L'alouette du casque; ou, Victoria, la mère des camps
— L'armée nommera un tribunal… ce tribunal vous jugera,
Tétrik…
— Je suis aussi justiciable du sénat.
— Si le tribunal militaire vous condamne, vous serez renvoyé devant le sénat… si le tribunal militaire vous absout, vous serez libre; la vengeance divine pourra seule vous atteindre.
Mora rentra pour annoncer à sa maîtresse l'exécution de ses ordres au sujet du capitaine Paul. Je me souvins plus tard, mais, hélas! trop tard, que Mora échangea quelques paroles à voix basse avec Tétrik, assis près de la porte.
— Scanvoch, met dit Victoria, tu as entendu ma conversation avec
Tétrik… tu te la rappelles?
— Parfaitement…
— Tu vas aller, sur l'heure, la transcrire fidèlement. — Puis, se retournant vers le chef de la Gaule, elle ajouta: — Ce sera votre acte d'accusation; il sera lu devant le tribunal militaire, et ensuite ce tribunal décidera de votre sort.
— Victoria, reprit froidement Tétrik, écoutez les conseils d'un vieillard, autrefois et encore à cette heure votre meilleur ami. Accuser un homme est facile, prouver son crime est difficile…
— Tais-toi, détestable hypocrite! s'écria la mère des camps avec emportement; ne me pousse point à bout… Je ne sais ce qui me tient de te livrer sur l'heure à la brutale justice des soldats. - - Puis, joignant les mains: — Hésus, donne-moi la force d'être équitable, même envers cet homme… Apaise en moi, ô Hésus! ces bouillonnements de colère qui troubleraient mon jugement!
Mora, ayant entendu quelque bruit derrière la porte, l'ouvrit, et revint dire à sa maîtresse:
— On annonce l'arrivée du capitaine Paul.
Victoria fit signe à Tétrik; il franchit le seuil en poussant un profond soupir, et en disant d'un accent pénétré:
— Seigneur! Seigneur! dissipez l'aveuglement de mes ennemis… pardonnez-leur comme je leur pardonne…
La mère des camps, s'adressant à sa servante au moment où elle sortait sur les pas du chef de la Gaule:
— Mora, j'ai la poitrine en feu… apporte-moi une coupe d'eau mélangée d'un peu de miel.
La servante fit un signe de tête empressé, puis elle disparut ainsi que Tétrik, resté pendant un instant au seuil de la porte.
— Ah! mon frère! murmura Victoria avec accablement lorsque nous fûmes seuls, ma longue lutte avec cet homme m'a épuisée… la vue du mal me cause un abattement douloureux… je suis brisée; tiens, prends ma main, elle brûle!
— L'insomnie, l'émotion, l'horreur longtemps contrainte que vous inspirait Tétrik, ont causé votre agitation fiévreuse… Prenez un peu de repos, ma soeur; je vais aller transcrire votre entretien avec cet homme… Ce soir, justice sera faite.
— Tu as raison; il me semble que si je pouvais dormir, cela me soulagerait… Va, mon frère, ne quitte pas la maison…
— Voulez-vous que j'envoie Sampso veiller près de vous?
— Non… je préfère être seule: le sommeil me viendra plus facilement…
Mora parut à ce moment, portant une coupe pleine de breuvage, qu'elle offrit à sa maîtresse. Celle-ci prit le vase et en but le contenu avec avidité.
Laissant ma soeur de lait aux soins de sa servante, je remontai chez moi afin de relater fidèlement les paroles de Tétrik. Je terminais ce travail, commencé depuis deux heures, lorsque je vis entrer Mora, pâle, épouvantée.
— Scanvoch, me dit-elle d'une voix haletante, venez… venez vite!… Laissez là cette écriture…
— Qu'y a-t-il?
— Ma maîtresse… malheur! malheur!… Venez vite!…
— Victoria!… un malheur la menace? m'écriai-je en me dirigeant à la hâte vers l'appartement de ma soeur de lait, tandis que Mora, me suivant, disait:
— Elle m'avait renvoyée pour être seule… Tout à l'heure je suis allée dans sa chambre… et alors… ô malheur!…
— Achève…
— Je l'ai vue sur son lit… les yeux ouverts… mais immobile et livide comme une morte…
Jamais je n'oublierai le spectacle affreux dont je fus frappé en entrant chez Victoria. Couchée tout étendue sur son lit, elle était, ainsi que me l'avait dit Mora, immobile et livide comme une morte. Ses yeux fixes, étincelants, semblaient retirés au fond de leur orbite; ses traits, douloureusement contractés, avaient la froide blancheur du marbre…
Une pensée me traversa l'esprit comme un éclair sinistre…
Victoria mourait empoisonnée!…
— Mora, m'écriai-je en me jetant à genoux auprès du lit de la mère des camps, envoie à l'instant chercher le druide médecin, et cours dire à Sampso de venir ici…
La servante disparut. Je saisis une des mains de Victoria déjà roidies et glacées, je la couvris de larmes en m'écriant:
— Ma soeur! c'est moi… Scanvoch!…
— Mon frère!… murmura-t-elle.
Et à entendre sa voix sourde, affaiblie, il me sembla qu'elle me répondait du fond d'un tombeau. Ses yeux, d'abord fixes, se tournèrent lentement vers moi. L'intelligence divine, qui avait jusqu'alors illuminé ce beau regard si auguste et si doux, paraissait éteinte. Cependant, peu à peu, la connaissance lui revint, et elle dit:
— C'est toi… mon frère?… Je vais mourir…
Tournant alors péniblement la tête de côté et d'autre, comme si elle eût cherché quelque chose, elle reprit en tâchant de lever un de ses bras, qui retomba presque aussitôt pesamment sur sa couche:
— Là, ce grand coffre, ouvre-le… tu y verras un coffret de bronze; apporte-le…
J'obéis et je déposai sur le lit un petit coffret de bronze assez lourd. Au même instant entrait Sampso, avertie par Mora.
— Sampso, dit Victoria, prenez ce coffret, emportez-le chez vous… serrez-le soigneusement… Dans trois jours vous l'ouvrirez… la clef est attachée au couvercle…
Puis s'adressant à moi:
— Tu as transcrit mon entretien avec Tétrik?
— J'achevais ce travail lorsque Mora est accourue.
— Sampso, portez ce coffret chez vous, à l'instant, et revenez aussitôt avec les parchemins sur lesquels Scanvoch a tout à l'heure écrit… Allez, il n'y a pas un instant à perdre.
Sampso obéit et sortit éperdue… Je restais seul avec Victoria.
— Mon frère, me dit-elle, les moments sont précieux, ne m'interromps pas… Je me sens mourir; je crois deviner la main qui me frappe, sans savoir comment elle m'a frappée… Ce crime couronne une longue suite de forfaits ténébreux… Ma mort est à cette heure un grand danger pour la Gaule; il faut le conjurer… Tu es connu dans l'armée… on sait ma confiance en toi… Rassemble les officiers, les soldats… instruis-les des projets de Tétrik… Cet entretien, que tu as transcrit, je vais, si j'en ai la force, le signer, pour donner créance à tes paroles… La vie m'abandonne… Oh! que n'ai-je le temps de réunir ici, à mon lit de mort, les chefs de l'armée, qui, ce soir, entoureront mon bûcher… Sur ce bûcher, tu déposeras les armes de mon père, de mon époux et de Victorin, et aussi le berceau de mon petit- fils!…
— Scanvoch! s'écria Sampso en entrant précipitamment dans la chambre, les parchemins, tu les avais laissés sur la table… ils n'y sont plus!…
— C'est impossible! ai-je répondu stupéfait, il n'y a qu'un instant, ils y étaient encore.
— Oui, je les y ai vus lorsque Mora est venue m'avertir du malheur qui nous menaçait, m'a dit Sampso; ils auront été dérobés en ton absence.
— Ces parchemins dérobés? Oh! cela est funeste! murmura Victoria. Quelle main mystérieuse s'étend donc sur cette maison? Malheur! malheur à la Gaule!… Hésus! Dieu tout-puissant! tu m'appelles dans ces mondes inconnus d'où l'on plane peut-être sur ce monde que je quitte pour aller revivre ailleurs… Hésus! abandonnerais- je cette terre sans être rassurée sur l'avenir de mon pays tant aimé, avenir qui m'épouvante? Ô Tout-Puissant! que ton divin esprit m'éclaire à cette heure suprême! Hésus! m'as-tu entendue? ajouta Victoria d'une voix plus haute, et se dressant sur son séant, le regard inspiré. Que vois-je? est-ce l'avenir qui se dévoile à mes yeux?… Cette femme, si pâle, quelle est-elle?… Sa robe est ensanglantée… Sa couronne de feuilles de chêne, l'arbre sacré de la Gaule, est sanglante aussi… l'épée que tenait sa main virile est brisée à ses côtés… Un de ces sauvages franks, la tête ornée d'une couronne, tient cette noble femme sous ses genoux… Hésus! cette femme ensanglantée… c'est la Gaule!… ce barbare agenouillé sur elle… c'est un roi frank!… Encore du sang! un fleuve de sang! il entraîne dans son cours, à la lueur des flammes de l'incendie, des ruines et des milliers de cadavre!… Oh! cette femme… la Gaule, la voici encore, hâve, amaigrie, vêtue de haillons, portant au cou le collier de fer de la servitude; elle se traîne à genoux, écrasée sous un pesant fardeau… Le roi frank hâte, à coups de fouet, la marche de la Gaule esclave! Encore un torrent de sang… encore des cadavres… encore des ruines… encore des lueurs d'incendie… Assez! assez de débris! assez de massacres!… Ô Hésus! joies du ciel! s'écria Victoria, dont les traits semblèrent soudain rayonner d'une splendeur divine, la noble femme est debout! la voilà… je la vois, plus belle, plus fière que jamais… le front ceint d'une couronne de feuilles de chêne!… D'une main, elle tient une gerbe d'épis, de raisins et de fleurs… de l'autre, un drapeau surmonté du coq gaulois… elle foule d'un pied superbe les débris de son collier d'esclavage, la couronne des rois franks. Oui, cette femme, enfin libre, fière, glorieuse, féconde… c'est la Gaule!… Hésus! Hésus!… pitié pour elle…
Ces derniers mots épuisèrent les forces de Victoria: elle céda pourtant à un dernier élan d'exaltation, leva les yeux vers le ciel en croisant ses deux bras sur sa mâle poitrine, poussa un long gémissement et retomba sur sa couche funèbre…
La mère des camps, Victoria la Grande, était morte!…
J'avais, pendant qu'elle parlait, fait des efforts surhumains pour contenir mon désespoir; mais lorsque je la vis expirer, le vertige me saisit, mes genoux fléchirent, mes forces, ma pensée m'abonnèrent, et je perdis tout sentiment au moment où j'entendis un grand tumulte dans la pièce voisine, tumulte dominé par ces mots:
— Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!…
* * *
Pendant plusieurs jours, ta seconde mère, Sampso, mon enfant, me vit à l'agonie. Deux semaines environ s'étaient passées depuis la mort de Victoria, lorsque, pour la première fois, rassemblant et raffermissant mes souvenirs, j'ai pu m'entretenir avec Sampso de notre perte irréparable… Les derniers mots qui frappèrent mon oreille, lorsque, brisé de douleur, je perdais connaissance auprès du lit de ma soeur de lait, avaient été ceux-ci: — Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison!…
En effet, Tétrik avait été, ou plutôt, parut avoir été empoisonné en même temps que Victoria. À peine arrivé dans la maison du général de l'armée, il sembla en proie à de cruelles souffrances; et lorsque, quinze jours après, je revins à la vie, on craignait encore pour les jours de Tétrik.
Je l'avoue, à cette nouvelle étrange, je restai stupéfait; ma raison se refusait à croire cet homme coupable d'un forfait dont il était lui-même une des victimes.
La mort de Victoria jeta la consternation dans la ville de Trèves, dans l'armée; plus tard, dans toute la nation. Les funérailles de l'auguste mère des camps semblaient être les funérailles de la Gaule; on y voyait le présage de nouveaux malheurs pour le pays… Le sénat gaulois décréta l'apothéose de Victoria; elle fut célébrée à Trèves, au milieu du deuil et des larmes de tous. La pompeuse solennité du culte druidique, le chant des bardes, donnèrent un imposant éclat à cette cérémonie funèbre… Pendant huit jours, Victoria, embaumée et couchée sur un lit d'ivoire, couverte d'un tapis de drap d'or, fut exposée à la vénération de tous les citoyens, qui se pressaient en foule dans la maison mortuaire, sans cesse envahie par cette armée du Rhin, dont Victoria était véritablement la mère. Enfin elle fut portée sur un bûcher, selon l'antique usage de nos pères: les parfums fumèrent dans les rues de Trèves, sur le passage du cortège, suivi de toute l'armée, précédé des bardes chantant sur leurs harpes d'or les louanges de cette femme illustre; puis, le bûcher mis en feu, elle disparut au milieu des flammes étincelantes.
Une médaille, frappée le jour même de la cérémonie funèbre, représente, d'un côté, la tête de l'héroïne gauloise, casquée comme Minerve, et de l'autre, un aigle aux ailes éployées, s'élançant dans l'espace, l'oeil fixé sur le soleil, symbole de la foi druidique… L'âme, abandonnant ce monde-ci, ne va-t-elle pas revêtir un corps nouveau dans les mondes inconnus?… Au revers de cette médaille fut gravée la formule ordinaire: Consécration, accompagnée de ces mots:
VICTORIA, EMPEREUR
La Gaule, par cette appellation virile, immortalisait ainsi, dans son enthousiasme, la glorieuse mère des camps, en lui décernant un titre qu'elle avait toujours refusé pendant sa vie, vie aussi modeste que sublime, consacrée tout entière à son père, à son époux, à son fils, à la gloire et au salut de la patrie!…
Ma perplexité était profonde: l'empoisonnement de Tétrik, luttant encore, disait-on, contre la mort; la disparition du parchemin contenant l'entretien de ce traître avec Victoria, parchemin qu'elle n'avait pu d'ailleurs signer avant de mourir, rendait très-difficile, sinon impossible, l'accusation que moi, soldat obscur, je devais porter contre Tétrik, survivant et chef souverain de la Gaule, souveraineté d'autant plus imposante, qu'elle n'était plus balancée par l'immense influence de la mère des camps. J'attendis, pour me déterminer à une résolution dernière, que mon esprit, ébranlé par de terribles secousses, eût repris sa fermeté.
Sampso, trois jours après la mort de Victoria, et selon ses dernières volontés, ouvrit le coffret qu'elle lui avait remis… Ma femme y trouva une touchante et dernière preuve de la sollicitude de ma soeur de lait; un parchemin contenait ces mots, écrits de sa main:
«Nous ne nous séparerons qu'à la mort, avons-nous dit souvent, mon bon frère Scanvoch: c'est ton désir, c'est le mien; mais si je dois aller revivre avant toi dans ces mondes inconnus où nous nous retrouverons un jour, heureuse je serais de penser que tu iras attendre en Bretagne, berceau de ta famille, le jour de notre rencontre ailleurs qu'ici.
«La conquête romaine avait dépouillé ta race de ses champs paternels. La Gaule, redevenue libre, a dû légitimement revendiquer, au nom du droit ou par la force, l'héritage de ses enfants sur les descendants des Romains. Je ne sais quel sera l'état de notre pays lorsque nous serons séparés; quoi qu'il arrive, tu pourras revendiquer ton légitime héritage par trois moyens: le droit, l'argent ou la force… Tu as le droit, tu as la force, tu as l'argent… car tu trouveras dans ce coffret une somme suffisante pour racheter, au besoin, les champs de ta famille, et vivre désormais heureux et libre près des pierres sacrées de Karnak, témoins de la mort héroïque de ton aïeule Hêna, la vierge de l'île de Sên.
«Tu m'as souvent montré les pieuses reliques de ta famille… je veux y ajouter un souvenir… Tu trouveras dans ce coffret une alouette en bronze doré: je portais cet ornement à mon casque le jour de la bataille de Riffenël, où j'ai vu mon fils Victorin faire ses premières armes… Garde, et que ta race conserve aussi ce souvenir de fraternelle amitié; il t'est laissé par ta soeur de lait Victoria; elle est de ta famille… n'a-t-elle pas bu le lait de ta vaillante mère?…
«À l'heure où tu liras ceci, mon bon frère Scanvoch, je revivrai ailleurs, auprès de ceux-là que j'ai aimés…
«Continue d'être fidèle à la Gaule et à la foi de nos pères… Tu t'es montré digne de ta race; puissent ceux de ta descendance être dignes de toi, et écrire sans rougir l'histoire de leur vie, ainsi que l'a voulu ton aïeul Joël, le brenn de la tribu de Karnak…
«VICTORIA.»
Ai-je besoin de te dire, mon enfant, combien je fus touché de tant de sollicitude?… J'étais alors plongé dans un morne désespoir et absorbé par la crainte des graves événements qui pouvaient suivre la mort de Victoria. Je restai presque insensible à l'espoir de retourner prochainement en Bretagne pour y finir mes jours dans les mêmes lieux où avaient vécu mes aïeux. Ma santé complètement rétablie, je me rendis chez le général commandant l'armée du Rhin: vieux soldat, il devait comprendre mieux que personne les suites funestes de la mort de Victoria. Je m'ouvris à lui sur les projets de Tétrik; je dis aussi les soupçons que m'avait inspirés l'empoisonnement de ma soeur de lait… Telle fut la réponse du général:
— Les crimes, les desseins, dont tu accuses Tétrik sont si monstrueux, ils prouveraient une âme si infernale, que j'y croirais à peine, m'eussent-ils été attestés par Victoria, notre auguste mère, à jamais regrettée. Tu es, Scanvoch, un brave et honnête soldat; mais ta déposition ne suffit pas pour traduire le chef de la Gaule devant le sénat et l'armée… D'ailleurs, Tétrik est mourant; son empoisonnement même prouve jusqu'à l'évidence qu'il est innocent de la mort de Victoria; tu serais donc le seul à accuser le chef de la Gaule, que chacun a aimé et vénéré jusqu'ici, parce qu'il s'est toujours comporté comme le premier sujet de Victoria, la véritable impératrice de la Gaule… Crois- moi, Scanvoch, raffermis tes esprits ébranlés par la mort de cette femme auguste… Ta raison, peut-être égarée par ce coup désastreux, prend sans doute de vagues appréhensions pour des réalités. Tétrik a, jusqu'ici, sagement gouverné le pays, grâce aux conseils de notre bien-aimée mère; s'il meurt, il aura nos regrets; s'il survit au crime mystérieux dont il a été victime, nous continuerons d'honorer celui qui fut jadis désigné à notre choix par Victoria la Grande.
Cette réponse du général me prouva que jamais je ne pourrais faire partager au sénat, à l'armée, si prévenus en faveur du chef de la Gaule, mes soupçons et ma conviction à moi, soldat obscur.
Tétrik ne mourut pas: son fils accourut à Trèves, sachant le danger que courait son père… Celui-ci, convalescent, s'entretint longuement avec les sénateurs et les chefs de l'armée; il manifesta, au sujet de la mort de Victoria, une douleur si profonde, et en apparence si sincère; il honora si pieusement sa mémoire par une cérémonie funèbre, où il glorifia la femme illustre dont la main toute-puissante l'avait, disait-il, si longtemps soutenu, et à laquelle il s'enorgueillissait d'avoir dû son élévation; son chagrin parut enfin si déchirant lorsque, pâle, affaibli, fondant en larmes, s'appuyant au bras de son fils, il se traîna, chancelant, à la triste solennité dont je parle, qu'il s'acquit plus étroitement encore l'affection du peuple et de l'armée par ces derniers hommages rendus aux cendres de Victoria.
Je compris, dès lors, combien il serait vain de renouveler mes accusations contre Tétrik. Navré de voir les destinées de la Gaule entre les mains d'un homme que je savais un traître, je me décidai à quitter Trèves avec toi, mon enfant, et Sampso, ta seconde mère, afin d'aller chercher en Bretagne, notre pays natal, quelque consolation à mes chagrins.
Je voulus cependant remplir ce que je considérais comme un devoir sacré. À force d'interroger ma mémoire au sujet de l'entretien de Tétrik et de Victoria, je parvins à transcrire de nouveau cette conversation presque mot pour mot; je fis une copie de ce récit, et je la portai, la veille de mon départ, au général de l'armée, lui disant:
— Vous croyez ma raison égarée… conservez cet écrit… puisse l'avenir ne pas vous prouver la réalité de cette accusation, à vos yeux insensée!…
Le général garda le parchemin; mais il m'accueillit et me renvoya avec cette compatissante bonté que l'on accorde à ceux dont le cerveau est dérangé.
Je rentrai dans la maison de ma soeur de lait, où j'avais demeuré depuis sa mort… Je m'occupai, avec Sampso, des préparatifs de notre voyage… Pendant cette dernière nuit que je passai à Trèves, voici ce qui arriva:
Mora, la servante, était aussi restée dans la maison; la douleur de cette femme, après la mort de sa maîtresse, m'avait touché. La nuit dont je te parle, mon enfant, je m'occupais, t'ai-je dit, avec ta seconde mère, des préparatifs de notre voyage; nous avions besoin d'un coffre; j'allai en chercher un dans une salle basse, séparée par une cloison du réduit habité par Mora. Plus de la moitié de la nuit était écoulée; en entrant dans la salle basse, je remarquai, non sans étonnement, à travers les fentes de la cloison qui séparait la chambre de la servante, une vive clarté. Pensant que peut-être le feu avait pris au lit de cette femme pendant son sommeil, je m'empressai de regarder à travers l'écartement des planches; quelle fut ma surprise! je vis Mora se mirant dans un petit miroir d'argent, à la clarté des deux lampes dont la lumière venait d'attirer mon attention!… Mais ce n'était plus Mora la Moresque! ou du moins la couleur bronzée de ses traits avait disparu… je la revoyais pâle et brune, coiffée d'un riche bandeau d'or orné de pierreries, souriant à son image reproduite dans le miroir. Elle attachait à l'une de ses oreilles un long pendant de perles… elle portait enfin un corset de toile d'argent et un jupon écarlate.
Je reconnus Kidda la bohémienne.
Hélas! je ne l'avais vue qu'une fois… à la clarté de la lune; lors de cette nuit fatale où, rappelé en toute hâte à Mayence par un sinistre avertissement de mon mystérieux compagnon de voyage, j'avais tué dans ma maison Victorin et ma bien-aimée femme Ellèn!
À ma stupeur succéda la rage… un horrible soupçon traversa mon esprit; je fermai en dedans la porte de la salle basse; d'un violent coup d'épaule, car la fureur centuplait mes forces, j'enfonçai une des planches de la cloison, et je parus soudain aux yeux de la bohémienne épouvantée. D'une main, je la jetai à genoux; de l'autre, je saisis une des lourdes lampes de fer, et la devant au-dessus de la tête de cette femme, je m'écriai:
— Je te brise le crâne… si tu n'avoues pas tes crimes.
Kidda crut lire dans mon regard son arrêt de mort… elle devint livide et murmura:
— Ne me tue pas… je parlerai!
— Tu es Kidda la bohémienne?…
— Oui.
— Autrefois… à Mayence… pour prix de tes honteuses faveurs… tu as exigé de Victorin… le déshonneur de ma femme Ellèn?
— Oui.
— Tu obéissais aux ordres de Tétrik?
— Non… je ne lui ai jamais parlé.
— À qui donc obéissais-tu?
—À l'écuyer de Tétrik.
— Cet homme est prudent… Et ce soldat qui, dans cette nuit fatale, m'a averti qu'un grand crime se commettait dans ma maison, le connais-tu?…
— C'était le compagnon d'armes du capitaine Marion, ancien forgeron comme lui.
— Ce soldat, Tétrik le connaissait aussi!
— Son écuyer le voyait secrètement à Mayence.
— Et ce soldat, où est-il à cette heure?
— Il est mort.
— Après s'être servi de lui pour assassiner le capitaine
Marion… Tétrik l'a fait tuer? Réponds…
— Je le crois.
— C'est encore l'écuyer de Tétrik qui t'a envoyée dans cette maison sous les traits de Mora la Moresque?… Tu as teint ton visage pour te rendre méconnaissable?
— Oui.
— Tu devais épier, et un jour empoisonner ta maîtresse?… Tu te tais? Tu veux mourir…
— Tue-moi!
— Si tu as un Dieu… si ton âme infernale ose l'implorer en ce moment suprême, implore-le… tu n'as plus qu'un instant à vivre…
— Aie pitié de moi!
— Avoue ton crime… tu l'as commis par ordre de Tétrik?
— Oui.
— Quand… comment t'a-t-il donné l'ordre d'exécuter ce crime?
— Lorsque je suis rentrée… après en avoir donné l'ordre, d'aller quérir le capitaine Paul, afin de s'assurer de la personne de Tétrik…
— Et le poison… tu l'as mis dans le breuvage que tu as présenté à ta maîtresse?
— Oui.
— Ce jour-là même, ajoutai-je, car les souvenirs me revenaient en foule, lorsque je t'ai envoyée chercher ma femme, tu as dérobé sur ma table un parchemin écrit par moi?
— Oui, par ordre de Tétrik… Il avait entendu parler de ce parchemin à Victoria…
— Pourquoi, le crime commis, es-tu restée dans cette maison jusqu'à ce jour?
— Afin de ne pas éveiller les soupçons.
— Qui t'a portée à empoisonner ta maîtresse?
— Le don de ces pierreries, dont je m'amusais à me parer lorsque tu es entré… Je me croyais seule pour la nuit.
— Tétrik a failli mourir par le poison… Crois-tu son écuyer coupable de ce crime?
— Tout poison a son contre-poison, me répondit la bohémienne avec un sourire sinistre. Celui qui en frappant paraît aussi frappé éloigne de lui tout soupçon…
La réponse de cette femme fut pour moi un trait de lumière… Tétrik, par une ruse infernale, et sans doute garanti de la mort grâce à un antidote, avait pris assez de poison pour paraître partager le sort de Victoria, en exagérant d'ailleurs les apparences du mal.
Saisir une écharpe sur le lit, et, malgré la résistance de la bohémienne, lui lier les mains et l'enfermer ensuite dans la salle basse, ce fut pour moi l'affaire d'un moment… Je courus aussitôt chez le général de l'armée… Parvenant à grand peine, je lui racontai les aveux de Kidda. Il haussa les épaules d'un air mécontent, et me dit:
— Toujours cette idée fixe… Ton cerveau est complètement dérangé… M'éveiller pour me conter de pareilles folies!… Tu choisis d'ailleurs mal ton moment pour accuser le vénérable Tétrik: hier soir il a quitté Trèves pour retourner à Bordeaux.
Le départ de Tétrik était funeste… Cependant j'insistai si vivement auprès du général, je lui parlai avec tant de chaleur et de raison, qu'il consentit à me faire accompagner par un de ses officiers, chargé de recueillir les aveux de la bohémienne. Lui et moi, nous arrivâmes en hâte au logis… J'ouvris la porte de la salle basse, où j'avais laissé Kidda garrottée… Sans doute elle avait rongé l'écharpe avec ses dents et pris la fuite par une fenêtre encore ouverte et donnant sur le jardin… Dans mon trouble et ma précipitation, je n'avais pas songé à cette issue…
— Pauvre Scanvoch! me dit l'officier avec compassion, le chagrin te rend visionnaire… tu es complètement fou…
Et, sans vouloir m'écouter davantage, il me quitta.
La volonté des dieux s'accomplit… Je renonçai à l'espoir de dévoiler les forfaits de Tétrik… Le lendemain, je quittai avec toi et Sampso, ta seconde mère, mon enfant, la ville de Trèves pour la Bretagne.
Tu liras, hélas! non sans tristesse et crainte pour l'avenir, mon enfant, les quelques lignes qui terminent ce récit; tu y verras comment notre vieille Gaule, redevenue libre après trois siècles de luttes, redevenue grande et puissante sous l'influence de Victoria, devait être de nouveau, non plus soumise, mais du moins inféodée aux empereurs romains par l'infâme trahison de Tétrik!
Voyant ses projets de mariage et d'usurpation, sous les auspices des évêques, repoussés par la mère des camps, ce monstre l'avait fait empoisonner… Seule, elle aurait pu, par son abjuration et par son union avec lui, frayer à son ambition le chemin de l'empire héréditaire des Gaules… Victoria morte, il reconnut l'impuissance de ses projets; bientôt même il sentit que, n'étant plus soutenu par la sagesse et par la souveraine influence de cette femme auguste, il s'amoindrissait dans l'affection du peuple et de l'armée. Perdant chaque jour son ancien prestige, prévoyant sa prochaine déchéance, il songea dès lors à accomplir l'une des deux trahisons dont je l'avais toujours soupçonné. Il travailla, dans l'ombre, à replacer la Gaule, alors complètement indépendante, sous le pouvoir des empereurs de Rome. Longtemps à l'avance, et par mille moyens ténébreux, il sema des germes de discordes civiles dans le pays; en le divisant, il l'affaiblit; il sut réveiller les anciennes jalousies de province à province depuis longtemps apaisées; il suscita, par des préférences et des injustices calculées, d'ardentes rivalités entre les généraux et les différents corps de l'armée; puis, l'heure de la trahison sonnée, il écrivit secrètement à Aurélien, empereur romain:
«Le moment d'attaquer la Gaule est arrivé; vous aurez facilement raison d'un peuple affaibli par les divisions, et d'une armée dont les divers corps se jalousent… Je vous ferai connaître d'avance la disposition des troupes gauloises et de tus les mouvements qu'elles doivent faire, afin d'assurer votre triomphe.»
Les deux armées se rencontrèrent sur les bords de la Marne, dans la vaste plaine de Châlons. Au plus fort de l'action, Tétrik, selon sa promesse, se portant en avant avec le principal corps d'armée, se fit couper et envelopper par les Romains, tandis que les légions du Rhin combattaient avec leur valeur accoutumée; mais, prévenues dans leurs manoeuvres, écrasées par le nombre, elles furent anéanties… Tétrik et son fils se réfugièrent dans le camp ennemi. Notre armée détruite, notre pays divisé, ainsi qu'aux plus tristes jours de notre histoire, rendirent aux Romains la victoire facile… La Gaule, complètement libre depuis tant d'années, redevint une province romaine. L'empereur Aurélien, comme autrefois César, pour glorifier ce grand événement, fit une entrée solennelle au Capitole… Tous les captifs, ramenés par cet empereur de ses longues guerres d'Asie, défilèrent devant son char. Parmi eux, on vit la reine d'Orient, l'héroïque émule de Victoria… Zénobie, chargée de chaînes d'or rivées au carcan d'or qu'elle portait au cou. Après Zénobie venait Tétrik, le dernier chef de la Gaule avant qu'elle fût redevenue province romaine; lui et son fils marchaient libres, le front haut, malgré leur trahison infâme; ils portaient de longs manteaux de pourpre, une tunique et des braies de soie. Ils représentaient, dans ce cortège, la récente soumission des Gaulois à Aurélien, empereur.
Hélas! mon enfant, les récits de nos pères t'apprendront qu'autrefois, il y a trois siècles, un Gaulois marchait aussi devant le char triomphal de César… Ce Gaulois ne s'avançait pas splendidement vêtu, l'air audacieux et souriant à son vainqueur; non, ce captif chargé de chaînes, couvert de haillons, se soutenant à peine, sortait de son cachot; il y avait langui pendant quatre ans, après avoir défendu pied à pied la liberté de la Gaule contre les armes victorieuses du grand César… Ce captif, l'un des plus héroïques martyrs de la patrie, de notre indépendance, se nommait VERCINGÉTORIX, le chef des cent vallées…
Après le triomphe de César, le vaillant défenseur de la Gaule eut la tête tranchée…
Après le triomphe d'Aurélien, Tétrik, ce renégat qui avait livré son pays à l'étranger, fut conduit avec pompe dans un palais splendide, prix de sa trahison sacrilège…
Que ce rapprochement ne te fasse pas douter de la vertu, mon enfant; la justice d'Hésus est éternelle, et les traîtres, pour leur punition, iront revivre ailleurs qu'ici…
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Tels sont les événements qui se sont passés en Gaule après la mort de Victoria la Grande, pendant que, retirés ici, au fond de la Bretagne, dans les champs de nos pères, rachetés par moi aux descendants d'un colon romain, nous vivions paisibles avec ta seconde mère, mon enfant; la Gaule est, il est vrai, redevenue province romaine; mais toutes nos libertés, si chèrement reconquises par nos insurrections sans nombre et payées du sang de nos pères, nous sont conservées: nul n'aurait osé, nul n'oserait maintenant nous les ravir… Nous gardons nos lois, nos coutumes; nous jouissons de tous nos droits de citoyens; notre incorporation à l'empire, l'impôt que nous payons au fisc et notre nom de Gaule romaine, tels sont les seuls signes de notre dépendance. Cette chaîne, si légère qu'elle soit, est cependant une chaîne; nous ou nos fils nous la briseront facilement un jour, je le crois… là n'est pas le péril que je redoute pour notre pays… non, ce péril, si j'en crois les dernières et effrayantes prédictions de Victoria… ce péril qui m'épouvante pour l'avenir, je le vois dans cet amas de hordes frankes, toujours, toujours grossissant de l'autre côté du Rhin…
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Or donc, moi, Scanvoch, pour obéir aux volontés de notre aïeul Joël, le brenn de la tribu de Karnak, j'ai écrit ce récit pour toi, mon fils Aëlguen, dans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt de Karnak.
Ce récit, tracé à plusieurs reprises, je l'ai terminé pendant la vingtième année de ton âge, environ deux cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth…
Si quelques événements venaient troubler la vie laborieuse et paisible dont nous jouissons, grâce à la sollicitude de Victoria la Grande, j'écrirais plus tard, sur ce parchemin, d'autres événements.
La mort est souvent soudaine et proche; demain appartient à Hésus; je te lègue donc, dès aujourd'hui, à toi, mon fils Aëlguen, ces récits et les reliques de notre famille:
La Faucille d'or de notre aïeule Hèna;
La Clochette d'airain de Guilhern;
Le Morceau de collier de fer de notre aïeul Sylvest;
La Croix d'argent de notre aïeule Geneviève;
Et enfin l'Alouette du casque de ma soeur de lait, Victoria la
Grande.
Tu lègueras ceci à ta descendance, pour obéir aux dernières volontés de notre aïeul Joël.
Fin de l'Alouette du Casque.
[1] Voir le Collier de fer. [2] « Victoria, encore jeune, se faisait remarquer par une beauté mâle; ses médailles la représentent armée et coiffée d'un casque, avec des traits grands et réguliers, et sur la physionomie, idéalisée sans doute, on trouve ce mélange de force calme et de majesté qui fait dans les statues antiques l'attribut de Minerve. » (A. Thierry, Histoire de la Gaule, v. II, p. 377.) « Victoria joignait à l'autorité d'une âme ferme et virile un esprit étendu capable des résolutions les plus élevées, et dont les inspirations furent bientôt écoutées comme des oracles. Son ascendant sur l'armée se montra parfois si grand, si absolu, qu'on ne saurait s'en rendre compte sans la supposition de quelque chose d'extraordinaire, de merveilleux… Les soldats avaient proclamé solennellement Victoria LA MÈRE DES CAMPS, _postea mater castrorum appellata est. » (Trebellius Pollion, Trig. Tyr. apud A. Thierry, p. 375, v. II.) [3] Tacite, _de Mor. German., _43