L'affaire Lerouge
Il présenta la plume au comte, qui signa sans hésitation et sans élever la moindre objection.
Le vieux gentilhomme alors se tourna vers Noël.
—Je ne suis pas bien solide, dit-il; il faut donc, mon fils—ce mot fut souligné—que vous souteniez votre père jusqu'à sa voiture.
Le jeune avocat s'avança avec empressement. Sa figure rayonnait, pendant qu'il passait le bras de M. de Commarin sous le sien.
Quand ils furent sortis, M. Daburon ne put résister à un mouvement de curiosité.
Il courut à la porte, qu'il entrouvrit, et, tenant le corps en arrière, afin de n'être pas aperçu, il allongea la tête, explorant d'un coup d'œil la galerie.
Le comte et Noël n'étaient pas encore parvenus à l'extrémité. Ils allaient lentement.
Le comte paraissait se traîner pesamment et avec peine; l'avocat, lui, marchait à petits pas, légèrement incliné du côté du vieillard, et tous ses mouvements étaient empreints de la plus vive sollicitude.
Le juge resta à son poste jusqu'à ce qu'il les eût perdus de vue au tournant de la galerie. Puis il regagna sa place en poussant un profond soupir.
Du moins, pensa-t-il, j'aurai contribué à faire un heureux. La journée ne sera pas complètement mauvaise.
Mais il n'avait pas de temps à donner à ses réflexions; les heures volaient. Il tenait à interroger Albert le plus promptement possible, et il avait encore à recevoir les dépositions de plusieurs domestiques de l'hôtel de Commarin, et à entendre le rapport du commissaire de police chargé de l'arrestation.
Les domestiques cités, qui depuis longtemps attendaient leur tour, furent, sans retard, introduits successivement. Ils n'avaient guère d'éclaircissements à donner, et pourtant tous les témoignages étaient autant de charges nouvelles. Il était aisé de voir que tous croyaient leur maître coupable.
L'attitude d'Albert depuis le commencement de cette fatale semaine, ses moindres paroles, ses gestes les plus insignifiants furent rapportés, commentés, expliqués.
L'homme qui vit au milieu de trente valets est comme un insecte dans une boîte de verre sous la loupe d'un naturaliste.
Aucun de ses actes n'échappe à l'observation; à peine peut-il avoir un secret, et encore, si on ne devine quel il est, au moins sait-on lorsqu'il en a un. Du matin au soir il est le point de mire de trente paires d'yeux intéressés à étudier les plus imperceptibles variations de sa physionomie.
Le juge eut donc en abondance ces futiles détails qui ne paraissent rien d'abord, et dont le plus infime peut tout à coup, à l'audience, devenir une question de vie ou de mort.
En combinant les dépositions, en les rapprochant, en les coordonnant, M. Daburon put suivre son prévenu heure par heure, à partir du dimanche matin.
Le dimanche donc, aussitôt après la retraite de Noël, le vicomte avait sonné pour donner l'ordre de répondre à tous les visiteurs qui se présenteraient qu'il venait de partir pour la campagne.
De ce moment, la maison entière s'était aperçue qu'il était «tout chose», vivement contrarié ou très indisposé.
Il n'était pas sorti de la journée de sa bibliothèque, et s'y était fait servir à dîner. Il n'avait pris à ce repas qu'un potage et un très mince filet de sole au vin blanc.
En mangeant, il avait dit à M. Courtois, le maître d'hôtel: «Recommandez donc au chef d'épicer davantage cette sauce, une autre fois.» Puis il avait ajouté en aparté: «Bast! À quoi bon!» Le soir il avait donné congé à tous les gens de son service, en disant: «Allez vous amuser, allez!» Il avait expressément défendu qu'on entrât chez lui, à moins qu'il ne sonnât.
Le lendemain lundi, il ne s'était levé, lui ordinairement matinal, qu'à midi. Il se plaignait d'un violent mal de tête et d'envies de vomir. Il prit cependant une tasse de thé. Il demanda son coupé; mais presque aussitôt il le décommanda. Lubin, son valet de chambre, lui avait entendu dire: «C'est trop hésiter», et quelques moments plus tard: «Il faut en finir.» Peu après, il s'était mis à écrire.
Lubin avait été chargé de porter une lettre à Mlle Claire d'Arlange, avec ordre de ne la remettre qu'à elle-même ou à Mlle Schmidt, l'institutrice.
Une seconde lettre, avec deux billets de mille francs, furent confiés à Joseph pour être portés au club. Joseph ne se rappelait plus le nom du destinataire; ce n'était pas un homme titré.
Le soir, Albert n'avait pris qu'un potage et s'était enfermé chez lui.
Il était debout de grand matin, le mardi. Il allait et venait dans l'hôtel comme une âme en peine, ou comme quelqu'un qui attend avec impatience une chose qui n'arrive pas.
Étant allé dans le jardin, le jardinier lui demanda son avis pour le dessin d'une pelouse. Il répondit: «Vous consulterez monsieur le comte à son retour.» Il avait déjeuné comme la veille.
Vers une heure, il était descendu aux écuries et avait, d'un air triste, caressé Norma, sa jument de prédilection. En la flattant, il disait: «Pauvre bête! ma pauvre vieille!» À trois heures, un commissionnaire médaillé s'était présenté avec une lettre.
Le vicomte l'avait prise et ouverte précipitamment. Il se trouvait alors devant le parterre.
Deux valets de pied l'entendirent distinctement dire: «Elle ne saurait résister.» Il était rentré et avait brûlé la lettre au grand poêle du vestibule.
Comme il se mettait à table, à six heures, deux de ses amis, M. de Courtivois et le marquis de Chouzé, forçant la consigne, arrivèrent jusqu'à lui. Il parut on ne peut plus contrarié.
Ces messieurs voulaient absolument l'entraîner dans une partie de plaisir; il refusa, affirmant qu'il avait un rendez-vous pour une affaire très importante.
Il mangea, à son dîner, un peu plus que les jours précédents. Il demanda même au sommelier une bouteille de château-lafite qu'il but entièrement.
En prenant son café, il fuma un cigare dans la salle à manger, ce qui est contraire à la règle de l'hôtel.
À sept heures et demie, selon Joseph et deux valets de pied, à huit heures seulement, suivant le suisse et Lubin, le vicomte était sorti à pied avec un parapluie.
Il était rentré à deux heures du matin, et avait renvoyé son valet de chambre qui l'attendait, comme c'était son service.
Le mercredi, en entrant chez le vicomte, le valet de chambre avait été frappé de l'état des vêtements de son maître. Ils étaient humides et souillés de terre, le pantalon était déchiré. Il avait hasardé une remarque; Albert avait répondu d'un ton furieux: «Jetez cette défroque dans un coin en attendant qu'on la donne.» Il paraissait aller mieux ce jour-là. Pendant qu'il déjeunait d'assez bon appétit, le maître d'hôtel lui avait trouvé l'air gai. Il avait passé l'après-midi dans la bibliothèque et avait brûlé des tas de papiers.
Le jeudi, il semblait de nouveau très souffrant. Il avait failli ne pouvoir aller au-devant du comte. Le soir, après sa scène avec son père, il était remonté chez lui dans un état à faire pitié. Lubin voulait courir chercher le médecin, il le lui avait défendu, de même que de dire à personne son indisposition.
Tel est l'exact résumé des vingt grandes pages qu'écrivit le long greffier sans détourner une seule fois la tête pour regarder les témoins en grande livrée qui défilaient.
Ces témoignages, M. Daburon avait su les obtenir en moins de deux heures.
Bien qu'ayant la conscience de l'importance de leurs paroles, tous ces valets avaient la langue extrêmement déliée. Le difficile était de les arrêter une fois lancés. Et pourtant, de tout ce qu'ils disaient, il ressortait clairement qu'Albert était un très bon maître, facile à servir, bienveillant et poli pour ses gens. Chose étrange, incroyable! il s'en trouva trois dans le nombre qui avaient l'air de n'être pas ravis du grand malheur qui frappait la famille. Deux étaient sérieusement attristés, M. Lubin, ayant été l'objet de bontés particulières, n'était pas de ces derniers.
Le tour du commissaire de police était arrivé. En deux mots, il rendit compte de l'arrestation déjà racontée par le père Tabaret. Il n'oublia pas de signaler ce mot: «Perdu!» échappé à Albert; à son sens, c'était un aveu. Il fit ensuite la remise de tous les objets saisis chez le vicomte de Commarin.
Le juge d'instruction examina attentivement tous ces objets, les comparant soigneusement avec les pièces à conviction rapportées de La Jonchère.
Il parut alors plus satisfait qu'il ne l'avait été de la journée.
Lui-même il déposa sur son bureau toutes ces preuves matérielles, et pour les cacher, il jeta dessus trois ou quatre de ces immenses feuilles de papier qui servent à confectionner des chemises pour les dossiers.
La journée s'avançait et M. Daburon n'avait plus que bien juste le temps d'interroger le «prévenu» avant la nuit. Quelle hésitation pouvait le retenir encore? Il avait entre les mains plus de preuves qu'il n'en faut pour envoyer dix hommes en cour d'assises et de là à la place de la Roquette. Il allait lutter avec des armes si écrasantes de supériorité qu'à moins de folie Albert ne pouvait songer à se défendre. Et pourtant, à cette heure pour lui si solennelle, il se sentait défaillir. Sa volonté faiblissait-elle? Sa résolution allait-elle l'abandonner?
Fort à propos il se souvint que depuis la veille il n'avait rien pris, et il envoya chercher en toute hâte une bouteille de vin et des biscuits. Ce n'est point de forces qu'avait besoin le juge d'instruction, mais de courage. Tout en vidant son verre, ses pensées, dans son cerveau, s'arrangèrent en cette phrase étrange: «Je vais donc comparaître devant le vicomte de Commarin.»
À tout autre moment, il aurait ri de cette saillie de son esprit; en cet instant, il y voulut voir un avis de la Providence.
Soit, se dit-il, ce sera mon châtiment.
Et, sans se laisser le temps de la réflexion, il donna les ordres nécessaires pour qu'on amenât le vicomte Albert.
XII
Entre l'hôtel de Commarin et «le secret» de la prison, il n'y avait pas eu, pour ainsi dire, de transition pour Albert.
Arraché à des songes pénibles par cette rude voix du commissaire, disant: «Au nom de la loi, je vous arrête!», son esprit jeté hors du possible devait être longtemps à reprendre son équilibre.
Tout ce qui suivit son arrestation lui paraissait flotter à peine distinct, au milieu d'un brouillard épais, comme ces scènes de rêve qu'on joue au théâtre, derrière un quadruple rideau de gaze.
On l'avait interrogé: il avait répondu sans entendre le son de ses paroles. Puis deux agents l'avaient pris sous les bras et l'avaient soutenu pour descendre le grand escalier de l'hôtel. Seul il ne l'eût pu. Ses jambes qui fléchissaient, plus molles que du coton, ne le portaient pas. Une seule chose l'avait frappé: la voix du domestique annonçant l'attaque d'apoplexie du comte. Mais cela aussi, il l'oublia.
On le hissa dans le fiacre qui stationnait dans la cour, au bas du perron, tout honteux de se trouver en pareil endroit, et on l'installa sur la banquette du fond. Deux agents prirent place sur la banquette de devant, tandis qu'un troisième montait sur le siège à côté du cocher. Pendant le trajet, il ne revint pas à la notion exacte de la situation. Il gisait, dans cette sale et graisseuse voiture, comme une chose inerte. Son corps, qui suivait tous les cahots à peine amortis par les ressorts usés, allait ballotté d'un côté sur l'autre, et sa tête oscillait sur ses épaules comme si les muscles de son cou eussent été brisés. Il songeait alors à la veuve Lerouge. Il la revoyait telle qu'elle était lorsqu'il avait suivi son père à La Jonchère. On était au printemps, et les aubépines fleuries du chemin de traverse embaumaient. La vieille femme, en coiffe blanche, était debout sur la porte de son jardinet; elle avait en parlant l'air suppliant. Le comte l'écoutait avec des yeux sévères, puis tirant de l'or de son porte-monnaie, il le lui remettait.
On le descendit du fiacre comme on l'y avait monté.
Pendant les formalités de l'écrou, dans la salle sombre et puante du greffe, tout en répondant machinalement, il se livrait avec délices aux émotions du souvenir de Claire. C'était dans le temps de leurs premières amours, alors qu'il ne savait pas si jamais il aurait ce bonheur d'être aimé d'elle. Ils se rencontraient chez Mlle de Goëllo. Elle avait, cette vieille fille, un certain salon jonquille célèbre sur la rive gauche, d'un effet extravagant. Sur tous les meubles et jusque sur la cheminée, dans des poses variées, s'étalaient les douze ou quinze chiens d'espèces différentes qui, ensemble ou successivement, l'avaient aidée à traverser les steppes du célibat. Elle aimait à conter l'histoire de ces fidèles, dont l'affection ne trahit jamais. Il y en avait de grotesques et d'affreux. Un surtout, outrageusement gonflé d'étoupe, semblait près d'éclater. Que de fois il en avait ri aux larmes avec Claire!
On le fouillait en ce moment.
À cette humiliation suprême, de mains cyniques se promenant tout le long de son corps, il revint un peu à lui et sa colère s'éveilla.
Mais c'était fini déjà, et on l'entraînait le long des corridors sombres, dont le carreau était gras et glissant. On ouvrit une porte et on le poussa dans une sorte de cellule. Il entendit derrière lui un bruit de ferrures qui s'entrechoquaient et de serrures qui grinçaient.
Il était prisonnier, et, en vertu d'ordres spéciaux, prisonnier au secret.
Immédiatement il éprouva une sensation marquée de bien-être. Il était seul. Plus de chuchotements étouffés à ses oreilles, plus de voix aigres, plus de questions acharnées. Un silence, profond à donner l'idée du néant, se faisait autour de lui. Il lui sembla qu'il était à tout jamais retranché de la société, et il s'en réjouit. Il put croire qu'il lui était donné de subir une épreuve de la tombe. Son corps, aussi bien que son esprit, était accablé de lassitude. Il cherchait à s'asseoir quand il aperçut une maigre couchette, à droite, en face de la fenêtre grillée munie de son abat-jour. Ce lit lui donna autant de joie qu'une planche au nageur qui coule. Il s'y précipita et s'étendit avec délices. Cependant il sentait des frissons. Il défit la grossière couverture de laine, s'en enveloppa et s'endormit d'un sommeil de plomb.
Dans le corridor, deux agents de la police de sûreté, l'un jeune encore, l'autre grisonnant déjà, appliquaient alternativement l'œil et l'oreille au judas pratiqué dans la porte.
Ils épiaient tous les mouvements du prisonnier, regardant et écoutant de toutes leurs forces.
—Dieu! est-il chiffe?, cet homme-là, murmurait le jeune policier. Quand on n'a pas plus de nerf que cela, on devrait bien rester honnête. En voilà un qui ne songera guère à faire sa tête, le matin de sa toilette! N'est-ce pas, monsieur Balan?
—C'est selon, répondit le vieil agent, il faudra voir. Lecoq m'a dit que c'est un rude mâtin.
—Tiens! voilà monsieur qui arrange son lit et qui se couche! Voudrait-il dormir, par hasard? Elle serait bonne, celle-là! Ce serait la première fois que je verrais ça!
—C'est que vous n'avez eu de relations qu'avec des coquins subalternes, mon camarade. Tous les gredins huppés, et j'en ai serré plus d'un, sont dans ce style. Au moment de l'arrestation, bonsoir, plus personne, le cœur leur tourne. Ils se relèvent le lendemain.
—Ma parole sacrée, on dirait qu'il dort! Est-ce drôle au moins!
—Sachez, mon cher, ajouta sentencieusement le vieil agent, que rien n'est au contraire si naturel. Je suis sûr que depuis son coup cet enfant-là ne vivait plus; il avait le feu dans le ventre. Maintenant il sait que son affaire est toisée, et le voilà tranquille.
—Farceur de monsieur Balan! il appelle cela être tranquille!
—Certainement! Il n'y a pas, voyez-vous, de plus grand supplice que l'anxiété; tout est préférable. Si vous aviez seulement dix mille livres de rente, je vous indiquerais un moyen pour en juger. Je vous dirais: Filez à Hombourg et risquez-moi toute votre fortune d'un coup, à rouge et noir. Vous me conteriez après des nouvelles de ce qu'on éprouve tant que la bille tourne. C'est, voyez-vous, comme si l'on tenaillait la cervelle, comme si on vous coulait du plomb fondu dans les os en guise de moelle. C'est si fort que, même quand on a tout perdu, on est content, on est soulagé, on respire. On se dit: ah! c'est donc fini! On est ruiné, nettoyé, rasé, mais c'est fini.
—Vrai, monsieur Balan, on croirait que vous avez passé par là.
—Hélas! soupira le vieux policier, c'est à mon amour pour la dame de pique, amour malheureux, que vous devez l'honneur de regarder en ma compagnie par ce vasistas. Mais notre gaillard en a pour deux heures à faire son somme, ne le perdez pas de vue, je vais fumer une cigarette dans la cour.
Albert dormit quatre heures. Il se sentait, en s'éveillant, la tête plus libre qu'il ne l'avait eue depuis son entrevue avec Noël. Ce fut pour lui un moment affreux que celui où pour la première fois il envisagea froidement sa situation.
—C'est maintenant, murmura-t-il, qu'il s'agit de ne pas se laisser abattre.
Il aurait vivement souhaité voir quelqu'un, parler, être interrogé, s'expliquer. Il eut envie d'appeler. À quoi bon! se dit-il, on va sans doute venir.
Il voulut regarder l'heure qu'il était et s'aperçut qu'on lui avait enlevé sa montre. Ce petit détail lui fut extrêmement sensible. On le traitait, lui, comme le dernier des scélérats. Il chercha dans ses poches, elles avaient toutes été scrupuleusement vidées. Il songea alors à l'état dans lequel il se trouvait et, se jetant à bas de la couchette, il répara, autant qu'il était en lui, le désordre de sa toilette. Il rajusta ses vêtements et les épousseta, il redressa son faux col et tant bien que mal refit le nœud de sa cravate. Versant ensuite de l'eau sur le coin de son mouchoir, il le passa sur sa figure, tamponnant ses yeux dont les paupières lui faisaient mal.
Enfin, il s'efforça de faire reprendre leur pli à sa barbe et à ses cheveux. Il ne se doutait guère que quatre yeux de lynx étaient fixés sur lui.
—Bon! murmurait l'apprenti policier, voilà notre coq qui relève la crête et qui lisse ses plumes!
—Je vous disais bien, objecta M. Balan, qu'il n'était qu'engourdi... Chut!... il a parlé, je crois.
Mais ils ne surprirent ni un de ces gestes désordonnés ni une de ces paroles incohérentes qui presque toujours échappent aux faibles que la frayeur agite, ou aux imprudents qui croient à la discrétion des «secrets». Une fois seulement, le mot «honneur», prononcé par Albert, arriva jusqu'à l'oreille des deux espions.
—Ces mâtins de la haute, grommela M. Balan, ont sans cesse ce mot à la bouche, dans les commencements. Ce qui les tracasse surtout, c'est l'opinion d'une douzaine d'amis et des cent mille inconnus qui lisent la Gazette des tribunaux. Ils ne songent à leur tête que plus tard.
Quand les gendarmes arrivèrent pour chercher Albert et le conduire à l'instruction, ils le trouvèrent assis sur le bord de sa couchette, les pieds appuyés sur la barre de fer, les coudes aux genoux et la tête cachée entre ses mains.
Il se leva dès qu'ils entrèrent et fit quelques pas vers eux. Mais sa gorge était si sèche qu'il comprit qu'il lui serait impossible de parler. Il demanda un instant, et, revenant vers la petite table du secret, il se versa et but coup sur coup deux grands verres d'eau.
—Je suis prêt! dit-il aussitôt après.
Et d'un pas ferme, il suivit les gendarmes le long du passage qui conduit au Palais.
M. Daburon était alors au supplice. Il arpentait furieusement son cabinet et attendait son prévenu. Une fois encore, la vingtième depuis le matin, il regrettait de s'être engagé dans cette affaire.
Qu'il soit maudit, pensait-il, l'absurde point d'honneur auquel j'ai obéi! J'ai beau essayer de me rassurer à force de sophismes, j'ai eu tort de ne me point récuser. Rien au monde ne peut changer ma situation vis-à-vis de ce jeune homme. Je le hais. Je suis son juge, et il n'en est pas moins vrai que très positivement j'ai voulu l'assassiner. Je l'ai tenu au bout de mon revolver: pourquoi n'ai-je pas lâché la détente? Est-ce que je le sais? Quelle puissance a retenu mon doigt lorsqu'il suffisait d'une pression presque insensible pour que le coup partît? Je ne puis le dire. Que fallait-il pour qu'il fût le juge et moi l'assassin? Si l'intention était punie comme le fait, on devrait me couper le cou. Et c'est dans de pareilles conditions que j'ose l'interroger!...
En repassant devant la porte, il entendit dans la galerie le pas lourd des gendarmes.
—Le voilà, dit-il tout haut. Et il regagna précipitamment son fauteuil derrière son bureau, se penchant à l'ombre des cartons, comme s'il eût cherché à se cacher. Si le long greffier eût eu des yeux, il eût assisté à ce singulier spectacle d'un juge plus troublé que le prévenu. Mais il était aveugle, et à ce moment il ne songeait qu'à une erreur de quinze centimes qui s'était glissée dans ses comptes, et qu'il ne pouvait retrouver.
Albert entra le front haut dans le cabinet du juge. Ses traits portaient les traces d'une grande fatigue et de veilles prolongées; il était très pâle, mais ses yeux étaient clairs et brillants.
Les questions banales qui commencent les interrogatoires donnèrent à M. Daburon le temps de se remettre.
Heureusement, dans la matinée, il avait trouvé une heure pour préparer un plan; il n'avait qu'à le suivre.
—Vous n'ignorez pas, monsieur, commença-t-il d'un ton de politesse parfaite, que vous n'avez aucun droit au nom que vous portez?
—Je sais, monsieur, répondit Albert, que je suis le fils naturel de monsieur de Commarin. Je sais de plus que mon père ne pourrait me reconnaître quand il le voudrait, puisque je suis né pendant son mariage.
—Quelle a été votre impression en apprenant cela?
—Je mentirais, monsieur, si je disais que je n'ai pas ressenti un immense chagrin. Quand on est aussi haut que je l'étais, la chute est terrible et bien douloureuse. Pourtant, je n'ai pas eu un seul moment la pensée de contester les droits de monsieur Noël Gerdy. J'étais, comme je le suis encore, décidé à disparaître. Je l'ai déclaré à monsieur de Commarin.
M. Daburon s'attendait à cette réponse, et elle ne pouvait qu'étayer ses soupçons. N'entrait-elle pas dans le système de défense qu'il avait prévu? À lui maintenant de chercher un joint pour désarticuler cette défense dans laquelle le prévenu allait se renfermer comme dans une carapace.
—Vous ne pouviez entreprendre, reprit le juge, d'opposer une fin de non-recevoir à monsieur Gerdy. Vous aviez bien pour vous le comte et votre mère, mais monsieur Gerdy avait pour lui un témoignage qui vous eût fait succomber: celui de la veuve Lerouge.
—Je n'en ai jamais douté, monsieur.
—Eh bien! reprit le juge en cherchant à voiler le regard dont il enveloppait Albert, la justice suppose que, pour anéantir la seule preuve existante, vous avez assassiné la veuve Lerouge.
Cette accusation terrible, terriblement accentuée, ne changea rien à la contenance d'Albert. Il garda son maintien ferme sans forfanterie; pas un pli ne parut sur son front.
—Devant Dieu, répondit-il, et sur tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, je vous le jure, monsieur, je suis innocent! Je suis, à cette heure, prisonnier, au secret, sans communication avec le monde extérieur, réduit par conséquent à l'impuissance la plus absolue: c'est en votre loyauté que j'espère pour arriver à démontrer mon innocence.
Quel comédien! pensait le juge; se peut-il que le crime ait cette force prodigieuse!
Il parcourait ses dossiers, relisant quelques passages des dépositions précédentes, cornant certaines pages qui contenaient des indications importantes pour lui. Tout à coup il reprit:
—Quand vous avez été arrêté, vous vous êtes écrié: «Je suis perdu!» Qu'entendiez-vous par là?
—Monsieur, répondit Albert, je me rappelle, en effet, avoir dit cela. Lorsque j'ai su de quel crime on m'accusait, en même temps que j'étais frappé de consternation, mon esprit a été comme illuminé par un éclair de l'avenir. En moins d'une seconde j'ai entrevu tout ce que ma situation avait d'affreux; j'ai compris la gravité de l'accusation, sa vraisemblance et les difficultés que j'aurais à me défendre. Une voix m'a crié: «Qui donc avait intérêt à la mort de Claudine?» Et la conviction de l'imminence du péril m'a arraché l'exclamation que vous dites.
L'explication était plus que plausible, possible et même vraisemblable. Elle avait encore cet avantage d'aller au-devant d'une question si naturelle qu'elle a été formulée en axiome: «Cherche à qui le crime profite.» Tabaret avait prévu qu'on ne prendrait pas le prévenu sans vert.
M. Daburon admira la présence d'esprit d'Albert et les ressources de cette imagination perverse.
—En effet, reprit le juge, vous paraissez avoir eu le plus pressant intérêt à cette mort. C'est d'autant plus vrai que nous sommes sûrs, entendez-vous, bien sûrs que le crime n'avait pas le vol pour mobile. Ce qu'on avait jeté à la Seine a été retrouvé. Nous savons aussi qu'on a brûlé tous les papiers. Compromettraient-ils une autre personne que vous? Si vous le savez, dites-le.
—Que puis-je vous répondre, monsieur? Rien.
—Êtes-vous allé souvent chez cette femme?
—Trois ou quatre fois, avec mon père.
—Un des cochers de l'hôtel prétend vous y avoir conduits au moins dix fois.
—Cet homme se trompe. D'ailleurs, qu'importe le nombre des visites?
—Connaissez-vous la disposition des lieux? vous les rappelez-vous?
—Parfaitement, monsieur, il y a deux pièces. Claudine couchait dans celle du fond.
—Vous n'étiez pas un inconnu pour la veuve Lerouge, c'est entendu. Si vous étiez allé frapper un soir à son volet, pensez-vous qu'elle vous eût ouvert?
—Certes, monsieur, et avec empressement.
—Vous avez été malade, ces jours-ci?
—Très indisposé, au moins, oui monsieur. Mon corps fléchissait sous le poids d'une épreuve bien lourde pour mes forces. Je n'ai cependant pas manqué de courage!
—Pourquoi avoir défendu à votre valet de chambre Lubin d'aller chercher le médecin?
—Eh! monsieur, que pouvait le docteur à mon mal! Toute sa science m'aurait-elle rendu le fils légitime de monsieur de Commarin?
—On vous a entendu tenir de singuliers propos. Vous sembliez ne plus vous intéresser à rien de la maison. Vous avez détruit des papiers, des correspondances.
—J'étais décidé à quitter l'hôtel, monsieur: ma résolution vous explique tout.
Aux questions du juge, Albert répondait vivement, sans le moindre embarras, d'un ton assuré. Sa voix, d'un timbre sympathique, ne tremblait pas; nulle émotion ne la voilait; elle gardait son éclat pur et vibrant.
M. Daburon crut prudent de suspendre l'interrogatoire. Avec un adversaire de cette force, évidemment il faisait fausse route. Procéder par détail était folie, on n'arriverait ni à l'intimider ni à le faire se couper. Il fallait en venir aux grands coups.
—Monsieur, dit brusquement le juge, donnez-moi bien exactement, je vous prie, l'emploi de votre temps pendant la soirée de mardi dernier, de six heures à minuit.
Pour la première fois, Albert parut se déconcerter. Son regard, qui jusque-là allait droit au juge, vacilla.
—Pendant la soirée de mardi..., balbutia-t-il, répétant la phrase comme pour gagner du temps.
Je le tiens! pensa Daburon, qui eut un tressaillement de joie. Et tout haut il insista:
—Oui, de six heures à minuit!
—Je vous avoue, monsieur, répondit Albert, qu'il m'est difficile de vous satisfaire; je ne suis pas bien sûr de ma mémoire...
—Oh! ne dites pas cela, interrompit le juge. Si je vous demandais ce que vous faisiez il y a trois mois, tel soir, à telle heure, je concevrais votre hésitation. Mais il s'agit de mardi, et nous sommes aujourd'hui vendredi. De plus, ce jour si proche était le dernier du carnaval, c'était le Mardi gras. Cette circonstance doit aider vos souvenirs.
—Ce soir-là, je suis sorti, murmura Albert.
—Voyons, poursuivit le juge, précisons. Où avez-vous dîné?
—À l'hôtel, comme à l'ordinaire.
—Non, pas comme à l'ordinaire. À la fin de votre repas, vous avez demandé une bouteille de vin de Bordeaux et vous l'avez vidée. Vous aviez sans doute besoin de surexcitation pour vos projets ultérieurs...
—Je n'avais pas de projets, répondit le prévenu avec une très apparente indécision.
—Vous devez vous tromper. Deux amis étaient venus vous chercher; vous leur aviez répondu, avant de vous mettre à table, que vous aviez un rendez-vous urgent.
—Ce n'était qu'une défaite polie pour me dispenser de les suivre.
—Pourquoi?
—Ne le comprenez-vous donc pas, monsieur? J'étais résigné, mais non consolé. Je m'apprenais à m'accoutumer au coup terrible. Ne cherche-t-on pas la solitude dans les grandes crises de la vie!
—La prévention suppose que vous vouliez rester seul pour aller à La Jonchère. Dans la journée vous avez dit: «Elle ne saurait résister.» De qui parliez-vous?
—D'une personne à qui j'avais écrit la veille, et qui venait de me répondre. J'ai dû dire cela ayant encore à la main la lettre qu'on venait de me remettre.
—Cette lettre était donc d'une femme?
—Oui.
—Qu'en avez-vous fait, de cette lettre?
—Je l'ai brûlée.
—Cette précaution donne à penser que vous la considériez comme compromettante...
—Nullement, monsieur, elle traitait de questions intimes.
Cette lettre, évidemment, venait de Mlle d'Arlange, M. Daburon en était sûr. Devait-il néanmoins le demander et s'exposer à entendre prononcer ce nom de Claire, si terrible pour lui?
Il l'osa, en se penchant beaucoup sur son bureau, de telle sorte que le prévenu ne pouvait l'apercevoir.
—De qui venait cette lettre? interrogea-t-il.
—D'une personne que je ne nommerai pas.
—Monsieur, fit sévèrement le juge en se redressant, je ne vous dissimulerai pas que votre position est des plus mauvaises. Ne l'aggravez pas par des réticences coupables. Vous êtes ici pour tout dire, monsieur.
—Mes affaires, oui; celles des autres, non.
Albert fit cette dernière réponse d'un ton sec. Il était étourdi, ahuri, crispé par l'allure pressante et irritante de cet interrogatoire qui ne lui laissait pas le temps de respirer. Les questions du juge tombaient sur sa tête plus dru que les coups de marteau du forgeron sur le fer rouge qu'il se hâte de façonner. Ce semblant de rébellion de son «prévenu» inquiéta sérieusement M. Daburon. Il était, en outre, extrêmement surpris de trouver en défaut la perspicacité du vieux policier, absolument comme si Tabaret eût été infaillible. Tabaret avait prédit un alibi irrécusable, et cet alibi n'arrivait pas. Pourquoi? Ce subtil coupable avait-il donc mieux que cela? Quelle ruse gardait-il au fond de son sac? Sans doute il tenait en réserve quelque coup imprévu, peut-être irrésistible! Doucement, pensa le juge, je ne le tiens pas encore. Et vivement, il reprit:
—Poursuivons... Après dîner, qu'avez-vous fait?
—Je suis sorti.
—Pas immédiatement... La bouteille bue, vous avez fumé dans la salle à manger, ce qui a semblé assez extraordinaire pour être remarqué. Quelle espèce de cigares fumez-vous habituellement?
—Des trabucos.
—Ne vous servez-vous pas d'un porte-cigare, pour éviter à vos lèvres le contact du tabac?
—Si, monsieur, répondit Albert, assez surpris de cette série de questions.
—À quelle heure êtes-vous sorti?
—À huit heures environ.
—Aviez-vous un parapluie?
—Oui.
—Où êtes-vous allé?
—Je me suis promené.
—Seul, sans but, toute la soirée?
—Oui, monsieur.
—Alors, tracez-moi votre itinéraire bien exactement.
—Hélas! monsieur, cela même m'est fort difficile. J'étais sorti pour sortir, pour me donner du mouvement, pour secouer la torpeur qui m'accablait depuis trois jours. Je ne sais si vous vous rendez un compte exact de ma situation: j'avais la tête perdue. J'ai marché au hasard, le long des quais, j'ai erré dans les rues...
—Tout cela est bien improbable, interrompit le juge.
M. Daburon devait pourtant savoir que cela était du moins possible. N'avait-il pas eu, lui aussi, une nuit de courses folles à travers Paris? Qu'eût-il répondu à qui lui eût demandé, au matin: «—Où êtes-vous allé?—Je ne sais», ne le sachant pas, en effet. Mais il avait oublié, et ses angoisses du début étaient bien loin. L'interrogatoire commencé, il avait été pris de la fièvre de l'inconnu. Il se retrempait aux émotions de la lutte; la passion de son métier le reprenait.
Il était redevenu juge d'instruction, comme ce maître d'escrime qui, faisant des armes avec son meilleur ami, s'enivre au cliquetis du fer, s'échauffe, s'oublie et le tue.
—Ainsi, reprit M. Daburon, vous n'avez rencontré absolument personne qui puisse venir affirmer ici qu'il vous a vu? Vous n'avez parlé à âme qui vive? Vous n'êtes entré nulle part, ni dans un café ni dans un théâtre, pas même chez un marchand de tabac pour allumer un de vos trabucos?
—Je ne suis entré nulle part.
—Eh bien! monsieur, c'est un grand malheur pour vous, oui, un malheur immense, car je dois vous le dire, c'est précisément pendant cette soirée de mardi, entre huit heures et minuit, que la veuve Lerouge a été assassinée. La justice peut préciser l'heure. Encore une fois, monsieur, dans votre intérêt, je vous engage à réfléchir, à faire un énergique appel à votre mémoire.
L'indication du jour et de l'heure du meurtre parut consterner Albert. Il porta sa main à son front d'un geste désespéré. C'est cependant d'une voix calme qu'il répondit:
—Je suis bien malheureux, monsieur, mais je n'ai pas de réflexions à faire.
La surprise de M. Daburon était profonde. Quoi! pas d'alibi! rien! Ce ne pouvait être un piège ni un système de défense... Était-ce donc là cet homme si fort? Sans doute. Seulement il était pris au dépourvu. Jamais il ne s'était imaginé qu'il fût possible de remonter jusqu'à lui. Et pour cela, en effet, il avait fallu quelque chose comme un miracle.
Le juge enlevait lentement et une à une les grandes feuilles de papier qui recouvraient les pièces à conviction saisies chez Albert.
—Nous allons passer, reprit-il, à l'examen des charges qui pèsent sur vous; veuillez vous approcher. Reconnaissez-vous ces objets pour vous appartenir?
—Oui, monsieur, tout ceci est à moi.
—Bien. Prenons d'abord ce fleuret. Qui l'a brisé?
—Moi, monsieur, en faisant assaut avec monsieur de Courtivois, qui pourra en témoigner.
—Il sera entendu. Et qu'est devenu le bout cassé?
—Je ne sais. Il faudrait sur ce point interroger Lubin, mon valet de chambre.
—Précisément. Il a déclaré avoir cherché ce morceau sans parvenir à le retrouver. Je vous ferai remarquer que la victime a dû être frappée avec un bout de fleuret démoucheté et aiguisé. Ce morceau d'étoffe sur lequel l'assassin a essuyé son arme en est une preuve.
—Je vous prierais, monsieur, d'ordonner, à cet égard, les recherches les plus minutieuses. Il est impossible qu'on ne retrouve pas l'autre moitié de ce fleuret.
—Des ordres seront donnés. Voici, maintenant, calquée sur ce papier, l'empreinte exacte des pas du meurtrier. J'applique dessus une de vos bottines, et la semelle, vous pouvez le voir, s'y adapte avec la dernière précision. Le morceau de plâtre a été coulé dans le creux du talon, vous remarquerez qu'il est en tout pareil à vos propres talons. J'y aperçois même la trace d'une cheville que je rencontre ici.
Albert suivait avec une sollicitude marquée tous les mouvements du juge. Il était manifeste qu'il luttait contre une terreur croissante. Était-il envahi par cette épouvante qui stupéfie les criminels lorsqu'ils sont près d'être confondus? À toutes les remarques du magistrat, il répondait d'une voix sourde:
—C'est vrai, c'est parfaitement vrai.
—En effet, continua M. Daburon; néanmoins, attendez encore avant de vous récrier. Le coupable avait un parapluie. Le bout de ce parapluie s'étant enfoncé dans la terre glaise détrempée, la rondelle de bois ouvragé qui arrête l'étoffe à l'extrémité s'est trouvée moulée en creux. Voici la motte de glaise enlevée avec les plus délicates précautions, et voici votre parapluie. Comparez le dessin des rondelles. Sont-elles semblables, oui ou non?
—Ces choses-là, monsieur, essaya Albert, se fabriquent par quantités énormes.
—Soit, laissons cette preuve. Voyez ce bout de cigare trouvé sur le théâtre du crime, et dites-moi à quelle espèce il appartient et comment il a été fumé?
—C'est un trabucos, et on l'a fumé avec un porte-cigare.
—Comme ceux-ci, n'est-ce pas? insista le juge en montrant les cigares et les bouts d'ambre et d'écume saisis sur la cheminée de la bibliothèque.
—Oui! murmura Albert; c'est une fatalité, c'est une coïncidence étrange!
—Patience! ce n'est rien encore. L'assassin de la veuve Lerouge portait des gants. La victime, dans les convulsions de l'agonie, s'est accrochée aux mains du meurtrier, et des éraillures de peau sont restées entre ses ongles. On les a extraites, et les voici. Elles sont d'un gris perle, n'est-il pas vrai? Or, on a retrouvé les gants que vous portiez mardi, les voici. Ils sont gris et ils sont éraillés. Comparez ces débris à vos gants. Ne s'y rapportent-ils pas? N'est-ce pas la même couleur, la même peau?
Il n'y avait pas à nier, ni à équivoquer, ni à chercher des subterfuges. L'évidence était là, sautant aux yeux. Le fait brutal éclatait. Tout en paraissant s'occuper exclusivement des objets déposés sur son bureau, M. Daburon ne perdait pas de vue le prévenu. Albert était terrifié. Une sueur glacée mouillait son front et glissait en gouttelettes le long de ses joues. Ses mains tremblaient si fort qu'il ne pouvait s'en servir. D'une voix étranglée, il répétait:
—C'est horrible! horrible!
—Enfin, poursuivit l'inexorable juge, voici le pantalon que vous portiez le soir du meurtre. Il est visible qu'il a été mouillé, et à côté de la boue, il porte des traces de terre. Tenez, ici. De plus, il est déchiré au genou. Que vous ne vous souveniez plus des endroits où vous êtes allé vous promener, je l'admets pour un moment, on peut le concevoir, à la rigueur. Mais à qui ferez-vous entendre que vous ne savez pas où vous avez déchiré votre pantalon et éraillé vos gants?
Quel courage résisterait à de tels assauts? La fermeté et l'énergie d'Albert étaient à bout. Le vertige le prenait. Il se laissa tomber lourdement sur une chaise en disant:
—C'est à devenir fou!
—Reconnaissez-vous, insista le juge dont le regard devenait d'une insupportable fixité, reconnaissez-vous que la veuve Lerouge n'a pu être frappée que par vous?
—Je reconnais, protesta Albert, que je suis victime d'un de ces prodiges épouvantables qui font qu'on doute de sa raison. Je suis innocent.
—Alors, dites où vous avez passé la soirée de mardi?
—Eh! monsieur! s'écria le prévenu, il faudrait...
Mais se reprenant presque aussitôt, il ajouta d'une voix éteinte:
—J'ai répondu comme je pouvais le faire. M. Daburon se leva, il arrivait à son grand effet.
—C'est donc à moi, dit-il avec une nuance d'ironie, à suppléer à votre défaillance de mémoire. Ce que vous avez fait, je vais vous le rappeler. Mardi soir, à huit heures, après avoir demandé à l'alcool une affreuse énergie, vous êtes sorti de votre hôtel. À huit heures trente-cinq, vous preniez le chemin de fer à la gare de Saint-Lazare; à neuf heures, vous descendiez à la gare de Rueil, etc., etc.
Et, s'emparant sans vergogne des idées du père Tabaret, le juge d'instruction répéta presque mot pour mot la tirade improvisée la nuit précédente par le bonhomme.
Et il avait tout lieu, en parlant, d'admirer la pénétration du vieil agent. De sa vie son éloquence n'avait produit cette formidable impression. Toutes les phrases, tous les mots portaient. L'assurance déjà ébranlée du prévenu tombait pièce à pièce, pareille à l'enduit d'une muraille qu'on crible de balles.
Albert était, et le juge le voyait, comme un homme qui, roulant au fond d'un précipice, voit céder toutes les branches, manquer tous les points d'appui qui pouvaient retarder sa chute, et qui ressent une nouvelle et plus douloureuse meurtrissure à chacune des aspérités contre lesquelles heurte son corps.
—Et maintenant, conclut le juge d'instruction, écoutez un sage conseil. Ne persistez pas dans un système de négation impossible à soutenir. Rendez-vous! La justice, persuadez-le-vous bien, n'ignore rien de ce qu'il lui importe de savoir. Croyez-moi: efforcez-vous de mériter l'indulgence du tribunal, entrez dans la voie des aveux.
M. Daburon ne supposait pas que son prévenu osât nier encore. Il le voyait écrasé, terrassé, se jetant à ses pieds pour demander grâce. Il se trompait.
Si grande que parût la prostration d'Albert, il trouva dans un suprême effort de sa volonté assez de vigueur pour se redresser et protester encore.
—Vous avez raison, monsieur, dit-il d'une voix triste, mais cependant ferme, tout semble prouver que je suis coupable. À votre place, je parlerais comme vous le faites. Et pourtant, je le jure, je suis innocent.
—Voyons! de bonne foi!... commença le juge.
—Je suis innocent, interrompit Albert, et je le répète sans le moindre espoir de changer en rien votre conviction. Oui, tout parle contre moi, tout, jusqu'à ma contenance devant vous. C'est vrai, mon courage a chancelé devant des coïncidences incroyables, miraculeuses, accablantes. Je suis anéanti, parce que je sens l'impossibilité d'établir mon innocence. Mais je ne désespère pas. Mon honneur et ma vie sont entre les mains de Dieu. À cette heure même où je dois vous paraître perdu, car je ne m'abuse pas, monsieur, je ne renonce pas à une éclatante justification. Je l'attends avec confiance...
—Que voulez-vous dire? interrompit le juge.
—Rien d'autre que ce que je dis, monsieur.
—Ainsi vous persistez à nier?
—Je suis innocent.
—Mais c'est de la folie...
—Je suis innocent.
—C'est bien, fit M. Daburon, pour aujourd'hui en voilà assez. Vous allez entendre la lecture du procès-verbal et on vous reconduira au secret. Je vous exhorte à réfléchir. La nuit vous inspirera peut-être un bon mouvement; si le désir de me parler vous venait, quelle que soit l'heure, envoyez-moi chercher, je viendrai. Des ordres seront donnés. Lisez, Constant.
Quand Albert fut sorti avec les gendarmes:
—Voilà, fit le juge à demi-voix, un obstiné coquin!
Certes, il n'avait plus l'ombre d'un doute. Pour lui, Albert était le meurtrier aussi sûrement que s'il eût tout avoué. Persistât-il dans son système de négation quand même, jusqu'à la fin de l'instruction, il était impossible qu'avec les indices existant déjà une ordonnance de non-lieu fût rendue. Il était donc désormais certain qu'il passerait en cour d'assises. Et il y avait cent à parier contre un qu'à toutes les questions le jury répondrait affirmativement. Cependant, livré à lui-même, M. Daburon n'éprouvait pas cette intime satisfaction non exempte de vanité qu'il ressentait d'ordinaire après une instruction bien menée, lorsqu'il avait réussi à mettre son «prévenu» au point où était Albert. Quelque chose en lui remuait et se révoltait. Au fond de sa conscience, certaines inquiétudes sourdes grouillaient. Il avait triomphé, et sa victoire ne lui donnait que malaise, tristesse et dégoût.
Une réflexion si simple qu'il ne pouvait comprendre comment elle ne lui était pas venue tout d'abord augmentait son mécontentement et achevait de l'irriter contre lui-même.
—Quelque chose me disait bien, murmurait-il, qu'accepter cette affaire était mal. Je suis puni de n'avoir pas écouté cette voix intérieure. Il fallait se récuser. Dans l'état des choses, ce vicomte de Commarin n'en était ni plus ni moins arrêté, emprisonné, interrogé, confondu, jugé certainement et probablement condamné. Mais alors, étranger à la cause, je pouvais reparaître devant Claire. Sa douleur va être immense. Resté son ami, il m'était permis de compatir à sa douleur, de mêler mes larmes aux siennes, de calmer ses regrets. Avec le temps, elle se serait consolée, elle aurait oublié, peut-être. Elle n'aurait pu s'empêcher de m'être reconnaissante, et qui sait... Tandis que maintenant, quoi qu'il arrive, je suis pour elle un objet d'horreur. Jamais elle ne supportera ma vue. Je resterai éternellement pour elle l'assassin de son amant. J'ai, de mes propres mains, creusé entre elle et moi un de ces abîmes que les siècles ne comblent pas. Je la perds une seconde fois par ma faute, par ma très grande faute.
Le malheureux juge s'adressait les plus amers reproches. Il était désespéré. Jamais il n'avait tant haï Albert, ce misérable qui, souillé d'un crime, se mettait en travers de son bonheur. Puis encore, combien il maudissait le père Tabaret! Seul, il ne se serait pas décidé si vite. Il aurait attendu, mûri sa décision, et certainement reconnu les inconvénients qu'il découvrait à cette heure. Ce bonhomme emporté comme un limier mal dressé, avec sa passion stupide, l'avait enveloppé dans un tourbillon, ahuri, circonvenu, entraîné.
C'est précisément ce favorable quart d'heure que choisit le père Tabaret pour faire son apparition chez le juge. On venait de lui apprendre la fin de l'interrogatoire, et il arrivait grillant de savoir ce qui s'était passé, haletant de curiosité, le nez au vent, gonflé du doux espoir d'avoir deviné juste.
—Qu'a-t-il répondu? demanda-t-il avant même d'avoir refermé la porte.
—Il est coupable, évidemment, répondit le juge avec une brutalité bien éloignée de son caractère.
Le père Tabaret demeura tout interdit de ce ton. Lui qui arrivait pour récolter des éloges à panier ouvert! Aussi est-ce avec une timidité très hésitante qu'il offrit ses humbles services.
—Je venais, dit-il modestement, afin de savoir de monsieur le juge si quelques investigations ne seraient pas nécessaires pour démolir l'alibi invoqué par le prévenu.
—Il n'a pas d'alibi, répondit sèchement le magistrat.
—Comment! s'écria le bonhomme, il n'a pas d'a... Bête que je suis, ajouta-t-il, monsieur le juge l'a fait mat en trois questions. Il a tout avoué.
—Non, fit avec impatience le juge, il n'avoue rien. Il reconnaît que les preuves sont décisives; il ne peut donner l'emploi de son temps; mais il proteste de son innocence.
Au milieu du cabinet, le bonhomme Tabaret, bouche béante, les yeux prodigieusement écarquillés, demeurait debout dans la plus grotesque attitude que puisse affecter l'étonnement.
Littéralement les bras lui tombaient. En dépit de sa colère, M. Daburon ne put retenir un sourire, et Constant dessina la grimace qui, sur ses lèvres, indique une hilarité atteignant son paroxysme.
—Pas d'alibi! murmurait le bonhomme, rien, pas d'explications, un pareil coquin! Cela ne se conçoit ni ne se peut. Pas d'alibi! Il faut que nous nous soyons mépris; celui-ci alors ne serait pas le coupable; ce ne peut être lui, ce n'est pas lui...
Le juge d'instruction pensa que son vieux volontaire était allé attendre l'issue de l'interrogatoire chez le marchand de vins du coin ou que sa cervelle s'était détraquée.
—Malheureusement, dit-il, nous ne nous sommes pas trompés. Il n'est que trop clairement démontré que monsieur de Commarin est le meurtrier. Au surplus, si cela peut vous être agréable, demandez à Constant son procès-verbal et prenez-en connaissance pendant que je remets un peu d'ordre dans mes paperasses.
—Voyons! fit le bonhomme avec un empressement fiévreux.
Il s'assit à la place de Constant, et posant ses coudes sur la table, enfonçant ses mains dans les cheveux, en moins de rien il dévora le procès-verbal.
Quand il eut fini, il se releva effaré, pâle, la figure renversée.
—Monsieur, dit-il au juge d'une voix étranglée, je suis la cause involontaire d'un épouvantable malheur: cet homme est innocent.
—Voyons, voyons! fit M. Daburon sans interrompre ses préparatifs de départ, vous perdez la tête, mon cher monsieur Tabaret. Comment, après ce que vous venez de lire...
—Oui, monsieur, oui, après ce que je viens de lire, je vous crie: «Arrêtez!», ou nous allons ajouter une erreur à la déplorable liste des erreurs judiciaires! Revoyez-le, là, de sang-froid, cet interrogatoire: il n'est pas une réponse qui ne disculpe cet infortuné, pas un mot qui ne soit un trait de lumière. Et il est en prison, au secret?...
—Et il y restera, s'il vous plaît! interrompit le juge. Est-ce bien vous qui parlez ainsi, après ce que vous disiez cette nuit, lorsque j'hésitais, moi!
—Mais, monsieur! s'écria le bonhomme, je vous dis précisément la même chose. Ah! malheureux Tabaret, tout est perdu, on ne t'a pas compris. Pardonnez, si je m'écarte du respect dû au magistrat, monsieur le juge, vous n'avez pas saisi ma méthode. Elle est bien simple, pourtant. Un crime étant donné, avec ses circonstances et ses détails, je construis pièce par pièce un plan d'accusation que je ne livre qu'entier et parfait. S'il se rencontre un homme à qui ce plan s'applique exactement dans toutes ses parties, l'auteur du crime est trouvé, sinon on a mis la main sur un innocent. Il ne suffit pas que tel ou tel épisode tombe juste; non, c'est tout ou rien. Cela est infaillible. Or, ici, comment suis-je arrivé au coupable? En procédant par induction du connu à l'inconnu. J'ai examiné l'œuvre et j'ai jugé l'ouvrier. Le raisonnement et la logique nous conduisent à qui? À un scélérat déterminé, audacieux et prudent, rusé comme le bagne. Et vous pouvez croire qu'un tel homme a négligé une précaution que n'omettrait pas le plus vulgaire coquin! C'est invraisemblable. Quoi! cet homme est assez habile pour ne laisser que des indices si faibles qu'ils échappent à l'œil exercé de Gévrol, et vous voulez qu'il ait comme à plaisir préparé sa perte en disparaissant une nuit entière! C'est impossible. Je suis sûr de mon système comme d'une soustraction dont on a fait la preuve. L'assassin de La Jonchère a un alibi. Albert n'en invoque pas, donc il est innocent.
M. Daburon examinait le vieil agent avec cette attention ironique qu'on accorde au spectacle d'une monomanie singulière. Quand il s'arrêta:
—Excellent monsieur Tabaret, lui dit-il, vous n'avez qu'un tort: vous pêchez par excès de subtilité. Vous accordez trop libéralement à autrui la prodigieuse finesse dont vous êtes doué. Notre homme a manqué de prudence parce qu'il se croyait au-dessus du soupçon.
—Non, monsieur, non, mille fois non. Mon coupable à moi, le vrai, celui que nous avons manqué, craignait tout. Voyez d'ailleurs si Albert se défend. Non. Il est anéanti parce qu'il reconnaît des concordances si fatales qu'elles semblent le condamner sans retour. Cherche-t-il à se disculper? Non. Il répond simplement: «C'est terrible.» Et cependant, d'un bout à l'autre, je sens comme une réticence que je ne m'explique pas.
—Je me l'explique fort bien, moi, et je suis aussi tranquille que s'il avait tout confessé. J'ai assez de preuves pour cela.
—Hélas! monsieur, des preuves! Il y en a toujours contre ceux qu'on arrête. Il y en avait contre tous les innocents qui ont été condamnés. Des preuves!... J'en avais relevé bien d'autres contre Kaiser, ce pauvre petit tailleur...
—Alors, interrompit le juge impatienté, si ce n'est pas lui, ayant tout intérêt au crime, qui l'a commis, qui donc est-ce? son père, le comte de Commarin!
—Non, mon assassin est jeune.
M. Daburon avait rangé ses papiers et terminé ses préparatifs. Il prit son chapeau et, s'apprêtant à sortir:
—Vous voyez donc bien! répondit-il. Allons, jusqu'au revoir, monsieur Tabaret, et changez-moi vos fantômes. Demain nous recauserons de tout cela, pour ce soir je succombe de fatigue. Constant, ajouta-t-il, passez au greffe pour le cas où le prévenu Commarin désirerait me parler.
Il gagnait la porte; le père Tabaret lui barra le passage.
—Monsieur, disait le bonhomme, au nom du Ciel! écoutez-moi. Il est innocent, je vous le jure; aidez-moi à trouver le coupable. Monsieur, songez à vos remords, si nous faisions couper le cou à...
Mais le magistrat ne voulait plus rien entendre; il évita lestement le père Tabaret et s'élança dans la galerie.
Le bonhomme, alors, se retourna vers Constant. Il voulait le convaincre, le persuader, lui prouver... Peines perdues! Le long greffier se hâtait de plier bagage, songeant à sa soupe qui se refroidissait.
Mis à la porte du cabinet, bien malgré lui, le père Tabaret se trouva seul dans la galerie obscure à cette heure. Tous les bruits du Palais avaient cessé, on pouvait se croire dans une vaste nécropole. Le vieux policier, au désespoir, s'arrachait les cheveux à pleines mains.
—Malheur! disait-il, Albert est innocent, et c'est moi qui l'ai livré! C'est moi, vieux fou, qui ai fait entrer dans l'esprit obtus de ce juge une conviction que je n'en puis plus arracher. Il est innocent et il endure les plus terribles angoisses. S'il allait se suicider! On a des exemples de malheureux qui, désespérés d'être faussement accusés, se sont tués dans leur prison. Pauvre humanité! Mais je ne l'abandonnerai pas. Je l'ai perdu, je le sauverai. Il me faut le coupable, je l'aurai. Et il payera cher mon erreur, le brigand!
XIII
Après qu'au sortir du cabinet du juge d'instruction Noël Gerdy eut installé le comte de Commarin dans sa voiture, qui stationnait sur le boulevard en face de la grille du Palais, il parut disposé à s'éloigner.
Appuyé d'une main contre la portière qu'il maintenait entrouverte, il s'inclina profondément en demandant:
—Quand aurai-je, monsieur, l'honneur d'être admis à vous présenter mes respects?
—Montez, dit le vieillard.
L'avocat, sans se redresser, balbutia quelques excuses. Il invoquait, pour se retirer, des motifs graves. Il était urgent, affirmait-il, qu'il rentrât chez lui.
—Montez! répéta le comte d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
Noël obéit.
—Vous retrouvez votre père, fit à demi-voix M. de Commarin, mais je dois vous prévenir que du même coup vous perdez votre liberté.
La voiture partit, et alors seulement le comte remarqua que Noël avait modestement pris place sur la banquette de devant. Cette humilité parut lui déplaire beaucoup.
—À mes côtés, donc, dit-il; êtes-vous fou, monsieur? N'êtes-vous pas mon fils! L'avocat, sans répondre, s'assit près du terrible vieillard, se faisant aussi petit que possible.
Il avait reçu un terrible choc chez M. Daburon, car il ne lui restait rien de son assurance habituelle, de ce sang-froid un peu raide sous lequel il dissimulait ses émotions. Par bonheur, la course lui donna le temps de respirer et de se rétablir un peu.
Entre le Palais de Justice et l'hôtel, pas un mot ne fut échangé entre le père et le fils.
Lorsque la voiture s'arrêta devant le perron et que le comte en descendit, aidé par Noël, il y eut comme une émeute parmi les domestiques.
Ils étaient, il est vrai, peu nombreux, à peine une quinzaine, presque toute la livrée ayant été mandée au Palais. Mais le comte et l'avocat avaient à peine disparu que tous ils se trouvèrent, comme par enchantement, réunis dans le vestibule. Il en était venu du jardin et des écuries, de la cave et des cuisines. Presque tous avaient le costume de leurs attributions; un jeune palefrenier même était accouru avec ses sabots pleins de paille, jurant dans cette entrée dallée de marbre comme un roquet galeux sur un tapis des Gobelins. L'un de ces messieurs avait reconnu Noël pour le visiteur du dimanche et c'en était assez pour mettre le feu à toutes ces curiosités altérées de scandale.
Depuis le matin, d'ailleurs, l'événement survenu à l'hôtel Commarin faisait sur toute la rive gauche un tapage affreux. Mille versions circulaient, revues, corrigées et augmentées par la méchanceté et l'envie, les unes abominablement folles, les autres simplement idiotes. Vingt personnages, excessivement nobles et encore plus fiers, n'avaient pas dédaigné d'envoyer leur valet le plus intelligent pousser une petite visite aux gens du comte, à la seule fin d'apprendre quelque chose de positif. En somme, on ne savait rien, et cependant on savait tout.
Explique qui voudra le phénomène fréquent que voici: un crime est commis, la justice arrive s'entourant de mystère, la police ignore encore à peu près tout, et déjà cependant des détails de la dernière exactitude courent les rues.
—Comme cela, disait un homme de la cuisine, ce grand brun avec des favoris serait le vrai fils du comte!
—Vous l'avez dit, répondait un des valets qui avait suivi M. de Commarin; quant à l'autre, il n'est pas plus son fils que Jean que voici, et qui sera fourré à la porte si on l'aperçoit ici avec ses escarpins en cuir de brouette.
—Voilà une histoire! s'exclama Jean, peu soucieux du danger qui le menaçait.
—Il est connu qu'il en arrive tous les jours comme ça dans les grandes maisons, opina le cuisinier.
—Comment diable cela s'est-il fait?
—Ah! voilà! Il paraîtrait qu'autrefois, un jour que madame défunte était allée se promener avec son fils âgé de six mois, l'enfant fut volé par des bohémiens. Voilà une pauvre femme bien en peine, vu surtout la frayeur qu'elle avait de son mari, qui n'est pas bon. Pour lors, que fait-elle? Ni une ni deux, elle achète le moutard d'une marchande des quatre saisons qui passait, et ni vu ni connu je t'embrouille, monsieur n'y a vu que du feu.
—Mais l'assassinat! l'assassinat!
—C'est bien simple. Quand la marchande a vu son mioche dans une bonne position, elle l'a fait chanter, cette femme, oh! mais chanter à lui casser la voix. Monsieur le vicomte n'avait plus un sou à lui. Tant et tant qu'il s'est lassé à la fin, et qu'il lui a réglé son compte définitif.
—Et l'autre qui est là, le grand brun?
L'orateur allait, sans nul doute, continuer et donner les explications les plus satisfaisantes, lorsqu'il fut interrompu par l'entrée de M. Lubin, qui revenait du Palais en compagnie du jeune Joseph. Son succès assez vif jusque-là fut coupé net comme l'effet d'un chanteur simplement estimé lorsque le ténor-étoile entre en scène. L'assemblée entière se tourna vers le valet de chambre d'Albert, tous les yeux le supplièrent. Il devait savoir, il devenait l'homme de la situation. Il n'abusa pas de ses avantages et ne fit pas trop languir son monde.
—Quel scélérat! s'écria-t-il tout d'abord, quel vil coquin que cet Albert!
Il supprimait carrément le «monsieur» et le «vicomte», et généralement on l'approuva.
—Au reste, ajouta-t-il, je m'en étais toujours douté. Ce garçon-là ne me revenait qu'à demi. Voilà pourtant à quoi on est exposé tous les jours dans notre profession, et c'est terriblement désagréable. Le juge ne me l'a pas caché. «Monsieur Lubin, m'a-t-il dit, il est vraiment bien pénible pour un homme comme vous d'avoir été au service d'une pareille canaille.» Car vous savez, outre une vieille femme de plus de quatre-vingts ans, il a assassiné une petite fille d'une douzaine d'années. La petite fille, m'a dit le juge, est hachée en morceaux.
—Tout de même, objecta Joseph, il faut qu'il soit bien bête. Est-ce qu'on fait ces ouvrages-là soi-même quand on est riche, tandis qu'il y a tant de pauvres diables qui ne demandent qu'à gagner leur vie?
—Bast! affirma M. Lubin d'un ton capable, vous verrez qu'il sortira de là blanc comme neige. Les gens riches se tiennent tous.
—N'importe, dit le cuisinier, je donnerais bien un mois de mes gages pour être souris et aller écouter ce que disent là-haut monsieur le comte et le grand brun. Si on allait voir un peu dans les environs de la porte!
Cette proposition n'obtint pas la moindre faveur. Les gens de l'intérieur savaient par expérience que dans les grandes occasions l'espionnage était parfaitement inutile.
M. de Commarin connaissait les domestiques pour les pratiquer depuis son enfance. Son cabinet était à l'abri de toutes les indiscrétions.
La plus subtile oreille collée à la serrure de la porte intérieure ne pouvait rien entendre, lors même que le maître était en colère et qu'éclatait sa voix tonnante. Seul, Denis, «Monsieur le premier», comme on l'appelait, était à portée de saisir bien des choses, mais on le payait pour être discret, et il l'était.
En ce moment, M. de Commarin était assis dans ce même fauteuil que la veille il criblait de coups de poing furieux en écoutant Albert.
Depuis qu'il avait touché le marchepied de son équipage, le vieux gentilhomme avait repris sa morgue.
Il redevenait d'autant plus roide et plus entier, qu'il se sentait humilié de son attitude devant le juge, et qu'il s'en voulait mortellement de ce qu'il considérait comme une inqualifiable faiblesse.
Il en était à se demander comment il avait pu céder à un moment d'attendrissement, comment sa douleur avait été si bassement expansive.
Au souvenir des aveux arrachés par une sorte d'égarement, il rougissait et s'adressait les pires injures.
Comme Albert la veille, Noël, rentré en pleine possession de soi-même, se tenait debout, froid comme un marbre, respectueux, mais non plus humble.
Le père et le fils échangeaient des regards qui n'avaient rien de sympathique ni d'amical.
Ils s'examinaient, ils se toisaient presque, comme deux adversaires qui se tâtent de l'œil avant d'engager le fer.
—Monsieur, dit enfin le comte d'un ton sévère, désormais cette maison est la vôtre. À dater de cet instant vous êtes le vicomte de Commarin, vous rentrez dans la plénitude des droits dont vous aviez été frustré. Oh! attendez avant de me remercier. Je veux, pour débuter, vous affranchir de toute reconnaissance. Pénétrez-vous bien de ceci, monsieur: maître des événements, jamais je ne vous eusse reconnu. Albert serait resté où je l'avais placé.
—Je vous comprends, monsieur, répondit Noël. Je crois que jamais je ne me serais décidé à un acte comme celui par lequel vous m'avez privé de ce qui m'appartient. Mais je déclare que, si j'avais eu le malheur de le commettre, j'aurais ensuite agi comme vous. Votre situation est trop en vue pour vous permettre un retour volontaire. Mieux valait mille fois souffrir une injustice cachée qu'exposer le nom à un commentaire malveillant.
Cette réponse surprit le comte, et bien agréablement. L'avocat exprimait ses propres idées. Pourtant il ne laissa rien voir de sa satisfaction, et c'est d'une voix plus rude encore qu'il reprit:
—Je n'ai aucun droit, monsieur, à votre affection; je n'y prétends pas, mais j'exigerai toujours la plus extrême déférence. Ainsi, il est de tradition, dans notre maison, qu'un fils n'interrompe point son père quand celui-ci parle. C'est ce que vous venez de faire. Les enfants n'y jugent pas non plus leurs parents, ce que vous avez fait. Lorsque j'avais quarante ans, mon père était tombé en enfance; je ne me souviens cependant pas d'avoir élevé la voix devant lui. Ceci dit, je continue. Je subvenais à la dépense considérable de la maison d'Albert, complètement distincte de la mienne, puisqu'il avait ses gens, ses chevaux, ses voitures, et de plus je donnais à ce malheureux quatre mille francs par mois. J'ai décidé, afin d'imposer silence à bien des sots propos et pour vous poser de mon mieux, que vous devez tenir un état de maison plus important; ceci me regarde. En outre, je porterai votre pension mensuelle à six mille francs, que je vous engage à dépenser le plus noblement possible, en vous donnant le moins de ridicule que vous pourrez. Je ne saurais trop vous exhorter à la plus grande circonspection. Surveillez-vous, pesez vos paroles, raisonnez vos moindres démarches. Vous allez devenir le point de mire des milliers d'oisifs impertinents qui composent notre monde; vos bévues feraient leurs délices. Tirez-vous l'épée?
—Je suis de seconde force.
—Parfait! Montez-vous à cheval?
—Du tout, mais dans six mois je serai bon cavalier ou je me serai cassé le cou.
—Il faut devenir cavalier et ne se rien casser. Poursuivons... Naturellement vous n'occuperez pas l'appartement d'Albert, il sera muré dès que je serai débarrassé des gens de police. Dieu merci! l'hôtel est vaste. Vous habiterez l'autre aile et on arrivera chez vous par un autre escalier. Gens, chevaux, voitures, mobilier, tout ce qui était au service ou à l'usage du vicomte va, coûte que coûte, être remplacé d'ici quarante-huit heures. Il faut que le jour où on vous verra, vous ayez l'air installé depuis des siècles. Ce sera un esclandre affreux; je ne sais pas de moyen de l'éviter. Un père prudent vous enverrait passer quelques mois à la cour d'Autriche ou à celle de Russie; la prudence ici serait folie. Mieux vaut une horrible clameur qui tombe vite que de sourds murmures qui s'éternisent. Allons au-devant de l'opinion, et au bout de huit jours on aura épuisé tous les commentaires, et parler de cette histoire sera devenu provincial. Ainsi, à l'œuvre! Ce soir même les ouvriers seront ici. Et, pour commencer, je vais vous présenter mes gens.
Et passant du projet à l'action, le comte fit un mouvement pour atteindre le cordon de la sonnette. Noël l'arrêta.
Depuis le commencement de cet entretien, l'avocat voyageait au milieu du pays des Mille et une Nuits, une lampe merveilleuse à la main. Une réalité féerique rejetait dans l'ombre ses rêves les plus splendides. Aux paroles du comte, il ressentait comme des éblouissements, et il n'avait pas trop de toute sa raison pour lutter contre le vertige des hautes fortunes qui lui montait à la tête. Touché par une baguette magique, il sentait s'éveiller en lui mille sensations nouvelles et inconnues. Il se roulait dans la pourpre, il prenait des bains d'or.
Mais il savait rester impassible. Sa physionomie avait contracté l'habitude de garder le secret des plus violentes agitations intérieures. Pendant qu'en lui toutes les passions vibraient, il écoutait en apparence avec une froideur triste et presque indifférente.
—Daignez permettre, monsieur, dit-il au comte, que, sans m'écarter des bornes du plus profond respect, je vous présente quelques observations. Je suis touché, plus que je ne saurais l'exprimer, de vos bontés, et cependant je vous prie en grâce d'en retarder la manifestation. Mes sentiments vous paraîtront peut-être justes. Il me semble que la situation me commande la plus grande modestie. Il est bon de mépriser l'opinion, mais non de la défier. Tenez pour certain qu'on va me juger avec la dernière sévérité. Si je m'installe ainsi chez vous, presque brutalement, que ne dira-t-on pas? J'aurai l'air du conquérant vainqueur qui se soucie peu, pour arriver, de passer sur le cadavre du vaincu. On me reprochera de m'être couché dans le lit encore chaud de votre autre fils. On me raillera amèrement de mon empressement à jouir. On me comparera sûrement à Albert, et la comparaison sera toute à mon désavantage, parce que je paraîtrai triompher quand un grand désastre atteint notre maison.
Le comte écoutait sans marque désapprobative, frappé peut-être de la justesse de ces raisons. Noël crut s'apercevoir que sa dureté était beaucoup plus apparente que réelle. Cette persuasion l'encouragea.
—Je vous conjure donc, monsieur, poursuivit-il, de souffrir que pour le moment je ne change rien à ma manière de vivre. En ne me montrant pas, je laisse les propos méchants tomber dans le vide. Je permets de plus à l'opinion de se familiariser avec l'idée du changement à venir. C'est beaucoup déjà que de ne pas surprendre son monde. Attendu, je n'aurai pas l'air d'un intrus en me présentant. Absent, j'ai le bénéfice qu'on a de tout temps accordé à l'inconnu, je me concilie le suffrage de tous ceux qui ont envié Albert, je me donne pour défenseurs tous les gens qui m'attaqueraient demain, si mon élévation les offusquait subitement. En outre, grâce à ce délai, je saurai m'accoutumer à mon brusque changement de fortune. Je ne dois pas porter dans votre monde, devenu le mien, les façons d'un parvenu. Il ne faut pas que mon nom me gêne comme un habit neuf qui n'aurait pas été fait à ma taille. Enfin, de cette façon, il me sera possible d'obtenir sans bruit, presque sous le manteau de la cheminée, les rectifications de l'état civil.
—Peut-être, en effet, serait-ce plus sage, murmura le comte.
Cet assentiment, si aisément obtenu, surprit Noël. Il eut comme l'idée que le comte avait voulu l'éprouver, le tenter. En tout cas, qu'il eût triomphé, grâce à son éloquence, ou qu'il eût simplement évité un piège, il était supérieur. Son assurance en augmenta; il devint tout à fait maître de soi.
—Je dois ajouter, monsieur, continua-t-il, que j'ai moi-même certaines transitions à ménager. Avant de me préoccuper de ceux que je vais trouver en haut, je dois m'inquiéter de ce que je laisse en bas. J'ai des amis et des clients. Cet événement vient me surprendre lorsque je commence à recueillir les fruits de dix ans de travaux et de persévérance. Je n'ai fait encore que semer, j'allais récolter. Mon nom surnage déjà; j'arrive à une petite influence. J'avoue, sans honte, que j'ai jusqu'ici professé des idées et des opinions qui ne seraient pas de mise à l'hôtel de Commarin, et il est impossible que du jour au lendemain...
—Ah! interrompit le comte d'un ton narquois, vous êtes libéral? C'est une maladie à la mode. Albert aussi était fort libéral.
—Mes idées, monsieur, dit vivement Noël, étaient celles de tout homme intelligent qui veut parvenir... Au surplus, tous les partis n'ont-ils pas un seul et même but, qui est le pouvoir? Ils ne diffèrent que par les moyens d'y arriver. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet. Soyez sûr, monsieur, que je saurai porter mon nom, et penser et agir comme un homme de mon rang.
—Je l'entends bien ainsi, dit M. de Commarin, et j'espère n'avoir jamais lieu de regretter Albert.
—Au moins, monsieur, ne serait-ce pas ma faute. Mais, puisque vous venez de prononcer le nom de cet infortuné, souffrez que nous nous occupions de lui.
Le comte attacha sur Noël un regard gros de défiance.
—Que pouvons-nous désormais pour Albert? demanda-t-il.
—Quoi? monsieur! s'écria Noël avec feu, voudriez-vous l'abandonner lorsqu'il ne lui reste plus un ami au monde? Mais il est votre fils, monsieur; il est mon frère, il a porté trente ans le nom de Commarin. Tous les membres d'une famille sont solidaires. Innocent ou coupable, il a le droit de compter sur nous et nous lui devons notre concours.
C'était encore une de ses opinions que le comte retrouvait dans la bouche de son fils, et cette seconde rencontre le toucha.
—Qu'espérez-vous donc, monsieur? demanda-t-il.
—Le sauver, s'il est innocent, et j'aime à me persuader qu'il l'est. Je suis avocat, monsieur, et je veux être son défenseur. On m'a dit parfois que j'avais du talent; pour une telle cause, j'en aurai. Oui, si fortes que soient les charges qui pèsent sur lui, je les écarterai; je dissiperai les doutes; la lumière jaillira à ma voix; je trouverai des accents nouveaux pour faire passer ma conviction dans l'esprit des juges. Je le sauverai, et ce sera ma dernière plaidoirie.
—Et s'il avouait, objecta le comte, s'il avait avoué?
—Alors, monsieur, répondit Noël d'un air sombre, je lui rendrais le dernier service qu'en un tel malheur je demanderais à mon frère: je lui donnerais les moyens de ne pas attendre le jugement.
—C'est bien parler, monsieur, dit le comte; très bien, mon fils! Et il tendit sa main à Noël, qui la pressa en s'inclinant avec une respectueuse reconnaissance.
L'avocat respirait. Enfin, il avait trouvé le chemin du cœur de ce hautain grand seigneur, il avait fait sa conquête, il lui avait plu.
—Revenons à vous, monsieur, reprit le comte. Je me rends aux raisons que vous venez de me déduire. Il sera fait ainsi que vous le désirez. Mais ne prenez cette condescendance que comme une exception. Je ne reviens jamais sur un parti pris, me fût-il même démontré qu'il est mauvais et contraire à mes intérêts. Mais du moins rien n'empêche que vous habitiez chez moi dès aujourd'hui, que vous preniez vos repas avec moi. Nous allons, pour commencer, voir ensemble où vous loger, en attendant que vous occupiez officiellement l'appartement qu'on va préparer pour vous...
Noël eut la hardiesse d'interrompre encore le vieux gentilhomme.
—Monsieur, dit-il, lorsque vous m'avez ordonné de vous suivre, j'ai obéi comme c'était mon devoir. Maintenant il est un autre devoir sacré qui m'appelle. Madame Gerdy agonise en ce moment. Puis-je abandonner à son lit de mort celle qui m'a servi de mère?
—Valérie! murmura le comte.
Il s'accouda sur le bras de son grand fauteuil, le front dans ses mains; il songeait à ce passé tout à coup ressuscité.
—Elle m'a fait bien du mal, reprit-il, répondant à ses pensées; elle a troublé ma vie, mais dois-je être implacable? Elle meurt de l'accusation qui pèse sur Albert, sur notre fils. C'est moi qui l'ai voulu! Sans doute, à cette heure suprême, un mot de moi serait pour elle une immense consolation. Je vous accompagnerai, monsieur.
Noël tressaillit à cette proposition inouïe.
—Oh! monsieur, fit-il vivement, épargnez-vous, de grâce, un spectacle déchirant! Votre démarche serait inutile. Madame Gerdy existe probablement encore, mais son intelligence est morte. Son cerveau n'a pu résister à un choc trop violent. L'infortunée ne saurait ni vous reconnaître ni vous entendre.
—Allez donc seul, soupira le comte; allez, mon fils! Ce mot «mon fils» prononcé avec une intonation notée sonna comme une fanfare de victoire aux oreilles de Noël sans que sa réserve compassée se démentît. Il s'inclina pour prendre congé; le gentilhomme lui fit signe d'attendre.
—Dans tous les cas, ajouta-t-il, votre couvert sera mis ici. Je dîne à six heures et demie précises, je serai content de vous voir.
Il sonna; «monsieur le premier» parut.
—Denis, lui dit-il, aucune des consignes que je donnerai ne regardera monsieur. Vous préviendrez les gens. Monsieur est ici chez lui.
L'avocat sorti, le comte de Commarin éprouva de se trouver seul un bien-être immense.
Depuis le matin, les événements s'étaient précipités avec une si vertigineuse rapidité que sa pensée n'avait pu les suivre. Il pouvait enfin réfléchir.
Voici donc, se disait-il, mon fils légitime. Je suis sûr de la naissance de celui-ci. Certes, j'aurais mauvaise grâce à le renier, je retrouve en lui mon portrait vivant lorsque j'avais trente ans. Il est bien, ce Noël; très bien même. Sa physionomie prévient en sa faveur. Il est intelligent et fin. Il a su être humble sans bassesse et ferme sans arrogance. Sa nouvelle fortune si inattendue ne l'étourdit pas. J'augure bien d'un homme qui sait tenir tête à la prospérité. Il pense bien, il portera fièrement son nom. Et pourtant, je ne sens pour lui nulle sympathie; il me semble que je regretterai mon pauvre Albert. Je n'ai pas su l'apprécier. Malheureux enfant! Commettre un vil crime! Il avait perdu la raison. Je n'aime pas l'œil de celui-ci, il est trop clair. On assure qu'il est parfait. Il montre au moins les sentiments les plus nobles et les plus convenables. Il est doux et fort, magnanime, généreux, héroïque. Il est sans rancune et prêt à se sacrifier pour moi, afin de me récompenser de ce que j'ai fait pour lui.
Il pardonne à madame Gerdy, il aime Albert. C'est à mettre en défiance. Mais tous les jeunes hommes d'aujourd'hui sont ainsi. Ah! nous sommes dans un heureux siècle. Nos fils naissent revenus de toutes les erreurs humaines. Ils n'ont ni les vices, ni les passions, ni les emportements de leurs pères. Et ces philosophes précoces, modèles de sagesse et de vertu, sont incapables de se laisser aller à la moindre folie. Hélas! Albert aussi était parfait, et il a assassiné Claudine! Que fera celui-ci?...
—N'importe, ajouta-t-il à demi-voix, j'aurais dû l'accompagner chez Valérie.
Et, bien que l'avocat fût parti depuis dix bonnes minutes au moins, M. de Commarin, ne s'apercevant pas du temps écoulé, courut à la fenêtre avec l'espérance de voir Noël dans la cour et de le rappeler...
Mais Noël était déjà loin. En sortant de l'hôtel, il avait pris une voiture à la station de la rue de Bourgogne, et s'était fait conduire grand train rue Saint-Lazare.
Arrivé à sa porte, il jeta plutôt qu'il ne donna cinq francs au cocher, et escalada rapidement les quatre étages.
—Qui est venu pour moi? demanda-t-il à la bonne.
—Personne, monsieur.
Il parut délivré d'une lourde inquiétude et continua d'un ton plus calme:
—Et le docteur?
—Il a fait une visite ce matin, répondit la domestique, en l'absence de monsieur, et il n'a pas eu l'air content du tout. Il est revenu tout à l'heure et il est encore là.
—Très bien! je vais lui parler. Si quelqu'un me demande, faites entrer dans mon cabinet dont voici la clé, et appelez-moi.
En entrant dans la chambre de Mme Gerdy, Noël put d'un coup d'œil constater qu'aucun mieux n'était survenu pendant son absence.
La malade, les yeux fermés, la face convulsée, gisait étendue sur le dos. On l'aurait crue morte, sans les brusques tressaillements qui, par intervalles, la secouaient et soulevaient les couvertures.
Au-dessus de sa tête, on avait disposé un petit appareil rempli d'eau glacée qui tombait goutte à goutte sur son crâne et sur son front marbré de larges taches bleuâtres.
Déjà la table et la cheminée étaient encombrées de petits pots garnis de ficelles roses, de fioles à potions et de verres à demi vidés.
Au pied du lit, un morceau de linge taché de sang annonçait qu'on venait d'avoir recours aux sangsues.
Près de l'âtre, où flambait un grand feu, une religieuse de l'ordre de Saint-Vincent-de-Paul était accroupie, guettant l'ébullition d'une bouilloire.
C'était une femme encore jeune, au visage replet plus blanc que ses guimpes. Sa physionomie d'une immobile placidité, son regard morne trahissaient en elle tous les renoncements de la chair et l'abdication de la pensée. Ses jupes de grosse étoffe grise se drapaient autour d'elle en plis lourds et disgracieux. À chacun de ses mouvements, son immense chapelet de buis teint surchargé de croix et de médailles de cuivre s'agitait et traînait à terre avec un bruit de chaînes.
Sur un fauteuil, vis-à-vis du lit de la malade, le docteur Hervé était assis, suivant en apparence avec attention les préparatifs de la sœur. Il se leva avec empressement à l'entrée de Noël.
—Enfin, te voici! s'exclama-t-il en donnant à son ami une large poignée de main.
—J'ai été retenu au Palais, dit l'avocat, comme s'il eût senti la nécessité d'expliquer son absence, et j'y étais, tu peux le penser, sur des charbons ardents.
Il se pencha à l'oreille du médecin et, avec un tremblement d'inquiétude dans la voix, il demanda:
—Eh bien?
Le docteur hocha la tête d'un air profondément découragé.
—Elle va plus mal, répondit-il; depuis ce matin les accidents se succèdent avec une effrayante rapidité.
Il s'arrêta. L'avocat venait de lui saisir le bras et le serrait à le briser. Mme Gerdy s'était quelque peu remuée et avait laissé échapper un faible gémissement.
—Elle t'a entendu, murmura Noël.
—Je le voudrais, fit le médecin, ce serait fort heureux, mais tu dois te tromper. Au surplus, voyons...
Il s'approcha de Mme Gerdy, et tout en lui tâtant le pouls, l'examina avec la plus profonde attention. Puis légèrement, du bout du doigt, il lui souleva la paupière.
L'œil apparut terne, vitreux, éteint.
—Mais viens, juge toi-même, prends-lui la main, parle-lui!
Noël, tout frissonnant, fit ce que lui demandait son ami. Il s'avança, et, se penchant sur le lit, de façon que sa bouche touchait presque l'oreille de la malade, il murmura:
—Ma mère, c'est moi, Noël, ton Noël; parle-moi, fais-moi signe; m'entends-tu, ma mère?
Rien! elle garda son effrayante immobilité; pas un souffle d'intelligence n'agita ses traits.
—Tu vois, fit le docteur, je te le disais bien!
—Pauvre femme! soupira Noël; souffre-t-elle?
—En ce moment, non.
La religieuse s'était relevée et était venue, elle aussi, se placer près du lit.
—Monsieur le docteur, dit-elle, tout est prêt.
—Alors, ma sœur, appelez la bonne, pour qu'elle nous aide, nous allons envelopper votre malade de sinapismes.
La domestique accourut. Entre les bras des deux femmes, Mme Gerdy était comme une morte à laquelle on fait sa dernière toilette. À la rigidité près, c'était un cadavre. Elle avait dû beaucoup souffrir, la pauvre femme, et depuis longtemps, car elle était d'une maigreur qui faisait pitié à voir. La sœur elle-même en était émue, et pourtant elle était bien habituée au spectacle de la souffrance. Combien de malades avaient rendu le dernier soupir entre ses bras, depuis quinze ans qu'elle allait s'asseyant de chevet en chevet!
Noël, pendant ce temps, s'était retiré dans l'embrasure de la croisée, et il appuyait contre les vitres son front brûlant.
À quoi songeait-il, tandis que se mourait, là, à deux pas de lui, celle qui avait donné tant de preuves de maternelle tendresse, d'ingénieux dévouement? La regrettait-il? Ne pensait-il pas plutôt à cette grande et fastueuse existence qui l'attendait là-bas, de l'autre côté de l'eau, au faubourg Saint-Germain? Il se retourna brusquement en entendant à son oreille la voix de son ami.
—Voilà qui est fini, disait le docteur, nous allons attendre l'effet des sinapismes. Si elle les sent, ce sera bon signe; s'ils n'agissent pas, nous essayerons les ventouses.
—Et si elles n'agissent pas non plus?
Le médecin ne répondit que par ce geste d'épaules qui traduit la conviction d'une impuissance absolue.
—Je comprends ton silence, Hervé, murmura Noël. Hélas! tu me l'as dit cette nuit: elle est perdue.
—Scientifiquement, oui. Pourtant, je ne désespère pas encore. Tiens, il n'y a pas un an, le beau-père d'un de nos camarades s'est tiré d'un cas identique. Et je l'ai vu bien autrement bas: la suppuration avait commencé.
—Ce qui me navre, reprit Noël, c'est de la voir en cet état. Faudra-t-il donc qu'elle meure sans recouvrer un instant sa raison? Ne me reconnaîtra-t-elle pas, ne prononcera-t-elle plus une parole?
—Qui sait! Cette maladie, mon pauvre vieux, est faite pour déconcerter toutes les prévisions. D'une minute à l'autre, les phénomènes peuvent varier, suivant que l'inflammation affecte telle ou telle partie de la masse encéphalique. Elle est dans une période d'abolition des sens, d'anéantissement de toutes les facultés intellectuelles, d'assoupissement, de paralysie; il se peut que demain elle soit prise de convulsions, accompagnées d'une exaltation folle des fonctions du cerveau, d'un délire furieux.
—Et elle parlerait alors?
—Sans doute; mais cela ne modifierait ni la nature ni la gravité du mal.
—Et... aurait-elle sa raison?
—Peut-être, répondit le docteur en regardant fixement son ami. Mais pourquoi me demandes-tu cela?
—Eh! mon cher Hervé, un mot de madame Gerdy, un seul me serait si nécessaire!
—Pour ton affaire, n'est-ce pas? Eh bien! je ne puis rien te dire à cet égard, rien te promettre. Tu as autant de chances pour toi que contre toi, seulement, ne t'éloigne pas. Si son intelligence revient, ce ne sera qu'un éclair, tâche d'en profiter. Allons, je me sauve, ajouta le docteur; j'ai encore trois visites à faire.
Noël accompagna son ami. Quand ils furent sur le palier...
—Tu reviendras? lui demanda-t-il.
—Ce soir à neuf heures. Rien à tenter d'ici là. Tout dépend de la garde-malade. Par bonheur, je t'en ai choisi une qui est une perle. Je la connais.
—C'est donc toi qui as fait venir cette religieuse?
—Moi-même, sans ta permission. En serais-tu fâché?
—Pas le moins du monde. Seulement, j'avoue...
—Quoi! tu fais la grimace! Est-ce que par hasard tes opinions politiques te défendraient de faire soigner ta mère, pardon!... madame Gerdy, par une fille de Saint-Vincent?
—Tu sauras, mon cher Hervé...
—Bon! je te vois venir, avec l'éternelle rengaine: elles sont adroites, insinuantes, dangereuses, c'est connu. Si j'avais un vieil oncle à succession, je ne les introduirais pas chez lui. On charge parfois ces bonnes filles de commissions étranges. Mais qu'as-tu à craindre de celle-ci? Laisse donc dire les sots. Héritage à part, les bonnes sœurs sont les premières gardes-malades du monde; je t'en souhaite une à ta dernière tisane. Sur quoi, salut, je suis pressé.
En effet, sans souci de la gravité médicale, le docteur se lança dans l'escalier, pendant que Noël tout pensif, le front chargé d'inquiétudes, regagnait l'appartement de Mme Gerdy.
Sur le seuil de la chambre de la malade, la religieuse épiait le retour de l'avocat.
—Monsieur, fit-elle, monsieur!
—Vous désirez quelque chose, ma sœur?
—Monsieur, la bonne m'a dit de m'adresser à vous pour de l'argent, elle n'en a plus, elle a pris à crédit chez le pharmacien...
—Excusez-moi, ma sœur, interrompit Noël d'un air vivement contrarié; excusez-moi, ma sœur, de n'avoir pas prévenu votre demande... je perds un peu la tête, voyez-vous!
Et, sortant de son portefeuille un billet de cent francs il le posa sur la cheminée.
—Merci! monsieur, dit la sœur, j'inscrirai toutes les dépenses. Nous faisons toujours comme cela, ajouta-t-elle, c'est plus commode pour les familles. On est si troublé quand on voit ceux qu'on aime malades! Ainsi, vous n'avez peut-être pas songé à donner à cette pauvre dame la douceur des secours de notre sainte religion? À votre place, monsieur, j'enverrais, sans tarder, chercher un prêtre...
—Maintenant, ma sœur! Mais voyez donc en quel état elle se trouve! Elle est morte, hélas! ou autant dire. Vous avez vu qu'elle n'a même pas entendu ma voix.
—Peu importe, monsieur, reprit la sœur, vous aurez toujours fait votre devoir. Elle ne vous a pas répondu, mais savez-vous si elle ne répondra pas au prêtre? Ah! vous ne connaissez pas toute la puissance des derniers sacrements. On a vu des agonisants retrouver leur intelligence et leurs forces pour faire une bonne confession et recevoir le corps sacré de Notre Seigneur Jésus-Christ. J'entends souvent des familles dire qu'elles ne veulent pas effrayer leur malade, que la vue du ministre du Seigneur peut inspirer une terreur qui hâte la fin. C'est une bien funeste erreur. Le prêtre n'épouvante pas, il rassure l'âme au seuil du grand passage. Il parle au nom du Dieu des miséricordes qui vient pour sauver et non pour perdre. Je pourrais vous citer bien des exemples de mourants qui ont été guéris rien qu'au contact des saintes huiles.
La bonne sœur parlait d'un ton morne comme son regard. Le cœur, évidemment, n'entrait pour rien dans les paroles qu'elle prononçait. C'était comme une leçon qu'elle débitait. Sans doute elle l'avait apprise autrefois lorsqu'elle était entrée au couvent. Alors elle exprimait quelque chose de ce qu'elle éprouvait. Elle traduisait ses propres impressions. Mais depuis! elle l'avait tant et tant répétée aux parents de tous ses malades que le sens finissait par lui échapper. Ce n'était plus désormais qu'une suite de mots banals qu'elle égrenait comme les dizaines latines de son chapelet. Cela désormais faisait partie de ses devoirs de garde-malade, comme la préparation de tisanes et la confection des cataplasmes.
Noël ne l'écoutait pas, son esprit était bien loin.
—Votre chère maman, poursuivait la sœur, cette bonne dame que vous aimez tant, devait tenir à sa religion, voudrez-vous exposer son âme? Si elle pouvait parler, au milieu de ses cruelles souffrances...
L'avocat allait répliquer lorsque la domestique lui annonça qu'un monsieur qui ne voulait pas dire son nom demandait à lui parler pour une affaire.
—J'y vais, répondit-il vivement.
—Que décidez-vous, monsieur? insista la religieuse.
—Je vous laisse libre, ma sœur, vous ferez ce que vous jugerez convenable.
La digne fille commença la leçon du remerciement, mais inutilement. Noël avait disparu d'un air mécontent et presque aussitôt elle entendit sa voix dans l'antichambre. Il disait:
—Enfin, vous voici, monsieur Clergeot; je renonçais presque à vous voir.
Ce visiteur qu'attendait l'avocat est un personnage bien connu dans la rue Saint-Lazare, du côté de la rue de Provence, dans les parages de Notre-Dame-de-Lorette, et tout le long des boulevards extérieurs, depuis la chaussée des Martyrs jusqu'au rond-point de l'ancienne barrière de Clichy.
M. Clergeot n'est pas plus usurier que le père de M. Jourdain n'était marchand. Seulement, comme il a beaucoup d'argent et qu'il est fort obligeant, il en prête à ses amis, et, en récompense de ce service, il consent à recevoir des intérêts qui peuvent varier entre quinze et cinq cents pour cent.
Excellent homme, il affectionne positivement ses pratiques, et sa probité est généralement appréciée. Jamais il n'a fait saisir un débiteur; il préfère le poursuivre sans trêve et sans relâche pendant dix ans et lui arracher bribe à bribe ce qui lui est dû.
Il doit demeurer vers le haut de la rue de la Victoire. Il n'a pas de magasin et pourtant il vend de toutes choses vendables et de quelques autres encore que la loi ne reconnaît pas comme marchandises, toujours pour être utile au prochain. Parfois il affirme qu'il n'est pas très riche. C'est possible. Il est fantasque, plus encore qu'avide, et effroyablement hardi. Facile à la poche quand on lui convient, il ne prêterait pas cent sous avec Ferrières en garantie à qui n'a pas l'honneur de lui plaire. Il risque d'ailleurs ses fonds sur les cartes les plus chanceuses.
Sa clientèle de prédilection se compose de petites dames, de femmes de théâtre, d'artistes, et de ces audacieux qui abordent les professions qui ne valent que par celui qui les exerce, tels que les avocats et les médecins.
Il prête aux femmes sur leur beauté présente, aux hommes sur leur talent à venir. Gages fragiles! Son flair, on doit l'avouer, jouit d'une réputation énorme. Rarement il s'est trompé. Une jolie fille meublée par Clergeot doit aller loin. Pour un artiste, devoir à Clergeot est une recommandation préférable au plus chaud feuilleton.
Mme Juliette avait procuré à son amant cette utile et honorable connaissance.
Noël, qui savait combien ce digne homme est sensible aux prévenances et chatouilleux sur l'urbanité, commença par lui offrir un siège et lui demanda des nouvelles de sa santé. Clergeot donna des détails. La dent était bonne encore, mais la vue faiblissait. La jambe devenait molle et l'oreille un peu dure. Le chapitre des doléances épuisé...
—Vous savez, dit-il, pourquoi je viens. Vos billets échoient aujourd'hui et j'ai diablement besoin d'argent. Nous disons un de dix, un de sept et un troisième de cinq mille francs; total, vingt-deux mille francs.
—Voyons, monsieur Clergeot, répondit Noël, pas de mauvaise plaisanterie!
—Plaît-il? fit l'usurier. C'est que je ne plaisante pas du tout!
—J'aime à croire que si. Il y a précisément aujourd'hui huit jours que je vous ai écrit pour vous prévenir que je ne serais pas en mesure, et pour vous demander un renouvellement.
—J'ai parfaitement reçu votre lettre.
—Que dites-vous donc, cela étant?
—Ne vous répondant pas, j'ai supposé que vous comprendriez que je ne pouvais satisfaire votre demande. J'espérais que vous vous seriez remué pour trouver la somme.
Noël laissa échapper un geste d'impatience.
—Je ne l'ai pas fait, dit-il. Ainsi, prenez-en votre parti, je suis sans le sou.
—Diable!... Savez-vous que voilà quatre fois déjà que je les renouvelle, ces billets?
—Il me semble que les intérêts ont été bien et dûment payés, et à un taux qui vous permet de ne pas trop regretter le placement.
Clergeot n'aime pas à entendre parler des intérêts qu'on lui donne. Il prétend que cela l'humilie. C'est d'un ton sec qu'il répondit:
—Je ne me plains pas. Je tiens seulement à vous faire remarquer que vous en prenez par trop à l'aise avec moi. Si j'avais mis votre signature en circulation, tout serait payé à l'heure qu'il est.
—Pas davantage.
—Si fait. Le conseil de votre ordre ne badine pas, et vous auriez trouvé le moyen d'éviter les poursuites. Mais vous dites: «Le père Clergeot est bon enfant.» C'est la vérité. Pourtant, je ne le suis qu'autant que cela ne me cause pas trop de préjudice. Or, aujourd'hui, j'ai absolument besoin de mes fonds. Ab-so-lu-ment, ajouta-t-il, scandant les syllabes.
L'air décidé du bonhomme parut inquiéter l'avocat.
—Faut-il vous le répéter? dit-il, je suis complètement à sec, com-plè-te-ment.
—Vrai! reprit l'usurier, c'est fâcheux pour vous. Je me vois obligé de porter mes papiers chez l'huissier.
—À quoi bon? Jouons cartes sur table, monsieur Clergeot. Tenez-vous à grossir les revenus de messieurs les huissiers? Non, n'est-ce pas? Quand vous m'aurez fait beaucoup de frais, cela vous donnera-t-il un centime? Vous obtiendrez un jugement contre moi. Soit! Après? Songez-vous à me saisir? Je ne suis pas ici chez moi, le bail est au nom de madame Gerdy.
—On sait cela. Et quand même, la vente de tout ce qui est ici ne me couvrirait pas.
—C'est donc que vous comptez me faire fourrer à Clichy? Mauvaise spéculation, je vous en préviens; mon état serait perdu, et, plus d'état, plus d'argent.
—Bon! s'écria l'honnête prêteur, voilà que vous me chantez des sottises... Vous appelez cela être franc? À d'autres! Si vous me supposiez capable de la moitié des méchancetés que vous dites, mon argent serait là, dans votre tiroir.
—Erreur! je ne saurais où le prendre, et à moins de le demander à madame Gerdy, ce que je ne veux pas faire...
Un petit rire sardonique et des plus crispants, particulier au père Clergeot, interrompit Noël.
—Ce n'est pas la peine de frapper à cette porte, dit l'usurier, il y a longtemps que le sac de maman est vide, et si la chère dame venait à trépasser—on m'a dit qu'elle est très malade—je ne donnerais pas deux cents louis de sa succession.
L'avocat rougit de colère, ses yeux brillèrent; il dissimula pourtant et protesta avec une certaine vivacité.
—On sait ce qu'on sait, continua tranquillement Clergeot. Écoutez donc: avant de risquer ses sous, on s'informe, ce n'est que juste. Les dernières valeurs de maman ont été lavées en octobre dernier. Ah! la rue de Provence coûte bon. J'ai établi le devis, il est chez moi. Juliette est une femme charmante, c'est sûr; elle n'a pas sa pareille, j'en conviens; mais elle est chère. Elle est même diablement chère!
Noël enrageait d'entendre ainsi traiter sa Juliette par cet honorable personnage. Mais que répondre? D'ailleurs on n'est pas parfait, et M. Clergeot a le défaut de ne pas estimer les femmes, ce qui tient sans doute à ce que son commerce ne lui en a pas fait rencontrer d'estimables. Il est charmant avec ses pratiques du beau sexe, prévenant et même galantin, mais les plus grossières injures seraient moins révoltantes que sa flétrissante familiarité.
—Vous avez marché trop rondement, poursuivit-il sans daigner remarquer le dépit de son client, et je vous l'ai dit dans le temps. Mais bast! vous êtes fou de cette femme. Jamais vous n'avez su lui rien refuser. Avec vous, elle n'a pas le loisir de souhaiter qu'elle est servie. Sottise! Quand une jolie fille désire une chose, il faut la lui laisser désirer longtemps. De cette façon, elle a l'esprit occupé et ne pense pas à un tas d'autres bêtises. Quatre bonnes petites envies bien ménagées doivent durer un an. Vous n'avez pas su soigner votre bonheur. Je sais bien qu'elle a un diable de regard qui donnerait la colique à un saint de pierre, mais on se raisonne, saperlotte! Il n'y a pas à Paris dix femmes entretenues sur ce pied-là. Pensez-vous qu'elle vous en aime davantage! Point. Dès qu'elle vous saura ruiné, elle vous plantera là pour reverdir.
Noël acceptait l'éloquence de son banquier-providence à peu près comme un homme qui n'a pas de parapluie accepte une averse.
—Où voulez-vous en venir? dit-il.
—À ceci: que je ne veux pas renouveler vos billets. Comprenez-vous? À l'heure qu'il est, en battant ferme le rappel des espèces, vous pouvez encore mettre en ligne les vingt-deux mille francs en question. Ne froncez pas le sourcil, vous les trouverez, pour m'empêcher par exemple de vous faire saisir, non ici, ce qui serait idiot, mais chez votre petite femme, qui ne serait pas contente du tout, et qui ne vous le cacherait pas.
—Mais elle est chez elle et vous n'avez pas le droit...
—Après! Elle formera opposition, je m'y attends bien, mais elle vous fera dénicher les fonds. Croyez-moi, parez ce coup-là. Je veux être payé maintenant. Je ne veux pas vous accorder un délai, parce que d'ici trois mois vous aurez usé vos dernières ressources. Ne faites donc pas non, comme cela. Vous êtes dans une de ces situations qu'on prolonge à tout prix. Vous brûleriez le bois du lit de votre mère mourante pour lui chauffer les pieds, à cette créature! Où avez-vous pris les dix mille francs que vous lui avez remis l'autre soir? Qui sait ce que vous allez tenter pour vous procurer de l'argent? L'idée de la garder quinze jours, trois jours, un jour de plus peut vous mener loin. Ouvrez l'œil. Je connais ce jeu-là, moi. Si vous ne lâchez pas Juliette, vous êtes perdu. Écoutez un bon conseil, gratis: il vous faudra toujours la quitter, n'est-ce pas, un peu plus tôt, un peu plus tard? Exécutez-vous aujourd'hui même...
Voilà comment il est, ce digne Clergeot, il ne mâche pas la vérité à ses clients quand ils ne sont pas en mesure. S'ils sont mécontents, tant pis! sa conscience est en repos. Ce n'est pas lui qui prêterait jamais les mains à une folie!
Noël n'en pouvait tolérer davantage; sa mauvaise humeur éclata.
—En voilà assez! s'écria-t-il d'un ton résolu. Vous agirez, monsieur Clergeot, à votre guise; dispensez-moi de vos avis, je préfère la prose de l'huissier. Si j'ai risqué des imprudences, c'est que je puis les réparer, et de façon à vous surprendre. Oui, monsieur Clergeot, je puis trouver vingt-deux mille francs, j'en aurais cent mille demain matin, si bon me semblait; il m'en coûterait juste la peine de les demander. C'est ce que je ne ferai pas. Mes dépenses, ne vous en déplaise, resteront secrètes comme elles l'ont été jusqu'ici. Je ne veux pas qu'on puisse soupçonner ma gêne. Je n'irai pas, par amour pour vous, manquer le but que je poursuis, le jour même où j'y touche!
Il se rebiffe, pensa l'usurier; il est moins bas percé que je ne croyais!
—Ainsi, continua l'avocat, portez vos chiffons chez l'huissier. Qu'il poursuive! Mon portier seul le saura. Dans huit jours, je serai cité au tribunal de commerce et j'y demanderai les vingt-cinq jours de délai que les juges accordent à tout débiteur gêné. Vingt-cinq et huit, dans tous les pays du monde, font trente-trois jours. C'est précisément le répit qui m'est nécessaire. Résumons-nous: acceptez de suite une lettre de change de vingt-quatre mille francs à six semaines, ou... serviteur, je suis pressé, passez chez l'huissier.
—Et dans six semaines, répondit l'usurier, vous serez en mesure exactement comme aujourd'hui. Et quarante-cinq jours de Juliette, c'est des louis...
—Monsieur Clergeot, répliqua Noël, bien avant ce temps ma position aura changé du tout au tout. Mais je vous l'ai dit, ajouta-t-il en se levant, mes instants sont comptés...
—Minute donc, homme de feu! interrompit le doux banquier. Vous dites vingt-quatre mille francs à quarante-cinq jours?
—Oui. Cela fait dans les environs de soixante-quinze pour cent. C'est gracieux.
—Je ne chicane jamais sur les intérêts, fit M. Clergeot, seulement...
Il regarda finement Noël tout en se grattant furieusement le menton, geste qui indiquait chez lui un travail intense du cerveau.
—Seulement, reprit-il, je voudrais bien savoir sur quoi vous comptez.
—C'est ce que je ne vous dirai pas. Vous le saurez, comme tout le monde, avant peu.
—J'y suis! s'écria M. Clergeot, j'y suis! Vous allez vous marier! Parbleu! vous avez déniché une héritière. Votre petite Juliette m'avait dit quelque chose dans ce goût-là ce matin. Ah! vous épousez! Et est-elle jolie? Peu importe. Elle a le sac, n'est-il pas vrai? Vous ne la prendriez pas sans cela. Donc, vous entrez en ménage?
—Je ne dis pas cela.
—Bien! bien! faites le discret, on entend à demi-mot. Un avis pourtant: veillez au grain; votre petite femme a un pressentiment de la chose. Vous avez raison, il ne faut pas chercher d'argent. La moindre démarche suffirait pour mettre le beau-père sur la piste de votre situation financière et vous n'auriez pas la fille. Mariez-vous et soyez sage. Surtout, lâchez Juliette, ou je ne donne pas cent sous de la dot. Ainsi, c'est convenu, préparez une lettre de change de vingt-quatre mille francs, je la prendrai lundi en vous rapportant vos billets.
—Vous ne les avez donc pas sur vous?
—Non. Et pour être franc, je vous avouerai que, sachant bien que je ferais chou blanc, je les ai remis hier avec d'autres à mon huissier. Cependant, dormez tranquille, vous avez ma parole.
M. Clergeot fit mine de se retirer, mais au moment de sortir il se retourna brusquement.
—J'oubliais, dit-il; pendant que vous y serez, faites la lettre de change de vingt-six mille francs. Votre petite femme m'a demandé quelques chiffons que je me propose de lui porter demain, de la sorte ils se trouveront soldés.
L'avocat essaya de se récrier. Certes, il ne refusait pas de payer, seulement il tenait à être consulté pour les achats. Il ne pouvait tolérer qu'on disposât ainsi de sa caisse.
—Farceur! va, fit l'usurier en haussant les épaules. Voudriez-vous donc la contrarier pour une misère, cette femme! Elle vous en fera voir bien d'autres. Comptez qu'elle avalera la dot! Et vous savez, s'il vous faut quelques avances pour la noce, donnez-moi des assurances; faites-moi parler au notaire, et nous nous arrangerons. Allons, je file! À lundi, n'est-ce pas?
Noël prêta l'oreille pour être bien sûr que l'usurier s'éloignait décidément. Lorsqu'il entendit son pas traînard dans l'escalier:
—Canaille! s'écria-t-il, misérable, voleur, vieux fesse-Mathieu! s'est-il fait assez tirer l'oreille! C'est qu'il était décidé à poursuivre! Cela m'aurait bien posé dans l'esprit du comte, s'il était venu à savoir!... Vil usurier! j'ai craint un moment d'être obligé de tout lui dire!...
En continuant de pester et de jurer contre son banquier, l'avocat tira sa montre.
—Cinq heures et demie, déjà! fit-il.
Son indécision était très grande. Devait-il aller dîner avec son père? Pouvait-il quitter madame Gerdy? Le dîner de l'hôtel de Commarin lui tenait bien au cœur, mais, d'un autre côté, abandonner une mourante...
—Décidément, murmura-t-il, je ne puis m'absenter.
Il s'assit devant son bureau et en toute hâte écrivit une lettre d'excuse à son père. Madame Gerdy, disait-il, pouvait rendre le dernier soupir d'une minute à l'autre, il tenait à être là pour le recueillir. Pendant qu'il chargeait sa domestique de remettre ce billet à un commissionnaire qui le porterait au comte, il parut frappé d'une idée subite.
—Et le frère de madame, demanda-t-il, sait-il qu'elle est dangereusement malade?
—Je l'ignore, monsieur, répondit la bonne; en tout cas, ce n'est pas moi qui l'ai prévenu.
—Comment, malheureuse! en mon absence vous n'avez pas songé à l'avertir! Courez chez lui bien vite; qu'on le cherche, s'il n'y est pas; qu'il vienne!
Plus tranquille désormais, Noël alla s'asseoir dans la chambre de la malade. La lampe était allumée, et la sœur allait et venait comme chez elle, remettant tout en place, essuyant, arrangeant. Elle avait un air de satisfaction qui n'échappa point à Noël.
—Aurions-nous quelque lueur d'espoir, ma sœur? interrogea-t-il.
—Peut-être, répondit la religieuse. Monsieur le curé est venu lui-même, monsieur; votre chère maman ne s'est pas aperçue de sa présence; mais il reviendra. Ce n'est pas tout: depuis que monsieur le curé est venu, les sinapismes prennent admirablement, la peau se rubéfie partout; je suis sûre qu'elle les sent.
—Dieu vous entende, ma sœur!
—Oh! je l'ai déjà bien prié, allez! L'important est de ne pas la laisser seule une minute. Je me suis entendue avec la bonne. Quand le docteur sera venu, j'irai me coucher, et elle veillera jusqu'à une heure du matin. Je la relèverai alors...
—Vous vous reposerez, ma sœur, interrompit Noël d'une voix triste. C'est moi, qui ne saurais trouver une heure de sommeil, qui passerai la nuit.
XIV
Pour avoir été repoussé avec perte par le juge d'instruction, harassé d'une journée d'interrogatoire, le père Tabaret ne se tenait pas pour battu. Le bonhomme était plus entêté qu'une mule: c'était son défaut ou sa qualité.
À l'excès du désespoir auquel il avait succombé dans la galerie succéda bientôt cette résolution indomptable qui est l'enthousiasme du danger. Le sentiment du devoir reprenait le dessus. Était-ce donc le moment de se laisser aller à un lâche découragement, quand il y avait la vie d'un homme dans chaque minute! L'inaction serait impardonnable. Il avait poussé un innocent dans l'abîme, à lui de l'en tirer seul, si personne ne voulait prêter son assistance.
Le père Tabaret, aussi bien que le juge, succombait de lassitude. En arrivant au grand air, il s'aperçut qu'il tombait aussi de besoin. Les émotions de la journée l'avaient empêché de sentir la faim, et depuis la veille il n'avait pas pris un verre d'eau. Il entra dans un restaurant du boulevard et se fit servir à dîner.
À mesure qu'il mangeait, non seulement le courage, mais encore la confiance, lui revenaient insensiblement. C'était bien, pour lui, le cas de s'écrier: «Pauvre humanité!» Qui ne sait combien peut changer la teinte des idées, du commencement à la fin d'un repas, si modeste qu'il soit! Il s'est trouvé un philosophe pour prouver que l'héroïsme est une affaire d'estomac.
Le bonhomme envisageait la situation sous un jour bien moins sombre. N'avait-il pas du temps devant lui! Que ne fait pas en un mois un habile homme! Sa pénétration habituelle le trahirait-elle donc? Non, certainement. Son grand regret était de ne pouvoir faire avertir Albert que quelqu'un travaillait pour lui.
Il était tout autre en sortant de table, et c'est d'un pas allègre qu'il franchit la distance qui le séparait de la rue Saint-Lazare. Neuf heures sonnaient lorsque son portier lui tira le cordon.
Il commença par grimper jusqu'au quatrième étage, afin de prendre des nouvelles de son ancienne amie, de celle qu'il appelait jadis l'excellente, la digne Mme Gerdy.
C'est Noël qui vint lui ouvrir, Noël qui sans doute s'était laissé attendrir par les réminiscences du passé, car il paraissait triste comme si celle qui agonisait eût été véritablement sa mère.
Par suite de cette circonstance imprévue, le père Tabaret ne pouvait se dispenser d'entrer, ne fût-ce que cinq minutes, quelque contrariété qu'il éprouvât.
Il sentait fort bien que, se trouvant avec l'avocat, fatalement il allait être amené à parler de l'affaire Lerouge. Et comment en causer, sachant tout, comme il le savait bien mieux que son jeune ami lui-même, sans s'exposer à se trahir? Un seul mot imprudent pouvait révéler le rôle qu'il jouait dans ces funestes circonstances. Or, c'est surtout aux yeux de son cher Noël, désormais vicomte de Commarin, qu'il tenait à rester pur de toute accointance avec la police.
D'un autre côté, pourtant, il avait soif d'apprendre ce qui avait pu se passer entre l'avocat et le comte. L'obscurité, sur ce point unique, irritait sa curiosité. Enfin, comme il n'y avait pas à reculer, il se promit de surveiller sa langue et de rester sur ses gardes.
L'avocat introduisit le bonhomme dans la chambre de Mme Gerdy. Son état, depuis l'après-midi, avait quelque peu changé, sans qu'il fût possible de dire si c'était un bien ou un mal. Un fait patent, c'est que l'anéantissement était moins profond. Ses yeux restaient fermés, mais on pouvait constater quelques clignotements des paupières; elle s'agitait sur ses oreillers et geignait faiblement.
—Que dit le docteur? demanda le père Tabaret, de cette voix chuchotante qu'on prend involontairement dans la chambre d'un malade.
—Il sort d'ici, répondit Noël; avant peu ce sera fini.
Le bonhomme s'avança sur la pointe du pied et considéra la mourante avec une visible émotion.
—Pauvre femme! murmura-t-il, le bon Dieu lui fait une belle grâce, de la prendre. Elle souffre peut-être beaucoup, mais que sont ces douleurs comparées à celle qu'elle endurerait, si elle savait que son fils, son véritable fils, est en prison accusé d'un assassinat!
—C'est ce que je me répète, reprit Noël, pour me consoler un peu de la voir sur ce lit. Car je l'aime toujours, mon vieil ami; pour moi c'est encore une mère. Vous m'avez entendu la maudire, n'est-il pas vrai? Je l'ai dans deux circonstances traitée bien durement, j'ai cru la haïr, mais voilà qu'au moment de la perdre j'oublie tous ses torts pour ne me souvenir que de ses tendresses. Oui, mieux vaut la mort pour elle. Et pourtant, non, je ne crois pas, non, je ne puis croire que son fils soit coupable.
—Non! n'est-ce pas, vous non plus!...
Le père Tabaret mit tant de chaleur, une telle vivacité dans cette exclamation, que Noël le regarda avec une sorte de stupéfaction. Il sentit le rouge lui monter aux joues et il se hâta de s'expliquer.
—Je dis: vous non plus, poursuivit-il, parce que moi, grâce à mon inexpérience peut-être, je suis persuadé de l'innocence de ce jeune homme. Je ne m'imagine pas du tout un garçon de ce rang méditant et accomplissant un si lâche attentat. J'ai causé avec beaucoup de personnes de cette affaire qui fait un bruit d'enfer, tout le monde est de mon avis. Il a l'opinion pour lui, c'est déjà quelque chose.
Assise près du lit, assez loin de la lampe pour rester dans l'ombre, la religieuse tricotait avec fureur des bas destinés aux pauvres. C'était un travail purement machinal, pendant lequel ordinairement elle priait. Mais, depuis l'entrée du père Tabaret, elle oubliait, pour écouter, ses sempiternels orémus. Elle entendait et ne comprenait pas. Sa petite cervelle travaillait à éclater. Que signifiait cette conversation? Quelle pouvait être cette femme, et ce jeune homme qui, n'étant pas son fils, l'appelait «ma mère», et parlait d'un fils véritable accusé d'être un assassin? Déjà, entre Noël et le docteur, elle avait surpris des phrases mystérieuses. Dans quelle singulière maison était-elle tombée? Elle avait un peu peur, et sa conscience était des plus troublées. Ne péchait-elle pas? Elle promit de s'ouvrir à monsieur le curé lorsqu'il viendrait.
—Non, disait Noël, non, monsieur Tabaret, Albert n'a pas l'opinion pour lui. Nous sommes plus forts que cela en France, vous devez le savoir. Qu'on arrête un pauvre diable, fort innocent peut-être du crime qu'on lui impute, volontiers nous le lapiderions. Nous réservons toute notre pitié pour celui qui, très probablement coupable, arrive à la cour d'assises. Tant que la justice doute, nous sommes avec elle contre le prévenu; dès qu'il est avéré qu'un homme est un scélérat, toutes nos sympathies lui sont acquises... voilà l'opinion. Vous comprenez qu'elle ne me touche guère. Je la méprise à ce point, que si, comme j'ose l'espérer encore, Albert n'est pas relâché, c'est moi, entendez-vous, qui serai son défenseur. Oui, je le disais tantôt à mon père, au comte de Commarin, je serai son avocat et je le sauverai.
Volontiers le bonhomme eût sauté au cou de Noël. Il mourait d'envie de lui dire: «Nous serons deux pour le sauver.» Il se contint. L'avocat, après un aveu, ne le mépriserait-il pas? Il se promit pourtant de se dévoiler, si cela devenait nécessaire et si les affaires d'Albert prenaient une plus fâcheuse tournure. Pour le moment, il se contenta d'approuver de toutes ses forces son jeune ami.
—Bravo! mon enfant, fit-il, voilà qui est d'un noble cœur. J'avais craint de vous voir gâté par les richesses et les grandeurs; réparation d'honneur. Vous resterez, je le sens, ce que vous étiez dans un rang plus modeste. Mais, dites-moi, vous avez donc vu le comte votre père?
Alors seulement Noël sembla remarquer les yeux de la sœur qui, allumés par la curiosité la plus pressante, brillaient sous ses guimpes, comme des escarboucles. D'un regard il l'indiqua au bonhomme.
—Je l'ai vu, répondit-il, et tout est arrangé à ma satisfaction... Je vous dirai tout, en détail, plus tard, lorsque nous serons plus tranquilles. Devant ce lit, je rougis presque de mon bonheur...
Force était au père Tabaret de se contenter de cette réponse et de cette promesse.
Voyant qu'il n'apprendrait rien ce soir, il parla de s'aller mettre au lit, se déclarant rompu par suite de certaines courses qu'il avait été obligé de faire dans la journée. Noël n'insista pas pour le retenir. Il attendait, dit-il, le frère de Mme Gerdy, qu'on était allé chercher plusieurs fois sans le rencontrer. Il était fort embarrassé, ajouta-t-il, de se trouver en présence de ce frère; il ne savait encore quelle conduite tenir. Fallait-il lui dire tout? C'était augmenter sa douleur. D'un autre côté, le silence imposait une comédie difficile. Le bonhomme fut d'avis que mieux valait se taire, quitte à tout expliquer plus tard.
—Quel brave garçon que ce Noël! murmurait le père Tabaret en gagnant le plus doucement possible son appartement.
Depuis plus de vingt-quatre heures il était absent de chez lui, et il s'attendait à une scène formidable de sa gouvernante.
Manette, effectivement, était hors de ses gonds, ainsi qu'elle le déclara tout d'abord, et décidée à chercher une autre condition, si monsieur ne changeait pas de conduite.
Toute la nuit elle avait été sur pied, dans des transes épouvantables, prêtant l'oreille aux moindres bruits de l'escalier, s'attendant à chaque minute à voir rapporter sur un brancard son maître assassiné. Par un fait exprès, il y avait eu beaucoup de mouvement dans la maison. Elle avait vu descendre M. Gerdy peu de temps après monsieur, elle l'avait aperçu remontant deux heures plus tard. Puis il était venu du monde, on était allé quérir le médecin. De telles émotions la tuaient, sans compter que son tempérament ne lui permettait pas de supporter des factions partielles. Ce que Manette oubliait, c'est que cette faction n'était ni pour son maître ni pour Noël, mais pour un pays à elle, un des beaux hommes de la garde de Paris, qui lui avait promis le mariage, et qu'elle avait attendu en vain, le traître!
Elle éclatait en reproches pendant qu'elle «faisait la couverture» de monsieur, trop franche, affirmait-elle, pour rien garder sur le cœur et pour rester bouche close lorsqu'il s'agissait des intérêts de monsieur, de sa santé et de sa réputation. Monsieur se taisait, n'étant pas en train d'argumenter; il baissait la tête sous la rafale, faisant le gros dos à la grêle. Mais dès que Manette eut achevé ses préparatifs, il la mit à la porte sans façon et donna un double tour à la serrure.
Il s'agissait pour lui de dresser un nouveau plan de bataille et d'arrêter des mesures promptes et décisives. Rapidement il analysa sa situation. S'était-il trompé dans ses investigations? Non. Ses calculs de probabilités étaient-ils erronés? Non. Il était parti d'un fait positif, le meurtre, il en avait reconnu les circonstances, ses prévisions s'étaient réalisées, il devait nécessairement arriver à un coupable tel qu'il l'avait prédit. Et ce coupable ne pouvait être le prévenu de M. Daburon. Sa confiance en un axiome judiciaire l'avait abusé lorsqu'il avait désigné Albert.
Voilà, pensait-il, où conduisent les opinions reçues et ces absurdes phrases toutes faites qui sont comme les jalons du chemin des imbéciles. Livré à mes inspirations, j'aurais creusé plus profondément cette cause, je ne me serais pas fié au hasard. La formule «Cherche à qui le crime profite» peut être aussi absurde que juste. Les héritiers d'un homme assassiné ont en réalité tout le bénéfice du meurtre, tandis que l'assassin recueille tout au plus la montre et la bourse de la victime. Trois personnes avaient intérêt à la mort de la veuve Lerouge: Albert, Mme Gerdy et le comte de Commarin. Il m'est démontré qu'Albert ne peut être coupable, ce n'est pas Mme Gerdy, que l'annonce inopinée du crime de La Jonchère tue; reste le comte. Serait-ce lui? Alors; il n'a pas agi lui-même. Il a payé un misérable, et un misérable de bonne compagnie, s'il vous plaît, portant fines bottes vernies d'un bon faiseur et fumant des trabucos avec un bout d'ambre. Ces gredins si bien mis manquent de nerf ordinairement. Ils filoutent, ils risquent des faux, ils n'assassinent pas. Admettons pourtant que le comte ait rencontré un lapin à poil[3]. Il aurait tout au plus remplacé un complice par un autre plus dangereux. Ce serait idiot, et le comte est un maître homme. Donc il n'est pour rien dans l'affaire. Pour l'acquit de ma conscience je verrai cependant de ce côté.
Autre chose: la veuve Lerouge, qui changeait si bien les enfants en nourrice, pouvait fort bien accepter quantité d'autres commissions périlleuses. Qui prouve qu'elle n'a point obligé d'autres personnes ayant aujourd'hui intérêt à s'en défaire? Il y a un secret, je brûle, mais je ne le tiens pas. Ce dont me voici sûr, c'est qu'elle n'a pas été assassinée pour empêcher Noël de rentrer dans ses droits. Elle a dû être supprimée pour quelque cause analogue, par un solide et éprouvé coquin ayant les mobiles que je soupçonnais à Albert. C'est dans ce sens que je dois poursuivre. Et avant tout, il me faut la biographie de cette obligeante veuve, et je l'aurai, car les renseignements demandés à son lieu de naissance seront probablement au parquet demain.
Revenant alors à Albert, le père Tabaret pesait les charges qui s'élevaient contre ce jeune homme et évaluait les chances qui lui restaient.
—Au chapitre des chances, murmurait-il, je ne vois que le hasard et moi, c'est-à-dire zéro pour le moment. Quant aux charges, elles sont innombrables. Cependant, ne nous montons pas la tête. C'est moi qui les ai amassées, je sais ce qu'elles valent: à la fois tout et rien. Que prouvent des indices, si frappants qu'ils soient, en ces circonstances où on doit se défier même du témoignage de ses sens? Albert est victime de coïncidences inexplicables, mais un mot peut les expliquer. On en a vu bien d'autres! C'était pis dans l'affaire de mon petit tailleur. À cinq heures il achète un couteau qu'il montre à dix de ses amis en disant: «Voilà pour ma femme, qui est une coquine et qui me trompe avec mes garçons.» Dans la soirée, les voisins entendent une dispute terrible entre les époux, des cris, des menaces, des trépignements, des coups, puis subitement tout se tait. Le lendemain, le tailleur avait disparu de son domicile et on trouve la femme morte avec ce même couteau enfoncé jusqu'au manche entre les deux épaules. Eh bien! ce n'était pas le mari qui l'y avait planté, c'était un amant jaloux. Après cela, que croire? Albert, il est vrai, ne veut pas donner l'emploi de sa soirée. Cela ne me regarde pas. La question pour moi n'est pas d'indiquer où il était, mais de prouver qu'il n'était point à La Jonchère. Peut-être est-ce Gévrol qui est sur la bonne piste. Je le souhaite du plus profond de mon cœur. Oui, Dieu veuille qu'il réussisse! Qu'il m'accable après des quolibets les plus blessants, ma vanité et ma sotte présomption ont bien mérité ce faible châtiment. Que ne donnerais-je pas pour le savoir en liberté! La moitié de ma fortune serait un mince sacrifice. Si j'allais échouer! Si, après avoir fait le mal, je me trouvais impuissant pour le bien!...
Le père Tabaret se coucha tout frissonnant de cette dernière pensée.
Il s'endormit, et il eut un épouvantable cauchemar.
Perdu dans la foule ignoble, qui, les jours où la société se venge, se presse sur la place de la Roquette et se fait un spectacle des dernières convulsions d'un condamné à mort, il assistait à l'exécution d'Albert. Il apercevait le malheureux, les mains liées derrière le dos, le col de sa chemise rabattu, gravissant appuyé sur un prêtre les roides degrés de l'échelle de l'échafaud. Il le voyait debout sur la plate-forme fatale, promenant son fier regard sur l'assemblée terrifiée. Bientôt les yeux du condamné rencontraient les siens, et, ses cordes se brisant, il le désignait, lui, Tabaret, à la foule, en disant d'une voix forte: «Celui-là est mon assassin!» Aussitôt une clameur immense s'élevait pour le maudire. Il voulait fuir, mais ses pieds étaient cloués au sol; il essayait de fermer au moins les yeux, il ne pouvait, une force inconnue et irrésistible le contraignait à regarder. Puis Albert s'écriait encore: «Je suis innocent, le coupable est...!» Il prononçait un nom, la foule répétait ce nom, et il ne l'entendait pas, il lui était impossible de le retenir. Enfin la tête du condamné tombait...
Le bonhomme poussa un grand cri et s'éveilla trempé d'une sueur glacée. Il lui fallut un peu de temps pour se convaincre que rien n'était réel de ce qu'il venait de voir et d'entendre, et qu'il se trouvait bien chez lui, dans son lit. Ce n'était qu'un rêve! Mais les rêves, parfois, sont, dit-on, des avertissements du Ciel. Son imagination était à ce point frappée, qu'il fit des efforts inouïs pour se rappeler le nom du coupable prononcé par Albert. N'y parvenant pas, il se leva et ralluma sa bougie; l'obscurité lui faisait peur, la nuit se peuplait de fantômes. Il n'était plus pour lui question de sommeil. Obsédé par ses inquiétudes, il s'accablait des plus fortes injures et se reprochait amèrement des occupations qui jusqu'alors avaient fait ses délices. Pauvre humanité!
Il était fou à lier évidemment le jour où il s'était mis en tête d'aller chercher de l'ouvrage rue de Jérusalem. Belle et noble besogne, en vérité, pour un homme de son âge, bon bourgeois de Paris, riche et estimé de tous! Et dire qu'il avait été fier de ses exploits, qu'il s'était glorifié de sa subtilité, qu'il avait vanté la finesse de son flair, qu'il tirait vanité de ce sobriquet ridicule de Tirauclair! Vieil idiot! qu'avait-il à gagner à ce métier de chien de chasse? Tous les désagréments du monde et le mépris de ses amis, sans compter le danger de contribuer à la condamnation d'un innocent. Comment n'avait-il pas été guéri par l'affaire du petit tailleur?
Récapitulant les petites satisfactions obtenues dans le passé et les comparant aux angoisses actuelles, il se jurait qu'on ne l'y prendrait plus. Albert sauvé, il chercherait des distractions moins périlleuses et plus généralement appréciées. Il romprait des relations dont il rougissait, et, ma foi! la police et la justice s'arrangeraient sans lui.
Enfin, le jour qu'il attendait avec une fébrile impatience parut.
Pour user le temps, il s'habilla lentement, avec beaucoup de soin, s'efforçant d'occuper son esprit à des détails matériels, cherchant à se tromper sur l'heure, regardant vingt fois si sa pendule n'était pas arrêtée.
Malgré toutes ces lenteurs, il n'était pas huit heures lorsqu'il se fit annoncer chez le juge, le priant d'excuser en faveur de la gravité des motifs une visite trop matinale pour n'être pas indiscrète.
Les excuses étaient superflues. On ne dérangeait pas M. Daburon à huit heures du matin. Déjà il était à la besogne. Il reçut avec sa bienveillance habituelle le vieux volontaire de la police, et même le plaisanta un peu de son exaltation de la veille. Qui donc lui aurait cru les nerfs si sensibles? Sans doute la nuit avait porté conseil. Était-il revenu à des idées plus saines, ou bien avait-il mis la main sur le vrai coupable?
Ce ton léger, chez un magistrat qu'on accusait d'être grave jusqu'à la tristesse, navra le bonhomme. Ce persiflage ne cachait-il pas un parti pris de négliger tout ce qu'il pourrait dire? Il le crut, et c'est sans la moindre illusion qu'il commença son plaidoyer.
Il y mit plus de calme, cette fois, mais aussi toute l'énergie d'une conviction réfléchie. Il s'était adressé au cœur, il parla à la raison. Mais, bien que le doute soit essentiellement contagieux, il ne réussit ni à ébranler ni à entamer le juge. Ses plus forts arguments s'émoussaient contre une conviction absolue comme des boulettes de mie de pain sur une cuirasse. Et il n'y avait à cela rien de surprenant.
Le père Tabaret n'avait pour s'appuyer qu'une théorie subtile, des mots. M. Daburon possédait des témoignages palpables, des faits. Et telle était cette cause, que toutes les raisons invoquées par le bonhomme pour justifier Albert pouvaient se retourner contre lui et affirmer sa culpabilité.
Un échec chez le juge entrait trop dans les prévisions du père Tabaret pour qu'il en parût inquiet ou découragé.
Il déclara que pour le moment il n'insisterait pas davantage; il avait pleine confiance dans les lumières et dans l'impartialité de monsieur le juge d'instruction; il lui suffisait de l'avoir mis en garde contre des présomptions que lui-même, malheureusement, avait pris à tâche d'inspirer.
Il allait, ajouta-t-il, s'occuper de recueillir de nouveaux indices. On n'était qu'au début de l'instruction et on ignorait bien des choses, jusqu'au passé de la veuve Lerouge. Que de faits pouvaient se révéler! Savait-on quel témoignage apporterait l'homme aux boucles d'oreilles poursuivi par Gévrol? Tout en enrageant au fond, et en mourant d'envie d'injurier et de battre celui qu'intérieurement il qualifiait de «magistrat inepte», le père Tabaret se faisait humble et doux. C'est qu'il voulait rester au courant des démarches de l'instruction et être informé du résultat des interrogatoires à venir. Enfin, il termina en demandant la grâce de communiquer avec Albert; il pensait que ses services avaient pu mériter cette faveur insigne. Il souhaitait l'entretenir sans témoins dix minutes seulement.
M. Daburon rejeta cette prière. Il déclara que pour le moment le prévenu continuerait à rester au secret le plus absolu.
En manière de consolation, il ajouta que dans trois ou quatre jours peut-être il serait possible de revenir sur cette décision, les motifs qui la déterminaient n'existant plus.
—Votre refus m'est cruel, monsieur, dit le père Tabaret, cependant je le comprends et je m'incline.
Ce fut sa seule plainte, et presque aussitôt il se retira, craignant de ne plus rester maître de son irritation.
Il sentait qu'outre l'immense bonheur de sauver un innocent compromis par son imprudence, il éprouverait une jouissance indicible à se venger de l'entêtement du juge.
—Trois ou quatre jours, murmurait-il, c'est-à-dire trois ou quatre siècles pour l'infortuné qui est en prison. Il en parle bien à l'aise, le cher magistrat! Il faut que d'ici là j'aie fait éclater la vérité.
Oui, trois ou quatre jours, M. Daburon n'en demandait pas davantage pour arracher un aveu à Albert, ou tout au moins pour le forcer à se départir de son système.
Le malheur de la prévention était de ne pouvoir produire aucun témoin ayant aperçu le prévenu dans la soirée du Mardi gras.
Une seule déposition en ce sens devait avoir une importance si capitale, que M. Daburon, dès que le père Tabaret l'eut laissé libre, tourna tous ses efforts de ce côté.
Il pouvait espérer beaucoup encore; on était seulement au samedi, le jour du meurtre était assez remarquable pour préciser les souvenirs, et on n'avait pas eu le temps de procéder à une enquête en règle.
Cinq des plus habiles limiers de la brigade de sûreté furent dirigés sur Bougival, munis de cartes photographiées d'Albert. Ils devaient battre tout le pays entre Rueil et La Jonchère, chercher, s'informer, interroger, se livrer aux plus exactes et aux plus minutieuses investigations. Les photographies facilitaient singulièrement leur tâche. Ils avaient ordre de les montrer partout et à tous et même d'en laisser une douzaine dans le pays, puisqu'on en possédait une assez grande quantité. Il était impossible que par une soirée où il y a tant de monde dehors, personne n'eût rencontré l'original du portrait, soit à la gare de Rueil, soit enfin sur un des chemins qui conduisent à La Jonchère, la grande route et le sentier du bord de l'eau.
Ces dispositions arrêtées, le juge d'instruction se rendit au Palais et envoya chercher son prévenu.
Déjà, dans la matinée, il avait reçu un rapport l'informant, heure par heure, des faits, gestes et dires du prisonnier habilement espionné. Rien en lui, déclarait le compte rendu, ne décelait le coupable. Il avait paru fort triste, mais non accablé. Il n'avait point crié, ni menacé, ni maudit la justice, ni même parlé d'erreur fatale. Après avoir mangé légèrement, il s'était approché de la fenêtre de sa cellule et y était resté appuyé plus d'une grande heure. Ensuite il s'était couché et avait paru dormir paisiblement.
Quelle organisation de fer! pensa M. Daburon, quand le prévenu entra dans son cabinet.
C'est qu'Albert n'avait plus rien du malheureux qui la veille, étourdi par la multiplicité des charges, surpris par la rapidité des coups, se débattait sous le regard du juge d'instruction et semblait près de défaillir. Innocent ou coupable, son parti était pris. Sa physionomie ne laissait aucun doute à cet égard. Ses yeux exprimaient bien cette résolution froide d'un sacrifice librement consenti, et une certaine hauteur qu'on pouvait prendre pour du dédain, mais qu'expliquait un généreux ressentiment de l'injure. En lui on retrouvait l'homme sûr de lui que le malheur fait chanceler, mais qu'il ne renverse pas.
À cette contenance, le juge comprit qu'il devait changer ses batteries. Il reconnaissait une de ces natures que l'attaque provoque à la résistance et que la menace affermit. Renonçant à l'effrayer, il essaya de l'attendrir. C'est une tactique banale, mais qui réussit toujours, comme au théâtre certains effets larmoyants. Le coupable qui a bandé son énergie pour soutenir le choc de l'intimidation se trouve sans force contre les patelinages d'une indulgence d'autant plus grande qu'elle est moins sincère. Or, l'attendrissement était le triomphe de M. Daburon. Que d'aveux il avait su soutirer avec quelques pleurs! Pas un comme lui ne savait pincer ces vieilles cordes qui vibrent encore dans les cœurs les plus pourris: l'honneur, l'amour, la famille.
Pour Albert, il devint doux et bienveillant, tout ému de la compassion la plus vive. Infortuné! combien il devait souffrir, lui dont la vie entière avait été comme un long enchantement! Que de ruines tout à coup autour de lui! Qui donc aurait pu prévoir cela, autrefois, lorsqu'il était l'espérance unique d'une opulente et illustre maison? Évoquant le passé, le juge s'arrêtait à ces réminiscences si touchantes de la première jeunesse et remuait les cendres de toutes les affections éteintes. Usant et abusant de ce qu'il savait de la vie du prévenu, il le martyrisait par les plus douloureuses allusions à Claire. Comment s'obstinait-il à porter seul son immense infortune; n'avait-il donc en ce monde une personne qui s'estimerait heureuse de l'adoucir? Pourquoi ce silence farouche? Ne devait-il pas se hâter de rassurer celle dont la vie était suspendue à la sienne? Que fallait-il pour cela? Un mot. Alors il serait, sinon libre, du moins rendu au monde, la prison deviendrait un séjour habitable, plus de secret, ses amis le visiteraient, il recevrait qui bon lui semblerait.
Ce n'était plus le juge qui parlait, c'était un père qui pour son enfant garde quand même au fond de son cœur des trésors d'indulgence.
M. Daburon fit plus encore. Il voulut, pour un moment, se supposer à la place d'Albert. Qu'aurait-il fait après la terrible révélation? C'est à peine s'il osait s'interroger. Il comprenait le meurtre de la veuve Lerouge, il se l'expliquait, il l'excusait presque. Autre traquenard. C'était un de ces crimes que la société peut, sinon oublier, du moins pardonner jusqu'à un certain point, parce que le mobile n'a rien de honteux. Quel tribunal ne trouverait des circonstances pour une heure de délire si compréhensible? Puis, le premier, le plus grand coupable n'était-il pas le comte de Commarin? N'était-ce pas lui dont la folie avait préparé ce terrible dénouement? Son fils était victime de la fatalité, et il fallait surtout le plaindre.
Sur ce texte, M. Daburon parla longtemps, cherchant les choses les plus propres, selon lui, à amollir le cœur endurci d'un assassin. Et toujours la conclusion était qu'il serait sage d'avouer. Mais il prodigua sa rhétorique absolument comme le père Tabaret avait prodigué la sienne, en pure perte. Albert ne paraissait aucunement touché; ses réponses étaient d'un laconisme extrême. Il commença et finit de même que la première fois en protestant de son innocence.
Une épreuve qu'on a vue souvent donner des résultats restait à tenter.
Dans cette même journée du samedi, Albert fut mis en présence du cadavre de la veuve Lerouge. Il parut impressionné par ce lugubre spectacle, mais non plus que le premier venu forcé de contempler la victime d'un assassinat quatre jours après le crime. Un des assistants ayant dit:
—Ah! si elle pouvait parler!
Il répondit:
—Ce serait un grand bonheur pour moi. Depuis le matin, M. Daburon n'avait pas obtenu le moindre avantage. Il en était à s'avouer l'insuccès de sa comédie, et voilà que cette dernière tentative échouait. L'impassible résignation du prévenu mit le comble à l'exaspération de cet homme si sûr de son fait. Son dépit fut visible pour tous, lorsque, quittant subitement son patelinage, il donna durement l'ordre de reconduire le prévenu en prison.
—Je saurai bien le contraindre à avouer! grondait-il entre ses dents.
Peut-être regrettait-il ces gentils instruments d'instruction du moyen âge, qui faisaient dire au prévenu tout ce qu'on voulait. Jamais, pensait-il, on n'avait rencontré de coupable de cette trempe. Que pouvait-il raisonnablement attendre de son système de dénégation à outrance? Cette obstination, absurde en présence de preuves acquises, agaçait le juge jusqu'à la fureur. Albert confessant son crime l'aurait trouvé disposé à la commisération; le niant, il se heurtait à un implacable ennemi.
C'est que la fausseté de la situation dominait et aveuglait ce magistrat si naturellement bon et généreux. Après avoir souhaité Albert innocent, il le voulait absolument coupable à cette heure. Et cela pour cent raisons qu'il était impuissant à analyser. Il se souvenait trop d'avoir eu le vicomte de Commarin comme rival et d'avoir failli l'assassiner. Ne s'était-il pas repenti jusqu'au remords d'avoir signé le mandat d'arrestation et d'être resté chargé de l'instruction? L'incompréhensible revirement de Tabaret était encore un grief.
Tous ces motifs réunis inspiraient à M. Daburon une animosité fiévreuse et le poussaient dans la voie où il s'était engagé. Désormais c'était moins la preuve de la culpabilité d'Albert qu'il poursuivait que la justification de sa conduite à lui, juge. L'affaire s'envenimait comme une question personnelle.
En effet, le prévenu innocent, il devenait inexcusable à ses propres yeux. Et à mesure qu'il se faisait des reproches plus vifs, et que grandissait le sentiment de ses torts, il était plus disposé à tout tenter pour convaincre cet ancien rival, à abuser même de son pouvoir. La logique des événements l'entraînait. Il semblait que son honneur même fût en jeu, et il déployait une activité passionnée qu'on ne lui avait jamais vue pour aucune autre instruction.
Toute la journée du dimanche, M. Daburon la passa à écouter les rapports des agents à Bougival.
Ils s'étaient donnés, affirmaient-ils, beaucoup de mal; pourtant, ils ne rapportaient aucun renseignement nouveau.
Ils avaient bien ouï parler d'une femme qui prétendait, disait-on, avoir vu l'assassin sortir de chez la veuve Lerouge; mais cette femme, personne n'avait pu la leur désigner positivement ni leur dire son nom.
Mais tous croyaient de leur devoir d'apprendre au juge qu'une enquête se poursuivait en même temps que la leur. Elle était dirigée par le père Tabaret, qui parcourait le pays en tous sens dans un cabriolet attelé d'un cheval très rapide. Il avait dû agir avec une furieuse promptitude, car partout où ils s'étaient présentés on l'avait déjà vu. Il paraissait avoir sous ses ordres une douzaine d'hommes dont quatre au moins appartenaient pour sûr à la rue de Jérusalem. Tous les agents l'avaient rencontré, et il avait parlé à tous. À l'un il avait dit:
—Comment diable montrez-vous ainsi cette photographie? Dans quatre jours vous allez être accablé de témoins qui, pour gagner trois francs, vous dépeindront à qui mieux mieux votre portrait.
Il avait appelé un autre agent sur la grand-route et s'était moqué de lui.
—Vous êtes naïf! lui avait-il crié, de chercher un homme qui se cache sur le chemin de tout le monde: regardez donc à côté, et vous trouverez.
Enfin, il en avait accosté deux qui se trouvaient ensemble dans un café de Bougival et il les avait pris à part.
—Je le tiens, leur avait-il dit. Le gars est fin, il est venu par Chatou. Trois personnes l'ont vu, deux facteurs du chemin de fer et une troisième personne dont le témoignage sera décisif, car elle lui a parlé. Il fumait.
M. Daburon entra dans une telle colère contre le père Tabaret que, sur-le-champ, il partit pour Bougival, bien décidé à ramener à Paris le trop zélé bonhomme, se réservant, en outre, de lui faire plus tard donner sur les doigts par qui de droit. Ce voyage fut inutile. Tabaret, le cabriolet, le cheval rapide et les douze hommes avaient disparu ou du moins furent introuvables.
En rentrant chez lui, très fatigué et aussi mécontent que possible, le juge d'instruction trouva cette dépêche du chef de la brigade de sûreté; elle disait beaucoup en peu de mots:
Rouen, dimanche.
L'homme est trouvé. Ce soir, partons pour Paris. Témoignage précieux. Gévrol
XV
Le lundi matin, dès neuf heures, M. Daburon se disposait à partir pour le Palais, où il comptait trouver Gévrol et son homme et peut-être le père Tabaret.
Ses préparatifs étaient presque terminés lorsque son domestique vint le prévenir qu'une jeune dame, accompagnée d'une femme plus âgée, demandait à lui parler.
Elle n'avait pas voulu donner son nom, disant qu'elle ne le déclinerait que si cela était absolument indispensable pour être reçue.
—Faites entrer, répondit le juge.
Il pensait que ce devait être quelque parente de l'un des prévenus dont il instruisait l'affaire lorsque était arrivé le crime de La Jonchère. Il se promettait d'expédier bien vite l'importune. Il était debout devant sa cheminée et cherchait une adresse dans une coupe précieuse remplie de cartes de visite. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, un froufrou d'une robe de soie glissant le long de l'huisserie, il ne prit pas la peine de se déranger et ne daigna même pas tourner la tête. Il se contenta de jeter dans la glace un regard indifférent. Mais aussitôt il recula avec un mouvement d'effroi, comme s'il eût entrevu un fantôme. Dans son trouble, il lâcha la coupe, qui tomba bruyamment sur le marbre du foyer où elle se brisa en mille morceaux.
—Claire! balbutia-t-il. Claire!...
Et, comme s'il eût craint également, et d'être le jouet d'une illusion, et de voir celle dont il prononçait le nom, il se retourna lentement.
C'était bien Mlle d'Arlange.
Cette jeune fille si fière et si farouche à la fois avait pu s'enhardir jusqu'à venir chez lui, seule ou autant dire, car sa gouvernante, qu'elle laissait dans l'antichambre, ne pouvait compter. Elle obéissait à un sentiment bien puissant, puisqu'il lui faisait oublier sa timidité habituelle.
Jamais, même en ce temps où la voir était son bonheur, elle ne lui avait paru plus sublime. Sa beauté, voilée d'ordinaire par une douce mélancolie, rayonnait et resplendissait. Ses traits avaient une animation qu'il ne leur connaissait pas. Dans ses yeux, rendus plus brillants par des larmes récentes mal essuyées encore, éclatait la plus généreuse résolution. On sentait qu'elle avait la conscience d'accomplir un grand devoir et qu'elle le remplissait noblement, sinon avec joie, du moins avec cette simplicité qui à elle seule est de l'héroïsme.
Elle s'avança calme et digne, et tendit sa main au magistrat selon cette mode anglaise que certaines femmes peuvent faire si gracieuse.
—Nous sommes toujours amis, n'est-ce pas? dit-elle avec un triste sourire.
Le magistrat n'osa pas prendre cette main qu'on lui tendait dégantée. C'est à peine s'il l'effleura du bout de ses doigts comme s'il eût craint une commotion trop forte.
—Oui, répondit-il à peine distinctement; je vous suis toujours dévoué. Mlle d'Arlange s'assit dans la vaste bergère où deux nuits auparavant le père Tabaret combinait l'arrestation d'Albert.
M. Daburon demeura debout, appuyé contre la haute tablette de son bureau.
—Vous savez pourquoi je viens? interrogea la jeune fille.
De la tête il fit signe que oui.
Il ne le devinait que trop en effet, et il se demandait s'il saurait résister aux supplications d'une telle bouche. Qu'allait-elle vouloir de lui? que pouvait-il lui refuser? Ah! s'il avait prévu!... Il ne revenait pas de sa surprise.
—Je ne sais cette horrible histoire que d'hier, poursuivit Claire; on avait jugé prudent de me la cacher, et sans ma dévouée Schmidt, j'ignorerais tout encore. Quelle nuit j'ai passée! D'abord j'ai été épouvantée, mais lorsqu'on m'a dit que tout dépendait de vous, mes terreurs ont été dissipées. C'est pour moi, n'est-ce pas, que vous vous êtes chargé de cette affaire? Oh! vous êtes bon, je le sais. Comment pourrai-je jamais vous exprimer toute ma reconnaissance...
Quelle humiliation pour l'honnête magistrat que ce remerciement si plein d'effusion! Oui, il avait au début pensé à Mlle d'Arlange, mais depuis!... Il baissa la tête pour éviter ce beau regard de Claire, si candide et si hardi.
—Ne me remerciez pas, mademoiselle, balbutia-t-il, je n'ai pas les droits que vous croyez à votre gratitude.
Claire avait été tout d'abord trop troublée elle-même pour remarquer l'agitation du magistrat. Le tremblement de sa voix attira son attention; seulement elle ne pouvait en soupçonner la cause. Elle pensa que sa présence réveillait les plus douloureux souvenirs; que sans doute il l'aimait encore et qu'il souffrait. Cette idée l'affligea et la rendit honteuse.
—Et moi, monsieur, reprit-elle, je veux vous bénir quand même. Qui sait si j'aurais pu prendre sur moi d'aller voir un autre juge, de parler à un inconnu? Puis, quel compte, cet autre ne me connaissant pas, aurait-il tenu de mes paroles? Tandis que vous, si généreux, vous allez me rassurer, me dire par quel affreux malentendu il a été arrêté comme un malfaiteur et mis en prison.
—Hélas! soupira le magistrat si bas que Claire l'entendit à peine et ne comprit pas le sens terrible de cette exclamation.
—Avec vous, continua-t-elle, je n'ai pas peur. Vous êtes mon ami, vous me l'avez dit. Vous ne repousserez pas ma prière. Rendez-lui la liberté bien vite. Je ne sais pas au juste de quoi on l'accuse, mais je vous jure qu'il est innocent.
Claire parlait en personne sûre de soi, qui ne voit nul obstacle au désir tout simple et tout naturel qu'elle exprime. Une assurance formelle, donnée par elle, devait suffire amplement. D'un mot, M. Daburon allait tout réparer. Le juge se taisait. Il admirait cette sainte ignorance de toute chose, cette confiance naïve et candide qui ne doute de rien. Elle avait commencé par le blesser, sans le savoir, il est vrai; il ne s'en souvenait plus.
Il était vraiment honnête entre tous, bon entre les meilleurs, et la preuve, c'est qu'au moment de dévoiler la fatale réalité il frissonnait. Il hésitait à prononcer les paroles dont le souffle pareil à un tourbillon allait renverser le fragile édifice du bonheur de cette jeune fille. Lui humilié, lui dédaigné, il allait avoir sa revanche et il n'éprouvait pas le plus léger tressaillement d'une honteuse mais trop explicable satisfaction.
—Et si je vous disais, mademoiselle, commença-t-il, que monsieur Albert n'est pas innocent!
Elle se leva à demi, protestant du geste. Il poursuivit:
—Si je vous disais qu'il est coupable!...
—Oh! monsieur, interrompit Claire, vous ne le pensez pas!
—Je le pense, mademoiselle, prononça le magistrat d'une voix triste, et j'ajouterai que j'en ai la certitude morale.
Claire regardait le juge d'instruction d'un air de stupeur profonde. Était-ce bien lui qui parlait ainsi? Entendait-elle bien? Comprenait-elle? Certes, elle en doutait. Répondait-il sérieusement? Ne l'abusait-il pas par un jeu indigne et cruel? Elle se le demandait avec une sorte d'égarement, car tout lui paraissait possible, probable, plutôt que ce qu'il disait.
Lui, n'osant lever les yeux, continuait d'un ton qui exprimait la plus sincère pitié:
—Je souffre cruellement pour vous, mademoiselle, en ce moment. Pourtant, j'aurai le désolant courage de vous dire la vérité, et vous celui de l'entendre. Mieux vaut que vous appreniez tout de la bouche d'un ami. Rassemblez donc toute votre énergie, affermissez votre âme si noble contre le plus horrible malheur. Non, il n'y a pas de malentendu; non, la justice ne se trompe pas. Monsieur le vicomte de Commarin est accusé d'un assassinat, et tout, m'entendez-vous, tout prouve qu'il l'a commis.
Comme un médecin qui verse goutte à goutte un breuvage dangereux, M. Daburon avait prononcé lentement, mot à mot, cette dernière phrase. Il épiait de l'œil les conséquences, prêt à s'arrêter si l'effet en était trop fort. Il ne supposait pas que cette jeune fille craintive à l'excès, d'une sensibilité presque maladive, pût écouter sans faiblir une pareille révélation. Il s'attendait à une explosion de désespoir, à des larmes, à des cris déchirants. Peut-être s'évanouirait-elle, et il se tenait prêt à appeler la bonne Schmidt.
Il se trompait. Claire se leva comme mue par un ressort, admirable d'énergie et de vaillance. La flamme de l'indignation empourprait sa joue et avait séché ses larmes.
—C'est faux! s'écria-t-elle, et ceux qui disent cela ont menti. Il ne peut pas... non, il ne peut pas être un assassin. Il serait là, monsieur, et lui-même il me dirait: «C'est vrai!» que je refuserais de le croire, je crierais encore: «C'est faux!...»
—Il n'a pas encore avoué, continua le juge, mais il avouera. Et quand même!... Il y a plus de preuves qu'il n'en faut pour le faire condamner. Les charges qui s'élèvent contre lui sont aussi impossibles à nier que le jour qui nous éclaire...
—Eh bien! moi, interrompit Mlle d'Arlange d'une voix où vibrait toute son âme, je vous affirme, je vous répète que la justice se trompe. Oui, insista-t-elle en surprenant un geste de dénégation du juge, oui, il est innocent. J'en serais sûre et je le proclamerais alors même que toute la terre se lèverait pour l'accuser avec vous. Ne voyez-vous donc pas que je le connais mieux qu'il ne peut se connaître lui-même, que ma foi en lui est absolue comme celle que j'ai en Dieu, que je douterais de moi avant de douter de lui!...
Le juge d'instruction essaya timidement une objection. Claire lui coupa la parole.
—Faut-il donc, monsieur, dit-elle, que pour vous convaincre j'oublie que je suis une jeune fille, et que ce n'est pas à ma mère que je parle, mais à un homme? Pour lui je le ferai. Il y a quatre ans, monsieur, que nous nous aimons et que nous nous le sommes dit. Depuis ce temps, je ne lui ai pas dissimulé une seule de mes pensées, il ne m'a pas caché une des siennes. Depuis quatre ans, nous n'avons pas eu l'un pour l'autre de secret; il vivait en moi comme je vivais en lui. Seule, je puis dire combien il est digne d'être aimé. Seule, je sais tout ce qu'il y a de grandeur d'âme, de noblesse de pensée, de générosité de sentiments en celui que vous faites si facilement un assassin. Et je l'ai vu bien malheureux cependant, lorsque tout le monde enviait son sort. Il est comme moi, seul en ce monde; son père ne l'a jamais aimé. Appuyés l'un sur l'autre, nous avons traversé de tristes jours. Et c'est à cette heure que nos épreuves finissent qu'il serait devenu criminel! Pourquoi, dites-le-moi, pourquoi?
—Ni le nom ni la fortune du comte de Commarin ne lui appartenaient, mademoiselle, et il l'a su tout à coup. Seule, une vieille femme pouvait le dire. Pour garder sa situation, il l'a tuée.
—Quelle infamie! s'écria la jeune fille, quelle calomnie honteuse et maladroite! Je la sais, monsieur, cette histoire de grandeur écroulée; lui-même est venu me l'apprendre. C'est vrai, depuis trois jours ce malheur l'accablait. Mais, s'il était consterné, c'était pour moi bien plus que pour lui. Il se désolait en pensant que peut-être je serais affligée quand il m'avouerait qu'il ne pouvait plus me donner tout ce que rêvait son amour. Moi affligée! Eh! que me font ce grand nom et cette fortune immense! Je leur ai dû le seul malheur que je connaisse. Est-ce donc pour cela que je l'aime! Voilà ce que j'ai répondu. Et lui, si triste, il a aussitôt recouvré sa gaieté. Il m'a remerciée disant: «Vous m'aimez, le reste n'est plus rien.» Je lui ai fait alors une querelle pour avoir douté de moi. Et après cela il serait allé assassiner lâchement une vieille femme! Vous n'oseriez le répéter.
Mlle d'Arlange s'arrêta, un sourire de victoire sur les lèvres. Il signifiait, ce sourire: «Enfin, je l'emporte, vous êtes vaincu; à tout ce que je viens de vous dire, que répondre?»
Le juge d'instruction ne laissa pas longtemps cette riante illusion à la malheureuse enfant. Il ne s'apercevait pas de ce que son insistance avait de cruel et de choquant. Toujours la même idée! Persuader Claire, c'était justifier sa conduite!
—Vous ne savez pas, mademoiselle, reprit-il, quels vertiges peuvent faire chanceler la raison d'un honnête homme. C'est à l'instant où une chose nous échappe que nous comprenons bien l'immensité de sa perte. Dieu me préserve de douter de ce que vous me dites! mais représentez-vous la grandeur de la catastrophe qui frappait monsieur de Commarin. Savez-vous si, en vous quittant, il n'a pas été pris du désespoir, et à quelles extrémités il l'a conduit! Il peut avoir eu une heure d'égarement et agir sans la conscience de son action... Peut-être est-ce ainsi qu'il faut expliquer le crime.
Le visage de Mlle d'Arlange se couvrit d'une pâleur mortelle et exprima la plus profonde terreur. Le juge put croire que le doute effleurait enfin ses nobles et pures croyances.
—Il aurait donc été fou! murmura-t-elle.
—Peut-être, répondit le juge, et cependant les circonstances du crime dénotent une savante préméditation. Croyez-moi donc, mademoiselle, doutez. Attendez en priant l'issue de cette affreuse affaire. Écoutez ma voix, c'est celle d'un ami. Jadis vous avez eu en moi la confiance qu'une fille accorde à son père, vous me l'avez dit: ne repoussez pas mes conseils. Gardez le silence, attendez. Cachez à tous votre légitime douleur, vous pourriez plus tard vous repentir de l'avoir laissée éclater. Jeune, sans expérience, sans guide, sans mère, hélas! vous avez mal placé vos premières affections...
—Non, monsieur, non, balbutia Claire. Ah! ajouta-t-elle, vous parlez comme le monde, ce monde prudent et égoïste que je méprise et que je hais.
—Pauvre enfant! continua M. Daburon, impitoyable avec sa compassion, malheureuse jeune fille! Voici votre première déception. On n'en saurait imaginer de plus terrible; peu de femmes sauraient l'accepter. Mais vous êtes jeune, vous êtes vaillante, votre vie ne sera point brisée. Plus tard, vous aurez horreur du crime. Il n'est pas, je le sais par moi-même, de blessure que le temps ne cicatrise...
Claire avait beau prêter toute son attention aux paroles du juge, elles arrivaient à son esprit comme un bruit confus, et le sens lui en échappait.
—Je ne vous comprends plus, monsieur, interrompit-elle; quel conseil me donnez-vous donc?
—Le seul que dicte la raison et que me puisse inspirer mon affection pour vous, mademoiselle. Je vous parle en frère tendre et dévoué. Je vous dis: courage, Claire, résignez-vous au plus douloureux, au plus immense sacrifice que puisse exiger l'honneur d'une jeune fille. Pleurez, oui, pleurez votre amour profané, mais renoncez-y. Priez Dieu qu'Il vous envoie l'oubli. Celui que vous avez aimé n'est plus digne de vous.
Le juge s'arrêta un peu effrayé. Mlle d'Arlange était devenue livide.
Mais, si le corps ployait, l'âme tenait bon encore.
—Vous disiez tout à l'heure, murmura-t-elle, qu'il n'a pu commettre ce forfait que dans un moment d'égarement, dans un accès de folie...
—Oui, cela est admissible.
—Mais alors, monsieur, n'ayant su ce qu'il faisait, il ne serait pas coupable.
Le juge d'instruction oublia certaine question inquiétante qu'il se posait un matin, dans son lit, après sa maladie.
—Ni la justice ni la société, mademoiselle, répondit-il, ne peuvent apprécier cela. À Dieu seul, qui voit au fond des cœurs, il appartient de juger, de décider ces questions qui passent l'entendement humain. Pour nous, monsieur de Commarin est criminel. Il se peut qu'en raison de certaines considérations on adoucisse le châtiment, l'effet moral sera le même. Il se peut qu'on l'acquitte, et je le désire sans l'espérer, il n'en restera pas moins indigne. Toujours il gardera la flétrissure, la tache du sang lâchement versé. Résignez-vous donc.
Mlle d'Arlange arrêta le magistrat d'un regard qu'enflammait le plus vif ressentiment.
—C'est-à-dire! s'écria-t-elle, que vous me conseillez de l'abandonner à son malheur! Tout le monde va s'éloigner de lui et votre prudence m'engage à faire comme tout le monde. Les amis agissent ainsi, m'a-t-on dit, quand un de leurs amis est tombé, les femmes non. Regardez autour de vous; si humilié, si malheureux, si déchu que soit un homme, près de lui vous trouverez la femme qui soutient et console. Quand le dernier des amis s'est enfui courageusement, quand le dernier des parents s'est retiré, la femme reste.
Le juge regrettait de s'être laissé entraîner un peu loin peut-être: l'exaltation de Claire l'effrayait. Il essaya, mais en vain, de l'interrompre.
—Je puis être timide, continuait-elle avec une énergie croissante, je ne suis pas lâche. J'ai choisi Albert entre tous, librement; quoi qu'il advienne, je ne le renierai pas. Non, jamais je ne dirai: «Je ne connais pas cet homme.» Il m'aurait donné la moitié de ses prospérités et de sa gloire, je prendrais, qu'il le veuille ou non, la moitié de sa honte et de ses malheurs! À deux, le fardeau sera moins lourd. Frappez; je me serrerai si fortement contre lui que pas un coup ne l'atteindra sans m'atteindre moi-même. Vous qui me conseillez l'oubli, enseignez-moi donc où le trouver! Moi l'oublier! Est-ce que je le pourrais, quand je le voudrais? Mais je ne le veux pas. Je l'aime; il n'est pas plus en mon pouvoir de cesser de l'aimer que d'arrêter par le seul effort de ma volonté les battements de mon cœur. Il est prisonnier, accusé d'un assassinat, soit: je l'aime. Il est coupable! qu'importe? je l'aime. Vous le condamnerez, vous le flétrirez: flétri et condamné, je l'aimerai encore. Vous l'enverrez au bagne, je l'y suivrai, et au bagne, sous la livrée des forçats, je l'aimerai toujours. Qu'il roule au fond de l'abîme, j'y roulerai avec lui. Ma vie est à lui, qu'il en dispose. Non, rien ne me séparera de lui, rien que la mort, et, s'il faut qu'il monte sur l'échafaud, je mourrai, je le sens bien, du coup qui le frappera.
M. Daburon avait caché son visage entre ses mains; il ne voulait pas que Claire pût y suivre la trace des émotions qui le remuaient.
Comme elle l'aime! se disait-il, comme elle l'aime!
Il était certes à mille lieues de la situation présente. Son esprit s'abîmait dans les plus noires réflexions. Tous les aiguillons de la jalousie le déchiraient.
Quels ne seraient pas ses transports, s'il était l'objet d'une passion irrésistible comme celle qui éclatait devant lui? Que ne donnerait-il pas en retour? Il avait, lui aussi, une âme jeune et ardente, une soif brûlante de tendresse. Qui s'en était inquiété? Il avait été estimé, respecté, craint peut-être, non aimé, et il ne le serait jamais. N'en était-il donc pas digne? Pourquoi tant d'hommes traversent-ils la vie déshérités d'amour, tandis que d'autres, les êtres les plus vils, parfois, semblent posséder un mystérieux pouvoir qui charme, séduit, entraîne, qui inspire ces sentiments aveugles et furieux qui, pour s'affirmer, vont au-devant du sacrifice et l'appellent? Les femmes n'ont-elles donc ni raison ni discernement?
Le silence de Mlle d'Arlange ramena le juge à la réalité.
Il leva les yeux sur elle. Brisée par la violence de son exaltation, elle était retombée sur son fauteuil et respirait avec tant de difficulté que M. Daburon crut qu'elle se trouvait mal. Il allongea vivement la main vers le timbre placé sur son bureau pour demander du secours. Mais, si prompt qu'eût été son mouvement, Claire le prévint et l'arrêta.
—Que voulez-vous faire? demanda-t-elle.
—Vous me paraissiez si souffrante, balbutia-t-il, que je voulais...
—Ce n'est rien, monsieur, répondit-elle. On me croirait faible à me voir, il n'en est rien; je suis forte, sachez-le bien, très forte. Il est vrai que je souffre comme je n'imaginais pas qu'on pût souffrir. C'est qu'il est cruel pour une jeune fille de faire violence à toutes ses pudeurs. Vous devez être content, monsieur, j'ai déchiré tous les voiles et vous avez pu lire jusqu'au fond de mon cœur. Je ne le regrette pourtant pas, c'était pour lui. Ce dont je me repens, c'est de m'être abaissée jusqu'à le défendre. Votre assurance m'avait éblouie. Il me pardonnera cette offense à son caractère. On ne défend pas un homme comme lui, on prouve son innocence. Dieu aidant, je la prouverai.
Mlle d'Arlange se leva à demi comme pour se retirer; M. Daburon la retint d'un signe.
Dans son aberration, il pensait qu'il serait mal à lui de laisser à cette pauvre jeune fille l'ombre d'une illusion. Ayant tant fait que de commencer, il se persuadait que son devoir lui commandait d'aller jusqu'au bout. Il se disait de bonne foi qu'ainsi il sauvait Claire d'elle-même et lui épargnait pour l'avenir de cuisants regrets. Le chirurgien qui a commencé une opération terrible ne la laisse pas inachevée parce que le malade se débat, souffre et crie.
—Il est pénible, mademoiselle..., commença-t-il.
Claire ne le laissa pas achever.
—Il suffit, monsieur, dit-elle; tout ce que vous pouvez dire encore est inutile. Je respecte votre malheureuse conviction; je vous demande en retour quelques égards pour la mienne. Si vous étiez vraiment mon ami, je vous dirais: «Aidez-moi dans la tâche de salut à laquelle je vais me dévouer.» Mais vous ne le voudriez pas, sans doute.
Il était dit que Claire ferait tout pour irriter le malheureux magistrat. Voici maintenant que sa passion arrivait à s'exprimer comme la logique du père Tabaret. Les femmes n'analysent ni ne raisonnent, elles sentent et croient. Au lieu de discuter, elles affirment. De là, peut-être, leur supériorité. Pour Claire, M. Daburon ne sentait pas comme elle devenait son ennemie, et elle le traitait comme tel.
Le juge d'instruction ressentit vivement l'injure. Tiraillé par les scrupules d'une conscience étroite d'un côté, par ses convictions de l'autre, ballotté entre le devoir et la passion, entortillé dans le harnais de sa profession, il était incapable de la réflexion la plus simple. Il agissait depuis trois jours comme un enfant qui s'entête dans sa sottise. Pourquoi cette obstination à ne pas convenir qu'Albert pouvait être innocent? Les investigations dans tous les cas arrivaient au même but. Lui, toujours favorable aux prévenus, il n'admettait pas la possibilité d'une erreur à l'égard de celui-ci.
—Si vous connaissiez les preuves que j'ai entre les mains, mademoiselle, dit-il de ce ton froid qui annonce la détermination de ne pas se laisser aller à la colère, si je vous les exposais, vous n'espéreriez plus.
—Parlez, monsieur, fit impérieusement Claire.
—Vous le voulez, mademoiselle? soit! Je vous détaillerai, si vous l'exigez, toutes les charges recueillies par la justice; je vous appartiens entièrement, vous le savez. Mais à quoi bon énumérer ces présomptions! Il en est une qui, à elle seule, est décisive. Le meurtre a été commis le soir du Mardi gras, et il est impossible au prévenu de déterminer l'emploi de cette soirée. Il est sorti, cependant, et il n'est rentré chez lui qu'à deux heures du matin, ses vêtements souillés et déchirés, ses gants éraillés...
—Oh! assez, monsieur, assez! interrompit Claire, dont les yeux rayonnèrent tout à coup de bonheur. C'était, dites-vous, le soir du Mardi gras?
—Oui, mademoiselle.
—Ah! j'en étais bien sûre! s'écria-t-elle avec l'accent du triomphe. Je vous disais bien, moi, qu'il ne pouvait être coupable!
Elle joignit les mains, et au mouvement de ses lèvres il fut facile de voir qu'elle priait.
L'expression de la foi la plus vive, rencontrée par quelques peintres italiens, illuminait son beau visage, pendant qu'elle rendait grâce à Dieu dans l'effusion de sa reconnaissance.
Le magistrat était si décontenancé qu'il oubliait d'admirer. Il attendait une explication.
—Eh bien? demanda-t-il, n'y tenant plus.
—Monsieur, répondit Claire, si c'est là votre plus forte preuve, elle n'existe plus. Albert a passé près de moi toute la soirée que vous dites.
—Près de vous? balbutia le juge.
—Oui, avec moi, à l'hôtel.
M. Daburon fut abasourdi. Rêvait-il? Les bras lui tombaient.
—Quoi? interrogea-t-il, le vicomte était chez vous; votre grand-mère, votre gouvernante, vos domestiques l'ont vu, lui ont parlé?
—Non, monsieur, il est venu et s'est retiré en secret. Il tenait à n'être vu de personne, il voulait se trouver seul avec moi.
—Ah!... fit le juge avec un soupir de soulagement. Il signifiait, ce soupir: «Tout s'explique. C'était aussi par trop fort. Elle veut le sauver, au risque de compromettre sa réputation. Pauvre fille! Mais cette idée lui est-elle venue subitement?» Ce «Ah!» fut interprété bien différemment par Mlle d'Arlange. Elle pensa que M. Daburon s'étonnait qu'elle eût consenti à recevoir Albert.
—Votre surprise est une injure, monsieur, dit-elle.
—Mademoiselle!...
—Une fille de mon sang, monsieur, peut recevoir son fiancé sans danger, sans qu'il se passe rien dont elle puisse avoir à rougir.
Elle disait cela, et en même temps elle était cramoisie, de honte, de douleur et de colère. Elle se prenait à haïr M. Daburon.
—Je n'ai point eu l'offensante pensée que vous croyez, mademoiselle, dit le magistrat. Je me demande seulement comment monsieur de Commarin est allé chez vous en cachette, lorsque son mariage prochain lui donnait le droit de s'y présenter ouvertement à toute heure. Je me demande encore comment dans cette visite il a pu mettre ses vêtements dans l'état où nous les avons trouvés.
—C'est-à-dire, monsieur, reprit Claire avec amertume, que vous doutez de ma parole!
—Il est des circonstances, mademoiselle...
—Vous m'accusez de mensonge, monsieur. Sachez que, si nous étions coupables, nous ne descendrions pas jusqu'à nous justifier. On ne nous verra jamais ni prier ni demander grâce.
Le ton hautain et méchant de Mlle d'Arlange ne pouvait qu'indigner le juge. Comme elle le traitait! Et cela parce qu'il ne consentait pas à paraître sa dupe...
—Avant tout, mademoiselle, répondit-il sévèrement, je suis magistrat et j'ai un devoir à remplir. Un crime est commis, tout me dit que monsieur Albert de Commarin est coupable, je l'arrête. Je l'interroge et je relève contre lui des indices accablants. Vous venez me dire qu'ils sont faux, cela ne suffit pas. Tant que vous vous êtes adressée à l'ami, vous m'avez trouvé bienveillant et attendri. Maintenant c'est au juge que vous parlez, et c'est le juge qui vous répond: prouvez!
—Ma parole, monsieur...
—Prouvez!...
Mlle d'Arlange se leva lentement, attachant sur le juge un regard plein d'étonnement et de soupçons.
—Seriez-vous donc heureux, monsieur, demanda-t-elle, de trouver Albert coupable? Vous serait-il donc bien doux de le faire condamner? Auriez-vous de la haine contre cet accusé dont le sort est entre vos mains, monsieur le juge? C'est qu'on le dirait presque... Pouvez-vous répondre de votre impartialité? Certains souvenirs ne pèsent-ils pas lourdement dans votre balance? Est-il sûr que ce n'est pas un rival que vous poursuivez armé de la loi?
—C'en est trop! murmurait le juge, c'en est trop!
—Savez-vous, poursuivait Claire froidement, que notre situation est rare et périlleuse en ce moment? Un jour, il m'en souvient, vous m'avez déclaré votre amour. Il m'a paru sincère et profond; il m'a touchée. J'ai dû le repousser parce que j'en aimais un autre, et je vous ai plaint. Voici maintenant que cet autre est accusé d'un assassinat, et c'est vous qui êtes son juge; et je me trouve moi entre vous deux, vous priant pour lui. Accepter d'être juge, c'était consentir à être tout pour lui, et on dirait que vous êtes contre!
Chacune des phrases de Claire tombait sur le cœur de M. Daburon, comme des soufflets sur sa joue.
Était-ce bien elle qui parlait? D'où lui venait cette audace soudaine qui lui faisait rencontrer toutes ces paroles qui trouvaient un écho en lui?
—Mademoiselle, dit-il, la douleur vous égare. À vous seule je puis pardonner ce que vous venez de dire. Votre ignorance des choses vous rend injuste. Vous pensez que le sort d'Albert dépend de mon bon plaisir, vous vous trompez. Me convaincre n'est rien, il faut encore persuader les autres. Que je vous croie, moi, c'est tout naturel, je vous connais. Mais les autres ajouteront-ils foi à votre témoignage quand vous arriverez à eux avec un récit vrai, je le crois, très vrai, mais enfin invraisemblable?
Les larmes vinrent aux yeux de Claire.
—Si je vous ai offensé injustement, monsieur, dit-elle, pardonnez-moi, le malheur rend mauvais.
—Vous ne pouvez m'offenser, mademoiselle, reprit le magistrat, je vous l'ai dit, je vous appartiens.
—Alors, monsieur, aidez-moi à prouver que ce que j'avance est exact. Je vais tout vous conter.
M. Daburon était bien convaincu que Claire cherchait à surprendre sa bonne foi. Cependant son assurance l'étonnait. Il se demandait quelle fable elle allait imaginer.
—Monsieur, commença Claire, vous savez quels obstacles a rencontrés mon mariage avec Albert. Monsieur de Commarin ne voulait pas de moi pour fille parce que je suis pauvre; je n'ai rien. Il a fallu à Albert une lutte de cinq années pour triompher des résistances de son père. Deux fois le comte a cédé, deux fois il est revenu sur une parole qui lui avait été, disait-il, extorquée. Enfin, il y a un mois il a donné de son propre mouvement son consentement. Cependant ces hésitations, ces lenteurs, ces ruptures injurieuses avaient profondément blessé ma grand-mère. Vous savez son caractère susceptible; je dois reconnaître qu'en cette circonstance elle a eu raison. Bien que le jour du mariage fût fixé, la marquise déclara qu'elle ne me compromettrait, ni ne nous ridiculiserait davantage en paraissant se précipiter au-devant d'une alliance trop considérable pour qu'on ne nous ait pas souvent accusées d'ambition. Elle décida donc que, jusqu'à la publication des bans, Albert ne serait plus admis chez elle que tous les deux jours, deux heures seulement, dans l'après-midi, et en sa présence. Nous n'avons pu la faire revenir sur sa détermination. Telle était la situation lorsque le dimanche matin on me remit un mot d'Albert. Il me prévenait que des affaires graves l'empêcheraient de venir, bien que ce fût son jour. Qu'arrivait-il qui pût le retenir? J'appréhendai quelque malheur. Le lendemain je l'attendais avec impatience, avec angoisse, quand son valet de chambre apporta à Schmidt une lettre pour moi. Dans cette lettre, monsieur, Albert me conjurait de lui accorder un rendez-vous. Il fallait, me disait-il, qu'il me parlât longuement, à moi seule, sans délai. Notre avenir, ajoutait-il, dépendait de cette entrevue. Il me laissait le choix du jour et de l'heure, me recommandant bien de ne me confier à personne. Je n'hésitai pas. Je lui répondis de se trouver le mardi soir à la petite porte du jardin qui donne sur une rue déserte. Pour m'avertir de sa présence, il devait frapper quand neuf heures sonneraient aux Invalides. Ma grand-mère, je le savais, avait pour ce soir-là invité plusieurs de ses amies; je pensais qu'en feignant d'être souffrante il me serait permis de me retirer, et qu'ainsi je serais libre. Je comptais bien que madame d'Arlange retiendrait Schmidt près d'elle...
—Pardon! mademoiselle, interrompit M. Daburon, quel jour avez-vous écrit à monsieur Albert?
—Le mardi dans la journée.
—Pouvez-vous préciser l'heure?
—J'ai dû envoyer cette lettre entre deux et trois heures.
—Merci! mademoiselle; continuez, je vous prie.
—Toutes mes prévisions, reprit Claire, se réalisèrent. Le soir je me trouvai libre et je descendis au jardin un peu avant le moment fixé. J'avais réussi à me procurer la clé de la petite porte; je m'empressai de l'essayer. Malheur! il m'était impossible de la faire jouer, la serrure était trop rouillée; j'employai inutilement toutes mes forces. Je me désespérais quand neuf heures sonnèrent. Au troisième coup Albert frappa. Aussitôt je lui fis part de l'accident et je lui jetai la clé pour qu'il essayât, d'ouvrir. Il le tenta vainement. Je ne pouvais que le prier de remettre notre entrevue au lendemain. Il me répondit que c'était impossible, que ce qu'il avait à me dire ne souffrait pas de délai. Depuis deux jours qu'il hésitait à me communiquer cette affaire il endurait le martyre, il ne vivait plus. Nous nous parlions, vous comprenez, à travers la porte. Enfin il me déclara qu'il allait passer par-dessus le mur. Je le conjurai de n'en rien faire, redoutant un accident. Il est assez haut, le mur, vous le connaissez, et le chaperon est tout garni de morceaux de verre cassé; de plus les branches des acacias font comme une haie dessus. Mais il se moqua de mes craintes et me dit qu'à moins d'une défense expresse de ma part il allait tenter l'escalade. Je n'osais pas dire non, et il se risqua. J'avais bien peur, je tremblais comme la feuille. Par bonheur, il est très leste; il passa sans se faire mal. Ce qu'il voulait, monsieur, c'était m'annoncer la catastrophe qui nous frappait. Nous nous sommes assis d'abord sur le petit banc, vous savez, qui est devant le bosquet; puis, comme la pluie tombait, nous nous sommes réfugiés sous le pavillon rustique. Il était plus de minuit quand Albert m'a quittée, tranquille et presque gai. Il s'est retiré par le même chemin, seulement avec moins de danger, parce que je l'ai forcé de prendre l'échelle du jardinier, que j'ai couchée le long du mur quand il a été de l'autre côté.
Ce récit, fait du ton le plus simple et le plus naturel, confondait M. Daburon. Que croire?
—Mademoiselle, demanda-t-il, la pluie avait-elle commencé lorsque monsieur Albert a franchi le mur?
—Pas encore, monsieur. Les premières gouttes sont tombées lorsque nous étions sur le banc, je me le rappelle fort bien, parce qu'il a ouvert son parapluie et que j'ai pensé à Paul et Virginie.
—Accordez-moi une minute, mademoiselle, dit le juge. Il s'assit devant son bureau et rapidement écrivit deux lettres. Dans la première il donnait des ordres pour qu'Albert fût amené tout de suite au Palais de Justice, à son cabinet.
Par la seconde, il chargeait un agent de la sûreté de se transporter immédiatement au faubourg Saint-Germain, à l'hôtel d'Arlange, pour y examiner le mur du fond du jardin et y relever les traces d'une escalade, si toutefois elles existaient. Il expliquait que le mur avait été franchi deux fois, avant et pendant la pluie. En conséquence, les empreintes de l'aller et du retour devaient être différentes.
Il était enjoint à cet agent de procéder avec la plus grande circonspection et de chercher un motif plausible pour expliquer ses investigations.
Tout en écrivant, le juge avait sonné son domestique, qui parut.
—Voici, lui dit-il, deux lettres que vous allez porter à Constant, mon greffier. Vous le prierez de les lire et de faire exécuter à l'instant, vous comprenez, à l'instant, les ordres qu'elles contiennent. Courez, prenez une voiture, allez vite. Ah! un mot: si Constant n'est pas dans mon cabinet, faites-le chercher par un garçon, il ne saurait être loin, il m'attend. Partez, dépêchez-vous.
M. Daburon revint alors à Claire:
—Auriez-vous conservé, mademoiselle, la lettre où monsieur Albert vous demande un rendez-vous?
—Oui, monsieur, je dois même l'avoir sur moi.
Elle se leva, chercha dans sa poche et en sortit un papier très froissé.
—La voici!
Le juge d'instruction la prit. Un soupçon lui venait. Cette lettre compromettante se trouvait bien à propos dans la poche de Claire. Les jeunes filles d'ordinaire ne promènent pas ainsi les demandes de rendez-vous. D'un regard il parcourut les dix lignes de ce billet.
—Pas de date, murmura-t-il, pas de timbre, rien...
Claire ne l'entendit pas; elle se torturait l'esprit à chercher des preuves de cette entrevue.
—Monsieur, dit-elle tout à coup, c'est souvent lorsqu'on désire et qu'on pense être seul qu'on est observé. Mandez, je vous prie, tous les domestiques de ma grand-mère et interrogez-les, il se peut que l'un d'eux ait vu Albert.
—Interroger vos gens!... y songez-vous, mademoiselle!
—Quoi! monsieur, vous vous dites que je serai compromise... Qu'importe, pourvu qu'il soit libre!
M. Daburon ne pouvait qu'admirer. Quel dévouement sublime chez cette jeune fille, qu'elle dît ou non la vérité! Il pouvait apprécier la violence qu'elle se faisait depuis une heure, lui qui connaissait si bien son caractère.
—Ce n'est pas tout, ajouta-t-elle; la clé de la petite porte que j'ai jetée à Albert, il ne me l'a pas rendue; je me le rappelle bien, nous l'avons oubliée. Il doit l'avoir serrée. Si on la trouve en sa possession, elle prouvera bien qu'il est venu dans le jardin...
—Je donnerai des ordres, mademoiselle.
—Il y a encore un moyen, reprit Claire; pendant que je suis ici, envoyez vérifier le mur...
Elle pensait à tout.
—C'est fait, mademoiselle, continua M. Daburon. Je ne vous cacherai pas qu'une des lettres que je viens d'expédier ordonne une enquête chez votre grand-mère, enquête secrète, bien entendu.
Claire se leva rayonnante, et pour la seconde fois tendit sa main au juge.
—Oh merci! dit-elle, merci mille fois! Maintenant je vois bien que vous êtes avec nous. Mais voici encore une idée: ma lettre du mardi, Albert doit l'avoir.
—Non, mademoiselle, il l'a brûlée.
Les yeux de Claire se voilèrent, elle se recula.
Elle croyait sentir de l'ironie dans la réponse du juge. Il n'y en avait pas. Le magistrat se rappelait la lettre jetée dans le poêle par Albert dans l'après-midi du mardi. Ce ne pouvait être que celle de la jeune fille. C'était donc à elle que s'appliquaient ces mots: «Elle ne saurait me résister.» Il comprit le mouvement et expliqua la phrase.
—Comprenez-vous, mademoiselle, demanda-t-il ensuite, que monsieur de Commarin ait laissé s'égarer la justice, m'ait exposé, moi, à une erreur déplorable, lorsqu'il était si simple de me dire tout cela?
—Il me semble, monsieur, qu'un honnête homme ne peut pas avouer qu'il a obtenu un rendez-vous d'une femme tant qu'il n'en a pas l'autorisation expresse. Il doit exposer sa vie plutôt que l'honneur de celle qui s'est confiée à lui. Mais croyez qu'Albert comptait sur moi.
Il n'y avait rien à redire à cela, et le sentiment exprimé par Mlle d'Arlange donnait un sens à une phrase de l'interrogatoire du prévenu.
—Ce n'est pas tout encore, mademoiselle, reprit le juge, tout ce que vous venez de me dire là, il faudra venir me le répéter dans mon cabinet, au Palais de Justice. Mon greffier écrira votre déposition et vous la signerez. Cette démarche vous sera pénible, mais c'est une formalité nécessaire.
—Eh! monsieur, c'est avec joie que je m'y rendrai. Quel acte peut me coûter avec cette idée qu'il est en prison? N'étais-je pas résolue à tout? Si on l'avait traduit en cour d'assises, j'y serais allée. Oui, je m'y serais présentée, et là, tout haut, devant tous, j'aurais dit la vérité. Sans doute, ajouta-t-elle d'un ton triste, j'aurais été bien affichée, on m'aurait regardée comme une héroïne de roman, mais que m'importe l'opinion, le blâme ou l'approbation du monde, puisque je suis sûre de son amour!
Elle se leva, rajustant son manteau et les brides de son chapeau.
—Est-il nécessaire, demanda-t-elle, que j'attende le retour des gens qui sont allés examiner le mur?
—C'est inutile, mademoiselle.
—Alors, reprit-elle de la voix la plus douce, il ne me reste plus, monsieur, qu'à vous prier—elle joignit les mains—, qu'à vous conjurer—ses yeux suppliaient—de laisser sortir Albert de la prison.
—Il sera remis en liberté dès que cela se pourra, je vous en donne ma parole.
—Oh! aujourd'hui même, cher monsieur Daburon, aujourd'hui, je vous en prie, tout de suite. Puisqu'il est innocent, voyons, laissez-vous attendrir, puisque vous êtes notre ami... Voulez-vous que je me mette à genoux?
Le juge n'eut que le temps bien juste d'étendre les bras pour la retenir. Il étouffait, le malheureux! Ah! combien il enviait le sort de ce prisonnier!
—Ce que vous me demandez est impossible, mademoiselle, dit-il d'une voix éteinte, impraticable, sur mon honneur! Ah! si cela ne dépendait que de moi!... je ne saurais, fût-il coupable, vous voir pleurer et résister...
Mlle d'Arlange, si ferme jusque-là, ne put retenir un sanglot.
—Malheureuse! s'écria-t-elle, il souffre, il est en prison, je suis libre et je ne puis rien pour lui! Grand Dieu! inspire-moi de ces accents qui touchent le cœur des hommes. Aux pieds de qui aller me jeter pour avoir sa grâce!...
Elle s'interrompit, surprise du mot qu'elle venait de prononcer.
—J'ai dit sa grâce, reprit-elle fièrement, il n'a pas besoin de grâce. Pourquoi ne suis-je qu'une femme! Je ne trouverai donc pas un homme qui m'aide! Si, dit-elle, après un moment de réflexion, il est un homme qui se doit à Albert, puisque c'est lui qui l'a précipité là où il est: c'est le comte de Commarin. Il est son père et il l'a abandonné! Eh bien! moi, je vais aller lui rappeler qu'il a un fils.
Le magistrat se leva pour la reconduire, mais déjà elle s'enfuyait, entraînant la bonne Schmidt.
M. Daburon, plus mort que vif, se laissa retomber dans son fauteuil. Ses yeux étaient brillants de larmes.
—Voilà donc ce qu'elle est! murmurait-il. Ah! je n'avais pas fait un choix vulgaire. J'avais su deviner et comprendre toutes ses grandeurs.
Jamais il ne l'avait tant aimée, et il sentait que jamais il ne se consolerait de n'avoir pu s'en faire aimer. Mais au plus profond de ses méditations, une pensée aiguë comme une flèche traversa son cerveau.
Claire avait-elle dit vrai? n'avait-elle pas joué un rôle appris de longue main? Non, certainement, non.
Mais on pouvait l'avoir abusée, elle pouvait être la dupe de quelque fourberie savante.
Alors la prédiction du père Tabaret se trouvait réalisée.
Tabaret avait dit: «Attendez-vous à un irrécusable alibi.»
Comment démontrer la fausseté de celui-ci, machiné à l'avance, affirmé par Claire abusée?
Comment déjouer un plan si habilement calculé que le prévenu avait pu sans danger attendre les bras croisés, sans s'en mêler, les résultats prévus?...
Et si pourtant le récit de Claire était exact, si Albert était innocent!...
Le juge se débattait au milieu d'inextricables difficultés, sans un projet, sans une idée.
Il se leva.
—Allons! dit-il à haute voix, comme pour s'encourager, au Palais tout se débrouillera.
XVI
M. Daburon avait été surpris de la visite de Claire.
M. de Commarin le fut bien davantage lorsque son valet de chambre, se penchant à son oreille, lui annonça que Mlle d'Arlange demandait à monsieur le comte un instant d'entretien.
M. Daburon avait laissé choir une coupe admirable; M. de Commarin, qui était à table, laissa tomber son couteau sur son assiette.
Comme le juge encore, il répéta:
—Claire!
Il hésitait à la recevoir, redoutant une scène pénible et désagréable. Elle ne pouvait avoir, il ne l'ignorait pas, qu'une très faible affection pour lui qui l'avait si longtemps repoussée avec tant d'obstination. Que lui voulait-elle? Sans doute elle venait pour s'informer d'Albert. Que répondrait-il? Elle aurait probablement une attaque de nerfs, et sa digestion, à lui, en serait troublée. Cependant il songea à l'immense douleur qu'elle avait dû éprouver, et il eut un bon mouvement. Il se dit qu'il serait mal et indigne de son caractère de se celer pour celle qui aurait été sa fille, la vicomtesse de Commarin. Il donna l'ordre de la prier d'attendre un moment dans un des petits salons du rez-de-chaussée.
Il ne tarda pas à s'y rendre, son appétit ayant été coupé par la seule annonce de cette visite. Il était préparé à tout ce qu'il y a de plus fâcheux.
Dès qu'il parut, Claire s'inclina devant lui avec une de ces belles révérences de dignité première qu'enseignait madame la marquise d'Arlange.
—Monsieur le comte..., commença-t-elle.
—Vous venez, n'est-il pas vrai, ma pauvre enfant, chercher des nouvelles de ce malheureux? demanda M. de Commarin.
Il interrompait Claire et allait droit au but pour en finir au plus vite.
—Non, monsieur le comte, répondit la jeune fille, je viens vous en donner au contraire. Vous savez qu'il est innocent?
Le comte la regarda bien attentivement, persuadé que la douleur lui avait troublé sa raison. Sa folie, en ce cas, était fort calme.
—Je n'en avais jamais douté, continua Claire, mais maintenant j'en ai la preuve la plus certaine.
—Songez-vous bien à ce que vous avancez, mon enfant? interrogea le comte, dont les yeux trahissaient la défiance.
Mlle d'Arlange comprit les pensées du vieux gentilhomme. Son entretien avec M. Daburon lui avait donné de l'expérience.
—Je n'avance rien qui ne soit de la dernière exactitude, répondit-elle, et facile à vérifier. Je sors à l'instant de chez le juge d'instruction, monsieur Daburon, qui est des amis de ma grand-mère, et après ce que je lui ai révélé, il est persuadé qu'Albert n'est pas coupable.
—Il vous l'a dit, Claire! s'exclama le comte. Mon enfant, en êtes-vous sûre, ne vous trompez-vous pas?
—Non, monsieur. Je lui ai appris une chose que tout le monde ignorait; qu'Albert, qui est un gentilhomme, ne pouvait lui dire. Je lui ai appris qu'Albert a passé avec moi, dans le jardin de ma grand-mère, toute cette soirée où le crime a été commis. Il m'avait demandé un rendez-vous...
—Mais votre parole ne peut suffire.
—Il y a des preuves, et la justice les a maintenant.
—Est-ce bien possible, grand Dieu! s'écria le comte hors de lui.
—Ah! monsieur le comte, fit amèrement Mlle d'Arlange, vous êtes comme le juge, vous avez cru l'impossible. Vous êtes son père et vous l'avez soupçonné. Vous ne le connaissez donc pas! Vous l'abandonniez sans chercher à le défendre! Ah! je n'ai pas hésité, moi!
On croit aisément à la vraisemblance de ce qu'on désire de toute son âme. M. de Commarin ne devait pas être difficile à convaincre. Sans raisonnements, sans discussion, il ajouta foi aux assertions de Claire. Il partagea son assurance sans se demander si cela était sage et prudent.
Oui, il avait été accablé par la certitude du juge, il s'était dit que l'invraisemblance était vraie et il avait courbé le front. Un mot d'une jeune fille le ramenait. Albert innocent! Cette pensée descendait sur son cœur comme une rosée céleste.
Claire lui apparaissait ainsi qu'une messagère de bonheur et d'espoir. Depuis trois jours seulement, il avait mesuré la grandeur de son affection pour Albert. Il l'avait tendrement aimé, puisque jamais, malgré ses affreux soupçons sur sa paternité, il n'avait pu se résigner à l'éloigner de lui.
Depuis trois jours, le souvenir du crime imputé à ce malheureux, l'idée du châtiment qui l'attendait le tuaient. Et il était innocent!
Plus de honte, plus de procès scandaleux, plus de boue sur l'écusson; le nom de Commarin ne retentirait pas devant les tribunaux.
—Mais alors, mademoiselle, demanda le comte, on va le relâcher?
—Hélas! monsieur, je demandais, moi, qu'on le mît en liberté à l'instant même. C'est juste, n'est-ce pas, puisqu'il n'est pas coupable? Mais le juge m'a répondu que ce n'était pas possible, qu'il n'est pas le maître, que le sort d'Albert dépend de beaucoup de personnes. C'est alors que je me suis décidée à venir vous demander assistance.
—Puis-je donc quelque chose?
—Je l'espère, du moins. Je ne suis qu'une pauvre fille bien ignorante, moi, et je ne connais personne au monde. Je ne sais pas ce qu'on peut faire pour qu'on ne le retienne plus en prison. Il doit cependant y avoir un moyen de se faire rendre justice. Est-ce que vous n'allez pas tout tenter, monsieur le comte, vous qui êtes son père?
—Si, répondit vivement M. de Commarin, si, et sans perdre une minute.
Depuis l'arrestation d'Albert, le comte était resté plongé dans une morne stupeur. Dans sa douleur profonde, ne voyant autour de lui que ruines et désastres, il n'avait rien fait pour secouer l'engourdissement de sa pensée. Cet homme, si actif d'ordinaire, remuant jusqu'à la turbulence, avait été stupéfié. Il se plaisait dans cet état de paralysie cérébrale qui l'empêchait de sentir la vivacité de son malheur. La voix de Claire sonna à son oreille comme la trompette de la résurrection. La nuit affreuse se dissipait, il entrevoyait une lueur à l'horizon, il retrouva l'énergie de sa jeunesse.
—Marchons, dit-il.
Mais soudain sa physionomie rayonnante se voila d'une tristesse mêlée de colère.
—Mais encore, reprit-il, où? À quelle porte frapper sûrement? Dans un autre temps, je serais allé trouver le roi. Mais aujourd'hui!... Votre empereur lui-même ne saurait se mettre au-dessus de la loi. Il me répondrait d'attendre la décision de ces messieurs du tribunal, et qu'il ne peut rien. Attendre!... Et Albert compte les minutes avec une mortelle angoisse! Certainement on obtient justice, seulement, se la faire rendre promptement est un art qui s'enseigne dans des écoles que je n'ai pas fréquentées.
—Essayons toujours, monsieur, insista Claire, allons trouver les juges, les généraux, les ministres, que sais-je, moi! Conduisez-moi simplement, je parlerai, moi, et vous verrez si nous ne réussissons pas!
Le comte prit entre ses mains les petites mains de Claire et les retint un moment, les pressant avec une paternelle tendresse.
—Brave fille! s'écria-t-il, vous êtes une brave et courageuse fille, Claire! Bon sang ne peut mentir. Je ne vous connaissais pas. Oui, vous serez ma fille, et vous serez heureux, Albert et vous... Mais nous ne pouvons pourtant pas nous lancer comme des étourneaux. Il nous faudrait, pour m'indiquer à qui je dois m'adresser, un guide quelconque, un avocat, un avoué. Ah! s'écria-t-il, nous tenons notre affaire, Noël!...
Claire leva sur le comte ses beaux yeux surpris.
—C'est mon fils, répondit M. de Commarin, visiblement embarrassé, mon autre fils, le frère d'Albert. Le meilleur et le plus digne des hommes, ajouta-t-il, rencontrant fort à propos une phrase toute faite de M. Daburon. Il est avocat, il sait son Palais sur le bout du doigt, il nous renseignera.
Ce nom de Noël, ainsi jeté au milieu de cette conversation qu'enchantait l'espérance, serra le cœur de Claire. Le comte s'aperçut de son effroi.
—Soyez sans inquiétude, chère enfant, reprit-il. Noël est bon, et je vous dirai plus, il aime Albert. Ne hochez pas la tête ainsi, jeune sceptique, Noël m'a dit ici même qu'il ne croyait pas à la culpabilité d'Albert. Il m'a déclaré qu'il allait tout faire pour dissiper une erreur fatale, et qu'il voulait être son avocat.
Ces affirmations ne semblèrent pas rassurer la jeune fille. Elle se disait: qu'a-t-il donc fait pour Albert, ce Noël? Pourtant elle ne répliqua pas.
—Nous allons l'envoyer chercher, continua M. de Commarin; il est en ce moment près de la mère d'Albert, qui l'a élevé et qui se meurt.
—La mère d'Albert!
—Oui, mon enfant. Albert vous expliquera ce qui peut vous paraître une énigme. En ce moment le temps nous presse. Mais j'y pense...
Il s'arrêta brusquement. Il pensait qu'au lieu d'envoyer chercher Noël chez Mme Gerdy il pouvait s'y rendre. Ainsi il verrait Valérie; et depuis si longtemps il désirait la revoir!
Il est de ces démarches auxquelles le cœur pousse, et qu'on n'ose risquer cependant, parce que mille raisons subtiles ou intéressées arrêtent.
On souhaite, on a envie, on voudrait, et pourtant on lutte, on combat, on résiste. Mais vienne une occasion, on est tout heureux de la saisir aux cheveux. Alors, vis-à-vis de soi, on a une excuse.
Tout en cédant à l'impulsion de sa passion, on peut se dire: ce n'est pas moi qui l'ai voulu, c'est le sort.
—Il serait plus court, observa le comte, d'aller trouver Noël.
—Partons, monsieur.
—C'est que, ma chère enfant, dit en hésitant le vieux gentilhomme, c'est que je ne sais si je puis, si je dois vous emmener. Les convenances...
—Eh! monsieur, il s'agit bien de convenances! répliqua impétueusement Claire. Avec vous et pour lui, ne puis-je pas aller partout? N'est-il pas indispensable que je donne des explications? Envoyez seulement prévenir ma grand-mère par Schmidt, qui reviendra ici attendre notre retour. Je suis prête, monsieur.
—Soit! dit le comte.
Et sonnant à tout rompre, il cria:
—Ma voiture!...
Pour descendre le perron, il voulut absolument que Claire prît son bras. Le galant et élégant gentilhomme du comté d'Artois reparaissait.
—Vous m'avez ôté vingt ans de dessus la tête, disait-il, il est bien juste que je vous fasse hommage de la jeunesse que vous me rendez.
Lorsque Claire fut installée...
—Rue Saint-Lazare, dit-il au valet de pied, et vite!
Quand le comte disait en montant en voiture: «Et vite!», les passants n'avaient qu'à bien se garer. Le cocher était un habile homme, on arriva sans accident. Aidés des indications du portier, le comte et la jeune fille se dirigèrent vers l'appartement de Mme Gerdy. Le comte monta lentement, se tenant fortement à la rampe, s'arrêtant à tous les paliers pour respirer. Il allait donc la revoir! L'émotion lui serrait le cœur comme dans un étau.
—Monsieur Noël Gerdy? demanda-t-il à la domestique.
L'avocat venait de sortir à l'instant. On ne savait où il était allé, mais il avait dit qu'il ne serait pas absent plus d'une demi-heure.
—Nous l'attendrons donc, dit le comte.
Il s'avança, et la bonne s'effaça pour le laisser passer ainsi que Claire. Noël avait formellement défendu d'admettre qui que ce fût, mais l'aspect du comte de Commarin était de ceux qui font oublier aux domestiques toutes leurs consignes. Trois personnes se trouvaient dans le salon où la bonne introduisit le comte et Mlle d'Arlange. C'était le curé de la paroisse, le médecin et un homme de haute stature, officier de la Légion d'honneur, dont la tenue et la tournure trahissaient l'ancien soldat. Ils causaient, debout près de la cheminée, et l'arrivée d'étrangers parut les étonner beaucoup.
Tout en s'inclinant pour répondre au salut de M. de Commarin et de Claire, ils s'interrogeaient et se consultaient du regard.
Ce mouvement d'hésitation fut court.
Le militaire dérangea un fauteuil qu'il roula près de Mlle d'Arlange.
Le comte crut comprendre que sa présence était importune.
Il ne pouvait se dispenser de se présenter lui-même et d'expliquer sa visite.
—Vous m'excuserez, messieurs, dit-il, si je suis indiscret. Je ne pensais pas l'être en demandant à attendre Noël, que j'ai le plus pressant besoin de voir. Je suis le comte de Commarin.
À ce nom, le vieux soldat lâcha le fauteuil dont il tenait encore le dossier et se redressa de toute la hauteur de sa taille. Un éclair de colère brilla dans ses yeux, et il eut un geste menaçant. Ses lèvres se remuèrent pour parler, mais il se contint et se retira, la tête baissée, près de la fenêtre.
Ni le comte ni les deux autres hommes ne remarquèrent ces divers mouvements. Ils n'échappèrent pas à Claire.
Pendant que Mlle d'Arlange s'asseyait, passablement interdite, le comte, assez embarrassé lui-même de sa contenance, s'approcha du prêtre et à voix basse demanda:
—Quel est, je vous prie, monsieur l'abbé, l'état de madame Gerdy?
Le docteur, qui avait l'oreille fine, entendit la question et s'avança vivement.
Il était bien aise de parler à un personnage presque célèbre comme le comte de Commarin et d'entrer en relation avec lui.
—Il est à croire, monsieur le comte, répondit-il, qu'elle ne passera pas la journée.
Le comte appuya sa main sur son front comme s'il y eût ressenti une douleur. Il hésitait à interroger encore. Après un moment de silence glacial, il se décida pourtant.
—A-t-elle repris connaissance? murmura-t-il.
—Non, monsieur. Depuis hier soir cependant nous avons de grands changements. Elle a été fort agitée; toute la nuit, elle a eu des moments de délire furieux. Il y a une heure, on a pu supposer que la raison lui revenait, et on a envoyé chercher monsieur le curé.
—Oh! bien inutilement, répondit le prêtre, et c'est un grand malheur. La tête n'y est plus du tout. Pauvre femme! Il y a dix ans que je la connais, je venais la voir presque toutes les semaines, il est impossible d'en imaginer une plus excellente.
—Elle doit souffrir horriblement, dit le docteur.
Presque aussitôt, et comme pour donner raison au médecin, on entendit des cris étouffés partant de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.
—Entendez-vous? dit le comte en tressaillant de la tête aux pieds.
Claire ne comprenait rien à cette scène étrange. De sinistres pressentiments l'oppressaient; elle se sentait comme enveloppée par une atmosphère de malheur. La frayeur la prenait. Elle se leva et s'approcha du comte.
—Elle est sans doute là? demanda M. de Commarin.
—Oui, monsieur, répondit d'une voix dure le vieux soldat, qui s'était avancé, lui aussi.
À tout autre moment le comte aurait remarqué le ton de ce vieillard et s'en serait choqué. Il ne leva pas même les yeux sur lui. Il restait insensible à tout. N'était-elle pas là, à deux pas de lui! Sa pensée anéantissait le temps. Il lui semblait que c'était hier qu'il l'avait quittée pour la dernière fois.
—Je voudrais bien la voir, demanda-t-il presque timidement.
—Cela est impossible, répondit le militaire.
—Pourquoi? balbutia le comte.
—Au moins, reprit le soldat, laissez-la mourir en paix, monsieur de Commarin!
Le comte se recula comme s'il eût été menacé. Ses yeux rencontrèrent ceux du vieux soldat; il les baissa ainsi qu'un coupable devant son juge.
—Mais rien ne s'oppose à ce que monsieur entre chez madame Gerdy, reprit le médecin, qui voulut ne rien voir. Elle ne s'apercevra probablement pas de sa présence, et quand même...
—Oh! elle ne s'apercevra de rien, appuya le prêtre, je viens de lui parler, de lui prendre la main, elle est restée insensible.
Le vieux soldat réfléchissait profondément.
—Entrez, dit-il enfin au comte, peut-être est-ce Dieu qui le veut.
Il chancelait à ce point que le docteur voulait le soutenir. Il le repoussa doucement.
Le médecin et le prêtre étaient entrés en même temps que lui; Claire et le vieux soldat restaient sur le seuil de la porte placée en face du lit.
Le comte fit trois ou quatre pas et fut contraint de s'arrêter. Il voulait, mais il ne pouvait aller plus loin.
Cette mourante, était-ce bien Valérie?
Il avait beau fouiller ses souvenirs, rien dans ces traits flétris, rien sur ce visage bouleversé ne lui rappelait la belle, l'adorée Valérie de sa jeunesse. Il ne la reconnaissait pas.
Elle le reconnut bien, elle, ou plutôt elle le devina; elle se dressa, découvrant ses épaules et ses bras amaigris. D'un geste violent, elle repoussa le bandeau de glace pilée posé sur son front, rejetant en arrière sa chevelure abondante encore, trempée d'eau et de sueur, qui s'éparpilla sur l'oreiller.
—Guy! s'écria-t-elle, Guy!
Le comte frémit jusqu'au fond de ses entrailles.
Il demeurait plus immobile que ces malheureux qui, selon la croyance populaire, frappés de la foudre, restent debout, mais tombent en poussière dès qu'on les touche.
Il ne put apercevoir ce que virent les personnes présentes: la transfiguration de la malade. Ses traits contractés se détendirent, une joie céleste inonda son visage, et ses yeux creusés par la maladie prirent une expression de tendresse infinie.
—Guy, disait-elle d'une voix navrante de douceur, te voici donc enfin! Comme il y a longtemps, mon Dieu, que je t'attends! Tu ne peux pas savoir tout ce que ton absence m'a fait souffrir. Je serais morte de douleur, sans l'espérance de te revoir qui me soutenait. On t'a retenu loin de moi? Qui? Tes parents, encore? Les méchantes gens! Tu ne leur as donc pas dit que nul ici-bas ne t'aime autant que moi! Non, ce n'est pas cela; je me souviens... N'ai-je pas vu ton air irrité lorsque tu es parti? Tes amis ont voulu te séparer de moi; ils t'ont dit que je te trahissais pour un autre. À qui donc ai-je fait du mal pour avoir des ennemis? C'est que mon bonheur blessait l'envie. Nous étions si heureux! Mais tu ne l'as pas crue, cette calomnie absurde, tu l'as méprisée, puisque te voici!
La religieuse, qui s'était levée en voyant tout le monde envahir la chambre de sa malade, ouvrait de grands yeux ahuris.
—Moi te trahir! continuait la mourante, il faudrait être fou pour le croire. Est-ce que je ne suis pas ton bien, ta propriété, quelque chose de toi! Pour moi tu es tout, et je ne saurais rien attendre ni espérer d'un autre que tu ne m'aies donné déjà. Ne t'ai-je pas appartenu corps et âme dès le premier jour! Je n'ai pas lutté, va, pour me donner à toi tout entière; je sentais que j'étais née pour toi, Guy! te souviens-tu de cela? Je travaillais pour une dentellière et je ne gagnais pas de quoi vivre, toi tu m'avais dit que tu faisais ton droit et que tu n'étais pas riche. Je croyais que tu te privais pour m'assurer un peu de bien-être. Tu avais voulu faire arranger notre petite mansarde du quai Saint-Michel. Était-elle jolie avec ce frais papier à bouquets que nous avions collé nous-mêmes!
»Comme elle était gaie! De la fenêtre, on apercevait ces grands arbres des Tuileries, et en nous penchant un peu, nous pouvions voir sous les arches des ponts le coucher du soleil. Le bon temps! La première fois que nous sommes allés à la campagne ensemble, un dimanche, tu m'avais apporté une belle robe comme je n'osais en rêver et des bottines si mignonnes que je trouvais qu'il était dommage de les mettre pour marcher dehors! Mais tu m'avais trompée!
»Tu n'étais pas un pauvre étudiant. Un jour, en allant porter mon ouvrage, je te rencontrai dans une voiture superbe, derrière laquelle se tenaient de grands laquais chamarrés d'or. Je ne pouvais en croire mes yeux. Le soir, tu m'as dit la vérité, que tu étais noble, immensément riche. Oh! mon bien-aimé! Pourquoi m'avoir avoué cela?...»
Avait-elle sa raison, était-ce le délire qui parlait?
De grosses larmes roulaient sur le visage ridé du comte de Commarin, et le médecin et le prêtre étaient émus de ce spectacle si douloureux d'un vieillard qui pleure comme un enfant.
La veille encore, le comte croyait son cœur bien mort, et il suffisait de cette voix pénétrante pour lui rendre les fraîches et fortes sensations de la jeunesse. Combien d'années pourtant s'étaient écoulées depuis?...
—Alors! poursuivait Mme Gerdy, il fallut abandonner le quai Saint-Michel. Tu le voulais; j'obéis malgré mes pressentiments. Tu me dis que, pour te plaire, je devais ressembler à une grande dame. Tu m'avais donné des maîtres, car j'étais si ignorante qu'à peine je savais signer mon nom. Te rappelles-tu la drôle d'orthographe de ma première lettre? Ah! Guy, que n'étais-tu, en effet, un pauvre étudiant? Depuis que je te sais si riche, j'ai perdu ma confiance, mon insouciance et ma gaieté. Si tu allais me croire avide? si tu allais imaginer que ta fortune me touche?
»Les hommes qui, comme toi, ont des millions doivent être bien malheureux! Je comprends qu'ils soient incrédules et pleins de soupçons. Sont-ils sûrs jamais si c'est eux qu'on aime ou leur argent? Ce doute affreux qui les déchire les rend défiants, jaloux et cruels. Ô mon unique ami, pourquoi avons-nous quitté notre chère mansarde? Là nous étions heureux. Que ne m'as-tu laissée toujours où tu m'avais trouvée? Ne savais-tu donc pas que la vue du bonheur blesse et irrite les hommes? Sages, nous devions cacher le nôtre comme un crime. Tu croyais m'élever, tu m'as abaissée. Tu étais fier de notre amour, tu l'as affiché. Vainement je te demandais en grâce de rester obscure et inconnue.