen premier Consul,
«Nous avons l'honneur de vous témoigner que nous rendons mille grâces à l'Être suprême de ce qu'il vous a sauvé de la machine infernale, afin que vous fassiez notre bonheur.»
«Ayant lu cela, le premier Consul me fit demander par l'abbé Sicard quand furent construites les pyramides d'Égypte. Je répondis que ce fut avant Jésus-Christ.
«Au mois de février 1802, l'abbé Sicard me mena avec lui chez la mère du premier Consul, qui me fit signe qu'elle était mère de huit enfants.
«Louis Bonaparte me fit la question suivante: Quelle est la personne que l'homme aime le plus au monde?»—Je lui répondis: «C'est son père, c'est sa mère à cause qu'ils sont les auteurs de ses jours.»
«Sa sœur était au lit; je la trouvai semblable au premier Consul.
«Au mois de mai, l'abbé Sicard me mena avec lui chez un grand seigneur, où je vis l'oncle maternel du premier Consul, le cardinal Fesch, archevêque de Lyon. Après dîner, ce prélat me fit la question suivante: «Qu'est-ce que la religion?»—Je lui répondis: «La religion est l'alliance entre Dieu et les hommes; le culte que nous rendons à notre créateur; la boussole de nos devoirs envers lui, envers nos semblables, envers nous-mêmes; l'accolade que les hommes donnent au créateur, comme celle que les enfants donnent à leur père.»
«Au mois de juin, nous eûmes à la séance publique Jérôme Bonaparte et Eugène, beau-fils du premier Consul. On me fit la question suivante: «Quel est le plus intéressant des êtres de la nature?»—Je répondis: «C'est le soleil.»
«Au mois de décembre, un prince russe nous invita, l'abbé Sicard et moi, à dîner chez lui. Il me fit la question suivante: «Que pensez-vous de Bonaparte?»—Je lui répondis: «Je pense que Bonaparte peut être comparé à Jules César et à Alexandre, et que c'est le plus habile des généraux: il est véritablement roi sous le titre de premier Consul et l'instrument du peuple.»
«Il me demanda: «A quoi peut-on comparer le son?»—Je répondis: «Quoique je n'en aie aucune idée à cause de ma surdité, je crois pouvoir le comparer à la couleur rouge.»
L'aveugle Saunderson, de son côté, comparait la couleur rouge au bruit de la trompette.
«Au mois de février 1805, nous eûmes, aux exercices, sa Sainteté le pape Pie VII qui me fit demander «ce que c'est que l'enfer.»—Je répondis: «L'enfer est le supplice éternel des méchants; un déluge de feu qui ne finit pas, et dont Dieu se sert pour punir ceux qui meurent en l'outrageant.»
«Au mois de janvier 1815, nous eûmes la visite de la duchesse d'Angoulême. Elle me fit demander ce que je pensais de la musique.—Je lui répondis: «Quoique je sois dans l'impossibilité de l'apprendre, je crois que c'est l'art de recueillir les sons par le flux et le reflux, d'en faire un bouquet pour affecter agréablement les oreilles vivantes. Les miennes sont mortes; mes yeux les remplacent pour apprendre.»
C'est en 1808 que le premier travail de Jean Massieu sortit de l'imprimerie de l'Institution des sourds-muets. En voici le titre:
Nomenclature ou tableau général des noms, des adjectifs énonciatifs, actifs et passifs et des autres mots de la langue française, selon l'ordre des besoins usuels et selon le degré d'intérêt des objets et de leurs qualités, dans leur classification naturelle et analytique, en français et en anglais; avec l'alphabet gravé des sourds-muets.
Dès le principe, l'auteur n'avait eu d'autre intention que de mettre en ordre, pour son usage personnel, la nomenclature des noms des objets répandus dans la nature, de ceux des arts, des diverses fonctions, des usages des hommes réunis en société, ainsi que les mots employés à exprimer toutes les idées qui servent à modifier les êtres et les choses. Aux élèves qui le désiraient il distribuait son manuscrit par petits cahiers à mesure qu'il le rédigeait. Depuis, il fut sollicité non-seulement de l'augmenter, mais de le faire imprimer avec la traduction anglaise en regard.
Nous ne devons ni ne pouvons le dissimuler, cet essai pèche par trop de détails inutiles, outre que l'ordonnance n'en est pas bien entendue.
Toutefois, selon l'éditeur, cette première publication devait servir de fondement et de préambule à la seconde, la Théorie des signes de l'abbé Sicard, et au Cours d'instruction d'un sourd-muet, troisième ouvrage destiné à compléter les deux autres en enseignant les moyens de mettre tous ces matériaux en œuvre.
Quelque temps avant la mort de l'abbé Sicard, Massieu nous annonça, dans un épanchement de joie, qu'il allait nous doter d'une grammaire nouvelle, qui devait, à l'en croire, faire faire un grand pas à notre enseignement. Effectivement, sous nos yeux, il apporta une persévérance extraordinaire à écrire cahiers sur cahiers et il nous les montrait au fur et à mesure. Autant que notre faible intelligence put, à cette époque, nous permettre d'associer un jugement motivé à cette besogne ingrate, ce n'était qu'un pêle-mêle de phrases, plus ou moins heureusement construites, faute d'une certaine régularité dans la disposition du sujet, dans le rapport philosophique, les points de départ et d'arrivée de l'instruction.
Quoi qu'il en fût, nous préférâmes alors et depuis laisser notre opiniâtre travailleur se complaire dans les illusions de son innocent amour-propre, que de lui adresser la moindre observation sur une pareille matière. Sa bonne volonté suffisait pour l'excuser à nos yeux.
Il était impossible que le directeur de l'École de Lille continuât désormais à prendre à l'enseignement une part aussi active qu'on avait paru l'espérer d'abord. Déjà on avait remarqué un affaiblissement sensible dans sa mémoire, jusque-là, étonnante. Le titre de directeur honoraire lui fut donné, et il le conserva jusqu'à sa mort. Les frères de Saint Gabriel et les sœurs de la Sagesse le soutenaient dans cette œuvre de dévouement. Entouré d'attentions incessantes, on croira sans peine que sa retraite dut être paisible et heureuse.
C'est le 23 juillet 1846 qu'il s'éteignit doucement dans sa soixante-quatorzième année à la suite de longues infirmités qui prenaient chaque jour un caractère plus alarmant. Le lendemain, eurent lieu ses obsèques à Saint-Étienne. Dans la foule qui suivait sa dépouille mortelle, on remarquait le maire de la ville et plusieurs membres du clergé. Les coins du poêle étaient tenus par MM. Richebé, Leglay, Defontaine et Vanackère, membres de la commission de surveillance de l'établissement, qu'accompagnaient les élèves sourds-muets des deux sexes.
Au sortir de la ville, le cortége funèbre se dirigea vers l'église d'Esquermes, et de là vers le cimetière de cette commune.
Au moment où les restes du défunt y furent déposés, M. Leglay prononça sur sa tombe un discours qui parut produire la plus vive impression sur toute l'assistance, car il résumait avec une noble simplicité la vie, les travaux et le caractère de celui qui venait d'être enlevé à son amitié.
Voici quelques passages de cette allocution:
«Messieurs, s'écria-t-il d'une voie émue, après les paroles saintes et consacrées que l'Église achève de faire entendre en fermant la tombe qui est devant nous, je me suis demandé s'il était bien convenable qu'une autre voix, une voix sans mission et sans autorité osât s'élever, à son tour, dans cette enceinte funèbre..... Oui, quand le prêtre a terminé son pieux ministère, quand les chants de douleur et de consolation, de mort et d'espérance ont cessé, l'amitié, jusque-là, recueillie et silencieuse peut, ce nous semble, payer à celui qui n'est plus un tribut public de regrets et d'hommages. Et puis, ces infortunés enfants qui se pressent autour de nous, et dont plusieurs sans doute voient la mort et son grave appareil pour la première fois, ne s'attendent-ils pas que quelqu'un parlera ici pour eux? Massieu lui-même n'a-t-il pas compté sur un filial et amical adieu à cette heure suprême?
«Du reste, Messieurs, je serai bref. La vie de Jean Massieu se compose de peu d'événements. Cet homme a été tout à la fois glorieux et obscur; sa renommée fut grande et son existence modeste. Tout le monde sait en France que l'abbé Sicard, illustre instituteur des sourds-muets, eut un élève chéri que les éclairs de son génie et la beauté de son âme ont rendu célèbre, mais qu'est devenu ce sourd-muet si applaudi autrefois, si prôné partout; comment cette intelligence éminente a-t-elle concouru au bonheur de celui en qui Dieu l'avait mise? c'est ce dont on ne s'est guère informé, et ce que beaucoup ignorent.
«Jean Massieu a raconté lui-même sa vie dans un écrit de quelques pages. Cet opuscule remarquable par la naïveté de la pensée et par l'étrange originalité du style sera peut-être publié un jour.
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«C'est à nous, Messieurs, qu'il a été donné d'accueillir, au déclin de sa vie, cet homme dont le nom est si populaire, dont la gloire est si douce. Attiré à Lille par l'amitié enthousiaste d'un de nos honorables concitoyens, qui l'a précédé dans la tombe, il a trouvé, d'une part, des compagnons d'infortune à soulager, c'est-à-dire à instruire, et d'une autre, des sympathies généreuses, un concours universel; prêtres, magistrats et citoyens lui ont tendu une main amie. Quelques-uns ont pris la chose à cœur, et l'école des sourds-muets s'est trouvée tout à coup constituée et florissante sous la direction de Massieu.
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«Le même ami qui, des montagnes de l'Aveyron, l'avait fait venir à Lille, lui assigna un autre rendez-vous encore: M. Vanackère a voulu que Massieu vînt se coucher à côté de lui dans ce lit de la sépulture. Vœu touchant, tu es accompli! Tombes des deux amis, soyez sacrées et respectées à jamais sous la sauvegarde de la religion et de la foi publique. Messieurs, notre célèbre sourd-muet laisse après lui une famille qui n'a pour héritage que le nom et le souvenir des vertus de Massieu; mais la ville hospitalière, qui a ouvert au père ses bras affectueux, ne fermera aux enfants ni ses bras, ni son cœur.»
CHAPITRE XVII ET DERNIER.
LAURENT CLERC.
Ses succès à l'École de l'abbé Sicard.—Ses rapports avec un académicien auprès duquel il avait à remplir une commission du respectable directeur.—Ses définitions et réponses aux exercices publics de l'Institution et autre part.—Il a été non-seulement l'interprète des élèves, mais encore le secrétaire de ses malheureux camarades.—Il appuie la supplique de l'un d'eux, graveur hongrois, auprès de l'ambassadeur d'Autriche. Appelé à fonder une nouvelle école à Hartfort, État de Connecticut (Amérique du Nord), il réussit à la faire prospérer.—Il unit son sort à celui d'une sourde-muette américaine qui lui donne six enfants, tous entendants-parlants.—Réponse au préjugé qui paraît encore régner sur la surdi-mutité héréditaire.—Voyages de Laurent Clerc en France.—Ses documents sur l'origine et les progrès de son école.—Ses anciens camarades et élèves lui offrent un dîner d'adieu.—Sa correspondance avec l'auteur de ce livre.—Sa fin aussi heureuse que sa vie, dans le Nouveau-Monde.
A la Balme, près de Lyon, Laurent Clerc vint au monde en 1785, avec une triple infirmité: il était privé de l'ouïe, de la parole et de l'odorat, mais la nature l'en dédommagea amplement.
Il n'avait pas encore atteint sa douzième année, qu'il fut admis à l'école de l'abbé Sicard. Ses progrès y furent si rapides dans toutes les parties de l'enseignement, qu'en 1807 le célèbre directeur voulut l'adjoindre, en qualité de répétiteur, à Massieu, que Clerc laissa bientôt fort loin derrière lui.
Appelé, comme son émule, à soutenir la gloire de l'établissement, dans les séances publiques qui s'y donnaient au moins deux fois par mois, ses réponses furent accueillies souvent avec non moins de sympathie.
Il avait, de plus, ce qui manquait à son frère d'infortune, des manières agréables, polies, engageantes et l'habitude de la bonne compagnie. C'était, sous ce rapport, l'opposé de son confrère; c'était ce que les Anglais appellent a true gentleman. Jamais on ne le vit tirer vanité de ses avantages, il se montrait, au contraire, prêt à faire valoir les qualités de son compagnon d'infortune, chaque fois que l'occasion s'en présentait.
Un jour, l'abbé Sicard avait chargé Clerc de redemander à un de ses confrères de l'Académie française un livre qu'il lui avait prêté. Ce dernier voulant mettre à l'épreuve la réputation du messager, lui adressa questions sur questions relativement à la métaphysique. Frappé de la justesse de ses réponses, il finit par lui dire: «Ma foi, Monsieur, je vous admire!
—«Qu'aurait-ce donc été, Monsieur, répondit notre jeune instituteur, si vous aviez vu Massieu?»
Pour que le lecteur puisse juger s'il y a de l'exagération dans cet éloge de l'académicien, nous croyons devoir transcrire ici quelques-unes des définitions et réponses du sourd-muet.
«D. Quelle différence y a-t-il entre l'esprit et la matière?
«R. L'esprit est une substance intellectuelle, capable de penser, de méditer, de réfléchir, de juger, de connaître, de raisonner, etc.
«La matière est ce dont une chose est ou peut être faite. L'esprit n'a pas de matière, car l'esprit est tout pur, sans corps, sans étendue, sans forme, sans parties. Il est indivisible. La pensée, la méditation, le jugement, l'imagination, l'invention, la raison, tout cela est l'esprit même.
«D. Y a-t-il quelque différence entre la raison et le jugement?
«R. La raison nous distingue des bêtes. Elle nous fait préférer ce qui est bon, et nous détourne de ce qui est mauvais.
«Le jugement arrête notre esprit à deux choses qui s'accordent ou ne s'accordent pas, et nous invite à les examiner. Nous les examinons, nous les pesons dans la balance intellectuelle, et nous croyons que de ces deux choses l'une a raison et l'autre a tort. Nous prononçons, en conséquence, en faveur de la première, et condamnons la seconde. Voilà le jugement.
«D. Qu'est-ce que l'ingénuité?
«R. L'ingénuité est naturelle, franche, naïve, sans finesse, sans déguisement, sans détour dans les paroles comme dans les actions.
«Les paysans, les gens de la campagne sont pour la plupart simples, parce que leur esprit n'a pas été cultivé.
«Les enfants et les jeunes gens bien nés et bien élevés sont ingénus, parce que leur cœur n'a pas été corrompu.
«D. Quelle différence trouvez-vous entre l'abbé de l'Épée et l'abbé Sicard?
«R. L'abbé de l'Épée a inventé la manière d'instruire les sourds-muets, mais il avait laissé à désirer; l'abbé Sicard l'a beaucoup perfectionné, mais, s'il n'y avait pas eu l'abbé de l'Épée, il n'y aurait pas eu l'abbé Sicard.
«D. Les sourds-muets sont-ils malheureux?
«R. Ils ne le sont pas. Qui n'a rien eu, n'a rien perdu et qui n'a rien perdu, n'a rien à regretter.
«Or les sourds-muets n'ont jamais entendu ni parlé; donc ils n'ont perdu ni l'ouïe, ni la parole et, par conséquent, ils ne peuvent regretter ni l'une, ni l'autre. Or qui n'a rien à regretter ne peut être malheureux, donc les sourds-muets ne sont ni ne peuvent être malheureux. D'ailleurs, c'est une grande consolation pour eux de pouvoir remplacer l'ouïe par l'écriture et la parole par les signes.»
Dans une soirée donnée par un amiral anglais, aux environs de Cavendish-Square, une jeune dame ayant témoigné à Clerc le désir de connaître le parallèle qu'il pourrait établir entre les Anglaises et les Françaises.
«Mesdames les Anglaises, répondit-il, sont généralement grandes, belles, bien faites. La beauté de leur teint est surtout remarquable; mais, je leur en demande pardon, généralement aussi elles manquent de grâce, de tournure, d'élégance. Si, quant à la taille et à la régularité des traits, elles l'emportent sur les Parisiennes, combien ne leur sont-elles pas inférieures pour la mise et les façons?»
Interprète des sentiments des élèves de l'Institution à l'égard des plus hauts personnages qui venaient la visiter, témoin la duchesse d'Angoulême, la duchesse de Berry et bien d'autres, Clerc était aussi le secrétaire complaisant de ceux qui recouraient à sa plume facile, qu'on pouvait prendre souvent pour celle d'un parlant instruit.
Un jour, un sourd-muet hongrois, ancien élève de l'Institution, fondée à Vienne par Joseph II d'après la méthode de l'abbé de l'Épée, étant venu à Paris dans l'espoir d'y trouver de l'ouvrage comme graveur, se présente à notre homme d'affaires, et lui confie le grand embarras dans lequel le jettent les dettes que lui a fait contracter son manque de travail.
Le répétiteur va trouver l'abbé Sicard, et lui communique son dessein d'accompagner le malheureux artiste chez l'ambassadeur d'Autriche près la cour de France, pour l'entretenir de sa position.
«Mais, objecte le directeur d'un air étonné, mon cher élève, comment vous y prendrez-vous pour vous mettre en relation avec le diplomate?
—«Comment? répond Clerc, vous, mon cher maître, le grand instituteur des sourds-muets, vous me le demandez! Je n'aurai qu'à traduire par écrit en français à l'ambassadeur les signes de son pauvre compatriote. Certes, il est impossible qu'un envoyé à la cour de France ignore la langue française.
A peine de retour d'Angleterre où, ainsi que Massieu, il avait accompagné, on se le rappelle, son maître chéri, il fut recherché par un jeune ministre protestant, M. Gallaudet, qui avait été délégué à Paris par le gouvernement des États-Unis pour s'y faire initier à la méthode de rendre les sourds-muets à la religion et à la société.
Après avoir fréquenté pendant trois mois environ l'École, le nouveau disciple, aussi distingué par la pénétration de son esprit que par ses qualités personnelles, proposa à notre répétiteur de devenir son collaborateur dans l'autre hémisphère. Ce dernier accepte d'autant plus volontiers cette offre qu'il eut toujours bien de la peine à se contenter des faibles appointements attachés à son emploi.
Il se rend donc en 1816, accompagné des regrets de toute la maison et de ceux en particulier de son directeur, avec le ministre protestant, à Hartford, État de Connecticut.
Ce fut à partir de 1817 qu'il professa avec autant de succès que de persévérance jusqu'en 1858 dans l'American asylum de cette ville, premier établissement fondé dans le Nouveau-Monde pour l'instruction des sourds-muets.
Le 28 mai 1818, M. Gallaudet, à l'occasion des examens des élèves de cette école, lut devant le gouverneur et les deux Chambres de la législature un discours composé en anglais par notre compatriote.
Il est aisé de comprendre la prodigieuse impression que produisit sur toute l'assistance la lecture du manuscrit du sourd-muet français, qui honorait son pays et l'humanité tout entière en faisant le sacrifice volontaire de ses goûts et de ses affections aux malheureux habitants de régions si lointaines, dans l'espoir que l'éternelle lumière réveillerait leur intelligence bornée, et transplanterait chez eux les principes vivifiants qui l'avaient métamorphosé lui-même.
Il était impossible que l'abnégation dévouée de cet apôtre d'une nouvelle espèce n'excitât pas l'admiration des États assemblés. Dès le premier jour, ils s'empressaient de fournir aux dépenses urgentes d'une institution de sourds-muets.
L'établissement prospérait à vue d'œil, et il faut rendre aux fondateurs cette justice qu'ils secondaient merveilleusement les efforts de l'instituteur sourd-muet. Par l'aménité de son caractère, il s'était concilié non-seulement l'amitié de ses nouveaux catéchumènes, mais l'estime de ses collaborateurs et de tous ceux qui l'entouraient.
Pour comble de bonheur, il obtint la main d'une jeune et aimable sourde-muette, issue de parents riches du pays, dont il eut six enfants tous entendants parlants (trois garçons et trois filles).
A ceux qui lui demandaient comment une famille si nombreuse pouvait être élevée par un père et une mère, privés de l'ouïe et de la parole, il se contentait de répondre que, dans cette œuvre, ni lui ni sa femme n'avaient jamais éprouvé le moindre embarras.
«Lorsque, leur expliquait-il, mes enfants étaient au berceau, j'agitais une sonnette à leurs oreilles; ils se retournaient avec vivacité, la bouche souriante, et j'en concluais qu'ils n'étaient pas sourds et qu'ils ne seraient pas muets.»
Avec quel bonheur le père et la mère ne se jetaient-ils pas dans les bras l'un de l'autre en pressant sur leur cœur les fruits de leur union! Et avec quel élan de reconnaissance ne levaient-ils pas au ciel leurs yeux mouillés de larmes de joie!
M. Gallaudet épousa, à l'exemple de son adjoint, une sourde-muette américaine dont il eut bien à se louer, et devint père de huit enfants, qui tous entendaient et parlaient.
Nous avons connu d'autres sourds-muets qui se faisaient parfaitement comprendre de leurs enfants en bas-âge, et qui en recevaient des réponses non moins claires au moyen du même langage. Comment un pareil miracle peut-il s'opérer? Les parents sourds-muets eux-mêmes ne savaient pas plus que nous s'en rendre compte.
Les enfants qui apportent en naissant la même infirmité que leurs parents n'ont jamais été nombreux en aucun temps, ni dans aucun pays du globe. C'est ce qu'on peut aisément prouver par mille exemples puisés dans les statistiques des deux hémisphères.
Nous croyons pouvoir nous contenter d'invoquer ici les renseignements fournis, en 1836, par le directeur de l'École de Hartford sur ce sujet intéressant. Ils constatent qu'il y a des familles dans lesquelles le père ou la mère, d'autres où l'un et l'autre sont sourds-muets, tandis qu'aucun sens ne manque à leur progéniture.
Laurent Clerc revint au milieu de nous en 1820, en 1825 et en 1847. Dans son premier voyage, il avait à régler des affaires de famille avec un frère parlant, négociant à Lyon, mais il était désireux surtout de revoir ses amis.
En 1825, d'après notre désir, il eut l'extrême obligeance de nous remettre quelques documents sur l'origine et les progrès de sa fondation.
Au risque de nous répéter, nous devons à sa mémoire de transcrire ici tout son manuscrit sans nous permettre de rien changer à son français. On comprendra que certains anglicismes échappés à sa plume doivent être imputés à son long séjour dans sa nouvelle patrie[28].
Les anciens camarades et élèves de Clerc ne voulurent pas le laisser retourner en Amérique sans lui offrir un banquet d'adieu. Au toast que je portai à sa santé, tant en mon nom qu'en celui des autres convives, il répondit tout ému qu'il emportait un doux souvenir d'une si belle journée, et qu'il nous donnerait, sans faute, de ses nouvelles.
En effet, un bout de lettre de sa main, daté de New-York le 12 mai 1826, nous annonça son heureux débarquement après une traversée de trente-quatre jours. Seulement il avait eu un bien mauvais temps, un mât rompu et quelques voiles déchirées.
Pour terminer cette notice trop incomplète, voici les dernières lignes que mon ancien maître me fit parvenir de Hartford le 23 juillet 1856:
«Mon cher Ferdinand,
«La dame qui te remettra ce billet est Mme Batler, accompagnée de ses deux aimables demoiselles. Elles viennent passer quelque temps en Europe, et je te prie de les recevoir de ton mieux. Son mari, M. John Batler, était autrefois un des membres du conseil d'administration de notre établissement.
Comme Mme Batler est une de nos meilleures amies, je l'ai invitée à visiter l'Institution où j'ai été élevé; et, si la classe où je te donnais des leçons existe toujours, je te prie de la lui montrer, ainsi que la chambre que j'occupais et la place où je prenais mes repas. Je désire enfin que tu lui fasses voir ma peinture, si elle est toujours à la salle des exercices publics, et que tu lui présentes nos autres professeurs sourds-muets. En agissant de la sorte, tu obligeras beaucoup
«Ton vieil instituteur,
«LAURENT CLERC.»
A partir de 1858, il jouit d'une modeste pension de retraite, ayant mis tous ses soins à assurer en bon père de famille le bien-être et l'avenir de ses enfants.
Le 18 juillet 1869, il est mort à l'âge de quatre-vingt-trois ans, emportant dans la tombe la reconnaissance et les respects de tous ceux qui avaient eu le bonheur de le connaître.
NOTES
Lettre de l'abbé Sicard, directeur des Sourds-Muets, du 3 novembre 1791.... signée aussi de Haüy, directeur des Jeunes Aveugles, les deux institutions étant alors réunies dans le même local.
«Citoyen, d'après la manière dont j'ai été reçu lundi dernier au Directoire, je crois que je ne pourrais que nuire aux infortunés dont l'éducation m'est confiée en y reparaissant. Vous avez entendu qu'on m'a dit qu'il ne fallait pas parler au Directoire, qu'on devait lui écrire, et on a ajouté qu'on n'y mettait de côté aucune affaire. La pétition que j'ai rédigée y a été mise néanmoins tellement de côté, que les objets que l'instituteur des Aveugles et moi demandions ont été enlevés de l'église des Célestins. Ces objets étaient des ornements, des linges d'autel, etc. Car pour les monuments, tout le monde sait qu'il n'est pas possible de les emporter.
«Mais, citoyen, pouvons-nous être témoins froids et indifférents de la dévastation du sanctuaire de notre église, et serons-nous encore des importuns, des fâcheux, quand nous réclamerons l'autorité du Directoire pour arrêter la rapacité de ceux qui viennent nous arracher jusqu'au pied des autels des objets de peu de valeur, dont l'enlèvement ne peut profiter à personne? A qui faut-il donc, citoyen, que nous nous adressions pour empêcher le pillage d'un temple que l'on confond mal à propos avec les églises supprimées? L'Assemblée nationale a mis, sous la surveillance du département, l'établissement des Sourds-Muets et des Aveugles-nés réunis. N'est-ce pas vous dire que le département est notre tuteur, que c'est lui qui doit protéger notre propriété, et nous venir en aide quand on nous dépouille, et qu'on nous vole?»
SICARD, instituteur des sourds-muets.
HAUY, instituteur des aveugles-nés.
Sourds-Muets. Liberté. Égalité.
Paris, le 4 pluviôse an IX de la République
française une et indivisible.
Le directeur de l'institution nationale des Sourds-Muets de naissance au citoyen Dubois, préfet de la police de Paris.
«Citoyen préfet,
«J'aurais quitté les intéressantes occupation qui remplissent ma vie pour suivre jusqu'à votre tribunal le citoyen Brylot que vous y avez mandé, si j'avais pu me flatter que votre entourage vous permettrait de me recevoir et de m'entendre. Mais vous aurez moins de peine à me lire puisque je vous enlèverai moins de temps.
«Le citoyen Brylot que vous citez est le gouverneur d'un de mes élèves, sourd-muet, de Lisbonne, qui eût été victime des massacres du 2 septembre, s'il ne s'y fût soustrait en obéissant à la loi de déportation, car celui qui le remplaçait dans mon institution a été égorgé à mes côtés, dans la prison de l'Abbaye.
«L'exilé n'est rentré en France que pour venir reprendre sa place auprès de mes élèves, et c'est le sénateur Perregaux qui a obtenu du ministre de la police générale cet acte de justice que j'avais sollicité. Il devait se représenter deux mois après avoir fait preuve de soumission à la Constitution de l'an VIII. Il l'a négligé sur l'assurance du citoyen Perregaux qu'il pouvait être tranquille, et qu'il déposerait ses papiers entre les mains du ministre lui-même, pour terminer une affaire qui n'aurait pas dû en être une. Ces papiers ont été réellement remis dans les bureaux de ce haut fonctionnaire; et c'est au moment où le citoyen Brylot attendait cet acte de justice qu'on ne lui refusera pas quand on aura le temps de le lui rendre, qu'il est appelé auprès de vous. Il y va avec la confiance que doit inspirer à tous les innocents la réputation d'impartialité et de droiture dont vous jouissez.
«Le sénateur Perregaux ne le laissera pas longtemps, sans doute, sans défense. C'est lui qui lui a inspiré une confiance qui lui a fait négliger une formalité essentielle, c'est lui sans doute qui ira se placer entre sa tête et le glaive de la loi, dont tous les bons citoyens se félicitent de vous voir armé. Je vous recommande mon ami qui va devant vous, accompagné de l'élève qui ne peut être séparé de son maître.
«Salut et respect.
«SICARD.»
Décret de l'Assemblée nationale du 2 septembre 1792, l'an quatrième de la Liberté.
«Un secrétaire lit une lettre du citoyen Sicard, instituteur des sourds-muets, détenu à l'Abbaye Saint-Germain-des-Prés; il dépose dans le sein de l'Assemblée le danger qui vient de menacer ses jours, le dévoûment héroïque du citoyen Monnot, horloger, qui a exposé sa vie pour le sauver, et la reconnaissance profonde qu'il professera éternellement pour son généreux libérateur.
«L'Assemblée nationale reconnaît solennellement que le citoyen Monnot a bien mérité de la Patrie, et décrète qu'un extrait du procès-verbal lui sera envoyé.
«Collationné à l'original par nous président et secrétaires de l'Assemblée nationale, à Paris, le 27 septembre 1792, l'an quatrième de la Liberté.
HÉRAULT DE SÉCHELLES, président.
«GOSSELIN, G. ROMME, secrétaires.»
Différence entre les mots sourd et muet et sourd-muet.
La dénomination de sourd et muet suppose deux incapacités distinctes, et n'étant pas une conséquence nécessaire l'une de l'autre; d'une part, l'incapacité d'entendre, occasionnée par la paralysie du nerf auditif ou par toute autre cause, de l'autre, l'incapacité absolue d'articuler la parole humaine, incapacité qui est le résultat physiologique de diverses causes; tandis que l'appellation de sourd-muet renferme, au contraire, l'idée du rapport direct de la surdité au mutisme, de telle façon que celui-ci soit considéré alors comme la conséquence obligée de celle-là.
D'après cette double considération, la dénomination de sourds-muets a été adoptée pour les établissements qui leur sont consacrés.
Paris, ce 20 ventôse, an VI de la République.
Administration
des
Sourds-Muets.
A mes Concitoyens!
«Je crois devoir vous annoncer que le gouvernement m'a nommé à la place de chef de l'institution nationale des Sourds-Muets de Paris; la même confiance qu'il m'a témoignée, j'espère la mériter un jour de votre part: je deviens le père de vos enfants, et, en cette qualité, je mettrai tous mes soins à vous remplacer dignement auprès d'eux. Père de famille moi-même, le sentiment de la paternité ne m'est pas étranger; et il est à présumer que je les traiterai comme je désirerais que l'on traitât les miens, si, pour leur éducation, j'étais forcé de les tenir éloignés de la maison paternelle.
«Je vous prie instamment d'entretenir une correspondance directe avec moi; je me ferai toujours un devoir de vous communiquer tous les détails concernant leur physique et leur moral; je vous promets que mes collègues et moi, nous emploierons tous nos moyens à en faire, malgré leur infirmité, de bons fils et de bons citoyens.
«Salut et fraternité.
«Signé: ALHOY.»
P. S. «Je vous prie instamment de m'accuser réception de cette lettre.»
Paris, le 4 frimaire, an VI de la République française.
«Au citoyen ......
«Ce que vous me dites avoir écrit à votre fils, mon cher citoyen, est infiniment raisonnable. Il ne faut adopter une religion qu'autant qu'on est convaincu qu'elle est la seule bonne. Les motifs humains ne doivent entrer pour rien dans un choix aussi important. L'autorité même d'un père devient ici nulle; car si le père est dans l'erreur, il n'a pas le droit de la commander à la conscience de son fils. Ces principes sont évidents et certainement convenus entre vous et moi.
«Le citoyen Rey Lacroix[29] en est sans doute convaincu comme vous et moi, et ne mérite pas qu'on l'accuse d'avoir proposé un acte d'hypocrisie. Pourquoi a-t-il offert en mariage à votre fils sa jeune fille sourde-muette? C'est qu'il craindrait, en la donnant à un autre, qu'on ne la prît pour le bien qu'elle doit avoir, et il voudrait qu'il y eût entre les deux époux égalité d'infortune, pour que l'un n'eût rien à reprocher à l'autre, et que leur amour ne trouvât jamais dans leur infirmité un motif de refroidissement.
«Quant à la religion, Rey Lacroix a pensé qu'il fallait aussi qu'elle fût la même à cause des dangers qui menacent l'union de deux personnes d'opinions diverses sur ce point qui revient à tous les moments de la vie.
«En demandant à votre fils de suivre la religion catholique, il n'a pas cru lui demander ni de changer de religion, ni d'en adopter une contraire à ses idées.
«1º Rey Lacroix savait qu'un sourd-muet, avant d'avoir reçu mes leçons, ne saurait avoir fait choix d'aucune religion, puisque personne ne peut, sans mes moyens, faire entrer une seule idée semblable dans de pareils esprits. Il regarde donc la tête et le cœur de votre fils comme une table rase sur laquelle nul n'avait pu graver encore aucune croyance semblable; et comme je professe la religion catholique, il s'imagine que ce serait celle que je lui enseignerais, quand je le croirais susceptible de recevoir de pareilles idées. Rey Lacroix n'a donc pu proposer aucun changement à quelqu'un qui n'était pas encore en état de choisir.
«2º Il n'a pu proposer une croyance contraire aux idées de votre fils. Car quelles idées peut avoir un sourd-muet sur la religion, lui qui, avant que je lui en parle, ignore s'il en existe une, lui qui ne sait pas même s'il y a un Dieu; et qui, arrivé sur la terre quand tout est créé, ne sait pas, puisque personne n'a pu l'instruire, si tout ce qu'il voit n'a pas toujours été, sans que personne ait donné l'être à quoi que ce soit. Ainsi la religion chrétienne et romaine ne serait pas plus contraire aux idées de votre fils, qu'elle ne l'est aux idées des enfants des catholiques. Ce serait donc condamner un pareil être à n'avoir aucune religion que de le laisser maître d'en choisir une. Car, pour choisir, il faut comparer, pour comparer, il faut connaître, pour connaître, il faut étudier toutes les croyances. Or cette étude, très-longue et très-difficile pour tout homme, est à peu près impossible à un sourd-muet. Il faut choisir pour lui, et après avoir choisi, lui prouver que le choix est bon. C'est ce que j'aurais fait, si vous m'aviez laissé maître de l'éducation chrétienne de votre fils, et si vous ne lui eussiez pas expressément défendu tout acte de catholicisme; alors je lui aurais enseigné la religion chrétienne catholique, apostolique et romaine, qu'il aurait trouvée aussi bonne et aussi raisonnable qu'elle l'est pour moi qui l'étudie depuis l'âge de raison, et ainsi il aurait professé la religion que Rey Lacroix désirait qu'il eût pour épouser sa fille. Votre fils n'eût point embrassé cette religion pour se marier, mais parce que je la lui aurais enseignée; et il se serait marié parce qu'il eût été catholique.
«Mais vous ne le voulez pas catholique. Eh bien! je respecterai vos volontés. Vous le désirez protestant. A vous de le pousser dans cette voie! Car ne connaissant que la croyance religieuse que je professe, vous ne pouvez exiger que j'entreprenne une tâche que désavouerait ma conscience. Au reste, la religion romaine et la religion protestante seraient pour lui sur la même ligne, et l'une ne contrarierait pas moins ses idées que l'autre, puisque toute religion contrarie nécessairement nos idées. Dites plutôt que vous tenez à ce qu'il ait votre religion, comme vous avez celle de votre père. Nous aurions la même, vous et moi, mon cher citoyen, si vos ancêtres avaient tous dit comme vous.
«J'ai cru cette explication nécessaire pour votre satisfaction et pour l'acquit de ma conscience. Votre fils n'ira point à la messe puisque vous le lui défendez expressément. Vous lui dites que si, contre votre attente, on voulait le forcer à y aller, il n'aurait qu'à vous l'écrire sur le champ (je copie vos propres expressions).
«Soyez tranquille. La religion romaine n'est pas une religion de contrainte et de violence, comme certains de ses infortunés ennemis l'en accusent. Elle invite et ne force jamais. Ainsi votre fils n'aura pas à vous dénoncer le moindre acte de violence d'aucun de nous.
«C'est M. Bonnefoux, un de mes adjoints, qui me remplace en ce moment. Il est aussi tolérant que moi. Il aime, comme moi, vos chers enfants dont nous sommes très-satisfaits.
«Je m'occupe, à l'heure qu'il est, de faire apprendre la gravure à votre fils aîné. J'ai préféré pour lui cet état à celui d'imprimeur que je voulais d'abord lui donner, puisqu'il a déjà fait et qu'il continue à faire dans le dessin des progrès sensibles, et qu'il ne faut pas contrarier de si heureuses dispositions, ni courir risque que le temps qu'il a consacré à cette étude ne soit perdu. Quand l'éducation du frère puîné sera plus avancée, je l'occuperai à l'imprimerie. Nous en avons une dans la maison. Vous pouvez vous rassurer sur ma tendresse pour ces enfants qui sont devenus les miens. Ils ont un excellent caractère et annoncent assez par là que c'est d'une tige heureuse qu'ils sortent. Le père d'enfants aussi doux doit être un excellent homme. J'ai à la disposition du citoyen Damin les 66 francs que je vous dois pour les bas. Je les fournirai à mesure que les besoins des enfants l'exigeront.
«Quant à moi, je ne suis pas renfermé, Dieu merci! Je me tiens seulement caché par prudence et par respect pour l'autorité supérieure, jusqu'à ce qu'on ait examiné mon affaire, qui cessera d'en être une, quand on pourra s'en occuper. Je continue de communiquer avec mon institution. Votre fils m'écrit, je lui réponds. Je vois tous les jours les citoyens Bonnefoux et Damin. Je vous remercie bien du tendre intérêt que vous me témoignez, et je vous prie de croire que mes sentiments pour vous et pour nos chers enfants ne changeront jamais, quoique nos opinions religieuses ne soient pas les mêmes.
«J'ai causé avec un graveur de la proposition dont je vous entretiens à l'autre page. Il y a actuellement trop peu d'ouvrage pour un graveur par suite de l'abolition des armoiries, et cet état est trop long à apprendre pour qu'il y faille penser. On serait d'avis qu'il apprît à peindre en miniature ou à l'huile. C'est une étude de plusieurs années; et encore ne peut-on répondre que le jeune homme aura assez de talent pour gagner de sitôt sa vie à ce métier. En lui donnant l'état d'imprimeur, on risque de lui faire perdre tout ce qu'il a appris dans le dessin. Si vous avez à Nîmes des manufactures de soieries où il faille des dessinateurs, comme à Lyon et à Jouy, ce serait excellent. On y fait des bas, il pourrait apprendre à en faire. Mais voilà encore le dessin devenu inutile. Songeons cependant à lui donner une profession qui lui convienne dans sa partie, qui le fasse vivre et qui n'exige pas plusieurs années d'apprentissage. Car le décret de fondation de l'École des sourds-muets porte qu'après cinq ans révolus, on renvoie chez lui chaque élève. Je ne suis pas le maître de faire une exception. Il écrit toujours fort bien, mais sa vue est faible. Pesez tout cela dans votre sagesse, et faites-moi connaître vos intentions par votre prochaine lettre.
«Je crois, tout bien examiné, bien pesé, que le métier de faiseur de bas serait celui qui lui conviendrait le mieux. Je vous ai tout dit là-dessus. C'est à vous de décider. Faites entrer dans votre calcul cette considération, que le jeune homme ne peut passer que cinq années dans l'établissement. Le décret est formel à cet égard.»
Copie de deux lettres autographes inédites de l'abbé de l'Épée, ne portant pas de signature, adressées à l'abbé Sicard, secrétaire du Musée, et instituteur gratuit des sourds-muets, maison Saint-Rome, à Toulouse (cachet de l'abbé de l'Épée, en cire rouge, presque effacé).
Ces lettres ont été découvertes par le sourd-muet Griolet, de Nîmes, aussi connu des amateurs d'autographes que des numismates, dans la bibliothèque du Musée britannique, lors de son séjour à Londres, en juin 1859, avec M. Rieu, de Genève, architecte de cet immense établissement. Elles se trouvaient dans une collection formée à Paris par feu Francis lord Egerton, à la fin du dernier siècle, et qu'il avait léguée, en 1829, par testament, au British Museum de Londres.
Le sourd-muet à l'obligeance duquel nous devons la communication de ces deux précieux documents, suppose qu'ils ont dû être donnés par l'abbé Sicard à lord Egerton.
Livre Egerton, vol. VIII, nº 22, plut CLXVII. F. (Note de M. Griolet).
«Ce 22 avril 1786.
«Monsieur et très-cher confrère,
«J'ai l'honneur de vous envoyer mon Dictionnaire des sourds-muets dans l'état d'imperfection où il se trouve, eu égard aux corrections, aux transpositions et aux additions que j'y ai faites à diverses époques. Vous me ferez plaisir de le faire copier et de me le renvoyer au plus tôt, parce que je n'en ai d'autre copie que celle de M. Muller, dont la plus grande partie des corrections n'est pas lisible.
«Je tâcherai de mettre la dernière main à cet ouvrage, les vacances prochaines, si ma santé me le permet, et la Préface rendra compte des raisons qui m'ont fait supprimer un grand nombre de mots et de la manière dont on doit s'y prendre pour trouver l'explication de ceux qui sembleraient avoir besoin de plus grands détails dans les passages du Dictionnaire où ils se trouvent, mais qui, selon moi, seraient superflus.
«J'ai tâché de le réduire autant qu'il m'a été possible, parce que je suis persuadé que cet ouvrage ne sera point de débit, et que je ne suis ni dans la disposition ni dans l'état d'en faire les frais; mais, d'un autre côté, je ne veux pas m'exposer aux reproches d'un imprimeur qui n'y trouverait pas son compte.
«Je vous envoie en même temps les instructions que j'ai données aux sourds-muets dès le commencement, et que j'ai débarrassées des premières entraves à mesure que leur faculté de concevoir s'est développée; je n'en ai point pris copie, je n'ai pas eu assez de patience pour cela; chacune a été le fruit de ma réflexion en les dictant: et ce n'a été que sur les cahiers communiqués par des sourds-muets qu'on les a transcrites. Vous concevez combien il doit y avoir de défauts dans des instructions qui, chaque jour, n'étaient de ma part qu'une œuvre d'improvisation, ayant d'ailleurs trop d'autres affaires pour pouvoir apporter à celle-ci la préparation convenable.
«Je n'ai pas le temps de revoir ces différents cahiers; vous y trouverez sans doute: 1º des fautes d'orthographe; 2º des omissions; 3º peut-être même quelques contresens; mais tous ces défauts ne vous feront aucune impression. Je les ai fait copier par mon domestique (elles contiennent 622 pages), en lui adjugeant un sol par page; je lui ai donné 31 livres, et 3 livres qu'il avait dépensées pour le papier, cela fait en tout 34 livres. Si vous trouvez que je l'ai payé trop grassement, vous en diminuerez tout ce qu'il vous plaira, parce que je donne ce qu'il me plaît à mon serviteur que j'emploie, et personne n'est obligé de suivre mon exemple.
«Vous vous en tiendrez donc, cher confrère, à faire écrire les 126 pages du Dictionnaire qui sont également de son écriture et que je lui ai payées séparément, au prix que votre copiste vous demandera pour chacune de ces pages, et vous serez parfaitement quitte avec moi, parce que je n'ai pas dû faire la charité à vos dépens; mais surtout renvoyez-moi ce Dictionnaire au plus tôt.
«Vous ne sauriez, monsieur, faire apprendre trop promptement à vos jeunes élèves les conjugaisons des verbes et les déclinaisons des noms: je ne crois point que cette connaissance soit au-dessus de leur portée: il suffit qu'ils sachent seulement griffonner pour les appliquer tous les jours à ce genre de travail. En leur donnant un modèle très-bien écrit du verbe porter dans ses personnes, ses nombres, ses temps, ses modes; et les obligeant à écrire chaque jour sur ce modèle quelqu'un ou quelques-uns des temps d'un autre verbe de la même conjugaison, vous serez étonné vous-même de la facilité avec laquelle ils suivront cette marche et exécuteront en même temps les signes de chacune des parties de ces verbes. Vous pouvez confier l'examen de leur travail journalier à quelqu'un de vos plus habiles, et cela n'exigera de lui que peu de minutes d'attention. Mais assurez-vous qu'ils soient bientôt en état de suivre vos leçons en répétant, je veux dire en faisant répéter devant eux cinq ou six fois de suite chaque demande et chaque réponse, et leur faisant faire les mêmes signes qu'ils auront vu faire aux autres. Nous avons de jeunes enfants qui s'en tirent assez bien de cette manière.
«J'ai voulu vous écrire celle-ci de ma main lourde et tremblante; je me servirai toujours dans la suite de celle de mon domestique.
«J'ai l'honneur d'être, avec une parfaite considération, monsieur,
«V. T. h. et très-obéis. serv. ***.»
Ce 12 avril.
Ce 20 décembre.
«Monsieur et très-cher confrère,
«Causons un peu en tête à tête, comme il convient à deux instituteurs qui s'expliquent l'un avec l'autre sur la science qu'ils professent. A quelque endroit que j'ouvre un des volumes de ma Bible italienne, je la lis couramment en françois aux personnes présentes: je l'entends donc. Cependant s'il m'eût fallu composer moi-même en italien cette phrase que je viens de traduire si facilement, j'aurais eu besoin de mon dictionnaire pour y réussir. Il est donc plus aisé d'entendre une langue que d'avoir présents à l'esprit tous les mots qui la composent, et il est encore plus difficile de retenir l'orthographe de chacun de ces mots.
«Je crois, monsieur, que nous devons être contents lorsque nos sourds-muets comprennent tous les mots que nous leur avons donnés sur leurs cartes, et que nous ne devons pas exiger qu'ils en retiennent l'orthographe. Il suffit qu'ils ne les confondent pas les uns avec les autres.
«La plupart des femmes et des filles estropient la moitié des mots qu'elles écrivent, et cependant elles n'en confondent point la signification. Aussi ne se trompent-elles point sur nos phrases, quoique nous les écrivions autrement qu'elles. Contentons-nous, dans les commencements, de voir nos sourds-muets en savoir autant que toutes ces personnes. Où en serions-nous, s'il fallait que tous les enfants auxquels on fait apprendre les premiers éléments de notre religion sussent en orthographier tous les mots, et nous imaginerons-nous qu'il n'en laiz autant pa parseu qu'il n'en lais peux pa egrirgore leu mau. Quel doit être, monsieur, notre but avec les sourds-muets, c'est de leur faire comprendre et non de les faire écrire, c'est-à-dire, composer d'eux-mêmes. Vos enfants devroient déjà savoir plusieurs centaines de mots, comme ceux de M. Guyot, et il paraît qu'ils sont bien éloignés de compte. Vous martelez la tête de vos élèves pendant qu'il étend et développe les idées des siens. Vous prenez vous-même et vous leur donnez une peine totalement inutile pour leur apprendre une science que nous n'enseignons jamais à nos disciples, et qu'ils n'apprennent que par un usage quotidien. Tous ceux que vous avez vus chez moi ne l'ont pas apprise autrement, et nos plus jeunes suivent la même route. Mais en voulant assujettir les vôtres dès le commencement à savoir ce qu'ils ne doivent apprendre que par un long usage, vous risquez de les dégoûter, et c'est un des inconvénients le plus à craindre dans l'instruction des sourds-muets.
«Il y a déjà longtemps, monsieur, que vos élèves devraient avoir appris les conjugaisons des verbes actifs. Vous auriez vu, par expérience, combien cette opération ouvre l'esprit, eu égard au nombre de petites phrases qu'elle donne occasion d'expliquer aux sourds-muets, et qu'on peut leur apprendre à composer eux-mêmes, après leur avoir fait conjuguer plusieurs autres verbes sur le modèle du verbe porter, qu'on leur laisse sous les yeux pendant un temps assez long.
«Ayant appliqué et fait appliquer plusieurs fois aux sourds-muets les signes qui conviennent aux personnes, aux nombres, aux temps et aux modes de ce verbe, vos élèves marcheront tout seuls lorsque vous leur dicterez par signes: je pousse la table, tu tirais le rideau, il a fermé la fenêtre, nous avions allumé le feu, vous arrangerez les chaises, ils mangeront la soupe, etc., etc.
«Vous observerez, monsieur, qu'ils ne feront point de fautes d'orthographe dans les verbes parce qu'ils les écriront nécessairement quand ils auront appris à les conjuguer d'après le modèle du verbe porter, et s'ils s'en écartent, vous les y ramenerez, en mettant votre doigt dessus. Dès lors, ils se corrigeront eux-mêmes. Ils ne feront point non plus de fautes dans les noms, parce que, sur vos signes, ils les écriront, non d'après leur mémoire, mais d'après leurs cartes, sur lesquelles ils sont correctement orthographiés.
«Vous verrez, monsieur, le plaisir que vos élèves prendront à ces opérations. Souvenez-vous que vous ne pourrez les instruire qu'autant que vous les amuserez!
«Je vous envoie une lettre que j'ai reçue de M. Guyot, je crois que vous serez bien aise de la lire. Je le sommerai, comme vous, de supprimer le titre de maître, ou je n'écrirai plus, n'étant et ne voulant être autre chose, que votre très-cher ami et très-simple confrère dans l'institution des sourds-muets.
P. S. «Monseigneur votre archevêque est à même de former en France le premier établissement pour ces infortunés, en faisant entrer à votre hôpital les douze sourds-muets qu'on vous présente. On dit qu'il est sur son départ. Je lui en dirai quelques mots, si je puis avoir l'honneur de le voir.
«Amitiés, compliments, respects, que je n'ai pas le temps de détailler.»
On trouve, en outre, dans le Cours d'instruction d'un sourd-muet, un extrait d'une lettre de l'abbé de l'Épée au même, du 25 novembre 1785, et une autre lettre du premier, du 18 décembre de la même année.
Lettre de l'abbé Sicard à Mme Guénard de Mevé, que nous a communiquée le sourd-muet Guzan de la Peyrière, fils du général de ce nom. Il regrettait de n'en avoir pas conservé la date.
«Vous devez être surprise, Madame, de n'avoir reçu aucune reponse de mon élève Massieu, ni de moi à votre aimable lettre contenant un acrostiche charmant, plein d'esprit et d'une si grande facilité qu'on ne soupçonnerait pas que c'est un acrostiche, si les lettres qui forment le nom étaient écrites dans la forme ordinaire.
«Mais, Madame, mon élève, tout enfant de la nature qu'il était, n'a pas moins été effrayé de l'énorme distance qui existe entre vous et lui, et n'a pas osé vous répondre. Il m'a prié de le faire, et je n'en ai trouvé le temps qu'aujourd'hui.
«Que de grâces n'ai-je pas à vous rendre, Madame, pour tout ce que vous avez bien voulu dire d'honorable et d'obligeant sur mon compte! Il me faudrait la plume qui a peint d'une manière si touchante le caractère et les vertus de l'illustre sœur du plus infortuné des monarques, et la mienne ne sait faire que l'analyse grammaticale ou logique de ces périodes aimables qui sont les jeux du talent et du goût. J'irai, Madame, quand les jours seront plus beaux et moins courts, vous exprimer le sentiment d'admiration qui vous est si justement dû, et mon élève, que j'ai constamment associé à toutes mes jouissances de cœur, partagera celle-ci, comme une récompense du plaisir qu'il a eu le bonheur de vous faire.
«Si vous désirez assister quelque autre fois à nos exercices, vous saurez que nous en avons un, le premier lundi, et un autre, le troisième de chaque mois, à midi très-précis. Il faut à tout le monde des billets pour entrer; mais pour l'auteur de tant d'œuvres intéressantes écrites avec tant de grâces, un nom entouré d'une aussi belle auréole que le vôtre servira d'entrée à la plus nombreuse société.
«Agréez, Madame, l'hommage de ma plus haute estime et de mon respectueux dévoûment.
«SICARD.»
Paris, le 13 février 1811.
Le directeur de l'Institution des sourds-muets, administrateur des hospices de bienfaisance, membre de l'Institut de France, de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et de l'ordre de Saint-Wladimir, etc., etc.
«A Mme LELIÈVRE, à Laval, département de
la Mayenne.
«Je crois, Madame, ne devoir pas faire, par rapport à votre aimable enfant, la faute que vous me proposez. La crainte que vous avez qu'il ne coure quelque risque par rapport aux circonstances actuelles est sans fondement; j'espère faire cesser cette crainte, quand je vous aurai dit comment se comportent les troupes coalisées dans les villes de France où elles viennent, à l'égard des maisons d'éducation. Ils font écrire au-dessus de la porte ces mots: Peine de mort à quiconque oserait violer cet asile de l'innocence et y porter un pied téméraire. C'est ce qu'ils ont fait à Nancy, où il y a beaucoup de maisons d'éducation. Je le tiens du proviseur du lycée de cette ville.
«Soyez bien tranquille, Madame, sur le sort de cet aimable enfant! Il est plus en sûreté auprès de moi qu'il ne le serait partout ailleurs.
«Quant à la place que vous désirez depuis longtemps faire obtenir à votre fils, et que je ne lui souhaite pas moins, la manière infaillible de réussir serait d'obtenir de M. de Fermont, conseiller d'État et directeur général de la Dette publique, qu'il la sollicitât du ministre de l'Intérieur qui seul en dispose. Mais il faut que ce conseiller d'État, qui a le plus grand crédit, ne se borne pas à une seule requête, il faut qu'il prenne la peine de la réitérer souvent, jusqu'à ce qu'enfin il ait obtenu ce qu'il demande. Tant que ce sera mademoiselle de Fermont qui seule la demandera, nous n'obtiendrons rien. Mais je suis bien convaincu que M. de Fermont ne sera pas refusé; et je suis persuadé aussi que la respectable sœur obtiendra tout de son frère.
«Voilà, Madame, ce que j'aurais dû vous dire depuis longtemps, et c'est la seule manière de réussir.
«Quant à mon crédit pour une pareille faveur, il est absolument nul, et je ne puis absolument rien. Personne assurément, Madame, ne s'y emploierait avec plus d'empressement que moi; mais, je vous le répète, il n'y a à intéresser que M. de Fermont, parce qu'il me paraît démontré qu'il n'y a que lui qui puisse réussir.
«Je suis, Madame, avec un dévoûment aussi étendu que respectueux,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
«L'abbé SICARD.»
Paris, le 15 janvier 1815.
Le directeur de l'Institution des sourds-muets, administrateur des hospices de bienfaisance, membre de l'Institut de France et de plusieurs académies, chanoine de l'église de Paris, membre de la Légion d'honneur et des ordres de Saint-Wladimir de Russie et de Wasa de Suède.
«A mon bon Laya.
«Vous aurez, mon cher ami, j'aime à m'en flatter, du plaisir à apprendre, tout le premier, que la nouvelle débitée par les journaux à l'occasion de l'ordre de Wasa, qu'ils ont dit m'avoir été donné par le roi de Suède, vient d'être confirmée. C'est la reine elle-même qui vient de m'en envoyer directement la décoration par une lettre écrite de sa main. Celui qui me l'a remise m'a dit qu'il fallait la faire imprimer dans les journaux, et que le Moniteur devait en avoir la primeur. Je vous envoie l'original et la copie de cette charmante lettre, pour que vous ayez la bonté d'engager l'ami Sauvo à ne pas en retarder l'insertion, et je dois vous l'avouer (on avoue ses faiblesses à l'ami qu'on chérit le plus), afin que l'éloquence du cœur du chantre d'Eusèbe dise un petit mot en faveur de celui à qui la reine adresse cette lettre flatteuse.
«Conservez précieusement l'original pour le montrer, s'il est nécessaire, à M. Sauvo. La copie servira aux imprimeurs. En vous demandant de l'encadrer dans un petit mot d'éloge, je me constitue d'avance votre débiteur.
«Adieu, mon ami, je vous embrasse tous deux avec votre permission.
«L'abbé SICARD.»
«P. S. J'enverrai chercher demain l'original.»
«Dans la soirée de samedi dernier, 25 juillet 1817, vers neuf heures et demie, les élèves étant profondément endormis, nous fûmes avertis par des cris d'alarme que le feu était à l'Institution. Je sortis et j'aperçus l'église Saint-Magloire, qui forme l'aile gauche des bâtiments, toute en feu; l'intérieur ressemblait à une fournaise. J'ordonnai de faire lever les enfants, de les conduire au jardin, et je m'occupai de mettre en sûreté les objets les plus précieux de l'établissement: la comptabilité, la caisse, etc. Je me réunis ensuite aux autres personnes de la maison pour tâcher d'arrêter les progrès de l'incendie.
«Une chaîne, uniquement composée des sourds-muets et des employés de la maison, fut établie depuis le bassin du jardin jusqu'à l'endroit où vint se placer la première pompe. Mais cette chaîne était trop courte, nous manquions de seaux. Le courage supplée à tout. La pompe est alimentée et joue, mais elle est insuffisante. L'incendie fait des progrès. M. Bébian, répétiteur, s'occupe de nous procurer des secours à l'extérieur. On avertit la mairie, les postes voisins, on dépêche des messagers de toutes parts. De faibles détachements arrivent, ils ne suffisent pas à arrêter les indifférents qui continuent tranquillement leur chemin.
«Mais ils sont suivis par d'autres détachements qui nous envoient des travailleurs. Les chaînes se renforcent, les pompes sont bien servies. Pourtant l'eau va manquer. Le bassin, le réservoir, tout est épuisé. On essaie alors d'établir différentes chaînes à l'extérieur, dans les maisons voisines. Néanmoins, les passages étroits, le peu d'eau que fournissent les personnes qui en tirent ou qui pompent, tous ces obstacles font languir le service, et empêchent de se rendre maître du feu qui est devenu très-violent, surtout à l'endroit le plus dangereux, contre le pignon du grand bâtiment, dont le haut se termine par une cloison en charpente qui ferme l'horloge, laquelle communique avec les combles de ce corps de logis. Les craintes redoublent à la vue d'un danger aussi imminent.....
«On crie de tous côtés: De l'eau! de l'eau! Enfin, de gros tonneaux à incendie arrivent et nous rendent l'espérance. Plus de huit pompes ne chôment pas, trois sont dirigées par de courageux sapeurs-pompiers, qui manœuvrent avec le plus grand sang-froid vers les ouvertures du pignon d'où sortent une fumée si épaisse, une chaleur si étouffante, qu'en y arrivant j'ai failli être suffoqué. Après un long et opiniâtre travail, on a maîtrisé le feu et l'on déclare passé le péril qui avait été imminent pendant plus de trois heures.
«Les secours inutiles évacuèrent la cour, une seule compagnie resta et continua le service de deux pompes, qui ne cessèrent d'arroser le bâtiment jusqu'à huit heures du matin.
«Nos sourds-muets ont travaillé pendant tout le temps qu'a duré le feu, avec une ardeur à faire envie aux plus braves.
«Une malheureuse expérience de physique avait été la cause de cet incendie; l'ancienne église, dont il a été question, était louée à la Chambre des pairs pour servir, pendant l'hiver, de serre aux orangers du jardin du Luxembourg. A notre insu, on l'avait prêtée à M. Biot pour y faire des démonstrations. Deux fourneaux se trouvaient aux extrémités de l'emplacement, et communiquaient par de longs et gros tubes. Le 25 juillet, de neuf heures à neuf heures et demie du soir, la matière inflammable échauffée, en se dilatant, brisa les tubes, fit sauter les fourneaux, s'élança au plancher qui, en quelques minutes, devint la proie des flammes.»
Détails sur la visite du duc d'Angoulême à l'Institution des sourds-muets de Paris, publiés par le Moniteur universel du 29 juin 1819.
Le prince adresse quelques questions aux élèves qui y répondent de la manière la plus satisfaisante. On remarque particulièrement les définitions suivantes du jeune Berthier et de Massieu:
D. A Berthier: «Qu'est-ce qu'un roi?
R. «C'est le juge et le pasteur d'un peuple, le chef d'une nation, le père d'une famille.
D. «Qu'est-ce que la Charte?
R. «C'est l'ensemble des lois fondamentales d'un État qu'un roi a promulguées pour assurer les droits de tous les citoyens.
D. «Qu'est-ce que la religion?
R. «C'est le culte qu'on rend au créateur de tout, c'est l'acte d'union et d'alliance entre Dieu et le genre humain.»
L'élève ajoute: «Que Votre Altesse me permette d'être le trop faible interprète de mes camarades et de lui exprimer le bonheur que nous éprouvons en contemplant les traits d'un rejeton d'Henri IV. C'est véritablement aujourd'hui que nous pouvons sentir toute l'importance d'une éducation qui nous met à même de joindre l'expression de nos sentiments à la voix de la France entière qui célèbre vos bienfaits.»
D. A Massieu: «Qu'est-ce qu'un roi?
R. «C'est le chef d'une nation, le père d'un grand peuple, celui qui nous gouverne, qui nous fournit tout ce qui nous est nécessaire et nous préserve des méchants.
D. «Qu'est-ce que la Charte?
R. «C'est une constitution ou un assemblage de lois fondamentales qui maintient une forme de gouvernement et garantit les droits et les devoirs des hommes contre les tyrans qui pourraient leur nuire.
D. «Qu'est-ce que la religion?
R. «C'est une alliance entre Dieu et les hommes, c'est le culte que nous rendons au Créateur, le résumé de nos devoirs envers notre souverain Maître, envers nos semblables, envers nous-mêmes. La religion est à l'Église ce que la boussole est au vaisseau.»
MONITEUR du 18 août 1818.
«Le 17 août, Louis XVIII reçut, à l'issue de la messe, M. l'abbé Sicard, qui avait obtenu de lui présenter un de ses élèves, le jeune Ferdinand Berthier, qui désirait offrir à Sa Majesté un dessin du portrait d'Henri IV, d'après le tableau peint par Probus, qui figure dans la grande galerie du Musée. Le roi félicita le maître, M. Lecerf, professeur de dessin à l'École, des succès de son élève.
«L'abbé Sicard saisit cette occasion d'offrir à Sa Majesté un exemplaire de l'ouvrage intitulé: «Essai sur l'introduction à la connaissance des signes et du langage naturel, par M. Bébian, l'un des professeurs de mon Institution. Elle accueillit avec bienveillance le jeune dessinateur; et quand le directeur lui eut dit qu'il était aussi fort dans les autres parties de l'enseignement, Elle lui répondit qu'Elle n'en était pas surprise, sachant qu'on pouvait appliquer au directeur ce passage de l'Évangile: «Et surdos fecit audire et mutos loqui.»
On conçoit sans doute que ces lettres sont toutes familières. Le style n'a rien à y voir; mais, telles qu'elles sont, elles montrent, sous leur jour le plus favorable, l'inépuisable bonté, le dévouement sans bornes de l'auteur pour ses intéressants élèves.
«A Mme Robert.
«Vous écrivez, madame, de si jolies lettres, qu'on ne peut vous en garder le secret. Je dois vous avouer que je n'ai pu m'empêcher de lire la vôtre à quelques amis, qui m'en ont demandé des copies, et qui désirent la voir imprimée, pour la partie seulement qui regarde M. Fabre. On m'a fait promettre de vous en demander la permission. J'acquitte ma promesse. J'ai vu ce M. Fabre, et j'ai obtenu qu'il me recevrait une seconde fois. Ne vous dérangez pas! Attendez-moi vendredi prochain, vers sept ou huit heures, et je vous rendrai compte de ce que j'aurai vu et de ce qu'on m'aura dit. Suspendez d'ici là tout jugement!
«En attendant, il n'y aurait pas de mal à permettre l'insertion de la lettre de ce savant dans quelque journal. Il en serait flatté, et cela pourrait servir à l'intéresser à vos enfants; il consentirait ainsi à faire des expériences sur eux.
«Agréez, ma chère dame, l'assurance d'un dévouement sans bornes.
«L'abbé SICARD.»
Réponse de Mme Robert à l'abbé Sicard, sans date, mais évidemment du 4 mars 1811.
«Pourriez-vous, monsieur, me donner l'explication d'un article inséré dans la Gazette de France d'hier (3 mars 1811)? On y annonce un miracle qui m'intéresse d'autant plus qu'il a été opéré sur un de vos élèves nommé Grivel, et c'est à un M. Fabre d'Olivet, très-profond dans la science de la cabale qu'on prétend en être redevable il a rendu, dit-on, l'ouïe à ce jeune sourd-muet de naissance, par des moyens inconnus des modernes et très-familiers aux prêtres d'Égypte. Il paraît que les mystères d'Isis lui ont été dévoilés et qu'il a des relations fréquentes avec le Père Éternel. Ayant deux sujets dans ma famille, sur lesquels ce savant cabaliste pourrait exercer ses talents distingués, j'ai voulu vous consulter, monsieur, avant de lui confier les oreilles de mes enfants. S'il fait des miracles, vous me le direz franchement, et, s'il est sorcier, vous m'absoudrez du péché que l'amour maternel m'aura fait commettre; car je ne vous cache pas que j'emploierai les moyens les plus diaboliques, dussé-je en faire pénitence toute ma vie.»
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Nouvelle lettre de l'abbé Sicard à la même,
évidemment aussi du mois de mars 1811.
«Je viens de lire, ma chère dame, l'article de la Gazette de France, dont vous avez pris la peine de me parler. Je n'ai plus vu le jeune Grivel depuis qu'il a quitté l'Institution pour aller essayer des moyens curatifs qui, dit-on, lui ont rendu l'ouïe et, par suite, la parole. Je tâcherai d'engager sa mère à me le confier pour la séance du 16, et si je puis l'obtenir, je vous en préviendrai. Vous savez qu'on exagère tout. Je doute fort de l'entier succès, tant vanté par l'auteur de l'article. Je m'en assurerai et vous épargnerai la peine d'aller la première à la découverte.
«En attendant, recevez mes tendres remercîments de ce que vous avez fait auprès de M. Laujon[30]. Je ne doute pas que vous n'ayez contribué, pour beaucoup, au succès de M. de Chateaubriand. Vous ne pouvez vous faire une idée de tout ce que mon Anacréon a eu à éprouver de mauvais traitements de la part du parti contraire. M. de Chateaubriand n'ignorera pas tout ce qu'il vous doit.
«Agréez mes tendres hommages,
«L'abbé SICARD.»
Nouvelle lettre à Mme Robert.
L'en-tête est ainsi conçu:
Paris, le 25 juin 1816.