L'affaire Lerouge
»Bientôt toute la ville a su que j'étais ta maîtresse. Il n'était bruit dans ton monde que de tes prodigalités pour moi. Combien je rougissais de ce luxe insolent que tu m'imposais! Tu étais content parce que ma beauté devenait célèbre; je pleurais, moi, parce que ma honte le devenait aussi. On parlait de moi comme de ces femmes qui font métier d'inspirer aux hommes les plus grandes folies. N'ai-je pas vu mon nom dans un journal? Tu allais te marier, c'est par ce journal que je l'ai appris. Malheureuse! je devais te fuir; je n'ai pas eu ce courage.
»Je me suis lâchement résignée au plus humiliant, au plus coupable des partages. Tu t'es marié, et je suis restée ta maîtresse. Oh! quel supplice, quelle soirée affreuse! J'étais seule, chez moi, dans cette chambre toute palpitante de toi, et tu en épousais une autre! Je me disais: à cette heure, une chaste et noble jeune fille va se donner à lui. Je me disais: quels serments fait cette bouche qui s'est si souvent appuyée sur mes lèvres? Souvent, depuis l'horrible malheur, je demande au bon Dieu quel crime j'ai commis pour être si impitoyablement châtiée: le crime, le voilà! Je suis restée ta maîtresse, et ta femme est morte. Je ne l'ai vue qu'une fois, quelques minutes à peine, mais elle t'a regardé, et j'ai compris qu'elle t'aimait autant que moi, Guy, c'est notre amour qui l'a tuée.»
Elle s'arrêta épuisée, mais aucun des assistants ne se permit un mouvement.
Ils écoutaient religieusement, avec une émotion fiévreuse, ils attendaient.
Mlle d'Arlange n'avait pas eu la force de rester debout; elle s'était laissée glisser à genoux et elle pressait son mouchoir sur sa bouche pour étouffer ses sanglots. Cette femme n'était-elle pas la mère d'Albert?
Seule la digne religieuse n'était point émue: elle avait vu, ainsi qu'elle se le disait, bien d'autres délires. Rien, elle ne comprenait absolument rien à cette scène.
Ces gens-ci sont fous, pensait-elle, de donner tant d'attention aux divagations d'une insensée.
Elle crut qu'elle devait avoir de la raison pour tous. S'avançant vers le lit, elle voulait faire rentrer la malade sous ses couvertures.
—Allons, madame, couvrez-vous, vous allez attraper froid.
—Ma sœur, murmurèrent en même temps le médecin et le prêtre.
—Tonnerre de Dieu! s'écria le vieux soldat, laissez-la donc parler!
—Qui donc, reprit la malade, insensible à tout ce qui se passait autour d'elle, qui donc a pu te dire que je te trahissais? Oh! les infâmes! On m'a fait espionner, n'est-ce pas? et on a découvert que souvent il venait chez moi un officier. Eh bien! mais cet officier est mon frère, mon cher Louis! Comme il venait d'avoir dix-huit ans et que l'ouvrage manquait, il s'est engagé soldat en disant à ma mère: «Ce sera toujours une bouche de moins à la maison.» C'est un bon sujet, et ses chefs l'ont aimé tout de suite. Il a travaillé au régiment; il s'est instruit, et on l'a fait monter bien vite en grade. On l'a nommé lieutenant, capitaine, il est devenu chef d'escadron. Il m'a toujours aimée, Louis; s'il était resté à Paris, je ne serais pas tombée. Mais notre mère est morte, et je me suis trouvée toute seule au milieu de cette grande ville. Il était sous-officier quand il a su que j'avais un amant. J'ai cru qu'il ne me reverrait jamais. Pourtant il m'a pardonné, en disant que la constance à une faute comme la mienne est sa seule excuse. Va, mon ami, il était plus jaloux de ton bonheur que toi-même. Il venait, mais en se cachant. Je l'avais mis dans cette position affreuse de rougir de sa sœur. Je m'étais, moi, condamnée à ne jamais parler de lui, à ne pas prononcer son nom. Un noble soldat pouvait-il avouer qu'il était le frère d'une femme entretenue par un comte? Pour qu'on ne le vît pas, je prenais les plus minutieuses précautions. À quoi ont-elles servi? Hélas! à te faire douter de moi. Quand il a su ce qu'on disait, il voulait, dans son aveugle colère, te provoquer en duel. Et alors il m'a fallu lui prouver qu'il n'avait même pas le droit de me défendre. Quelle misère! Ah! j'ai payé bien cher mes années de bonheur volé! Mais te voici, tout est oublié. Car tu me crois, n'est-il pas vrai, Guy? J'écrirai à Louis: il viendra, il te dira que je ne mens pas, et tu ne douteras pas de sa parole, à lui, un soldat!...
—Oui, sur mon honneur, prononça le vieux soldat, ce que ma sœur dit est la vérité.
La mourante ne l'entendit pas; elle continuait d'une voix que la lassitude faisait haleter:
—Comme ta présence me fait du bien! Je sens que je renais. J'ai failli tomber malade. Je ne dois pas être jolie, aujourd'hui, n'importe, embrasse-moi...
Elle tendait les bras et avançait les lèvres comme pour donner des baisers.
—Mais c'est à une condition, Guy, tu me laisseras mon enfant. Oh! je t'en supplie, je t'en conjure, ne me le prends pas, laisse-le-moi! Une mère sans son enfant, que veux-tu qu'elle devienne? Tu me le demandes pour lui donner un nom illustre et une fortune immense; non! Tu me dis que ce sacrifice fera son bonheur; non! Mon enfant est à moi, je le garderai. La terre n'a ni honneurs ni richesses qui puissent remplacer une mère veillant sur un berceau. Tu veux, en échange, me donner l'enfant de l'autre; jamais! Quoi! c'est cette femme qui embrasserait mon fils! C'est impossible! Retirez d'auprès de moi cet enfant étranger, il me fait horreur, je veux le mien. Malheureux! n'insiste pas, ne me menace pas de ta colère, de ton abandon, je céderais et je mourrais après. Guy, renonce à ce projet fatal, la pensée seule est un crime. Quoi! mes prières, mes pleurs, rien ne t'émeut! Eh bien! Dieu nous punira. Tremble pour notre vieillesse. Tout se sait. Un jour viendra où les enfants nous demanderont des comptes terribles. Ils se lèveront pour nous maudire. Guy! j'entrevois l'avenir. Je vois mon fils justement irrité s'avancer vers moi. Que dit-il, grand Dieu! Oh! ces lettres, ces lettres, cher souvenir de nos amours! Mon fils! Il me menace, il me frappe! À moi! À l'aide! Un fils frapper sa mère... Ne le dites à personne, au moins! Dieu! que je souffre! Il sait pourtant bien que je suis sa mère, il feint de ne pas me croire. Seigneur, c'est trop souffrir. Guy! pardon! ô mon unique ami! je n'ai ni la force de résister ni le courage d'obéir.
À ce moment, la seconde porte de la chambre donnant sur le palier s'ouvrit, et Noël parut, pâle comme à l'ordinaire, mais calme et tranquille.
La mourante le vit et éprouva comme un choc électrique.
Une secousse terrible ébranla son corps; ses yeux s'agrandirent démesurément, ses cheveux se dressèrent.
Elle se souleva sur ses oreillers, roidissant son bras dans la direction de Noël, et d'une voix forte, elle cria:
—Assassin!...Une convulsion la rabattit sur son lit. On s'approcha, elle était morte.
Un grand silence se fit.
Telle est la majesté de la mort et la terreur qui s'en dégage, que devant elle les plus forts et les plus sceptiques courbent le front et s'inclinent.
Pour un moment, les passions et les intérêts se taisent. Involontairement nous nous recueillons, lorsqu'en notre présence s'exhale le dernier soupir d'un d'entre nous.
Tous les assistants, d'ailleurs, étaient profondément émus de cette scène déchirante, de cette confession suprême arrachée au délire et à la douleur.
Mais ce mot «assassin», le dernier de Mme Gerdy, ne surprit personne. Tous, à l'exception de la sœur, savaient l'affreuse accusation qui pesait sur Albert.
À lui s'adressait la malédiction de cette mère infortunée.
Noël paraissait navré. Agenouillé près du lit de celle qui lui avait servi de mère, il avait pris une de ses mains et la tenait collée sur ses lèvres.
—Morte! gémissait-il, elle est morte!
Près de lui, la religieuse et le prêtre s'étaient mis à genoux et récitaient à demi-voix les prières des morts. Ils imploraient de Dieu, pour l'âme de la trépassée, sa paix et sa miséricorde. Ils demandaient un peu de bonheur au Ciel pour celle qui avait tant souffert sur cette terre. Renversé sur un fauteuil, la tête en arrière, le comte de Commarin était plus défait et plus livide que cette morte, sa maîtresse, autrefois si belle.
Claire et le docteur s'empressaient autour de lui.
Il avait fallu retirer sa cravate et dénouer le col de sa chemise, il suffoquait. Avec l'aide du vieux soldat, dont les yeux rouges et gonflés disaient la douleur comprimée, on avait roulé le fauteuil du comte près de la fenêtre entrouverte pour lui donner un peu d'air. Trois jours auparavant, cette scène l'aurait tué. Mais le cœur s'endurcit au malheur comme les mains au travail.
—Les larmes l'ont sauvé, dit le docteur à l'oreille de Claire.
M. de Commarin, en effet, reprenait peu à peu ses sens, et avec la netteté de la pensée la faculté de souffrir lui revenait. L'anéantissement suit les grandes secousses de l'âme; il semble que la nature se recueille pour soutenir le malheur; on n'en sent pas d'abord toute la violence, c'est après seulement qu'on sonde l'étendue et la profondeur du mal.
Les regards du comte s'arrêtaient sur ce lit où gisait le corps de Valérie. C'était donc là tout ce qui restait d'elle. L'âme, cette âme si dévouée et si tendre, s'était envolée.
Que n'eût-il pas donné pour que Dieu rendît à cette infortunée un jour, une heure seulement de vie et de raison! Avec quels transports de repentir il se serait jeté à ses pieds pour lui demander grâce, pour lui dire combien il avait horreur de sa conduite passée! Comment avait-il reconnu l'inépuisable amour de cet ange! Sur un soupçon, sans daigner s'informer, sans l'entendre, il l'avait accablée du plus froid mépris. Que ne l'avait-il revue? Il se serait épargné vingt ans de doutes affreux au sujet de la naissance d'Albert. Au lieu d'une existence d'isolement, il pouvait avoir une vie heureuse et douce.
Alors il se rappelait la mort de la comtesse. Celle-là aussi l'avait aimé, et jusqu'à en mourir.
Il ne les avait pas comprises, il les avait tuées toutes deux.
L'heure de l'expiation était venue, et il ne pouvait pas dire: «Seigneur, le châtiment est trop grand.»
Et quelle punition, cependant! Que de malheurs depuis cinq jours!
—Oui, balbutia-t-il, oui, elle me l'avait prédit; que ne l'ai-je écoutée!
Le frère de Mme Gerdy eut pitié de ce vieillard si impitoyablement éprouvé. Il lui tendit la main.
—Monsieur de Commarin, dit-il d'une voix grave et triste, il y a longtemps que ma sœur vous a pardonné, si toutefois elle vous en a jamais voulu; aujourd'hui c'est moi qui vous pardonne.
—Merci! monsieur, balbutia le comte, merci!...
Et il ajouta:
—Quelle mort, grand Dieu!
—Oui, murmura Claire, elle a rendu le dernier soupir avec cette idée que son fils a commis un crime. Et n'avoir pu la détromper!...
—Au moins! s'écria le comte, faut-il que son fils soit libre pour lui rendre les derniers devoirs; oui, il le faut... Noël!...
L'avocat s'était rapproché de son père et avait entendu.
—Je vous ai promis, mon père, répondit-il, de le sauver.
Pour la première fois Mlle d'Arlange envisagea Noël, leurs regards se croisèrent, et elle ne fut pas maîtresse d'un mouvement de répulsion qui fut vu de l'avocat.
—Albert est maintenant sauvé, dit-elle fièrement. Ce que nous demandons, c'est qu'on nous fasse prompte justice, c'est qu'il soit remis en liberté à l'instant. Le juge sait maintenant la vérité.
—Comment, la vérité? interrogea l'avocat.
—Oui! Albert a passé chez moi, avec moi, la nuit du crime.
Noël la regarda d'un air surpris; un aveu si singulier dans une telle bouche, sans explications, avait bien de quoi surprendre.
Elle se redressa magnifique d'orgueil.
—Je suis mademoiselle Claire d'Arlange, monsieur, dit-elle.
M. de Commarin raconta alors rapidement tous les incidents rapportés par Claire. Quand il eut terminé:
—Monsieur, répondit Noël, vous voyez ma situation en ce moment, dès demain...
—Demain! interrompit le comte d'une voix indignée; vous parlez, je crois, d'attendre à demain! L'honneur commande, monsieur, il faut agir aujourd'hui même, à l'instant. Le moyen, pour vous, d'honorer cette pauvre femme, n'est pas de prier pour elle... délivrez son fils.
Noël s'inclina profondément.
—Entendre votre volonté, monsieur, dit-il, c'est obéir. Je pars. Ce soir, à l'hôtel, j'aurai l'honneur de vous rendre compte de mes démarches. Peut-être me sera-t-il donné de vous ramener Albert.
Il dit, et, embrassant une dernière fois la morte, il sortit.
Bientôt le comte et Mlle d'Arlange se retirèrent.
Le vieux soldat était allé à la mairie faire sa déclaration de décès et remplir les formalités indispensables. La religieuse resta seule en attendant le prêtre que le curé avait promis d'envoyer pour «garder le corps». La fille de Saint-Vincent n'éprouvait ni crainte ni embarras. Tant de fois elle s'était trouvée dans des circonstances pareilles! Ses prières dites, elle s'était relevée, et déjà elle allait et venait dans la chambre, disposant tout comme on doit le faire quand un malade a rendu le dernier soupir. Elle faisait disparaître les traces de la maladie, cachait les fioles et les petits pots, brûlait du sucre sur une pelle rougie, et sur une table recouverte d'une serviette blanche, à la tête du lit, elle allumait des bougies et plaçait un crucifix avec un bénitier et la branche de buis bénit.
XVII
Aussi troublé, aussi préoccupé que possible des révélations de Mlle d'Arlange, M. Daburon gravissait l'escalier qui conduit aux galeries des juges d'instruction, lorsqu'il fut croisé par le père Tabaret. Sa vue l'enchanta et tout aussitôt il l'appela:
—Monsieur Tabaret!... Mais le bonhomme, qui donnait tous les signes de l'agitation la plus vive, n'était rien moins que disposé à s'arrêter, à perdre une minute.
—Vous m'excuserez, monsieur, dit-il en saluant, on m'attend chez moi.
—J'espère cependant...
—Oh! il est innocent, interrompit le père Tabaret. J'ai déjà quelques indices, et avant trois jours... Mais vous allez entendre l'homme aux boucles d'oreilles de Gévrol. Il est très malin, Gévrol, je l'avais mal jugé.
Et sans écouter un mot de plus il reprit sa course, sautant trois marches à la fois, au risque de se rompre le cou.
M. Daburon, désappointé, hâta le pas.
Dans la galerie, devant la porte de son cabinet, sur le banc de bois grossier, Albert assis près d'un garde de Paris attendait.
—On va vous appeler à l'instant, monsieur, dit le juge au prévenu en ouvrant sa porte.
Dans le cabinet, Constant causait avec un petit homme à figure chafouine qu'on aurait pu prendre à sa tenue pour un petit rentier des Batignolles, sans l'énorme épingle «en faux» qui constellait sa cravate et trahissait l'agent de la sûreté.
—Vous avez reçu mes lettres? demanda M. Daburon à son greffier.
—Monsieur, vos ordres sont exécutés, le prévenu est là, et voici monsieur Martin qui arrive à l'instant du quartier des Invalides.
—Tout est donc pour le mieux, fit le magistrat d'un ton satisfait.
Et se retournant vers l'agent:
—Eh bien! monsieur Martin, demanda-t-il, qu'avez-vous vu?
—Monsieur, il y a eu escalade.
—Y a-t-il longtemps?
—Cinq ou six jours.
—Vous en êtes sûr?
—Non moins que je le suis de voir en ce moment monsieur Constant tailler une plume.
—Les traces sont visibles?
—Autant, monsieur, que le nez au milieu du visage, si j'ose m'exprimer ainsi. Le voleur—il s'agit d'un voleur, je suppose, continua M. Martin qui était un beau parleur—a pénétré avant la pluie et s'est retiré après, ainsi que l'avait conjecturé monsieur le juge d'instruction. Cette circonstance est facile à déterminer quand on compare, le long du mur, du côté de la rue, les empreintes de la montée et celles de la descente. Ces empreintes sont des éraillures faites par le bout des pieds. Les unes sont nettes, les autres boueuses. Le gaillard—il est leste, ma foi!—est entré à la force du poignet, mais, pour sortir, il s'est donné le luxe d'une échelle qu'il aura jetée à terre une fois en haut. On voit très bien où elle a été appliquée: en bas, à cause des trous, creusés par les montants; en haut, parce que la chaux est dégradée.
—Est-ce là tout? demanda le juge.
—Pas encore, monsieur. Ainsi, trois culs de bouteille qui garnissent la crête du mur ont été arrachés. Plusieurs branches des acacias qui s'étendent au-dessus du même mur ont été tortillées ou brisées. Même, aux épines de l'une de ces branches, j'ai recueilli un petit fragment de peau grise que voici, et qui me paraît provenir d'un gant.
Le juge prit ce fragment avec empressement.
C'était bien un petit morceau de gant gris.
—Vous vous êtes arrangé, je l'espère, monsieur Martin, dit M. Daburon, pour ne point éveiller l'attention dans la maison où vous avez fait cette enquête?
—Certes, monsieur. J'ai d'abord examiné l'extérieur à mon aise. Après quoi, déposant mon chapeau chez le marchand de vins du coin, je me suis présenté chez la marquise d'Arlange, en me donnant pour l'intendant d'une duchesse du voisinage, au désespoir d'avoir laissé échapper un perroquet adoré et éloquent, si je puis employer ce terme. On m'a donné de très bonne grâce la permission de fouiller le jardin, et comme j'ai dit le plus grand mal de ma prétendue maîtresse, on m'aura indubitablement pris pour un domestique...
—Vous êtes un homme adroit et expéditif, monsieur Martin, interrompit le juge, je suis très satisfait de vous et je le ferai savoir à qui de droit.
Il sonna pendant que l'agent, fier des éloges reçus, gagnait la porte à reculons et courbé en arc de cercle.
Albert fut introduit.
—Vous êtes-vous décidé, monsieur, demanda sans préambule le juge d'instruction, à donner l'emploi de votre soirée de mardi?
—Je vous l'ai donné, monsieur.
—Non, monsieur, non, et je regrette d'être obligé de vous dire que vous m'avez menti.
Albert, à cette injure, devint pourpre, et ses yeux étincelèrent.
—Ce que vous avez fait ce soir-là, continua le juge, je le sais, parce que la justice, je vous l'ai déjà dit, n'ignore rien de ce qu'il lui importe de connaître.
Il chercha le regard d'Albert, le rencontra, et lentement dit:
—J'ai vu mademoiselle Claire d'Arlange.
À ce nom, les traits du prévenu, contractés par une ferme volonté de ne pas se laisser abattre, se détendirent. On eût dit qu'il éprouvait une immense sensation de bien-être, comme un homme qui, par miracle, échappe à un péril imminent qu'il désespérait de conjurer. Pourtant il ne répondit pas.
—Mademoiselle d'Arlange, reprit le magistrat, m'a dit où vous étiez mardi soir.
Albert hésitait encore.
—Je ne vous tends pas de piège, ajouta M. Daburon, je vous en donne ma parole d'honneur. Elle m'a tout dit, entendez-vous?
Cette fois, Albert se décida à parler. Ses explications concordaient de point en point avec celles de Claire, pas un détail de plus. Désormais le doute devenait impossible. La bonne foi de Mlle d'Arlange ne pouvait avoir été surprise. Ou Albert était innocent, ou elle était sa complice. Pouvait-elle être sciemment la complice de ce crime odieux? Non, elle ne pouvait même être soupçonnée. Mais alors, où chercher l'assassin? Car à la justice, lorsqu'elle découvre un crime, il faut un criminel.
—Vous le voyez, monsieur, dit sévèrement le juge à Albert, vous m'aviez trompé. Vous risquiez votre tête, monsieur, et ce qui est bien autrement grave, vous m'exposiez, vous exposiez la justice à une déplorable erreur. Pourquoi n'avoir pas dit d'abord la vérité?
—Monsieur, répondit Albert, mademoiselle d'Arlange, en acceptant de moi un rendez-vous, m'avait confié son honneur...
—Et vous seriez mort plutôt que de parler de cette entrevue? interrompit M. Daburon avec une nuance d'ironie; cela est beau, monsieur, et digne des anciens jours de la chevalerie...
—Je ne suis pas le héros que vous supposez, monsieur, dit simplement le prévenu. Si je vous disais que je ne comptais pas sur Claire, je mentirais. Je l'attendais. Je savais qu'en apprenant mon arrestation elle braverait tout pour me sauver. Mais on pouvait lui cacher ce malheur, et c'est là ce que je redoutais. En ce cas, autant qu'on peut répondre de soi, je crois que je n'aurais pas prononcé son nom.
Il n'y avait là nulle apparence de bravade. Ce qu'Albert disait, il le pensait et le sentait. M. Daburon regretta son ton ironique.
—Monsieur, reprit-il d'une voix bienveillante, on va vous reconduire en prison. Je ne puis rien vous dire encore, cependant vous ne serez plus au secret. On vous traitera avec tous les égards dus à un prisonnier dont l'innocence peut paraître probable.
Albert s'inclina et remercia. Son gardien revint le prendre.
—Qu'on fasse venir Gévrol, maintenant, dit le juge à son greffier.
Le chef de la sûreté était absent, on venait de le mander à la préfecture, mais son témoin, l'homme aux boucles d'oreilles, attendait dans la galerie.
On lui dit d'entrer chez le juge. C'était un de ces hommes courts et ramassés sur eux-mêmes, robustes comme les chênes, bâtis à chaux et à sable, qui peuvent porter jusqu'à trois pochées de blé sur leurs épaules bombées. Ses cheveux et ses favoris blancs faisaient paraître plus dur et plus foncé son teint hâlé, grillé, tanné par les intempéries des saisons, par le vent de la mer et par le soleil des tropiques. Il avait de larges mains, noires, dures, calleuses, avec de gros doigts noueux qui devaient avoir la puissance de pression d'un étau.
À ses oreilles, de grandes boucles d'oreilles pendaient, soutenant un découpage en forme d'ancre.
Il portait le costume des pêcheurs aisés de la Normandie, lorsqu'ils s'habillent pour aller à la ville ou au marché.
L'huissier fut obligé de le pousser dans le cabinet.
Ce loup de la côte était intimidé et interdit.
Il s'avança en se balançant d'une jambe sur l'autre avec cette démarche déhanchée des matelots qui, rompus au roulis et au tangage, sont surpris de trouver sous leurs pieds l'immobile plancher des vaches.
Pour se donner une contenance, il tracassait son chapeau de feutre souple, décoré de petites médailles de plomb, ni plus ni moins que l'auguste casquette du roi Louis XI, de dévote mémoire, et orné encore d'une de ces ganses de laine rondes, que fabriquent les filles de campagne sur un métier primitif composé de quatre ou cinq épingles fichées dans un bouchon percé.
M. Daburon le détailla et l'évalua d'un coup d'œil. On ne pouvait s'y tromper, c'était bien l'homme à figure de brique dépeint par le petit témoin de La Jonchère.
Impossible également de méconnaître l'honnête homme. Sa physionomie respirait la franchise et la bonté.
—Votre nom? demanda le juge d'instruction.
—Marie-Pierre Lerouge.
—Êtes-vous donc parent de Claudine Lerouge?
—Je suis son mari, monsieur.
Quoi? le mari de la victime vivait, et la police ignorait son existence?
Voilà ce que pensa M. Daburon.
À quoi donc servent les surprenants progrès de l'industrie humaine?
Aujourd'hui, lorsque la justice hésite, il lui faut, tout comme il y a vingt ans, une énorme perte de temps et d'argent pour obtenir le moindre renseignement. Il faut la croix et la bannière, en beaucoup de cas, pour se procurer l'état civil d'un témoin ou d'un prévenu.
Le vendredi, dans la journée, on avait écrit pour demander le dossier de Claudine, on était au lundi, et la réponse n'était pas arrivée.
Cependant la photographie existe, on a le télégraphe électrique, on dispose de mille moyens jadis inconnus et on ne les utilise pas.
—Tout le monde, reprit le juge, la croyait veuve; elle-même prétendait l'être.
—C'est que, de cette manière, elle excusait un peu sa conduite. C'était d'ailleurs comme convenu entre nous. Je lui avais dit que je n'existais plus pour elle.
—Ah!... Vous savez qu'elle est morte victime d'un crime odieux?
—Le monsieur de la police qui est venu me chercher me l'a dit, monsieur, répondit le marin dont le front se plissa. C'était une malheureuse! ajouta-t-il d'une voix sourde.
—Comment! c'est vous, un mari, qui l'accusez?
—Je n'en ai que trop le droit, monsieur. Ah! défunt mon père, qui s'y connaissait au temps, m'avait averti. Je riais, quand il me disait: «Prends garde, elle nous déshonorera tous.» Il avait raison. J'ai été, moi, à cause d'elle, poursuivi par la police, ni plus ni moins qu'un voleur qui se cache et qu'on cherche. Partout où on me demandait avec une citation, les gens devaient se dire: tiens! il a donc fait un mauvais coup! Et me voici devant la justice. Ah! monsieur, quelle peine! C'est que les Lerouge sont honnêtes de père en fils depuis que le monde est monde. Informez-vous dans le pays, on vous dira: «Parole de Lerouge vaut écrit d'un autre.» Oui, c'était une malheureuse, et je lui avais bien dit qu'elle ferait une mauvaise fin.
—Vous lui aviez dit cela?
—Plus de cent fois, oui, monsieur.
—Et pourquoi? Voyons, mon ami, rassurez-vous, votre honneur n'est point en jeu ici, personne n'en doute. Quand l'aviez-vous avertie si sagement?
—Ah! il y a longtemps, monsieur, répondit le mari, plus de trente ans, pour la première fois. Elle était ambitieuse jusque dans le sang, elle a voulu se mêler des affaires des grands, c'est ce qui l'a perdue. Elle disait qu'on gagne de l'or à garder des secrets; moi, je disais qu'on gagne de la honte, et voilà tout. Prêter la main aux grands pour cacher leurs vilenies en comptant que ça portera bonheur, c'est rembourrer son matelas d'épines avec l'espoir de bien dormir. Mais elle n'en faisait qu'à sa tête.
—Vous étiez son mari, pourtant, objecta Daburon, vous aviez le droit de commander.
Le mari hocha la tête et poussa un gros soupir.
—Hélas! monsieur, c'était moi qui obéissais.
Procéder par brefs interrogatoires avec un témoin lorsqu'on n'a même pas idée des renseignements qu'il apporte, c'est perdre du temps en cherchant à en gagner. On croit l'approcher du fait important, on l'en écarte. Mieux vaut lui lâcher la bride et se résigner à l'écouter, quitte à le remettre sur la voie lorsqu'il s'en éloigne trop. C'est encore le plus sûr et le plus court. C'est à ce parti que s'arrêta M. Daburon, tout en maudissant l'absence de Gévrol, qui, d'un mot, aurait abrégé de moitié cet interrogatoire, dont le juge ne soupçonnait pas encore l'importance.
—De quelles affaires s'était donc mêlée votre femme? demanda le magistrat. Allons, mon ami, contez-moi cela bien exactement. Ici, vous le savez, on doit dire non seulement la vérité, mais encore toute la vérité.
Lerouge avait posé son chapeau sur une chaise. Alternativement il se détirait les doigts, les faisait craquer à les briser, ou se grattait la tête de toutes ses forces. C'était sa manière d'aller à la rencontre des idées.
—C'est pour vous dire, commença-t-il, qu'il y aura de cela trente-cinq ans à la Saint-Jean. Je devins amoureux de Claudine. Dame! c'était une jolie fille, propre, avenante, avec une voix plus douce que le miel. C'était la plus belle du pays, droite comme un mât, souple comme l'osier, fine et forte comme un canot de course. Ses yeux pétillaient comme du vieux cidre; elle avait des cheveux noirs, les dents blanches, et son haleine était plus fraîche que la brise du large. Le malheur est qu'elle n'avait rien, tandis que nous étions à l'aise. Sa mère, une veuve de trente-six maris, était, sauf votre respect, une pas grand-chose et mon père était l'honnêteté vivante. Quand je parlai au bonhomme d'épouser la Claudine, il jura son grand juron, et huit jours après il m'embarquait pour Porto sur la goélette d'un voisin à nous, histoire de changer d'air. Je revins au bout de six mois, plus maigre qu'un tolet, mais plus amoureux qu'avant. Le souvenir de Claudine me desséchait à petit feu. C'est que j'en étais fou à perdre le boire et le manger, et sans vous commander m'est avis qu'elle m'aimait un brin, vu que j'étais un solide gars et que plus d'une fille me reluquait. Pour lors le père, voyant que rien n'y faisait, que je dépérissais sans dire ouf et que je m'en allais tout doucettement rejoindre ma défunte mère au cimetière, se décida à me laisser passer ma folie. Un soir, comme nous revenions de la pêche et que je ne touchais pas au souper, il me dit: «Épouse-la donc, ta carogne, et que ça finisse!» Je me rappelle bien cela, parce que, en entendant le vieux traiter mon amoureuse de ce nom, j'eus comme un éblouissement. J'aurais voulu le tuer. Ça ne porte pas bonheur de se marier malgré ses parents.
Le brave marin s'égarait au milieu de ses souvenirs. Il ne causait plus, il dissertait.
Le juge d'instruction essaya de le faire rentrer dans le bon chemin.
—Arrivons à l'affaire, dit-il.
—J'y suis, monsieur le juge, mais il fallait bien commencer par le commencement. Je me mariai donc. Le soir, après la noce, les parents et les invités partis, j'allais rejoindre ma femme quand j'aperçus mon père tout seul dans un coin qui pleurait. Ça me serra le cœur et j'eus un mauvais pressentiment. Il passa vite. C'est si beau, les six premiers mois qu'on a une femme qu'on aime! On la voit comme à travers ces brouillards qui changent en palais et en églises les rochers de la côte, si bien que les novices s'y trompent.
Pendant deux ans, sauf quelques castilles de rien, tout alla bien. Claudine me manœuvrait comme un youyou. Ah! elle était futée! elle m'aurait pris, lié, porté au marché et vendu, que je n'y aurais vu que du feu. Son grand défaut, c'était d'être coquette. Tout ce que je gagnais, et mes affaires marchaient fort, elle se le mettait sur le dos. C'étaient tous les dimanches parure nouvelle, robes, joyaux, bonnets, des affiquets du diable que les marchands inventent pour la perdition des femmes. Les voisins en jasaient, mais moi, je trouvais cela bien. Pour le baptême du fils qu'elle m'avait donné, qui fut nommé Jacques, du nom de mon père, j'avais, pour lui plaire, donné la volée à mes économies de garçon, plus de trois cents pistoles que je destinais à acheter un pré qui m'endiablait parce qu'il était enclavé dans des parcelles nous appartenant.
M. Daburon bouillait d'impatience, mais que faire?
—Allez, allez donc! disait-il toutes les fois que Lerouge faisait seulement mine de s'arrêter.
—Donc, poursuivit le marin, j'étais content assez, lorsqu'un matin je vis tourner autour de chez nous un domestique de chez monsieur le comte de Commarin, dont le château est à un quart de lieue de chez nous, de l'autre côté du bourg. C'était un particulier qui ne me revenait pas du tout, un nommé Germain. On prétendait comme cela qu'il s'était mêlé de la faute de la Thomassine, une belle fille de chez nous qui avait plu au jeune comte et qui avait disparu. Je demandai à ma femme ce que lui voulait ce propre à rien; elle me répondit qu'il était venu lui proposer de prendre un nourrisson. D'abord je ne voulais pas entendre de cette oreille. Notre bien permettait à Claudine de garder tout son lait pour notre fils. Mais la voilà qui se met à dire les meilleures raisons. Elle se repentait, soi-disant, de sa coquetterie et de ses dépenses. Elle voulait gagner de l'argent, ayant honte de ne rien faire tandis que je me tuais le corps. Elle demandait à amasser, à économiser, pour que le petit ne fût pas obligé plus tard d'aller à la mer. On lui offrait un très bon prix que nous pouvions mettre de côté pour rattraper en peu de temps les trois cents pistoles. Le chien de pré dont elle me parla finit par me décider.
—Elle ne vous dit pas, demanda le juge, de quelle commission on voulait la charger?
Cette question stupéfia Lerouge. Il pensa que c'est avec raison qu'on affirme que la justice voit tout et sait tout.
—Pas encore, répondit-il. Mais vous allez voir. Huit jours après, le piéton lui apporte une lettre où on lui demandait de venir à Paris chercher l'enfant. C'était un soir. «Bon, dit-elle, je partirai demain par la diligence.» Moi, je ne souillai mot; seulement au matin, quand elle fut parée pour le passage de la diligence, je déclarai que je l'accompagnerais. Elle ne parut pas fâchée, au contraire. Elle m'embrassa, et je fus ravi. À Paris, ma femme devait aller prendre le petit chez une madame Gerdy qui demeurait sur le boulevard. Nous convînmes avec Claudine qu'elle se présenterait seule et que je l'attendrais à notre auberge. Mais, elle partie, je me mangeais le foie dans cette chambre. Je sortis au bout d'une heure et j'allai rôder aux environs de la maison de cette dame. Je m'informai à des domestiques, à des gens qui sortaient, et j'appris qu'elle était la maîtresse du comte de Commarin. Cela me déplut si fort que, si j'avais été le maître, ma femme serait revenue sans ce bâtard. Je ne suis qu'un pauvre marin, moi, et je sais bien qu'un homme peut s'oublier. On est monté par la boisson. Quelquefois on est entraîné par les camarades, mais qu'un homme ayant femme et enfants fasse ménage avec une autre et lui donne le bien des siens, je trouve cela mal, très mal. N'est-il pas vrai, monsieur?
Le juge d'instruction se démenait rageusement sur son fauteuil. Il pensait: cet homme n'en finira donc pas!
—Oui! vous avez raison mille fois, répondit-il, mais trêve de réflexions, avancez, avancez!...
—Claudine, monsieur, était plus entêtée qu'une mule. Après trois jours de discussions elle m'arracha un Amen entre deux baisers. Alors elle m'annonça que nous ne retournerions pas chez nous par la diligence. La dame, qui craignait pour son petit la fatigue du voyage, avait arrangé qu'on nous reconduirait à petites journées dans sa voiture, et avec ses chevaux. C'est qu'elle était entretenue dans le grand genre! J'eus la bêtise de me réjouir parce que cela me permettrait de voir le pays à mon aise. Nous voilà donc bien installés, avec les enfants, le mien et l'autre, dans un beau carrosse, attelé de bêtes superbes, conduit par un cocher en livrée. Ma femme était folle de joie. Elle m'embrassait comme du pain et faisait sonner des poignées de pièces d'or. Moi, j'étais sot comme un honnête mari, qui trouve dans son ménage de l'argent qu'il n'y a pas apporté. C'est en voyant ma mine que Claudine, espérant me dérider, se risqua à me découvrir la vérité vraie. «Tiens», me dit-elle...
Lerouge s'interrompit, et, changeant de ton:
—Vous comprenez, dit-il, que c'est ma femme qui parle.
—Oui, oui... Poursuivez.
—Elle me dit donc en secouant sa poche: «Tiens, mon homme, nous en aurons comme ça jusqu'à plus soif, et voici pourquoi: monsieur le comte, qui a un fils légitime en même temps que celui-ci, veut que ce soit ce bâtard qui porte son nom. Cela se peut, grâce à moi. En route nous allons trouver dans l'auberge où nous coucherons monsieur Germain et la nourrice à qui on a confié le fils légitime. On nous mettra dans la même chambre, et, pendant la nuit, je dois changer les petits qu'on a exprès habillés l'un comme l'autre. Monsieur le comte donne pour cela huit mille francs comptant et une rente viagère de mille francs.»
—Et vous! s'écria le juge, vous qui vous dites un honnête homme, vous avez souffert un tel crime lorsqu'il suffisait d'un mot pour l'en empêcher!
—Monsieur, de grâce, supplia Lerouge, monsieur, laissez-moi finir...
—Soit, allez!
—Je n'eus pas, d'abord, la force de rien dire, tant la colère m'étranglait. Je devais être effrayant. Mais elle, qui pourtant avait peur de moi quand je me montais, partit d'un éclat de rire qui me déconcerta. «Que tu es bête, me dit-elle; écoute-moi donc avant de t'enlever comme une soupe au lait. C'est le comte, entends-tu, qui enrage d'avoir son bâtard chez lui, c'est le comte qui paye pour le changer. Sa maîtresse, la mère de celui-ci, ne veut pas de ça. Si elle a eu l'air de consentir à la chose, cette femme, c'est qu'elle tenait à ne pas se brouiller avec son amant et qu'elle avait son plan. Elle m'a prise à part, dans la chambre, et après m'avoir fait jurer le secret sur un crucifix, elle m'a dit qu'elle ne pouvait pas s'habituer à l'idée de se séparer pour toujours de son enfant et d'élever l'enfant d'une autre. Elle a ajouté que si je consentais à ne pas changer les nourrissons sans en rien dire au comte, elle me donnerait à l'instant dix mille francs et me garantirait une rente égale à celle du père. Elle m'a encore déclaré qu'elle saurait bien si je tenais ma parole, ayant fait faire à son petit un signe de reconnaissance ineffaçable. Elle ne me l'a pas montré, ce signe, et j'ai eu beau le chercher, je ne l'ai pas trouvé. Comprends-tu maintenant? Je garde simplement ce petit bourgeois que voici; j'affirme au comte que j'ai fait l'échange, nous empochons des deux côtés, et voilà Jacques riche. Embrasse ta petite femme qui a plus d'esprit que toi, mon homme!» Voilà, monsieur, mot pour mot, ce que me dit Claudine.
Le rude matelot tira de sa poche un immense mouchoir à carreaux bleus et se moucha à faire trembler les vitres. C'était sa façon de pleurer.
M. Daburon restait confondu. Depuis le commencement de cette malheureuse affaire, il marchait d'étonnements en étonnements. À peine avait-il mis ordre à ses idées sur un point que toute son attention était appelée sur un autre. Il se sentait dérouté. Qu'était-ce que ce nouvel incident si grave? qu'allait-il apprendre? Il brûlait d'interroger vivement, mais Lerouge, on le voyait, contait péniblement, démêlant laborieusement ses souvenirs; un fil bien ténu le guidait, la moindre interruption pouvait rompre ce fil et embrouiller l'écheveau.
—Ce que me proposait Claudine, continua le marin, était une abomination, et je suis un honnête homme. Mais cette femme me pétrissait à volonté, comme la pâte du pétrin. Elle me chavirait le cœur. Elle me faisait voir blanc comme neige ce qui était noir comme de l'encre. Je l'aimais, quoi! Elle me prouva que nous ne faisions de tort à personne et que nous assurions la fortune de Jacques, je me tus. Le soir, nous arrivions à un village, et le cocher nous dit, en arrêtant la voiture devant une auberge, que c'est là que nous coucherons. Nous entrons et nous voyons qui? Cette canaille de Germain avec une femme portant un nourrisson si exactement habillé comme le nôtre que j'eus peur. Ils voyageaient comme nous dans une voiture du comte. Un soupçon me vint. Qui m'assurait que Claudine n'avait pas inventé la seconde histoire pour me calmer? Elle en était certes capable. J'étais fou. Je consentais à une chose qui était mal, mais non à une certaine autre. Je me promis bien de ne pas perdre de vue notre petit bâtard, me jurant bien qu'on ne me l'escamoterait pas. En effet, je le gardai toute la soirée sur mes genoux, et, pour plus de sûreté, je lui avais noué mon mouchoir autour des reins en guise de remarque. Ah! le coup avait été bien monté. Après souper, on parla de se coucher, et il se trouve qu'il n'y a dans cette auberge que deux chambres à deux lits. C'était à croire qu'on l'avait fait bâtir exprès. L'aubergiste dit que les deux nourrices coucheront dans une de ces chambres et Germain et moi dans l'autre. Comprenez-vous, monsieur le juge? Ajoutez que toute la soirée j'avais surpris des signes d'intelligence entre ma femme et ce gredin de domestique. J'étais furieux.
»C'était la conscience qui parlait et que je faisais taire de force. Je sentais que j'agissais très mal et je m'en voulais à la mort. Pourquoi n'y a-t-il que les coquines pour faire virer comme une girouette à tous les vents de leurs coquineries l'esprit d'un honnête homme?
M. Daburon répondit par un coup de poing à démolir son bureau. Lerouge poursuivit plus vite:
—Moi, je repoussai cet arrangement, feignant d'être trop jaloux pour lâcher ma femme une minute. Il fallait en passer par où je voulais. La nourrice étrangère monta se coucher la première; nous y allâmes, Claudine et moi, un moment après. Ma femme défit ses hardes et se coucha dans les draps avec notre fils et le nourrisson; moi, je ne me déshabillai pas. Sous prétexte qu'en me couchant j'exposerais les nourrissons, je m'installai sur une chaise devant le lit, décidé à ouvrir l'œil et à monter un quart un peu solide. J'avais soufflé la chandelle afin de laisser les femmes dormir; moi, je n'y songeais guère; mes idées m'ôtaient le sommeil; je pensais à mon père et à ce qu'il dirait, s'il apprenait jamais ma conduite. Vers minuit, voilà que j'entends Claudine faire un mouvement. Je retiens mon souffle. Elle se levait. Voulait-elle changer les enfants? Maintenant je sais que non, alors je crus que oui. Je me dressai hors de moi et, la saisissant par le bras, je commençai à taper, et rudement, tout en lâchant ce que j'avais sur le cœur. Je parlais à pleine voix, comme sur mon bateau, quand le temps est gros, je jurais comme un damné, je menais un tapage affreux. L'autre nourrice poussait des cris à faire croire qu'on l'égorgeait. À ce vacarme Germain accourt avec une chandelle allumée. Sa vue m'acheva. Ne sachant ce que je faisais, je tirai de ma poche un couteau catalan dont je me servais d'habitude, et empoignant le maudit bâtard, je lui traversai le bras avec la lame en disant: «Au moins, comme cela, on ne le changera pas sans que je le sache: il est marqué pour la vie.»
Lerouge n'en pouvait plus.
De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front, glissaient le long de ses joues et s'arrêtaient dans les rides profondes de son visage.
Il haletait, mais le regard impérieux du juge le pressait, le harcelait, comme le fouet qui cingle les reins du nègre écrasé de fatigue.
—La blessure du petit était terrible, poursuivit-il; elle saignait affreusement, il pouvait en mourir. Je ne m'inquiétais que de l'avenir, de ce qui arriverait peut-être plus tard. Je déclarai que j'allais écrire ce qui venait de se passer et que nous signerions tous. Ce fut fait. Nous savions écrire tous quatre. Germain n'osa pas résister, je parlais mon couteau à la main. Il mit son nom le premier, me conjurant seulement de ne rien dire au comte, jurant que pour sa part il ne souillerait mot, faisant promettre à l'autre nourrice de se taire.
—Et vous avez gardé cette déclaration? demanda M. Daburon.
—Oui, monsieur, et comme l'homme de la police à qui j'ai tout avoué m'a recommandé de la prendre avec moi, je suis allé la retirer de l'endroit où je l'avais cachée, et je l'ai là.
—Donnez.
Lerouge sortit de la poche de sa veste un vieux portefeuille de parchemin attaché avec une lanière de cuir, et en tira un pli jauni par les années et soigneusement cacheté.
—Voici, dit-il. Le papier n'a pas été ouvert depuis cette nuit maudite.
En effet, lorsque le juge le déplia, il vit tomber la cendre jetée sur les caractères fraîchement tracés pour les empêcher de s'effacer.
C'était bien le récit bref de la scène décrite par le vieux marin. Les quatre signatures y étaient.
—Que sont devenus, murmura le juge, se parlant à lui-même, les témoins qui ont signé cette déclaration? Lerouge crut qu'on l'interrogeait.
—Germain est mort, répondit-il, on m'a dit qu'il s'était noyé dans une partie de plaisir. Claudine vient d'être assassinée, mais l'autre nourrice vit encore. Même je sais qu'elle a parlé de la chose à son mari, car il m'en a touché un mot. C'est un nommé Brossette, qui demeure au village de Commarin même.
—Et ensuite? demanda le juge qui avait pris le nom et l'adresse de cette femme.
—Le lendemain, monsieur, Claudine parvint à me calmer et à m'extorquer le serment de garder le silence. L'enfant fut à peine malade, mais il garda une énorme cicatrice au bras.
—Madame Gerdy a-t-elle été avertie de ce qui s'était passé?
—Je ne le crois pas, monsieur, cependant j'aime mieux dire que je l'ignore.
—Comment, vous l'ignorez!
—Oui, je vous le jure, monsieur le juge; cela vient de ce qui est arrivé après.
—Qu'est-il donc arrivé?
Le marin hésita.
—C'est que, monsieur, dit-il, c'est des affaires à moi, et...
—Mon ami, interrompit le juge, vous êtes un honnête homme, je le crois, j'en suis sûr. Mais une fois en votre vie, poussé par une mauvaise femme, vous avez failli, vous êtes devenu le complice d'une bien coupable action. Réparez votre faute en parlant sincèrement. Tout ce qui se dit ici, et qui n'a pas trait directement au crime, reste secret; moi-même je l'oublie aussitôt. Ne craignez donc rien, et si vous éprouvez quelque humiliation, dites-vous que c'est la punition du passé.
—Hélas! monsieur le juge, répondit le marin, j'ai été bien puni déjà, et il y a longtemps que ma peine a commencé. Argent mal acquis ne porte pas profit. En arrivant chez nous, j'achetai le malheureux pré plus cher que sa valeur. Le jour où je me suis promené dessus en me disant: il est à moi, j'ai eu mon dernier contentement. Claudine était coquette mais elle avait encore bien d'autres vices. Quand elle nous vit tant d'argent, ils éclatèrent tous comme un incendie qui couve à fond de cale quand on ouvre un panneau. D'un peu gourmande qu'elle était, elle devint portée sur sa bouche, sauf votre respect, à faire horreur. C'était chez nous une ripaille qui n'avait ni fin ni cesse. Dès que j'embarquais, elle s'attablait avec les plus mauvaises gredines du pays, et il n'y avait rien de trop bon ni de trop cher pour elles. Elle se prenait de boisson au point qu'il fallait la coucher. Là-dessus, voilà qu'une nuit qu'elle me croyait à Rouen, je reviens sans être attendu. J'entre, et je la trouve avec un homme. Et quel homme, monsieur! Un méchant gringalet honni de tout le pays, laid, sale, puant: enfin le clerc de l'huissier du bourg. J'aurais dû le tuer, c'était mon droit, comme une vermine qu'il était; il me fit pitié. Je l'empoignai par le cou et je le jetai par la fenêtre sans l'ouvrir. Il n'en est pas mort. Alors, je tombai sur ma femme, et quand je cessai de frapper elle ne bougeait plus.
Lerouge parlait d'une voix rauque, et de temps à autre enfonçait sur ses yeux ses poings crispés.
—Je pardonnai, continua-t-il, mais l'homme qui a battu sa femme et qui lui a fait grâce est perdu. Désormais, elle prit mieux ses précautions, elle devint plus hypocrite, et voilà tout. Dans l'intervalle, madame Gerdy retira son petit. Claudine ne fut plus retenue par rien. Protégée et conseillée par sa mère, qu'elle avait prise avec nous et qui était censée soigner notre Jacques, elle put me tromper pendant plus d'un an. Je la croyais revenue à de meilleurs sentiments, et pas du tout, elle menait une vie effroyable. Ma maison était devenue le mauvais lieu du pays, et c'est chez moi que les vauriens se rendaient après boire. Ils y buvaient pourtant encore, car ma femme faisait venir des paniers de vin et d'eau-de-vie, et tant que j'étais à la mer, on se soûlait pêle-mêle. Quand l'argent lui manquait, elle écrivait au comte ou à sa maîtresse, et ses orgies continuaient. Quelquefois j'avais des doutes qui me travaillaient; alors, sans raison, pour un non, pour un oui, je la battais jusqu'à plus soif, puis je pardonnais encore, comme un lâche, comme un imbécile. C'était une existence d'enfer. Je ne sais pas ce qui me procurait le plus de plaisir: de l'embrasser ou de la rouer de coups. Tout le monde, dans le bourg, me méprisait et me tournait le dos; on me croyait complice ou involontairement dupe. J'ai su plus tard qu'on supposait que je tirais profit de la conduite de ma femme, tandis qu'au contraire elle payait ses amants. En tout cas, on se demandait d'où venait tout l'argent qui se dépensait chez nous. Pour me distinguer d'un de mes cousins nommé Lerouge, on avait joint à mon nom un mot infâme. Quelle honte, monsieur! Et je ne savais rien de tant de scandales, non, rien! N'étais-je pas le mari! Par bonheur, mon père était mort.
M. Daburon eut pitié.
—Reposez-vous, mon ami, dit-il, remettez-vous.
—Non, répondit le marin, j'aime mieux faire vite. Un homme eut la charité de me prévenir: le curé. Si jamais celui-là a besoin de Lerouge!... Sans perdre une minute, j'allai trouver un homme de loi, lui demandant comment doit agir un honnête marin qui a eu le malheur d'épouser une gourgandine. Il me dit qu'il n'y a rien à faire. Plaider, c'est publier à son de trompe son déshonneur, et une séparation n'arrange rien. «Quand une fois on a donné son nom à une femme, me dit-il, on ne peut plus le reprendre, il lui appartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d'en disposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner de musicos en musicos, le mari n'y peut rien.» Cela étant, mon parti fut vite pris. Le jour même, je vendis le fatal pré et j'en fis porter l'argent à Claudine, ne voulant rien garder du pain de la honte. Je fis ensuite dresser un acte qui l'autorisait à administrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de le vendre, ni d'emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où je lui marquais qu'elle n'entendrait plus parler de moi, que je n'étais plus rien pour elle et qu'elle pouvait se regarder comme veuve. Et dans la nuit, je partis avec mon fils.
—Et que devint votre femme, après votre départ?
—Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu'elle quitta le pays un an après moi.
—Vous ne l'avez jamais revue?
—Jamais.
—Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant le crime?
—C'est vrai, monsieur, mais c'est qu'il le fallait absolument. J'ai eu bien de la peine à la retrouver, personne ne savait ce qu'elle était devenue. Heureusement mon notaire a pu se procurer l'adresse de madame Gerdy, il lui a écrit, et c'est comme cela que j'ai su que Claudine habitait La Jonchère. J'étais pour lors à Rouen; le patron Gervais, qui est mon ami, m'offrit de me remonter à Paris sur son bateau, et j'acceptai. Ah! monsieur! quel saisissement lorsque je suis entré chez elle! Ma femme ne me reconnaissait pas. À force de dire à tout le monde que j'étais mort, elle avait sans doute fini par s'en persuader. Quand j'ai dit mon nom, elle est tombée à la renverse. La malheureuse! elle n'avait pas changé. Elle avait près d'elle un verre et une bouteille d'eau-de-vie...
—Tout cela ne m'apprend pas ce que vous veniez faire chez votre femme.
—C'est pour Jacques, monsieur, que j'y allais. Le petit est devenu homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait le consentement de la mère. J'ai donc porté à Claudine un acte que le notaire avait préparé et qu'elle a signé. Le voici.
M. Daburon prit l'acte et sembla le lire attentivement. Au bout d'un moment:
—Vous êtes-vous demandé, interrogea-t-il, qui pouvait avoir assassiné votre femme?
Lerouge ne répondit pas.
—Avez-vous eu des soupçons sur quelqu'un? insista le juge.
—Dame! monsieur, répondit le marin, que voulez-vous que je vous dise! J'ai pensé que Claudine avait fini par lasser les gens de qui elle tirait de l'argent comme de l'eau d'un puits, ou bien qu'étant soûle elle avait parlé trop.
Les renseignements étaient aussi complets que possible. Daburon congédia Lerouge en lui recommandant d'attendre Gévrol qui le conduirait à un hôtel où il se tiendrait jusqu'à nouvel ordre à la disposition de la justice.
—Vous serez indemnisé de vos dépenses, ajouta le juge.
Lerouge avait à peine tourné les talons qu'un fait grave, prodigieux, inouï, sans précédent se produisit dans le cabinet du juge d'instruction. Constant, le sérieux, l'impassible, l'immobile, le sourd-muet Constant se leva et parla. Il rompit un silence de quinze années, il s'oublia jusqu'à émettre une opinion. Il dit:
—Voilà, monsieur, une surprenante affaire!
Bien surprenante, en effet, pensait M. Daburon, et bien faite pour dérouter toutes les prévisions, pour renverser toutes les opinions préconçues. Pourquoi, lui juge, avait-il agi avec cette déplorable précipitation? Pourquoi, avant de rien risquer, n'avait-il pas attendu de bien posséder tous les éléments de cette grave affaire, de tenir tous les fils de cette trame compliquée? On accuse la justice de lenteur, mais c'est cette lenteur même qui fait sa force et sa sûreté, qui constitue sa presque infaillibilité.
On ne sait pas assez tout le temps que les témoignages mettent à se produire.
On ignore ce que peuvent révéler de faits des investigations inutiles en apparence.
Les drames de la cour d'assises n'observent pas les trois unités, il s'en manque de beaucoup.
Quand l'enchevêtrement des passions et des mobiles semble inextricable, un personnage inconnu, venu on ne sait d'où, se présente, et c'est lui qui apporte le dénouement.
M. Daburon, le plus prudent des hommes, avait cru simple la plus complexe des affaires. Il avait agi comme pour un cas de flagrant délit dans un crime mystérieux qui réclamait les plus grandes précautions. Pourquoi? C'est que ses souvenirs ne lui avaient pas laissé la liberté de délibération, de jugement et de décision. Il avait craint également de paraître faible et de se montrer violent. Se croyant sûr de son fait, l'animosité l'avait emporté. Et cependant bien des fois il s'était dit: où est le devoir? Mais, quand on en est réduit à ne plus distinguer clairement le devoir, c'est qu'on fait fausse route.
Le singulier dans tout cela, c'est que les fautes du juge d'instruction provenaient de son honnêteté même. Il avait été égaré par une trop grande délicatesse de conscience, les scrupules qui le tracassaient lui avaient rempli l'esprit de fantômes et l'avaient poussé à l'animosité passionnée par lui déployée à un certain moment.
Devenu plus calme, il examinait sainement les choses. En somme, grâce à Dieu! rien n'était irréparable. Il ne s'en adressait pas moins les plus dures admonestations. Le hasard seul l'avait arrêté. En ce moment même, il se jurait bien que cette instruction serait pour lui la dernière. Sa profession lui inspirait désormais une invincible horreur. Puis, son entretien avec Claire avait rouvert toutes les blessures de son cœur, et elles saignaient plus douloureuses que jamais. Il reconnaissait avec accablement que sa vie était brisée, finie. Un homme peut se dire cela quand toutes les femmes ne lui sont rien, hormis une seule qu'il ne peut espérer posséder.
Trop religieux pour songer au suicide, il se demandait avec angoisse ce qu'il deviendrait plus tard, quand il aurait jeté aux orties sa robe de juge.
Puis il revenait à l'affaire présente. Dans tous les cas, innocent ou coupable, Albert était bien le vicomte de Commarin, le fils légitime du comte. Mais était-il coupable? Évidemment non.
—J'y songe! s'écria tout à coup le juge, il faut que je parle au comte de Commarin. Constant, faites passer à son hôtel, qu'il vienne à l'instant; s'il n'est pas chez lui, qu'on le cherche.
M. Daburon allait avoir un moment difficile. Il allait être forcé de dire à ce vieillard: «Monsieur, votre fils légitime n'est pas celui que je vous ai dit, c'est l'autre.» Quelle situation! non seulement pénible, mais voisine du ridicule. Le correctif, c'est que cet autre, Albert, était innocent.
À Noël aussi il faudrait apprendre la vérité, le précipiter à terre après l'avoir élevé jusqu'aux nues. Quelle désillusion! Mais sans doute le comte trouverait pour lui quelque compensation, il la lui devait bien.
—Maintenant, murmurait le juge, quel serait le coupable?
Une idée traversa son cerveau, qui d'abord lui parut invraisemblable. Il la rejeta, puis la reprit. Il la tourna, la retourna, l'examina sous toutes ses faces. Il s'y était presque arrêté lorsque M. de Commarin entra.
Le messager de M. Daburon lui était arrivé comme il allait descendre de voiture, revenant avec Claire de chez Mme Gerdy.
XVIII
Le père Tabaret parlait, mais il agissait aussi.
Abandonné par le juge d'instruction à ses seules forces, il se remit à l'œuvre sans perdre une minute et ne prit plus un moment de repos.
L'histoire du cabriolet attelé d'un cheval rapide était exacte.
Prodiguant l'argent, le bonhomme avait recruté une douzaine d'employés de la police en congé ou de malfaiteurs sans ouvrage, et, à la tête de ces honorables auxiliaires, secondé par son séide Lecoq, il s'était transporté à Bougival.
Il avait littéralement fouillé le pays, maison par maison, avec l'obstination et la patience d'un maniaque qui voudrait retrouver une aiguille dans une charretée de foin.
Ses peines ne furent pas absolument perdues.
Après trois jours d'investigations, voici ce dont il était à peu près certain:
L'assassin n'avait pas quitté le chemin de fer à Rueil comme le font tous les gens de Bougival, de La Jonchère et de Marly. Il avait poussé jusqu'à Chatou.
Tabaret pensait le reconnaître dans un homme encore jeune, brun et avec d'épais favoris noirs, chargé d'un pardessus et d'un parapluie, que lui avaient dépeint les employés de la station.
Ce voyageur, arrivé par le train qui part de Paris à Saint-Germain à huit heures trente-cinq du soir, avait paru fort pressé.
En quittant la gare, il s'était élancé au pas de course sur la route qui conduit à Bougival. Sur la chaussée, deux hommes de Marly et une femme de La Malmaison l'avaient remarqué à cause de ses allures rapides. Il fumait tout en courant.
Au passage du pont qui, à Bougival, joint les deux rives de la Seine, il avait été mieux observé encore.
On paye pour traverser ce pont, et l'assassin présumé avait sans doute oublié cette circonstance.
Il avait passé franc, toujours au pas de gymnastique, les coudes au corps, ménageant son haleine, et le gardien du pont avait été obligé de s'élancer à sa poursuite en le hélant, pour se faire payer.
Il avait paru très contrarié de cette circonstance, avait jeté une pièce de dix sous et avait continué sa route sans attendre les quarante-cinq centimes qui lui revenaient.
Ce n'est pas tout.
Le contrôleur de Rueil se souvenait que deux minutes avant le train de dix heures et quart, un voyageur s'était présenté, très ému et si essoufflé qu'à peine il pouvait se faire comprendre en demandant son billet, un billet de seconde, pour Paris.
Le signalement de cet homme répondait exactement au portrait décrit par les employés de Chatou et par le gardien du pont.
Enfin, le bonhomme se croyait sur la trace d'un individu qui avait dû monter dans le même compartiment que ce voyageur essoufflé.
On lui avait indiqué un boulanger d'Asnières auquel il avait écrit en lui demandant un rendez-vous.
Tel était le bilan du père Tabaret, quand le lundi matin il se présenta au Palais de Justice afin de voir si on n'aurait pas reçu le dossier de la veuve Lerouge.
Il ne trouva pas ce dossier, mais dans la galerie il rencontra Gévrol et son homme.
Le chef de la sûreté triomphait, et triomphait sans pudeur. Dès qu'il aperçut Tabaret, il l'appela.
—Eh bien! illustre dénicheur, quoi de neuf? Avons-nous fait couper le cou à quelque scélérat depuis l'autre jour? Ah! vieux malin, je vois bien que c'est à ma place que vous en voulez!
Hélas! le bonhomme était cruellement changé. La conscience de son erreur le rendait humble et doux. Ces plaisanteries qui jadis l'exaspéraient ne le touchaient pas. Bien loin de se rebiffer, il baissa le nez d'un air si contrit que Gévrol en fut étonné.
—Raillez-moi, mon bon monsieur Gévrol, répondit-il, moquez-vous de moi impitoyablement, vous aurez raison, je l'ai bien mérité.
—Ah çà! reprit l'agent, nous avons donc fait quelque nouveau chef-d'œuvre, vieux passionné?
Le père Tabaret branla tristement la tête.
—J'ai livré un innocent, dit-il, et la justice ne veut plus me le rendre.
Gévrol était ravi, il se frottait les mains à s'enlever l'épiderme.
—C'est très fort; cela, chantonnait-il, c'est très adroit. Faire condamner des coupables, fi donc! c'est mesquin. Mais faire raccourcir des innocents, bigre! c'est le dernier mot de l'art. Papa Tirauclair, vous êtes pyramidal, et je m'incline.
Et en même temps il ôta ironiquement son chapeau.
—Ne m'accablez pas, reprit le bonhomme. Que voulez-vous, malgré mes cheveux gris, je suis jeune dans le métier. Parce que le hasard m'a servi trois ou quatre fois, j'en suis devenu bêtement orgueilleux. Je reconnais trop tard que je ne suis pas ce que je croyais; je suis un apprenti à qui le succès a fait tourner la cervelle, tandis que vous, monsieur Gévrol, vous êtes notre maître à tous. Au lieu de me railler, de grâce, secourez-moi, aidez-moi de vos conseils et de votre expérience. Seul, je n'en sortirai pas, au lieu qu'avec vous!...
Gévrol est superlativement vaniteux. La soumission de Tabaret, qu'au fond il estimait très fort, chatouilla délicieusement ses prétentions policières. Il s'humanisa.
—J'imagine, dit-il d'un ton protecteur, qu'il s'agit de l'affaire de La Jonchère?
—Hélas! oui, cher monsieur Gévrol, j'ai voulu marcher sans vous, et il m'en cuit.
Le vieux finaud de Tabaret gardait la mine contrite d'un sacristain surpris à faire gras le vendredi, mais, au fond, il riait, il jubilait.
Niais vaniteux, pensait-il, je te casserai tant d'encensoirs sur le nez que tu finiras bien par faire tout ce que je voudrai.
M. Gévrol se grattait le nez, tout en avançant la lèvre inférieure et en faisant: «Euh! euh!» Il feignait d'hésiter, heureux de prolonger la délicate jouissance que lui procurait la confusion du bonhomme.
—Voyons, dit-il enfin, déridez-vous, papa Tirauclair; je suis bon garçon, moi, je vous donnerai un coup d'épaule. C'est gentil, hein? Mais aujourd'hui je suis trop pressé, on me demande là-bas. Venez me voir demain matin, nous causerons. Cependant, avant de nous quitter, je vais vous allumer une lanterne pour chercher votre chemin. Savez-vous qui est le témoin que j'amène?
—Dites, mon bon monsieur Gévrol.
—Eh bien! ce gaillard sur ce banc qui attend monsieur le juge d'instruction est le mari de la victime de La Jonchère.
—Pas possible! fit le père Tabaret stupéfié.
Et réfléchissant:
—Vous vous moquez de moi, ajouta-t-il.
—Non, sur ma parole. Allez lui demander son nom, il vous dira qu'il s'appelle Pierre Lerouge.
—Elle n'était donc pas veuve?
—Il paraîtrait, répondit Gévrol goguenardant, puisque voilà son heureux époux.
—Oh!... murmura le bonhomme. Et sait-il quelque chose?
En vingt phrases le chef de la sûreté analysa à son collègue volontaire le récit que Lerouge allait faire au juge d'instruction.
—Que dites-vous de cela? demanda-t-il en finissant.
—Ce que je dis, balbutia le père Tabaret, dont la physionomie dénotait une surprise voisine de l'hébétement, ce que je dis?... je ne dis rien. Je pense... mais non, je ne pense rien.
—Une tuile, quoi! fit Gévrol radieux.
—Dites un coup de massue, plutôt, répliqua Tabaret.
Mais subitement il se redressa, se donnant sur le front un furieux coup de poing.
—Et mon boulanger! s'écria-t-il. À demain, monsieur Gévrol.
Il est fêlé! pensa le chef de la sûreté.
Le bonhomme était fort sain d'esprit, seulement il s'était tout à coup souvenu du boulanger d'Asnières, qu'il avait prié de passer chez lui. L'y trouverait-il encore?
Dans l'escalier, il rencontra M. Daburon; c'est à peine s'il daigna lui répondre.
Bientôt il fut dehors et s'élança le long du quai, trottant comme un chat maigre.
Là, causons, se disait-il; voilà mon Noël redevenu Gros-Jean comme devant. Il ne va pas rire, lui qui était si heureux d'avoir un nom. Bast! s'il le veut, je l'adopterai. Tabaret ne sonne pas comme Commarin, mais enfin, c'est un nom. N'importe, l'histoire de Gévrol ne modifie en rien la situation d'Albert ni mes convictions. Il est le fils légitime, tant mieux pour lui! Cela ne m'affirmerait en rien son innocence, si j'en doutais. Évidemment, non plus que son père, il ne connaissait rien de ces circonstances si surprenantes. Il devait, aussi bien que le comte, croire à une substitution. Ces faits, madame Gerdy les ignorait aussi, on aura inventé quelque histoire pour expliquer la cicatrice. Oui, mais madame Gerdy savait à n'en pas douter que Noël était bien son fils à elle. En le reprenant, elle a dû vérifier les signes. Quand Noël a trouvé les lettres du comte, elle se sera empressée de lui expliquer...
Le père Tabaret s'arrêta aussi court que si son chemin eût été barré par le plus effroyable reptile.
Il était épouvanté de sa conclusion, qui disait: «Noël aurait donc assassiné la femme Lerouge pour l'empêcher de confesser que la substitution n'avait pas eu lieu, et il aurait brûlé les lettres et les papiers qui le prouvaient!»
Mais il repoussa avec horreur cette probabilité, comme un honnête homme chasse une détestable pensée qui, par hasard, sillonne son esprit.
—Vieux crétin que je suis! exclamait-il en reprenant sa course, voilà pourtant la conséquence de l'affreux métier que je me faisais gloire d'exercer! Soupçonner Noël, mon enfant, mon légataire universel, la vertu et l'honneur incarnés ici-bas! Noël, que dix ans de relations constantes, de vie presque commune, m'ont appris à estimer, à admirer au point que je répondrais de lui comme de moi-même! Il faut de terribles passions pour pousser, à verser le sang, les hommes d'une certaine condition, et je n'ai jamais connu à Noël que deux passions: sa mère et le travail. Et j'ose effleurer d'un soupçon ce caractère si noble! Je devrais me battre! Vieille bête! tu ne trouves sans doute pas assez terrible la leçon que tu viens de recevoir! Que faut-il donc pour te rendre plus circonspect?
Il raisonnait ainsi, s'efforçant de refouler ses inquiétudes, contraignant ses habitudes d'investigation, mais au fond de lui-même une voix taquinante murmurait: «Si c'était Noël?»
Le père Tabaret était arrivé rue Saint-Lazare. Devant sa porte stationnait le plus élégant coupé bleu attelé d'un cheval magnifique. Machinalement il s'arrêta.
—Bel animal! dit-il; mes locataires reçoivent des gens bien...
Ils recevaient des gens mal aussi, car il formulait à peine cette réflexion qu'il vit sortir M. Clergeot, l'honnête M. Clergeot, dont la présence dans une maison y trahit une ruine aussi sûrement que la présence des employés des pompes funèbres y annonce une mort.
Le vieux policier, qui connaît toute la terre, connaissait admirablement l'honnête banquier. Même il avait eu des relations avec lui, autrefois, lorsqu'il collectionnait des livres. Il l'arrêta.
—Vous voilà! vieux crocodile, lui dit-il, vous avez donc des pratiques dans ma maison?
—Il paraît, répondit sèchement Clergeot, qui n'aime pas à être traité familièrement.
—Tiens! tiens! fit le père Tabaret.
Et, poussé par une curiosité bien naturelle chez un propriétaire qui doit avant tout redouter de loger des gens gênés, il ajouta:
—Qui diable êtes-vous en train de me ruiner?
—Je ne ruine personne, riposta M. Clergeot d'un air de dignité offensée. Avez-vous eu à vous plaindre de nos relations? Je ne le pense pas. Parlez de moi, s'il vous plaît, au jeune avocat qui fait des affaires avec moi, il vous dira s'il a lieu de regretter de me connaître.
Tabaret fut péniblement impressionné. Quoi! Noël, le sage Noël était le client de Clergeot! Que voulait dire cela? Peut-être n'y avait-il aucun mal? Cependant les quinze mille francs de jeudi lui revenaient à la mémoire.
—Oui, dit-il, désireux de se renseigner, je sais que monsieur Gerdy mène l'argent assez rondement.
Clergeot a la délicatesse de ne jamais laisser attaquer ses pratiques sans les défendre.
—Ce n'est pas lui personnellement, objecta-t-il, qui fait danser les écus, c'est sa petite femme chérie. Elle est grosse comme le pouce, mais elle mangerait le diable, ongles, cornes et tout.
Quoi! Noël entretenait une femme, une créature que Clergeot lui-même, l'ami des petites dames, trouvait dépensière! Cette révélation, en ce moment, atteignait le bonhomme en plein cœur. Pourtant il dissimula. Un geste, un regard pouvaient éveiller la défiance de l'usurier et lui fermer la bouche.
—On sait cela, reprit-il du ton le plus dégagé qu'il put. Bast! il faut que jeunesse se passe. Que croyez-vous donc qu'elle lui coûte par an, cette coquine?
—Ma foi, je ne sais pas. Il a eu le tort de ne pas lui assigner un fixe. À mon calcul, elle doit bien, depuis quatre ans qu'il l'a, lui avoir avalé dans les environs de cinq cent mille francs.
Quatre ans! cinq cent mille francs!
Ces mots, ces chiffres éclatèrent comme des obus dans la cervelle du père Tabaret. Un demi-million! En ce cas Noël était ruiné de fond en comble. Mais alors...
—C'est beaucoup, dit-il, réussissant, grâce à d'héroïques efforts, à cacher sa souffrance, c'est énorme même! Il faut remarquer cependant que monsieur Gerdy a des ressources...
—Lui! interrompit l'usurier en haussant les épaules. Tenez, pas ça! ajouta-t-il en faisant claquer sous ses dents l'ongle de son pouce. Il est nettoyé à fond. Cependant, s'il vous doit de l'argent, soyez sans crainte. C'est un malin. Il va se marier. Tel que vous me voyez, je viens de lui renouveler des billets pour vingt-six mille francs. Au revoir, monsieur Tabaret.
L'usurier s'éloigna d'un pas leste, laissant le pauvre bonhomme planté comme une borne au milieu du trottoir.
Il ressentait quelque chose de pareil à la douleur immense qui doit briser le cœur d'un père lorsqu'on lui laisse entrevoir que son fils bien-aimé est peut-être le dernier des scélérats.
Et, pourtant, telle était sa croyance en Noël qu'il violentait sa raison pour repousser encore les soupçons qui le poignaient. Pourquoi cet usurier n'aurait-il pas calomnié l'avocat?
Ces gens qui prêtent à plus de dix pour cent sont capables de tout. Évidemment il avait exagéré le chiffre des folies de son client.
Et quand même! Combien d'hommes n'ont pas fait pour des femmes les plus grandes insanités sans cesser d'être honnêtes!
Il voulut entrer.
Un tourbillon de soie, de dentelles et de velours, lui barra le passage.
C'était une jolie jeune femme brune qui sortait.
Elle s'élança, légère comme l'oiseau, dans le coupé bleu.
Le père Tabaret était gaillard, la jeune femme était ravissante, pourtant il n'eut pas un regard pour elle.
Il entra, et sous la voûte il trouva son portier debout, sa casquette à la main, considérant d'un œil attendri une pièce de vingt francs.
—Ah! monsieur, lui dit cet homme, la jolie dame, et combien elle est comme il faut! Que n'êtes-vous arrivé cinq minutes plus tôt?
—Quelle dame?... pourquoi?
—Cette dame si distinguée qui sort, elle venait, monsieur, chercher des renseignements sur monsieur Gerdy. Elle m'a donné vingt francs pour répondre à ses questions. Il paraîtrait que monsieur Gerdy se marie. Elle avait l'air tout à fait vexée. Superbe créature! J'ai dans l'idée que ce doit être sa maîtresse. Je comprends maintenant pourquoi il sortait toutes les nuits.
—Monsieur Gerdy?
—Mais oui, monsieur, je n'en ai jamais parlé à monsieur, vu qu'il avait l'air de se cacher. Il ne me demandait pas le cordon, non, pas si bête! Il filait par la petite porte de la remise. Moi je me disais: c'est peut-être pour ne pas me déranger, ce qu'il en fait, cet homme, c'est très délicat de sa part, et puisque ça lui plaît...
Le portier parlait, l'œil toujours attaché sur sa pièce. Lorsqu'il leva la tête pour interroger la physionomie de son seigneur et maître, le père Tabaret avait disparu. En voilà bien une autre! se dit le portier. Cent sous que le patron court après la superbe créature! Joue des flûtes, va, vieux roquentin, on t'en donnera un petit morceau, pas beaucoup, mais c'est très cher. Le portier ne se trompait pas. Le père Tabaret courait après la dame au coupé bleu.
Il avait pensé: celle-là me dira tout; et d'un bond il fut dans la rue.
Il y arriva juste à temps pour voir le coupé bleu tourner le coin de la rue Saint-Lazare.
—Ciel! murmura-t-il, je vais la perdre de vue, et cependant la vérité est là. Il était dans un de ces états de surexcitation nerveuse qui enfantent des prodiges. Il franchit le bout de la rue Saint-Lazare aussi rapidement qu'un jeune homme de vingt ans. Ô bonheur! À cinquante pas, dans la rue du Havre, il vit le coupé bleu arrêté au milieu d'un embarras de voitures. Je l'aurai! se dit-il.
Ses regards parcouraient les alentours de la gare de l'Ouest, cette rue où rôdent presque constamment des cochers marrons: pas une voiture!
Volontiers, comme Richard III, il aurait crié: «Ma fortune pour un fiacre!» Le coupé bleu s'était dégagé et filait bon train vers la rue Tronchet. Le bonhomme suivait. Il se maintenait; le coupé ne gagnait pas trop.
Tout en courant sur le milieu de la chaussée, cherchant de l'œil une voiture où se jeter, il se disait: en chasse! bonhomme, en chasse! Quand on n'a pas de tête, il faut des jambes. Et hop! et hop! Pourquoi n'as-tu pas songé à demander à Clergeot l'adresse de cette femme? Plus vite que ça, mon vieux, plus vite! Quand on veut se mêler d'être mouchard, on se munit des qualités de l'emploi, le mouchard doit avoir les fuseaux du cerf.
Il ne pensait qu'à rejoindre la maîtresse de Noël, et pas à autre chose. Mais il perdait, bien évidemment il perdait.
Il n'était pas au milieu de la rue Tronchet, et il n'en pouvait plus; il sentait que ses jambes ne le porteraient pas cent mètres plus loin, et le maudit coupé allait atteindre la Madeleine.
Ô Fortune! Une remise découverte, marchant dans le même sens que lui, le dépassa.
Il fit un signe plus désespéré que celui de l'homme qui se noie. Le signe fut vu. Il rassembla ses dernières forces et d'un bond s'élança dans la voiture sans le secours du marchepied.
—Là-bas, dit-il, ce coupé bleu, vingt francs!
—Compris! répondit le cocher en clignant de l'œil.
Et il enveloppa sa maigre rosse d'un vigoureux coup de fouet en murmurant:
—Un bourgeois jaloux qui suit sa femme. Connu! Hue cocotte!
Pour le père Tabaret, il était temps de s'arrêter, ses forces expiraient. Après une bonne minute, il n'avait pas repris haleine. On était sur le boulevard. Il se dressa dans la voiture, s'appuyant au siège du cocher.
—Je n'aperçois plus le coupé, dit-il.
—Oh! je le vois bien, moi, bourgeois; c'est qu'il a un fameux cheval.
—Le tien doit être meilleur! j'ai dit vingt francs, ce sera quarante.
Le cocher tapa comme un sourd, et tout en frappant il grommelait:
—Il n'y a pas à dire, il faut la rejoindre. Pour vingt francs je la manquais: j'aime les femmes, moi, je suis de leur côté. Mais dame! deux louis... Peut-on être jaloux quand on est aussi laid que ça?
Le père Tabaret se donnait mille peines pour occuper son esprit de choses indifférentes.
Il ne voulait pas réfléchir avant d'avoir vu cette femme, de lui avoir parlé, de l'avoir habilement questionnée.
Il était sûr que d'un mot elle allait perdre ou sauver son amant.
Quoi! perdre Noël! Eh bien! oui.
Cette idée de Noël assassin le fatiguait, le harcelait, bourdonnait dans son cerveau comme la mouche agaçante qui mille et mille fois vient, revient se heurter à la vitre où brille un rayon.
On venait de dépasser la Chaussée-d'Antin, le coupé bleu n'était guère qu'à une trentaine de pas. Le cocher de remise se retourna:
—Bourgeois, notre coupé s'arrête.
—Arrête aussi et ne le perds pas de l'œil, pour repartir en même temps que lui. Le père Tabaret se pencha tant qu'il put hors de sa voiture.
La jeune femme descendait du coupé, traversait le trottoir et entrait dans un magasin où on vend des cachemires et des dentelles.
Voilà donc, pensait le père Tabaret, où vont les billets de mille francs! Un demi-million en quatre ans! Que font donc ces créatures de l'argent qu'on leur jette à pleines mains; le mangent-elles? Au feu de quels caprices fondent-elles les fortunes? Elles ont des philtres endiablés, bien sûr, qu'elles donnent à boire aux imbéciles qui se ruinent pour elles. Il faut qu'elles possèdent un art particulier de cuisiner et d'épicer le plaisir, puisque une fois qu'elles tiennent un homme il sacrifie tout avant de les abandonner.
La remise se remit en route, mais bientôt s'arrêta.
Le coupé faisait une nouvelle pause devant un magasin de curiosités.
Cette créature veut donc acheter tout Paris! se disait avec rage le bonhomme. Oui, c'est elle qui a poussé Noël, si Noël a commis le crime. C'est mes quinze mille francs qu'elle fricasse en ce moment. Combien de jours dureront-ils? Ce serait pour avoir de l'argent que Noël aurait tué la femme Lerouge. Oh! alors il serait le dernier, le plus infâme des hommes. Quel monstre de dissimulation et d'hypocrisie! Et penser que si je mourais ici de fureur, il serait mon héritier! Car c'est écrit en toutes lettres: «Je lègue à mon fils Noël Gerdy...» Si ce garçon était coupable, il n'y aurait pas d'assez grands supplices pour lui... Mais cette femme ne rentrera donc pas!
Cette femme n'était pas pressée, le temps était beau, sa toilette était ravissante, elle se montrait. Elle visita trois ou quatre magasins encore, et en dernier lieu s'arrêta chez un pâtissier, où elle resta plus d'un quart d'heure.
Le bonhomme, dévoré d'angoisses, bondissait et trépignait dans sa voiture.
Être séparé du mot d'une énigme terrible par le caprice d'une drôlesse, quelle torture! Il mourait d'envie de s'élancer sur ses pas, de la prendre par le bras et de lui crier: «Rentre donc, malheureuse! rentre donc chez toi! Que fais-tu là? Ne sais-tu pas qu'à cette heure ton amant, celui que tu as ruiné, est soupçonné d'un assassinat! Rentre donc que je te questionne, que je sache de toi s'il est innocent ou coupable! Car tu me le diras, sans t'en douter. Je t'ai préparé un traquenard où tu te prendras. Rentre donc, l'anxiété me tue!»
Elle rentra.
Le coupé bleu reprit sa course, remonta la rue du Faubourg-Montmartre, tourna dans la rue de Provence, déposa la jolie promeneuse à sa porte et repartit.
—Elle demeure là, dit le père Tabaret avec un soupir de soulagement.
Il descendit de voiture, donna au cocher les deux louis en lui ordonnant de l'attendre, et s'élança sur les traces de la jeune femme.
Il est patient, le bourgeois, pensa le cocher, mais la petite dame brune est pincée. Le bonhomme avait ouvert la porte de la loge du concierge.
—Le nom de cette dame qui vient de rentrer? demanda-t-il.
Le portier ne parut rien moins que disposé à répondre.
—Son nom? insista le vieux policier.
Le ton était si bref, si impérieux que le portier fut ébranlé.
—Madame Juliette Chaffour, répondit-il.
—À quel étage?
—Au second, la porte en face.
Une minute après, le bonhomme attendait dans le salon de Mme Juliette. Madame se déshabillait, lui avait répondu la femme de chambre, et allait venir à l'instant.
Le père Tabaret était stupéfié du luxe de ce salon. Il n'avait rien d'insolent pourtant, ni de brutal, ni même de mauvais goût. On ne se serait jamais cru chez une femme entretenue. Mais le bonhomme, qui s'y connaissait en beaucoup de choses, jugea bien que tout dans cette pièce était de grand prix. La seule garniture de cheminée valait, au bas mot, une vingtaine de mille francs.
Clergeot, pensait-il, n'a pas exagéré.
L'entrée de Juliette interrompit ses réflexions. Elle avait retiré sa robe et passé à la hâte un peignoir très ample, noir, avec des garnitures de satin cerise. Ses admirables cheveux un peu dérangés par son chapeau retombaient en cascades sur son cou et bouclaient derrière ses délicates oreilles. Elle éblouit le père Tabaret. Il comprit bien des folies.
—Vous avez demandé à me parler, monsieur? interrogea-t-elle en s'inclinant gracieusement.
—Madame, répondit le père Tabaret, je suis un ami de Noël, son meilleur ami, je puis le dire, et...
—Prenez donc la peine de vous asseoir, monsieur, interrompit la jeune femme.
Elle-même se posa sur un canapé, lutinant du bout du pied ses mules pareilles à son peignoir, pendant que le bonhomme prenait place dans un fauteuil.
—Je viens, madame, reprit-il, pour une affaire grave. Votre présence chez monsieur Gerdy...
—Quoi! s'écria Juliette, il sait déjà ma visite? Mâtin! il a une police bien faite.
—Ma chère enfant, commença paternellement Tabaret...
—Bien! je sais, monsieur, ce que vous venez faire. Vous êtes chargé par Noël de me gronder. Il m'avait défendu d'aller chez lui, je n'ai pu y tenir. C'est embêtant, à la fin, d'avoir pour amant un rébus, un homme dont on ne sait rien, un logogriphe en habit noir et en cravate blanche, un être lugubre et mystérieux...
—Vous avez commis une imprudence.
—Pourquoi? parce qu'il va se marier? Que ne l'avoue-t-il alors?
—Si ce n'est pas!
—Ça est. Il l'a dit à ce vieux filou de Clergeot, qui me l'a répété. En tout cas, il doit tramer quelque coup de sa tête; depuis un mois il est tout chose, il est changé au point que je ne le reconnais plus.
Le père Tabaret désirait avant tout savoir si Noël ne s'était pas ménagé un alibi pour le mardi du crime. Là pour lui était la grande question. Oui; il était coupable certainement. Non; il pouvait encore être innocent. Mme Juliette devait, il n'en doutait pas, l'éclairer sur ce point décisif.
En conséquence, il était arrivé avec sa leçon toute préparée, son petit traquenard tendu. La vivacité de la jeune femme le dérouta un peu; pourtant il poursuivit, se fiant aux hasards de la conversation:
—Empêcheriez-vous donc le mariage de Noël?
—Son mariage! s'écria Juliette en éclatant de rire; ah! le pauvre garçon! s'il ne rencontre pas d'autre obstacle que moi, son affaire est conclue. Qu'il se marie, ce cher Noël, au plus vite, et que je n'entende plus parler de lui.
—Vous ne l'aimez donc pas? demanda le bonhomme un peu surpris de cette aimable franchise.
—Écoutez, monsieur, je l'ai beaucoup aimé, mais tout s'use. Depuis quatre ans, je mène, moi qui suis folle de plaisirs, une existence intolérable. Si Noël ne me quitte pas, c'est moi qui le lâcherai. Je suis excédée, à la fin, d'avoir un amant qui rougit de moi et qui me méprise.
—S'il vous méprise, belle dame, il n'y paraît guère, répondit le père Tabaret en promenant autour du salon un regard des plus significatifs.
—Vous voulez dire, riposta la dame en se levant, qu'il dépense beaucoup pour moi. C'est vrai. Il prétend qu'il s'est ruiné pour moi, c'est fort possible. Qu'est-ce que cela me fait? Je ne suis pas une femme intéressée, sachez-le. J'aurais préféré moins d'argent et plus d'égards. Mes folies m'ont été inspirées par la colère et le désœuvrement. Monsieur Gerdy me traite en fille, j'agis en fille. Nous sommes quittes.
—Vous savez bien qu'il vous adore...
—Lui! Puisque je vous dis qu'il a honte de moi. Il me cache comme une maladie secrète. Vous êtes le premier de ses amis à qui je parle. Demandez-lui s'il m'a jamais sortie! On dirait que mon contact est déshonorant. Tenez, mardi dernier, pas plus tard, nous sommes allés au théâtre. Il avait loué une loge entière. Vous croyez qu'il est resté près de moi? Erreur, monsieur s'est esquivé et je ne l'ai plus revu de la soirée.
—Comment! vous avez été forcée de revenir seule?
—Non. À la fin du spectacle, vers minuit, monsieur a daigné reparaître. Nous devions aller au bal de l'Opéra et de là souper. Ah! ce fut amusant! Au bal, monsieur n'a osé ni relever son capuchon, ni retirer son masque. Au souper, j'ai dû, à cause de ses amis, le traiter comme un étranger.
L'alibi préparé en cas de malheur apparaissait.
Moins emportée, Juliette aurait remarqué l'état du père Tabaret et certainement se serait tue.
Il était devenu livide et tremblait comme une feuille.
—Bast! reprit-il en faisant un effort surhumain pour articuler ses mots, le souper n'en a pas été moins gai.
—Gai! répéta la jeune femme en haussant les épaules, vous ne connaissez guère votre ami. Si vous l'invitez jamais à dîner, gardez-vous bien de le laisser boire. Il a le vin réjouissant comme un convoi de dernière classe. À la seconde bouteille, il était plus gris qu'un bouchon, si gris qu'il a perdu toutes ses affaires: paletot, parapluie, porte-monnaie, étui à cigares...
Le père Tabaret n'eut pas la force d'en écouter davantage: il se dressa sur ses pieds avec des gestes de fou furieux.
—Misérable! s'écria-t-il, infâme scélérat... C'est lui, mais je le tiens!
Et il s'enfuit, laissant Juliette si épouvantée qu'elle appela sa bonne.
—Ma fille, lui dit-elle, je viens de faire quelque affreuse boulette, de casser quelque carreau. Pour sûr, j'ai causé un malheur, je le devine, je le sens. Ce vieux drôle n'est pas un ami de Noël, il est venu pour m'entortiller, pour me tirer les vers du nez, et il a réussi... Sans m'en douter j'aurai parlé contre Noël. Qu'ai-je pu dire? J'ai beau chercher, je ne le vois pas; mais c'est égal, il faut le prévenir. Je vais lui écrire un mot; toi, cours chercher un commissionnaire.
Remonté en voiture, le père Tabaret galopait vers la préfecture de police. Noël assassin! Sa haine était sans bornes comme autrefois sa confiante amitié.
Avait-il été assez cruellement joué, assez indignement pris pour dupe par le plus vil et le plus criminel des hommes! Il avait soif de vengeance; il se demandait quel châtiment ne serait pas trop au-dessous du crime.
Car non seulement il a assassiné Claudine, pensait-il, mais il a tout disposé pour faire accuser un innocent. Et qui dit qu'il n'a pas tué sa pauvre mère!...
Il regrettait alors l'abolition de la torture, les raffinements des bourreaux du moyen âge, l'écartèlement, le bûcher, la roue.
La guillotine va si vite que c'est à peine si le condamné a le temps de sentir le froid de l'acier tranchant les muscles, ce n'est plus qu'une chiquenaude sur le cou.
À force de vouloir adoucir la peine de mort, on en a fait une plaisanterie, elle n'a plus de raison d'être.
Seule la certitude de confondre Noël, de le livrer à la justice, de se venger soutenait le père Tabaret.
—Il est clair, murmura-t-il, que c'est au chemin de fer, dans sa hâte de rejoindre sa maîtresse au théâtre, que ce misérable a oublié ses effets. Les retrouvera-t-on? S'il a eu la prudence d'être assez imprudent pour aller les retirer sous un faux nom, je n'aperçois plus de preuves. Le témoignage de cette madame Chaffour n'en est pas un pour moi. La drôlesse, voyant son amant menacé, reviendra sur ce qu'elle a dit; elle affirmera que Noël l'a quittée bien après dix heures.
Mais il n'aura pas osé aller au chemin de fer!
Vers le milieu de la rue de Richelieu, le père Tabaret fut pris d'un éblouissement.
Je vais avoir une attaque, pensa-t-il. Si je meurs, Noël échappe et il reste mon héritier... Quand on a fait un testament, on devrait bien le porter toujours sur soi pour le déchirer au besoin.
Vingt pas plus loin, apercevant la plaque d'un médecin, il fit arrêter la voiture et s'élança dans la maison.
Il était si défait, si hors de soi, ses yeux avaient une telle expression d'égarement, que le docteur eut presque peur de ce singulier client qui lui dit d'une voix rauque:
—Saignez-moi!
Le médecin essaya une objection mais déjà le bonhomme avait retiré sa redingote et relevé une des manches de sa chemise.
—Saignez-moi donc! répéta-t-il; voulez-vous me tuer?...
Sur cette instance, le médecin se décida et le père Tabaret descendit, rassuré et soulagé. Une heure plus tard, muni des pouvoirs nécessaires et suivi d'un officier de paix, il procédait, au bureau des objets perdus au chemin de fer, aux recherches indiquées.
Ses perquisitions eurent le résultat qu'il avait prévu.
Bientôt il sut que le soir du Mardi gras on avait trouvé dans un compartiment de seconde du train 45 un paletot et un parapluie. On lui représenta ces objets et il les reconnut pour appartenir à Noël. Dans une des poches du paletot se trouvait une paire de gants gris perle éraillés et déchirés, et un billet de retour de Chatou qui n'avait pas été utilisé.
En s'élançant à la poursuite de la vérité, le père Tabaret ne savait que trop ce qu'elle était.
Sa conviction, involontairement formée lorsque Clergeot lui avait révélé les folies de Noël, s'était depuis fortifiée de mille circonstances; chez Juliette il avait été sûr, et pourtant, à ce dernier moment, lorsque le doute devenait absolument impossible, en voyant éclater l'évidence, il fut atterré.
—Allons! s'écria-t-il enfin, il s'agit maintenant de le prendre!
Et sans perdre une minute, il se fit conduire au Palais de Justice où il espérait rencontrer le juge d'instruction. Malgré l'heure, en effet, M. Daburon n'avait pas encore quitté son cabinet.
Il causait avec le comte de Commarin, qu'il venait de mettre au fait des révélations de Pierre Lerouge, que le comte croyait mort depuis plusieurs années.
Le père Tabaret entra comme un tourbillon, trop éperdu pour faire attention à la présence d'un étranger.
—Monsieur! s'écria-t-il, bégayant de rage, monsieur, nous tenons l'assassin véritable! C'est lui, c'est mon fils d'adoption, mon héritier, c'est Noël!
—Noël!... répéta M. Daburon en se levant.
Et plus bas il ajouta:
—Je l'avais deviné.
—Ah! il faut un mandat bien vite, continua le bonhomme; si nous perdons une minute, il nous file entre les doigts! Il se sait découvert, si sa maîtresse l'a prévenu de ma visite. Hâtons-nous, monsieur le juge, hâtons-nous!
M. Daburon ouvrit la bouche pour demander une explication, mais le vieux policier poursuivit:
—Ce n'est pas tout encore: un innocent, Albert, est en prison...
—Il n'y sera plus dans une heure, répondit le magistrat; un moment avant votre arrivée, j'ai pris toutes mes dispositions pour sa mise en liberté; occupons-nous de l'autre.
Ni le père Tabaret ni M. Daburon ne remarquèrent la disparition du comte de Commarin. Au nom de Noël, il avait gagné doucement la porte et s'était élancé dans la galerie.
XIX
Noël avait promis de faire toutes les démarches du monde, de tenter l'impossible pour obtenir l'élargissement d'Albert.
Il visita en effet quelques membres du parquet et sut se faire repousser partout.
À quatre heures, il se présentait à l'hôtel Commarin pour apprendre au comte le peu de succès de ses efforts.
—Monsieur le comte est sorti, lui dit Denis, mais si monsieur veut prendre la peine de l'attendre...
—J'attendrai, répondit l'avocat.
—Alors, reprit le valet de chambre, je prierai monsieur de vouloir bien me suivre, j'ai ordre de monsieur le comte d'introduire monsieur dans son cabinet.
Cette confiance donnait à Noël la mesure de sa puissance nouvelle. Il était chez lui, désormais, dans cette magnifique demeure; il y était le maître, l'héritier. Son regard, qui inventoriait la pièce, s'arrêta sur le tableau généalogique suspendu près de la cheminée. Il s'en approcha et lut.
C'était comme une page, et des plus belles, arrachée au livre d'or de la noblesse française. Tous les noms qui dans notre histoire ont un chapitre ou un alinéa s'y retrouvaient. Les Commarin, avaient mêlé leur sang à toutes les grandes maisons. Deux d'entre eux avaient épousé des filles de familles régnantes.
Une chaude bouffée d'orgueil gonfla le cœur de l'avocat, ses tempes battirent plus vite, il releva fièrement la tête en murmurant:
—Vicomte de Commarin!
La porte s'ouvrit; il se retourna, le comte entrait.
Déjà Noël s'inclinait respectueusement: il fut pétrifié par le regard chargé de haine, de colère et de mépris de son père. Un frisson courut dans ses veines, ses dents claquèrent, il se sentit perdu.
—Misérable! s'écria le comte.
Et redoutant sa propre violence, le vieux gentilhomme jeta sa canne dans un coin. Il ne voulait pas frapper son fils, il le jugeait indigne d'être frappé de sa main. Puis il y eut entre eux une minute de silence mortel qui leur parut à tous deux durer un siècle. L'un et l'autre, en un instant, furent illuminés de réflexions qu'il faudrait un volume pour traduire. Noël osa parler le premier.
—Monsieur..., commença-t-il.
—Ah! taisez-vous, au moins, fit le comte d'une voix sourde, taisez-vous! Se peut-il, grand Dieu! que vous soyez mon fils? Hélas! je n'en puis douter, maintenant. Malheureux, vous saviez bien que vous étiez le fils de madame Gerdy! Infâme! Non seulement vous avez tué, mais vous avez mis tout en œuvre pour faire retomber votre crime sur un innocent! Parricide! vous avez tué votre mère!
L'avocat essaya de balbutier une protestation.
—Vous l'avez tuée, poursuivit le comte avec plus d'énergie, sinon par le poison, du moins par votre crime. Je comprends tout maintenant. Elle n'avait plus le délire, ce matin... Mais vous savez aussi bien que moi ce qu'elle disait. Vous écoutiez, et si vous avez osé entrer lorsqu'un mot de plus allait vous perdre, c'est que vous aviez caché l'effet de votre présence. C'est bien à vous que s'adressait sa dernière parole: «Assassin!»
Peu à peu Noël s'était reculé jusqu'au fond de la pièce, et il s'y tenait, adossé à la muraille, le haut du corps rejeté en arrière, les cheveux hérissés, l'œil hagard. Un tremblement convulsif le secouait. Son visage trahissait l'effroi le plus horrible à voir, l'effroi du criminel découvert.
—Je sais tout, vous le voyez, poursuivait le comte, et je ne suis pas le seul à tout savoir. À cette heure, un mandat d'arrêt est décerné contre vous.
Un cri de rage, sorte de râle sourd, déchira la poitrine de l'avocat. Ses lèvres, que la terreur faisait affaissées et pendantes, se crispèrent. Foudroyé au milieu du triomphe, il se roidissait contre l'épouvante. Il se redressa avec un regard de défi.
M. de Commarin, sans paraître prendre garde à Noël, s'approcha de son bureau et ouvrit un tiroir.
—Mon devoir, dit-il, serait de vous livrer au bourreau qui vous attend. Je veux bien me souvenir que j'ai le malheur d'être votre père. Asseyez-vous! écrivez et signez la confession de votre crime. Vous trouverez ensuite des armes dans ce tiroir. Que Dieu vous pardonne!...
Le vieux gentilhomme fit un mouvement pour sortir. Noël l'arrêta d'un geste, et sortant de sa poche un revolver à quatre coups:
—Vos armes sont inutiles, monsieur, fit-il; mes précautions, vous le voyez, sont prises; on ne m'aura pas vivant. Seulement...
—Seulement? interrogea durement le comte.
—Je dois vous déclarer, monsieur, reprit froidement l'avocat, que je ne veux pas me tuer... au moins en ce moment.
—Ah! s'écria M. de Commarin d'un ton de dégoût, il est lâche!
—Non, monsieur, non. Mais je ne me frapperai que lorsqu'il me sera bien démontré que toute issue m'est fermée, que je ne puis pas me sauver.
—Misérable! fit le comte menaçant, faudra-t-il donc que moi-même?...
Il s'élança vers le tiroir, mais Noël le referma d'un coup de pied.
—Écoutez-moi, monsieur, dit l'avocat de cette voix rauque et brève que donne aux hommes l'imminence du danger, ne perdons pas en paroles vaines le moment de répit qui m'est laissé. J'ai commis un crime, c'est vrai, et je ne cherche pas à me justifier, mais qui donc l'avait préparé, sinon vous? Maintenant vous me faites la faveur de m'offrir un pistolet: merci! je refuse. Cette générosité n'est pas à mon adresse. Avant tout, vous voulez éviter le scandale de mon procès et la honte qui ne manquera pas de rejaillir sur votre nom.
Le comte voulut répliquer.
—Laissez donc! interrompit Noël d'un ton impérieux. Je ne veux pas me tuer. Je veux sauver ma tête, s'il est possible. Fournissez-moi les moyens de fuir, et je vous promets que je serai mort avant d'être pris. Je dis: fournissez-moi les moyens, parce que je n'ai pas vingt francs à moi. Mon dernier billet de mille étant flambé le jour où... vous m'entendez. Il n'y a pas chez ma mère de quoi la faire enterrer. Donc, de l'argent!
—Jamais!
—Alors je vais me livrer, et vous verrez ce qui en résultera pour ce nom qui vous est si cher.
Le comte, ivre de colère, bondit jusqu'à son bureau pour y prendre une arme. Noël se plaça devant lui.
—Oh! pas de lutte, dit-il froidement, je suis le plus fort.
M. de Commarin recula. En parlant de jugement, de scandale, de honte, l'avocat avait frappé juste. Pendant un moment, pris entre le respect de son nom et le désir brûlant de voir punir ce misérable, le vieux gentilhomme demeura indécis. Enfin le sentiment de la noblesse l'emporta.
—Finissons, prononça-t-il d'une voix frémissante et empreinte du plus atroce mépris, finissons cette discussion ignoble... Qu'exigez-vous?
—Je vous l'ai dit, de l'argent, tout ce que vous avez ici, mais décidez-vous vite!
Dans la journée du samedi le comte avait fait prendre chez son banquier des fonds destinés à monter la maison de celui qu'il croyait son fils légitime.
—J'ai quatre-vingt mille francs ici, reprit-il.
—C'est peu, fit l'avocat, cependant donnez. Je vous préviens que j'ai compté sur vous pour cinq cent mille francs. Si je réussis à déjouer les poursuites dont je suis l'objet, vous aurez à tenir à ma disposition quatre cent vingt mille francs. Vous engagez-vous à me les donner à ma première réquisition? Je trouverai un moyen de vous les faire demander sans risque pour moi. À ce prix, jamais vous n'entendrez parler de moi.
Pour toute réponse le comte ouvrit un petit coffre de fer scellé dans le mur et en tira une liasse de billets de banque qu'il jeta aux pieds de Noël.
Un éclair de fureur brilla dans les yeux de l'avocat; il fit un pas vers son père:
—Oh! ne me poussez pas, menaça-t-il, les gens qui comme moi n'ont plus rien à perdre sont dangereux. Je puis me livrer...
Il se baissa cependant et ramassa le paquet.
—Me donnez-vous votre parole, continua-t-il, de me faire tenir le reste?
—Oui.
—Alors, je pars. Soyez sans crainte, je serai fidèle à notre traité; on ne m'aura pas vivant. Adieu, mon père! en tout ceci vous êtes le vrai coupable, seul vous ne serez pas puni. Le Ciel n'est pas juste. Je vous maudis...
Quand, une heure plus tard, les domestiques pénétrèrent dans le cabinet du comte, ils le trouvèrent étendu à terre, la face contre le tapis, donnant à peine signe de vie.
Cependant Noël était sorti de l'hôtel Commarin et remontait la rue de l'Université, chancelant sous le souffle du vertige.
Il lui semblait que les pavés oscillaient sous ses pas et que tout autour de lui tournait.
Il avait la bouche sèche, les yeux lui cuisaient, et de temps à autre une nausée soulevait son estomac.
Mais en même temps, phénomène étrange, il ressentait un soulagement incroyable, presque du bien-être.
La théorie de l'honnête M. Balan avait raison.
C'en était donc fait, tout était fini, perdu. Plus d'angoisses désormais, de transes inutiles, de folles terreurs, plus de dissimulation, de luttes. Rien, il n'y avait plus rien à redouter désormais. Son horrible rôle achevé, il pouvait retirer son masque et respirer à l'aise.
Un irrésistible affaissement succédait à l'exaltation enragée qui devant le comte soutenait, transportait sa cynique arrogance. Tous les ressorts de son organisation, bandés outre mesure depuis une semaine, se détendaient et fléchissaient. La fièvre qui, pendant huit jours, l'avait galvanisé tombait, et il sentait avec la fatigue un impérieux besoin de repos. Il éprouvait un vide immense, une indifférence sans bornes pour tout.
Son insensibilité avait quelque analogie avec celle des gens anéantis par le mal de mer, que rien ne touche plus, que nul sentiment n'est capable d'émouvoir, qui n'ont plus ni la force ni le courage de penser et que l'imminence d'un grand péril, de la mort même, ne saurait tirer de leur morne insouciance.
On serait venu l'arrêter en ce moment, qu'il n'aurait songé ni à résister ni à se débattre; il n'aurait pas fait une enjambée pour se cacher, pour fuir, pour sauver sa tête.
Bien plus, il eut un moment comme l'idée d'aller se constituer prisonnier, pour avoir la paix, pour être tranquille, pour se délivrer de l'inquiétude du salut.
Mais son énergie se révolta contre cette morne hébétude. La réaction vint, secouant ces défaillances de l'esprit et du corps. La conscience de la situation et du danger lui revint, il entrevit avec horreur l'échafaud comme on aperçoit l'abîme aux lueurs de la foudre.
Il faut défendre sa vie, pensa-t-il. Mais comment?
Les transes mortelles qui ôtent aux assassins jusqu'au plus simple bon sens le faisaient frissonner.
Il regarda vivement autour de lui et crut remarquer que trois ou quatre passants l'examinaient curieusement. Son effroi s'en accrut.
Il se mit à courir dans la direction du quartier latin, sans projet, sans but, courant pour courir, pour s'éloigner, comme le Crime, que la peinture représente fuyant sous le fouet des Furies.
Il ne tarda pas à s'arrêter, frappé de cette idée que cette course désordonnée devait éveiller l'attention.
Il lui semblait que tout en lui dénonçait le meurtre; il croyait lire le mépris et l'horreur sur tous les visages, le soupçon dans tous les yeux.
Il allait, se répétant instinctivement: «Il faut prendre un parti.»
Mais dans son horrible agitation, il était incapable de rien voir, de délibérer, de comparer, de résoudre, de décider.
Lorsqu'il hésitait encore à frapper, il s'était dit: je puis être découvert. Et dans cette prévision il avait bâti tout un plan qui devait le mettre sûrement à l'abri des recherches. Il devait faire ceci et cela, il aurait recours à cette ruse, il prendrait telle précaution. Prévoyance inutile! Rien de ce qu'il avait imaginé ne lui semblait exécutable. On le cherchait, et il ne voyait nul endroit du monde entier où il pût se croire en sûreté.
Il était près de l'Odéon, quand une réflexion plus rapide que l'éclair illumina les ténèbres de son cerveau.
Il songea que sans aucun doute on le cherchait déjà, son signalement devait être donné partout; sa cravate blanche et ses favoris si bien soignés le trahissaient comme une affiche.
Avisant la boutique d'un coiffeur, il s'avança jusqu'à la porte, mais au moment de tourner le bouton, il eut peur.
Ne trouverait-on pas singulier qu'il fit couper sa barbe? Si on allait le questionner!
Il passa outre.
Il vit une autre boutique, les mêmes hésitations l'arrêtèrent.
Peu à peu la nuit était venue, et avec l'obscurité Noël sentait renaître son assurance et son audace.
Après cet immense naufrage au port, l'espérance surnageait. Pourquoi ne se sauverait-il pas?
On sait d'autres exemples. On passe à l'étranger, on change de nom, on se refait un état civil, on entre dans la peau d'un autre homme. Il avait de l'argent c'était le principal.
Un homme dans sa situation, au milieu de Paris, avec quatre-vingt mille francs en poche, est un imbécile, s'il se laisse prendre.
Et encore, ces quatre-vingt mille francs épuisés, il avait la certitude d'en avoir, au premier signe, cinq ou six fois autant.
Déjà il se demandait quel déguisement prendre et vers quelle frontière se diriger, quand le souvenir de Juliette, pareil à un fer rouge, traversa son cœur.
Allait-il s'éloigner sans elle, partir avec la certitude de ne la revoir jamais!
Quoi! il fuirait, poursuivi par toutes les polices du monde civilisé, traqué comme une bête fauve, et elle resterait paisiblement à Paris! Était-ce possible! Pour qui le crime avait-il été commis? Pour elle. Qui en eût recueilli les bénéfices? Elle. N'était-il pas juste qu'elle portât sa part du châtiment!
Elle ne m'aime pas, pensait l'avocat avec amertume, elle ne m'a jamais aimé, elle serait ravie d'être délivrée de moi pour toujours. Elle n'aurait pas un regret pour moi, je ne lui suis plus nécessaire; un coffre vide est un meuble inutile. Juliette est prudente, elle a su se mettre à l'abri une petite fortune. Riche de mes dépouilles, elle prendra un autre amant, elle m'oubliera, elle vivra heureuse, tandis que moi!... Et je partirais sans elle!...
La voix de la prudence lui criait: «—Malheureux! traîner une femme après soi, et une jolie femme, c'est attirer à plaisir les regards sur soi, et rendre la fuite impossible, c'est se livrer de gaieté de cœur!—Qu'importe! répondait la passion, nous nous sauverons ou nous périrons ensemble. Si elle ne m'aime pas, je l'aime, moi; il me la faut! Elle viendra, sinon...»
Mais comment voir Juliette, lui parler, la décider!
Aller chez elle, c'était s'exposer beaucoup. La police y était déjà, peut-être.
Non, pensa Noël, personne ne sait qu'elle est ma maîtresse, on ne le saura pas avant deux ou trois jours de recherches, et d'ailleurs, écrire serait plus dangereux encore.
Il s'approcha d'une voiture de place, non loin du carrefour de l'Observatoire, et tout bas il dit au cocher le numéro de cette maison de la rue de Provence si fatale pour lui.
Étendu sur les coussins du fiacre, bercé par les cahots monotones, Noël ne songeait point à interroger l'avenir; il ne se demandait même pas ce qu'il allait dire à Juliette. Non. Involontairement il repassait les événements qui avaient amené et précipité la catastrophe, comme un homme qui, près de mourir, revoit le drame ou la comédie de sa vie.
Il y avait de cela un mois, jour pour jour.
Ruiné, à bout d'expédients, sans ressources, il était déterminé à tout pour se procurer de l'argent, pour garder encore Mme Juliette, quand le hasard le rendit maître de la correspondance du comte de Commarin, non seulement des lettres lues au père Tabaret et communiquées à Albert, mais encore de celles qui, écrites par le comte lorsqu'il croyait la substitution accomplie, l'établissaient évidemment.
Cette lecture lui donna une heure de joie folle.
Il se crut le fils légitime. Bientôt sa mère le détrompa, lui apprit la vérité, la lui prouva par vingt lettres de la femme Lerouge, la lui fit attester par Claudine, la lui démontra par le signe qu'il portait.
Mais un homme qui se noie ne choisit pas les branches auxquelles il se raccroche. Noël songea à utiliser ces lettres quand même.
Il essaya d'user de son ascendant sur sa mère, pour la décider à laisser croire au comte que l'échange avait eu lieu, se chargeant d'obtenir une forte compensation. Mme Gerdy repoussa cette proposition avec horreur.
Alors l'avocat fit l'aveu de toutes ses folies, mit à nu sa situation financière, se montra tel qu'il était, perdu de dettes, et conjura sa mère d'avoir recours à M. de Commarin.
Cela aussi, elle le refusa, et prières et menaces échouèrent contre sa résolution. Pendant quinze jours ce fut entre la mère et le fils une lutte horrible dans laquelle l'avocat fut vaincu.
C'est à ce moment qu'il s'arrêta à l'idée de tuer Claudine.
La malheureuse n'avait pas été plus franche avec Mme Gerdy qu'avec les autres, Noël devait la croire et la croyait veuve. Son témoignage supprimé, qui avait-il contre lui? Mme Gerdy et peut-être le comte. Il les redoutait peu.
À Mme Gerdy parlant, il pouvait toujours répondre: «Après avoir donné mon nom à votre fils, vous faites tout au monde pour qu'il le garde.»
Mais comment se défaire de Claudine sans danger?
Après de longues réflexions, l'avocat s'avisa d'un stratagème diabolique.
Il brûla toutes les lettres du comte établissant la substitution et conserva seulement celles qui la laissaient soupçonner.
Ces dernières, il alla les montrer à Albert en se disant que, si la justice arrivait à pénétrer quelque chose des causes de la mort de Claudine, naturellement elle soupçonnerait celui qui paraîtrait y avoir tant d'intérêt.
Ce n'est pas qu'il songeât à faire retomber le crime sur Albert... C'était une simple précaution qu'il prenait. Il comptait agir de telle sorte que la police perdrait ses peines à la poursuite d'un scélérat imaginaire.
Il ne pensait pas non plus à se substituer au vicomte de Commarin.
Son plan était simple: son crime commis il attendrait; les choses traîneraient en longueur, il y aurait des pourparlers, enfin il transigerait au prix d'une fortune.
Il se croyait sûr du silence de sa mère, si jamais elle le soupçonnait d'un assassinat.
Ces mesures prises, il s'était résolu à frapper le jour du Mardi gras.
Pour ne rien négliger, il avait ce soir-là même conduit Juliette au théâtre et de là à l'Opéra. Il fondait ainsi, en cas de malheur, un alibi irrécusable.
La perte de son paletot ne l'avait inquiété que sur le premier moment. À la réflexion, il s'était rassuré, se disant: bast! qui saura jamais?
Tout avait réussi selon ses calculs; ce n'était dans son opinion qu'une affaire de patience.
Quand le récit du meurtre tomba sous les yeux de Mme Gerdy, la malheureuse femme devina la main de son fils, et dans le premier transport de sa douleur, elle déclara qu'elle allait le dénoncer.
Il eut peur. Un délire affreux s'était emparé de sa mère, un mot pouvait le perdre. Payant d'audace, il prit les devants et joua le tout pour le tout.
Mettre la police sur la trace d'Albert, c'était se garantir l'impunité, c'était s'assurer, en cas de succès probable, le nom et la fortune du comte de Commarin.
Les circonstances et la frayeur firent sa hardiesse et son habileté.
Le père Tabaret arriva à point nommé.
Noël savait ses relations avec la police; il comprit que le bonhomme serait un merveilleux confident.
Tant que vécut Mme Gerdy, Noël trembla. La fièvre est indiscrète et ne se raisonne pas. Quand elle eut rendu le dernier soupir, il se crut sauvé; il avait beau chercher, il ne voyait plus d'obstacles, il triompha.
Et voilà que tout avait été découvert comme il touchait au but. Comment? Par qui? Quelle fatalité avait ressuscité un secret qu'il croyait enseveli avec Mme Gerdy?
Mais à quoi bon, quand on est au fond de l'abîme, savoir quelle pierre a fait trébucher, se demander par quelle pente on y a roulé?
Le fiacre s'arrêta rue de Provence.
Noël allongea la tête à la portière, explorant les environs, sondant du regard les profondeurs du vestibule de la maison.
Ne découvrant rien, il paya la course sans sortir de la voiture, par le carreau du devant, et, franchissant d'un bond le trottoir, il s'élança dans l'escalier.
Charlotte, à sa vue, eut une exclamation de joie.
—C'est monsieur! s'écria-t-elle; ah! madame attendait monsieur avec une fameuse impatience, elle était joliment inquiète!
Juliette attendre? Juliette inquiète? L'avocat ne songeait pas à interroger. Il semblait qu'en touchant ce seuil il eût subitement recouvré tout son sang-froid. Il mesurait son imprudence, il sentait la valeur exacte des minutes.
—Si on sonne, dit-il à Charlotte, n'ouvrez pas. Quoi qu'on fasse ou qu'on dise, n'ouvrez pas!
À la voix de Noël, Mme Juliette était accourue. Il la repoussa brusquement dans le salon et l'y suivit en refermant la porte.
Là seulement la jeune femme put voir le visage de son amant. Il était si changé, sa physionomie était à ce point bouleversée qu'elle ne put retenir un cri:
—Qu'y a-t-il?
Noël ne répondit pas; il s'avança vers elle et lui prit la main.
—Juliette, demanda-t-il d'une voix rauque en la fixant avec des yeux enflammés, Juliette, sois sincère, m'aimes-tu?
Elle devinait, elle sentait qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire, elle respirait une atmosphère de malheur; cependant elle voulut minauder encore.
—Méchant, répondit-elle en allongeant ses lèvres provocantes, vous mériteriez bien...
—Oh! assez! interrompit Noël en frappant du pied avec une violence inouïe. Réponds, poursuivit-il en serrant à les briser les jolies mains de sa maîtresse, un oui ou un non, m'aimes-tu?
Cent fois elle avait joué avec la colère de son amant, se plaisant à l'exciter jusqu'à la fureur pour savourer le plaisir de l'apaiser d'un mot, mais jamais elle ne l'avait vu ainsi.
Il venait de lui faire mal, bien mal, et elle n'osait se plaindre de cette brutalité, la première.
—Oui, je t'aime! balbutia-t-elle; ne le sais-tu pas? pourquoi le demander?
—Pourquoi? répondit l'avocat qui abandonna les mains de sa maîtresse, pourquoi? C'est que si tu m'aimes, il s'agit de me le prouver. Si tu m'aimes, il faut me suivre à l'instant, tout quitter, venir, fuir avec moi, le temps presse...
La jeune femme avait décidément peur.
—Qu'y a-t-il donc, mon Dieu?
—Rien! Je t'ai trop aimée, vois-tu, Juliette. Le jour où je n'ai plus eu d'argent pour toi, pour ton luxe, pour tes caprices, j'ai perdu la tête. Pour me procurer de l'argent, j'ai... j'ai commis un crime, entends-tu? On me poursuit, je fuis, veux-tu me suivre?
La stupeur agrandissait les yeux de Juliette, elle doutait.
—Un crime, toi! commença-t-elle.
—Oui, moi! Veux-tu savoir ce que j'ai fait? J'ai tué, j'ai assassiné! C'était pour toi.
Certes l'avocat était convaincu que Juliette à ces mots allait reculer d'horreur. Il s'attendait à cette épouvante qu'inspire le meurtrier, il y était résigné à l'avance. Il pensait qu'elle le fuirait d'abord. Peut-être essayerait-elle une scène... Elle aurait, qui sait? une attaque de nerfs, elle crierait, elle appellerait au secours, à la garde, à l'aide... Il se trompait.
D'un bond, Juliette fut sur lui, se liant à lui, entourant son cou de ses deux mains, l'embrassant à l'étouffer comme jamais elle ne l'avait embrassé.
—Oui! je t'aime, disait-elle, oui! Tu as fait un mauvais coup pour moi, toi! c'est que tu m'aimais. Tu as du cœur; je ne te connaissais pas.
Il en coûtait cher pour inspirer une passion à Mme Juliette, mais Noël ne réfléchit pas à cela.
Il eut une seconde de joie immense, il lui parut que rien n'était désespéré.
Pourtant il eut la force de dénouer les bras de sa maîtresse.
—Partons, reprit-il, le grand malheur est que je ne sais d'où vient le danger. Qu'on ait pu découvrir la vérité, c'est encore un mystère pour moi...
Juliette se rappela l'inquiétante visite de l'après-midi; elle comprit tout.
—Malheureuse! s'écria-t-elle, se tordant les mains de désespoir, c'est moi qui t'ai livré! C'était mardi, n'est-ce pas?
—Oui, c'était mardi.
—Ah! j'ai tout dit, sans m'en douter, à ton ami, à ce vieux que je croyais envoyé par toi, monsieur Tabaret.
—Tabaret est venu ici?
—Oui, tantôt.
—Oh! viens alors! s'écria Noël; vite, bien vite, c'est un miracle qu'il ne soit pas encore arrivé!
Il lui prit le bras pour l'entraîner; elle se dégagea lestement.
—Laisse, dit-elle, j'ai une somme en or, des bijoux, je veux les prendre...
—C'est inutile, laisse tout, j'ai une fortune, Juliette, fuyons...
Déjà elle avait ouvert sa chiffonnière et pêle-mêle elle jetait dans un petit sac de voyage tout ce qu'elle possédait, tout ce qui avait de la valeur.
—Ah! tu me perds, répétait Noël, tu me perds!
Il disait cela, mais son cœur était inondé de joie.
Quel dévouement sublime! Elle m'aimait vraiment, se disait-il; pour moi elle renonce sans hésiter à sa vie heureuse, elle me sacrifie tout!... Juliette avait fini ses préparatifs, elle nouait à la hâte son chapeau; un coup de sonnette retentit.
—Eux! s'écria Noël, devenant, s'il est possible, plus livide.
La jeune femme et son amant demeurèrent plus immobiles que deux statues, la sueur au front, les yeux dilatés, l'oreille tendue.
Un second coup de sonnette se fit entendre, puis un troisième. Charlotte parut, s'avançant sur la pointe des pieds.
—Ils sont plusieurs, dit-elle à mi-voix, j'ai entendu qu'on se consultait.
Après avoir sonné, on frappait. Une voix arriva jusqu'au salon; on distingua le mot «loi».
—Plus d'espoir! murmura Noël.
—Qui sait! s'écria Juliette, l'escalier de service?
—Sois tranquille, on ne l'a pas oublié.
En effet, Juliette revint l'air morne, consternée.
Elle avait surpris sur le palier des piétinements de pas lourds qu'on cherchait à étouffer.
—Il doit y avoir un moyen! fit-elle avec fureur.
—Oui, reprit Noël, c'est une seconde de courage. J'ai donné ma parole. On crochète la serrure... fermez toutes les portes et laissez enfoncer, cela me fera gagner du temps.
Juliette et Charlotte s'élancèrent. Alors, Noël, s'adossant à la cheminée du salon, sortit son revolver et l'appuya sur sa poitrine.
Mais Juliette, qui rentrait déjà, aperçut le mouvement; elle se jeta sur son amant à corps perdu, si vivement qu'elle fit dévier l'arme. Le coup partit et la balle traversa le ventre de Noël. Il poussa un effroyable cri.
Juliette faisait de sa mort un supplice affreux; elle prolongeait son agonie.
Il chancela, mais il resta debout, toujours appuyé à la tablette, perdant du sang en abondance.
Juliette s'était cramponnée à lui et s'efforçait de lui arracher le revolver.
—Tu ne te tueras pas, disait-elle, je ne veux pas, tu es à moi, je t'aime! Laisse-les venir. Qu'est-ce que cela te fait? S'ils te mettent en prison, tu te sauveras. Je t'aiderai, nous donnerons de l'argent aux gardiens. Va, nous vivrons tous deux bien heureux, n'importe où, bien loin, en Amérique, personne ne nous connaîtra...
La porte d'entrée avait cédé; on crochetait maintenant la porte de l'antichambre.
—Finissons! râla Noël, il ne faut pas qu'on m'ait vivant.
Et dans un effort suprême, triomphant d'une souffrance horrible, il se dégagea et repoussa Juliette qui alla tomber près du canapé. Puis, armant son revolver, il l'appuya de nouveau à l'endroit où il sentait les battements de son cœur, lâcha la détente et roula à terre.
Il était temps, la police entrait.
La première pensée des agents fut que Noël, avant de se frapper, avait frappé sa maîtresse.
On sait des gens qui tiennent à quitter ce bas monde en compagnie. N'avait-on pas entendu deux explosions? Mais déjà Juliette était debout.
—Un médecin, disait-elle, un médecin, il ne peut être mort!
Un agent sortit en courant, tandis que les autres, sous la direction du père Tabaret, transportaient le corps de l'avocat sur le lit de Mme Juliette.
—Puisse-t-il ne pas s'être manqué! murmurait le bonhomme, dont la colère ne tenait pas devant ce spectacle; je l'ai aimé comme mon fils, après tout, son nom est encore sur mon testament.
Le père Tabaret s'interrompit. Noël venait de laisser échapper une plainte, il ouvrait les yeux.
—Vous voyez bien qu'il vivra! s'écria Juliette.
L'avocat fit un faible signe de tête, et pendant un moment, il s'agita péniblement sur son lit, promenant sa main droite alternativement sous sa redingote et sous l'oreiller. Il réussit même à se tourner à demi du côté du mur, puis à se retourner. Sur un signe qui fut compris, on glissa sous sa tête un oreiller.
Alors, d'une voix entrecoupée et sifflante, il prononça quelques paroles.
—Je suis l'assassin, dit-il; écrivez, je signerai, ça fera plaisir à Albert; je lui dois bien cela.
Pendant qu'on écrivait, il attira la tête de Juliette jusqu'à sa bouche.
—Ma fortune est sous l'oreiller, murmura-t-il, je te la donne. Un flot de sang monta à sa bouche, et on crut qu'il allait passer.
Pourtant, il eut encore la force de signer sa déclaration et de décocher une raillerie au père Tabaret.
—Eh bien! vieux papa, dit-il, on se mêle donc de police! C'est agréable de pincer soi-même ses amis! Ah! j'ai eu une belle partie, mais avec trois femmes dans son jeu on perd toujours...
Il entra en agonie et, quand le médecin arriva, il ne put que constater le décès du sieur Noël Gerdy, avocat.
XX
Quelques mois plus tard, un soir, chez la vieille Mlle de Goëllo, madame la marquise d'Arlange, rajeunie de dix ans, racontait aux douairières, ses amies, les détails du mariage de sa petite-fille Claire, laquelle venait d'épouser monsieur le vicomte Albert de Commarin.
—Le mariage, disait-elle, s'est fait dans nos terres de Normandie, sans tambour ni trompette. Mon gendre l'a voulu ainsi, en quoi je l'ai désapprouvé fortement. L'éclat de la méprise dont il a été victime appelait l'éclat des fêtes. C'est mon sentiment, je ne l'ai pas caché. Bast! ce garçon est aussi têtu que monsieur son père, ce qui n'est pas peu dire; il a tenu bon. Et mon effrontée petite-fille, obéissant à son mari par anticipation, s'est mise contre moi. Du reste, peu importe, je défie aujourd'hui de trouver un individu ayant le courage d'avouer qu'il a douté une seconde de l'innocence d'Albert. J'ai laissé mes jeunes gens dans l'extase de la lune de miel, plus roucoulants qu'une paire de tourtereaux. Il faut avouer qu'ils ont acheté leur bonheur un peu cher. Qu'ils soient donc heureux et qu'ils aient beaucoup d'enfants, ils ne seront embarrassés ni pour les nourrir ni pour les doter. Car, sachez-le, pour la première fois de sa vie et sans doute la dernière, monsieur de Commarin s'est conduit comme un ange. Il a donné toute sa fortune à son fils, toute absolument. Il veut aller vivre seul dans une de ses terres. Je ne crois pas que le pauvre cher homme fasse de vieux os. Je ne voudrais pas jurer même qu'il a bien toute sa tête depuis certaine attaque... Enfin! ma petite-fille est établie, et bien. Je sais ce qu'il m'en coûte, et me voici condamnée à une grande économie. Mais je mésestime les parents qui reculent devant un sacrifice pécuniaire quand le bonheur de leurs enfants est en jeu.
Ce que la marquise ne racontait pas, c'est que, huit jours avant «la noce», Albert avait nettoyé sa situation passablement embarrassée et liquidé un respectable arriéré.
Depuis elle ne lui a emprunté que neuf mille francs; seulement elle compte lui avouer un de ces jours combien elle est tracassée par un tapissier, par sa couturière, par trois marchands de nouveautés et par cinq ou six autres fournisseurs.
Eh bien! c'est une digne femme: elle ne dit pas de mal de son gendre.
Réfugié en Poitou après l'envoi de sa démission, M. Daburon a trouvé le calme; l'oubli viendra. On ne désespère pas, là-bas, de le décider à se marier.
Mme Juliette, elle, est tout à fait consolée. Les quatre-vingt mille francs cachés par Noël sous l'oreiller n'ont pas été perdus. Il n'en reste plus grand-chose. Avant longtemps on annoncera la vente d'un riche mobilier.
Seul, le père Tabaret se souvient.
Après avoir cru à l'infaillibilité de la justice, il ne voit plus partout qu'erreurs judiciaires.
L'ancien agent volontaire doute de l'existence du crime et soutient que le témoignage des sens ne prouve rien. Il fait signer des pétitions pour l'abolition de la peine de mort et organise une société destinée à venir en aide aux accusés pauvres et innocents.