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L'alouette du casque; ou, Victoria, la mère des camps

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— S'ils marchent sur nous, il n'y a pas un instant à perdre! s'écria Tétrik effrayé en s'adressant au jeune général qui, calme, pensif, les bras croisés sur la poitrine, réfléchissait en silence; il faut agir, et promptement agir!

— Avant d'agir, répondit Victoria toujours méditatif, il faut penser.

— Mais, reprit le gouverneur, si les Franks s'avancent rapidement vers le camp…

— Tant, mieux! dit Victoria avec impatience, tant mieux, laissons-les s'approcher…

La réponse de Victoria surprit Tétrik, et, je l'avoue, j'aurais été moi-même étonné, presque inquiet d'entendre le jeune général parler de temporisation en présence d'une attaque imminente, si je n'avais eu de nombreuses preuves de la sûreté de jugement de Victorin. Sa mère fit signe au gouverneur de le laisser réfléchir à son plan de bataille, qu'il méditait sans doute, et dit à Marion:

— Vous arrivez ce matin de votre voyage au milieu des peuplades de l'autre côté du Rhin, si souvent pillées par ces barbares. Quelles sont les dispositions de ces tribus?

— Trop faibles pour agir seules, elles se joindront à nous au premier appel… Des feux allumés par nous, ou le jour ou la nuit, sur la colline de Bérak, leur donneront le signal; des veilleurs l'attendent; aussitôt qu'ils l'apercevront, ils se tiendront prêts à marcher; un de nos meilleurs capitaines, après le signal donné, fera embarquer quelques troupes d'élite, traversera le Rhin et opérera sa jonction avec ces tribus, pendant que le gros de notre armée agira d'un autre côté.

— Votre projet est excellent, capitaine Marion, dit Victoria; en ce moment surtout une pareille alliance nous est d'un grand secours… Vous avez, comme d'habitude, vu juste et loin…

— Quand on a de bons yeux, il faut tâcher de s'en servir de son mieux, répondit avec bonhomie le capitaine; aussi ai-je dit à mon ami Eustache…

— Quel ami? demanda Victoria; de qui parlez-vous, capitaine?

— D'un soldat… mon ancien camarade d'enclume: je l'avais emmené avec moi dans le voyage d'où j'arrive; or, au lieu de ruminer en moi-même mes petits projets, je les dis tout haut à mon ami Eustache; il est discret, point sot du tout, bourru en diable, et souvent il me grommelle des observations dont je profite.

— Je sais votre amitié pour ce soldat, reprit Victoria, elle vous honore.

— C'est chose simple que d'aimer un vieil ami; je lui ai donc dit «Vois-tu, Eustache, un jour ou l'autre ces écorcheurs franks tenteront une attaque décisive contre nous; ils laisseront, pour assurer leur retraite, une réserve à la garde de leur camp et de leurs chariots de guerre; cette réserve ne sera pas un bien gros morceau à avaler pour nos tribus alliées, renforcées d'une bonne légion d'élite commandée par un de nos capitaines… de sorte que si ces écorcheurs sont battus de ce côté-ci du Rhin, toute retraite leur sera coupée sur l'autre rive.» Ce que je prévoyais arrive aujourd'hui; les Franks nous attaquent; il faudrait donc, je crois, envoyer sur l'heure aux tribus alliées quelques troupes d'élite, commandées par un capitaine énergique, prudent et avisé.

— Ce capitaine… ce sera vous, Marion, dit Victoria.

— Moi, soit… Je connais le pays… mon projet est fort simple… Pendant que les Franks viennent nous attaquer, je traverse le Rhin, afin de brûler leur camp, leurs chariots et d'exterminer leur réserve… Que Victorin les batte sur notre rive, ils voudront repasser le fleuve et me trouveront sur l'autre bord avec mon ami Eustache, prêt à leur tendre autre chose que la main pour les aider à aborder. Grande vanité d'ailleurs pour eux d'aborder en ce lieu, puisqu'ils n'y trouveraient plus ni réserve, ni camp, ni chariots.

— Marion, reprit ma soeur de lait après avoir attentivement écouté le capitaine, le gain de la bataille est certain, si vous exécutez ce plan avec votre bravoure et votre sang-froid ordinaires.

— J'ai bon espoir, car mon ami Eustache m'a dit d'un ton encore plus hargneux que d'habitude: «Il n'est point déjà si sot, ton projet, il n'est point déjà si sot.» Or, l'approbation d'Eustache m'a toujours porté bonheur.

— Victoria, dit à demi-voix Tétrik, ne pouvant contraindre davantage son anxiété, je ne suis pas homme de guerre… j'ai une confiance entière dans le génie militaire de votre fils; mais de moment en moment un ennemi qui nous est deux ou trois fois supérieur en nombre s'avance contre nous… et Victorin ne décide rien, n'ordonne rien!

— Il vous l'a dit avec raison: «Avant d'agir, il faut penser,» répond Victoria. Ce calme réfléchi… au moment du péril, est d'un homme sage… N'est-il pas insensé de courir en aveugle au-devant du danger?

Soudain Victorin frappa dans ses mains, sauta au cou de sa mère, qu'il embrassa en s'écriant:

— Ma mère… Hésus m'inspire… Pas un de ces barbares n'échappera, et pour longtemps la paix de la Gaule sera du moins assurée… Ton projet est excellent, Marion… il se lie à mon plan de bataille comme si nous l'avions conçu à nous deux.

— Quoi! tu m'as entendu? dit le capitaine étonné, moi qui te croyais absorbé dans tes réflexions!

— Un amant, si absorbé qu'il paraisse, entend toujours ce qu'on dit de sa maîtresse, mon brave Marion, répondit gaiement Victorin; et ma souveraine maîtresse, à moi… c'est la guerre!

— Encore cette peste de luxure, me dit à demi-voix le capitaine. Hélas! elle le poursuit partout, jusque dans ses idées de bataille!

— Marion, reprit Victorin, nous avons ici, sur le Rhin, deux cents barques de guerre à six rames?

— Tout autant et bien équipées.

— Cinquante de ces barques te suffiront pour transporter le renfort de troupes d'élite que tu vas conduire à nos alliés de l'autre côté du fleuve?

— Cinquante me suffiront.

— Les cent cinquante autres, montées chacune par dix rameurs soldats armés de haches, et par vingt archers choisis, se tiendront prêtes à descendre le Rhin jusqu'au promontoire d'Herfeld, où elles attendront de nouvelles instructions; donne cet ordre au capitaine de la flottille en t'embarquant.

— Ce sera fait…

— Exécute ton plan de point en point, brave Marion… Extermine la réserve des Franks, incendie leur camp, leurs chariots… La journée est à nous si je force ces écorcheurs à la retraite.

— Et tu les y forceras, Victorin… c'est chez toi vieille habitude, quoique ta barbe soit naissante. Je cours chercher mon bon ami Eustache et exécuter tes ordres…

Avant de sortir, le capitaine Marion tira son épée, la présenta par la poignée à la mère des camps, et lui dit:

— Touchez, s'il vous plaît, cette épée de votre main, Victoria… ce sera d'un bon augure pour la journée…

— Va, brave et bon Marion, répondit la mère des camps en rendant l'arme, après en avoir serré virilement la poignée dans sa belle et blanche main, va, Hésus est pour la Gaule, qui veut vivre libre et prospère.

— Notre cri de guerre sera: Victoria la Grande! et on l'entendra d'un bord à l'autre du Rhin, dit Marion avec exaltation.

Puis il ajouta en sortant précipitamment:

— Je cours chercher mon ami Eustache, et à nos barques! à nos barques!

Au moment où Marion sortait, plusieurs chefs de légions et de cohortes, instruits du débarquement des Franks par l'officier qui, porteur de cette nouvelle, avait sur son passage répandu l'alarme dans le camp, accoururent prendre les ordres du jeune général.

— Mettez-vous à la tête de vos troupes, leur dit-il. Rendez-vous avec elles au champ d'exercice. Là, j'irai vous rejoindre, et je vous assignerai votre marche de bataille; je veux auparavant en conférer avec ma mère.

— Nous connaissons ta vaillance et ton génie militaire, répondit le plus âgé de ces chefs de cohortes, robuste vieillard à barbe blanche. Ta mère, l'ange de la Gaule veille à tes côtés. Nous attendrons tes ordres avec confiance.

— Ma mère, dit le jeune général d'une voix touchante, votre pardon, à la face de tous, et un baiser de vous, me donneraient bon courage pour cette grande journée de bataille!

— Les égarements de la jeunesse de mon fils ont souvent attristé mon coeur, ainsi que le vôtre, à vous, qui l'avez vu naître, dit Victoria aux chefs de cohortes; pardonnez-lui comme je lui pardonne…

Et elle serra passionnément son fils contre sa poitrine.

— D'infâmes calomnies ont couru dans l'armée contre Victorin, reprit le vieux capitaine; nous n'y avons pas cru, nous autres; mais, moins éclairé que nous, le soldat est prompt au blâme comme à la louange… Suis donc les conseils de ton auguste mère Victorin, ne donne plus prétexte aux calomnies… Nous te disons ceci comme à notre fils, à toi l'enfant des camps, dont Victoria la Grande est la mère: nous allons attendre tes ordres; compte sur nous, nous comptons sur toi.

— Vous me parlez en père, répondit Victorin, ému de ces simples et dignes paroles, je vous écouterai en fils; votre vieille expérience m'a guidé tout enfant sur les champs de bataille; votre exemple a fait de moi le soldat que je suis; je tâcherai, aujourd'hui encore, de me montrer digne de vous et de ma mère…

— C'est ton devoir, puisque nous nous glorifions en toi et en elle, — répondit le vieux capitaine. Puis, s'adressant à Victoria: — L'armée ne te verra-t-elle pas tout à l'heure avant de marcher au combat? Pour nos soldats et pour nous, ta présence est toujours un bon présage…

— J'accompagnerai mon fils jusqu'au champ d'exercice, et puis bataille et triomphe!… Les aigles romaines planaient sur notre terre asservie! le coq gaulois les en a chassées… et il ne chasserait pas cette nuée d'oiseaux de proie qui veulent s'abattre sur la Gaule! s'écria la mère des camps avec un élan si fier, si superbe, que je crus voir en elle la déesse de la patrie et de la liberté. Par Hésus! le Frank barbare nous conquérir! Il ne resterait donc en Gaule ni une lance, ni une épée, ni une fourche, ni un bâton, ni une pierre!…

À ces mâles paroles, les chefs des légions, partageant l'exaltation de Victoria, tirèrent spontanément leurs épées, les choquèrent les unes contre les autres, et s'écrièrent à ce bruit guerrier:

— Par le fer de ces épées, Victoria, nous te le jurons, la Gaule restera libre, ou tu ne nous reverras pas!…

— Oui… par ton nom auguste et cher, Victoria! nous combattrons jusqu'à la dernière goutte de sang!…

Et tous sortirent en criant:

— Aux armes! nos légions!…

— Aux armes! nos cohortes!…

Durant toute cette scène, où s'étaient si puissamment révélés le génie militaire de Victorin, sa tendre déférence pour sa mère, l'imposante influence qu'elle et lui exerçaient sur les chefs de l'armée, j'avais souvent, à la dérobée, jeté les yeux sur le gouverneur de Gascogne, retiré dans un coin de la chambre; était- ce sa peur de l'approche des Franks? était-ce sa secrète rage de reconnaître en ce moment la vanité de ses calomnies contre Victorin (car malgré la doucereuse habileté de sa défense, je soupçonnais toujours Tétrik)? Je ne sais; mais sa figure livide, altérée, devenait de plus en plus méconnaissable… Sans doute de mauvaises passions, qu'il avait intérêt à cacher, l'animaient alors; car, après le départ des chefs de légions, la mère des camps s'étant retournée vers le gouverneur, celui-ci tâcha de reprendre son masque de douceur habituelle, et dit à Victoria en s'efforçant de sourire:

— Vous et votre fils, vous êtes doués de magie… Selon ma faible raison, rien n'est plus inquiétant que cette approche de l'armée franque, dont vous ne semblez pas vous soucier, délibérant aussi paisiblement ici que si le combat devait avoir lieu demain… Et pourtant votre tranquillité, en de pareilles circonstances, me donne une aveugle confiance…

— Rien de plus naturel que notre tranquillité, reprit Victorin; j'ai calculé le temps nécessaire aux Franks pour achever de traverser le Rhin, de débarquer leurs troupes, de former leurs colonnes, et d'arriver à un passage qu'ils doivent forcément traverser… Hâter mes mouvements serait une faute, ma lenteur me sert.

Puis, s'adressant à moi, Victorin me dit:

— Scanvoch, va t'armer; j'aurai des ordres à te donner après avoir conféré avec ma mère.

— Tu me rejoindras avant que d'aller retrouver mon fils sur le champ d'exercice, me dit à son tour Victoria; j'ai aussi, moi, quelques recommandations à te faire.

— J'oubliais de te dire une chose importante peut-être en ce moment, ai-je repris. La soeur d'un des rois franks, craignant d'être mise à mort par son frère, est venue hier du camp des barbares avec moi.

— Cette femme pourra servir d'otage, dit Tétrik, il faut la garder étroitement comme prisonnière.

— Non, ai-je répondu au gouverneur, j'ai promis à cette femme qu'elle serait libre ici, et je l'ai assurée de la protection de Victoria.

— Je tiendrai ta promesse, reprit ma soeur de lait. Où est cette femme?

— Dans ma maison.

— Fais-la conduire ici après le départ des troupes, je la verrai.

Je sortais, ainsi que le gouverneur de Gascogne, afin de laisser Victorin seul avec sa mère, lorsque j'ai vu entrer chez elle plusieurs bardes et druides qui, selon notre antique usage, marchaient toujours à la tête de l'armée, afin de l'animer encore par leurs chants patriotiques et guerriers.

En quittant la demeure de Victoria, je courus chez moi pour m'armer et prendre mon cheval. De toutes parts les trompettes, les buccins, les clairons retentissaient au loin dans le camp; lorsque j'entrai dans ma maison, ma femme et Sampso, déjà prévenues par la rumeur publique du débarquement des Franks, préparaient mes armes; Ellèn fourbissait de son mieux ma cuirasse d'acier, dont le poli avait été la veille altéré par le feu du brasier allumé sur mon armure par l'ordre de Néroweg, l'Aigle terrible, ce puissant Roi des Franks.

— Tu es bien la vraie femme d'un soldat, dis-je à Ellèn en souriant de la voir si contrariée de ne pouvoir rendre brillante la place ternie qui contrastait avec les autres parties de ma cuirasse. L'éclat des armes de ton mari est ta plus belle parure.

— Si nous n'étions pas si pressées par le temps, me dit Ellèn, nous serions parvenues à faire disparaître cette place noire; car, depuis une heure, Sampso et moi, nous cherchons à deviner comment tu as pu noircir et ternir ainsi ta cuirasse.

— On dirait des traces de feu, reprit Sampso, qui, de son côté, fourbissait activement mon casque avec un morceau de peau; le feu seul peut ainsi ronger le poli de l'acier.

— Vous avez deviné, Sampso, ai-je répondu en riant et allant prendre mon épée, ma hache d'armes et mon poignard: il y avait grand feu au camp des Franks; ces gens hospitaliers m'ont engagé à m'approcher du brasier; la soirée était fraîche, et je me suis placé un peu trop près du foyer.

— L'annonce du combat te rend joyeux, mon Scanvoch, reprit ma femme; c'est ton habitude, je le sais depuis longtemps.

— Et l'annonce du combat ne t'attriste pas, mon Ellèn, parce que tu as le coeur ferme.

— Je puise ma fermeté dans la foi de nos pères, mon Scanvoch; elle m'a enseigné que nous allons revivre ailleurs avec ceux-là que nous avons aimés dans ce monde-ci, me répondit doucement Ellèn, en m'aidant, ainsi que Sampso, à boucher ma cuirasse. Voilà pourquoi je pratique cette maxime de nos mères: «La Gauloise ne pâlit jamais lorsque son vaillant époux part pour le combat, et elle rougit de bonheur à son retour.» S'il ne revient plus, elle songe avec fierté qu'il est mort en brave, et chaque soir elle se dit: «Encore un jour d'écoulé, encore un pas de fait vers ces mondes inconnus où l'on va retrouver ceux qui nous ont été chers!»

— Ne parlons pas d'absence, mais de retour, dit Sampso en me présentant mon casque si soigneusement fourbi de ses mains, qu'elle aurait pu mirer dans l'acier sa douce figure; vous avez été jusqu'ici heureux à la guerre, Scanvoch, le bonheur vous suivra, vous nous le ramènerez avec vous.

— J'en crois votre assurance, chère Sampso… Je pars, heureux de votre affection de coeur et de l'amour d'Ellèn; heureux je reviendrai surtout si j'ai pu marquer de nouveau à la face certain roi de ces écorcheurs franks, en reconnaissance de sa loyale hospitalité d'hier envers moi; mais me voici armé… Un baiser à mon petit Aëlguen, et à cheval!…

Au moment où je me dirigeais vers la chambre de ma femme, Sampso m'arrêtant:

— Mon frère… et cette étrangère?

— Vous avez raison, Sampso, je l'oubliais.

J'avais, par prudence, enfermé Elwig; j'allai heurter à sa porte, et je lui dis:

— Veux-tu que j'entre chez toi?

Elle ne me répondit pas; inquiet de ce silence, j'ouvris la porte: je vis Elwig assise sur le bord de sa couche, son front entre ses mains. À mon aspect, elle jeta sur moi un regard farouche et resta muette. Je lui demandai:

— Le sommeil t'a-t-il calmée?

— Il n'est plus de sommeil pour moi… m'a-t-elle brusquement répondu. Riowag est mort!…

— Vers le milieu du jour, ma femme et ma soeur te conduiront auprès de Victoria la Grande; elle te traitera en amie… Je lui ai annoncé ton arrivée au camp.

La soeur de Néroweg, l'Aigle terrible, me répondit par un geste d'insouciance.

— As-tu besoin de quelque chose? lui ai-je dit. Veux-tu manger? veux-tu boire?…

— Je veux de l'eau… J'ai soif… je brûle!…

Sampso, malgré le refus de la prêtresse, alla chercher quelques provisions, une cruche d'eau, déposa le tout près d'Elwig toujours sombre, immobile et muette; je fermai la porte, et remettant la clef à ma femme:

— Toi et Sampso, vous accompagnerez cette malheureuse créature chez Victoria vers le milieu du jour; mais veille à ce qu'elle ne puisse être seule avec notre enfant.

— Que crains-tu?

— Il y a tout à craindre de ces femmes barbares, aussi dissimulées que féroces… J'ai tué son amant en me défendant contre lui, elle serait peut-être capable par vengeance d'étrangler notre fils.

À ce moment je te vis accourir à moi, mon cher enfant. Entendant ma voix du fond de la chambre de ta mère, tu avais quitté ton lit, et tu venais demi-nu, les bras tendus vers moi, tout riant à la vue de mon armure, dont l'éclat réjouissait tes yeux. L'heure me pressait, je t'embrassai tendrement, ainsi que ta mère et ta soeur; puis j'allai seller mon cheval. Après un dernier regard jeté sur ta mère, qui te tenait entre ses bras, je partis au galop, afin de rejoindre Victoria sur le champ d'exercice où l'armée devait être réunie.

Le bruit lointain des clairons, les hennissements des chevaux auxquels il répondait, animèrent mon cheval; il bondissait avec vigueur… Je le calmai de la voix, je le caressai de la main, afin de l'assagir et de ménager ses forces pour cette rude journée. À peu de distance du camp d'exercice, j'ai vu à cent pas devant moi Victoria, escortée de quelques cavaliers. Je l'eus bientôt rejointe… Tétrik, monté sur une petite haquenée, se tenait à la gauche de la mère des camps, elle avait à sa droite un barde druide, nommé Rolla, qu'elle affectionnait pour sa bravoure, son noble caractère et son talent de poète. Plusieurs autres druides étaient disséminés parmi les différents corps de l'armée, afin de marcher côte à côte des chefs à la tête des troupes.

Victoria, coiffée du léger casque d'airain de la Minerve antique, surmonté du coq gaulois en bronze doré, tenant sous ses pattes une alouette expirante, montait, avec sa fière aisance, son beau cheval blanc, dont la robe satinée brillait de reflets argentés; sa housse, écarlate comme sa bride, traînait presque à terre à demi cachée sous les plis de la longue robe noire de la mère des camps, qui, assise de côté sur sa monture, chevauchait fièrement; son mâle et beau visage semblait animé d'une ardeur guerrière: une légère rougeur colorait ses joues; son sein palpitait, ses grands yeux bleus brillaient d'un incomparable éclat sous leurs sourcils noirs… Je me joignis, sans être aperçu d'elle, aux autres cavaliers de son escorte… Les cohortes, bannières déployées, clairons et buccins en tête, se rendant au champ d'exercice, passaient successivement à nos côtés d'un pas rapide: les officiers saluaient Victoria de l'épée, les bannières s'inclinaient devant elle, et soldats, capitaines, chefs de cohortes, tous enfin criaient d'une même voix avec enthousiasme:

— Salut à Victoria la Grande!…

— Salut à la mère des camps!…

Parmi les premiers soldats d'une des cohortes qui passèrent ainsi près de nous, j'ai reconnu Douarnek, un de mes quatre rameurs de la veille; malgré sa blessure récente, le courageux Breton marchait à son rang… Je m'approchai de lui au pas de mon cheval, et lui dis:

— Douarnek, les dieux envoient à Victorin une occasion propice de prouver à l'armée que malgré d'indignes calomnies il est toujours digne de la commander.

— Tu as raison, Scanvoch, me répondit le Breton. Que Victorin gagne cette bataille, comme il en a gagné d'autres, et le soldat, dans la joie du triomphe de son général, oubliera bien des choses…

Quelques légions romaines, alors nos alliés, partageaient l'enthousiasme de nos troupes: en passant sous les yeux de Victoria, leurs acclamations la saluaient aussi… Toute l'armée, la cavalerie aux ailes, l'infanterie au centre, fut bientôt réunie dans le champ d'exercice, plaine immense, située en dehors du camp; elle avait pour limites, d'un côté, la rive du Rhin, de l'autre, le versant d'une colline élevée; au loin on apercevait un grand chemin tournant et disparaissant derrière plusieurs rampes montueuses… Les casques, les cuirasses, les armes, les bannières, surmontées du coq gaulois en cuivre doré, étincelants aux rayons du soleil, offraient une sorte de fourmillement lumineux, admirable à l'oeil du soldat… Victoria, dès qu'elle entra dans le champ de manoeuvres, mit son cheval au galop, afin d'aller rejoindre son fils, placé au centre de cette plaine immense, et environné d'un groupe de chefs de légions et de cohortes, auxquels il donnait ses ordres. À peine la mère des camps, reconnaissable à tous les regards par son casque d'airain, sa robe noire et le cheval blanc qu'elle montait, eut-elle paru devant le front de l'armée, qu'un seul cri, immense, retentissant, partant de ces cinquante mille poitrines de soldats, salua Victoria la Grande.

— Que ce cri soit entendu de Hésus, dit au barde druide ma soeur de lait d'une voix émue. Que les dieux donnent à la Gaule une nouvelle victoire! La justice et les droits sont pour nous… Ce n'est pas une conquête que nous cherchons, nous voulons défendre notre sol, notre foyer, nos familles et notre liberté!…

— Notre cause est sainte entre toutes les causes! répondit Rolla, le barde druide. Hésus rendra nos armes invincibles!…

Nous nous sommes rapprochés de Victorin… Jamais, je crois, je ne l'avais vu plus beau, plus martial, sous sa brillante armure d'acier, et sous son casque, orné, comme celui de sa mère, du coq gaulois et d'une alouette. Victoria elle-même, en s'approchant de son fils, ne put s'empêcher de se tourner vers moi, et de trahir, par un regard compris de moi seul peut-être, son orgueil maternel. Plusieurs officiers, porteurs des ordres du jeune général pour divers corps de l'armée, partirent au galop dans des directions différentes. Alors je m'approchai de ma soeur de lait, et je lui dis à mi-voix:

— Tu reprochais à ton fils de n'avoir plus cette froide bravoure qui doit distinguer le chef d'armée; vois, cependant, comme il est calme, pensif… Ne lis-tu pas sur son mâle visage la sage et prudente préoccupation du général qui ne veut pas aventurer follement la vie de ses soldats, la fortune de son pays?

— Tu dis vrai, Scanvoch; il était ainsi calme et pensif au moment de la grande bataille d'Offenbach… une de ses plus belles… une de ses plus utiles victoires! puisqu'elle nous a rendu notre frontière du Rhin en refoulant ces Franks maudits de l'autre côté du fleuve!…

— Et cette journée complètera la victoire de ton fils, si, comme je l'espère, nous chassons pour toujours ces barbares de nos frontières!

— Mon frère, me dit ma soeur de lait, selon ton habitude, tu ne quitteras pas Victorin?

— Je te le promets…

— Il est calme à cette heure; mais, l'action engagée, je redoute l'ardeur de son sang, l'entraînement de la bataille… Tu le sais, Scanvoch, je ne crains pas le péril pour Victorin; je suis fille, femme et mère de soldat… mais je crains que par trop de fougue, et voulant, par seule outre-vaillance, payer de sa personne, il ne compromette par sa mort le succès de cette journée, qui peut décider du repos de la Gaule!

— J'userai de tout mon pouvoir pour convaincre Victorin qu'un général doit se ménager pour son armée, dont il est la tête et la pensée…

— Scanvoch, me dit ma soeur de lait d'une voix émue, tu es toujours le meilleur des frères! Puis, me montrant encore son fils du regard, et ne voulant pas, sans doute, laisser pénétrer à d'autres qu'à moi ta lutte de ses anxiétés maternelles contre la fermeté de son caractère, elle ajouta tout bas: Tu veilleras sur lui?

— Comme sur mon fils.

Le jeune général, après avoir donné ses derniers ordres, descendit respectueusement de cheval à la vue de Victoria, s'approcha d'elle et lui dit:

— L'heure est venue, ma mère… J'ai arrêté avec les autres capitaines les dernières dispositions du plan de bataille, que je vous ai soumis et que vous approuvez… Je laisse dix mille hommes de réserve pour la garde du camp, sous le commandement de Robert, un de nos chefs les plus expérimentés… il prendra vos ordres… Que les dieux protègent encore cette fois nos armes!… Adieu, ma mère je vais faire de mon mieux…

Et il fléchit le genou.

— Adieu, mon fils, ne reviens pas ou reviens victorieux de ces barbares…

En disant ceci, la mère des camps se courba du haut de son cheval, et tendit sa main à Victorin, qui la baisa en se relevant.

— Bon courage, mon jeune César, dit le gouverneur de Gascogne au fils de ma soeur de lait, les destinées de la Gaule sont entre vos mains… et grâce aux dieux, vos mains sont vaillantes… Donnez- moi l'occasion d'écrire une belle ode sur cette nouvelle victoire.

Victorin remonta à cheval; quelques instants après, notre armée se mettait en marche, les éclaireurs à cheval précédant l'avant- garde; puis, derrière cette avant-garde, Victorin se tenait à la tête du corps d'armée. Nous laissons la rive du Rhin à notre droite; quelques troupes légères d'archers et de cavaliers se dispersèrent en éclaireurs, afin de préserver notre flanc gauche de toute surprise. Victorin m'appela, je poussai mon cheval près du sien, dont il hâta un peu l'allure de sorte que tous deux nous avons dépassé l'escorte dont le jeune général était entouré.

— Scanvoch, me dit-il, tu es un vieux et bon soldat; je vais en deux mots te dire mon plan de bataille convenu avec ma mère… Ce plan, je l'ai confié au chef qui doit me remplacer au commandement si je suis tué… Je veux aussi t'instruire de mes projets; tu en rappellerais au besoin l'exécution.

— Je t'écoute.

— Il y a maintenant prés de trois heures que les radeaux des Franks ont été vus vers le milieu du fleuve… Ces radeaux, chargés de troupes et remorqués par des barques naviguant lentement, ont dû employer plus d'une heure pour atteindre le rivage et débarquer…

— Ton calcul est juste; mais pourquoi n'as-tu pas hâté la marche de l'armée, afin de tâcher d'arriver sur le rivage avant le débarquement des Franks? Des troupes qui prennent terre sont toujours en désordre; ce désordre eût favorisé notre attaque.

— Deux raisons m'ont empêché d'agir ainsi; tu vas les savoir. Combien crois-tu qu'il ait fallu de temps à l'officier qui est venu annoncer le débarquement de l'ennemi pour se rendre à toute bride des avant-postes à Mayence?

— Une heure et demie… car de cet avant-poste au camp il y a presque cinq lieues.

— Et pour accomplir le même trajet, combien faut-il de temps à une armée, marchant en bon ordre et d'un pas accéléré, point trop hâté cependant, afin de ne pas essouffler ni fatiguer les soldats avant la bataille?

— Il faut environ deux heures et demie.

— Tu le vois, Scanvoch, il nous était impossible d'arriver assez tôt pour attaquer les Franks au moment de leur débarquement …L'indiscipline de ces barbares est grande; ils auront mis quelque temps à se reformer en bataille; nous arriverons donc avant eux, et nous les attendrons aux défilés d'Armstadt, seule route militaire qu'ils puissent prendre pour venir attaquer notre camp, à moins qu'ils ne se jettent à travers des marais et des terrains boisés, où leur cavalerie, leur principale force, ne pourrait se développer.

— Ceci est juste.

— J'ai donc temporisé, afin de laisser les Franks s'approcher des défilés.

— S'ils s'engagent dans ce passage… ils sont perdus.

— Je l'espère Nous les poussons ensuite, l'épée dans les reins, vers le fleuve; nos cent cinquante barques bien armées, parties du port, selon mes ordres, en même temps que nous, coulerons bas les radeaux de ces barbares et leur couperons toute retraite Le capitaine Marion a traversé le Rhin avec des troupes d'élite; il se joindra aux peuplades de l'autre côté du fleuve, marchera droit au camp des Franks, où ils ont dû laisser une furie réserve, et leurs chariots de guerre… Tout sera détruit!

Victorin me développait ce plan de bataille habilement conçu, lorsque nous vîmes accourir à toute bride quelques cavaliers envoyés en avant pour éclairer notre marche. L'un d'eux, arrêtant son cheval blanc d'écume, dit à Victorin:

— L'armée des Franks s'avance; on l'aperçoit au loin du sommet des escarpements: leurs éclaireurs se sont approchés des abords du défilé, ils ont été tués à coups de flèche par les archers que nous avions emmenés en croupe, et qui s'étaient embusqués dans les buissons; pas un des cavaliers franks n'a échappé.

— Bien visé! reprit Victorin; ces éclaireurs auraient pu rencontrer les nôtres et retourner avertir l'armée franque de notre approche; peut-être alors ne se serait-elle pas engagée dans les défilés; mais je veux aller moi-même juger de la position de l'ennemi… Suis-moi, Scanvoch.

Victorin met son cheval au galop, je l'imite; l'escorte nous suit; nous dépassons rapidement notre avant-garde, à qui Victorin donne l'ordre de s'arrêter. Les soldats saluèrent de leurs acclamations le jeune général, malgré les calomnies infâmes dont il avait été l'objet. Nous sommes arrivés à un endroit d'où l'on dominait les défilés d'Armstadt: cette route, fort large, s'encaissait à nos pieds entre deux escarpements; celui de droite, coupé presque à pic, et surplombant la route, formait une sorte de promontoire du côté du Rhin; l'escarpement de gauche, composé de plusieurs rampes rocheuses, servait pour ainsi dire de base aux immenses plateaux au milieu desquels avait été creusée cette route profonde, qui s'abaissait de plus en plus pour déboucher dans une vaste plaine, bornée à l'est et au nord par la courbe du fleuve, à l'ouest par des bois et des marais, et derrière nous par les plateaux élevés, où nos troupes faisaient halte. Bientôt nous avons distingué à une grande distance d'innombrables masses noires et confuses, c'était l'armée franque…

Victorin resta pendant quelques instants silencieux et pensif, observant attentivement la disposition des troupes de l'ennemi et le terrain qui s'étendait à nos pieds.

— Mes prévisions et mes calculs ne m'avaient pas trompé, me dit- il. L'armée des Franks est deux fois supérieure à la nôtre; s'ils connaissaient une tactique moins sauvage, au lieu de s'engager dans ce défilé, ainsi qu'ils vont le faire, si j'en juge d'après leur marche, ils tenteraient, malgré la difficulté de cette sorte d'assaut, de gravir ces plateaux en plusieurs endroits à la fois, me forçant ainsi à diviser sur une foule de points mes forces si inférieures aux leurs… alors notre succès eût été douteux. Cependant, par prudence, et pour engager l'ennemi dans le défilé, j'userai d'une ruse de guerre… Retournons à l'avant-garde, Scanvoch, l'heure du combat a sonné!…

— Et cette heure, lui dis-je, est toujours solennelle…

— Oui, me dit-il d'un ton mélancolique, cette heure est toujours solennelle, surtout pour le général, qui joue à ce jeu sanglant des batailles, la vie de ses soldats et les destinées de son pays. Allons, viens, Scanvoch… et que l'étoile de ma mère me protège!…

Je retournai vers nos troupes avec Victorin, me demandant par quelle contradiction étrange ce jeune homme, toujours si ferme, si réfléchi, lors des grandes circonstances de sa vie, se montrait d'une inconcevable faiblesse dans sa lutte contre ses passions.

Le jeune général eut bientôt rejoint l'avant-garde. Après une conférence de quelques instants avec les officiers, les troupes prennent leur poste de bataille: trois cohortes d'infanterie, chacune de mille hommes, reçoivent l'ordre de sortir du défilé et de déboucher dans la plaine, afin d'engager le combat avec l'avant-garde des Franks, et de tâcher d'attirer ainsi le gros de leur armée dans ce périlleux passage. Victorin, plusieurs officiers et moi, groupés sur la cime d'un des escarpements les plus élevés, nous dominions la plaine où allait se livrer cette escarmouche. Nous distinguions alors parfaitement l'innombrable armée des Franks: le gros de leurs troupes, massé en corps compacte, se trouvait encore assez éloignée; une nuée de cavaliers le devançaient et s'étendaient sur les ailes. À peine nos trois cohortes furent-elles sorties du défilé, que ces milliers de cavaliers, épars comme une volée de frelons, accoururent de tous côtés pour envelopper nos cohortes, ne cherchant qu'à se devancer les uns les autres; ils s'élancèrent à toute bride et sans ordre sur nos troupes. À leur approche, elles firent halte et se formèrent en coin pour soutenir le premier choc de cette cavalerie; elles devaient ensuite feindre une retraite vers les défilés. Les cavaliers franks poussaient des hurlements si retentissants, que, malgré la grande distance qui nous séparait de la plaine, et l'élévation des plateaux, leurs cris sauvages parvenaient jusqu'à nous comme une sourde rumeur mêlée au son lointain de nos clairons… Nos cohortes ne plièrent pas sous cette impétueuse attaque; bientôt, à travers un nuage de poussière, nous n'avons plus vu qu'une masse confuse, au milieu de laquelle nos soldats se distinguaient par le brillant éclat de leur armure. Déjà nos troupes opéraient leur mouvement de retraite vers le défilé, cédant pied à pied le terrain à ces nuées d'assaillants, de moment en moment augmentées par de nouvelles hordes de cavaliers, détaches de l'avant-garde de l'armée franque, dont le corps principal s'approchait à marche forcée.

— Par le ciel! s'écria Victorin les yeux ardemment fixés sur le champ de bataille, le brave Firmian, qui commande ces trois cohortes, oublie, dans son ardeur, qu'il doit toujours se replier pas à pas vers le défilé afin d'y attirer l'ennemi. Firmian ne continue pas sa retraite, il s'arrête et ne rompt plus maintenant d'une semelle… il va faire inutilement écharper ses troupes…

Puis, s'adressant à un officier:

— Courez dire à Ruper d'aller au pas de course, avec ses trois vieilles cohortes, soutenir la retraite de Firmian… Cette retraite, Ruper la fera exécuter sur l'heure, et rapidement… Le gros de l'armée franque n'est plus qu'à cent portées de trait de l'entrée des défilés.

L'officier partit à toute bride; bientôt, selon l'ordre du général, trois vieilles cohortes sortirent du défilé au pas de course; elles allèrent rejoindre et soutenir nos autres troupes.

Peu de temps après, la feinte retraite s'effectua en bon ordre. Les Franks, voyant les Gaulois lâcher pied, poussèrent des cris de joie sauvage, et leur avant-garde s'approcha de plus en plus des défilés. Tout à coup Victorin pâlit: l'anxiété se peignit sur son visage, et il s'écria:

— Par l'épée de mon père! me serais-je trompé sur les dispositions de ces barbares?… Vois-tu leur mouvement?…

— Oui, lui dis-je; au lieu de suivre l'avant-garde et de s'engager comme elle dans le défilé, l'armée franque s'arrête, se forme en nombreuses colonnes d'attaques et se dirige vers les plateaux. Courroux du ciel! ils font cette habile manoeuvre que tu redoutais… Ah! nous avons appris la guerre à ces barbares…

Victorin ne me répondit pas; il me parut nombrer les colonnes d'attaque de l'ennemi; puis, rejoignant au galop notre front de bataille, il s'écria:

— Enfants! ce n'est plus dans les défilés que nous devons attendre ces barbares… il faut les combattre en rase campagne… Élançons-nous sur eux du haut de ces plateaux qu'ils veulent gravir… refoulons ces hordes dans le Rhin… Ils sont deux ou trois contre un… tant mieux!… Ce soir, de retour au camp, notre mère Victoria nous dira: «Enfants, vous avez été vaillants!»

— Marchons! s'écrièrent tout d'une voix les troupes qui avaient entendu les paroles du jeune général, marchons!

Alors le barde Rolla improvisa ce chant de guerre, qu'il entonna d'une voix éclatante:

«— Ce matin nous disons: Combien sont-ils donc ces barbares qui veulent nous voler notre terre, nos femmes et notre soleil?

«— Oui, combien sont-ils donc ces Franks?

* * *

«— Ce soir nous dirons: Réponds, terre rougie du sang de l'étranger… Répondez, flots profonds du Rhin… Répondez, corbeaux de la grève!… Répondez… répondez…

«Combien étaient-ils donc ces voleurs de terre, de femmes et de soleil?

«Oui, combien étaient-ils donc, ces Franks?»

* * *

Et les troupes se sont ébranlées en chantant le refrain de ce bardit, qui vola de bouche en bouche jusqu'aux derniers rangs.

Moi, ainsi que plusieurs officiers et cavaliers d'escorte, précédant les légions, nous avons suivi Victorin. Bientôt notre armée s'est développée sur la cime des plateaux dominant au loin la plaine immense, bornée à l'extrême horizon par une courbe du Rhin. Au lieu d'attendre l'attaque dans cette position avantageuse, Victorin voulut, à force d'audace, terrifier l'ennemi; malgré notre infériorité numérique, il donna l'ordre de fondre de la crête de ces hauteurs sur les Franks. Au même instant, la colonne ennemie qui, attirée par une feinte retraite, s'était engagée dans les défilés, était refoulée dans la plaine par une partie de nos troupes; reprenant l'offensive, notre armée descendit presque en même temps des plateaux. La bataille s'engagea, elle devint générale…

J'avais promis à Victoria de ne pas quitter son fils; mais au commencement de l'action, il s'élança si impétueusement sur l'ennemi à la tête d'une légion de cavalerie, que le flux et le reflux de la mêlée me séparèrent d'abord de lui. Nous combattions alors une troupe d'élite bien montée, bien armée; les soldats ne portaient ni casque, ni cuirasse, mais leur double casaque de peaux de bêtes, recouverte de longs poils, et leurs bonnets de fourrure, intérieurement garnis de bandes de fer, valaient nos armures: ces Franks se battaient avec furie, souvent avec une férocité stupide… J'en ai vu se faire tuer comme des brutes, pendant qu'au fort de la mêlée ils s'acharnaient à trancher, à coups de hache, la tête d'un cadavre gaulois, afin de se faire un trophée de cette dépouille sanglante… Je me défendais contre deux de ces cavaliers, j'avais fort à faire; un autre de ces barbares, démonté et désarmé, s'était cramponné à ma jambe afin de me désarçonner; n'y pouvant parvenir, il me mordit avec tant de rage, que ses dents traversèrent le cuir de ma bottine, et ne s'arrêtèrent qu'à l'os de ma jambe. Tout en ripostant à mes deux adversaires, je trouvai le loisir d'asséner un coup de masse d'armes sur le crâne de ce Frank. Après m'être débarrassé de lui, je faisais de vains efforts pour rejoindre Victorin, lorsque, à quelques pas de moi, j'aperçois dans la mêlée, qu'il dominait de sa taille gigantesque, Néroweg, l'Aigle terrible… À sa vue, au souvenir des outrages dont je m'étais à peine vengé la veille, en lui jetant une bûche à la tête, mon sang, qu'animait déjà l'ardeur de la bataille, bouillonna plus vivement encore… En dehors même de la colère que devait m'inspirer Néroweg pour ses lâches insultes, je ressentais contre lui je ne sais quelle haine profonde, mystérieuse, comme s'il eût personnifié cette race pillarde et féroce, qui voulait nous asservir… Il me semblait (chose étrange, inexplicable), que j'abhorrais Néroweg autant pour l'avenir que pour le présent… comme si cette haine devait non- seulement se perpétuer entre nos deux races franque et gauloise, mais entre nos deux familles… Que te dirai-je, mon enfant? j'oubliai même la promesse faite à ma soeur de lait de veiller sur son fils; au lieu de m'efforcer de rejoindre Victorin, je ne cherchai qu'à me rapprocher de Néroweg… Il me fallait la vie de ce Frank… lui seul parmi tant d'ennemis excitait personnellement en moi cette soif de sang… Je me trouvais alors entouré de quelques cavaliers de la légion à la tête de laquelle Victorin venait de charger si impétueusement l'armée franque… Nous devions, sur ce point, refouler l'ennemi vers le Rhin, car nous marchions toujours en avant… Deux de nos soldats, qui me précédaient, tombèrent eux et leurs chevaux sous la lourde francisque de l'Aigle terrible, et je l'aperçus à travers cette brèche humaine…

Néroweg, revêtu d'une armure gauloise, dépouille de quelqu'un des nôtres, tué dans l'une des batailles précédentes, portait un casque de bronze doré, dont la visière cachait à demi son visage tatoué de bleu et d'écarlate; sa longue barbe, d'un rouge de cuivre, tombait jusque sur le corselet de fer qu'il avait endossé par-dessus sa casque de peau de bête; d'épaisses toisons de mouton, assujetties par des bandelettes croisées, couvraient ses cuisses et ses jambes; il montait un sauvage étalon des forêts de la Germanie, dont la robe, d'un fauve pâle, était çà et là pommelée de noir; les flots de son épaisse crinière noire tombaient plus bas que son large poitrail; sa longue queue flottante fouettait ses jarrets nerveux lorsqu'il se cabrait, impatient de son mors à bossettes et à rênes d'argent terni, provenant aussi de quelque dépouille gauloise; un bouclier de bois, revêtu de lames de fer, grossièrement peint de bandes jaunes et rouges, couleurs de sa bannière, couvrait le bras gauche de Néroweg; de sa main droite il brandissait sa tranchante et lourde francisque, dégouttante de sang; à son côté pendait une espèce de grand couteau de boucher à manche de bois, et une magnifique épée romaine à poignée d'or ciselée, fruit de quelque autre rapine… Néroweg poussa un hurlement de rage en me reconnaissant et s'écria:

— L'homme au cheval gris!…

Frappant alors le flanc de son coursier du plat de sa hache, il lui fit franchir d'un bond énorme le corps et la monture d'un cavalier renversé qui nous séparaient. L'élan de Néroweg fut si violent, qu'en retombant à terre son cheval heurta le mien front contre front, poitrail contre poitrail; tous deux, à ce choc terrible, plièrent sur leurs jarrets et se renversèrent avec nous… D'abord étourdi de ma chute, je me dégageai promptement; puis, raffermi sur mes jambes, je tirai mon épée, car ma masse d'armes s'était échappée de mes mains… Néroweg, un moment engagé comme moi sous son cheval, se releva et se précipita sur moi. La mentonnière de son casque s'étant brisée dans sa chute, il avait la tête nue; son épaisse chevelure rouge, relevée au sommet de sa tête, flottait sur ses épaules comme une crinière.

— Ah! cette fois, chien gaulois! me cria-t-il en grinçant des dents et me portant un coup furieux que je parai, j'aurai ta vie et ta peau!…

— Et moi, loup frank! je te marquerai mort ou vif cette fois encore à la face, pour que le diable te reconnaisse dans ce monde ou dans les autres!…

Et nous nous sommes pendant quelques instants battus avec acharnement, tout en échangeant des outrages qui redoublaient notre rage.

— Chien!… me disait Néroweg, tu m'as enlevé ma soeur Elwig!

— Je l'ai enlevée à ton amour infâme! puisque dans sa bestialité ta race immonde s'accouple comme les animaux… frère et soeur!… fille et père!…

— Tu oses parler de ma race, dogue bâtard! moitié Romain, moitié Gaulois! Notre race asservira la vôtre, fils d'esclaves révoltés! nous vous remettrons sous le joug… et nous vous prendrons vos biens, votre vin, votre terre et vos femmes!…

— Vois donc au loin ton armée en déroute, ô grand roi! vois donc tes bandes de loups franks, aussi lâches que féroces, fuir les crocs des braves chiens gaulois!…

C'est au milieu de ce torrent d'injures que nous combattions avec une rage croissante, sans nous être cependant jusqu'alors atteints. Plusieurs coups, rudement assénés, avaient glissé sur nos cuirasses, et nous nous servions de l'épée aussi habilement l'un que l'autre… Soudain, malgré l'acharnement de notre combat, un spectacle étrange nous a, malgré nous, un moment distraits: nos chevaux, après avoir roulé sous un choc commun, s'étaient relevés; aussitôt, ainsi que cela arrive souvent entre étalons, ils s'étaient précipités l'un sur l'autre, en hennissant, pour s'entre-déchirer; mon brave Tom-Bras, dressé sur ses jarrets, faisant ployer sous ses durs sabots les reins de l'autre coursier, le tenait par le milieu du cou et le mordait avec frénésie… Néroweg, irrité de voir son cheval sous les pieds du mien, s'écria tout en continuant ainsi que moi de combattre:

Folg! te laisseras-tu vaincre par ce pourceau gaulois? Défends-toi des pieds et des dents… mets-le en pièces!…

— Hardi, Tom-Bras! criai-je à mon tour, tue le cheval, je vais tuer son maître… J'ai soif de son sang, comme si sa race devait poursuivre la mienne à travers les siècles!…

J'achevais à peine ces mots, que l'épée du Frank me traversait la cuisse entre chair et peau, cela au moment où je lui assénais sur la tête un coup qui devait être mortel… Mais, à un mouvement en arrière que fit Néroweg en retirant son glaive de ma cuisse, mon arme dévia, ne l'atteignit qu'à l'oeil, et, par un hasard singulier, lui laboura la face du côté opposé à celui où je l'avais déjà blessé…

— Je te l'ai dit, mort ou vivant je te marquerai encore à la face! m'écriai-je au moment où Néroweg, dont l'oeil était crevé, le visage inondé de sang, se précipitait sur moi en hurlant de douleur et de rage…

M'opiniâtrant à le tuer, je restais sur la défensive, cherchant l'occasion de l'achever d'un coup sûr et mortel. Soudain, l'étalon de Néroweg, roulant sous les pieds de Tom-Bras, de plus en plus acharné contre lui, tomba presque sur nous, et faillit nous culbuter… Une légion de notre cavalerie de réserve, dont quelques moments auparavant j'avais entendu le piétinement sourd et lointain, arrivait alors, broyant sous les pieds des chevaux impétueusement lancés tout ce qu'elle rencontrait sur son passage… Cette légion, formée sur trois rangs, arrivait avec la rapidité d'un ouragan; nous devions être, Néroweg et moi, mille fois écrasés, car elle présentait un front de bataille de deux cents pas d'étendue. Eussé-je eu le temps de remonter à cheval, il m'aurait été presque impossible de gagner de vitesse ou la droite ou la gauche de cette longue ligne de cavalerie, et d'échapper ainsi à son terrible choc… J'essayai pourtant, et malgré mon regret de n'avoir pu achever le roi frank, tant ma haine contre lui était féroce… Je profitai de l'accident, qui, par la chute du cheval de Néroweg, avait interrompu un moment notre combat, pour sauter sur Tom-Bras alors à ma portée. Il me fallut user rudement du mors et du plat de mon épée pour faire lâcher prise à mon coursier, acharné sur le corps de l'autre étalon, qu'il dévorait en le frappant de ses pieds de devant. J'y parvins à l'instant où la longue ligne de cavalerie, m'enveloppant de toute part, et hâtant encore de la voix et des talons le galop précipité de Tom-Bras, je m'élançai, devançant toujours la légion, et jetant derrière moi un dernier regard sur le roi frank; la figure ensanglantée, il me poursuivait éperdu en brandissant son épée… Soudain je le vis disparaître dans le nuage de poussière soulevé par le galop impétueux des cavaliers.

— Hésus m'a exaucé! me suis-je écrié; Néroweg doit être mort… cette légion vient de lui passer sur le corps…

Grâce à l'étonnante vitesse de Tom-Bras, j'eus bientôt assez d'avance sur la ligne de cavalerie dont j'étais suivi pour donner à ma course une direction telle qu'il me fut possible de prendre place à la droite du front de bataille de la légion. M'adressant alors à l'un des officiers, je lui demandai des nouvelles de Victorin et du combat; il me répondit:

— Victorin se bat en héros!… Un cavalier qui est venu donner ordre à notre réserve de s'avancer nous a dit que jamais le général ne s'était montré plus habile dans ses manoeuvres. Les Franks, deux fois nombreux comme nous, se battent avec acharnement, et surtout avec une science de la guerre qu'ils n'avaient pas montrée jusqu'ici; tout fait croire que nous gagnerons la victoire, mais elle sera chèrement payée…

Le cavalier disait vrai: Victorin s'est battu cette fois encore en soldat intrépide et en général consommé… Le coeur bien joyeux, je l'ai retrouvé au fort de la mêlée: il n'avait, par miracle, reçu qu'une légère blessure… Sa réserve, prudemment ménagée jusqu'alors, décida du succès de la bataille; elle a duré sept heures… Les Franks en déroute, menés battant pendant trois lieues, furent refoulés vers le Rhin, malgré la résistance opiniâtre de leur retraite. Après des pertes énormes, une partie de leurs hordes fut culbutée dans le fleuve, d'autres parvinrent à regagner en désordre les radeaux et à s'éloigner du rivage remorqués par les barques; mais alors la flottille de cent cinquante grands bateaux, obéissant aux ordres de Victorin (il avait tout prévu), fit force de rames, doubla une pointe de terre, derrière laquelle elle s'était jusqu'alors tenue cachée, atteignit les radeaux… Et après les avoir criblés d'une grêle de traits, nos barques les abordèrent de tous côtés… Ce fut un dernier et terrible combat sur ces immenses ponts flottants: leurs bateaux remorqueurs furent coulés bas à coups de hache; le petit nombre de Franks échappés à cette lutte suprême s'abandonnèrent au courant du fleuve, cramponnés aux débris des radeaux désemparés et entraînés par les eaux…

Notre armée, cruellement décimée, mais encore toute frémissante de la lutte, et massée sur les hauteurs du rivage, assistait à cette désastreuse déroute, éclairée par les derniers rayons du soleil couchant. Alors tous les soldats entonnèrent en choeur ces héroïques paroles des bardes qu'ils avaient chantées en commençant l'attaque.

«— Ce matin nous disions:

«— Combien sont-ils ces barbares, qui veulent nous voler notre terre, nos femmes et notre soleil?

«— Oui, combien sont-ils donc ces Franks?

* * *

«— Ce soir nous disons:

«— Réponds, terre rougie du sang de l'étranger!… Répondez, flots profonds du Rhin!… Répondez, corbeaux de la grève… Répondez!… répondez!…

«— Combien étaient-ils, ces voleurs de terre, de femmes et de soleil?

«— Oui, combien étaient-ils donc ces Franks?»

* * *

Nos soldats achevaient ce refrain des bardes, lorsque de l'autre côté du fleuve, si large en cet endroit que l'on ne pouvait distinguer la rive opposée, déjà voilée d'ailleurs par la brume du soir, j'ai remarqué dans cette direction une lueur qui, devenant bientôt immense, embrasa l'horizon comme les reflets d'un gigantesque incendie!… Victorin s'écria:

— Le brave Marion a exécuté son plan à la tête d'une troupe d'élite et des tribus alliées de l'autre côté du Rhin, il a marché sur le camp des Franks… Leur dernière réserve aura été exterminée, leurs huttes et leurs chariots de guerre livrés aux flammes! Par Hésus! la Gaule, enfin délivrée du voisinage de ces féroces pillards, va jouir des douceurs d'une paix féconde! Ô ma mère!… ma mère… tes voeux sont exaucés!

Victorin, radieux, venait de prononcer ces paroles, lorsque je vis s'avancer lentement vers lui une troupe assez nombreuse de soldats appartenant à divers corps de cavalerie et d'infanterie de l'armée; tous ces soldats étaient vieux; à leur tête marchait Douarnek, l'un des quatre rameurs qui m'avaient accompagné la veille dans mon voyage au camp des Franks. Lorsque cette députation fut arrivée près du jeune général, autour duquel nous étions tous rangés, Douarnek s'avançant seul de quelques pas dit d'une voix grave et ferme:

— Écoute, Victorin; chaque légion de cavalerie, chaque cohorte d'infanterie a choisi son plus ancien soldat; ce sont les camarades qui sont là m'accompagnant; ainsi que moi, ils t'ont vu naître, ainsi que moi, ils t'ont vu, tout enfant, dans les bras de Victoria, la mère des camps, l'auguste mère des soldats. Nous t'avons, vois tu, Victorin, longtemps aimé pour l'amour d'elle et de toi; tu méritais cela… Nous t'avons acclamé notre général et l'un des deux chefs de la Gaule… tu méritais cela… Nous t'avons aimé, nous vétérans, comme notre fils, en t'obéissant comme à notre père… tu as mérité cela. Puis est venu le jour, t'obéissant toujours, à toi notre général, à toi, chef de la Gaule, nous t'avons moins aimé…

— Et pourquoi m'avez-vous moins aimé? reprit Victorin frappé de l'air presque solennel du vieux soldat; oui, pourquoi m'avez-vous moins aimé?

— Pourquoi? Parce que nous t'avons moins estimé… tu méritais cela; mais si tu as eu tes torts, nous avons eu les nôtres… La bataille d'aujourd'hui nous le prouve.

— Voyons, reprit affectueusement Victorin, voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom, puisque je sais le nom des plus braves soldats de l'armée; voyons, mon vieux Douarnek, quels sont mes torts? quels sont les vôtres?

— Voici les tiens, Victorin: tu aimes trop… beaucoup trop le vin et le cotillon.

— Par toutes les maîtresses que tu as eues, par toutes les coupes que tu as vidées et que tu videras encore, vieux Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d'une bataille gagnée? répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à son naturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient plus. Franchement, sont-ce là des reproches que l'on se fait entre soldats?

— Entre soldats? non, Victorin, reprit sévèrement Douarnek; mais de soldat à général on se les fait, ces reproches… Nous t'avons librement choisi pour chef, nous devons te parler librement… Plus nous t'avons élevé… plus nous t'avons honoré, plus nous sommes en droit de te dire: Honore-toi…

— J'y tâche, brave Douarnek… j'y tâche en me battant de mon mieux.

— Tout n'est pas dit quand on a glorieusement bataillé… Tu n'es pas seulement capitaine, mais aussi chef de la Gaule.

— Soit; mais pourquoi diable t'imagines-tu, brave Douarnek, que comme général et chef de la Gaule je doive être plus insensible qu'un soldat à l'éclat de deux beaux yeux noirs ou bleus, au bouquet d'un vin vieux, blanc ou rouge?

— Moi, soldat, je te dis ceci, à toi général, à toi chef de la Gaule: L'homme élu chef par des hommes libres doit, même dans les choses de sa vie privée, garder une sage mesure, s'il veut être aimé, obéi, respecté. Cette mesure, l'as-tu gardée? Non… Aussi, comme nous t'avions vu avaler des pois, nous t'avons cru capable d'avaler un boeuf…

— Quoi! mes enfants, reprit en riant le jeune général, vous m'avez cru la bouche si grande?…

— Nous t'avions vu souvent en pointe de vin… nous te savions coureur de cotillons; on nous a dit qu'étant ivre, tu avais fait violence à une femme qui s'était tuée de désespoir… nous avons cru cela…

— Courroux du ciel! s'écria Victorin avec une douloureuse indignation, vous… vous avez cru cela du fils de ma mère?

— Oui, reprit le vétéran, oui… là a été notre tort… Donc, nous avons eu nos torts, toi les tiens; nous venons te pardonner, pardonne-nous aussi, afin que nous t'aimions et que tu nous aimes comme par le passé… Est-ce dit, Victorin?

— Oui, répondit Victorin ému de ces loyales et touchantes paroles, c'est dit…

— Ta main, reprit Douarnek, au nom de mes camarades, ta main!…

— La voilà, dit le jeune général en se penchant sur le cou de son cheval pour serrer cordialement la main du vétéran. Merci de votre franchise, mes enfants… je serai à vous comme vous serez à moi, pour la gloire et le repos de la Gaule… Sans vous, je ne peux rien; car si le général porte la couronne triomphale, c'est la bravoure du soldat qui la tresse, cette couronne, et l'empourpre de son généreux sang!…

— Donc… c'est dit, Victorin, reprit Douarnek dont les yeux devinrent humides. À toi notre sang… et à notre Gaule bien- aimée: à ta gloire!…

— Et à ma mère, qui m'a fait ce que je suis! reprit Victorin avec une émotion croissante; et à ma mère, notre respect, notre amour, notre dévouement, mes enfants!…

— Vive la mère des camps! s'écria Douarnek d'une voix sonore; vive Victorin, son glorieux fils!

Les compagnons de Douarnek, les soldats, les officiers, nous tous enfin présents à cette scène, nous avons crié comme Douarnek:

— Vive la mère des camps! vive Victorin, son glorieux fils!…

Bientôt l'armée s'est mise en marche pour regagner le camp, pendant que, sous la protection d'une légion destinée à garder nos prisonniers, les druides médecins et leurs aides restaient sur le champ de bataille pour secourir également les blessés gaulois et franks.

L'armée reprit donc le chemin de Mayence, par une superbe nuit d'été, en faisant résonner du chant des bardes les échos des bords du Rhin.

Victorin, dans sa hâte d'aller instruire sa mère du gain de la bataille, remit le commandement des troupes à l'un des plus anciens capitaines; nous laissâmes nos montures harassées à des cavaliers qui, d'habitude, conduisaient en main des chevaux frais pour le jeune général; lui et moi, nous nous sommes rapidement dirigés vers Mayence. La nuit était sereine, la lune resplendissait parmi des milliers d'étoiles, ces mondes inconnus où nous allons revivre en quittant ce monde-ci. Chose étrange! tout en songeant avec un bonheur ineffable au triomphe de notre armée, qui assurait la paix et la prospérité de la Gaule; tout en songeant à mon prochain retour auprès de ta mère et de toi, mon enfant, après cette rude journée de bataille, j'ai soudain éprouvé un accès de mélancolie profonde…

J'avais, dans l'élan de ma reconnaissance, levé les yeux vers le ciel pour remercier les dieux de notre succès… La lune brillait d'un radieux éclat… Je ne sais pourquoi, à ce moment, je me suis rappelé avec une sorte de pieuse tristesse, en pensant à nos aïeux, tous les faits glorieux, touchants ou terribles accomplis par eux, et que l'astre sacré de la Gaule avait aussi éclairés de son éternelle lumière depuis tant de générations!…

Je fus tiré de mes réflexions par la voix joyeuse de Victorin.

— À quoi rêves-tu, Scanvoch? Toi, l'un des vainqueurs de cette belle journée, te voilà muet comme un vaincu…

— Victorin, je pense aux temps qui ne sont plus…

— Quel songe creux!… reprit le jeune général dans l'entraînement de son impétueuse gaieté. Laissons le passé avec les coupes vides et les anciennes maîtresses! Moi, je pense d'abord à la joie de ma mère en apprenant notre victoire; puis je pense, et beaucoup, aux brûlants yeux noirs de Kidda, la bohémienne qui m'attend, car cette nuit, en la quittant à la fin du souper où elle m'avait attiré par ruse, elle m'a donné rendez- vous pour ce soir… Journée complète, Scanvoch! Bataille gagnée le matin! et le soir, souper joyeux avec une belle maîtresse sur ses genoux! Ah! qu'il fait bon être soldat et avoir vingt ans!…

— Écoute, Victorin. Tant qu'à duré chez toi la préoccupation du combat, je t'ai vu sage, grave, réfléchi, digne en tout de ta mère et de toi-même…

— Et par les beaux yeux de Kidda, ne suis-je pas toujours digne de moi-même en pensant à elle après la bataille?

— Sais-tu, Victorin, que c'est une grave démarche que celle tentée auprès de toi par Douarnek, venant te parler au nom de l'armée? Sais-tu que cette démarche prouve la fière indépendance de nos soldats, dont la volonté seule t'a fait général? Sais-tu que de telles paroles, prononcées par de tels hommes, ne sont et ne seront pas vaines… et qu'il serait funeste de les oublier?…

— Bon! une boutade de vétéran, regrettant ses jeunes années… paroles de vieillard blâmant les plaisirs qu'il n'a plus…

— Victorin, tu affectes une indifférence éloignée de ton coeur… Je t'ai vu touché, profondément touché du langage de ce vieux soldat…

— L'on est si content le soir d'une bataille gagnée, que tout vous plaît… Et d'ailleurs, quoique assez bourrues, ces paroles ne prouvent-elles pas l'affection de l'armée pour moi?

— Ne t'y trompe pas, Victorin, l'affection de l'armée s'était retirée de toi… Elle t'est revenue après la victoire d'aujourd'hui; mais prends garde, de nouveaux excès commis par toi feraient naître de nouvelles calomnies de la part de ceux qui veulent te perdre…

— Quelles gens auraient intérêt à me perdre?

— Un chef a toujours des envieux, et pour confondre ces envieux tu n'auras pas chaque jour une bataille à gagner; car, grâce aux dieux, l'anéantissement de ces hordes barbares assure pour jamais la paix de la Gaule!…

— Tant mieux, Scanvoch, tant mieux! Alors, redevenu le plus obscur des citoyens, accrochant mon épée, désormais inutile, à côté de celle de mon père, je pourrai sans contrainte vider des coupes sans nombre et courtiser toutes les bohémiennes de l'univers!

— Victorin, prends garde! je te le répète… Souviens-toi des paroles du vieux soldat…

— Au diable le vieux soldat et ses paroles!… Je ne me souviens, à cette heure, que de Kidda… Ah! Scanvoch, si tu la voyais danser avec son court jupon écarlate et son corset de toile d'argent!

— Prends garde, le camp et la ville ont les yeux fixés sur ces créatures; ta liaison avec elles fera scandale…

Crois-moi, sois réservé dans ta conduite, recherche le secret et l'obscurité dans tes amours.

— L'obscurité! le secret! Arrière l'hypocrisie! J'aime à montrer à tous les yeux les maîtresses dont je suis fier! et je serai plus fier de Kidda que de ma victoire d'aujourd'hui.

— Victorin, Victorin! cette femme te sera fatale!

— Tiens, Scanvoch, si tu entendais Kidda chanter tout en dansant et s'accompagnant d'un petit tambour à grelots… oui, si tu la voyais, tu deviendrais comme moi fou de Kidda la bohémienne… Mais, ajouta le jeune général en s'interrompant et regardant au loin devant lui, vois donc là-bas ces flambeaux… Bonheur du ciel! c'est ma mère… Dans son inquiétude, elle aura voulu se rapprocher du champ de bataille pour savoir des nouvelles de la journée… Ah! Scanvoch, je suis jeune, impétueux, ardent aux plaisirs, jamais ils ne me lassent, j'en jouis avec ivresse… Pourtant, je t'en fais le serment par l'épée de mon père! je donnerais toutes mes joies à venir pour ce que je vais éprouver dans quelques instants, lorsque ma mère me pressera sur sa poitrine!

Et en disant ceci, il s'élança à toute bride et sans m'attendre vers Victoria, qui s'approchait en effet. Lorsque je les eus rejoints, ils étaient tous deux descendus de cheval; Victoria tenait Victorin étroitement embrassé, lui disant avec un accent impossible à rendre:

— Mon fils, je suis une heureuse mère!…

À la lueur des torches que portaient les cavaliers de l'escorte de Victoria, je remarquai seulement alors que sa main droite était enveloppée de linges. Victorin dit avec anxiété:

— Seriez-vous blessée, ma mère?

— Légèrement, répondit Victoria.

Puis, s'adressant à moi, elle me tendit affectueusement la main:

— Frère, te voilà, mon coeur est joyeux…

— Mais cette blessure, qui vous l'a faite?

— La femme franque qu'Ellèn et Sampso ont conduite près de moi…

— Elwig! m'écriai-je avec horreur. Oh! la maudite!… elle s'est montrée digne de sa race odieuse!…

— Scanvoch! me dit Victoria d'un air grave, il ne faut pas maudire les morts… Celle que tu appelles Elwig n'existe plus…

— Ma mère, reprit Victorin avec une anxiété croissante, ma chère mère, vous nous l'attestez, cette blessure est légère?

— Tiens, mon fils, regarde.

Et pour rassurer Victorin, elle déroula la bande dont sa main droite était enveloppée.

— Tu le vois, ajouta-t-elle, je me suis seulement coupée à deux endroits la paume de la main en tâchant de désarmer cette femme…

En effet, les blessures de ma soeur de lait n'offraient aucune gravité.

— Elwig armée? ai-je dit en tâchant de rappeler mes souvenirs de la veille. Où a-t-elle trouvé une arme? À moins qu'hier soir, avant de nous rejoindre à la nage, elle ait ramassé son couteau sur la grève, et l'ait caché sous sa robe.

— Mais, cette femme, à quel moment a-t-elle voulu vous frapper, ma mère? Vous étiez donc seule avec elle?

— J'avais prié Scanvoch de faire conduire cette Elwig chez moi vers le milieu du jour, dans la pensée d'être secourable à cette femme. Ellèn et Sampso me l'ont amenée… Je m'entretenais avec Robert, chef de notre réserve, nous causions des dispositions à prendre pour défendre le camp et la ville en cas de défaite de notre armée. On fit entrer Elwig dans une pièce voisine, et la femme et la belle-soeur de Scanvoch laissèrent seule l'étrangère, pendant que j'envoyais chercher un interprète pour me faire entendre d'elle. Robert, notre entretien terminé, me demanda des secours pour la veuve d'un soldat, j'entrai dans la chambre où m'attendait Elwig, je voulais prendre quelque argent dans un coffre où se trouvaient aussi plusieurs bijoux gaulois, héritage de ma mère…

— Si le coffre était ouvert, m'écriai-je songeant à la sauvage cupidité de la soeur du grand roi Néroweg, Elwig aura voulu, en vraie fille de race pillarde, s'emparer de quelque objet précieux.

— Tu l'as dit, Scanvoch; au moment où j'entrais dans cette chambre, la femme franque tenait entre ses mains un collier d'or d'un travail précieux; elle le contemplait avidement. À ma vue, elle a laissé tomber le collier à ses pieds; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, elle m'a d'abord contemplée en silence d'un air farouche: son pâle visage s'est empourpré de honte ou de rage; puis, me regardant d'un oeil sombre, elle a prononcé mon nom; j'ai cru qu'elle me demandait si j'étais Victoria; je lui fis un signe de tête affirmatif en lui disant: «Oui, je suis Victoria.» À peine avais-je prononcé ces mots, qu'Elwig s'est jetée à mes pieds; son front touchait presque le plancher, comme si elle eût humblement imploré ma protection… Sans doute cette femme a profité de ce moment pour tirer son couteau de dessous sa robe sans être vue de moi, car je me baissais pour la relever, lorsqu'elle s'est redressée, les yeux étincelants de férocité, en me portant un coup de couteau, et répétant avec un accent de haine: Victoria! Victoria!

À ces paroles de sa mère, quoique le danger fût passé, Victorin tressaillit, se rapprocha de ma soeur de lait, et prît entre ses deux mains sa main blessée qu'il baisa avec un redoublement de pieuse tendresse.

— Voyant le couteau d'Elwig levé sur moi, ajouta Victoria, mon, premier mouvement fut de parer le coup et de tâcher de saisir la lame en m'écriant: «À moi, Robert!» Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de la pièce voisine; il me vit aux prises avec Elwig… Mon sang coulait… Robert me crut dangereusement blessée; il tira son épée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant que j'aie pu m'opposer à cette inutile vengeance… Je regrette la mort de cette Franque, venue volontairement près de moi.

— Vous la plaignez, ma mère, dit vivement Victorin, cette créature pillarde et féroce, comme ceux de sa race! Vous la plaignez! et elle n'a sans doute suivi Scanvoch qu'afin de trouver l'occasion de s'introduire près de vous pour vous voler et vous égorger ensuite!

— Je la plains d'être née d'une telle race, reprit tristement
Victoria; je la plains d'avoir eu la pensée d'un meurtre!

— Croyez-moi, ai-je dit à ma soeur de lait, la mort de cette femme met un terme à une vie souillée de forfaits dont frémit la nature… Fassent les dieux que, comme Elwig, son frère, le roi Néroweg, ait aujourd'hui perdu la vie, et que sa race soit éteinte en lui, sinon je regretterais toujours de n'avoir pas achevé cet homme… Je ne sais pourquoi, il me semble que sa descendance sera funeste à la mienne…

Victoria me regardait, surprise de ces paroles, dont elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorin s'écria:

— Béni soit Hésus, ma mère! c'est un jour heureux pour la Gaule que celui-ci!… Vous avez échappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et les Franks sont chassés de nos frontières…

Puis, s'interrompant et prêtant au loin l'oreille, Victorin ajouta:

— Entendez-vous, ma mère? entendez-vous ces chants que le vent nous apporte?…

Tous nous avons fait silence, et ces refrains lointains, répétés en choeur par des milliers de voix, vibrantes de la joie du triomphe, sont venus jusqu'à nous à travers la sonorité de la nuit:

«Ce soir nous disons:

«Combien étaient-ils donc, Ces barbares?

«Ce soir nous disons:

«Combien étaient-ils donc, ces Franks?…»

CHAPITRE IV

Plusieurs années se sont passées depuis que j'ai écrit pour toi, mon enfant, le récit de la grande bataille du Rhin.

L'extermination des hordes franques et de leurs établissements sur l'autre rive du fleuve a délivré la Gaule des craintes que lui inspirait cette invasion barbare toujours menaçante. Les Franks, retirés maintenant au fond des forêts de la Germanie, attendent peut-être une occasion favorable pour fondre de nouveau sur la Gaule. Je reprends donc ce récit d'autrefois après des années de douleur amère… De grands malheurs ont pesé sur ma vie; j'ai vu se dérouler une épouvantable trame d'hypocrisie et de haine; cette trame, dont j'avais en soupçon dès le récit précédent, a enveloppé ce que j'avais de plus cher au monde… Depuis lors, une tristesse incurable s'est emparée de mon âme… J'ai quitté les bords du Rhin pour la Bretagne; je suis établi avec ta seconde mère et toi, mon enfant, aux mêmes lieux où fut jadis le berceau de notre famille, prés des pierres sacrées de la forêt de Karnak, témoins du sacrifice héroïque de notre aïeule Hêna…

* * *

J'ai interrompu mon récit, cher enfant; ma main s'est arrêtée, inondée des pleurs qui coulaient de mes yeux; puis je suis tombé dans l'un de ces accès de morne tristesse que je ne peux vaincre… lorsque je me rappelle les terribles événements domestiques qui se sont passés après notre victoire sur le Rhin; mais j'ai repris courage en songeant au devoir que je dois accomplir afin d'obéir aux derniers voeux de notre aïeul Joël, qui vivait il y a près de trois siècles dans ces mêmes lieux où nous sommes aujourd'hui revenus, après les vicissitudes sans nombre de notre famille.

Lorsque tu auras lu ces pages, mon enfant, tu comprendras la cause des accès de tristesse mortelle où tu me vois souvent plongé, malgré ta tendresse et celle de ta seconde mère, que je ne saurais jamais trop chérir… Oui, lorsque tu auras lu les dernières et solennelles paroles de VICTORIA, la _mère des camps, _paroles effrayantes… tu comprendras que, si douloureux que soit pour moi le passé, en ce qui touche ma famille, ce n'est pas seulement le passé qui m'attriste jusqu'à la mort, mais les prévisions de l'avenir réservé peut-être à la Gaule par la mystérieuse volonté de Hésus… Ô mon enfant! ces appréhensions pleines d'angoisses, tu les partageras en lisant cette réflexion sage et profonde de notre aïeul Sylvest:

Hélas! à chaque blessure de la patrie, la famille saigne…

Oui, car si elles se réalisent jamais, les redoutables prophéties de Victoria, douée peut-être, comme tant d'autres de nos druidesses vénérées, de la science de l'avenir… si elles se réalisent, ces redoutables prophéties, malheur à la Gaule! malheur à notre race! malheur à notre famille!

* * *

Je reprends donc ce récit, mon enfant, au point où je l'ai laissé, il y a plusieurs années. Sans doute, je l'interromprai plus d'une fois encore…

* * *

Victorin, le soir de la bataille du Rhin, regagna Mayence avec sa mère, après l'avoir longuement entretenue du résultat de la journée; il prétexta d'une grande fatigue et de sa légère blessure pour se retirer. Rentré chez lui, il se désarma, se mit au bain; puis, enveloppé d'un manteau, il se rendit chez les bohémiennes vers le milieu de la nuit.

Cette femme te sera fatale! avais-je dit au général… Hélas! ma prévision devait s'accomplir. À propos de ces créatures, rappelle-toi, mon enfant, cette circonstance, que j'ai connue depuis, et tu apprécieras plus tard l'importance de ce souvenir:

«Ces bohémiennes, arrivées à Mayence la surveille du jour où
Tétrik était arrivé lui-même dans cette ville, venaient de
Gascogne, pays qu'il gouvernait.»

Cette révélation, et bien d'autres, amenées par la suite des temps, m'ont donné une connaissance si exacte de certains faits, que je pourrai te les raconter comme si j'en avais été spectateur.

Victorin quitta donc son logis au milieu de la nuit pour aller au rendez-vous où l'attendait Kidda, la bohémienne; il la connaissait seulement depuis la veille. Elle avait fait sur ses sens une vive impression: il était jeune, beau spirituel, généreux; il venait de gagner le jour même une glorieuse bataille; il savait la facilité de moeurs de ces chanteuses vagabondes, il se croyait certain de posséder l'objet de son caprice. Quels furent sa surprise, son dépit, lorsque Kidda lui dit avec un apparent mélange de fermeté, de tristesse et de passion contenue:

— Je ne vous parlerai pas, Victorin, de ma vertu, vous ririez de la vertu d'une chanteuse bohémienne; mais vous me croirez si je vous dis que, longtemps avant de vous voir, votre glorieux nom était venu jusqu'à moi; votre renommée de courage et de bonté avait fait battre mon coeur, ce coeur indigne de vous, puisque je suis une pauvre créature dégradée… Voyez-vous, Victorin, ajouta- t-elle les larmes aux yeux, si j'étais pure, vous auriez mon amour et ma vie; mais je suis flétrie, je ne mérite pas vos regards; je vous aime trop passionnément, je vous honore trop pour jamais vous offrir les restes d'une existence avilie par des hommes si peu dignes de vous être comparés…

Cet hypocrite langage, loin de refroidir l'ardeur de Victorin, l'excita davantage; son caprice sensuel pour cette femme, irrité par ses refus, se changea bientôt en une passion dévorante, insensée. Malgré ses protestations de tendresse, malgré ses prières, malgré ses larmes, car il pleurait aux pieds de cette misérable, la bohémienne resta inexorable dans sa résolution. Le caractère de Victorin, jusqu'alors joyeux, avenant et ouvert, s'aigrit; il devint sombre, taciturne. Sa mère et moi, nous ignorions alors les causes de ce changement; à nos pressantes questions, le jeune général répondait que, frappé des symptômes de désaffection manifestés par l'armée à son égard, il ne voulait plus s'exposer à une pareille défaveur et que désormais sa vie sera austère et retirée. Sauf pendant quelques heures consacrées chaque jour à sa mère, Victorin ne sortait plus de chez lui, fuyant la société de ses anciens compagnons de plaisir. Les soldats, frappés de ce brusque revirement dans sa conduite, virent dans cette réforme salutaire le résultat de leurs observations, présentées en leur nom au jeune général par Douarnek avec une amicale franchise; ils s'affectionnèrent à lui plus que jamais. J'ai su plus tard que ce malheureux, dans sa solitude volontaire, buvait jusqu'à l'ivresse pour oublier sa fatale passion, allant cependant chaque soir chez la bohémienne, et la trouvant toujours impitoyable.

Un mois environ se passa de la sorte: Tétrik était resté à Mayence afin de tâcher de vaincre la répugnance de Victoria à faire acclamer son petit-fils comme héritier du pouvoir de son père mais Victoria répondait au gouverneur d'Aquitaine:

— Ritha-Gaür, qui s'est fait une saie de la barbe des rois qu'il a rasés, a renversé, il y a dix siècles, la royauté en Gaule. Mon petit-fils est un enfant au berceau; nul ne sait s'il aura un jour les qualités nécessaires au gouvernement d'un grand peuple comme le nôtre. Reconnaître aujourd'hui cet enfant comme héritier du pouvoir de son père, ce serait rétablir une sorte de royauté.

Tétrik, espérant vaincre par sa persistance la résolution de la mère des camps, restait dans la ville (j'ai du moins longtemps cru que tel était le seul but de son séjour à Mayence), et s'étonnait non moins que nous de la transformation du caractère de Victorin. Celui-ci, quoique plongé dans une morne tristesse, s'était toujours montré affectueux pour moi; plusieurs fois même je le vis sur le point de m'ouvrir son coeur et de me confier ce qu'il cachait à tous; craignant sans doute mes reproches, il retint ses aveux. Plus tard, ne venant plus chez moi, comme par le passé, il évita même les occasions de me rencontrer; ses traits, naguère si beaux, si ouverts, n'étaient plus reconnaissables; pâlis par la souffrance, creusés par les excès de l'ivresse solitaire à laquelle il se livrait, leur expression semblait de plus en plus sinistre; parfois une sorte d'égarement se trahissait dans la sombre fixité de son regard.

Environ cinq semaines après la grande victoire du Rhin, Victorin redevint assidu chez moi; seulement il choisit pour ses visites à ma femme et à Sampso les heures où d'habitude j'allais chez Victoria pour écrire les lettres qu'elle me dictait. Ellèn accueillit le fils de ma soeur de lait avec son affabilité accoutumée. Je crus d'abord que, regrettant de s'être éloigné de moi sans motif et par caprice, il cherchait à amener entre nous un rapprochement par l'intermédiaire de ma femme; car, malgré sa persistance à éviter ma rencontre, il ne parlait de moi à Ellèn qu'avec affection. Sampso assistait aux entretiens de sa soeur et de Victorin. Une seule fois elle les laissa seuls; en rentrant, elle fut frappée de l'expression douloureuse de la physionomie de ma femme et de l'embarras de Victorin, qui sortit aussitôt.

— Qu'as-tu, Ellèn? lui dit Sampso.

— Ma soeur, je t'en conjure, désormais ne me laisse pas seule avec le fils de Victoria…

— Quelle est la cause de ton trouble?

— Fassent les dieux que je me sois trompée; mais à certains demi- mots de Victorin, à l'expression de son regard, j'ai cru deviner qu'il ressent pour moi un coupable amour… et pourtant il sait ma tendresse, mon dévouement pour Scanvoch!

— Ma soeur, reprit Sampso, les excès de Victorin m'ont toujours révoltée; mais depuis quelque temps il semble s'amender. Le sacrifice de ses goûts désordonnés lui coûte sans doute beaucoup, car chacun, tout en louant le changement de conduite du jeune général, remarque sa profonde tristesse… Je ne peux donc le croire capable de songer à déshonorer ton mari, lui qui aime Victorin comme son fils, lui qui à la guerre lui a sauvé la vie… Tu es dans l'erreur, Ellèn… non, une pareille indignité est impossible.

— Puisses-tu dire vrai, Sampso! Mais, je t'en conjure, si Victorin revient à la maison, ne me laisse pas seule avec lui, et quoi qu'il en soit, je veux tout dire à Scanvoch.

— Prends garde, Ellèn… Si, comme je le crois, tu te trompes, c'est jeter un soupçon affreux dans l'esprit de ton mari; tu sais son attachement pour Victoria et pour son fils; juge du désespoir de Scanvoch à une telle révélation!… Ellèn, suis mon conseil, reçois une fois encore Victorin seul à seul, et si tu acquiers la certitude de ce que tu redoutes, alors n'hésite plus… Révèle tout à Scanvoch, car s'il est imprudent à toi d'éveiller dans son esprit des soupçons peut-être mal fondés, tu dois démasquer un infâme hypocrite, lorsque tu n'as plus de doute sur ses projets.

Ellèn promit à sa soeur d'écouter ses avis; mais de ce jour Victorin ne revint plus… Je n'ai connu ces détails que plus tard. Ceci s'était passé durant les cinq ou six premières semaines qui suivirent la grande bataille du Rhin, et huit jours avant les terribles événements qu'il me faut, hélas mon enfant, te raconter…

Ce jour-là j'avais passé la première partie de la soirée auprès de Victoria, conférant avec elle d'une mission très-urgente pour laquelle je devais partir le soir même, et qui me pouvait retenir plusieurs jours. Victorin, quoiqu'il l'eût promis à sa mère, ne se rendit pas à cet entretien dont il savait l'objet. Je ne m'étonnai pas de son absence, je te l'ai dit, depuis quelque temps, et sans qu'il m'eût été possible de pénétrer la cause de cette bizarrerie, il évitait les occasions de se rencontrer avec moi. Victoria me dit d'une voix émue au moment où je la quittais à l'heure accoutumée:

— Les affections privées doivent se taire devant les intérêts de l'État: j'ai longuement parlé avec toi de la mission dont tu te charges, Scanvoch; maintenant, la mère te dira ses douleurs. Ce matin encore j'ai eu un triste entretien avec mon fils; en vain je l'ai supplié de me confier la cause du chagrin secret qui le dévore; il m'a répondu avec un sourire navrant:

«— Autrefois, ma mère, vous me reprochiez ma légèreté, mon goût trop ardent pour les plaisirs… ces temps sont loin déjà… je vis dans la retraite et la méditation. Ma demeure, où retentissait jadis, pendant la nuit, le joyeux tumulte des chants et des festins aux flambeaux, est aujourd'hui solitaire, silencieuse et sombre… sombre comme moi-même… Nos scrupuleux soldats, édifiés de ma conversion, ne me reprochent plus, je crois, aujourd'hui d'aimer trop la joie, le vin et les maîtresses. Que faut-il de plus, ma mère?…

«— Il me faut de plus que tu paraisses heureux comme par le passé, lui ai-je répondu sans pouvoir retenir mes larmes; car tu souffres, tu souffres d'une peine que j'ignore. La conscience d'une vie sage et réfléchie, comme doit l'être celle du chef d'un grand peuple, donne au visage une expression grave, mais sereine, tandis que ton visage est pâle, sinistre, sardonique comme celui d'un désespéré…»

— Que vous a répondu Victorin?

— Rien, il est retombé dans ce morne silence où je le vois si souvent plongé, et dont il ne sort que pour jeter autour de lui des regards presque égarés… Alors je lui ai présenté son enfant, que je tenais entre mes bras; il l'a pris et l'a embrassé plusieurs fois avec tendresse; puis il l'a replacé dans son berceau, et s'est retiré brusquement sans prononcer une parole, sans doute pour me cacher ses larmes; car j'ai vu qu'il pleurait… Ah! Scanvoch, mon coeur se brise en songeant à l'avenir que je voyais si beau pour la Gaule, pour mon fils et pour moi…

J'ai tâché de consoler Victoria en cherchant inutilement avec elle la cause du mystérieux chagrin de son fils; puis l'heure me pressant, car je devais voyager la nuit, afin d'accomplir ma mission le plus promptement possible, j'ai quitté ma soeur de lait pour rentrer chez moi et embrasser ta mère et toi, mon enfant, avant de me mettre en route. J'ai trouvé Ellèn et sa soeur assises auprès de ton berceau… En me voyant, Sampso s'écria:

— Vous arrivez à propos, Scanvoch, pour m'aider à convaincre
Ellèn que sa faiblesse est sans excuse… voyez ses larmes…

— Qu'as-tu, mon Ellèn? lui dis-je avec inquiétude, d'où vient ton chagrin?

Elle baissa la tète, ne me répondit pas et continua de pleurer.

— Elle n'ose vous avouer la cause de son chagrin, Scanvoch: mais savez-vous pourquoi ma soeur se désole ainsi? C'est parce que vous partez…

— Quoi? dis-je à Ellèn d'un ton de tendre reproche, toi toujours si courageuse quand je partais pour la bataille, te voici craintive, éplorée, alors que je m'éloigne pour un voyage de quelques jours au plus, entrepris au milieu de la Gaule, en pleine paix!… Ellèn… tes inquiétudes n'ont pas de motif.

— Voilà ce que je ne cesse de répéter à ma soeur, reprit Sampso. Votre voyage ne vous expose à aucun danger, et si vous partez cette nuit c'est que votre mission est urgente.

— Sans doute, et n'est-ce pas d'ailleurs un véritable plaisir que de voyager, ainsi que je vais le faire, par une douce nuit d'été au milieu de notre beau pays, si tranquille aujourd'hui?

— Je sais tout cela, reprit Ellèn d'une voix altérée, ma faiblesse est insensée; mais, malgré moi, ce voyage m'épouvante… — Puis, tendant vers moi ses mains suppliantes: — Scanvoch mon époux bien-aimé! ne pars pas, je t'en conjure, ne pars pas…

— Ellèn, lui dis-je tristement, pour la première fois de ma vie je suis obligé de répondre à ton désir par un refus.

— Je t'en supplie… reste près de moi.

— Je te sacrifierais tout, hormis mon devoir… La mission dont m'a chargé Victoria est importante… j'ai promis de la remplir, je tiendrai ma promesse…

— Pars donc, me dit ma femme en sanglotant avec désespoir, pars donc, et que ma destinée s'accomplisse! Tu l'auras voulu…

— Sampso, ai-je dit le coeur navré, de quelle destinée parle-t- elle?

— Hélas! ma soeur est accablée depuis ce matin de noirs pressentiments; ils lui paraissent, ainsi qu'à moi, inexplicables, pourtant elle ne peut les vaincre; elle se persuade qu'elle ne vous verra plus… ou qu'un grand malheur vous menace pendant votre voyage.

— Ellèn, ma femme bien-aimée, lui ai-je dit en la serrant contre ma poitrine, ignores-tu que, si courte que doive être notre séparation, il m'en coûte toujours de m'éloigner d'ici?… Veux-tu joindre à ce chagrin celui que j'aurai en te laissant ainsi désolée?

— Pardonne-moi, me dit Ellèn en faisant un violent effort sur elle-même; tu dis vrai, ma faiblesse est indigne de la femme d'un soldat… Tiens, vois je ne pleure plus, je suis calme…, tes paroles me rassurent; j'ai honte de mes lâches terreurs… Mais au nom de notre enfant qui dort là dans son berceau, ne t'en vas pas irrité contre moi; que tes adieux soient bons et tendres comme toujours… j'ai besoin de cela, vois-tu… oui, j'ai besoin de cela pour retrouver le courage dont je manque aujourd'hui sans savoir pourquoi.

Ma femme, malgré son apparente résignation, semblait tant souffrir de la contrainte qu'elle s'imposait, qu'un moment, afin de rester auprès d'Ellèn, je songeai à prier Victoria de donner au capitaine Marion la mission dont je m'étais chargé; une réflexion me retint: le temps pressait, puisque je partais de nuit; il faudrait employer plusieurs heures à mettre le capitaine Marion au courant d'une affaire à laquelle il était resté jusqu'alors complètement étranger, et qui, pour réussir, devait être traitée avec une extrême célérité. Obéissant à mon devoir, et, il faut le dire aussi, convaincu de la vanité des craintes d'Ellèn, je ne cédai pas à son désir; je la serrai tendrement entre mes bras, et, la recommandant à l'excellente affection de Sampso, je suis parti à cheval.

Il était alors environ dix heures du soir; un cavalier devait me servir d'escorte et de messager pour le cas où j'aurais à écrire à Victoria pendant la route; choisi par le capitaine Marion, à qui j'avais demandé un homme sûr et discret, ce cavalier m'attendait à l'une des portes de Mayence; je l'ai bientôt rejoint. Quoique la lune se levât tard, la nuit était pourtant assez claire, grâce au rayonnement des étoiles; j'ai remarqué, sans attacher d'importance à cette circonstance, que, malgré la douceur de la saison, mon compagnon de voyage portait une grosse casaque dont le capuchon se rabattait sur son casque, de sorte qu'en plein jour j'aurais eu même quelque difficulté à distinguer les traits de cet homme. Simple soldat comme moi, au lieu de chevaucher à mes côtés, il me laissa le dépasser sans m'adresser une parole; puis il me suivit. En toute autre occasion, et enclin, comme tout Gaulois, à la causerie, je n'aurais pas accepté cette marque de déférence exagérée, qui m'eût privé de l'entretien d'un compagnon pendant un long trajet; mais, attristé par les adieux de ma femme, et songeant, malgré moi, à mesure que je m'éloignais, aux sinistres pressentiments dont elle avait été agitée, je ne fus pas fâché de rester seul avec mes réflexions durant une partie de la nuit; je m'éloignai donc de la ville, suivi du cavalier non moins silencieux que moi…

Nous avions, sans échanger une parole, chevauché environ deux heures, car la lune, qui devait se lever vers minuit, commençait de poindre derrière une colline bornant l'horizon. Nous nous trouvions à un carrefour où se croisaient trois grandes routes tracées et exécutées par les Romains. J'avais ralenti l'allure de Tom-Bras, afin de reconnaître le chemin que je devais suivre, lorsque soudain mon compagnon de voyage, élevant la voix derrière moi, m'a crié:

— Scanvoch! reviens à toute bride sur tes pas… un grand crime se commet à cette heure dans ta maison!…

À ces mots je me retournai vivement sur ma selle, et grâce à la demi-obscurité de la nuit je vis le cavalier, faisant faire à son cheval un bond énorme, franchir le talus de la route et disparaître dans l'ombre d'un grand bois, dont nous longions la lisière depuis quelque temps… Frappé de stupeur, je restai quelques moments immobile, et lorsque, cédant à une curiosité pleine d'angoisse, je voulus m'élancer à la poursuite du cavalier, afin d'avoir l'explication de ses paroles, il était trop tard; la lune ne jetait pas encore assez de clarté pour qu'il me fût possible de m'aventurer à travers des bois que je ne connaissais pas; le cavalier avait d'ailleurs sur moi une avance qui s'augmentait à chaque instant. Prêtant attentivement l'oreille, j'entendis, au milieu du profond silence de la nuit, le galop rapide et déjà lointain du cheval de cet homme; il me parut reprendre par la forêt, et conséquemment par une voie plus courte, la direction de Mayence. Un moment j'hésitai dans ma résolution; mais, me rappelant les inexplicables pressentiments de ma femme, et les rapprochant surtout des paroles du cavalier, je regagnai la ville à toute bride…

— Si par un hasard inconcevable, me disais-je, l'avertissement auquel j'obéis est aussi mal fondé que les pressentiments d'Ellèn, avec lesquels il concorde pourtant d'une manière étrange, si mon alarme a été vaine, je prendrai au camp un cheval frais pour recommencer mon voyage, qui n'aura d'ailleurs subi qu'un retard de trois heures.

J'excitai donc des talons et de la voix la rapide allure de mon vigoureux Tom-Bras, et me dirigeai vers Mayence avec une folle vitesse. À mesure que je me rapprochais des lieux où j'avais laissé ma femme et mon enfant, les plus noires pensées venaient m'assaillir. Quel pouvait être ce crime qui se commettait dans ma maison? Était-ce à un ami? était-ce à un ennemi que je devais cette révélation? Parfois il me semblait que la voix du cavalier ne m'était pas inconnue, sans qu'il me fût possible de me souvenir où je l'avais déjà entendue; mais ce qui redoublait surtout mon anxiété, c'était ce mystérieux accord entre le malheur dont on venait de me menacer et les pressentiments d'Ellèn. La lune, s'étant levée, facilitait la précipitation de ma course en éclairant la route; les arbres, les champs, les maisons, disparaissaient derrière moi avec une rapidité vertigineuse. Je mis moins d'une heure à parcourir cette même route, parcourue naguère par moi en deux heures; j'atteignis enfin les portes de Mayence… Je sentais Tom-Bras faiblir entre mes jambes, non par faute d'ardeur et de courage, mais parce que ses forces étaient à bout. Avisant un soldat en faction, je lui dis:

— As-tu vu un cavalier rentrer cette nuit dans la ville?

— Il y a un quart d'heure à peine, me répondit le soldat, un cavalier, vêtu d'une casaque à capuchon, a passé au galop devant cette porte; il se dirigeait vers le camp.

— C'est lui, ai-je pensé en reprenant ma course, au risque de voir Tom-Bras expirer sous moi. Plus de doute, mon compagnon de voyage m'aura devancé par le chemin de la forêt; mais pourquoi se rend-il au camp, au lieu d'entrer dans la ville?

Quelques instants après j'arrivais devant ma maison: je sautai à bas de mon cheval, qui hennit en reconnaissait notre logis. Je courus à la porte, j'y frappai à grands coups… Personne ne vint m'ouvrir, mais j'entendis des cris étouffés; je heurtai de nouveau, et tout aussi vainement, avec le pommeau de mon épée; les cris redoublèrent; il me sembla reconnaître la voix de Sampso… J'essayai de briser la porte… impossible… Soudain la fenêtre de la chambre de ma femme s'ouvre, j'y cours l'épée à la main. Au moment où j'arrive devant cette croisée, on poussait du dedans les volets qui la fermaient. Je m'élance' à travers ce passage, je me trouve ainsi face à face avec un homme… L'obscurité ne me permit pas de reconnaître ses traits; il fuyait de la chambre d'Ellèn, dont les cris déchirants parvinrent jusqu'à moi. Saisir cet homme à la gorge au moment où il mettait le pied sur l'appui de la fenêtre pour s'échapper, le repousser dans la chambre pleine de ténèbres, où je me précipite avec lui, le frapper plusieurs fois de mon épée avec fureur, en criant «Ellèn! me voici…» tout cela se passa avec la rapidité de la pensée. Je retirais mon épée du corps étendu à mes pieds pour l'y replonger encore, car j'étais fou de rage, lorsque deux bras m'étreignent avec une force convulsive… Je me crois attaqué par un autre adversaire; je traverse de mon épée ce corps, qui dans l'obscurité se suspendait à mon cou, et aussitôt j'entends ces paroles prononcées d'une voix expirante:

— Scanvoch… tu m'as tuée…, merci, mon bien-aimé… il m'est doux de mourir de ta main… je n'aurais pu vivre avec ma honte…

C'était la voix d'Ellèn!…

Ma femme était accourue dans sa muette terreur pour se mettre sous ma protection: ses bras, qui m'avaient d'abord enserré, se détachèrent brusquement de moi… je l'entendis tomber sur le plancher… Je restai foudroyé… mon épée s'échappa de mes mains, et pendant quelques instants un silence de mort se fit dans cette chambre complètement obscure, sauf une traînée de pâle lumière, jetée par la lune entre les deux volets à demi refermés par le vent… Soudain, ils s'ouvrirent complètement du dehors, et à la clarté lunaire, je vis une femme svelte, grande, vêtue d'une jupe rouge et d'un corset de toile d'argent, montée au dehors sur l'appui de la fenêtre.

— Victorin, dit-elle, beau Tarquin d'une nouvelle Lucrèce, quitte cette maison, la nuit s'avance. Je t'ai vu à minuit, l'heure convenue, entrer par la porte en l'absence du mari… Tu vas sortir de chez ta belle par la fenêtre, chemin des amants… tu as accompli ta promesse… maintenant je suis à toi… Viens, mon char nous attend, fuyons…

— Victorin! m'écriai-je avec horreur, me croyant le jouet d'un rêve épouvantable, c'était lui… je l'ai tué!…

— Le mari! reprit Kidda, la bohémienne, en sautant en arrière…
C'est le diable qui l'a ramené!…

Et elle disparut.

Quelques instants après j'entendis le bruit des roues d'un char et le tintement du grelot de la mule qui l'entraînait rapidement, tandis que, au loin, du côté de la porte du camp, s'élevait une rumeur lointaine et toujours croissante, comme celle d'une foule qui s'approche en tumulte. À ma première stupeur succéda une angoisse terrible, mêlée d'une dernière espérance: Ellèn n'était peut-être pas morte… Je courus à la porte de la chambre, fermée en dedans; j'appelai Sampso à grands cris; sa voix me répondit d'une pièce voisine; on l'y avait enfermée… Je la délivrai, m'écriant:

— J'ai frappé Ellèn dans l'obscurité… la blessure n'est peut- être pas mortelle; courez chez Omer, le druide…

— J'y cours, me répondit Sampso sans m'interroger davantage.

Elle se précipita vers la porte de la maison verrouillée à l'intérieur. Au moment, où elle l'ouvrait, je vis s'avancer sur la place où était située ma maison, tout proche de la porte du camp, une foule de soldats: plusieurs portaient des torches; tous poussaient des cris menaçants, au milieu desquels revenait sans cesse le nom de Victorin.

À la tête de ce rassemblement, j'ai reconnu le vétéran Douarnek,
brandissant son épée.
— Scanvoch, me dit-il, le bruit vient de se répandre dans le camp
qu'un crime affreux a été commis dans ta maison.

— Et le criminel est Victorin! crièrent plusieurs voix qui couvrirent la mienne. À mort, l'infâme!

— À mort, l'infâme! qui a fait violence à la chaste épouse de son ami…

— Comme il a fait violence à l'hôtesse de la taverne des bords du
Rhin…

— Ce n'était pas une calomnie!

— Le lâche hypocrite avait feint de s'amender!

— Oui, pour commettre ce nouveau forfait.

— Déshonorer la femme d'un soldat! d'un des nôtres!

Scanvoch, qui aimait ce débauché comme son fils!…

— Et qui à la guerre lui avait sauvé la vie.

— À mort! à mort!…

Il m'avait été impossible de dominer de la voix ces cris furieux… Sampso, désespérée, faisait de vains efforts pour traverser la foule exaspérée.

— Par pitié! laissez-moi passer! criait Sampso d'une voix suppliante: je vais chercher un druide médecin… Ellèn respire encore… Sa blessure peut n'être pas mortelle… Du secours! du secours!…

Ces mots redoublèrent l'indignation et la fureur des soldats. Au lieu d'ouvrir leurs rangs à la soeur de ma femme, ils la repoussèrent en se ruant vers la porte, bientôt ainsi encombrée d'une foule impénétrable, frémissante de colère, et d'où s'élevèrent de nouveaux cris…

— Malheur! malheur à Victorin!…

— Ce monstre a égorgé la femme de Scanvoch après l'avoir violentée!

— Elle meurt comme l'hôtesse de la taverne de l'île du Rhin.

— Victorin! s'écria Douarnek, nous t'avions pardonné, nous avions cru à ta foi de soldat; tu es l'un des chefs de la Gaule… tu es notre général… tu n'échapperas pas à la peine de tes crimes! Plus nous t'avons aimé, plus nous t'abhorrons!…

— Nous serons tes bourreaux!

— Nous t'avons glorifié… nous te châtierons!

— Un général tel que toi déshonore la Gaule et l'armée!

— Il faut un exemple terrible!

— À mort, Victorin! à mort!…

— Impossible d'aller chercher du secours; ma soeur est perdue, me dit Sampso avec désespoir, pendant que je tâchais, mais toujours en vain, de me faire entendre de cette foule en délire, dont les mille cris couvraient ma voix.

— Je vais essayer de sortir par la fenêtre, me dit Sampso.

Et elle s'élança vers la chambre mortuaire. Moi, faisant tous mes efforts pour empêcher les soldats furieux contre leur général d'envahir ma demeure, je criais:

— Retirez-vous… laissez-moi seul dans cette maison de deuil…
Justice est faite!… retirez-vous…

Le tumulte, toujours croissant, étouffa mes paroles; je vis revenir Sampso te portant dans ses bras, mon enfant; elle me dit en sanglotant:

— Mon frère, plus d'espoir! Ellèn est glacée… son coeur ne bat plus… elle est morte!…

— Morte! morte! Hésus, ayez pitié de moi! ai-je murmuré en m'appuyant contre la muraille du vestibule, car je me sentais défaillir.

Mais soudain je revins à moi et tressaillis de tous mes membres, en entendant ces mots circuler parmi les soldats:

— Voici Victoria! voici notre mère!…

Et la foule, dégageant les abords de ma maison, reflua vers le milieu de la place pour aller au-devant de ma soeur de lait. Tel était le respect que cette femme auguste inspirait à l'armée, que bientôt le silence succéda aux furieuses clameurs des soldats; ils comprirent la terrible position de cette mère qui, attirée par des cris de justice et de vengeance proférés contre son fils accusé d'un crime horrible, s'approchait dans la majesté de sa douleur maternelle.

Mon coeur, à moi, se brisa… Victoria, ma soeur de lait… cette femme, pour qui ma vie n'avait été qu'un long jour de dévouement, Victoria allait trouver dans ma maison le cadavre de son fils tué par moi… qui l'avais vu naître… qui l'avais aimé comme mon enfant!… Je voulus fuir… je n'en eus pas la force… Je restai adossé à la muraille… regardant devant moi, incapable de faire un mouvement.

Soudain, la foule des soldats s'écarte, forme une sorte de haie de chaque côté d'un large passage, et je vois s'avancer lentement, à la clarté de la lune et des torches, Victoria, vêtue de sa longue robe noire, tenant son petit-fils entre ses bras… Elle espérait sans doute apaiser l'exaspération des soldats en offrant à leurs yeux cette innocente créature. Tétrik, le capitaine Marion et plusieurs officiers, qui avaient prévenu Victoria du tumulte et de ses causes, la suivaient. Ils parvinrent à calmer l'effervescence des troupes: le silence devint solennel… La mère des camps n'était plus qu'à quelques pas de ma maison, lorsque Douarnek s'approcha d'elle, et lui dit en fléchissant le genou:

— Mère, ton fils a commis un grand crime… nous te plaignons… mais tu nous feras justice… nous voulons justice…

— Oui, oui, justice! s'écrièrent les soldats dont l'irritation, muette depuis quelques instants, éclata de nouveau avec une violence croissante en mille cris divers: Justice! ou nous nous la ferons nous-mêmes…

— Mort à l'infâme!

— Mort à celui qui a déshonoré la femme de son ami!

— Victorin est notre chef… son crime sera-t-il impuni?

— Si l'on nous refuse justice, nous nous la ferons nous-mêmes.

— Maudit soit le nom de Victorin!

— Oui, maudit… maudit… répétèrent une foule de voix menaçantes; maudit soit à jamais son nom!

Victoria, pâle, calme et imposante, s'était un instant arrêtée devant Douarnek, qui fléchissait le genou en lui parlant… Mais lorsque les cris de «Mort à Victorin! maudit soit son nom!» firent de nouveau explosion, ma soeur de lait, dont le mâle et beau visage trahissait une angoisse mortelle, étendit les bras en présentant par un geste touchant son petit-fils aux soldats, comme si l'enfant eût demandé grâce et pitié pour son père.

Ce fut alors qu'éclatèrent avec plus de violence ces cris:

— Mort à Victorin! … maudit soit son nom!

À ce moment j'ai vu mon compagnon de route, reconnaissable à sa casaque, dont le capuchon était toujours rabaissé sur son visage, s'avancer d'un air menaçant vers Victoria en criant:

— Oui, maudit soit le nom de Victorin… périsse à jamais sa race!…

Et cet homme arracha violemment l'enfant des bras de Victoria, le prit par les deux pieds, puis il le lança avec furie sur les cailloux du chemin, où il lui brisa la tête. Cet acte de férocité fut si brusque, si rapide, que lorsque Douarnek et plusieurs soldats indignés se jetèrent sur l'homme au capuchon, pour sauver l'enfant, cette innocente créature gisait sur le sol, la tête fracassée… J'entendis un cri déchirant poussé par Victoria, mais je ne pus l'apercevoir pendant quelques instants, les soldats l'ayant entourée, la croyant menacée de quelque danger. J'appris ensuite qu'à la faveur du tumulte et de la nuit, l'auteur de ce meurtre horrible avait échappé… Les rangs des soldats s'étant ouverts de nouveau au milieu d'un morne silence, j'ai revu, à quelques pas de ma maison, Victoria, le visage inondé de larmes, tenant entre ses bras le petit corps inanimé du fils de Victorin. Alors du seuil de ma porte je dis à la foule muette et consternée:

— Vous demandez justice? Justice est faite!… Moi, Scanvoch, j'ai tué Victorin: il est innocent du meurtre de ma femme. Retirez-vous… laissez la mère des camps entrer dans ma maison pour y pleurer sur le corps de son fils et de son petit-fils…

Victoria me dit alors d'une voix ferme en s'arrêtant au seuil de mon logis:

— Tu as tué mon fils pour venger ton outrage?

— Oui, ai-je répondu d'une voix étouffée; oui, et dans l'obscurité j'ai aussi frappé ma femme…

— Viens, Scanvoch, viens fermer les paupières d'Ellèn et de
Victorin.

Et là elle entra chez moi au milieu du religieux silence des soldats groupés au dehors; le capitaine Marion et Tétrik la suivirent; elle leur fit signe de demeurer à la porte de la chambre mortuaire, où elle voulut rester seule avec moi et Sampso.

À la vue de ma femme, étendue morte sur le plancher, je me suis jeté à genoux en sanglotant; j'ai relevé sa belle tète, alors pâle et froide, j'ai clos ses paupières, puis, enlevant le corps entre mes bras, je l'ai placé sur son lit; je me suis agenouillé, le front appuyé au chevet, et n'ai plus contenu mes gémissements… Je suis resté longtemps ainsi à pleurer, entendant les sanglots étouffés de Victoria. Enfin sa voix m'a rappelé à moi-même et à ce qu'elle devait aussi souffrir; je me suis retourné je l'ai vue assise à terre auprès du cadavre de Victorin; sa tête reposait sur les genoux maternels.

— Scanvoch, me dit ma soeur de lait en écartant les cheveux qui couvraient le front glacé de Victorin, mon fils n'est plus… je peux pleurer sur lui, malgré son crime… Le voilà donc mort! mort… à vingt-deux ans à peine!

— Mort… tué par moi… qui l'aimais comme mon enfant!…

— Frère, tu as vengé ton honneur… je te pardonne et te plains…

— Hélas! j'ai frappé Victorin dans l'obscurité… je l'ai frappé en proie à un aveugle accès de rage… je l'ai frappé ignorant que ce fût lui! Hésus m'en est témoin! Si j'avais reconnu votre fils, ô ma soeur! je l'aurais maudit, mais mon épée serait tombée à mes pieds…

Victoria m'a regardé silencieuse… Mes paroles ont paru la soulager d'un grand poids en lui apprenant que j'avais tué son fils sans le reconnaître; elle m'a tendu vivement la main; j'y ai porté mes lèvres avec respect… Pendant quelque temps nous sommes restés muets; puis elle a dit à la soeur d'Ellèn:

— Sampso, vous étiez ici cette nuit? Parlez, je vous prie… que s'est-il passé?…

— Il était minuit, répondit Sampso d'une voix oppressée; depuis deux heures Scanvoch nous avait quittées pour se mettre en route; je reposais ici auprès de ma soeur… j'ai entendu frapper à la porte de la maison… j'ai jeté un manteau sur mes épaules… Je suis allée demander qui était là: une voix de femme, à l'accent étranger, m'a répondu…

— Une voix de femme? lui dis-je avec un accent de surprise que partageait Victoria; une voix de femme vous a répondu, Sampso?

— Oui, c'était un piége; cette voix m'a dit:

«—Je viens de la part de Victoria donner à Ellèn, femme de
Scanvoch, parti depuis deux heures, un avis très-important.»

Victoria et moi, à ces paroles de Sampso, nous avons échangé un regard d'étonnement croissant; elle a continué:

— N'ayant aucune défiance contre la messagère de Victoria, je lui ai ouvert… Aussitôt, au lieu d'une femme, un homme s'est présenté devant moi, m'a repoussée violemment dans le couloir d'entrée, et a verrouillé la porte en dedans… À la clarté de la lampe, que j'avais déposée à terre, j'ai reconnu Victorin… Il était pâle, effrayant… il pouvait à peine se soutenir sur ses jambes, tant il était ivre.

— Oh! le malheureux! le malheureux! me suis-je écrié; il n'avait plus sa raison! Sans cela jamais… oh! non, jamais… il n'eût commis pareil crime!…

— Continuez, Sampso, lui dit Victoria étouffant un soupir, continuez…

— Sans m'adresser une parole, Victorin m'a montré l'entrée de la chambre que j'occupais, lorsque je ne partageais pas celle de ma soeur en l'absence de Scanvoch… Dans ma terreur j'ai tout deviné… j'ai crié à Ellèn «Ma soeur, enferme-toi!» Puis de toutes mes forces, j'ai appelé au secours… Mes cris ont exaspéré Victorin; il s'est précipité sur moi et m'a jetée dans ma chambre… Au moment où il m'y enfermait, j'ai vu accourir Ellèn dans le couloir, pâle, épouvantée, demi-nue… J'ai entendu le bruit d'une lutte, les cris déchirants de ma soeur appelant à son aide… et je n'ai plus rien entendu, plus rien… Je ne sais combien de temps s'était passé, lorsque l'on a frappé et appelé au dehors avec force… C'était Scanvoch… J'ai répondu à sa voix du fond de ma chambre, dont je ne pouvais sortir… Au bout de quelques instants ma porte s'est ouverte… et j'ai vu Scanvoch…

— Et toi, me dit Victoria, comment es-tu revenu si brusquement ici?

— À quatre lieues de Mayence, l'on m'a averti qu'un crime se commettait dans ma maison.

— Cet avertissement, qui te l'a donné?

— Un soldat, mon compagnon de voyage.

— Ce soldat, qui était-il? me dit Victoria. Comment avait-il connaissance de ce crime?

— Je l'ignore… il a disparu à travers la forêt en me donnant ce sinistre avis… Ce soldat, revenu ici avant moi… ce soldat est le même qui, arrachant ton petit-fils d'entre tes bras, l'a tué à tes pieds…

— Scanvoch, reprit Victoria en frémissant et portant ses deux mains à son front, mon fils est mort… je ne veux ni l'accuser ni l'excuser… mais, crois-moi… ce crime cache quelque horrible mystère!…

— Écoutez, lui dis-je me rappelant plusieurs circonstances dont le souvenir m'avait échappé dans le premier égarement de ma douleur: arrivé devant la porte de ma maison, j'ai heurté; les cris lointains de Sampso m'ont seuls répondu… Peu d'instants après, la fenêtre basse de la chambre de ma femme s'est ouverte, j'y ai couru: les volets s'écartaient pour livrer passage à un homme, tandis qu'Ellèn criait au secours… J'ai repoussé l'homme dans la chambre, alors noire comme une tombe, et j'ai, dans l'ombre, frappé votre fils. Presque aussitôt deux bras m'ont étreint… Je me suis cru attaqué par un nouvel assaillant… J'ai encore frappé dans l'ombre… c'était Ellèn que je tuais…

Et je n'ai pu contenir mes sanglots.

— Frère, frère… m'a dit Victoria, c'est une terrible et fatale nuit que celle-ci…

— Écoutez encore… et surtout écoutez ceci… ai-je dit à ma soeur de lait, en surmontant mon émotion. Au moment où je reconnaissais la voix expirante de ma femme j'ai vu à la clarté lunaire une femme debout sur l'appui de la croisée…

— Une femme! s'écria Victoria.

— Celle-là peut-être dont la voix m'avait trompée, dit Sampso, en m'annonçant un message de la mère des camps…

— Je le crois, ai-je repris, et cette femme, sans doute complice du crime de Victorin, l'a appelé, lui disant qu'il fallait fuir… qu'elle était à lui, puisqu'il avait tenu sa promesse.

— Sa promesse? reprit Victoria quelle promesse?

— Le déshonneur d'Ellèn!…

Ma soeur de lait tressaillit et ajouta:

— Je te dis, Scanvoch, que ce crime est entouré d'un horrible mystère… Mais cette femme, qui était-elle?

— Une des deux bohémiennes arrivées à Mayence depuis quelque temps… Écoutez encore… La bohémienne ne recevant pas de réponse de Victorin, et entendant au loin le tumulte des soldats accourant furieux, la bohémienne a disparu; et bientôt après, le bruit de son chariot m'apprenait sa fuite… Dans mon désespoir, je n'ai pas songé à la poursuivre… Je venais de tuer Ellèn à côté du berceau de mon fils… Ellèn, ma pauvre et bien-aimée femme!…

En disant ces mots, je n'ai pu m'empêcher de pleurer encore…
Sampso et Victoria gardaient le silence.

— C'est un abîme! reprit la mère des camps, un abîme où ma raison se perd … Le crime de mon fils est grand… son ivresse, loin de l'excuser, le rend plus honteux encore… et cependant, Scanvoch, tu ne sais peut-être pas combien ce malheureux enfant t'aimait…

— Ne me dites pas cela, Victoria, ai-je murmuré en cachant mon visage entre mes mains; ne me dites pas cela… mon désespoir ne peut être plus affreux!…

— Ce n'est pas un reproche, mon frère, a repris Victoria. Moi, témoin du crime de mon fils, je l'aurais tué de ma main, pour qu'il ne déshonorât pas plus longtemps et sa mère et la Gaule qui l'a choisi pour chef… Je te rappelle l'affection de Victorin pour toi, parce que je crois que, sans son ivresse et je ne sais quelle machination ténébreuse, il n'eût pas commis ce forfait…

— Et moi, ma soeur, cette trame infernale, je crois la saisir…

— Toi?

—Avant la grande bataille du Rhin une calomnie infâme a été répandue contre Victorin. L'armée s'éloignait de lui… est-ce vrai?

— C'est vrai…

— La victoire de ton fils lui avait ramené l'affection des soldats… Voici qu'aujourd'hui cette ancienne calomnie devient une terrible réalité… Le crime de Victorin lui coûte la vie… ainsi qu'à son fils sa race est éteinte, un nouveau chef doit être donné à la Gaule, est-ce vrai?

— Oui.

— Ce soldat inconnu, mon compagnon de route, en me révélant cette nuit qu'un crime se commettait dans ma maison, ne savait-il pas que si je n'arrivais pas à temps pour tuer Victorin dans le premier accès de ma rage, il serait massacré par les troupes soulevées contre lui à la nouvelle de ce forfait?

— Et ce forfait, dit Sampso, comment l'armée l'a-t-elle connu sitôt, puisque personne encore n'avait pu sortir de cette maison?…

La mère des camps, frappée de cette réflexion de Sampso, me regarda. Je continuai:

— Quel est l'homme, Victoria, qui, arrachant de vos bras votre petit-fils, l'a tué à vos pieds? Encore ce soldat inconnu!

— C'est vrai… répondit Victoria pensive, c'est vrai…

— Ce soldat a-t-il cédé à un emportement de fureur aveugle contre cet innocent enfant? Non… Il a donc été l'instrument d'une ambition aussi ténébreuse que féroce… Un seul homme avait intérêt au double meurtre qui vient d'éteindre votre race, ma soeur… car votre race éteinte, la Gaule doit choisir un nouveau chef… Et l'homme que je soupçonne, l'homme que j'accuse veut depuis longtemps gouverner la Gaule!…

— Son nom? s'écria Victoria en attachant sur moi un regard plein d'angoisse, le nom de cet homme que tu soupçonnes, que tu accuses?…

— Son nom est Tétrik, oui, Tétrik, gouverneur de Gascogne, et votre parent, ma soeur…

Pour la première fois, Victoria, depuis que je lui avais exprimé mes doutes sur son parent, sembla les partager; elle jeta les yeux sur son fils avec une expression de pitié douloureuse, baisa de nouveau et à plusieurs reprises son front glacé; puis, après quelques instants de réflexion profonde, elle prit une résolution suprême, se releva, et me dit d'une voix ferme:

— Où est Tétrik?

— Il attend au dehors avec le capitaine Marion.

— Qu'ils viennent tous deux!

— Quoi! vous voulez?…

— Je veux qu'ils viennent tous deux à l'instant.

— Ici… dans cette chambre mortuaire?

— Ici, dans cette chambre mortuaire… Oui, ici, Scanvoch, devant les restes inanimés de ta femme, de mon fils et de son enfant. Si cet homme a noué cette ténébreuse et horrible trame, cet homme, fût-il un démon d'hypocrisie et de férocité, se trahira par son trouble à la vue de ses victimes… à la vue d'une mère entre les corps de son fils et de son petit-fils… à la vue d'un époux près du corps de sa femme! Va, mon frère, qu'ils viennent… qu'ils viennent!… Il faut aussi retrouver à tout prix ce soldat inconnu, ton compagnon de route.

— J'y songe, ajoutai-je frappé d'un souvenir soudain, c'est le capitaine Marion qui a choisi ce cavalier dont j'étais escorté… il le connaît.

— Nous interrogerons le capitaine… Va, mon frère, qu'ils viennent… qu'ils viennent!…

J'obéis à Victoria… J'appelai Tétrik et Marion; ils accoururent.

J'eus le courage, malgré ma douleur, d'observer attentivement la physionomie du gouverneur de Gascogne… Dès qu'il entra, le premier objet qui parut frapper ses regards fut le cadavre de Victorin… Les traits de Tétrik prirent aussitôt une expression déchirante, ses larmes coulèrent à flots, et se jetant à genoux auprès du corps en joignant les mains, il s'écria d'une voix entrecoupée:

— Mort à la fleur de son âge… mort… lui si vaillant…si généreux! lui, l'espoir, la forte épée de la Gaule… Ah! j'oublie les égarements de cet infortuné devant l'affreux malheur qui frappe mon pays… Par ta mort! Victorin… oh! Victorin…

Tétrik ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa voix. À genoux et affaissé sur lui-même, le visage caché entre ses deux mains, pleurant à chaudes larmes, il restait comme écrasé de douleur auprès du corps de Victorin.

Le capitaine Marion, debout et immobile au seuil de la porte, semblait en proie à une profonde émotion intérieure; il n'éclatait pas en gémissements, il ne versait pas de larmes, mais il ne cessait de contempler avec une expression navrante le corps du petit-fils de Victoria, étendu sur le berceau de mon fils, à moi; puis j'entendis seulement Marion dire tout bas, en regardant tour à tour l'innocente victime et Victoria:

— Quel malheur!… Ah! le pauvre enfant!…, ah! la pauvre mère!…

S'avançant ensuite de quelques pas, le capitaine ajouta d'une voix brève et entrecoupée:

— Victoria, vous êtes très à plaindre, et je vous plains… Victorin vous chérissait… c'était un digne fils! je l'aimais aussi. J'ai la barbe grise, et je me plaisais à servir sous ce jeune homme. Je le sentais mon général; c'était le premier capitaine de notre temps… aucun d'entre nous ne le remplacera; il n'avait que deux vices: le goût du vin, et surtout sa peste de luxure; je l'ai souvent beaucoup querellé là-dessus… j'avais raison, vous le voyez… Enfin, il n'y a plus à le quereller maintenant… C'était, au fond, un brave coeur! oui, oh! oui, un brave coeur… Je ne peux vous en dire davantage, Victoria d'ailleurs, à quoi bon? On ne console pas une mère… Ne me croyez pas insensible parce que je ne pleure point… On pleure quand on le peut; mais enfin je vous assure que je vous plains, que je vous plains du fond de mon âme… J'aurais perdu mon ami Eustache, que je ne serais ni plus affligé, ni plus abattu…

Et se reculant de quelques pas, Marion jeta de nouveau, et tour à tour, les yeux sur Victoria et sur le corps de son petit-fils en répétant:

— Ah! le pauvre enfant! ah! la pauvre mère!

Tétrik, toujours agenouillé auprès de Victorin, ne cessait de sangloter, de gémir. Aussi expansive que celle du capitaine Marion semblait contenue, sa douleur semblait sincère. Cependant mes soupçons résistaient à cette épreuve, et ma soeur de lait partageait mes doutes. Elle fit de nouveau un violent effort sur elle-même, et dit:

— Tétrik, écoutez-moi.

Le gouverneur de Gascogne ne parut pas entendre la voix de sa parente.

— Tétrik, reprit Victoria en se baissant pour toucher son parent à l'épaule, je vous parle, répondez-moi.

— Qui me parle? s'écria le gouverneur d'un air égaré.

Que me veut-on? Où suis-je?…

Puis, levant tes yeux sur ma soeur de lait, il s'écria:

— Vous ici…, ici, Victoria?… Oui, tout à l'heure je vous accompagnais… je ne me le rappelais plus… Excusez-moi, j'ai la tête perdue… Hélas! je suis père… j'ai un fils presque de l'âge de cet infortuné; mieux que personne je compatis à votre désespoir, Victoria.

— Le temps presse et le moment est grave, reprit ma soeur de lait d'une voix solennelle, en attachant sur Tétrik un regard pénétrant, afin de lire au plus profond de la pensée de cet homme. La douleur privée doit se taire devant l'intérêt public… Il me reste toute ma vie pour pleurer mon fils et mon petit-fils… Nous n'avons que quelques heures pour songer au remplacement du chef de la Gaule et du général de son armée…

— Quoi! s'écria Tétrik, dans un tel moment… vous voulez…

— Je veux qu'avant la fin de la nuit, moi, le capitaine Marion et vous, Tétrik, vous, mon parent, vous, l'un de mes plus fidèles amis, vous, si dévoué à la Gaule, vous qui regrettez si amèrement, si sincèrement Victorin, nous cherchions tous trois, dans notre sagesse, quel homme nous devons proposer demain matin à l'armée comme successeur de mon fils.

— Victoria, vous êtes une femme héroïque! s'écria Tétrik en joignant les mains avec admiration. Vous égalez par votre courage, par votre patriotisme, les femmes les plus augustes dont s'honore l'histoire du monde!

— Quel est votre avis, Tétrik, sur le successeur de Victorin?… Le capitaine Marion et moi, nous parlerons après vous, reprit la mère des camps sans paraître entendre les louanges du gouverneur de Gascogne. Oui, quel homme croyez-vous capable de remplacer mon fils… à la gloire et à l'avantage de la Gaule?

— Comment pourrais-je vous donner mon avis? reprit Tétrik avec accablement. Moi, vous conseiller sur un sujet aussi grave, lorsque j'ai le coeur brisé, la raison troublée par la douleur… est-ce donc possible?

— Cela est possible, puisque me voici, moi… entre le corps de mon fils et celui de mon petit-fils, prête à donner mon avis…

— Vous l'exigez, Victoria?… Je parlerai, si je puis toutefois rassembler deux idées… Il faudrait, selon moi, pour gouverner la Gaule, un homme sage, ferme, éclairé, plus enclin à la paix qu'à la guerre… maintenant surtout que nous n'avons plus à redouter le voisinage des Franks, grâce à l'épée de ce jeune héros, que j'aimais et que je regretterai éternellement…

Le gouverneur s'interrompit pour donner de nouveau cours à ses larmes.

— Nous pleurerons plus tard… reprit Victoria. La vie est longue… mais cette nuit s'avance…

Tétrik continua, en essuyant ses yeux:

— Il me semble donc que le successeur de notre Victorin doit être un homme surtout recommandable par son bon sens, sa ferme raison et par son dévouement longuement éprouvé au service de notre bien- aimée patrie… Or, si je ne me trompe, le seul qui réunisse ces excellentes qualités, c'est le capitaine Marion que voici…

— Moi? s'écria le capitaine en levant au plafond ses deux mains énormes, moi! chef de la Gaule… Le chagrin vous rend donc fou… Moi! chef de la Gaule!…

— Capitaine Marion, reprit douloureusement Tétrik, certes, la mort affreuse de Victorin et de son innocent enfant jette dans mon coeur le trouble et la désolation; mais je crois parler en ce moment, non pas en fou, mais en sage, et Victoria partagera mon avis. Sans jouir de l'éclatante renommée militaire de notre Victorin, à jamais regretté… vous avez mérité, capitaine Marion, la confiance et l'affection des troupes par vos bons et nombreux services. Ancien ouvrier forgeron, vous avez quitté le marteau pour l'épée; les soldats verront en vous un de leurs égaux devenu leur chef par sa vaillance et leur libre choix; ils s'affectionneront à vous davantage encore, sachant surtout que, parvenu aux grades éminents, vous n'avez jamais oublié votre amitié pour votre ancien camarade d'enclume.

— Oublier mon ami Eustache! dit Marion; oh! jamais!… non, jamais!…

— L'austérité de vos moeurs est connue, reprit Tétrik; votre excellent bon sens, votre droiture, votre froide raison sont, selon mon pauvre jugement, un sûr garant de votre avenir… Vous mettez en pratique cette sage pensée de Victoria, qu'à cette heure le temps de guerres stériles est fini, et que le moment est venu de songer à la paix féconde… Un dernier, mot, capitaine, ajouta Tétrik voyant que Marion allait l'interrompre. J'en conviens, la tâche est lourde, elle doit effrayer votre modestie; mais cette femme héroïque, qui, dans ce moment terrible, oublie son désespoir maternel pour ne songer qu'au salut de notre bien-aimée patrie, Victoria, j'en suis certain, en vous présentant aux soldats comme successeur de son fils, et certaine de vous faire accepter par eux, prendra l'engagement de vous aider de ses précieux conseils, de même qu'elle inspirait les meilleures résolutions de son valeureux fils… Et maintenant, capitaine Marion, si ma faible voix peut être écoutée de vous je vous adjure… je vous supplie, au nom du salut de la Gaule, d'accepter le pouvoir. Victoria se joint à moi pour vous demander cette nouvelle preuve de dévouement à notre glorieux pays!

— Tétrik, reprit Marion d'un ton grave, vous avez supérieurement défini l'homme qu'il faudrait pour gouverner la Gaule; il n'y a qu'une chose à changer dans cette peinture, c'est le nom du portrait… Au lieu de mon nom, mettez-y le vôtre… tout sera bien… et tout sera fait…

— Moi! s'écria Tétrik, moi, chef de la Gaule! Moi, qui de ma vie n'ai tenu l'épée!

— Victoria l'a dit, reprit Marion, le temps de la guerre est fini, le temps de la paix est venu; en temps de guerre, il faut des hommes de guerre… en temps de paix, des hommes de paix… Vous êtes de ceux-là, Tétrik… c'est à vous de gouverner… N'est-ce point votre avis, Victoria?

— Tétrik, par la manière dont il a gouverné la Gascogne, a montré comment il gouvernerait la Gaule, répondit ma soeur de lait; je me joins donc à vous, capitaine, pour prier… mon parent… mon ami… de remplacer mon fils…

— Que vous avais-je dit, Tétrik? reprit Marion en s'adressant au gouverneur. Oserez-vous refuser maintenant?

— Écoutez-moi, Victoria, écoutez-moi, capitaine, écoutez aussi, Scanvoch, reprit le gouverneur en se tournant vers moi, oui, vous aussi, écoutez-moi, Scanvoch, vous non moins malheureux en ce jour que la mère de Victorin… vous qui, dans l'ombrageuse défiance de votre amitié pour cette femme auguste, avez douté de moi, croyez tous à mes paroles… Je suis à jamais frappé… là, au coeur, par les événements de cette nuit terrible; ils nous ont à la fois ravi, dans la personne de notre infortuné Victorin et de son innocent enfant, le présent et l'avenir de la Gaule… C'était pour assurer, pour affermir cet avenir, en engageant Victoria à proposer aux troupes son petit-fils comme futur héritier de Victorin, que j'étais, elle le sait, venu à Mayence… Mes espérances sont détruites… un deuil éternel les remplace…

Le gouverneur, s'étant un moment interrompu pour donner cours à ses larmes intarissables, poursuivit ainsi:

— Ma résolution est prise… Non-seulement je refuse le pouvoir que l'on m'offre, mais je renonce au gouvernement de Gascogne… Le peu de jours que les dieux m'accordent encore à vivre s 'écouleront désormais auprès de mon fils dans la retraite et la douleur. En d'autres temps j'aurais pu rendre quelques services au pays, mais tout est fini pour moi… J'emporterai dans ma solitude de moins cruels regrets en sachant l'avenir de mon pays entre des mains aussi dignes que les vôtres, capitaine Marion… en sachant enfin que Victoria, le divin génie de la Gaule, veillera toujours sur elle. Maintenant, Scanvoch, ajouta le gouverneur de Gascogne en se tournant vers moi, ai-je détruit vos soupçons? Me croyez- vous encore un ambitieux? Mon langage, mes actes, sont-ils ceux d'un perfide? d'un traître? Hélas! hélas! je ne pensais pas que les affreux malheurs de cette nuit me donneraient sitôt l'occasion de me justifier…

— Tétrik, dit Victoria en tendant la main à son parent, si j'avais pu douter de votre loyauté, je reconnaîtrais à cette heure combien mon erreur était grande…

— Je l'avoue, mes soupçons n'étaient pas fondés, ai-je ajouté à mon tour; car, après tout ce que je venais de voir et d'entendre, je fus convaincu, comme Victoria, de l'innocence de son parent…

Cependant, songeant toujours au mystère dont les événements de la nuit restaient enveloppés, je dis à Marion, qui, muet et pensif, semblait consterné des offres qu'on lui faisait:

— Capitaine, hier, dans la journée, je vous ai demandé un homme discret et sûr pour me servir d'escorte.

— C'est vrai.

— Vous savez le nom du soldat désigné par vous pour ce service?

— Ce n'est pas moi qui l'ai choisi… j'ignore son nom.

— Qui donc a fait ce choix? demanda Victoria.

— Mon ami Eustache connaît chaque soldat mieux que moi; je l'ai chargé de me trouver un homme sûr, et de lui donner l'ordre de se rendre, la nuit venue, à la porte de la ville, où il attendrait le cavalier qu'il devait accompagner.

— Et depuis, ai-je dit au capitaine, vous n'avez pas revu votre ami Eustache?

— Non; il est de garde aux avant-postes du camp depuis hier soir, et il ne sera relevé de service que ce matin.

— On pourra du moins savoir par cet homme le nom du cavalier qui escortait Scanvoch, reprit Victoria. Je vous dirai plus tard, Tétrik, l'importance que j'attache à ce renseignement, et vous me conseillerez…

— Vous m'excuserez, Victoria, de ne pas me rendre à votre désir, reprit le gouverneur en soupirant. Dans une heure, au point du jour, j'aurai quitté Mayence… la vue de ces lieux m'est trop cruelle… Je possède une humble retraite en Gascogne, c'est là que je vais aller ensevelir ma vie, en compagnie de mon fils, car il est désormais la seule consolation qui me reste…

— Mon ami, reprit Victoria d'un ton de douloureux reproche, vous m'abandonneriez dans un pareil moment?… L'aspect de ces lieux vous est cruel, dites-vous? Et à moi… ces lieux ne me rappelleront-ils pas chaque jour d'affreux souvenirs? Pourtant je ne quitterai Mayence que lorsque le capitaine Marion n'aura plus besoin de mes conseils, s'il croit devoir m'en demander dans les premiers temps de son gouvernement.

— Victoria, reprit Marion d'un accent résolu, pendant cet entretien, où l'on a disposé de moi, je n'ai rien dit; je suis peu parleur, et cette nuit j'ai le coeur très-gros; j'ai donc peu parlé, mais j'ai beaucoup réfléchi… Mes réflexions, les voici: J'aime le métier des armes, je sais exécuter les ordres d'un général, je ne suis pas malhabile à commander aux troupes qu'on me confie; je sais, au besoin, concevoir un plan d'attaque, comme celui qui a complété la grande victoire de Victorin, en détruisant le camp et la réserve des Franks… C'est vous dire, Victoria, que je ne me crois pas plus sot qu'un autre… En raison de quoi, j'ai le bon sens de comprendre que je suis incapable de gouverner la Gaule…

— Cependant, capitaine Marion, reprit Tétrik, j'en atteste
Victoria, cette tache n'est pas au-dessus de vos forces, et je…

— Oh quant à ma force, elle est connue, reprit Marion en interrompant le gouverneur. Amenez-moi un boeuf, je le porterai sur mon dos, ou je l'assommerai d'un coup de poing; mais des épaules carrées ne vous font pas le chef d'un grand peuple… Non, non…, je suis robuste, soit; mais le fardeau est trop lourd… Donc, Victoria, ne me chargez point d'un tel poids, je faiblirais dessous… et la Gaule faiblirait à son tour sous ma défaillance… Et puis, enfin, il faut tout dire, j'aime, après mon service, à rentrer chez moi pour vider un pot de cervoise en compagnie de mon ami Eustache, en causant de notre ancien métier de forgeron, ou en nous amusant à fourbir nos armes en fins armuriers… Tel je suis, Victoria, tel j'ai toujours été… tel je veux demeurer…

— Et ce sont là des hommes! ô Hésus!… s'écria la mère des camps avec indignation. Moi, femme… moi, mère… j'ai vu mourir cette nuit mon fils et mon petit-fils… j'ai le courage de contenir ma douleur… et ce soldat, à qui l'on offre le poste le plus glorieux qui puisse illustrer un homme, ose répondre par un refus, prétextant de son goût pour la cervoise et le fourbissement des armures!… Ah! malheur! malheur à la Gaule! si ceux-là qu'elle regarde comme ses plus valeureux enfants l'abandonnent aussi lâchement!…

Les reproches de la mère des camps impressionnèrent le capitaine Marion; il baissa la tête d'un air confus, garda pendant quelques instants le silence; puis il reprit:

— Victoria, il n'y a ici qu'une âme forte; c'est la vôtre… Vous me donnez honte de moi-même… Allons, ajouta-t-il avec un soupir, allons… vous le voulez… j'accepte… Mais les dieux m'en sont témoins… j'accepte par devoir et à mon coeur défendant; si je commets des fautes comme chef de la Gaule, on sera mal venu à me le reprocher… J'accepte donc, Victoria, sauf deux conditions sans lesquelles rien n'est fait.

— Quelles sont ces conditions? demanda Tétrik.

— Voici la première, reprit Marion: la mère des camps continuera de rester à Mayence et me donnera ses conseils… Je suis aussi neuf à mon nouveau métier qu'un apprenti forgeron mettant pour la première fois le fer au brasier, et je crains de me brûler les doigts.

— Je vous l'ai promis, Marion, reprit ma soeur de lait; je resterai ici tant que ma présence et mes conseils vous seront nécessaires…

— Victoria, si votre esprit se retirait de moi, je serais un corps sans âme… Aussi, je vous remercie du fond du coeur. La promesse que vous me faites là doit vous coûter beaucoup, pauvre femme… Pourtant, ajouta le capitaine avec sa bonhomie habituelle, n'allez pas me croire assez sottement glorieux pour m'imaginer que c'est à ce bon gros taureau de guerre, nommé Marion, que Victoria la Grande fait ce sacrifice, d'oublier ses chagrins pour le guider… Non, non… c'est à notre vieille Gaule que Victoria le fait, ce sacrifice; et, en bon fils, je suis aussi reconnaissant du bien que l'on veut à ma vieille mère que s'il s'agissait de moi-même…

— Noblement dit, noblement pensé, Marion, reprit Victoria touchée de ces paroles du capitaine; mais votre droiture, votre bon sens, vous mettront bientôt à même de vous passer de mes conseils, et alors, ajouta-t-elle avec un accent de douleur profonde et contenue, je pourrai, comme vous, Tétrik, aller m'ensevelir dans quelque solitude avec mes regrets…

— Hélas! reprit le gouverneur, pleurer en paix est la seule consolation des pertes irréparables. Mais, ajouta-t-il en s'adressant au capitaine, vous aviez parlé de deux conditions; Victoria accepte la première, quelle est la seconde?

— Oh! la seconde… et le capitaine secoua la tête, la seconde est pour moi aussi importante que la première…

— Enfin, quelle est-elle? demanda ma soeur de lait.

Expliquez-vous, Marion.

— Je ne sais, reprit le bon capitaine d'un air naïf et embarrassé, je ne sais si je vous ai parlé de mon ami Eustache?

— Oui, et plus d'une fois, répondit Tétrik. Mais qu'a de commun votre ami Eustache avec vos nouvelles fonctions?

— Comment! s'écria Marion, vous me demandez ce que mon ami Eustache a de commun avec moi? Alors demandez ce que la garde de l'épée a de commun avec la lame, le marteau avec son manche, le soufflet avec la forge…

— Vous êtes enfin liés l'un à l'autre d'une ancienne et étroite amitié, nous le savons, reprit Victoria. Désirez-vous, capitaine, accorder quelque faveur à votre ami?

— Je ne consentirais jamais à me séparer de lui; il n'est pas gai, il est toujours maussade, et souvent hargneux; mais il m'aime autant que je l'aime, et nous ne pouvons nous passer l'un de l'autre… Or l'on trouvera peut-être surprenant que le chef de la Gaule ait pour ami intime et pour commensal un soldat, un ancien ouvrier forgeron… Mais, je vous l'ai dit, Victoria, s'il faut me séparer de mon ami Eustache, rien n'est fait… je refuse… Son amitié seule peut me rendre le fardeau supportable.

— Scanvoch, mon frère de lait, resté simple cavalier de l'armée, n'est-il pas mon ami? dit Victoria. Personne ne s'étonne d'une amitié qui nous honore tous deux. Il en sera ainsi, capitaine Marion, de votre amitié pour votre ancien compagnon de forge.

— Et votre élévation, capitaine Marion, doublera votre mutuelle affection, dit Tétrik; car dans son tendre attachement, votre ami jouira peut-être de votre élévation plus que vous-même.

— Je ne crois pas que mon ami Eustache se réjouisse fort de mon élévation, reprit Marion; Eustache n'est point glorieux, tant s'en faut; il aime en moi son ancien camarade d'enclume, et non le capitaine; il se souciera peu de ma nouvelle dignité… Seulement, Victoria, rappelez-vous toujours ceci: De même que vous me dites aujourd'hui: «Marion, vous êtes nécessaire…» ne vous contraignez jamais, je vous en conjure, pour me dire: «Marion, allez-vous-en, vous n'êtes plus bon à rien; un autre remplira mieux la place que vous…» Je comprendrai à demi-mot, et bien allègrement je retournerai bras dessus bras dessous, avec mon ami Eustache, à notre pot de cervoise et à nos armures; mais tant que vous me direz: «Marion, on a besoin de vous,» je resterai chef de la Gaule, — et il étouffa un dernier soupir, — puisque chef je suis…

— Et chef vous resterez longtemps, à la gloire de la Gaule, reprit Tétrik. Croyez-moi, capitaine, vous vous ignorez vous-même; votre modestie vous aveugle; mais ce matin, lorsque Victoria va vous proposer aux soldats comme chef et général, les acclamations de toute l'armée vous apprendront enfin vos mérites.

— Le plus étonné de mes mérites, ce sera moi, reprit naïvement le bon capitaine. Enfin, j'ai promis, c'est promis… Comptez sur moi, Victoria, vous avez ma parole. Je me retire… je vais maintenant aller attendre mon ami Eustache… Voici l'aube, il va revenir des avant-postes, où il est de garde depuis hier soir, et il serait inquiet de ne point me trouver ce matin.

— N'oubliez pas, capitaine, lui ai-je dit, de demander à votre ami le nom du soldat qu'il avait choisi pour m'accompagner.

— J'y songerai, Scanvoch.

— Et maintenant, adieu… dit d'une voix étouffée le gouverneur à Victoria, adieu… Le soleil va bientôt paraître… Chaque instant que je passe ici est pour moi un supplice…

— Ne resterez-vous pas du moins à Mayence jusqu'à ce que les cendres de mes deux enfants soient rendues à la terre? dit Victoria au gouverneur. N'accorderez-vous pas ce religieux hommage à la mémoire de ceux-là qui viennent de nous aller précéder dans ces mondes inconnus où nous irons les retrouver un jour?… Fasse Hésus que ce jour arrive bientôt pour moi!

— Ah! notre foi druidique sera toujours la consolation des fortes âmes et le soutien des faibles, reprit Tétrik. Hélas! sans la certitude de rejoindre un jour ceux que nous avons aimés, combien leur mort nous serait plus affreuse!… Croyez-moi, Victoria, je reverrai avant vous ceux-là que nous pleurons; et, selon votre désir, je leur rendrai aujourd'hui, avant mon départ, un dernier et religieux hommage.

Tétrik et le capitaine Marion nous laissèrent seuls, Victoria,
Sampso et moi.

Ne contraignant plus nos larmes, nous avons, dans un pieux et muet recueillement, paré Ellèn de ses habits de mariage, pendant que, cédant au sommeil, tu dormais dans ton berceau, mon enfant.

Victoria, pour s'occuper des plus grands intérêts de la Gaule, avait héroïquement contenu sa douleur; elle lui donna un libre cours après le départ de Tétrik et de Marion; elle voulut laver elle-même les blessures de son fils et de son petit-fils; et de ses mains maternelles, elle les ensevelit dans un même linceul. Deux bûchers furent dressés sur les bords du Rhin: l'un destiné à Victoria et son enfant, et l'autre à ma femme Ellèn.

Vers le milieu du jour, deux chariots de guerre, couverts de feuillage, et accompagnés de plusieurs de nos druides et de nos druidesses vénérées, se rendirent à ma maison. Le corps de ma femme Ellèn fut déposé dans l'un des chariots, et dans l'autre furent placés les restes de Victorin et de son fils.

— Scanvoch, me dit Victoria, je suivrai à pied le char où repose ta bien-aimée femme. Sois miséricordieux, mon frère… suis le char où sont déposés les restes de mon fils et de mon petit-fils. Aux yeux de tous, toi, l'époux outragé, tu pardonneras ainsi à la mémoire de Victorin… Et moi aussi, aux yeux de tous, je te pardonnerai, comme mère, la mort, hélas! trop méritée de mon fils…

J'ai compris ce qu'il y avait de touchant dans cette mutuelle pensée de miséricorde et de pardon. Le voeu de ma soeur de lait a été accompli. Une députation des cohortes et des légions accompagna ce deuil… Je le suivis avec Victoria, Sampso, Tétrik et Marion. Les premiers officiers du camp se joignirent à nous. Nous marchions au milieu d'un morne silence. La première exaltation contre Victorin passée, l'armée se souvint de sa bravoure, de sa bonté, de sa franchise; tous, me voyant, moi, victime d'un outrage qui me coûtait la vie d'Ellèn, donner un tel gage de pardon à Victorin, en suivant le char où il reposait; tous, voyant sa mère suivre le char où reposait Ellèn, tous n'eurent plus que des paroles de pardon et de pitié pour la mémoire du jeune général.

Le convoi funèbre approchait des bords du fleuve, où se dressaient les deux bûchers, lorsque Douarnek, qui marchait à la tête d'une députation des cohortes, profita d'un moment de halte, s'approcha de moi, et me dit tristement:

— Scanvoch, je te plains… Donne l'assurance à Victoria, ta soeur, que nous autres soldats, nous ne nous souvenons plus que de la vaillance de son glorieux fils… Il a été si longtemps aussi notre fils bien-aimé à nous… Pourquoi faut-il qu'il ait méprisé lés franches et sages paroles que je lui ai portées au nom de notre armée, le soir de la grande bataille du Rhin?… Si Victorin, suivant nos conseils, s'était amendé, tant de malheurs ne seraient pas arrivés.

— Ce que tu me dis consolera Victoria dans sa douleur, ai-je répondu à Douarnek. Mais sais-tu ce qu'est devenu ce soldat, vêtu d'une casaque à capuchon, qui a eu la barbarie de tuer le petit- fils de Victoria?

— Ni moi, ni ceux qui m'entouraient au moment où cet abominable crime a été commis, nous n'avons pu rejoindre ce scélérat, que ne désavoueraient pas les écorcheurs franks; il nous a échappé à la faveur du tumulte et de l'obscurité. Il se sera sauvé du côté des avant-postes du camp, où il a, grâce aux dieux, reçu le prix de son forfait.

— Il est mort!…

— Tu connais peut-être Eustache, cet ancien ouvrier forgeron, l'ami du brave capitaine Marion?

— Oui.

— Il était de garde cette nuit aux avant-postes… Il paraît qu'Eustache a quelque amourette en ville… Excuse-moi, Scanvoch, de t'entretenir de telles choses en un moment si triste, mais tu m'interroges, je te réponds…

— Poursuis, ami Douarnek.

— Eustache, donc, au lieu de rester à son poste, a, malgré la consigne, passé une partie de la nuit à Mayence… Il s'en revenait, une heure avant l'aube, espérant, m'a-t-il dit, que son absence n'aurait pas été remarquée, lorsqu'il a rencontré, non loin des postes, sur les bords du Rhin, l'homme à la casaque haletant et fuyant:

«— Où cours-tu ainsi? lui dit-il.

«— Ces brutes me poursuivent, reprit-il; parce que j'ai brisé la tête du petit-fils de Victoria sur les cailloux, ils veulent me tuer.

— C'est justice, car tu mérites la mort,» a répondu Eustache indigné, en perçant de son épée cet infâme meurtrier.

De sorte que l'on a retrouvé ce matin, sur la grève, son cadavre couvert de sa casaque.

La mort de ce soldat détruisait mon dernier espoir de découvrir le mystère dont était enveloppée cette funeste nuit.

Les restes d'Ellèn, de Victorin et de son fils furent déposés sur les bûchers, au bruit des chants des bardes et des druides… La flamme immense s'éleva vers le ciel, et lorsque les chants cessèrent, l'on ne vit plus rien qu'un peu de poussière…

La cendre du bûcher de Victorin et de son fils fut pieusement recueillie par Victoria dans une urne d'airain; elle fut placée sous un marbre tumulaire avec cette simple et touchante inscription:

Ici reposent les deux Victorin!

Le soir de ce jour, où les deux bohémiennes de Hongrie avaient disparu, Tétrik quitta Mayence après avoir échangé avec Victoria les plus touchants adieux. Le capitaine Marion, présenté aux troupes par la mère des camps, fut acclamé chef de la Gaule et général de l'armée. Ce choix n'avait rien de surprenant, et d'ailleurs, proposé par Victoria, dont l'influence avait pour ainsi dire encore augmenté depuis la mort de son fils et de son petit-fils, il devait être accepté. La bravoure, le bon sens, la sagesse de Marion, étaient d'ailleurs depuis longtemps connus et aimés des soldats. Le nouveau général, après son acclamation, prononça ces paroles que j'ai vues plus tard reproduites par un historien contemporain:

«Camarades, je sais que l'on peut m'objecter le métier que j'ai fait dans ma jeunesse: me blâme qui voudra; oui, qu'on me reproche tant qu'on voudra d'avoir été forgeron, pourvu que l'ennemi reconnaisse que j'ai forgé pour sa ruine; mais, à votre tour, mes bons camarades, n'oubliez jamais que le chef que vous venez de choisir n'a su et ne saura jamais tenir que l'épée.»

* * *

Marion, doué d'un rare bon sens, d'un esprit droit et ferme, recherchant sans cesse les conseils de Victoria, gouverna sagement, et s'attacha l'armée, jusqu'au jour où, deux mois après son acclamation, il fut victime d'un crime horrible. Les circonstances de ce crime, il me faut te les raconter, mon enfant, car elles se rattachent à la trame sanglante qui devait un jour envelopper presque tous ceux que j'aimais et que je vénérais.

Deux mois s'étaient donc écoulés depuis la funeste nuit où ma femme Ellèn, Victorin et son fils avaient perdu la vie. Le séjour de ma maison m'était devenu insupportable; de trop cruels souvenirs s'y rattachaient. Victoria me demanda de venir demeurer chez elle avec Sampso, qui te servait de mère.

— Me voici maintenant seule au monde, et séparée de mon fils et de mon petit-fils jusqu'à la fin de mes jours… me dit ma soeur de lait. Tu le sais, Scanvoch, toutes les affections de ma vie se concentraient sur ces deux êtres si chers à mon coeur; ne me laisse pas seule… Toi, ton fils et Sampso, venez habiter avec moi; vous m'aiderez à porter le poids de mes chagrins…

J'hésitai d'abord à accepter l'offre de Victoria… Par nue fatalité terrible, j'avais tué son fils; elle savait, il est vrai, que malgré la grandeur de l'outrage de Victorin, j'aurais épargné sa vie, si je l'avais reconnu; elle savait, elle voyait les regrets que me causait ce meurtre involontaire et cependant légitime… mais enfin, affreux souvenir pour elle! j'avais tué son fils… et je craignais que, malgré son voeu de m'avoir près d'elle, que, malgré la force et l'équité de son âme, ma présence désirée dans le premier moment de sa douleur ne lui devînt bientôt cruelle et à charge; mais je dus céder aux instances de Victoria; et plus lard Sampso me disait souvent:

— Hélas! Scanvoch, en vous entendant sans cesse parler si tendrement de Victorin avec sa mère, qui à son tour vous parle d'Ellèn, ma pauvre soeur, en termes si touchants, je comprends et j'admire, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, ce qui d'abord m'avait semblé impossible, votre rapprochement à vous, les deux survivants de ces victimes de la fatalité…

Lorsque Victoria surmontait sa douleur pour s'entretenir avec moi des intérêts du pays, elle s'applaudissait d'avoir pu décider le capitaine Marion à accepter le poste éminent dont il se montrait de plus en plus digne; elle écrivit plusieurs fois en ce sens à Tétrik. Il avait quitté le gouvernement de la province de Gascogne pour se retirer avec son fils, alors âgé de vingt ans environ, dans une maison qu'il possédait près de Bordeaux, cherchant, disait-il, dans la poésie une sorte de distraction aux chagrins que lui causait la mort de Victorin et de son fils. Il avait composé des vers sur ces cruels événements; rien de plus touchant, en effet, qu'une ode écrite par Tétrik à ce sujet sous ce titre les Deux Victorin, et envoyée par lui à Victoria. Les lettres qu'il lui adressa pendant les deux premiers mois du gouvernement de Marion furent aussi empreintes d'une profonde tristesse; elles exprimaient d'une façon à la fois si simple, si délicate, si attendrissante, son affection et ses regrets, que l'attachement de ma soeur de lait pour son parent s'augmenta de jour en jour. Moi- même je partageai la confiance aveugle qu'elle ressentait pour lui, oubliant ainsi mes soupçons par deux fois éveillés contre Tétrik, et d'ailleurs ces soupçons avaient dû tomber devant la réponse d'Eustache, interrogé par moi sur ce soldat, mon mystérieux compagnon de voyage, et l'auteur du meurtre du petit- fils de Victoria.

— Chargé par le capitaine Marion de lui désigner, pour votre escorte, un homme sûr, m'avait répondu Eustache, je choisis un cavalier nommé Bertal; il reçut l'ordre d'aller vous attendre à la porte de Mayence. La nuit venue, je quittai, malgré la consigne, l'avant-poste du camp pour me rendre secrètement à la ville. Je me dirigeais de ce côté, lorsque, sur les bords du fleuve, j'ai rencontré ce soldat à cheval; il allait vous rejoindre; je lui ai demandé de garder le silence sur notre rencontre, s'il trouvait en chemin quelque camarade; il a promis de se taire; je l'ai quitté. Le lendemain, longeant le fleuve, je revenais de Mayence, où j'avais passé une partie de la nuit, j'ai vu Bertal accourir à moi; il était à pied, il fuyait éperdu la juste fureur de nos camarades. Apprenant par lui-même l'horrible crime dont il osait se glorifier, je l'ai tué… Voilà tout ce que je sais de ce misérable…

Loin de s'éclaircir, le mystère qui enveloppait cette nuit sinistre s'obscurcit encore. Les bohémiennes avaient disparu, et tous les renseignements pris sur Bertal, mon compagnon de route, et plus tard l'auteur d'un crime horrible, le meurtre d'un enfant, s'accordèrent cependant à représenter cet homme comme un brave et honnête soldat, incapable de l'acte affreux dont on l'accusait, et que l'on ne peut expliquer que par l'ivresse ou une folie furieuse.

Ainsi donc, mon enfant, je te l'ai dit, Marion gouvernait depuis deux mois la Gaule à la satisfaction de tous. Un soir, peu de temps avant le coucher du soleil, espérant trouver quelque distraction à mes chagrins, j'étais allé me promener dans un bois, à peu de distance de Mayence. Je marchais depuis longtemps machinalement devant moi, cherchant le silence et l'obscurité, m'enfonçant de plus en plus dans ce bois, lorsque mes pas heurtant un objet que je n'avais pas aperçu, je trébuchai, et fus ainsi tiré de ma triste rêverie… Je vis à mes pieds un casque dont la visière et le garde-cou étaient également relevés; je reconnus aussitôt le casque de Marion, le sien seul ayant cette forme particulière. J'examinai plus attentivement le terrain à la clarté des derniers rayons du soleil qui traversaient difficilement la feuillée des arbres, je remarquai sur l'herbe des traces de sang, je les suivis; elles me conduisirent à un épais fourré où j'entrai.

Là, étendu sur des branches d'arbre, pliées ou brisées par sa chute, je vis Marion, tête nue et baigné dans son sang. Je le croyais évanoui, inanimé, je me trompais… car en me baissant vers lui pour le relever et essayer de le secourir, je rencontrai son regard fixe, encore assez clair, quoique déjà un peu terni par les approches de la mort.

— Va-t'en! — me dit Marion avec colère et d'une voix oppressée. — Je me traîne ici pour mourir tranquille… et je suis relancé jusque dans ce taillis… Va-t'en, Scanvoch, laisse-moi…

Te laisser! m'écriai-je en le regardant avec stupeur et voyant sa saie rougie de sang, sur laquelle il tenait ses deux mains croisées et appuyées un peu au-dessous du coeur; te laisser… lorsque ton sang inonde tes habits, et que ta blessure est mortelle peut-être…

— Oh! peut-être… reprit Marion avec un sourire sardonique; elle est bel et bien mortelle, grâce aux dieux!

— Je cours à la ville! m'écriai-je sans me rendre compte de la distance que je venais de parcourir, absorbé dans mon chagrin. Je retourne chercher du secours…

— Ah! ah! ah! courir à la ville, et nous en sommes à deux lieues, reprit Marion avec un nouvel éclat de rire douloureux. Je ne crains pas tes secours, Scanvoch… je serai mort avant un quart d'heure… Mais, au nom du ciel! qui t'a amené? va-t'en!

— Tu veux mourir… tu t'es donc frappé toi-même de ton épée?

— Tu l'as dit.

— Non, tu me trompes… ton épée est à ton côté… dans son fourreau…

— Que t'importe? va-t'en!…

Tu as été frappé par un meurtrier, ai-je repris en courant ramasser une épée sanglante encore, que je venais d'apercevoir à peu de distance voici l'arme dont on s'est servi contre toi.

— Je me suis battu en loyal combat… laisse-moi!…

— Tu ne t'es pas battu, tu ne t'es pas frappé toi-même. Ton épée, je le répète, est à ton côté, dans son fourreau… Non, non, tu es tombé sous les coups d'un lâche meurtrier… Marion, laisse-moi visiter ta plaie; tout soldat est un peu médecin… il suffirait peut-être d'arrêter le sang…

— Arrêter le sang! cria Marion en me jetant un regard furieux. Viens un peu essayer d'arrêter mon sang, et tu verras comme je te recevrai…

— Je tenterai de te sauver, lui dis-je, et malgré toi, s'il le faut…

Eu parlant ainsi, je m'étais approché de Marion, toujours étendu sur le dos; mais au moment où je me baissais vers lui, il replia ses deux genoux sur son ventre, puis il me lança si violemment ses deux pieds dans la poitrine, que je fus renversé sur l'herbe, tant était grande encore la force de cet Hercule expirant.

— Voudras-tu encore me secourir malgré moi? me dit Marion pendant que je me relevais, non pas irrité, mais désolé de sa brutalité; car, aurais-je eu le dessus dans cette triste lutte, il me fallait renoncer à venir en aide à Marion.

— Meurs donc, lui ai-je dit, puisque tu le veux… meurs donc, puisque tu oublies que la Gaule a besoin de tes services; mais ta mort sera vengée… on découvrira le nom de ton meurtrier…

— Il n'y a pas eu de meurtrier… je me suis frappé moi-même…

— Cette épée appartient à quelqu'un, ai-je dit en ramassant l'arme.

En l'examinant plus attentivement, je crus voir à travers le sang dont elle était couverte quelques caractères gravés sur la lame; pour m'en assurer, je l'essuyai avec des feuilles d'arbre pendant que Marion s'écriait:

— Laisseras-tu cette épée?… Ne frotte pas ainsi la lame de cette épée!… Oh! les forces me manquent pour me lever et aller t'arracher cette arme des mains… Malédiction sur toi, qui viens ainsi troubler mes derniers moments!… Ah! c'est le diable qui t'envoie!

— Ce sont les dieux qui m'envoient! me suis-je écrié frappé d'horreur. C'est Hésus qui m'envoie pour la punition du plus affreux des crimes… Un ami… tuer son ami!…

— Tu mens… tu mens…

— C'est Eustache qui t'a frappé!

— Tu mens!… Oh! pourquoi faut-il que je sois si défaillant?…
J'étoufferais ces paroles dans ta gorge maudite!…

— Tu as été frappé par cette épée, don de ton amitié à cet infâme meurtrier…

— C'est faux!…

Marion a forgé cette épée pour son cher ami Eustache… tels sont les mots gravés sur la lame de cette arme, lui ai-je dit en lui montrant du doigt cette inscription creusée dans l'acier.

— Cette inscription ne prouve rien…, reprit Marion avec angoisse. Celui qui m'a frappé avait dérobé l'épée de mon ami Eustache, voilà tout…

— Tu excuses encore cet homme… Oh! il n'y aura pas de supplice assez cruel pour ce meurtrier!…

— Écoute, Scanvoch, reprit Marion d'une voix affaiblie et suppliante, je vais mourir… on ne refuse rien à la prière d'un mourant…

— Oh! parle, parle, bon et brave soldat… Puisque, pour le malheur de la Gaule, la fatalité m'empêche de te secourir, parle, j'exécuterai tes dernières volontés…

— Scanvoch, le serment que l'on se fait entre soldats, au moment de la mort… est sacré, n'est-ce pas?

— Oui…

— Jure-moi… de ne dire à personne que tu as trouvé ici l'épée de mon ami Eustache…

— Toi, sa victime… tu veux le sauver?…

— Promets-moi ce que je te demande…

— Arracher ce monstre à un supplice mérité? Jamais!…

— Scanvoch… je t'en supplie…

— Jamais!…

— Sois donc maudit! toi, qui dis: Non, à la prière d'un mourant, à la prière d'un soldat, qui pleure… car, tu le vois… est-ce agonie, faiblesse? je ne sais; mais je pleure…

Et de grosses larmes coulaient sur son visage déjà livide.

— Bon Marion! ta mansuétude me navre… toi, implorer la grâce de ton meurtrier!

— Qui s'intéresserait maintenant… à ce malheureux… si ce n'est moi? me répondit-il avec une expression d'ineffable miséricorde.

— Oh! Marion, ces paroles sont dignes du jeune maître de Nazareth que mon aïeule Geneviève a vu mourir à Jérusalem!

— Ami Scanvoch… merci … tu ne diras rien… je compte sur ta promesse…

— Non! non! ta céleste commisération rend le crime plus horrible encore… Pas de pitié pour le monstre qui a tué son ami… un ami tel que toi!

— Va-t'en! murmura Marion en sanglotant; c'est toi qui rends mes derniers moments affreux! Eustache n'a tué que mon corps… toi, sans pitié pour mon agonie, tu tortures mon âme. Va-t'en!…

— Ton désespoir me navre… et pourtant, écoute-moi… Tout me dit que ce n'est pas seulement l'ami, le vieil ami que ce meurtrier a frappé en toi…

— Depuis vingt-trois ans… nous ne nous étions pas quittés, Eustache et moi…, reprit le bon Marion en gémissant. Amis depuis vingt-trois ans!…

— Non, ce n'est pas seulement l'ami que ce monstre a frappé en toi, c'est aussi, c'est surtout peut-être le chef de la Gaule, le général de l'armée… La cause mystérieuse de ce crime intéresse peut-être l'avenir du pays… Il faut qu'elle soit recherchée, découverte…

— Scanvoch, tu ne connais pas Eustache… Il se souciait bien, ma foi! que je sois ou non chef de la Gaule et général… Et puis, qu'est-ce que cela me fait… à cette heure où je vais aller vivre ailleurs?… Seulement, accorde-moi cette dernière demande… ne dénonce pas mon ami Eustache…

— Soit, je te garderai le secret, mais à une condition…

— Dis-la vite…

— Tu m'apprendras comment ce crime s'est commis…

— As-tu bien le coeur de marchander ainsi… le repos à… un mourant?…

— Il y va peut-être du salut de la Gaule, te dis-je. Tout me donne à penser que ta mort se rattache à une trame infernale, dont les premières victimes ont été Victorin et son fils. Voilà pourquoi les détails que je te demande sont si importants.

— Scanvoch… tout à l'heure je distinguais ta figure… la couleur de tes vêtements… maintenant, je ne vois plus devant moi qu'une forme… vague… Hâte-toi… hâte-toi…

— Réponds… Comment le crime s'est-il commis? et par Hésus, je te jure de garder le secret… sinon… non…

— Scanvoch…

— Un mot encore. Eustache connaissait-il Tétrik?

— Jamais Eustache ne lui a seulement adressé… la parole…

— En es-tu certain?

— Eustache me l'a dit… il éprouvait même… sans savoir pourquoi, de l'éloignement pour le gouverneur… Cela ne m'a pas surpris… Eustache n'aimait que moi…

— Lui?… Et il t'a tué!… Parle, et je te le jure par Hésus! je te garde le secret… sinon… non…

— Je parlerai… mais ton silence sur cette chose ne me suffit pas. Vingt fois j'ai proposé à mon ami Eustache de partager ma bourse avec lui… il a répondu à mes offres par des injures… Ah! ce n'est pas une âme vénale… que la sienne… il n'a pas d'argent… comment pourra-t-il fuir?…

— Je favoriserai sa fuite… j'aurai hâte de délivrer le camp et la ville de la présence d'un pareil monstre!

— Un monstre! murmura Marion d'un ton de douloureux reproche. Tu n'as que ce mot-là à la bouche… un monstre!…

— Comment et à propos de quoi t'a-t-il frappé?

— Depuis mon acclamation comme chef… nous…

Mais, s'interrompant, Marion ajouta: Tu me jures de favoriser la fuite d'Eustache?

— Par Hésus, je te le jure! Mais achève…

— Depuis mon acclamation comme chef de la Gaule… et général (ah! combien j'avais donc raison… de refuser cette peste, d'élévation… c'était sûrement un pressentiment…) mon ami Eustache était devenu encore plus hargneux, plus bourru… que d'habitude… il craignait, la pauvre âme… que mon élévation ne me rendît fier… Moi, fier… Puis, s'interrompant encore, Marion ajouta en agitant çà et là ses mains autour de lui… Scanvoch, où es-tu?

— Là, lui ai-je dit en pressant entre les miennes sa main déjà froide. Je suis là, prés de toi…

— Je ne te vois plus…

Et sa voix s'affaiblissait de moment en moment.

— Soulève-moi… appuie-moi le dos contre un arbre… le coeur me tourne… j'étouffe…

J'ai fait, non sans peine, ce que me demandait Marion, tant son corps d'Hercule était pesant; je suis parvenu à l'adosser à un arbre. Il a ainsi continué d'une voix de plus en plus défaillante:

— À mesure que la chagrine humeur de mon ami Eustache augmentait… je tâchais de lui être encore plus amical qu'autrefois… Je comprenais sa défiance… Déjà, lorsque j'étais capitaine, il ne pouvait s'accoutumer à me traiter en ancien camarade d'enclume… Général et chef de la Gaule, il me crut un potentat… Il se montrait donc de plus en plus hargneux et sombre… Moi, toujours certain de ne pas le désaimer, au contraire… je riais à coeur joie de ces hargneries… je riais… c'était à tort, il souffrait… Enfin, aujourd'hui, il m'a dit «Marion, il y a longtemps que nous ne nous sommes promenés ensemble… Viens-tu dans le bois hors de la ville?» J'avais à conférer avec Victoria; mais, dans la crainte de fâcher mon ami Eustache, j'écris à la mère des camps… afin de m'excuser… puis lui et moi nous partons bras dessus bras dessous pour la promenade… Cela me rappelait nos courses d'apprentis forgerons dans la forêt de Chartres… où nous allions dénicher des pies- grièches… J'étais tout content, et malgré ma barbe grise, et comme personne ne nous voyait, je m'évertuais à des singeries pour dérider Eustache: j'imitais, comme dans notre jeune temps, le cri des pies-grièches en soufflant dans une feuille d'arbre placée entre mes lèvres, et d'autres singeries encore… car… voilà qui est singulier, jamais je n'avais été plus gai qu'aujourd'hui… Eustache, au contraire, ne se déridait point… Nous étions à quelques pas d'ici, lui derrière moi… il m'appelle… je me retourne…et tu vas voir, Scanvoch, qu'il n'y a pas eu de sa part méchanceté, mais folie… pure folie… Au moment où je me retourne, il se jette sur moi l'épée à la main, me la plonge dans le côté en me disant: «La reconnais-tu cette épée, toi qui l'as forgée?» Très-surpris, je l'avoue, je tombe sur le coup… en disant à mon ami Eustache: «À qui en as-tu?… Au moins on s'explique… T'ai-je chagriné sans le vouloir?» Mais je parlais aux arbres… le pauvre fou avait disparu… laissant son épée près de moi, autre signe de folie… puisque cette arme, remarque ceci… Scanvoch, puisque… cette arme portait sur la lame: «Cette épée a été forgée par Marion… pour… son cher ami… Eustache

Telles ont été les dernières paroles intelligibles de ce bon et brave soldat. Quelques instants après, il expirait en prononçant des mots incohérents, parmi lesquels revenaient souvent ceux-ci: — Eustache… fuite… sauve-le

Lorsque Marion eut rendu le dernier soupir, j'ai, en hâte, regagné Mayence pour tout raconter à Victoria, sans lui cacher que je soupçonnais de nouveau Tétrik de n'être pas étranger à cette trame, qui, ayant déjà enveloppé Victorin, son fils et Marion, laissait vacant le gouvernement de la Gaule. Ma soeur de lait, quoique désolée de la mort de Marion, combattit mes défiances au sujet de Tétrik; elle me rappela que moi-même, plus de trois mois avant ce meurtre, frappé de l'expression de haine et d'envie qui se trahissait sur la physionomie et dans les paroles de l'ancien compagnon de forge du capitaine, je lui avais dit à elle, Victoria, devant Tétrik, «que Marion devait être bien aveuglé par l'affection pour ne pas reconnaître que son ami était dévoré d'une implacable jalousie.» En un mot, Victoria partageait cette croyance du bon Marion: que le crime dont il venait d'être victime n'avait d'autre cause que la haineuse envie d'Eustache, poussée jusqu'au délire par la récente élévation de son ami; puis enfin, singulier hasard, ma soeur de lait recevait ce jour-là même de Tétrik, alors en route pour l'Italie, une lettre dans laquelle il lui apprenait que, sa santé dépérissant de plus en plus, les médecins n'avaient vu pour lui qu'une chance de salut: un voyage dans un pays méridional; il se rendait donc à Rome avec son fils.

Ces faits, la conduite de Tétrik depuis la mort de Victorin, ses lettres touchantes et les raisons irréfutables, je l'avoue, que me donnait Victoria, détruisirent encore une fois ma défiance à l'égard de l'ancien gouverneur de Gascogne je me persuadai aussi, chose d'ailleurs rigoureusement croyable d'après les antécédents d'Eustache, que l'horrible meurtre dont il s'était rendu coupable n'avait eu d'autre motif qu'une jalousie féroce, exaltée jusqu'à la folie furieuse par la récente et haute fortune de son ami.

J'ai tenu la promesse faite au bon et brave Marion à sa dernière heure. Sa mort a été attribuée à un meurtrier inconnu, mais non pas à Eustache. J'avais rapporté son épée à Victoria; aucun soupçon ne plana donc sur ce scélérat, qui ne reparut jamais ni à Mayence ni au camp. Les restes de Marion, pleuré par l'armée entière, reçurent les pompeux honneurs militaires dus au général et au chef de la Gaule.

CHAPITRE V

Le jour le plus néfaste de ma vie, après celui ou j'ai accompagné jusqu'aux bûchers, qui les ont réduits en cendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aimée femme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements suivants. Ce récit, mon enfant, se passe cinq ans après le meurtre de Marion, successeur de Victorin au gouvernement de la Gaule. Victoria n'habite plus Mayence, mais Trèves, grande et splendide ville gauloise de ce côté-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma soeur de lait; Sampso, qui t'a servi de mère depuis la mort de mon Ellèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma femme… Le soir de notre mariage, elle m'a avoué ce dont je ne m'étais jamais douté, qu'ayant toujours ressenti pour moi un secret penchant, elle avait d'abord résolu de ne pas se marier et de partager sa vie entre Ellèn, moi et toi, mon enfant.

La mort de ma femme, l'affection, la profonde estime que m'inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle te comblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais comme ta mère qu'elle remplaçait, les nécessités de ton éducation, enfin les instances de Victoria, qui, appréciant les excellentes qualités de Sampso, désirait vivement cette union: tout m'engageait à proposer ma main à ta tante. Elle accepta; sans le souvenir de la mort de Victorin et de celle d'Ellèn, dont nous parlions chaque jour avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleur incurable de Victoria, songeant toujours à son fils et à son petit-fils, j'aurais retrouvé le bonheur après tant de chagrins.

J'habitais donc la maison de Victoria dans la ville de Trèves: le jour venait de se lever, je m'occupais de quelques écritures pour la mère des camps, car j'avais conservé mes fonctions près d'elle, j'ai vu entrer chez moi sa servante de confiance, nommée Mora; elle était née, disait-elle, en Mauritanie, d'où lui venait son nom de Mora; elle avait, ainsi que les habitants de ce pays, le teint bronzé, presque noir, comme celui des nègres; cependant, malgré la sombre couleur de ses traits, elle était jeune et belle encore. Depuis quatre ans (remarque cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Mora servait ma soeur de lait, elle avait gagné son affection par son zèle, sa réserve et son dévouement qui semblait à toute épreuve: parfois Victoria, cherchant quelque distraction à ses chagrins, demandait à Mora de chanter, car sa voix était remarquablement pure; elle savait des airs d'une mélancolie douce et étrange. Un des officiers de l'armée était allé jusqu'au Danube; il nous dit un jour, en écoutant Mora, qu'il avait déjà entendu ces chants singuliers dans les montagnes de Hongrie. More parut fort surprise, et répondit qu'elle avait appris tout enfant, dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu'elle nous répétait.

— Scanvoch, me dit Mora en entrant chez moi, ma maîtresse désire vous parler.

— Je te suis, Mora.

— Un mot auparavant, je vous prie.

— Que veux-tu?

— Vous êtes l'ami, le frère de lait de ma maîtresse… ce qui la touche vous touche…

— Sans doute… qu'y a-t-il?

— Hier, vous, avez quitté ma maîtresse après avoir passé la soirée près d'elle avec votre femme et votre enfant…

— Oui… et Victoria s'est retirée pour se reposer…

— Non… car peu de temps après votre départ j'ai introduit près d'elle un homme enveloppé d'un manteau. Après un entretien, qui a duré presque la moitié de la nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher, a été si agitée, qu'elle s'est promenée dans sa chambre jusqu'au jour.

— Quel est cet homme? me suis-je dit tout haut dans le premier moment de ma surprise; car Victoria n'avait pas d'habitude de secrets pour moi. Quel mystère?

Mora, croyant que je l'interrogeais, indiscrétion dont je me serais gardé par respect pour Victoria, me répondit:

— Après votre départ, Scanvoch, ma maîtresse m'a dit: «Sors par le jardin; tu attendras à la petite porte… on y frappera d'ici à peu de temps; un homme en manteau gris se présentera… tu l'introduiras ici… et pas un mot de cette entrevue à qui que ce soit…»

— Ce secret, Mora, tu aurais dû me le taire…

— Peut-être ai-je tort de ne pas garder le silence, même envers vous, Scanvoch, l'ami dévoué, le frère de ma maîtresse; mais elle m'a paru si agitée après le départ de ce mystérieux personnage, que j'ai cru devoir tout vous dire… Puis, enfin, autre chose encore m'a décidée à m'adresser à vous…

— Achève…

— Cet homme, je l'ai reconduit à la porte du jardin…

Je marchais à quelques pas devant lui… Sa colère était si grande, que je l'ai entendu murmurer de menaçantes paroles contre ma maîtresse; cela surtout m'a déterminée à lui désobéir au sujet du secret qu'elle m'avait recommandé…

— As-tu dit à Victoria que cet homme l'avait menacée?

— Non… car à peine j'étais de retour auprès d'elle, qu'elle m'a ordonné d'un ton brusque… elle, toujours si douce pour moi, de la laisser seule… Je me suis retirée dans une chambre voisine… et jusqu'à l'aube, où ma maîtresse s'est jetée toute vêtue sur son lit, je l'ai entendue marcher avec agitation… J'ai cependant longtemps hésité avant de me décider à ces révélations, Scanvoch, mais lorsque tout à l'heure ma maîtresse m'a appelée pour m'ordonner de vous aller quérir, je n'ai pas regretté ce que j'ai fait… Ah! si vous l'aviez vue! comme elle était pâle et sombre!…

Je me rendis chez Victoria très-inquiet… Je fus douloureusement frappé de l'expression de ses traits… Mora ne m'avait pas trompé.

Avant de continuer ce récit, et pour t'aider à le comprendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détails sur une disposition particulière de la chambre de Victoria… Au fond de cette vaste pièce se trouvait une sorte de cellule fermée par d'épais rideaux d'étoffe; dans cette cellule, où ma soeur de lait se retirait souvent pour regretter ceux qu'elle avait tant aimés, se trouvaient, au-dessus des symboles sacrés de notre foi druidique, les casques et les épées de son père, de son époux et de Victorin; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique… le berceau du petit-fils de cette femme tant éprouvée par le malheur…

Victoria vint à moi et me dit d'une voix altérée:

— Frère… pour la première fois de ma vie j'ai eu un secret pour toi… frère… pour la première fois de ma vie je vais user de ruse et de dissimulation…

Puis, me prenant la main, — la sienne était brûlante, fiévreuse, — elle me conduisit vers la cellule, écarta les rideaux épais qui la fermaient, et ajouta:

— Les moments sont précieux; entre dans ce réduit, restes-y muet, immobile… et ne perds pas un mot de ce que tu vas entendre tout à l'heure… Je te cache là d'avance pour éloigner tout soupçon…

Les rideaux de la cellule se refermèrent sur moi; je restai dans l'obscurité pendant quelque temps; je n'entendis que le pas de Victoria sur le plancher; elle marchait avec agitation. J'étais dans cette cachette depuis une demi-heure peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victoria s'ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots:

— Salut à Victoria la Grande.

C'était la voix de Tétrik, toujours mielleuse et insinuante. L'entretien suivant s'engagea entre lui et Victoria; ainsi qu'elle me l'avait recommandé, je n'en ai pas oublié une parole, car dans la journée même je l'ai transcrit de souvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cette conversation, et parce que cette mesure m'était commandée par une circonstance que tu apprendras bientôt.

— Salut à Victoria la Grande, avait dit l'ancien gouverneur de
Gascogne.

— Salut à vous, Tétrik.

— La nuit vous a-t-elle, Victoria, porté conseil?

— Tétrik, répondit Victoria d'un ton parfaitement calme et qui contrastait avec l'agitation où je venais de la voir plongée, Tétrik, vous êtes poète?

— À quel propos, je vous prie, cette question?

— Enfin… vous faites des vers?

— Il est vrai… je cherche parfois dans la culture des lettres quelque distraction aux soucis des affaires d'État… et surtout aux regrets éternels que m'a laissés la mort de notre glorieux et infortuné Victorin… auquel je survis contre mon attente… Je vous l'ai souvent répété, Victoria… en nous entretenant de ce jeune héros… que j'aimais aussi paternellement que s'il eût été mon enfant… J'avais~ deux fils, il ne m'en reste qu'un… Je suis poète, dites-vous? hélas! je voudrais être l'un de ces génies qui donnent l'immortalité à ceux qu'ils chantent… Victorin vivrait dans la postérité comme il vit dans le coeur de ceux qui le regrettent! Mais à quoi bon me parler de mes vers… à propos de l'important sujet qui me ramène auprès de vous?

— Comme tous les poètes… vous relisez plusieurs fois vos vers afin de les corriger?

— Sans doute… mais…

— Vous les oubliez, si cela se peut dire, à cette fin qu'en les lisant de nouveau vous soyez, frappé davantage de ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille?

— Certes, après avoir d'inspiration écrit quelque ode, il m'est parfois arrivé de laisser, ainsi que l'on dit, dormir ces vers pendant plusieurs mois; puis, les relisant, j'étais choqué de choses qui m'avaient d'abord échappé. Mais encore une fois, Victoria, il n'est pas question de poésie…

— Il y a un grand avantage en effet à laisser ainsi dormir des idées et à les reprendre ensuite, répondit ma soeur de lait avec un sang-froid dont j'étais de plus en plus étonné. Oui, cette méthode est bonne; ce qui, sous le feu de l'inspiration, ne nous avait pas d'abord blessé… nous blesse parfois, alors que l'inspiration s'est refroidie… Si cette épreuve est utile pour un frivole jeu d'esprit, ne doit-elle pas être plus utile encore lorsqu'il s'agit des circonstances graves de la vie?…

— Victoria… je ne vous comprends pas.

— Hier, dans la journée, j'ai reçu de vous une lettre conçue en ces termes:

«Ce soir, je serai à Trèves à l'insu de tous; je vous adjure au nom des plus grands intérêts de notre chère patrie, de me recevoir en secret, et de ne parler à personne, pas même à votre ami et frère Scanvoch; j'attendrai vers minuit votre réponse à la porte du jardin de votre maison.»

— Et cette entrevue… vous me l'avez accordée, Victoria… Malheureusement pour moi, elle n'a pas été décisive, et au lieu de retourner à Mayence sans que ma venue ait été connue dans cette ville, j'ai été forcé de rester aujourd'hui, puisque vous avez remis à ce matin la réponse et la résolution que j'attends de vous.

— Cette résolution, je ne saurais vous la faire connaître avant d'avoir soumis votre proposition à l'épreuve dont nous parlions tout à l'heure.

— Quelle épreuve?

— Tétrik, j'ai laissé dormir… ou plutôt j'ai dormi avec vos offres, faites-les moi de nouveau… Peut-être alors ce qui m'avait blessée… ne me blessera plus… peut-être ce qui ne m'avait pas choquée me choquera-t-il…

— Victoria, vous, si sérieuse, plaisanter en un pareil moment!…

— Celle-là qui, avant d'avoir à pleurer son père et son époux, son fils et son petit-fils, souriait rarement… celle-là ne choisit pas le temps d'un deuil éternel pour plaisanter… croyez- moi, Tétrik…

— Cependant…

— Je vous le répète, vos propositions d'hier m'ont paru si extraordinaires… elles ont soulevé dans mon esprit tant d'indécision, tant d'étranges pensées, qu'au lieu de me prononcer sous le coup de ma première impression… je veux tout oublier et vous entendre encore, comme si pour la première fois vous me parliez de ces choses.

— Victoria, votre haute raison, votre esprit d'une décision toujours si prompte, si sûre, ne m'avaient pas habitué, je l'avoue, à ces tempéraments.

— C'est que jamais, dans ma vie, déjà longue, je n'ai eu à me décider sur des questions de cette gravité.

— De grâce, rappelez-vous qu'hier…

— Je ne veux rien me rappeler… Pour moi, notre entretien d'hier n'a pas eu lieu… Il est minuit, Mora vient d'aller vous quérir à la porte du jardin; elle vous a introduit près de moi: vous parlez, je vous écoute…

— Victoria…

— Prenez garde… si vous me refusez, je vous répondrai peut-être selon ma première impression d'hier… et, vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce… c'est toujours d'une manière irrévocable…

— Votre première impression m'est donc défavorable? s'écria-t-il avec un accent rempli d'anxiété. Oh! ce serait un grand malheur!

— Parlez donc de nouveau, si vous voulez que ce malheur soit réparable…

— Qu'il en soit ainsi que vous le désirez, Victoria… bien qu'une pareille singularité de votre part me confonde… Vous le voulez? soit… Notre entretien d'hier n'a pas eu lieu… je vous revois en ce moment pour la première fois après une assez longue absence, quoiqu'une fréquente correspondance ait toujours eu lieu entre nous, et je vous dis ceci: Il y a cinq ans, frappé au coeur par la mort de Victorin… mort à jamais funeste, qui emportait avec elle mes espérances pour le glorieux avenir de la Gaule!… j'étais mourant en Italie, à Rome, où mon fils m'avait accompagné… Ce voyage, selon les médecins, devait rétablir ma santé; ils se trompaient: mes maux empiraient… Dieu voulut qu'un prêtre chrétien me fût secrètement amené par un de mes amis récemment converti… La foi m'éclaira et, en m'éclairant, elle fit un miracle de plus, elle me sauva de la mort… Je revins à une vie pour ainsi dire nouvelle, avec une religion nouvelle… Mon fils abjura comme moi, mais en secret, les faux dieux que nous avions jusqu'alors adorés… À cette époque, je reçus une lettre de vous, Victoria; vous m'appreniez le meurtre de Marion: guidé par vous, et selon mes prévisions, il avait sagement, gouverné la Gaule… Je restai anéanti à cette nouvelle, aussi désespérante qu'inattendue; vous me conjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays, de revenir en Gaule: personne, disiez-vous, n'était capable, sinon moi, de remplacer Marion… Vous alliez plus loin: moi seul, dans l'ère nouvelle et pacifique qui s'ouvrait pour notre pays, je pouvais, en le gouvernant, combler sa prospérité; vous faisiez un véhément appel à ma vieille amitié pour vous, à mon dévouement à notre patrie… Je quittai Rome avec mon fils; un mois après j'étais auprès de vous, à Mayence; vous me promettiez votre tout-puissant appui auprès de l'armée, car vous étiez ce que vous êtes encore aujourd'hui, la mère des camps… Présenté par vous à l'armée, je fus acclamé par elle… Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil, moi, qui de ma vie n'avais touché l'épée, je fus, chose unique jusqu'alors, acclamé chef unique de la Gaule, puisque vous déclariez fièrement de ce jour à l'empereur que la Gaule, désormais indépendante, n'obéirait qu'à un seul chef gaulois librement élu… L'empereur, engagé dans sa désastreuse guerre d'Orient contre la reine Zénobie, votre héroïque émule, l'empereur céda… Seul, je gouvernai notre pays. Ruper, vieux général éprouvé dans les guerres du Rhin, fut chargé du commandement des troupes; l'armée, dans sa constante idolâtrie pour vous, voulut vous conserver au milieu d'elle… Moi, je m'occupai de développer en Gaule les bienfaits de la paix… Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus pas politique de la confesser publiquement; je vous ai donc caché à vous-même, Victoria, jusqu'à aujourd'hui, ma conversion à la religion dont le pape est à Rome. Depuis cinq ans la Gaule, prospère au dedans, est respectée au dehors; j'ai établi le siège de mon gouvernement et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez au milieu de l'armée qui couvre nos frontières, prête à repousser, soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains, s'ils voulaient maintenant attenter à notre complète indépendance si chèrement reconquise… Vous le savez, Victoria, je me suis toujours inspiré de votre haute sagesse, soit en venant souvent vous visiter à Trèves, depuis que vous avez quitté Mayence, soit en correspondant journellement avec vous sur les affaires du pays; mais je ne m'abuse pas, Victoria, et je suis fier de reconnaître cette vérité: votre main toute-puissante m'a seule élevé au pouvoir, seule elle m'y soutient… Oui, du fond de sa modeste maison de Trèves, la mère des camps est de fait impératrice de la Gaule… et moi, malgré le pouvoir dont je jouis, je suis, et je m'en honore, Victoria, je suis votre premier sujet… Ce rapide regard sur le passé était indispensable pour établir nettement la position présente… Ainsi que je vous l'ai dit hier, veuillez-vous le rappeler…

— Je ne me souviens plus d'hier… Poursuivez, Tétrik…

— La déplorable mort de Victorin et de son fils, le meurtre de Marion, vous prouvent la funeste fragilité des pouvoirs électifs… Cette idée n'est pas, vous le savez, nouvelle chez moi… J'étais autrefois venu à Mayence afin de vous engager à acclamer l'enfant de Victorin l'héritier de son père… Dieu a voulu qu'un crime affreux ruinât ce projet auquel vous eussiez peut-être consenti plus tard…

— Continuez…

— La Gaule est maintenant en paix, sa valeureuse armée vous est dévouée plus qu'elle ne l'a jamais été à aucun général, elle impose à nos ennemis; notre beau pays, pour atteindre à son plus haut point de prospérité, n'a plus besoin que d'une chose, la stabilité; en un mot, il lui faut une autorité qui ne soit plus livrée au caprice d'une élection intelligente aujourd'hui, stupide demain; il nous faut donc un gouvernement qui ne soit plus personnifié dans un homme toujours à la merci du soulèvement militaire de ceux qui l'ont élu, ou du poignard d'un assassin. L'institution monarchique, basée non sur un homme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a des siècles; elle peut seule aujourd'hui donner à notre pays la force, la prospérité, qui lui manquent… La monarchie, vous disais-je hier, Victoria, seule, vous pouvez la rétablir en Gaule: je viens vous en offrir les moyens, guidé par mon fervent amour pour mon pays…

— C'est cette offre que je veux vous entendre me proposer de nouveau, Tétrik…

— Ainsi, vous exigez…

— Rien n'a été dit hier… parlez…

— Victoria, vous disposez de l'armée… moi, je gouverne le pays; vous m'avez fait ce que je suis… j'ai plaisir à vous le répéter… vous êtes au vrai l'impératrice de la Gaule, et moi, votre premier sujet… Unissons-nous dans un but commun pour assurer à jamais l'avenir de notre glorieuse patrie; unissons, non pas nos corps, je suis vieux… vous êtes belle et jeune encore, Victoria… mais unissons nos âmes devant un prêtre de la religion nouvelle, dont le pape est à Rome… Embrassez le christianisme, devenez mon épouse devant Dieu… et proclamez-nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules… L'armée n'aura qu'une voix pour vous élever au trône… vous régnerez seule et sans partage… Quant à moi, vous le savez, je n'ai aucune ambition, et, malgré mon vain titre d'empereur, je continuerai d'être votre premier sujet… Seulement, il sera, je crois, très-politique d'adopter mon fils comme successeur au trône; il est en âge d'être marié; nous choisirons pour lui une alliance souveraine… j'ai déjà mes vues… et la monarchie des Gaules est à jamais fondée… Voilà, Victoria, ce que je vous proposais hier… voilà ce que je vous propose aujourd'hui… Je vous ai, selon votre désir, exposé de nouveau mes projets pour le bien du pays; adoptez ce plan, fruit de longues années de méditation, d'expérience… et la Gaule marche à la tête des nations du monde…

Un assez long silence de ma soeur de lait suivit ces paroles de son parent… Elle reprit, toujours calme:

— J'ai été sagement inspirée en voulant vous entendre une seconde fois, Tétrik… Et d'abord, dites-moi, vous avez abjuré pour la religion nouvelle l'antique foi de nos pères? La Gaule, presque tout entière, est cependant restée fidèle à la foi druidique.

— Aussi ai-je tenu, par politique, mon abjuration secrète; mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi votre idolâtrie lors de notre mariage, je confesserais très-haut ma nouvelle croyance; et, très-probablement, votre conversion, à vous, Victoria, l'idole de notre peuple, entraînerait la conversion des trois quarts du pays.

— Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré la croyance de nos pères pour la foi nouvelle, pour l'Évangile prêché par ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a plus de deux siècles… À cette foi nouvelle, vous croyez sans doute?

— L'aurais-je embrassée sans cela?

— Cet Évangile, je l'ai lu… Une aïeule de Scanvoch a assisté aux derniers jours de Jésus, l'ami des esclaves et des affligés… Or, dans les tendres et divines paroles du jeune maître de Nazareth, je n'ai trouvé que des exhortations au renoncement des richesses, à l'humilité, à l'égalité parmi les hommes… et voici que, fervent et nouveau converti, vous rêvez la royauté…

— Un mot, Victoria…

— Durant sa vie, le jeune docteur de Nazareth disait: «Le maître n'est pas plus que le disciple… l'esclave est autant que son seigneur…» Il se disait fils de Dieu, de même que notre foi druidique nous apprend que nous sommes tous fils d'un même Dieu…

— Pris en un sens absolu, l'Évangile de Notre-Seigneur Jésus- Christ ne serait, vous l'avouerez, qu'une machine d'éternelle rébellion du pauvre contre le riche, du serviteur contre son maître, du peuple contre ses chefs, la négation enfin de toute autorité; tandis que les religions, au contraire, doivent rendre l'autorité plus puissante, plus redoutable…

— Je sais cela… Nos druides, au temps de leur barbarie primitive, et avant de devenir les plus sublimes des hommes, se sont aussi rendus redoutables aux peuples ignorants, alors qu'ils les frappaient de terreur et les écrasaient sous leur pouvoir; mais-le jeune maître de Nazareth a flétri ces fourberies atroces en disant avec indignation: «Vous voulez faire porter aux hommes des fardeaux écrasants, que vous ne touchez pas, vous, prêtres du bout du doigt…»

— La raison d'État passe avant les principes… Rien de plus périlleux, Victoria, que d'abandonner la nomination d'un chef politique ou religieux au brutal caprice d'une élection populaire… L'intérêt du présent et de l'avenir vous fait donc une loi d'accepter mes offres… Je me résume: Prenez-moi pour époux; embrassez, comme moi, la foi nouvelle; faites-nous proclamer par l'armée, vous et moi, empereur et impératrice; adoptez mon fils et sa postérité… La Gaule, à notre exemple, se fait tout entière chrétienne; et, soutenus par les prêtres et les évêques, nous possédons l'autorité la plus souveraine, la plus absolue, dont aient jamais joui un empereur et une impératrice!…

Soudain la voix de Victoria, jusqu'alors calme et contenue, éclata indignée, menaçante:

— Tétrik! vous me proposez là un pacte sacrilège… tyrannique… infâme!

— Victoria, que signifie?…

— Hier, je vous croyais insensé…, aujourd'hui, que vous m'avez ouvert les profondeurs de votre âme infernale… je vous crois un monstre d'ambition et de scélératesse!…

— Moi! grand Dieu!

— Vous!… Oh! à cette heure le passé éclaire pour moi le présent, et le présent l'avenir… Béni soyez-vous, ô Hésus!… Je n'étais pas seule à entendre cet effrayant complot!…

— Que dites-vous?

— Vous m'avez inspiré, ô Hésus! et j'ai voulu avoir un témoin caché, qui affirmerait au besoin la réalité de ce projet monstrueux… car ma parole elle-même… non, la parole de Victoria ne serait pas crue si elle dévoilait tant d'horreurs!… Viens, mon frère… viens, Scanvoch!…

À cet appel de Victoria, je m'écriai:

— Ma soeur… je ne dis plus comme autrefois: Je soupçonne cet homme!… je dis: J'accuse le criminel!

— Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous m'accusez, Scanvoch, reprit Tétrik avec un impérieux dédain, ce n'est pas d'aujourd'hui que ces folles accusations sont tombées devant mon mépris…

— Je te soupçonnais autrefois, Tétrik, lui dis-je, d'avoir, par tes machinations ténébreuses, amené la mort de Victorin et celle de son fils au berceau… Aujourd'hui, moi, Scanvoch, je t'accuse de cette horrible trame!…

— Prends garde, dit Tétrik pâle, sombre, menaçant, prends garde, mon pouvoir est grand…

— Mon frère, me dit Victoria, ta pensée est la mienne… Parle sans crainte… moi aussi j'ai un grand pouvoir…

— Tétrik, je te soupçonnais autrefois d'avoir tuer Marion… aujourd'hui, moi, Scanvoch, je t'accuse de ce crime!…

— Malheureux insensé! où sont les preuves de ce que tu as l'audace d'avancer?…

— Oh! je le sais… tu es prudent et habile autant que patient, tu brises tes instruments dans l'ombre après t'en être servi.

— Ce sont des mots, reprit Tétrik avec un calme glacial; mais les preuves où sont-elles?…

— Les preuves, s'écria Victoria, elles sont dans tes propositions sacrilèges… Écoute, Tétrik, voici la vérité: tu as conçu le projet d'être empereur héréditaire de la Gaule longtemps avant la mort de Victorin; ta proposition de faire acclamer mon petit-fils comme héritier du pouvoir de son père était à la fois un leurre destiné à me tromper sur tes desseins et un premier pas dans la voie que tu poursuivais…

— Victoria, la passion vous égare. Quel maladroit ambitieux j'aurais été, moi, voulant arriver un jour à l'empire héréditaire… vous conseiller de faire décerner ce pouvoir à votre race…

— Le principe était accepté par l'armée: l'hérédité du pouvoir reconnue pour l'avenir; tu te débarrassais ensuite de mon fils et de mon petit-fils, ce que tu as fait…

— Moi…

— Tout maintenant se dévoile à mes yeux… Cette bohémienne maudite a été ton instrument; elle est venue à Mayence pour séduire mon fils, pour le pousser, par ses refus, à l'acte infâme aux prix duquel cette créature mettait ses faveurs… Ce crime commis, mon fils devait être tué par Scanvoch, rappelé à Mayence cette nuit-là même, ou massacré par l'armée, prévenue et soulevée à temps par tes émissaires…

— Des preuves, Victoria! des preuves!…

— Je n'en ai pas… mais cela est! Dans la même nuit, tu as fait tuer mon petit-fils entre mes bras: ma race a été éteinte… ton premier pas vers l'empire était marqué dans le sang. Tu as ensuite refusé le pouvoir et proposé l'élévation de Marion… Oh! je l'avoue, à ce prodige d'astuce infernale, mes soupçons, un moment éveillés, se sont évanouis… Deux mois après son acclamation comme chef de la Gaule… Marion tombait sous le fer d'un meurtrier, ton instrument.

— Des preuves…, reprit Tétrik impassible, des preuves!…

— Je n'en ai pas, mais cela est… Tu restais seul: Victorin, son fils, Marion, tués… Alors, devenue, sans le savoir, ta complice, je t'ai adjuré de prendre le gouvernement du pays… Tu triomphais, mais à demi… tu gouvernais, mais, tu l'as dit, tu n'étais que mon premier sujet, à moi, la mère des camps… Oh! je le vois à cette heure, mon pouvoir te gêne! l'armée, la Gaule, t'ont accepté pour leur chef, présenté par moi; elles ne t'ont pas choisi… D'un mot je peux te briser comme je t'ai élevé… Aveuglé par l'ambition, tu as jugé mon coeur d'après le tien; tu m'as crue capable de vouloir changer mon influence sur l'armée contre la couronne d'impératrice, et d'introniser à ce prix toi et ta race… Tu as conclu avec le pape et les évêques un pacte ténébreux, dans l'espoir d'asservir un jour cet intelligent et fier peuple gaulois, qui, libre, choisit librement ses chefs, et reste fidèle à la religion de ses pères. Quoi! il a brisé depuis des siècles, par les mains sacrées de Ritha-Gaür, le joug des rois… et tu voudrais de nouveau lui imposer ce joug, en t'alliant avec la nouvelle Église?… Eh bien, moi, Victoria, la mère des camps, je te dis ceci à toi Tétrik, chef de la Gaule: Devant le peuple et l'armée, je t'accuse de vouloir asservir la Gaule! je t'accuse d'avoir renié la foi de tes pères! je t'accuse d'avoir contracté une secrète alliance avec les évêques! je t'accuse de vouloir usurper la couronne impériale pour toi et pour ta race… Oui, de ceci, moi, Victoria, je t'accuse, et je t'accuserai devant le peuple et l'armée, te déclarant traître, renégat, meurtrier, usurpateur… Je vais demander sur l'heure que tu sois jugé par le sénat, et puni de mort pour tes crimes si tu es reconnu coupable!…

Malgré la véhémence des accusations de ma soeur de lait, Tétrik revint à son calme habituel, dont il était un moment sorti pour me menacer, et répondit de sa voix la plus onctueuse:

— Victoria, j'avais cru profitable à la Gaule le projet que je vous ai soumis… n'y pensons plus… Vous m'accusez, je suis prêt à répondre devant le sénat et l'armée… Si ma mort, prononcée par mes juges, à votre instigation, peut être d'un utile enseignement pour le pays, je ne vous disputerai pas le peu de jours qui me restent à vivre. Je reste à Trèves, où j'attendrai la décision du sénat… Adieu, Victoria… l'avenir prouvera qui de vous ou de moi aimait la Gaule d'un amour éclairé… Encore adieu, Victoria…

Et il fit un pas vers la porte; j'y arrivai avant lui, et, barrant le passage, je m'écriai:

— Tu ne sortiras pas! tu veux fuir la punition due à tes crimes…

Tétrik me toisa des pieds à la tête avec une hauteur glaciale, et dit en se tournant à demi vers Victoria:

— Quoi! dans votre maison, de la violence contre un vieillard… contre un parent venu chez vous sans défiance…

— Je respecterai ce qui est sacré en tout pays, l'hospitalité, répondit la mère des camps. Vous êtes venu ici librement, vous sortirez librement.

— Ma soeur! m'écriai-je, prenez garde! votre confiance vous a déjà été funeste…

Victoria, d'un geste, m'interrompit, réfléchit, et dit avec amertume:

— Tu as raison… ma confiance a été funeste au pays; elle me pèse comme un remords… ne crains rien cette fois.

Et elle frappa vivement sur un timbre… Presque aussitôt Mora parut. Après quelques mots que sa maîtresse lui dit à l'oreille, la servante se retira.

— Tétrik, reprit Victoria, j'ai envoyé quérir le capitaine Paul et plusieurs officiers; ils vont venir vous chercher ici; ils vous accompagneront à votre logis…vous n'en sortirez que pour paraître devant vos juges…

— Mes juges?

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