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L'Ame de Pierre

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The Project Gutenberg eBook of L'Ame de Pierre

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Title: L'Ame de Pierre

Author: Georges Ohnet

Release date: December 3, 2004 [eBook #14251]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Suzanne Shell, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AME DE PIERRE ***

GEORGES OHNET



L'AME DE PIERRE



ILLUSTRATIONS DE
E. BAYARD


1890




I

Le docteur Davidoff, d'un air inspiré, tournant vers les convives du prince Patrizzi son visage aux traits rudes et tourmentés, laissa, au milieu de la discussion, tomber ces surprenantes paroles:

—Et vous, croyez-vous à la puissance d'une suggestion répétée, qui fait entrer une idée dans votre cerveau, aiguë et persistante comme la pointe d'une vrille? Croyez-vous que cette idée puisse influer sur votre état moral, jusqu'à modifier votre état physique, car vous me concéderez bien, n'est-ce pas, que le moral a une action souveraine et décisive sur le physique?...

—Nous vous le concédons, répondit tranquillement le Napolitain. Maintenant, et c'est là que je vous attends, il faudrait conclure...

A cette riposte, qui promettait une importante suite de développements à la proposition formulée par le médecin russe, parmi les gais viveurs et les aimables femmes qui venaient d'achever de dîner, dans le salon de l'Hôtel de Paris, sur la terrasse de Monte-Carlo, il y eut un instant de silencieuse stupeur. Autour de la table, somptueusement servie, et sur laquelle, dans la chaleur des lumières et la fumée des cigarettes, les fleurs se mouraient asphyxiées, des regards d'étonnement et d'ennui s'échangèrent. Puis, brusquement, protestation indignée de ces mondains arrachés à la futilité coutumière de leurs propos, et jetés dans les aridités d'une conversation scientifique, un ouragan d'apostrophes et de cris se déchaîna.

—Assez de physiologie!...

—Nous sommes ici pour boire, fumer et rire...

—C'est un cabinet particulier et point une clinique...

—Zut pour le docteur! Il est paf!

—Messieurs, je vous en prie, écoutez, c'est très curieux!

—On embête ces dames!...

—Ouvrez la fenêtre, ça pue la science!

—Moi, j'aimerais mieux être au casino... J'ai rêvé que la rouge passait treize fois...

—En voilà une suggestion que le croupier t'a imposée!

—Voulez-vous danser?

—Oh! oh! Laura, assieds-toi sur le piano!

—Eh bien! mes enfants, allez où vous voudrez, mais fichez-nous la paix...

—N'insistez pas pour que nous restions! Non! Vous tenteriez vainement de nous retenir...

—En voilà des malhonnêtes!

Trois ou quatre femmes et cinq ou six jeunes gens se levèrent en tumulte et demandèrent leurs manteaux au maître d'hôtel qui s'empressait. Patrizzi resta assis, souriant aux belles dames qui, avec de coquets mouvements, déplissaient leur jupes et cambraient leur corsage. Il tendit nonchalamment la main à ses amis et dit:

—Que chacun fasse à sa guise. Partez en avant. Dans une heure nous allons vous rejoindre...

Puis, se tournant vers le peintre Pierre Laurier, son ami Jacques de Vignes et vers le docteur Davidoff, qui n'avaient pas bougé:

—Continuez donc, mon cher, dit-il au médecin, vous m'intéressez prodigieusement.

Le médecin russe jeta sa cigarette, en alluma une autre, et, regardant avec autorité ses trois auditeur, il poursuivit le récit qui avait été violemment coupé par les interruptions des convives maintenant éloignés.

—Je confesse que l'histoire que j'avais commencée devant nos amis est assez singulière et que, pour des sceptiques, elle manque un peu de vraisemblance; mais, dans nos pays slaves, brumeux et sombres, qui semblent vraiment la patrie des spectres et des fantômes, elle n'aurait pas soulevé la moindre incrédulité.... La moitié de nos compatriotes se compose de Swedenborgistes inconscients, qui admettent, ainsi que le grand philosophe, mais sans les raisonner, les phénomènes du monde invisible, et vous affirmeriez devant eux, comme je le fais devant vous, le fait surprenant de la transmission d'une âme à un corps vivant, par la seule volonté d'une personne décidée à mourir, que vous les verriez pâlir, trembler, mais non point protester. Chez nous, on croit aux vampires qui sortent de leur tombe lorsqu'un rayon de lune en touche la pierre, on admet les apparitions révélatrices de la mort prochaine. Et, par la seule raison qu'on croit à ces miracles, on les rend possibles.... Une conviction forte est le plus puissant des fluides, et le spiritisme a pour première condition une confiance absolue. Si vous doutez, vous disent les adeptes, n'essayez pas de pénétrer nos mystères, ils demeureront pour vous immuablement insondables... Le monde des invisibles ne se révèle qu'à ceux qui aspirent ardemment à le connaître. Les railleurs et les incrédules le trouveront toujours fermé.

Jacques de Vignes eut un accès de toux douloureuse, qui fit pâlir son beau et mélancolique visage; il reprit sa respiration avec effort, et, se tournant vers le docteur, comme ranimé par une espérance secrète:

—Et vous avez été témoin de l'aventure? dit-il, d'une voix étouffée. Vous avez vu cette jeune fille renaître à l'existence, reprendre des forces, retrouver la santé, comme si la vitalité de son fiancé avait passé tout entière en elle?

—Je ne discute pas la matérialité du fait, répondit Davidoff, je vous en donne purement et simplement la conséquence psychologique. Wladimir Alexievich, voyant Maria Fodorowna, qu'il adorait, s'éteindre peu à peu, ainsi qu'une lampe dont l'huile tarit, ayant consulté vainement tous les médecins de Moscou et m'ayant fait venir de Saint-Pétersbourg, moi qui vous parle, pour entendre tomber de ma bouche un arrêt de mort, eut l'idée de s'adresser à une vieille sorcière Tongouse, qui avait apporté de Nijni-Nowgorod la réputation de faire des prodiges. Il alla la consulter un soir, la veille de Noël. La damnée créature le reçut dans un bouge du faubourg, et, après s'être livrée, devant lui, à de terrifiantes incantations, elle lui donna à boire, dans une tasse de bois, un breuvage d'une odeur bizarre. Comme il hésitait elle le regarda d'un air menaçant, et dit:

—Tu prétends aimer une femme et la vouloir sauver, même au prix de ta vie, et tu n'oses pas seulement boire une liqueur inconnue, fût-elle du poison?... Oh! oh! Homme, fils d'homme, lâche comme tous les hommes... souffre et pleure comme un homme, puisque tu ne sais pas te mettre au-dessus de l'humanité!

Au même moment, Wladimir Alexievich, honteux, vida d'un trait la coupe grossière, et il lui sembla qu'il était en proie à une ivresse subite. Une chaleur délicieuse le pénétrait, et il devenait léger, léger, à croire qu'il allait s'envoler. Ses regards étaient voilés d'un brouillard lumineux, comme si, à travers un nuage, de vives clartés avaient frappé ses yeux. Son sang pétillait dans ses veines, et des hymnes séraphiques chantaient à ses oreilles. Il se sentit emporté dans des espaces immenses, et sur son front glissèrent des fraîcheurs exquises. Peu à peu, il perdit le sens des choses terrestres, et, au milieu d'un transport divin, dans une béatitude extatique, il vit s'avancer vers lui, figure céleste, une blanche et sublime apparition qui, d'une voix douce comme le chant des anges, lui dit:

—Tu veux racheter la vie de celle que tu aimes? Donne la tienne en échange. Ton âme dans son corps, et ton corps, à toi, dans la froide terre. Tu n'auras rien à regretter, puisque tu seras en elle, et que son bonheur sera la source de ta joie.

Le céleste fantôme s'abolit dans les lumineuses brumes, et Wladimir Alexievich revint à lui. Il se retrouva dans le bouge de la Tongouse, près d'un feu de sapin fumeux. La vieille marmottait des paroles confuses et ne paraissait pas s'occuper de son hôte d'une heure. Épouvanté de ce qui lui avait été révélé, le jeune homme essaya de réfléchir, de se rendre compte de son étrange aventure. Il ne vit, devant ses yeux, qu'une sorcière sale et indifférente, qui l'avait mis en rapport avec les Esprits, comme le gardien d'un temple vous ouvre le sanctuaire où resplendissent les dieux. Il mit la main sur l'épaule de la vieille. Elle tourna vers lui des regards ternes, et de sa voix sardonique:

—Eh bien! Sais-tu ce que tu voulais savoir?

—Par quel moyen m'as-tu enlevé la connaissance des choses du monde extérieur? demanda-t-il. Que m'as-tu fait boire?

—Que t'importe? As-tu vu les invisibles?

—Par quel sortilège me les as-tu montrés?

—Demande-le à eux-mêmes!... Ils sont là, tout autour de toi? Vas-tu douter? Alors reste sans espérance. Fie-toi à eux, et les délices suprêmes t'attendent!

La taille de la sorcière grandit, son visage s'embellit d'une fierté sauvage, en montrant la porte à Wladimir:

—Ne tente pas le ciel... Va-t'en! Et crois! Crois!

Il laissa tomber à terre sa bourse, que la vieille poussa vers le foyer d'un pied dédaigneux. Elle ouvrit ses bras, comme pour une invocation dernière, et, le front rayonnant d'une flamme inspirée, elle répéta, avec un accent qui fit vibrer la poitrine de Wladimir Alexievich:

—Crois! pauvre enfant! Là est le salut. Crois!

Il sortit, rentra chez lui, écrivit une partie de la nuit, et, le lendemain, quand on entra dans sa chambre, on le trouva mort.

—Et sa fiancée revint-elle à la vie? demanda Pierre Laurier.

—Elle revint à la vie, répondit Davidoff; mais, quoiqu'elle fût charmante et adorée, elle ne voulut épouser aucun de ses soupirants, et resta fille, comme si elle eût été fidèle à un mystérieux et intime amour.

—Et croyez-vous à ce prodige, vous, docteur? demanda Jacques de Vignes avec effort.

Davidoff hocha la tête, et d'un ton railleur:

—Les médecins ne croient pas à grand'chose, dans le siècle où nous sommes. Le matérialisme a de nombreux adeptes parmi mes confrères. Cependant le magnétisme a, dans ces temps derniers, revêtu de si étranges formes que des horizons nouveaux se sont ouverts devant nos yeux. Nous côtoyons le spiritisme qui certifie l'existence de l'âme. Et admettre l'influence de la suggestion mentale sur les sujets en proie au sommeil hypnotique, n'est-ce pas être bien près de croire à un principe supérieur, qui dirige et par conséquent domine la matière?...

—Vous philosophez, mon cher, interrompit le prince, et vous ne répondez pas.

—Oh! vous, Patrizzi, dit en riant Pierre Laurier, vous croyez à saint Janvier, et, dans les cas graves, vous invoquez la Madone; vous portez des cornes de corail contre la jettature et vous palissez quand vous voyez un couteau et une fourchette en croix sur la nappe. Vous êtes donc une recrue toute préparée pour les diableries de Davidoff... Mais Jacques et moi, nous sommes plus coriaces et il nous faudrait quelques preuves pour nous convaincre.

—Ce serait pourtant bon de croire à une influence souveraine, qui pourrait rendre la vie, murmura le malade. Oh! s'attacher, même follement, à une espérance suprême! Ne serait-ce pas le salut? La confiance n'est-elle pas pour moitié dans la guérison?

—Parbleu! Voilà les paroles les plus raisonnables qui aient été prononcées depuis deux heures! s'écria Pierre Laurier... Au diable vos sorciers, vos Swedenborgistes, vos apparitions lunaires et vos âmes, qui passent de corps en corps, comme le furet du Bois-Joli. Donner à un malade la certitude qu'il guérira, c'est presque infailliblement amener sa guérison, voilà la vérité!... Ainsi, prenez mon ami Jacques de Vignes ici présent, et qu'on a envoyé dans le Midi parce qu'il a attrapé un rhume; faites-lui comprendre que son mal est chimérique, qu'il n'a point les poumons attaqués, qu'il a le plus grand tort de s'écouter, enfin démontrez-lui qu'il n'a qu'un bobo sans importance, et, supprimant la cause, vous supprimez l'effet. Ledit Jacques de Vignes est contraint de renoncer à son parler affaibli, à ses yeux languissants, à ses regards wertheriens... Il revient à la vie, au bifteck, au cigare, et aux jolies femmes...

—Hélas! murmura Jacques, dont une toux profonde ébranla la poitrine. Que je voudrais pouvoir espérer!... J'aime la vie, et, chaque jour, je la sens qui m'échappe un peu plus...

Le peintre mit la main sur l'épaule du malade, et, d'une voix amicale:

—Tu ne me crois pas, quand je te dis que tu n'es point gravement atteint, tu ne crois pas Davidoff, qui t'a examiné... Tu veux garder, malgré tout, ton inquiétude, et te frapper comme à plaisir? Tu désoles ta mère, cependant, et tu fais pleurer ta soeur... Rien ne pourra donc te convaincre? Faudra-t-il que je recommence, pour toi, ce que fit Wladimir Alexievich, et que je te passe une âme de rechange? Je n'ai que la mienne, tu sais, et elle n'est pas bien fameuse! Va, si je te la donne, un soir, dans un accès de spleen, je ne te ferai pas un brillant cadeau!... Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride, et l'important c'est que tu vives, toi qui as tout pour être heureux, toi qui es aimé, toi qui serais pleuré... Tandis que moi, je peux bien sauter, tout à l'heure, de la terrasse du Casino dans la mer... Qui regrettera ce fou, qui s'appelle Pierre Laurier, ce peintre impuissant à saisir son idéal, ce joueur blasé sur les émotions du jeu, cet amant bafoué par sa maîtresse, ce viveur las de la vie?

Il ébranla la table d'un coup de poing, et, le visage convulsé par une émotion douloureuse, les lèvres tordues par un rire amer:

—Je suis bien bête de m'entêter à recommencer tous les matins l'existence que je maudis tous les soirs!... Au diable!... Jacques, veux-tu mon âme?

—Allons, dit Jacques doucement, tu as eu encore quelque querelle aujourd'hui avec Clémence Villa... Quitte-la, mon pauvre ami, si elle te fait tant souffrir...

—Est-ce que je peux! dit Pierre, devenu très pâle, en appuyant, sur sa main, son front soudainement alourdi.

—Alors, battez-la, fit Patrizzi avec tranquillité.

—Si j'osais! s'écria le jeune homme dont les yeux étincelèrent. Mais je suis un esclave, devant cette fille... Et tout ce qu'elle veut, elle me l'impose... Ses vices, ses folies, ses trahisons, je supporte tout... J'ai des envies de la massacrer... Et c'est moi que je frapperai, pour m'arracher à sa tyrannie... Oh! je suis lâche et ignoble! Je sais qu'elle me trompe avec tout l'hôtel des Étrangers. Je l'ai surprise, l'autre jour, avec un ridicule baryton italien... Elle me ruine, elle m'avilit, elle me met plus bas qu'elle... Et je n'ai pas la force de briser ma chaîne!... Je suis vraiment bien malheureux!

—Non, vous n'êtes pas malheureux, dit le docteur, vous êtes malade... Sortons, on étouffe ici.

—Il est dix heures, fit Jacques de Vignes. La voiture doit m'attendre. Je vais rentrer à Villefranche.

—Couvrez-vous bien, dit le prince, car les nuits sont fraîches.

Le peintre aida son ami à passer son pardessus, il l'enveloppa dans un plaid, et, au bas de l'escalier du restaurant, d'une voix encore vibrante de sa douleur:

—Bonsoir, et tu sais: compte sur mon âme.

Le docteur Davidoff mit Jacques de Vignes en voiture, ferma la portière et dit au cocher: «Allez!» Puis, ayant écouté, un instant, le roulement des roues sur le sable sonore des allées, il vint lentement vers le peintre qui l'attendait en regardant les étoiles.

—Allons-nous au Casino? demanda Patrizzi.

—A quoi bon? La soirée est si belle, marchons un peu.

—De quel côté allez-vous?

—Sur la route de Menton.

—Et vous vous arrêterez, à un quart de lieue d'ici, à la porte d'une villa dont la grille est fleurie de roses?

—Oui.

—Et vous en sortirez, tout à l'heure, furieux contre les autres et contre vous-même?... N'allez pas chez cette fille.

—Et où voulez-vous que j'aille? Si, vous obéissant, je rentre à mon hôtel, dans la solitude de ma chambre, je vais ne penser qu'à celle que vous me conseillez de fuir... Elle me possède bien, allez, et les liens qui m'attachent sont solides, puisque, malgré mes secousses désespérées, ils ne sont pas encore rompus. Après chaque effort, je retombe plus meurtri et plus faible, et plus captif. Et je me méprise, et je la hais!

—C'est pourtant facile de quitter une femme! dit le Napolitain en souriant. Malheureusement on ne le sait qu'après. Avant tout, il faut essayer... Mais il est commode de prêter de la philosophie à ceux qui souffrent... Bonsoir, messieurs, je vais faire sauter la banque.

Il alluma une cigarette, et s'éloigna. Davidoff et Pierre Laurier se mirent à marcher dans la nuit, entre les jardins éclairés par la lune. Une douceur embaumée les enveloppait. Ils sortirent de la ville et, à leur droite, au bas des rochers qui dentellent la côte, ils aperçurent la mer, brillante comme une lame d'argent. La nuit était si claire que les fanaux des barques luisaient, au loin, rouges et mouvants. Ils ne parlaient plus, et suivaient la hauteur. Ils s'arrêtèrent, un instant, auprès d'une épaisse brousse de lentisques et de cactus, les yeux perdus dans l'espace et comme oppressés par l'étendue. Un bruit soudain, semblable à celui d'une bête qui se lève brusquement dans un fourré, attira leur attention, et, au bout d'une minute, ils virent, gravissant un sentier qui court sur le flanc de la colline, un homme dont le fusil brillait à la clarté de la lune:

—Qu'est cela? demanda Davidoff étonné.

Pierre Laurier regarda avec attention, et répondit:

—Un douanier.

Ils attendirent. L'homme montait. Arrivé de plain-pied, il observa les deux promeneurs avec méfiance. Le lieu était désert, quoiqu'on fût seulement à deux kilomètres des dernières habitations; mais toute la côte est sauvage et propice aux entreprises des fraudeurs.

—Nous prenez-vous pour des contrebandiers? demanda le peintre.

—Non, monsieur, dit le soldat, maintenant que je vous vois de près; mais d'en has, en vous apercevant plantés immobiles, j'ai cru que vous veniez donner quelque signal.

—Est-ce qu'il y a des délinquants en campagne?

—Oh! toujours! C'est entre Monaco et Vintimille que la fraude se fait le plus ordinairement. Il n'y a pas de semaines où il ne s'opère quelque descente. Et, depuis quatre jours, nous surveillons une barque qui croise, guettant l'occasion. Mais les coquins nous paieront les nuits blanches qu'ils nous font passer, et, s'ils s'acharnent, ils seront reçus à coups de fusil... Bonsoir, messieurs... Ne restez pas là... l'endroit est mauvais.

Il porta militairement la main à son képi et disparut dans les broussailles qui lui servaient de poste d'observation.

Pierre Laurier et Davidoff se remirent en marche, retournant vers la ville.

—J'envie le sort aventureux des hommes qui sont en butte aux menaces de ce brave gabelou. Ils courent, en ce moment, sur la mer, attentifs et circonspects, prêts au trafic ou à la bataille... Leur coup fait, ils répartiront pour une expédition nouvelle et des dangers inconnus... Ils ne pensent à rien qu'à leur dur et capricieux métier... Je voudrais être à leur place.

—Partez! Le comte Woreseff, que j'accompagne à bord de son yacht, quitte Villefranche après-demain. Il va en Égypte: nous touchons à Alexandrie, nous remontons le Nil, jusqu'à la deuxième cataracte, nous visitons Thèbes, le désert, les Pyramides... C'est une expédition de deux mois, avec le plancher d'un bateau magnifique sous les pieds, et les splendeurs d'un ciel d'Orient sur la tête... Vous savez avec quel plaisir le comte vous emmènera... Vous travaillerez, vous chasserez... Et surtout vous oublierez!

—Non! Je serais trop tranquille, trop choyé, trop heureux, auprès de vous. Je ne courrais pas de dangers qui absorbent, je ne prendrais pas de fatigues qui écrasent; tout, autour de moi, serait trop civilisé... Ce qu'il me faudrait, c'est la vie sauvage. Si vous vous engagiez à me faire capturer par des Touaregs, qui m'emmèneraient captif à Tombouctou... je vous suivrais... Cette fois ce serait le salut!

—Je ne puis vous promettre de telles aventures, dit Davidoff en souriant... Il me faut donc vous abandonner à vous-même.

Ils étaient arrivés devant une très belle villa, peinte en rose, dont les fenêtres brillaient au travers des verdures touffues.

—C'est dit, vous entrez? demanda le médecin. Adieu donc, car je ne sais si je vous verrai demain, et bonne chance.

Ils se serrèrent la main, et, pendant que le Russe regagnait la ville, le peintre traversait le jardin. Il sonna à la porte de la maison. Un valet de pied lui ouvrit, le fit pénétrer dans un vestibule en forme de patio arabe, orné au centre d'un bassin, sur le fond bleu duquel nageaient des cyprins aux écailles d'or. Autour des colonnes, qui décoraient cette entrée, des rosiers grimpants s'élançaient. Au fond, un escalier de marbre blanc montait jusqu'au premier étage.

—Madame est là? demanda Pierre Laurier.

—Dans le petit salon, répondit le domestique.

Le jeune homme poussa une porte et doucement entra. Sur un large canapé, au milieu de coussins de soie, Clémence Villa était étendue, feuilletant un livre. Elle leva la tête, étira ses bras, et resta immobile. Pierre s'approcha, et, se penchant sur le fin visage de la belle fille, il lui baisa les yeux.

—Comme tu viens tard! fit la comédienne, avec une tranquille indifférence, qui contrastait avec le reproche adressé.

—Le dîner du prince Patrizzi s'est prolongé plus que je ne pensais...

—On s'est amusé?

—Moins que si tu avais été avec nous.

—J'ai horreur de Patrizzi.

—Pourquoi?

—Je sens qu'il me déteste.

—Non, il ne te déteste pas, mais il m'aime beaucoup.

—Eh bien? Ne peut-il t'aimer sans me haïr?

—Il t'aimerait si tu ne me rendais pas malheureux.

—Ah! l'éternelle chanson!

La jeune femme fit claquer ses doigts, jeta son livre à la volée, à l'autre bout du salon, et, d'un bond hargneux, se retourna sur son canapé, la figure du côté de la muraille.

—Allons, Clémence, la paix, fit le peintre; parlons d'autre chose...

Mais la comédienne, sans bouger, et le nez sur les coussins, reprit d'une voix âpre:

—Tu sais, ton Patrizzi, il m'a pourchassée, comme les autres, et c'est parce que je n'ai pas voulu de lui qu'il me garde rancune.

La figure de Laurier se crispa, et avec ironie:

—Pourquoi as-tu fait, pour lui, une si blessante exception?

D'un seul élan, Clémence Villa fut sur ses pieds, et, rouge de colère, les yeux étincelants sous ses sourcils froncés, de sa main agitée d'un tremblement, montrant la porte:

—Mon petit, si tu viens ici pour me dire des insolences, tu peux filer!...

—Oh! je sais que tu ne tiens guère à moi, tu ne me l'as jamais laissé ignorer, dit le peintre, avec un geste de découragement.

—Alors pourquoi restes-tu?... Si tu étais aimable encore, je comprendrais ton entêtement. Mais tu passes ton temps à me maudire chez tes amis, ou à m'insulter chez moi. Tout ça, parce que je ne me plie pas à tes fantaisies, et ne m'enferme pas pour vivre avec toi tout seul.... Quelle séduisante perspective...! En somme, tu es un ingrat. J'ai quitté, pour te plaire, Sélim Nuno, qui avait été excellent pour moi, et qui supportait, lui, tous mes caprices.... Je t'ai aimé beaucoup... oh! tu le sais bien...! Car, avant ta folie, tu étais un charmant et agréable garçon.... Mais voilà que, depuis trois mois, tu perds complètement la tête, alors bonsoir! Moi, je ne sais pas soigner les aliénés: va dans une maison de santé.

Elle s'était adossée à la cheminée en parlant ainsi, et, dans son déshabillé de peluche rubis, le ton ambré de sa peau luisait comme de l'ivoire. Sa petite tête aux boucles frisées, supportée par un cou un peu long, avait une grâce exquise et, par l'échancrure de sa robe, sa-poitrine sertie, comme un bijou, par une précieuse malines, apparaissait voluptueuse, dans son orgueilleuse fermeté.

Pierre lentement s'approcha, et, s'asseyant sur un tabouret presque aux pieds de la jeune femme:

—Pardonne-moi, je souffre, car je t'aime et je suis jaloux.

Elle le regarda durement et d'une voix coupante:

—Tant pis! Car je ne suis plus disposée à supporter tes soupçons et tes brutalités. Voilà pas mal de semaines déjà que je me tiens à quatre pour ne pas te le dire. Mais j'en ai assez. C'est fini, c'est fini, c'est fini! Tu peux te dispenser de revenir.

Le peintre pâlit un peu.

—Tu me renvoies?

—Oui, je te renvoie.

Il resta un instant silencieux, comme s'il hésitait à exprimer jusqu'au bout sa pensée. Puis, presque bas, avec la crainte de la réponse méchante qu'il prévoyait:

—Est-ce que tu en aimes un autre?

—Qu'est-ce que ça peut te faire? Je ne t'aime plus, voilà ce qui est important pour toi....

Une rougeur monta au visage du jeune homme, et ses mains tremblèrent. Il mordit sa moustache, et affectant une souriante indifférence:

—Au moins suis-je bien remplacé? On a son amour-propre...!

—Rassure-toi, interrompit Clémence avec aigreur. Je ne perdrai pas au change. Il est jeune, il est riche, il est beau.... Et, depuis longtemps, il m'occupe.... Du reste, tu le connais, c'est un de tes amis....

Et, comme le peintre, stupéfait par tant d'audace, se demandait s'il veillait ou s'il rêvait, la jeune femme poursuivit, distillant chaque parole, avec une atroce cruauté, ainsi qu'un mortel poison:

—Tu viens de le quitter.... Il dînait ce soir avec toi....

—Davidoff? s'écria Pierre.

—Imbécile! ricana Clémence. Ce Russe cynique, qui méprise les femmes, et les conduirait avec un knout? Me juges-tu si sotte? Non! Celui qui m'a plu est un charmant garçon, doux, mélancolique, un peu souffrant, mais qui croit à l'amour et qui s'y donnerait tout entier.

A ces mots, Pierre fit un bon et, saisissant la comédienne par les poignets, il la fit plier, maigre la résistance qu'elle lui opposait. Leurs deux visages se rapprochèrent, leurs regards se trouvèrent un instant confondus. Ils restèrent ainsi quelques secondes, soufflant la haine et la colère. Enfin le peintre dit d'une voix tremblante:

—C'est de Jacques de Vignes que tu viens de parler?

—C'est de lui.

—Tu sais qu'il est très gravement malade de la poitrine?

—Il me plaît ainsi.... le le soignerai.... L'amour pur m'a toujours attirée...!

—C'est pour me torturer que tu as inventé celle histoire...? Avoue-le, il n'y a pas un mot de vrai dans tout ceci?

—C'est ce que tu verras....

—Clémence, prends garde...!

Les yeux de la jeune femme étincelèrent de fureur, elle se dirigea vers la sonnette, mais avec tant de précipitation que ses pieds s'embarrassèrent dans les plis de sa robe. Pierre eut le temps de la retenir par le bras:

—Tu me menaces, chez moi, cria-t-elle. Eh bien, je le prendrai, ton Jacques.... Oui, je le prendrai, rien qu'à cause de toi!

Le peintre, d'un geste de dégoût, la repoussa si brusquement qu'elle alla tomber sur le divan. Il prit son chapeau et d'une voix étouffée:

—Infâme créature! J'aimerais mieux mourir, maintenant, que de m'approcher de toi! Va! continue ton ignoble existence! Peu m'importe! Je ne te reverrai jamais!

Il ouvrit la porte d'un coup de poing, comme s'il voulait user, contre les choses, une colère qu'il n'avait pas pu assouvir contre les êtres, et, d'un pas rapide, il sortit dans le jardin. Il entendit, derrière lui, la sonnerie électrique retentir sous la pression d'une main irritée, le pas du domestique glisser vivement sur le dallage du vestibule, et la voix rageuse de Clémence qui criait des ordres. Il ne s'arrêta pas pour écouter. Il était emporté par une exaspération qui lui donnait des envies de meurtre. Il s'était sauvé pour ne pas céder à la tentation de frapper Clémence. Et, à l'air libre, sous le ciel rempli d'étoiles, au milieu de la nuit qui sentait bon, rafraîchi par le vent de la mer qui passait dans les orangers en fleurs, il commençait à éprouver une grande honte. Était-ce possible que, pour cette fille, il eût, depuis un an, fait toutes les folies qui lui revenaient, misérables, à la mémoire; qu'il eût subi toutes les humiliations dont il percevait plus vivement l'amertume? Après avoir dépensé tout ce qu'il possédait pour soutenir le luxe de Clémence, il s'était endetté auprès de ses amis; Son talent, énervé par une vie de plaisir absurde, s'était refusé à la production, et il avait passé des jours entiers, dans son atelier, à rêver des tableaux qu'il ne trouvait pas le courage d'entreprendre. Heures mortelles, écoulées dans le doute et l'inquiétude à se demander si la faculté créatrice n'était pas morte en lui, et si, de sa vie, il pourrait recommencer virilement à travailler. Et tout cela, pour cette coquine qui le trompait! Vraiment il était trop bête, elle avait raison de le mépriser, et c'était une chance inespérée pour lui qu'elle eût pris le parti de le renvoyer.

Il se sentait, en cet instant, maître à nouveau de sa destinée. Il était délivré de la goule qui avait desséché son cerveau, en même temps qu'elle torturait son coeur. Il redevenait lui-même, et il allait prouver, par des oeuvres, qu'il n'était pas fini, comme on commençait à le dire.

—Oui! oui! elle verra ce que je vais faire, maintenant que je suis débarrassé d'elle. Avant un mois, elle me regrettera, sinon par amour, au moins par vanité!

Il marchait, en roulant ces pensées dans sa tête, sur la route de Vintimille, et longeait la mer. Il avait fait, sans s'en apercevoir et emporté par son agitation, beaucoup de chemin. Les lumières de Monaco s'étaient perdues dans la nuit, et il était seul, au bas d'une falaise à pic. A ses pieds, s'étendait la plage, sur les rochers de laquelle les flots se brisaient avec un bruit monotone. Quelques nuages, courant au large, cachaient, par moments, la lune, et tout devenait sombre. Pierre s'assit sur une butte de sable, au revers du chemin, et, dans le calme profond qui l'entourait, il songea.

Sa colère était tombée, et il jugeait nettement sa position. Il avait pris des résolutions excellentes pour l'avenir, mais aurai t-il l'énergie de les exécuter? Il savait à quoi s'en tenir par sa faiblesse. Dix fois déjà, il avait juré de ne pas revoir celle qui bouleversait sa vie, et, toujours, il était revenu plus lâche et, naturellement, plus maltraité, mais supportant tout pour obtenir une caresse. Étrange folie, qui, le réduisant à cet esclavage d'amour, lui laissait assez de lucidité pour juger celle qui le subjuguait, et pas assez de courage pour se soustraire à sa malsaine domination.

Il se dit: Après avoir si furieusement déclaré que je ne retournerais point chez elle, est-ce que demain je serais assez lâche pour m'y présenter? A voix haute, dans le silence nocturne, il répondit: Non! Mais, comme pour le braver, la petite tête brune de Clémence, avec ses yeux brillants et fascinateurs, lui apparut. Il la voyait sourire d'un air de défi, et il lui semblait lire sur ses lèvres les paroles qu'il lui avait tant de fois entendu prononcer: Toi! me quitter? Est-ce que tu en aurais la force! Je te renverrais que tu reviendrais, quand même, ainsi qu'un chien battu mais qui reste fidèle. Saurais-tu vivre sans moi? Ne te suis-je pas indispensable? La sensation uniquement ressentie, n'est-ce pas moi qui te l'ai donnée? Je suis entrée dans ta chair, dans ton sang, dans tes nerfs. Aucune femme ne peut me remplacer pour toi. Après moi, le monde est vide, et tu n'y rencontreras que l'ennui, le dégoût, la lassitude, et le regret. Reviens donc! Ne fais pas de fierté inutile! Je t'ai chassé ce soir, mais je t'attends demain. Ce sont querelles d'amants qui se battent et puis s'embrassent, rendus plus passionnés par leurs querelles d'un instant, plus enflammés par leur résistance, comme les tigres, qui se déchirent en se caressant, mêlant la douleur à la volupté! Peut-être, si tu accourais en ce moment, me trouverais-tu calmée, seule, l'attendant, plus amoureuse. Qui t'arrête? Une fausse honte? Qu'est-ce que l'effort à faire pour dompter un scrupule d'orgueil, comparé aux ivresses que je te garde et que tu connais bien?»

L'ensorceleuse, évoquée par son imagination enfiévrée, lui fit de son bras blanc, un geste de promesse. Il l'aperçut distinctement, dans la clarté de sa chambre. Une palpitation l'étouffa, et, poussant un soupir, il se leva pour aller la rejoindre.

Une bouffée de vent frais, en caressant son front, le tira de son rêve. Il se vit au pied de la falaise, devant la mer, loin de la ville, et l'image de la femme qui le possédait si bien s'évanouit dans la transparence du ciel. Il frémit en se sentant encore si complètement dominé par elle. S'il avait été auprès de la villa, au lieu d'être dans la campagne, en un instant, sans avoir le temps de réfléchir et de se reprendre, il eût été à ses pieds. Une rage le saisit. Elle disait donc vrai, l'apparition qui, une seconde auparavant, le défiait de briser sa chaîne? Que fallait-il donc pour qu'il ne retombât plus au pouvoir de la fatale maîtresse? L'espace serait-il suffisant pour le séparer d'elle? Et qui pouvait répondre qu'un soir de folie il ne partirait pas pour aller se jeter à ses genoux? Lucide, en pleine possession de lui-même, fort de toute sa rancune, il n'osait s'interroger, dans la crainte d'être obligé de s'avouer que rien ne pourrait le retenir.

Il eut un mouvement de désespoir et de découragement profond. Il comprenait pourtant toute l'indignité de sa vie, toute la bassesse de sa conduite, toute l'ignominie de sa complaisance. Elle le trompait, il le savait et il n'avait pas l'orgueilleuse énergie de ne plus la revoir. Et quelles douleurs, quelles tristesses, dans cette existence qui deviendrait plus misérable, à mesure qu'il se montrerait plus faible! Et quel terme aurait-elle? Une mort inutile, dans quelque accès de jalousie furieuse, un suicide absurde, dégradant, qui traînerait dans les faits-divers des journaux, affligeant les derniers amis qui lui seraient restés fidèles. Ne valait-il pas mieux en finir tout de suite, en face de cette mer paisible, sous ce ciel profond, alors qu'il était encore digne de faire couler des larmes sincères?

Il demeura à rêver dans la tranquille clarté de la lune, au milieu des herbes odorantes. Et, peu à peu, sa pensée se détourna de la mauvaise femme.

Une maison riante, calme, cachée dans la verdure, habitée par une famille étroitement unie, s'évoquait maintenant. C'était celle où vivait son ami Jacques de Vignes, entre sa mère et sa soeur. Certes, tout leur aurait souri, si la maladie ne s'était abattue menaçante, active, sur ce grand et beau garçon, qui s'attachait si ardemment à la vie. Que leur manquait-il pour être heureux? La santé, pour le fils et le frère passionnément aimé, la santé seulement. Mais, ironie de la destinée, chaque jour Jacques se penchait plus triste, plus faible, comme pour se rapprocher de la terre dans laquelle il devait prochainement disparaître. Et il s'en désespérait, tandis que lui, si facilement, aurait donné sa vie, en ce moment où, abreuvé de dégoûts, il la comptait pour si peu de chose. S'il avait pu faire un pacte avec son ami et lui céder sa surabondance de force, n'était-ce pas le salut pour le dolent et débile jeune homme qu'il aimait si tendrement?

A cette minute précise, le récit du docteur Davidoff lui revint à la mémoire, et un amer sourire crispa ses lèvres. Si cette mystérieuse résurrection était possible, si le sortilège pouvait réellement agir, et s'il lui était accordé de faire passer son âme, à lui, misérable, torturé, dans le corps languissant de l'être cher, en qui défaillait si complètement l'énergie de vivre? Ne serait-ce pas un miracle béni?

Une mélancolie soudaine courba son front vers la terre. Il pensa: Elle m'a dit qu'elle l'aimait. Si je devenais lui, je serais donc aimé d'elle? Je jouirais délicieusement de sa beauté et de sa grâce. Pour moi tous ses sourires et tous ses baisers. Il frissonna. Depuis si longtemps, la tendresse était absente des caresses de celle qu'il adorait encore, il le sentait bien maintenant, sans illusion, sans subterfuge, et qu'il ne pouvait se décider à quitter!

Dans la nuit, solitaire au milieu des rochers, en face de l'immensité du ciel et de la mer, il tendit les ressorts de sa volonté, pour une invocation suprême. Il fit appel à toutes les puissances invisibles. Si elles existent, dit-il mentalement, si, comme on l'affirme, autour de nous, dans l'air, et impalpables comme lui, glissent des êtres mystérieux, qu'ils se révèlent à moi par des signes que je puisse comprendre et je suis prêt à leur obéir. Je me donne à eux par le sacrifice de moi-même. Créature de chair, je rentre dans l'immatérialité et je m'abolis, avec délices, pour n'être plus moi et par conséquent ne plus souffrir, gémir et pleurer. Qu'ils me parlent, par la voix de la brise, par le murmure des flots, par le bruissement des plantes, et, pour aller jusqu'à eux, je franchis les portes de la mort.

A peine avait-il terminé cette incantation qu'il frémit, épouvanté de sa solitude. Il regarda peureusement autour de lui. La falaise était déserte, la mer vide et le ciel sans bornes. Soudain, entre deux nuages, la lune se montra et, dans l'espace illuminé, il sembla à Pierre que de blancs spectres passaient. Il abaissa ses regards vers la nappe d'eau qui s'étendait devant lui, et des feux follets lui apparurent entre les rochers. Ils allaient, venaient, sautaient, légers, brillants, s'évanouissaient pour reparaître, comme des âmes de naufragés rôdant, sans cesse, autour des brisants sur lesquels les corps, qu'elles habitaient, avaient péri.

Fasciné, Pierre ne pouvait détourner ses regards des fantômes nuageux, des lueurs vagabondes, et une sorte de torpeur s'emparait de lui. Des murmures emplirent ses oreilles, et, confus d'abord, ils se précisèrent chantant: Viens avec nous, là où n'existe plus la souffrance. Meurs, pour revivre incarné dans une créature de ton choix. Viens avec nous!

Pierre fit un effort pour se dérober à cette hallucination, il n'y réussit pas. Il se sentait anéanti, incapable d'un mouvement, ainsi qu'en état de catalepsie. Ses yeux se perdaient dans l'immensité de la mer et du ciel, et, à ses oreilles vibraient les paroles surnaturelles. Il pensa: L'initiation que je demandais m'est accordée. Les esprits se sont manifestés. Je crois à eux, je leur obéirai, mais qu'ils renoncent à m'obséder.

Comme s'il avait prononcé une formule magique, la vision s'effaça, les chants cessèrent. Il se leva, marcha sur la plage déserte, et il put croire qu'il avait rêvé. Mais il ne le crut pas. Avec une passion singulière, il s'attachait au mystère dont la révélation venait de lui être faite. Il voulait qu'il fût vrai, il y voyait la fin délicieuse de tous ses maux.

Au haut de l'escarpement qu'il gravissait, il s'arrêta, prit son portefeuille et, sur une carte, écrivit ces mots:

«Mon cher Jacques, je suis inutile aux autres, nuisible à moi-même. Je veux changer cela. Je vais renouveler l'expérience que nous a racontée Davidoff. Tu es ce que j'aime le plus au monde. Je te fais cadeau de mon âme. Vis heureux par moi et pour moi.»

Il signa et, ôtant son chapeau, il passa le carré de papier entre le feutre et le galon de soie. Il enleva tranquillement son paletot, le déposa au bord de la route avec son chapeau, puis, à petits pas, il redescendit à la mer. La côte, en cet endroit, s'infléchissait et formait une baie, au fond de laquelle les flots mouraient avec un faible murmure. Un sentier, courant sur le flanc de la falaise, conduisait à un petit village de pêcheurs. L'attention de Pierre fut attirée bientôt par un cotre qui s'avançait lentement, poussé par un reste de vent qui gonflait sa voile très basse. Son pont, encombré de ballots et de tonneaux, paraissait désert, mais, quand il approcha de la rive, des matelots se montrèrent à l'avant. En même temps, des hommes sortirent de derrière un rocher, et entrèrent dans l'eau, se dirigeant vers un canot qui s'était détaché de la barque.

Le peintre, intéressé, malgré l'abattement de son esprit, devina les fraudeurs dont le douanier lui avait signalé la venue probable. Instinctivement il chercha celui-ci dans les broussailles qui l'abritaient. Il avait, sans doute, quitté son poste, car rien ne bougeait sur la falaise. Les gens des rochers s'étaient abouchés avec ceux du bateau, et un va-et-vient commençait à s'organiser, des marchandises avaient déjà été apportées à terre, lorsqu'un sifflement, parti de la hauteur, troubla l'opération. Les hommes coururent sur le sable, les matelots s'apprêtèrent à regagner le large. Au même moment, un coup de feu éclata, dans le silence, et une flamme rouge illumina les rochers. C'était le gabelou qui se manifestait. Sur un autre point, très rapproché, une détonation retentit et des ombres coururent sur le flanc de la falaise.

Les hommes grimpaient le sentier avec leurs ballots, les fraudeurs poussaient leur barque en eau profonde. Pendant la manoeuvre, un matelot tomba à la mer. Des appels se firent entendre. C'étaient les douaniers qui se rassemblaient. La barque gagnait le large et le nageur, qu'elle laissait derrière elle, criait de toute sa force. Ses mouvements devenaient désordonnés et sa voix faiblissait. Pierre se sentit remué par les accents déchirants de cette créature vivante. L'instant d'avant il ne songeait qu'à mourir, maintenant il voulait sauver. Il s'élança vers la grève, sautant de rocher en rocher, essuya, en passant, plusieurs coups de feu, arriva jusqu'au rivage et, se précipitant dans la mer, il nagea vigoureusement vers l'homme qui se noyait.

A quelques centaines de mètres la barque s'était arrêtée. Les fraudeurs avaient disparu dans les broussailles de la colline, et, sur la mer polie comme un miroir, la lune versait sa froide et sereine lumière.




II

Au bord de la mer, sur la délicieuse route qui conduit de Monaco à Nice, un peu plus loin que Eze, avant d'arriver à Villefranche, dans une petite baie formée par une brusque coupure de la falaise, s'élève une villa rose et blanche, qui baigne dans l'eau azurée sa terrasse fleurie d'orangers et de mimosas. Des sapins au tronc rouge, aux larges ramures, des genévriers d'un bleu sombre, de noirs thuyas, croissent sur la pente, entre les quartiers de rochers, au milieu des bruyères, encadrant d'un bois sauvage ce vallon tranquille, isolé et silencieux. Un petit port, garanti naturellement par une jetée de récifs, sur lesquels le flot se brise avec des tourbillons d'écume, contient deux barques de promenade, immobiles dans les eaux calmes et transparentes, auxquelles les herbes du fond donnent, par place, une couleur d'un vert d'émeraude. La terre rouge absorbe le soleil et chauffe l'atmosphère de ce coin abrité, où règne, tout le jour, une température de serre. Le soir, l'air y est vif et chargé des senteurs exquises exhalées par les arbres aux feuillages impérissables, par les plantes aux fleurs sans cesse renaissantes. De petits bateaux de pêche, venant de Beaulieu et allant à Monaco, croisent lentement au large et animent l'horizon de leur marche paresseuse. Le chemin de fer, qui passe à mi-côte derrière la villa, trouble seul de ses roulements le silence riant de ce paisible lieu. C'est là que, depuis deux mois, Mme de Vignes est venue se fixer avec son fils et sa fille, loin des agitations du monde parisien, dans le doux et salubre repos de ce pays enchanté.

Restée veuve à trente ans, après une existence remplie d'orages par un mari viveur, Mme de Vignes s'était consacrée avec une haute raison et une profonde tendresse à l'éducation de ses enfants. Jacques, grand et beau garçon blond, esprit passionné, caractère ardent, en dépit des prudents conseils quotidiennement reçus, avait promptement prouvé qu'il tenait de son père. Sa soeur Juliette, plus jeune de quatre ans, avait, par un contraste heureux, pris à sa mère toute sa grave sagesse. De sorte que si l'un pouvait préparer à la veuve de sérieux soucis, l'autre paraissait destinée à l'en consoler. Entre ces deux natures si diverses, Mme de Vignes, jusqu'à quarante ans, vécut dans une relative quiétude. Jacques, très intelligent et assez laborieux, avait terminé brillamment ses études. Sa santé, délicate pendant son enfance, s'était consolidée, et, lorsqu'il avait atteint sa majorité, c'était, avec sa haute taille, ses longues moustaches pâles et ses yeux bleus, un des plus séduisants jeunes hommes qu'on pût voir. Il n'avait pas tardé à en abuser.

Mis en possession de la fortune de son père, il s'était émancipé et, installé dans une élégante garçonnière, avait commencé à mener la vie joyeuse. Il revenait cependant, de temps en temps demander à dîner à sa mère. Souvent il était accompagné d'un de ses compagnons d'enfance, le peintre Pierre Laurier. Ces soirs-là, c'était fête au logis, et Juliette prodiguait ses plus tendres attentions à son frère, ses plus doux sourires à l'ami, qu'à tort ou à raison elle s'imaginait avoir une influence sur ces retours de l'enfant prodigue. La soirée s'écoulait joyeuse, grâce à l'originale tournure d'esprit du peintre. Et pendant ces heures trop rapidement écoulées, la petite fille, car Mlle de Vignes n'avait alors que quatorze ans, restait comme en extase devant les deux jeunes gens.

Pierre Laurier, avec sa figure intelligente et mobile, ses yeux perçants, sa bouche sarcastique et son front tourmenté, l'avait longtemps effrayée. Mais elle avait acquis la conviction que la bizarrerie de son humeur n'était que la conséquence de ses préoccupations artistiques, et que son accent railleur lui servait à masquer la confiante bonté de son coeur. Au milieu de ses fantaisistes discours, elle démêlait fort bien l'amour de son art, qui le tenait invinciblement, et, dans ses sorties fougueuses, elle voyait percer la passion du vrai et du beau. Elle avait, avec une pénétration singulière, deviné que le peintre faisait tous ses efforts pour modérer Jacques dans sa vie dissipée, et que l'influence qu'il exerçait ne pouvait être que favorable. Elle l'en avait aimé davantage. Du reste, il était fraternel avec cette enfant, adoucissant, pour elle, l'âpreté de son scepticisme et se refaisant innocent et joueur pour se mettre à sa portée.

En cela, il manquait de clairvoyance, car Juliette, avec une précoce raison, était parfaitement en état de le comprendre. Mais Pierre s'obstinait à ne voir en elle qu'une gamine, et c'était toujours avec étonnement qu'il l'entendait, quand elle se laissait entraîner à parler, en quelques phrases timides, formuler des jugements d'une surprenante justesse. Il ne lui en attribuait pas l'honneur, il se disait: Cette petite est étonnante, elle retient ce qu'elle entend dire et le place avec à-propos. Dans toute femme il y a du singe pour imiter, et du perroquet pour répéter!

Cependant, si Juliette avait, en matière d'art, de précieuses facultés d'assimilation, elle était bien personnelle dans la tendre effusion des remerciements qu'elle adressait à Laurier, pour la protection dont il couvrait son frère. Là, elle n'imitait pas, elle ne répétait pas. C'était le coeur même de l'enfant qui parlait, et le peintre, si absorbé qu'il fût par des préoccupations auxquelles Mlle de Vignes était singulièrement étrangère, n'avait pu ne pas être frappé par cette émotion et cette reconnaissance.

Un tout petit incident, dont lui seul saisit la véritable signification, venait pourtant de se produire, et lui avait ouvert complètement les yeux. A cette enfant, qu'il connaissait depuis qu'elle était au monde, il avait l'habitude, à la Sainte-Juliette, d'apporter un cadeau de fête. Tant qu'elle avait été petite fille, c'étaient des poupées extraordinairement habillées de robes magnifiques, faites au goût du peintre et taillées d'après ses indications, comme si elles devaient poser pour un de ses tableaux. Chaque fois qu'il arrivait, pour le dîner de famille, portant dans ses bras sa poupée annuelle, c'étaient des exclamations de surprise et des cris de joie. Laurier prenait l'enfant par les épaules, lui appliquait, sur chaque joue, un baiser sonore, et lui disait de sa voix mordante:

—Elle est belle, celle-là, hein?... C'est une Vénitienne... Époque du Titien!...

Puis, il se mettait à causer avec Mme de Vignes et Jacques, sans plus s'occuper de la petite fille, restée en extase devant la patricienne d'émail, vêtue de soie et d'or. Cependant, quand Juliette eut quatorze ans, il pensa que les joujoux commençaient à être hors de saison, et il se mit en quête d'un cadeau sérieux. Il jeta son dévolu sur une petite boîte à ouvrage du XVIIIe siècle, garnie de charmants ustensiles en vermeil, d'un dessin exquis, et, suivant son habitude, il arriva à l'heure du dîner. Ce soir-là, Jacques seul se trouvait au salon. Les deux amis se serrèrent la main, et Laurier ayant demandé où était Juliette:

—Ma mère l'habille, répondit Jacques. C'est une importante affaire: sa première robe longue!... On a voulu nous en faire les honneurs. Aussi, tu penses, quel souci! Il a fallu que la coiffure fut également changée... Nous ne pouvions plus, avec notre costume nouveau, porter les cheveux épars sur le dos... Le chignon s'imposait!

Il riait encore que la porte s'ouvrit et qu'au lieu de l'enfant à laquelle le regard de Laurier était habitué, une jeune fille, un peu timide, un peu gauche, toute changée, mais cependant charmante, entra dans le salon. Elle ne courut pas vers le peintre, comme à l'ordinaire, avec une garçonnière curiosité. Elle lui tendit gentiment la main, et s'arrêta, interdite, comme gênée devant les deux jeunes gens. Pierre, souriant, la regardait. Il dit:

—Vous êtes très à votre avantage ainsi, Juliette... S'il m'était permis de risquer une légère critique, je désapprouverais les petites boucles sur le front... Vous avez une jolie coupe de visage et les cheveux bien plantés... Relevez-les donc franchement... C'est plus jeune, et je suis sûr que cela vous ira très bien!

Puis, tirant de sa poche le cadeau préparé:

—Vous voyez! C'est un objet utile! Moi aussi, je vous traite en grande personne, aujourd'hui.

—Oh! que c'est joli! s'écria l'enfant, les yeux brillants de joie. Regarde donc, Jacques!

—C'est un objet d'art, ma fille... Ce peintre a fait des folies! Si tu l'embrassais, au moins?

C'était l'habitude. Il y avait des années que, ce jour-là, Pierre embrassait Juliette, et pourtant ils restèrent un instant, troublés, en face l'un de l'autre. Était-ce la robe longue et la nouvelle coiffure qui leur causait, à tous deux, cet embarras, ou bien l'évocation inattendue de la jeune fille, soudainement éclose en cette enfant, comme un bouton de rose qui s'ouvre au premier soleil, mais le peintre ne trouva pas le mouvement spontané qui, fraternellement, autrefois le poussait vers Juliette.

Il fallut que Jacques, les regardant un peu étonné, s'écriât:

—Eh bien! qu'est-ce qui vous prend? Est-ce que vous ne vous connaissez plus?

Alors Mlle de Vignes fit un pas, Pierre en fit deux, et ils se trouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Le jeune homme pencha son visage vers celui de sa petite amie. Elle se leva un peu sur la pointe des pieds, et, avec une émotion singulière, Laurier la sentit qui tremblait, pâlissante, sous son baiser. Toute la soirée, il resta inquiet, parlant peu, comme obsédé par une secrète préoccupation.

Dès lors, dans ses rapports avec Juliette, il se montra plus circonspect et surveilla beaucoup ses paroles. En même temps, il observa celle que, la semaine précédente, il traitait encore comme une bambine. Et il put constater qu'une rapide transformation s'accomplissait en elle. Sa taille s'était fondue en une flexible rondeur, son teint s'était embelli d'un éclat velouté. Sa démarche, perdant les vivacités du premier âge, devenait plus contenue et plus élégante. La chrysalide indifférente s'était ouverte, et un brillant papillon s'en était envolé, qui attirait l'attention, invinciblement. A la faveur de cette métamorphose, il se produisit, dans l'esprit de Pierre, une agitation contre laquelle il eut de la peine à réagir.

Il rêva tout autre chose que ce qu'il avait souhaité jusqu'alors. Les triomphes artistiques, l'existence libre faite pour les assurer, l'excitation de la pensée par la variété des sensations, tout ce qui constituait le programme de sa vie passée, fut jugé par lui absurde et méprisable. Il pensa que le calme du foyer, la paix du coeur, la régularité des jours bien employés, devaient préparer aussi sûrement les belles oeuvres et qu'il y avait plus de chances d'inspiration dans la régularité du travail que dans le dérèglement des efforts. Le mariage lui apparut, comme une source nouvelle, où il pourrait se retremper. Il médita de se ranger, de donner des gages de sagesse, et se laissa aller à regarder Mlle de Vignes avec une tendresse qui n'avait plus aucun rapport avec la camaraderie des anciens jours.

Nul ne s'en aperçut qu'elle. Ni sa mère, trop soucieuse des désordres dans lesquels vivait Jacques, ni Jacques trop occupé de ses plaisirs, ne soupçonnèrent un seul instant ce qui se passait dans l'esprit du peintre. Juliette étonnée d'abord, en présence de cette modification rapide des sentiments de son ami, heureuse ensuite de se croire aimée de celui qu'elle regardait comme un homme supérieur, eut bientôt à subir l'amertume d'une désillusion. La flamme, qui s'était allumée, et qui paraissait devoir brûler si violente, s'éteignit tout d'un coup. Pierre, qui était fort assidu chez Mme de Vignes, n'y vint plus que, comme autrefois, d'une manière intermittente. Et toutes les belles espérances, secrètement caressées par la jeune fille, s'envolèrent, rêves d'un jour.

Elle ne se résigna pas cependant si facilement, et entreprit de savoir ce qui empêchait le peintre de reparaître. Un soir que Jacques était venu seul passer quelques instants auprès de sa mère, Juliette se hasarda à s'étonner qu'on ne vît plus Pierre Laurier.

—Est-ce qu'il n'est pas à Paris? demanda-t-elle.

—Si, répondit Jacques, mais il ne quitte presque point son atelier. Il est dans une fièvre de travail.

La jeune fille respira. Le travail était une concurrence qu'elle ne craignait pas. Elle continua:

—Et que fait-il?

—Un portrait.

A ces mots, négligemment dits par son frère, Juliette tressaillit. Il lui sembla y discerner une vibration menaçante. Ce portrait ne pouvait pas être un portrait ordinaire. Et cette oeuvre, à laquelle Pierre s'était voué ainsi avec passion, devait avoir une influence sur leur destinée à tous. Elle vit tout obscur autour d'elle, comme si le soleil s'était caché. Et des pressentiments douloureux lui serrèrent le cour. Elle reprit:

—Et ce portrait est celui de quelqu'un de connu?

—Oh! de très connu!

—Qui est-ce donc?

—Une femme de théâtre.

—Qui se nomme?

Jacques se mit à rire, et, regardant sa soeur avec surprise:

—Mais tu es vraiment bien curieuse ce soir. Je te demande un peu ce que cela peut te faire de savoir que l'original du portrait de Pierre s'appelle Mlle Chose ou Mlle Machin?

—Cela m'intéresse.

—Eh bien! la dame du portrait est Mlle Clémence Villa. Elle est petite, brune, a des yeux noirs, de très belles dents, une exécrable réputation, et fort peu de talent. Malgré cela, ou à cause de cela, elle a beaucoup de succès. Veux-tu connaître son âge? Vingt-quatre ans, ou environ. Sa patrie? La belle Italie, pays du vermouth et de la mortadelle. Ses opinions? Partageuse, sinon pour l'argent, du moins pour le coeur... Mais tu me fais dire des bêtises. Voilà ce que c'est que de causer avec les enfants! Le portrait est beau, que cela te suffise, et la réputation de Pierre n'y perdra pas.

On parla d'autre chose, mais l'impression pénible subie par Juliette persista. Elle pensait, malgré elle, à cette femme qu'elle ne pouvait se défendre de juger mauvaise, et elle avait le soupçon qu'elle était aimée de celui à qui elle servait de modèle. Elle se dit: C'est elle qui l'a détourné de moi. C'est depuis qu'il la connaît que nous ne le voyons plus. Il a honte de venir.

En ses naïves inductions, Juliette n'était pas très loin de la vérité. Pierre, dans la maison de Mme de Vignes, éprouvait maintenant de la gêne. Il se sentait observé par la soeur de son ami. Sa conscience n'était pas tranquille et lui reprochait de s'être trop promptement dérobé, après s'être trop inconsidérément avancé. Il se jugeait blâmable, et se devinait blâmé. Il en conçut un mécontentement qui l'éloigna de celle qu'il respectait trop pour pouvoir, maintenant, songer à l'aimer. Il pensait: Tu t'es conduit, mon garçon, comme un véritable drôle, tu as risqué de troubler le coeur de cette enfant, pour satisfaire un commencement de caprice, puis tu as changé de sentiments et d'idées, au gré du premier chien coiffé que tu as rencontré. Va avec les coquines, tu n'es digne que d'elles, et vous êtes faits pour vous entendre. Un toqué, avec des dévergondées, c'est bien l'assemblage qu'il faut. Vis dans la fièvre d'une fausse passion, échauffe-toi l'esprit dans de malsaines ivresses, confine-toi dans la grossièreté de tes amoureuses de rencontre.

N'aspire plus à la pureté, à la douceur, à la joie de la chaste et sainte tendresse; ne recherche plus la blancheur, la fraîcheur de la jeune fille. La neige, que nul n'a foulée, n'est point pour toi, tu lui as préféré la boue, piétinée par tout le monde.

Et, pour se conformer à la règle de conduite que son amer pessimisme lui imposait, le peintre se jetait plus ardemment dans le plaisir, se préoccupant d'autant moins de modérer les excès de Jacques, qu'il partageait à présent ses folies. Mais ce qui n'était qu'un sujet de trouble moral, pour l'un, était, pour l'autre, une grave cause d'affaiblissement physique. Si Pierre traversait, sans s'y consumer, l'enfer dévorant de la vie à outrance, Jacques, moins bien trempé, y usait ses forces et y épuisait sa vie. Laurier semblait de fer: il menait tout de front, le plaisir et le travail. Après les nuits les plus folles, on le trouvait à son atelier, la palette à la main, comme s'il sortait de son lit reposé par huit heures de sommeil. Une vibration plus métallique de sa voix, une fébrilité plus active de ses gestes, trahissaient seules la fatigue. Et, le soir, il était prêt à recommencer.

Jacques, lui, le dos plus voûté, la poitrine plus creuse, l'oeil plus cave, portait, dans toute sa personne, les traces effrayantes d'un anéantissement chaque jour plus complet. Sa mère essayait de le ramener près d'elle, de l'arracher à son existence meurtrière. Il promettait de venir, de se reposer, de rompre avec ses habitudes, ses amitiés, son train de plaisir. Il ne le pouvait pas, et, avec un désespoir profond, Mme de Vignes voyait le fils suivre, comme le père, la route dont toutes les étapes, bien connues d'elle, étaient marquées par des tristesses, et dont le but était la prompte et implacable mort.

Cependant l'ouverture du Salon avait eu lieu, et, sourdement travaillée par une âpre curiosité, Juliette avait demandé à sa mère de l'y conduire. La peinture moderne ne l'intéressait que médiocrement. Ce qui l'attirait, avec une puissance troublante et invincible, c'était ce portrait de Clémence Villa, dont les études avaient concordé d'une façon fatale avec le changement d'attitude de Pierre Laurier. Accompagnée par sa mère, qui ne se doutait guère des sentiments qui la faisaient agir, Mlle de Vignes parcourut, d'un pas rapide et indifférent, les salles où s'étalaient, dans leur froide médiocrité, des milliers de toiles inutiles. Elle allait, sans s'arrêter, cherchant le seul tableau qui comptât pour elle.

Brusquement, elle resta immobile, saisie: devant elle, au fond de la salle, à vingt pas, dans son cadre noir, un portrait de femme petite, brune et pâle, s'était emparé de son regard. D'un coup d'oeil, sans l'avoir jamais vue, elle l'avait reconnue. C'était elle, il ne pouvait y avoir d'erreur; nulle autre n'aurait eu cette beauté, fatale et presque méchante, qui donnait froid à l'âme. Juliette fit un effort, et, rompant un cercle d'admirateurs arrêtés devant la cimaise, elle s'approcha.

Sa mère, entraînée par elle, regarda le portrait avec tranquillité et d'un ton satisfait:

—Tiens! c'est le tableau de Pierre Laurier... Oh! il est vraiment très remarquable!...

Juliette pâlit un peu. Ce que sa mère venait de dire, elle le pensait, au même instant, avec une profonde douleur. Oui, elle était remarquable cette oeuvre, et le talent du peintre ne s'était jamais élevé aussi haut. Dans les fines lumières de la tête, coiffée d'un chapeau à grandes plumes, dans le coloris chatoyant des épaules, sortant d'un ravissant costume Louis XVI, dans la pose provocante de la main, appuyée sur une haute canne, dans le rayonnement des yeux et dans le charme du sourire, l'inspiration d'un coeur amoureux se trahissait. Celui qui avait vu cette femme si belle et qui l'avait reproduite avec une si chaude passion, était follement épris. Et sa grâce voluptueuse faisait tout comprendre, si elle ne faisait pas tout excuser.

Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille, et son coeur battit à l'étouffer. Dans la foule qui admirait, prononçant tout haut le nom du peintre et celui du modèle, Mlle de Vignes souffrit affreusement. Deux jeunes gens, campés devant le portrait, tout près d'elle, et qui ne se souciaient point de n'être pas entendus, conclurent leurs éloges par ces mots:

—Du reste, il est son amant...

Juliette rougit, comme si on l'avait insultée, et, tremblante à l'idée qu'elle pourrait écouter d'autres paroles qui éclaireraient plus cruellement le mystère dont elle était, à la fois, curieuse et révoltée, elle entraîna sa mère vers la salle voisine.

A compter de ce jour, elle devint plus grave, avec une nuance de mélancolie, qui ne frappa point Mme de Vignes. Les deux femmes n'avaient que trop de motifs de chagrin, et Juliette aurait plus étonné sa mère par de la gaieté que par de la tristesse. L'été s'était écoulé dans l'isolement de la campagne: Jacques continuant dans les villes d'eaux, à Trouville, à Dieppe, son existence de plaisir, et faisant, à de plus longs intervalles, des apparitions chez sa mère; Pierre devenu tout à fait invisible, mais livré à une production acharnée, que révélait l'apparition fréquente de nouvelles toiles signées de lui chez les marchands de tableaux. Jamais temps ne parut plus long et plus triste que celui qui se passa, pour les deux femmes, de juin à octobre. Elles eurent le loisir de penser à tout ce que la vie leur préparait de soucis pour l'avenir.

La saison était magnifique, le ciel n'avait pas un nuage, et il faisait une chaleur délicieuse. Le soir, la mère et la fille parcouraient le jardin, en regardant les étoiles s'allumer dans la nuit claire. Et le calme des choses offrait, avec l'agitation de leur esprit, un contraste douloureux. Elles se promenaient, à côté l'une de l'autre, sans parler, car elles voulaient se dissimuler leurs peines, marchant dans l'obscurité qui cachait la contraction de leur visage. Une sensation de vide profond les entourait. Les deux êtres qui, pour elles, comptaient seuls dans le monde étaient loin, et rien ne les intéressait plus. Le charme d'une nature splendide leur échappait. La douceur du vent, chargé des parfums de la terre, la pureté du ciel mystérieux, le murmure des feuilles agitées sur leur tête, tout ce qui les aurait ravies, si, pour partager leurs impressions, elles avaient eu, auprès d'elles, le cher absent, les laissait froides et lassées. Et chaque jour, chaque soir, le même ennui pesait sur elles, invinciblement.

Juliette se développait beaucoup, elle avait encore grandi et son visage était devenu charmant. Elle avait dix-sept ans, et sa gravité faisait d'elle une véritable femme. Sa mère prenait plaisir à la parer. La partialité, qu'elle avait toujours eue pour son fils, ne l'aveuglait pas assez pour l'empêcher de remarquer la grâce épanouie de sa fille. Elle lui dit un jour, après l'avoir regardée longuement:

—Tu deviens vraiment gentille!

Juliette eut un fugitif sourire, et hocha la tête sans parler. A quoi bon sa beauté! Celui, par qui elle eût voulu être admirée, n'était pas là.

L'automne venait de commencer, lorsqu'une grave nouvelle ramena brusquement Mme de Vignes à Paris. Son fils, après avoir lutté follement contre un affaiblissement sans cesse en progrès, était tombé brusquement. Il avait été pris de vomissements de sang, et, mourant, on l'avait transporté chez sa mère. L'angoisse coupa court aux rêveries de la jeune fille. Elle adorait son frère et, venue sans retard avec sa mère, elle avait été épouvantée de l'état dans lequel elle le trouvait. A peine eut-il la force de se soulever, quand elles entrèrent dans sa chambre. Du beau Jacques, il ne restait qu'un fantôme. Une consultation de médecins, immédiatement provoquée, ordonna le départ immédiat pour le Midi, et, dès la fin de novembre, dans la villa baignée par la mer bleue, abritée par le bois de pins et de genévriers, au milieu des rochers rouges, la famille de Vignes s'était installée.

Là, Jacques s'était remis. La jeunesse a des ressources puissantes. La chaleur, la lumière, la régularité de l'existence, avaient exercé leur salutaire influence, et si le malade ne s'était pas complètement guéri, au moins avait-il repris assez de force pour qu'il fût permis de ne plus désespérer. Il allait pâle, voûté, chancelant, ébranlé par les accès d'une toux cruelle. Mais il vivait. Et s'il voulait beaucoup se surveiller, il pouvait ainsi vivre longtemps. Ce n'était cependant pas assez pour Jacques d'avoir obtenu ce résultat, et le soulagement apporté à sa maladie ne le satisfaisait point. Avec les forces, les désirs étaient revenus, et l'impossibilité de les contenter lui causait une irritation qui s'épanchait en paroles amères, en violentes récriminations. Sans cesse, dans son esprit aigri, un parallèle se faisait entre ce qu'il avait été et ce qu'il était maintenant. Sa débilité actuelle lui paraissait insupportable comparée à son activité passée, et il ne se servait de ses énergies renaissantes que pour se plaindre et maudire. Aucune résignation, aucune douceur; une lamentation continuelle, une envie irritée.

L'arrivée de Pierre Laurier avait cependant fait une diversion heureuse à ses ennuis. Il s'était senti plus vaillant et moins découragé, en compagnie de son ami. Tout ce qui le laissait indifférent et lassé avait recommencé à avoir de l'attrait pour lui. Il ne restait plus, tout le jour, étendu sur sa chaise longue, ou enfoncé dans sa guérite d'osier sur la terrasse. Il marchait, sortait en voiture, pendant les heures chaudes du jour. Et la distraction influait favorablement sur sa santé. Il se montrait moins sombre, consentait à recevoir des visiteurs et n'avait pas repoussé l'offre que lui avait faite le peintre, d'amener à la villa un médecin russe très bizarre, réputé un empirique par ses confrères, mais célèbre par des cures extraordinaires.

Le docteur Davidoff, installé à Monaco avec son ami le comte Woreseff, était le fils unique d'un marchand de grains d'Odessa, mort dix fois millionnaire. Il avait donc pu suivre sa fantaisie, dédaigner la clientèle, étudier à son aise l'humanité dans ses maux physiques et ses misères morales. Il avait pris sur l'imagination de Jacques une très prompte autorité. Sa prétention était de rendre la confiance à ceux qu'il soignait, assurant qu'il en résultait un bien-être immédiat.

—Ayez la conviction que vous guérirez, disait-il à Jacques, et vous serez déjà à moitié tiré d'affaire. La nature se chargera de faire le reste. Elle ne demande qu'à aider les malades, encore faut-il qu'ils ne s'abandonnent pas eux-mêmes. J'ai vu des miracles opérés par la volonté et la foi. Les effets des eaux de la Salette et de Lourdes, dans votre pays, n'ont pas d'autre cause. La vertu du breuvage est dans l'âme de celui qui le boit. Ayant la certitude que l'eau sainte agira sur lui, il ressent déjà le bien espéré. C'est pourquoi il est inutile d'envoyer les incrédules à ces pèlerinages curatifs, de même qu'il ne faut pas faire assister les sceptiques à des séances de spiritisme. Ils ont, en eux-mêmes, des forces qui réagissent contre les efforts des adeptes, et qui neutralisent les fluides. Jamais les expériences, dans de telles conditions, ne réussissent. De même, jamais le mystérieux travail de la nature, tendant à la guérison, ne se produira favorablement dans un organisme affaibli par la crainte et abattu par le doute. Jésus, qui fut un des grands thaumaturges de l'antiquité, disait à ceux qui lui demandaient de les guérir: «Croyez.» En effet, tout est là.

Ces théories, développées curieusement par le médecin russe, avaient d'abord intéressé Jacques, puis, peu à peu, leur germe subtil s'était glissé dans son esprit et y avait acquis un singulier développement. Il y avait des heures où le malade retrouvait l'espoir et se disait: Pourquoi, en somme, ne guérirais-je pas? Il découvrait, dans sa mémoire, des exemples de sauvetages prodigieux. Des affections, beaucoup plus avancées que la sienne, arrêtées d'abord et ensuite disparues, sans même laisser da traces. Et ceux qui en avaient été atteints, menant l'existence libre et joyeuse, comme les plus vigoureux et les mieux dispos. Oh! vivre, aller, venir, sans contrainte, sans inquiétude, se livrer à sa fantaisie, ne plus redouter le plaisir. Échapper aux gardes-malades, aux médecins, mépriser les précautions, s'affranchir des ménagements, pouvoir être imprudent tout à sa guise! Quel rêve! Et pourrait-il jamais le réaliser? En désirant si ardemment la guérison, il n'avait qu'un but: recommencer les folies qui l'avaient réduit à cet état misérable. Lorsqu'il se laissait aller devant Pierre à ses regrets et à ses aspirations, celui-ci secouait mélancoliquement la tête, puis avec une profonde amertume:

—Est-ce donc la peine de souhaiter le plaisir? Car est-il rien de plus vain et de plus décevant? Ah! soupirer après le succès et la gloire... Oui!... Se consumer en efforts pour y atteindre, voilà qui est digne d'un homme. Mais user ses jours et ses nuits à remuer des cartes ou à courtiser des femmes, peut-on rien concevoir de plus absurde et de plus navrant? Je le fais pourtant, moi qui critique si rudement ce genre de vie... Mais je suis un fou, odieux et stupide!... N'ayant plus l'énergie de demander mon pain au travail, je l'attends du hasard... Je joue,—quelle misère!—pour essayer de prendre à la banque l'argent que me réclame une drôlesse que je méprise, qui me trompe et que je n'ai pas le courage de quitter... Et c'est là ce que tu regrettes? Ce sont ces heures, passées autour d'un tapis vert, à la chaleur dévorante du gaz qui vous dessèche le cerveau, dans l'attente d'une série à rouge ou à noire. Puis le moment où l'on dépose la somme, si durement obtenue, dans les mains impatientes de la belle qui sourit, tout en feuilletant les billets: amour et comptabilité mêles! Voilà le bonheur que tu rêves! C'est celui dont je jouis, et je ne sais pas si je ne préférerais pas la mort!

Il riait lugubrement, devant son ami épouvanté par cette sombre colère, puis il reprenait, plus calme:

—Après tout, j'ai tort de juger les autres d'après moi-même. On t'aime, toi, tu es heureux et la vie t'offre des douceurs... Moi, je suis bafoué, méprisé, et je ne connais que des joies si âcres que leur souvenir m'est plus cuisant que celui de mes chagrins. Qu'aurais-je à regretter? Rien. Par qui serais-je pleuré? Par personne. Toi, au contraire, ta vie est nécessaire à ceux qui t'aiment, à ta mère, à ta soeur... C'est pour elles qu'il faut te guérir, et c'est à elles seules qu'il faut penser. Ah! si j'avais auprès de moi un de ces êtres doux et charmants, dont l'affection console et guérit de toutes les souffrances, je trouverais le courage de me relever moralement et de redevenir un autre homme. Dans mes heures d'abattement le plus profond, j'ai souvent songé que si j'avais quelqu'un à qui me dévouer, je pourrais me montrer encore aussi sage que les meilleurs des hommes. Mais je suis seul! Au diable la raison! Quand j'aurai assez de ma folie, je me casserai la tête sur un de ces rochers, d'un si beau ton, qui sont au has de la falaise, et la mer bercera mon corps, comme une dernière amie.

Ces accès de mélancolie, Pierre Laurier ne s'y livrait pas seulement devant son ami. Quelquefois, en présence de Mme de Vignes et de Juliette, il s'était laissé aller à traduire son irritation en paroles désespérées. S'il avait alors regardé la jeune fille, il eût découvert, dans l'expression souffrante de son visage, une de ces raisons de se corriger qu'il implorait de la destinée. Mais il ne s'inquiétait pas de l'effet que produisaient ses paroles. Il était tout à la sincère expression de son découragement. Insensé! L'espérance, ardemment appelée par lui, rayonnait, étoile lumineuse dans son ciel obscur, et il ne levait pas les yeux vers elle. Il demandait un être doux et charmant à qui il pût sacrifier ses dangereuses passions, et il l'avait tout près de lui, ému de sa douleur et palpitant de ses angoisses.

Cependant, malgré la tristesse que les humeurs noires de l'ami de son frère lui causaient, Juliette ne se plaignait pas de son sort. Elle voyait Pierre bourrelé de soucis, sombre et fantasque, mais elle le voyait. A Paris, elle ne le voyait pas: il y avait donc progrès. Elle savait que la méchante femme était à Monte-Carlo; mais elle savait aussi que le peintre ne passait plus tout son temps auprès d'elle. Si la chaîne était toujours rivée, les anneaux se relâchaient, et, un jour, elle pourrait sans doute finir par se rompre. C'était tout ce qu'elle espérait. Elle n'avait pas beaucoup d'orgueil. Mais a-t-on de l'orgueil lorsque l'on aime?

Le lendemain du dîner, qui avait été si bizarrement terminé par le récit du docteur Davidoff, vers dix heures du matin, Juliette, sa blonde tête abritée par une ombrelle, un petit panier au bras, suivait la terrasse de la Villa en cueillant des fleurs. Le temps était admirable, le bleu de la mer se confondait avec le bleu du ciel. Une brise délicieuse venait du large, chargée des senteurs salines. Les flots mouraient, frangés d'argent, au pied des rochers qui bordaient la petite baie silencieuse. Accompagné de sa mère, Jacques sortit de la maison et, lentement, commença à se promener au soleil.

Mme de Vignes était une petite femme mince, au visage délicat, aux yeux noirs expressifs, au front intelligent couronné de cheveux déjà blancs. Sa physionomie exprimait le calme d'une résignation devenue habituelle. Elle marchait doucement, sans parler, jetant un coup d'oeil, de temps en temps, sur son fils, comme pour mesurer les progrès que le climat du Midi faisait faire à sa convalescence. Jacques, arrivé à la moitié de la terrasse, s'arrêta et, s'asseyant sur le parapet de pierre, tiède des rayons du soleil, il regarda, dans l'eau claire comme du cristal, les colorations étranges des végétations sous-marines. Il était là, dans la chaleur, la tête vide, oubliant son mal, et éprouvant un vivifiant bien-être. Sa soeur vint près de lui, sa récolte faite, et l'embrassant doucement:

—Comment te sens-tu ce matin? Tu as bien dormi? Il me semble que tu es revenu tard.

Le malade sourit au souvenir de ses anciennes fredaines qui dévoraient les nuits jusqu'à l'aube, et, prenant un brin de mimosa dans le panier de la jeune fille:

—Oh! extrêmement tard! Il était dix heures passées!

—Tu te moques de moi. Ce qui n'empêche pas que, depuis notre installation ici, c'est la première fois que tu sors le soir....

—Mon médecin me l'avait permis. Il était parmi les convives.... Et jamais les médecins ne trouvent mauvais les plaisirs qu'ils partagent.

Juliette resta un instant silencieuse, puis, avec un air sérieux:

—Il te plaît, ce docteur Davidoff?

—Oui, c'est un aimable compagnon et sa science est réelle, malgré les allures sataniques qu'il prend volontiers. Je ne le crois, du reste, pas aussi diable qu'il tient à le paraître. Mais il est incontestable que, depuis qu'il s'occupe de moi, je vais mieux....

—Oh, Dieu! cher enfant, s'écria Mme de Vignes, rien que pour cela il me paraîtrait divin. Qu'il soit ce qu'il voudra, pourvu qu'il te guérisse. C'est, en tous cas, un homme parfaitement élevé et du meilleur ton.... Mais il pourrait être rustre que je l'adorerais. Je ne lui demande que de te rendre la santé....

—Il doit venir, ce matin, constater si ma petite débauche d'hier soir ne m'a pas été funeste...Ce sera, malheureusement, une des dernières visites qu'il nous fera: il part, ces jours ci, pour l'Orient, avec son ami et client le comte Woreseff....

—Ce Russe à qui appartient le yacht, ancré dans la rade de Villefranche?

—Ce Russe même.

—Était-il des vôtres hier soir?

—Non! Il ne quitte presque jamais son bord.... On dit qu'il y garde, avec un soin jaloux, une Circassienne qu'il a enlevée et qui passe pour la beauté la plus accomplie qui se puisse rêver. Son appartement est aménagé avec un luxe oriental fabuleux. Le service y est fait par des femmes vêtues de somptueux costumes. Le soir, en passant en barque le long du navire, on entend des harmonies exquises. Ce sont des musiciens engagés à bord pour distraire le comte et sa belle. Voilà avec qui Davidoff s'embarque pour le pays des Mille et une Nuits.

—Je ne le plains pas, dit gaiement Mme de Vignes.

—Il a renouvelé hier soir auprès de Pierre les instances les plus vives pour le décidera l'accompagner. Woreseff, qui adore les artistes, avait rêvé d'emmener un peintre qui lui retracerait, en quelques études, les principaux épisodes du voyage....

—Et ton ami n'a pas accepté?... demanda Juliette avec un sourire contraint.

—Non! il médite, a-t-il dit, un autre voyage. Mais il veut le faire seul.

Après ces mots, qui offraient un double sens si menaçant, il y eut un silence. Jacques, frappé soudain de la signification sinistre, qui pouvait être donnée à ces paroles, prononcées par lui sans arrière-pensée, restait absorbé, se rappelant les amères déclarations, si souvent répétées par Pierre. Juliette, le coeur serré, observait son frère, devinant la pénible sensation éprouvée par lui et ne pouvant vaincre le saisissement qui venait de s'emparer d'elle. Il semblait qu'ils fussent, l'un et l'autre, sous le coup d'un malheur, dont cette phrase avait été l'effrayant présage. Et ils se taisaient, assaillis par de lugubres impressions. Le roulement d'une voiture sur la route de Beaulieu les arracha à cette douloureuse torpeur. Ils se regardèrent une dernière fois, effrayés de leur parole et de leur tristesse. Puis ils tournèrent les yeux vers la grille de la villa, devant laquelle une voiture venait de s'arrêter.

Le médecin russe, vêtu de noir, le visage grave, en était descendu, et s'avançait vers eux. Jacques se leva, et rassérénant son front, il fit quelques pas du coté de son matinal visiteur:

—Fidèle à votre promesse, mon cher Davidoff, dit-il en serrant la main de son ami. Combien je vous remercie de vous occuper de moi!

Le docteur saluait Mme de Vignes et sa fille. Son visage demeura immobile et glacé. Jacques le regarda avec étonnement et Juliette avec terreur. Pourquoi cette attitude contrainte, cet abord silencieux? Que redoutait-il d'être obligé de dire? Quel événement lui imposait cette morne contenance et cet air sombre? Le Russe leva les yeux sur Jacques et, avec lenteur, comme pour prolonger une situation qui retardait des explications pénibles:

—Vous vous sentez bien, ce matin? demanda-t-il. Le sommeil a été bon? Vous n'avez pas de fièvre?

Il lui prit le poignet, le garda quelques secondes entre ses doigts:

—Non! Les forces reviennent. Et on peut vous traiter comme un homme, à présent.

Jacques regarda le docteur, et, d'une voix sourde, il demanda:

—Est-ce qu'il se passe quelque événement assez grave pour pouvoir m'impressionner si vivement?

Sans parler, Davidoff baissa affirmativement la tête.

—Et vous hésitiez à me le confier? reprit Jacques.

—Certes! répondit le Russe.

—Et maintenant?

—Maintenant, je suis prêt à parler. Il baissa un peu la voix, de façon à n'être pas entendu par la mère et la fille:

—Mais il vaut mieux que j'attende que nous soyons seuls....

Ils marchèrent, tous les quatre, à petits pas dans la direction de la maison. Quand ils furent arrivés sous la verandah qui s'étendait devant les fenêtres du salon, à demi-closes de leurs persiennes à cause du soleil, Mme de Vignes et Juliette s'arrêtèrent. La jeune fille examinait le docteur avec anxiété. Il lui semblait que les paroles obscures qu'il venait de prononcer, avaient un rapport secret avec les idées qui la troublaient au moment où il était arrivé. L'image de Pierre Laurier s'évoqua dans son esprit, et elle était vague et pâle, comme près de s'effacer dans le néant. La grave communication que Davidoff avait à faire était, elle n'en pouvait douter, relative au peintre. De quelle nature était-elle? Un frisson passa dans ses veines, elle eut froid, par cette admirable matinée ensoleillée. Elle vit le ciel bleu se voiler d'obscurité, la mer s'assombrir, et la verdure éternelle des pins se décolorer. Un glas sonna à ses oreilles. Et, en proie à sa funèbre hallucination, elle demeura immobile, avec la sensation que tout tournait autour d'elle.

La voix de sa mère, l'appelant, la rendit à elle-même. Ses paupières battirent, sa vue redevint nette, elle retrouva le ciel clair, la mer bleue, et les verdures luxuriantes. Rien n'était changé que son cour, cruellement serré, et son esprit, mortellement triste.

—Viens-tu, Juliette? répéta Mme de Vignes. Je crois que ton frère a besoin d'être seul avec le docteur.

La jeune fille adressa au Russe un regard suppliant, comme s'il dépendait de lui que le malheur redouté fût ou ne fût pas, et, avec un grand soupir, elle entra dans la maison.

Les deux hommes s'étaient assis, sous le vitrage, auprès d'une colonne de fonte, le long de laquelle grimpaient des touffes d'héliotropes embaumés. Ils demeurèrent une seconde hésitants devant ta révélation à demander et à faire. Puis Jacques, d'une voix calme, avec son indifférence de malade qui ne pense qu'à lui-même:

—De quoi s'agit-il donc, mon cher ami? demanda-t-il.

—D'une bien triste nouvelle, oh! très triste! que j'ai à vous communiquer. On est venu, ce matin même, me l'apprendre, et j'avoue que j'en suis encore tout bouleversé.... S'il n'était pas nécessaire que vous en soyez informé, j'aurais retardé ma pénible mission, mais vous êtes directement mêlé à l'événement.

Jacques l'interrompit, et subitement devenu nerveux:

—Quel préambule! Et que de précautions! Comment suis-je mêlé?...

—Vous allez le comprendre, reprit Davidoff en dirigeant sur son malade un regard presque dur à force de fixité. Cette nuit, vers une heure du matin, un tragique suicide a eu lieu, tout près de Monte-Carlo... Un homme s'est jeté de la falaise dans la mer... Des douaniers, en faisant leur inspection, ont trouvé son paletot, son chapeau et un billet, qui vous est adressé.

—A moi? s'écria Jacques en pâlissant.

—A vous... Le tout a été porté au gouverneur qui, sachant quels rapports affectueux nous avons ensemble, m'a fait avertir, afin que je puisse juger de l'opportunité qu'il y aurait à vous informer...

Les yeux de Jacques s'étaient enfoncés sous ses sourcils, subitement, comme tirés par une violente angoisse; sa bouche se contractait, il haleta:

—C'est donc quelqu'un... qui me touche de très près?

—De très près.

Davidoff lentement tira de son portefeuille la carte, sur laquelle le peintre avait écrit son dernier adieu, et la tendit au malade. Celui-ci, avec une sorte d'effroi, prit le mince carré de bristol, il lut le nom qui y était gravé, une rougeur ardente monta à ses joues, il s'écria:

—Pierre!... Pierre!... Est-ce possible?

Et il demeura anéanti, les regards fixés sur le médecin russe, qui l'observait muet, immobile et tout noir. Ils ne parlèrent pas, comme s'ils avaient peur d'entendre le son de leur voix. Ils échangèrent un coup d'oeil plein d'horreur et de doute, tant la disparition de cet être rempli de santé et de vigueur, en quelques instants, les laissait dons une stupeur mêlée d'incrédulité. Et cependant cela était. Entre eux, Pierre ne reparaîtrait plus. A leurs côtés, sa place était vide pour toujours.

Jacques, sans une parole, reporta ses regards sur la carte dont il n'avait lu que le nom, et, essuyant d'un revers de main ses yeux remplis de larmes, il commença à lire le dernier adieu que lui adressait son ami. Il déchiffrait tout haut cette écriture tremblée, tracée au crayon dans la nuit. Un attendrissement irrésistible étranglait sa voix. Il sentait bien que Pierre était las de sa souffrance et de sa dégradation, et qu'il voulait mourir pour y échapper. Mais il voyait aussi que son ami songeait, en disparaissant, à conclure avec la destinée ce pacte étrange qui lui permettrait peut-être de revivre en Jacques. Il répéta lentement:

«Je vais renouveler l'expérience que nous a racontée Davidoff... Je te fais cadeau de mon âme... Vis heureux par moi, et pour moi...»

Un affreux rayon d'espoir illumina le regard du malade; en même temps qu'un sanglot montait à ses lèvres. Il était bouleversé par la douleur, mais, au fond de lui-même, une vivifiante croyance déjà naissait.

—C'est moi qui l'ai vu le dernier, dit alors le médecin russe. Il m'a quitté pour aller chez Clémence Villa... Une scène violente, comme ils en avaient quotidiennement, a dû éclater entre eux... Il est ressorti, et, depuis, on ne sait ce qu'il est devenu... Des fraudeurs ont occupé, toute la nuit, les gardes-côtes sur la route de Vintimille. Il y a eu des coups de feu échangés... Et c'est près de l'endroit où l'échauffourée a eu lieu que le vêtement, le chapeau et la carte ont été trouvés...

—Et son corps? demanda Jacques.

—Le flot le rapportera sans doute à la grève... On pourra ainsi le déposer en terre sainte, et ses amis sauront où aller le pleurer.

Un sourd gémissement, puis le bruit d'une chute, se firent entendre au même moment, dans le salon. Jacques et le médecin s'étaient dressés, effrayés. Davidoff s'avança vivement, tira les persiennes et poussa une exclamation. A deux pas de la fenêtre, Juliette était étendue sans connaissance. Elle avait vainement essayé de s'accrocher à une chaise qui avait roulé sur le plancher avec elle. Pâle, les yeux fermés, elle semblait morte.

Les deux hommes s'élancèrent dans la maison. Au bruit, Mme de Vignes avait paru. Elle n'eut pas à faire de questions: par la porte ouverte, elle venait d'apercevoir sa fille. La soulever dans ses bras fut, pour cette femme d'apparence chétive, l'affaire d'une seconde. Elle l'allongea sur un canapé, examina son visage, tâta son cour, constata qu'elle vivait, et, un peu rassurée, elle demanda à son fils:

—Qu'est-il arrivé?

Davidoff s'était approché de la jeune fille, et, avec de l'eau fraîche, lui mouillait les tempes, Jacques ne tendit pas à sa mère le billet qui lui léguait, comme par un testament surhumain, l'âme de son ami, il prononça ces seuls mots:

—Pierre est mort!

On eût dit que, du fond de son douloureux sommeil, Juliette avait entendu. Elle fit un mouvement, ouvrit les yeux, reconnut ceux qui l'entouraient, et, avec la vie, retrouvant la souffrance, elle fondit en larmes.

Mme de Vignes et son fils échangèrent un regard. Jacques baissa la tête; la mère alors, devinant le chaste secret du virginal amour de Juliette, poussa un douloureux soupir et se mit à pleurer avec elle.

Davidoff prit Jacques par le bras et l'entraîna au dehors.

Sur la terrasse, l'air était doux, le soleil chauffait les plantes qui embaumaient, lèvent léger réjouissait le coeur, la mer s'étalait, d'un bleu de turquoise, les grandes hirondelles rasaient les flots avec des cris joyeux. Il sembla an docteur que son malade n'était plus le même. Il marchait d'un pas délibéré et non traînant, son corps se redressait, ses yeux, l'instant d'avant, caves et éteints, brillaient vifs. Il ne parlait pas, mais, au gonflement de ses traits, on discernait qu'une soudaine exaltation bouillonnait en lui. Davidoff, avec une âpre ironie, le contempla métamorphosé déjà par l'espérance.

Alors, songeant à Pierre Laurier disparu, à Juliette qui pleurait, le Russe eut un silencieux et sardonique sourire. Il pensa que, pour rendre la vie à cet égoïste jeune homme, c'était beaucoup que le sacrifice de deux êtres. Et mentalement, sur cette belle terrasse, sous ce ciel délicieux, il évoqua un couple amoureux, rayonnant, heureux, passant enlacé dans l'enivrant parfum des orangers en fleurs. Mais les amants rebelles s'enfuirent soudain effarouchés, et Davidoff ne vit plus que Jacques, déjà ranimé par le sang de Pierre et les larmes de Juliette, qui, près de lui, marchait triomphant.




III

Pendant qu'il nageait, de toutes ses forces, vers l'homme qui se noyait, Pierre, puissamment éclairé par la lune, à ce moment-là débarrassée de son voile de nuages, avait été aperçu par les douaniers embusqués sur la falaise. Deux détonations, un sifflement aigu à ses oreilles, un peu d'écume sautant sous le coup de fouet d'une balle, lui annoncèrent qu'il était pris pour un fraudeur. Il se dressa sur le sommet d'une vague et jeta un rapide coup d'oeil autour de lui. A dix mètres, dans un remous, une forme noire se débattait; à deux cents mètres, le canot, enlevé par l'effort de ses rameurs, se dirigeait vers le cotre qui louvoyait au large. Quelques brasses vigoureuses mirent Pierre à portée du malheureux qui se débattait aveuglé, étouffé par les flots, inconscient de ses suprêmes efforts. Il le saisit vigoureusement, lui leva la tête hors de l'eau, et, d'une voix puissante, poussa un cri qui, vibrant de lame en lame, parvint jusqu'à la barque. L'homme qui tenait la barre, à cet appel, regarda avec attention et, à la surface des ondes argentées, apercevant ce groupe qui se mouvait, il répondit par un coup de sifflet aigu. Aussitôt les rames cessèrent de frapper la mer, le bateau s'arrêta et le cotre, comme obéissant à des ordres reçus d'avance, mit le cap sur la terre.

Alourdi par son épave humaine, et rassemblant toutes ses forces, Pierre avançait péniblement. Ses habits, collés à son corps, entravaient le jeu de ses jambes, et la respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Maintenant des paquets de mer lui passaient par-dessus la tête, il ne fendait plus, alerte et léger, les vagues, de ses bras dispos. Il lui semblait qu'une puissance irrésistible l'entraînait vers le fond, et que des liens mystérieux garrottaient ses membres appesantis. Des bourdonnements emplissaient ses oreilles, et ses yeux voilés d'ombre ne distinguaient plus nettement le ciel.

Il pensa: Je n'aurai jamais l'énergie d'aller jusqu'à la barque, et je vais mourir avec ce malheureux. Un désespoir le prit de ne pouvoir sauver cet inconnu qu'il tenait là, étroitement embrassé, comme un frère tendrement aimé. Il ne songeait pas à lui-même, il avait fait le sacrifice de sa vie, et il ressentait une âpre joie de la donner non inutilement, par un absurde et lâche suicide, mais en luttant pour arracher un homme à la mort.

Une rage de triompher lui rendit de la vigueur, il enleva d'une poussée plus puissante son inerte fardeau, et, une fois encore, il apparut sur la crête des lames. La barque n'était plus qu'à vingt mètres de lui. Un cri sourd sortit de sa bouche serrée par la contraction de tous ses muscles. Il battit l'eau de ses bras, pendant que ses jambes paralysées restaient sans mouvement. Un coup de houle le fit tourner, et le flot amer lui emplit ta gorge, étouffant un dernier appel. Il s'enfonça dans l'eau verdâtre, sous la clarté de la lune, avec cette idée très nette que, s'il lâchait son compagnon, allégé de ce poids, il serait sauvé.

Mais il repoussa l'égoïste conseil de la lâcheté humaine. Il pensa: Si je pouvais, en l'abandonnant, assurer son salut au prix de ma perte, c'est cela que je ferais. Allons, un dernier effort pour qu'il ne meure pas avec moi. Il remonta à la surface, respira largement, revit le ciel étoile et, tout à coup, se trouva délivré du fardeau qui le noyait. Il entendit des voix qui disaient en italien: «Je le tiens! Enlève-le!»

Au même moment, une masse, qui lui parut énorme, se dressa, toute noire, sur les flots et retomba pesamment sur lui. Il sentit une violente douleur au front, ses yeux éblouis aperçurent des milliers d'étoiles, il lui sembla que son corps devenait léger et impalpable, puis il perdit connaissance.

Quand il revint à lui, il était étendu sur un paquet de voiles, à l'avant d'un petit navire, qui filait vivement dans la nuit claire. Le foc serré claquait au vent, au-dessus de sa tête. La mer mugissait coupée par l'étrave, et trois hommes, au visage basané, se penchaient sur lui, attentifs à son réveil.

Il voulut faire un mouvement, se soulever, deux bras le maintinrent étendu. Un des hommes, débouchant une fiasque entourée de paille tressée, lui offrit à boire. Il avala une gorgée d'eau-de-vie très forte, qui acheva de lui rendre le sentiment exact des choses extérieures. Une brûlure au front lui rappela le choc sous lequel il s'était évanoui. Il porta la main à son visage et la retira ensanglantée. En même temps, l'air de la nuit, rendu plus vif par la marche rapide du bateau, le glaça, et il s'aperçut qu'il était trempé jusqu'aux os. Alors, d'une voix étouffée, s'adressant à ceux qui l'entouraient:

—Mes amis, dit-il, si vous vous intéressez à moi, comme tout me le prouve, d'abord donnez-moi des vêtements secs, je meurs de froid.

—Tiens! le camarade est un pays, dit un des trois marins avec un accent provençal. Alors permettez que j'aie l'avantage de le mettre à même ma garde-robe...

Il disparut par l'écoutille et remonta, au bout d'une minute, avec un pantalon, des espadrilles, une chemise de laine et un épais caban. Il posa le tout auprès de Pierre, et, avec un air de contentement:

—Agostino s'en tirera... Il commence à respirer... Ah! c'est que s'il n'a pas reçu l'avant du canot sur la tête, comme vous, il a avalé bien plus de bouillon.

Pierre, à ces paroles, se rappela l'énorme masse noire qu'il avait vue se dresser sur la crête des lames, un instant avant de perdre connaissance. Il comprit que c'était la barque, soulevée par la houle, qui était retombée, de tout son poids, sur lui. Pendant qu'il réfléchissait, ses compagnons le dévêtissaient et le rhabillaient avec prestesse. Il se trouva enfin assis sur un rond de cordages, très étourdi, mais éprouvant un grand bien-être dans la laine moelleuse qui réchauffait ses membres endoloris.

—Qui est Agostino? demanda-t-il, en se tournant vers les trois hommes qui le regardaient avec un air de satisfaction.

—Agostino, reprit le Provençal, est le camarade que vous avez ramené à la nage sous le feu des douaniers...

—Et qui êtes-vous, vous-mêmes? demanda Pierre avec une brusque autorité.

Les marins se concertèrent hésitants. L'un d'eux dit, en mauvais italien, d'une voix gutturale:

—Nous n'avons pas besoin de nous défier de lui. Que peut-il d'ailleurs contre nous?

—Rien du tout, interrompit Pierre avec tranquillité. Et, d'ailleurs, pourrais-je vous nuire, que je n'aurais certainement pas le goût de le faire.

—Ah! vous avez compris? s'écria le Provençal en riant.

—A peu près. Mais il me semble que c'est un patois que parlent vos camarades.

—Oui, c'est le dialecte sarde... Nous sommes de pauvres marins, qui tâchons de passer en franchise, et à nos risques et périls, les marchandises que nous confient des négociants de Livourne et de Gênes.

—Contrebandiers, alors?

—Mon Dieu! oui. C'est ainsi que cela s'appelle... Nous étions en train de débarquer des soies, de l'eau-de-vie et des cigares, quand nous avons été dérangés, au beau milieu de notre opération, par ces faillis-chiens de gabelous. Les marchandises sont entrées, moins deux ballots de Virginias, coulés à pic, qui seront fumés par les rougets et les rascasses... Mais vous, monsieur, comment vous êtes-vous trouvé là juste pour tirer d'affaire le pauvre Agostino?

Ce fut au tour de Pierre d'être embarrassé. Il ne jugea pas utile de confier à ses hôtes d'un jour le mortel projet qui l'avait amené sur la rive à point nommé pour arracher un homme à la mort au lieu de s'y livrer lui-même. La lenteur qu'il mit à répondre donna à penser, aux marins, qu'il avait des raisons pour ne pas fournir d'éclaircissement sur sa conduite. Ils n'étaient point gens à s'en étonner, et, par habitude, très disposés à la discrétion.

—Vos affaires ne regardent que vous, dit le Provençal, au moment où le peintre s'apprêtait à inventer une fable, et nous n'avons rien à y voir. Au lieu de vous faire causer, il vaudrait mieux panser la plaie que vous avez au front. Elle a saigné, ce qui est bon pour les blessures à la tête. Maintenant, une bande de toile, et, dans deux jours, il n'en sera plus question. Voulez-vous descendre dans le poste, avec les camarades?

—Si cela ne vous fait rien, je préférerais rester sur le pont... Je n'ai pas le pied très marin et l'air me fera du bien...

—Comme vous voudrez.

Quelques minutes plus tard, Pierre, la tête ceinte d'un bandeau, s'appuyait au bordage du cotre et regardait la mer qui déferlait le long de ses flancs. Sur les vagues désertes, pas une voile en vue. Au loin, dans une brume légère, un feu tournant luisait par instants. La brise fraîche emplissait, délicieuse, la poitrine du jeune homme. Au milieu de ces inconnus, il se sentit dégagé d'un poids écrasant. Il lui sembla qu'il n'était plus lui-même, et que le Pierre Laurier, insensé et malade, dormait maintenant au fond de la mer, balancé, blême et inerte, par la houle des grèves. Il poussa un soupir, qui vibra dans le silence, et, à mi-voix, il murmura:

—C'est vrai, je suis mort!

—Est-ce que vous désirez quelque chose? demanda le Provençal qui veillait, à deux pas de lui.

—Ma foi! mon cher camarade, puisque vous faisiez la contrebande des cigares, vous avez bien dû en garder une petite provision à bord. J'avoue que je fumerais avec plaisir.

—Facile!...

Il se pencha sur l'écoutille et prononça quelques paroles. Il remonta bientôt, avec un paquet entouré de rubans jaunes, qu'il tendit à Pierre:

—C'est le patron qui vous les envoie, et il me charge de vous dire qu'Agostino est tout à fait revenu à lui... Pauvre garçon! S'il était resté au fond il y aurait eu bien des larmes répandues à Torrevecchio...

—Où prenez-vous Torrevecchio?

Le Provençal étendit la main sur la mer, vers l'horizon:

—Là-bas, dit-il; en Corse...

Il battit le briquet, et tendant l'amadou enflammé:

—Tenez, voilà du feu.

Pierre choisit un cigare long et brun, l'alluma avec soin et, avec une volupté profonde, poussant de rapides bouffées:

—Dites-moi, où va le bateau, en ce moment?

Le Provençal hocha la tête:

—Il n'y a que le patron qui le sache... Nous avons le cap sur l'île d'Elbe... Mais, allons-nous à Porto-Ferraïo ou ailleurs? C'est ce que nous saurons quand nous y serons. Adieu va!

Pierre sourit et approuva d'un signe de tête. Lentement il se dirigea vers la pile de voiles sur laquelle il s'était trouvé couché en renaissant à la vie. Il s'étendit, bien serré dans son caban de laine, il abaissa le capuchon sur sa tête, s'adossa à un paquet de cordages en guise d'oreillers, et, les yeux au ciel resplendissant, fumant lentement, l'esprit tranquille et le coeur libre, pour la première fois depuis bien longtemps, il se perdit dans une rêverie qui le conduisit doucement au sommeil.

Quand il se réveilla, le soleil le chauffait de ses rayons obliques, comme un lézard dans un creux de muraille. Il eut d'abord de la peine à se reconnaître. Les voiles, les agrès, offraient à ses yeux un spectacle qu'ils n'avaient pas coutume de voir en s'ouvrant le matin. Brusquement le souvenir des événements, qui avaient rempli les courtes heures de cette nuit, lui revint. Il eut au coeur une commotion rapide, en constatant que son existence ancienne se trouvait complètement bouleversée, que rien de ce qu'il avait l'habitude de faire ne lui était plus possible. Entre son passé et son présent un abîme, plus large et plus profond que la mer bleue, qui séparait le navire de la côte, se creusait. Et, tout au fond, un cadavre, celui d'un peintre fou, nommé Pierre Laurier, gisait, brisé par une chute mortelle.

Oui, mortelle! Il répéta ce mot, afin qu'il n'y eût pas de doute possible, dans son esprit encore obscurci. Il avait dit qu'il se tuait, il l'avait écrit, il avait jeté à ses amis et à sa maîtresse ce cri désespéré et haineux: «Je fuis la vie que vous n'avez pas su me faire aimer.» A l'heure présente, ils devaient être dans la stupeur ou la tristesse. Il ne pouvait reparaître sans risquer d'être grotesque. Le hasard l'avait porté dans un milieu imprévu, où il était absolument ignoré de tous ses compagnons. Il n'avait qu'à se laisser conduire vers l'inconnu.

D'ailleurs n'était-ce pas le silence, le repos, l'apaisement, dont sa pensée avait soif? Oh! sortir de l'enfer d'une passion compliquée et malsaine, et se trouver soudainement jeté dans le paradis d'une existence primitive et toute matérielle! Passer de l'atmosphère troublante d'un boudoir de fille, de la chaleur viciée d'une salle de jeu, à l'âpre et saine odeur de ce bateau, fendant l'air pur et la vague azurée! Ses poumons s'emplirent de la fraîcheur de la brise. Il lui sembla que sa poitrine s'élargissait, et un joyeux frisson passa par tous ses membres. Il se leva, et, voyant l'équipage réuni sur le pont, il alla d'un pas tranquille au-devant de ses nouveaux amis.

Le Provençal venait à lui:

—Avez-vous bien dormi? dit le matelot.

—Comme jamais!

—Ah! c'est que la mer s'entend à bercer!...

—Où sommes-nous? demanda Pierre.

—Par le travers de Livourne... Cette ligne de côtes blanches, que vous apercevez sur la gauche, c'est Viareggio... Mais, voici le patron, avec Agostino... Il veut vous remercier...

Pierre eut à peine le temps de se reconnaître; un petit homme, brun de barbe et de cheveux, au teint olivâtre éclairé par de grands yeux et un bon sourire, se précipitait sur lui, le serrant déjà dans ses bras.

—C'est toi qui m'as sauvé... s'écria-t-il, avec un violent accent italien, tu peux compter sur moi à ton tour: ma vie t'appartient!...

—Bien! bien! mon camarade, dit le peintre en se dégageant doucement.

Il examina Agostino, le vit à peine âgé de vingt ans, et lui mettant la main sur l'épaule:

—Tu étais vraiment bien jeune pour mourir... Mais ce sont tes compagnons qui t'ont tiré d'affaire; moi, je me noyais avec toi.

—C'est justement cela qui m'attache à toi, dit Agostino avec chaleur... Tu coulais et tu ne m'as pourtant pas lâché... Oh! tu viendras au pays pour que ma mère et ma soeur te remercient... Mais comment t'appelles-tu?

—Pierre...

A son tour Agostino examina son sauveur:

—Tu n'es ni un pêcheur, ni un marin, ni un ouvrier... tu es un monsieur...

—C'est ce qui te trompe: je suis ouvrier... je fais de la peinture.

—Oh! de la peinture fine et soignée alors!... Peut-être les figures d'hommes ou de femmes, qui regardent par les fausses fenêtres des villas?... Peut-être les enseignes des magasins... Peut-être les madones des coins de rues?...

—Justement, dit Pierre. Et si, dans ton pays, je trouve de l'ouvrage, je m'y fixerai pour quelque temps.

—Les Corses ne sont pas riches, dit le patron... Mais si tu veux donner un coup de badigeon au saint Laurent, qui est à l'avant du navire...

—Oui, certes, quand nous serons au port... Ce sera le prix de mon passage, si tu ne trouves pas que ce soit trop peu de chose.

—C'est nous qui sommes tes débiteurs, interrompit le contrebandier... Ce que tu feras pour le bateau, nous l'accepterons de bonne amitié, mais nous serons encore en reste avec toi.

—Voilà donc qui est entendu! s'écria gaiement Pierre. Et peut-on savoir où nous allons de ce joli train?

—A Bastia.

—Va pour Bastia, dit le peintre. Je n'ai pas de préférence. Et pourvu que nous ne gagnions pas le continent, tout ira bien.

—As-tu donc besoin de prendre l'air, loin de la France? demanda le patron avec un curieux sourire.

—Très besoin.

—Est-ce que tu as fait quelque mauvais coup?

—Un assez mauvais coup... Oui! affaire d'amour!

Le contrebandier eut une moue dédaigneuse et Pierre comprit qu'il baissait dans l'estime du fraudeur. Mais, quoiqu'il ne fût arrivé à se faire considérer que comme un demi-malhonnête homme, il se sentit déjà plus à son aise au milieu de ses compagnons de bord. Il pensa: Me voici comme Salvator Rosa parmi les brigands. Mais la fréquentation des hommes qui m'entourent est-elle plus pernicieuse que celle des gens à qui je serrais quotidiennement la main? Il n'y a de changé que le ton et le costume. Encore, ceux-ci sont-ils plus accessibles à la générosité et à la reconnaissance que mes amis d'hier. Le coeur des uns est plus simple, plus droit que le coeur des autres. Et ces mauvais garçons qui tous ont mérité la prison, quelques-uns peut-être le bagne, sont moins gangrenés, moins pourris, que ceux dont je faisais ma compagnie habituelle.

Cette amère philosophie le fortifia, et il envisagea avec tranquillité, presque avec satisfaction, sa situation nouvelle. Il ne pensait plus à mourir, il n'avait plus aucune raison de maudire la vie. Elle lui fournissait des sensations inattendues qui fouettaient son imagination active. Mobile et impressionnable, s'enthousiasmant aussi vite qu'il se désespérait, son tempérament d'artiste, en un instant, l'emportait dans des conceptions séduisantes, qui remplaçaient toutes ses préoccupations anciennes. Changé de milieu, il éprouvait, non pas une gêne, un souci, mais un contentement, une quiétude. Il lui semblait qu'il venait de s'évader d'une prison dans laquelle, depuis de longs mois, il végétait enfermé. Il fêtait son indépendance, son affranchissement. Ses yeux rafraîchis, et comme affinés, étaient frappés de mille détails qui lui échappaient la veille. La teinte verte des flots frangés d'écume argentée charmait son regard. Il étudiait les dégradations de ton du ciel, d'un bleu intense au zénith, et d'un gris d'opale à l'horizon. La légère mâture du navire, les agrès, les voiles rouges, se découpant sur ce fond clair, la silhouette d'un matelot assis sur le bout-dehors et serrant une amarre, ce tableau vivant, tout composé, sollicitait exclusivement son attention, et lui procurait une jouissance délicieuse.

A peine dégagé des liens de la mauvaise femme, il était repris par son art et, avec une prodigieuse faculté de détachement, il ne gardait plus déjà de celle qui l'avait torturé, qu'un souvenir très effacé, et comme estompé par la distance. Son amour malsain avait disparu de son coeur, à la suite de cette violente secousse morale, comme un fruit pourri tombe de la branche après une nuit d'orage.

Il alluma un des longs Virginias, que le Provençal lui avait apportés la veille et, accoudé au bordage, il laissa errer ses yeux sur la mer très calme, animée par le passage des bateaux de pêche et la fuite des grands navires à vapeur se dirigeant, suivis de leur panache de noire fumée, vers Civita-Vecchia ou Naples. Le vent, fraîchissant dans les voiles, poussait le cotre avec rapidité. Et déjà, dans la brume lointaine, apparaissaient de hautes montagnes violettes sous le grand soleil.

Pierre appela Agostino, et lui montrant l'horizon:

—Quelle est cette terre qui est devant nous?

—La Corse, dit le matelot, de sa voix rude... Les montagnes, que vous voyez, vont de la pointe de Centuri jusqu'à Bonifacio... La petite île, qui se détache à peine à gauche, c'est Giraglia... Ce soir, nous passerons, entre sa batterie et le cap Corse, pour gagner Bastia... Sans la brume de mer, vous distingueriez la neige sur le mont Cinto... Mais, vous verrez... C'est un beau pays. Et puis le monopole du tabac n'y existe pas, comme en France, et on y fait librement le commerce... Sans compter que là, ce qui est défendu est permis tout de même!... Mais voilà qu'on, va déjeuner... Vous devez avoir faim?...

—Ma foi, oui.

—Eh bien! venez avec moi.

A l'avant, sur des caisses vides, un couvert fort sommaire était dressé. Du pain, du jambon, un fromage de Gorgonzola, des pommes, et du vin blanc dans des fiasques.

—Asseyez-vous, monsieur, dit le patron, en montrant à Pierre une place auprès de lui, et servez-vous à votre volonté.

La chère était appétissante, le peintre y fit honneur. Tout en mangeant, il remarquait que ses compagnons restaient silencieux.

—Est-ce moi qui vous gêne, pour parler? demanda-t-il tout à coup. J'en serais désolé.

Le patron le regarda tranquillement:

—Non! Mais nous vivons toujours ensemble, et nous n'avons pas grand'chose à nous raconter... Et puis, la mer empêche d'être causeur: elle parle toujours. C'est la grande bavarde, et le marin l'écoute.

Les autres approuvèrent de la tête. Alors Pierre versant du vin dans un gobelet de fer-blanc et le levant à la hauteur de son visage:

—A votre santé, mes amis.

Ils levèrent leur verre, et gravement répondirent:

—A votre santé.

Et, après avoir bu du café brûlant et d'excellent rhum, sans plus s'éterniser à table, chacun se mit sur ses pieds et s'en fut à sa besogne. La journée passa avec une rapidité incroyable, et, le soir, le cotre entrait dans le port de Bastia.

Le lendemain matin, la Santé ayant visé la patente du petit bateau, l'équipage eut le droit de descendre à terre. Agostino, s'attachant à Pierre, le fit asseoir à côté de lui, à l'avant de la chaloupe. Il semblait lui faire les honneurs de son pays. Du doigt il lui montrait les divers points de la ville: la place Saint-Nicolas, qui domine la mer, le boulevard de la Traverse, quartier riche et populeux, l'hôpital militaire, ancien couvent de Saint-François; sur les hauteurs, la citadelle, et des ruines d'anciens donjons canonnés et brûlés pendant les guerres contre les Génois. Encadrant cet amphithéâtre de maisons, qui s'étendait de la plage jusqu'à mi-flanc de la montagne, des jardins verdoyants et fleuris, où les orangers et les mimosas répandaient des senteurs exquises. Au-dessus de la ville, la brousse, cette courte et sèche végétation qui couvre les pentes de toutes les montagnes de la Corse et constitue ce qu'on appelle le maquis: genêts, bruyères, genévriers, lentisques, et petits sapins, trouvant sur le rocher juste ce qu'il faut de terre pour leurs racines, et offrant un asile presque impénétrable au gibier et aux bandits. Tout en haut, sur les cimes, les admirables forêts de hêtres, richesse du pays, ravagées par les habitants qui les pillent, détruites par les bergers qui les incendient pour créer des pâturages.

Tout cela, Agostino le racontait à son sauveur, pendant que le canot suivait le môle du Dragon, se dirigeant vers le quai.

Au pied de l'escalier ils descendirent, et Pierre, un peu étourdi, se trouva sur la terre ferme. Il était encore vêtu de son caban, de son pantalon de laine grossière, et chaussé de ses espadrilles. Il avait seulement pris, dans ses anciens habits, déformés par l'eau de mer, son argent et sa montre. A la devanture d'un liquoriste, établi sur le quai, il se regarda dans les vitres de l'étalage, et, avec le bandeau qui lui coupait le front, il se découvrit une vraie figure de brigand. Il saisit Agostino par le bras, et l'arrêta.

—Où vas-tu de ce pas? demanda-t-il.

—Déjeuner d'abord, dit le jeune garçon, et puis en route pour le village... Nous avons une semaine de relâche, en attendant de nouvelles marchandises.

—Eh bien! viens déjeuner avec moi, ensuite tu m'indiqueras une auberge.

—Ne veux-tu pas m'accompagner au pays? dit Agostino d'une voix tremblante... Je m'étais promis de te faire embrasser par ma mère.

—J'irai chez toi, très volontiers, répondit Pierre en riant; mais oublies-tu que j'ai promis au patron de lui repeindre son Saint-Laurent?... Chose dite, chose faite!

—C'est juste, fit Agostino gaîment. Mais combien te faudra-t-il pour ton travail?

—La matinée de demain.

—Ainsi demain soir tu seras disposé à m'accompagner?

—Oui, certes.

—Alors je t'attendrai. J'irai tantôt retenir la carriole du père Anton, tu feras ainsi la route plus commodément.

—Eh bien, c'est convenu...

Ils gagnèrent l'auberge de Santa-Maria, où Agostino était avantageusement connu pour les excellents comestibles de contrebande qu'il apportait, tous les mois, de Grèce et d'Italie.

Installé dans une chambre, au premier étage, Pierre put, pour la première fois, depuis trois jours, se soustraire à la fascination de sa merveilleuse aventure, se mettre en face de lui-même, et réfléchir à ce qu'il devait faire. D'un côté, il sentait un dégoût profond à la pensée de rentrer en France; de l'autre, il avait à coeur de ne point chagriner Agostino. Tout conspirait donc pour le retenir. Et puis, le charme de cette contrée admirable agissait sur lui. Tout ce qui l'entourait était fait pour le séduire: la nature sauvage et attrayante à la fois, les moeurs originales des habitants, enfin le mystère de son incognito, qui lui permettait de vivre, pendant un temps aussi long qu'il voudrait, au milieu de la basse classe, si intéressante à étudier, dans ce pays ou les mendiants avaient des fiertés de grands seigneurs. Tout Mérimée lui revenait, avec la poétique figure de la sauvage Colomba, la féroce rancune des Baricini, et il lui semblait qu'il était ramené de deux siècles en arrière, dans cette Corse divisée, comme jadis, par la haine de ses partis rivaux et enfiévrée par les sanglants souvenirs des vendettas.

Il passa l'après-midi à errer dans les rues de la ville, tout seul, car Agostino, avec une discrétion précieuse, l'avait livré à lui-même. Il n'éprouva pas une seconde d'ennui. Le mouvement de la population, grave et réservée, les habits pittoresques des gens de la campagne, venus pour le marché, les robes sombres des femmes, coiffées du mezzaro noir, comme si elles portaient le deuil, tout le captivait.

Il entra dans la boutique d'un tailleur et acheta un vêtement complet de velours brun, semblable à un costume de brigand calabrais, car il ne pouvait conserver son caban, son pantalon de matelot et ses espadrilles. Il trouva, chez un marchand de couleurs de la Traverse, une boîte de peintre et quelques châssis de différentes grandeurs. Et, tranquille désormais sur la façon dont il emploierait son temps dans la patrie de Bonaparte, il reprit le chemin de l'auberge. Il dîna avec Agostino, fit un tour sur le port, se coucha à neuf heures, et dormit d'un sommeil sans rêve.

Le soleil, en entrant par sa fenêtre, le réveilla. Il sauta à bas de son lit et s'habilla, puis, sa boîte sous le bras, il s'achemina vers le cotre. Un canot, pour quelques sous, le transporta jusqu'au petit bâtiment bien assis sur ses deux ancres, et à l'avant duquel une large planche, attachée, par deux filins, au beaupré, formait comme une escarpolette devant l'image dépeinte du Saint, patron de la barque.

Conduit par le capitaine, installé par l'équipage, Pierre se mit immédiatement à la besogne. Pendant qu'il coloriait la grossière image de bois sculpté, deux matelots, se balançant aux cordages du bout-dehors, le regardaient avec admiration. Sous sa main, les tons s'étalaient éclatants, la figure prenait une apparence vivante, les yeux brillaient, le bras étendu semblait commander aux flots. A dix heures, l'oeuvre était parfaite, et, entouré d'un respect tont nouveau inspiré par son talent, Pierre déjeunait pour la dernière fois, avec ses compagnons d'un jour.

Vers midi, il quitta le bord, reconduit par tout l'équipage, et, après avoir serré la main de ceux à qui il devait plus que la vie, il monta avec Agostino dans une sorte de corricolo, et, au grand trot d'un cheval ébouriffé, s'éloigna de Bastia.

A partir de l'octroi de la ville, la route serpente entre des enclos plantés de vignes, au bord des champs d'oliviers, entre de petits bosquets d'eucalyptus et de chênes verts. Le terrain est sablonneux et la température extrêmement douce. Des cours d'eau, descendus de la montagne, se perdent dans les terres et forment des étangs couverts de roseaux, larges plaines verdoyantes, au-dessus desquelles volent des bandes de canards et d'oies sauvages. La route passe à mi-côte, suivant le bord de la mer, traversant de rares villages. Agostino, poussant son cheval à une vive allure, expliquait à son compagnon les moeurs et les coutumes du pays, se livrant avec une expansion, une gaieté, qui contrastaient vivement avec la gravité qu'il montrait à bord, On eût dit un écolier en vacances.

—Vous verrez comme notre pays est riche! dit-il. Nous ne sommes pas de paresseux gardeurs de bestiaux. A Torrevecchio, il y a du commerce!... Mon père vendait son vin et notre vigne est importante. C'est mon beau-frère, maintenant, qui la cultive et l'exploite... Ma mère et ma plus jeune soeur habitent un hameau, qui dépend du bourg... Elles ont de quoi vivre, et je ne les laisse manquer de rien... Oh! elles vont bien vous aimer quand elles sauront ce que vous avez fait pour moi!...

Le peintre sourit à la pensée de la reconnaissante affection de ces pauvres gens. Il se dit: Je ne serai pas longtemps une gêne pour eux, et je me rendrai promptement libre. Après un jour passé dans le village, un guide me conduira à travers la montagne, car il ne s'agit pas de me cantonner au bord de la mer, dans le has pays. Il faut voir la rude Corse, celle des maquis et des bandits. S'il y a des croquis à faire, c'est du côté de Bocognano, terre sainte de la vendetta... J'ai vingt louis dans mon porte-monnaie, et, dans mon portefeuille, un billet de mille francs, épaves du naufrage... C'est plus qu'il ne m'en faut, pour vivre quelques mois, dans cette contrée primitive, au milieu de ces gens sans besoins... Et quand il n'y aura plus d'argent, il me restera mon métier... Je brosserai des portraits à cent sous, en une séance... Cela me rajeunira!

La voiture, ayant franchi le pont de San-Pancrazio, roulait sur une route en pente entre deux bordures de châtaigniers séculaires. Le soleil descendait à l'horizon, empourprant la montagne de ses derniers feux. Agostino tourna au coin d'un petit chemin de terre dans lequel il s'engagea, sifflant joyeusement, comme les merles de son pays. Au bout de quelques cents mètres, il arrêta devant la barrière d'un enclos et sauta à bas de son siège. Un gros chien, qui accourait, en aboyant d'un air féroce, se jeta dans les jambes du jeune homme avec des hurlements de joie. Une vieille femme et une petite fille parurent dans le verger et s'avancèrent les mains tendues. Agostino les embrassa avec effusion, les poussa vers son sauveur, en expliquant son aventure, en patois corse, avec une volubilité sans pareille. Pierre remercié, fêté, entraîné dans le tourbillon de l'exubérante joie de ces bonnes gens, léché par le chien, pressé par la mère et l'enfant, se trouva installé dans la maison, très simple mais d'une admirable propreté, assis à la table de famille, et tout plein d'une satisfaction tranquille, que, depuis bien des mois, il n'avait pas éprouvée.

Il se coucha de bonne heure, en remerciant ses hôtes, se leva tard le lendemain, déjeuna, visita les dépendances de l'habitation, fit connaissance avec le beau-frère d'Agostino, qui était grand chasseur, avec sa soeur qui était bonne ménagère, joua avec la petite Marietta, qui depuis la veille l'observait avec ses yeux noirs et pénétrants, lui souriant de ses dents blanches, mais l'approchant avec une sauvage timidité.

Le soir vint avec une rapidité étonnante, sans qu'il eût rien fait que se laisser vivre. Retiré dans sa chambre, avant de s'endormir, étendu sur une fraîche paillasse de maïs, il se moqua de lui-même:

—Je mène ici la vie admirable des pasteurs, et je vais me refaire un coeur et un cerveau. Que diraient mes camarades et mes amis, s'ils me voyaient en proie à cette idylle? Hé! ils diraient que la Madone, à qui tous ceux qui m'entourent ici, croient si fermement, m'a visiblement protégé. Pierre Laurier, tu étais sur une mauvaise route, mon garçon. Par un miracle t'en voilà tiré. Profite de la faveur que la Providence t'a accordée, jouis du temps qui t'appartient et mets-le à profit, en travaillant librement, ce que tu as eu, jusqu'ici, rarement l'occasion de faire. Tu es mieux traité que tu ne le méritais... Sois reconnaissant.

Il s'endormit, au milieu de ces sages pensées, et rêva qu'il peignait un tableau symbolique, dans lequel le mauvais ange avait les traits charmants et pervers de Clémence Villa, et le bon ange, le pur visage de Mlle de Vignes. Ensuite, sur la toile, apparaissait et se fixait l'image de Jacques, avec ses blonds cheveux et ses yeux mélancoliques. Clémence s'approchait du jeune malade et lui parlait tout bas avec animation, l'enlaçait peu à peu, s'emparant de lui, et le malade pâlissait, ses yeux devenaient plus profonds et plus sombres, ses lèvres plus blêmes. Alors les regards du peintre, se détournant vers Juliette, la voyaient triste mortellement, les mains jointes dans l'attitude de la prière, et ce n'était pas que pour son frère qu'elle priait. Un autre nom venait aussi sur ses lèvres, et Pierre devinait que c'était le sien. Il voulait alors s'élancer vers elle, la rassurer, la consoler, mais le bras de Jacques se tendait comme un obstacle et de sa bouche tombaient ces paroles:

—Tu m'as donné ton âme, tu ne t'appartiens plus. Tu n'as pas le droit de reparaître.

Alors Pierre s'arrêtait, et peu à peu le tableau s'effaçait, et il ne distinguait plus bientôt que la petite Marietta avec ses cheveux noirs et son front sauvage, qui, dans le pâtis ombragé de vieux châtaigniers, gardait ses chèvres. La nuit s'écoula dans ces agitations. Mais au réveil Pierre retrouva son calme et partit pour la chasse, avec Agostino et son beau-frère dans les marais de Biguglia. Le temps passa ainsi, et, au bout de la semaine, le matelot annonça qu'il lui fallait retourner à bord. Il s'en allait pour trois semaines et comptait bien, au retour, retrouver son sauveur.

Déjà Pierre était, dans la famille d'Agostino, comme chez lui. Ces humbles paysans lui témoignaient une affection qu'il n'avait pas souvent rencontrée aussi sincère. Il n'avait qu'à moitié envie de partir, il se laissa donc faire violence et resta. Il commençait le portrait de la petite gardeuse de chèvres, et, dans ce calme, au milieu de cette splendide nature, toute la fraîcheur de son inspiration reconquise s'était épanouie avec une grâce et une puissance nouvelles. Il travaillait tous les jours, jusqu'à quatre heures, et, le soir, il faisait la partie du beau-frère qui venait, après dîner, avec sa femme.

Le maire de Torrevecchio, bonapartiste enragé, ayant appris qu'un peintre était de passage dans le pays, avait risqué, avec son curé, une démarche auprès de Pierre pour obtenir qu'il restaurât les peintures de l'église, très curieuses, datant de l'occupation génoise, et dues au pinceau de quelque maître italien. Laurier avait accepté la tâche, et, non content de retoucher les parties endommagées des peintures murales de la petite église, il avait entrepris la décoration de la chapelle de la Vierge, nouvellement reconstruite.

Absorbé par ses travaux, chassant, péchant, n'ayant pas une minute à perdre, il était rentré si complètement en possession de lui-même, qu'il ne pensait plus jamais au passé. On l'aurait fait rougir de honte, en lui racontant que, par une nuit tiède, lorsque la brise sentait bon, et que la mer murmurante et les splendeurs des cieux attestaient l'harmonie universelle, un certain Pierre Laurier avait voulu attenter à sa vie pour les yeux diaboliques d'une femme qui le martyrisait. Il eût levé les épaules, allumé sa pipe, et juré qu'il n'y avait au monde qu'une seule chose qui valût un effort, c'était l'espérance d'arriver à mettre en valeur une figure dans la clarté du plein air. Et il clignait de l'oeil, en regardant, par-dessus sa palette, la petite Marietta qui, assise sur une bille de châtaignier, dans l'enclos, les pieds sur l'herbe verte, posait fière, son chien couche auprès D'elle.

Agostino revint d'une course faite à Livourne, et resta encore quelques jours, puis il repartit. Pierre semblait acclimaté et ne parlait plus de quitter le pays. Il avait acheté, à Bastia, des meubles qui manquaient dans la maison, et dont l'arrivée avait éveillé l'ardente admiration des gens du hameau. On se rendait bien compte de la différence de condition sociale qui existait entre le peintre et ses hôtes. Le maire et le curé avaient déclaré que Pierre était un homme supérieur. Ses manières trahissaient l'habitant des grandes villes. Sa générosité dénotait la richesse. Qui était-il? Pierre, ce n'était évidemment qu'un prénom. Se cachait-il? Et pour quel motif?

Le maire, entraîné par la curiosité, procéda sourdement à une enquête. Déjà le préfet d'Ajaccio était informé, par le sous-préfet de Bastia, qu'on continental mystérieux vivait dans une modeste famille de Torrevecchio, qu'il exécutait des travaux remarquables dans l'église; que tout, dans sa manière d'être, annonçait une parfaite honorabilité, mais que, peut-être, il serait intéressant, néanmoins, de s'assurer de son identité. L'administration n'y mit pas tant de formes et ordonna à la gendarmerie de Bastia de demander à l'étranger de fournir ses papiers. Heureusement, le brigadier eut l'idée de passer par la mairie et de raconter au maire l'objet de sa mission. Celui-ci, voyant aboutir ses menées à une brutale intrusion de la force publique dans la vie de celui pour lequel il avait une considération toute particulière, lava la tête au brigadier, qui n'en pouvait mais, le renvoya au chef-lieu, avec une belle lettre pour le préfet, et évita à Pierre, qui travaillait dans la candeur de son âme, l'apparition des gendarmes. On ne sut donc pas à qui on avait affaire.

Il y avait deux mois environ que Pierre était à Torrevecchio, chassant, pêchant, travaillant et ayant achevé, non seulement le portrait de Marietta, les peintures de l'église, mais deux tableaux de genre, lorsque, pendant une absence qu'il avait faite, pour visiter des mines d'argent du côté de Calvi, une voiture, venue de Bastia, déposa à l'auberge de Torrevecchio deux voyageurs, accompagnés de leurs domestiques, qui demandèrent à déjeuner. Le patron, questionné sur ce qu'il pouvait y avoir de curieux à voir dans le pays, parla des peintures de l'église. Le plus jeune des deux voyageurs, que son compagnon appelait docteur, s'y rendit seul. Il s'arrêta devant une Résurrection, qu'il examina avec une attention profonde. Et comme le curé traversait la nef, il l'appela et lui dit:

—Vous possédez là, monsieur le curé, une oeuvre d'une bien grande valeur, d'un maître français... Car le peintre, qui a travaillé ici, n'est certes point un Italien?...

—En effet, monsieur, dit le prêtre, c'est un Français.

—Comment se nomme-t-il?

—Je l'ignore.

—Ah! fit le docteur... Il est demeuré inconnu?

—Mais il habite ce pays, reprit le curé, et...

Le docteur eut un regard étonné et, vivement:

—Depuis deux mois, alors, environ?

L'étranger parut faire mentalement un calcul et murmura à mi-voix:

—C'est possible!

Puis tout haut:

—Savez-vous au moins son prénom?

—Oui, monsieur, il s'appelle Pierre.

—Alors, il a les cheveux châtains, les yeux bleus, la moustache blonde, il est de taille moyenne? interrogea l'étranger avec vivacité.

—La moustache blonde? Non, dit le prêtre, il porte toute sa barbe, mais il a les yeux bleus et n'est pas de haute taille.

—C'est lui! c'est bien lui! s'écria le docteur... Du reste, il n'y avait que lui qui pût peindre cette Résurrection.

—Vous connaissez ce jeune homme, monsieur? demanda le prêtre. Oh! si vous vouliez nous apprendre...

—Qui il est? Je ne le dois pas, puisqu'il veut rester ignoré. Mais j'ai le droit de vous dire que celui qui a travaillé pour vous est une des jeunes gloires de l'école française... Mais je le verrai... Où est-il?

—Absent pour quelques jours.

—Absent?... Et nous partons demain!... N'importe, il faut que je laisse, pour lui, une trace de mon passage.

Il prit le crayon de son portefeuille et, s'apprêtant à écrire sur la muraille blanchie à la chaux, il dit:

—Vous permettez, monsieur le curé?

—Faites, monsieur, répondit le prêtre.

L'étranger, alors, au-dessous de la Résurrection peinte par Pierre, traça ces simples mots: Et idem resurrexit Petrus... Et au-dessous il signa: «Davidoff», puis ce tournant vers le curé:

—Quand il reviendra, montrez-lui cette inscription, il saura ce qu'elle veut dire.

Il salua le prêtre, rentra à l'auberge, et dit à son compagnon:

—Mon cher comte, vous avez eu tort de ne pas sortir avec moi, vous avez manqué quelque chose de très curieux.

—Et quoi donc?

—Je vous conterai cela, quand nous serons à bord. Ici, c'est un secret.

Les deux voyageurs allumèrent leurs cigares, montèrent en voiture et partirent.

Le surlendemain, Pierre revint de son excursion avec le beau-frère d'Agostino; il rapportait de jolies boucles d'oreilles en argent pour Marietta, et une agrafe de ceinture pour la mère. Il déjeuna gaiement, et se disposait à travailler, quand le curé entra, en poussant la porte à claire-voie de la salle.

—Eh! c'est monsieur le curé! s'écria Pierre. Qui nous vaut le plaisir de vous voir?

—Une communication dont on m'a chargé pour vous.

—Ah! Qui donc ça?

—Un étranger.

Le front de Pierre se rembrunit et, d'une voix un peu tremblante, il dit:

—Voyons un peu de quoi il s'agit?

—Si vous vouliez me suivre jusqu'à l'église, vous te sauriez plus vite et plus complètement.

—Je suis à vous.

Il prit son chapeau et sortit avec le prêtre. Pendant la moitié du trajet, il ne prononça pas une parole. Comme ils approchaient de la grande place, le curé lui dit:

—Cet étranger a vu vos peintures, et m'a assuré que vous aviez enrichi notre église d'un tableau dont la valeur est inestimable.

Pierre ne répondit pas, mais il secoua la tête avec insouciance. Il hâta sa marche, comme pressé d'apprendre à qui il avait affaire. Il traversa la nef, arriva à sa Résurrection, et, avec une émotion qu'il ne pouvait contenir, sur le mur il lut l'inscription latine: Et idem resurrexit Petrus... Davidoff... Il poussa un soupir, répéta d'une voix étouffée: Davidoff... et resta pensif.

Le curé, traduisant la phrase latine, dit derrière lui:

—Et, de même, Pierre est ressuscité... Il y a donc eu intervention divine? Mon cher enfant, il faut en louer Dieu...

Pierre passa la main sur son front, sourit au prêtre qui, interdit, le regardait, et avec un accent profond:

—Oui, il y a eu intervention divine... Et Dieu en soit Loué!...

Il s'absorba de nouveau, semblant faire un retour sur le passé, puis doucement:

—Monsieur le curé, je vous remercie d'avoir pris la peine de vous déranger. Ce que vous m'avez communiqué était très intéressant pour moi... Au revoir, monsieur le curé.

Et d'un pas lent, la tête baissée, il retourna chez la mère d'Agostino.

Le lendemain, un des enfants qui servaient la messe lui apporta une lettre mise à la poste à Ajaccio, avec cette adresse: «M. Pierre, aux bons soins de M. le curé de Torrevecchio.» Il l'ouvrit avec un serrement de coeur, Elle contenait ces lignes: «Mon cher ami, vous êtes encore de ce monde; aucune surprise ne pouvait m'étre plus agréable. C'est moi qui ai rempli la pénible mission déporter à Beaulieu le mot dans lequel vous annonciez votre résolution fatale, heureusement inexécutée. Celui à qui vous donniez votre âme s'est, par un miracle de suggestion, ou par un effet de soudaine confiance, senti revivre, et va beaucoup mieux. Mais une personne, qui est tout près de lui, a failli mourir de votre mort. Au fond de votre retraite, sachez que vous avez passé à côté du bonheur sans le voir, mais qu'il vous est possible encore de le retrouver. Amitiés sincères.—Davidoff.»

Ayant terminé la lettre, Pierre la plia, la mit dans sa poche et sortit de la maison. Il gagna, pensif, la route de Bastia, et déboucha en face de la mer. Très calme, elle bleuissait, à perte de vue, sous le soleil. Des bateaux, au loin, dans la lumière, voguaient si doucement qu'ils semblaient immobiles. Le jeune homme s'assit sur un quartier de rocher, et, comme le soir où il avait voulu se tuer, il songea.

Peu à peu, devant son souvenir, s'évoqua la figure de Jacques, et elle n'était plus pâle et sombre. L'éclat de la jeunesse et la joie de la santé rayonnaient dans tous ses traits. Il allait dispos, jouissant passionnément de la vie. Il marchait, d'un air de force exubérante, sur la terrasse de la maison de Beaulieu, parmi les verdures renaissantes. Tout s'éveillait dans la nature aux premières tiédeurs, et Jacques, plus ranimé que les plantes, plus épanoui que les fleurs, resplendissait d'une beauté nouvelle. Soudain, à ses côtés, Juliette parut, et c'était elle maintenant qui était maigre et triste. Ses yeux charmants étaient entourés d'un cercle noir, ses joues se creusaient, et son sourire avait la navrante douceur d'un dernier adieu.

Pierre frémit jusqu'au fond de lui-môme. Il lui sembla que le regard désolé de la jeune fille, sans cesse tourné vers la mer, cherchait sous les flots bleus sa trace indécouvrable. Il la vit minée par le chagrin de sa perte, cette enfant dont il avait dédaigné la tendresse, un instant devinée. Une voix se fit entendre à son oreille, qui murmurait: C'est toi qui es la cause de ses larmes, de sa souffrance et de sa langueur. On te l'a dit: elle meurt de ta mort. Tu n'avais qu'un mot à prononcer, et ce chaste coeur, plein de toi, s'ouvrait pour toi. C'était la paix obtenue, le bonheur assuré, tu les a perdus par ta faute. Qu'attends-tu pour les reconquérir? Vas-tu laisser descendre celle qui te pleure dans la froide terre? Tu n'as qu'à te montrer: elle renaît. Allons! recommence ta vie. L'avenir est à toi, puisque tu es aimé!

Un sanglot gonfla sa poitrine, et des larmes coulèrent de ses yeux, les premières depuis celles, si honteuses, que Clémence Villa lui avait fait verser. Mais il ne se laissa pas aller longtemps à l'attendrissement. Avec une fermeté sévère, il voulut s'interroger. Était-il purifié et régénéré par son austère retraite? Se sentait-il capable de mener une existence nouvelle? Aux prises avec les tentations, saurait-il y résister? Il frémit. Une tête brune et pâle, aux yeux luisants, aux lèvres rouges, venait de lui apparaître. Elle riait, avec un éclat sardonique, comme le soir où il s'était décidé à mourir. De quoi riait-elle ainsi, avec ses dents blanches et ses petites fossettes dans les coins de la bouche? Était-ce de lui? Se croyait-elle donc sûre de le ramener à ses pieds le jour où elle en aurait la fantaisie? Était-il donc encore son esclave?

Il eut peur. Sa faiblesse avait été si grande, ses folies si désastreuses, sa lâcheté si complète, sa chute si profonde. A la pensée de retomber sous la domination de cette fille féroce et froide, une sueur monta à son front, son coeur battit d'angoisse. Il envisagea, une seconde fois, la mort, et la jugea préférable à tant d'abjection. Il laissa aller, avec accablement, sa tête entre ses mains, et, dans la splendeur de cette fin de journée, au milieu de cette nature grandiose, sereine et calme, il resta à songer en face de la mer.

Sa pensée peu à peu s'épura, et lui, qui depuis son enfance n'avait pas prié, se voyant si seul, si triste et si abandonné, il leva ses regards vers le ciel. Il ne demanda rien pour lui-même. Quel que fût son sort, si dur et si misérable qu'il pût être, il l'acceptait. Mais cette enfant douce et chaste n'était-elle pas innocente et ne méritait-elle pas d'être épargnée? Il implora, pour elle, l'apaisement et sollicita l'espérance. Puisqu'il avait ce bonheur d'être aimé d'elle, au moins qu'elle eût la force d'attendre que son coeur, à lui, fût lavé de ses souillures. La justice céleste pouvait-elle lui refuser cette grâce? Dans la solitude il se laissa entraîner à prononcer tout haut de suppliantes paroles.

Tout à coup son attention fut ardemment sollicitée par un fait qui, en un instant, symbolisa ses craintes et ses désirs.

D'un promontoire de rochers, qui s'avançait dans la mer, à ses pieds, une tourterelle venait de s'envoler, effrayée, et, la poursuivant, un aigle fauve planait dans le ciel. Elle fuyait de toute sa vitesse, mais le pillard gagnait sur elle, lançant, à chaque battement de ses ailes puissantes, un cri aigu. Pierre frappé se dit: C'est un présage. Si l'oiseau de proie l'emporte, c'est que tout est perdu pour Juliette et pour moi. Si la tourterelle s'échappe, c'est que je dois espérer, me fortifier, pour reparaître enfin digne du bonheur.

A partir de l'instant où il eut formulé aussi nettement le problème de sa destinée, il ne respira plus, suivant la lutte d'un oeil ardent. L'aigle s'était abaissé, il volait, maintenant, presque au-dessus de la tourterelle, la dominant de son bec tranchant et de ses serres livides. Épouvanté, le pauvre oiseau se dirigeait vers un petit bois de chênes verts, espérant s'y cacher. Mais son féroce ennemi devinant sa tactique, activait la poursuite. Pierre, le coeur serré, les mains frémissantes, eût voulu donner de sa force à la fugitive, il voyait approcher l'instant où elle allait succomber. Déjà le rapace touchait sa victime, lorsque, du petit bois de chênes verts, une légère fumée blanche monta, en même temps qu'une faible explosion retentissait. L'aigle tournoya, frappé à mort, tombant vers la terre, et la tourterelle sauvée disparut dans les branches.

Pierre poussa un cri de joie. Ainsi la réponse à sa demande avait été immédiate et foudroyante.

Le destin avait manifesté son intervention d'une façon indéniable. Et l'invisible chasseur, dont la balle avait tranché la question, n'avait-il pas été amené là à point nommé pour mettre fin à ses angoisses? Mais, par un soudain retour de sa nature gouailleuse d'autrefois, il se mit à rire, à la pensée qu'un coup de fusil, tiré sur un oiseau, pourrait arranger tant de choses. Il secoua la tête et dit:

—Le travail, voilà le vrai remède. Du jour où je l'ai abandonné, j'ai été perdu. Je me suis redonné à lui, il me sauvera.

Le soleil descendait dans la mer, rouge comme une énorme braise. Pierre se leva, et, le coeur apaisé, regagna le village.

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