L'Ame de Pierre
IV
C'était le premier dimanche du carnaval et le théâtre de Nice splendidement illuminé, s'ouvrait pour le grand veglione. Depuis la place Masséna au centre de laquelle, sur son trône burlesque, depuis deux jours, avait été solennellement assis le roi Carnaval en habits pailletés, le hochet de la folie à la main jusqu'au péristyle du théâtre, une multitude de curieux, riant, criant, sifflant, regardait circuler les masques. L'orchestre rugissait de tous ses cuivres, et le rythme des valses et des quadrilles arrivait, en bouffées joyeuses, couvert par le murmure bourdonnant de la foule, qui roulait ses vagues, dans le vaste bâtiment livré, pour toute la nuit, aux caprices et aux fantaisies.
Dès l'entrée, ce n'était que buisson de plantes, sur lesquelles ruisselaient des lumières. Une élégante cohue de dominos multicolores, masqués ou le visage découvert, circulait dans les couloirs, les hommes et les femmes engagés dans de piquantes intrigues, dont les répliques volaient comme des flèches, au milieu des éclats de rire, des poursuites amoureuses et des fuites coquettement retardées. Dans la salle c'était, sur l'emplacement de l'orchestre et du parterre, la danse, comme au bal de l'Opéra. Dans les loges la conversation et la galanterie.
Tout ce que Monaco, Nice et Cannes comptaient de jolies et séduisantes personnes était rassemblé là, pour le plaisir des yeux. Vieille et jeune garde, donnant l'assaut au bataillon des viveurs en quête de plaisir, entr'ouvrant le satin des dominos, pour laisser voir l'éclat des épaules et la blancheur des bras nus, levant le velours des loups, pour montrer la grâce du sourire et la finesse du regard.
Les portes des loges battaient, un frou-frou de soie bruissait et des formes élégantes apparaissaient, en volées de femmes, qui se dirigeaient vers le foyer, pour chercher aventure. Des plaisanteries se croisaient, des lazzis partaient, fusées de gaîté, et, aussitôt, un cercle de curieux se formait autour des adversaires, déguisant à qui mieux mieux leur voix pour échapper à la curiosité, tout en goûtant le plaisir d'attirer l'attention. De petites bandes de jeunes gens passaient, la fleur à la boutonnière, le domino traînant comme un brillant manteau. Des groupes de femmes les frôlaient et ils échangeaient de vifs propos.
Debout, dans un angle, adossé à la muraille, entouré de cinq ou six de ses amis, le prince Patrizzi causait, surveillant les allées et venues des masques qui défilaient le long du couloir. Il s'occupait, aidé de son état-major d'élégants viveurs, à deviner le nom des femmes qui, se croyant assurées de l'incognito sous le voile protecteur des dentelles, s'amusaient librement. Il avait déjà nommé plusieurs grandes dames et un certain nombre de belles filles, quand il poussa une exclamation d'étonnement:
—Eh! c'est Jacques de Vignes, lui-même!...
C'était Jacques, en effet, brillant, superbe, le teint reposé, les yeux clairs, laissant flotter son domino bleu qui lui donnait l'air d'un galant cavalier de la Renaissance. Il venait, la main tendue, souriant, heureux, tel que l'avaient connu, deux ans auparavant, ceux vers qui il s'avançait, et non point voûté et triste, comme au début de la saison, le soir où le docteur Davidoff avait raconté de si fantastiques histoires après un dîner joyeux. La résurrection était complète, triomphante, presque insolente, tant Jacques laissait éclater la joie de sa jeunesse victorieuse, miraculeusement retrouvée.
—Cela va tout à fait bien, Jacques? demanda le prince.
—Tout à fait, dit le jeune homme, comme vous voyez.
—Honneur à ce climat qui vous a rendu à vous-même et à nous, car vous étiez un bon vivant et vous le redeviendrez...
Le jeune homme s'adossa à la colonne, auprès de Patrizzi, et, laissant errer ses yeux sur la foule bigarrée qui s'écoulait bruyante:
—Et je jouis de la vie, mon cher prince, dit-il avec ardeur, comme un homme qui s'est cru près de la perdre. Vous n'avez jamais été gravement malade, vous ne connaissez pas la langueur mélancolique qui s'empare peu à peu de l'esprit, à mesure que les forces du corps décroissent. Il semblerait qu'un crêpe voile la nature entière, tant on voit toutes choses sous un aspect sombre et désolé. Les moments heureux sont empoisonnés par la pensée qu'ils seront peut-être les derniers dont on pourra jouir, et plus ce qui vous entoure est beau, paisible, plus on est tenté de le maudire et de l'exécrer. J'ai passé par là, vous pouvez m'en croire: rien n'est plus atroce et plus douloureux. Aussi, maintenant, après être sorti de l'enfer, je suis dans le paradis. Tout me plaît, me séduit et m'enchante. J'ai appris à connaître le prix du bonheur et je sais en jouir. Le soleil me paraît plus doux, les fleurs plus parfumées, les femmes plus séduisantes... En moi, il y a tout un éveil d'admiration qui se fait, délicieux et puissant... J'ai failli mourir... Et c'est de là que date vraiment mon amour de la vie!
—A la bonne heure! fit Patrizzi, c'est plaisir de vous entendre. Mais votre guérison est vraiment admirable. J'y songe... Que nous a-t-on raconté de merveilleux à ce sujet? Ne vous a-t-on pas fait présent d'une âme toute neuve? Davidoff prétendait que ce n'était plus vous qui viviez, mais votre ami Laurier. Et il ajoutait que vous aviez de la chance, car Pierre était de ceux dont on fête le centenaire!...
Le prince eut un éclat de rire qui fit pâlir Jacques, au front duquel une légère sueur perla:
—Je vous en prie, dit le jeune homme, ne parlez pas de cela. Vous me faites beaucoup de peine. Laurier était mon compagnon d'enfance, et sa perte sera bien longtemps ressentie par moi. En tout cas, si je vivais à sa place, le monde n'aurait pas gagné au change, car Pierre était un artiste d'un incomparable talent, et moi je ne serai jamais qu'un inutile.
En prononçant ces paroles, d'un ton saccadé et fébrile, la pâleur de Jacques s'était accentuée. Ses jeux se cernèrent et son visage, soudainement, se contracta jusqu'à faire saillir ses pommettes et ses dents. Il fut pris d'une sorte de tremblement, comme s'il avait la fièvre. Il mordit ses lèvres blêmes, et s'efforça de sourire. Mais, pendant une minute, ainsi que dans une funèbre vision, il offrit à ses amis, au lieu de l'apparence d'un être bien portant et joyeux, l'image macabre d'un agonisant.
Au bout d'un instant, le sang remonta aux joues, le regard se réveilla, la bouche sourit, et Jacques redevint ce qu'il était à son entrée: brillant et superbe. Il sembla vouloir se soustraire à une impression pénible, et, faisant quelques pas, il s'écria avec une gaieté un peu forcée:
—Quelle adorable soirée, et bien faite pour le plaisir! Au dehors tout est bruit et joie, et ici tout est charme et séduction.
Comme il achevait de parler, un domino blanc, se détachant d'un groupe, s'approcha de lui et d'une voix déguisée:
—Charme et séduction? Voyons un peu si tes actes seront d'accord avec tes paroles.
Par les trous de son masque, le domino attacha, sur Jacques, un regard étincelant. Le jeune homme sentit un bras souple se glisser sous le sien. Il ne résista pas, et, gaiement:
—Tu es en veine d'expériences, ma belle? demanda-t-il. Eh bien! charme-moi et je te séduirai. L'un ne sera, sans doute, pas plus difficile que l'autre.
Le domino lui donna, de son éventail, un caressant soufflet sur la joue et répliqua:
—Je te pardonne l'impertinence, en faveur du compliment!
Jacques jeta à ses amis un malicieux sourire et se perdit dans la foule avec sa conquête.
—Eh bien! Patrizzi, vous qui les devinez toutes, nommez donc la femme qui vient de nous enlever de Vignes?
—Parbleu! si ce n'est pas Clémence Villa, que le diable m'emporte!
—Elle a eu vite fait d'oublier ce pauvre Laurier, dit un de ceux qui entouraient le prince.
—Mais Jacques ne l'a pas oublié, lui. Avez-vous vu son angoisse quand je lui ai parlé de son ami? Son visage, l'instant d'avant, souriant, frais et rosé, a grimacé et s'est décomposé. Il était effrayant. On eût dit une tête de mort fardée. Notre ami Davidoff, vous en souvenez-vous, nous avait dépeint, avec une très curieuse précision, l'état moral de ce malade sauvé par la confiance. L'édifice de cette guérison est fragile, concluait-il. Un mot suffirait à le détruire. La conviction si passionnée qui a ranimé Jacques, venant à s'affaiblir, il retomberait aussi bas, plus bas même que nous ne l'avons vu... C'est une espèce de sortilège qui agit sur lui... Il est possédé d'une idée, et cette possession lui donne une force prodigieuse.
—C'est ce qui assure le succès des charlatans, des empiriques, des docteurs exotiques à rosettes multicolores, à baronnies suspectes, qui spéculent sur l'ardent désir des malades d'être rassurés.
—Et puis, il y a aussi les faux malades, qui se remettent très facilement, et notre ami de Vignes parait être de ceux-là.
Patrizzi hocha la tête, et gravement:
—Je le souhaite pour sa mère.
Une exclamation bruyante lut coupa la parole. Une bande de masques faisait une poussée dans la foule, au milieu des exclamations et des éclats de rire. Le groupe, dont le Napolitain formait le centre, s'ouvrit, et chacun des jeunes gens s'éloigna au gré de son plaisir.
Jacques, ayant au bras sa compagne de rencontre, avait suivi le couloir des loges, examinant curieusement la femme masquée et encapuchonnée qui l'entraînait d'un pas rapide, comme si elle craignait d'être reconnue et interpellée. Arrivée devant la porte d'une avant-scène, elle frappa deux coups secs contre le bois. Une autre femme ouvrit et, s'effaçant, avec un silencieux sourire, les laissa entrer. Puis discrètement elle sortit et ferma la porte.
Dans le salon qui précédait la loge, Jacques et le domino se trouvèrent en présence. Le jeune homme s'approcha de sa compagne, et lui passant le bras autour de la taille, il essaya de faire tomber son capuchon et de déranger son masque. Mais elle cambra son buste avec souplesse, appuya à la poitrine de Jacques les rondeurs de sa gorge, puis, tournant sur le talon de ses petits souliers, avec un bruit de soie froissée, elle s'échappa, et le nargua, debout à trois pas de lui, les yeux luisants par les trous du satin et les dents étincelantes sous la barbe de dentelle.
Elle était si tentante, ainsi, qu'il s'élança, la saisit de nouveau, et, approchant de ses lèvres la bouche provocante qui se plissait voluptueusement, il lui donna un baiser qu'elle lui rendit.
Il voulut la retenir, mais elle glissa, une seconde fois, hors de son étreinte, et s'avançant vers le devant de la loge, elle dit, d'une voix toujours déguisée, et en le menaçant du doigt:
—Soyez sage, ou je vous renvoie à vos amis.
—Comment voulez-vous qu'on soit sage auprès de vous? s'écria-t-il, en souriant. Demandez-moi des choses faisables, mais non des choses impossibles!
—Il faudra cependant que vous m'obéissiez, ou je m'en vais, et nous ne nous reverrons plus.
—Et si je consens à tout ce que vous exigez, nous nous reverrons donc?
—Certainement.
Elle s'assit sur le divan de la loge, et se renversa en arrière, laissant voir, entre son masque et son domino, un cou d'une blancheur mate, et, sous les ruches de son capuchon, une oreille délicate et colorée comme une rose. Il se plaça auprès d'elle, avec une respectueuse froideur, quoiqu'il tremblât de désir, tant cette séduisante et mystérieuse créature avait, en quelques minutes, réussi à troubler ses sens. Il lui prit la main et doucement la déganta, puis il porta les doigts fuselés et blancs à sa bouche, et commença à les baiser, l'un après l'autre, avec une caressante dévotion. Lentement il gagna le poignet, et appliqua ses lèvres sur la naissance fine et satinée du bras, montant jusqu'à la saignée, effleurant de la caresse de sa moustache cette chair qui se moirait d'un frisson léger.
Ils restèrent ainsi, pendant quelques secondes, les yeux vagues, n'osant se regarder, les oreilles occupées du tumulte de l'orchestre qui déchaînait ses instruments dans un quadrille furieux. Le bruit des pieds frappant le plancher en cadence, les cris, les rires violents des danseurs, emplissaient la salle d'un joyeux vacarme. Et, au fond de cette loge obscure, tout près l'un de l'autre, Jacques et la femme masquée étaient dans une absolue solitude, plus libres que si le silence eût régné, que si le vide se fût fait autour d'eux. Très bas, et d'un ton câlin, il dit:
—Il me semble que vous ne m'êtes pas inconnue, et que je me suis déjà trouvé en votre présence. Ne voulez-vous pas montrer votre visage?... Vous n'ayez, j'en suis sûr, qu'à y gagner. Vous êtes jeune, certainement jolie... Avez-vous donc des motifs pour vous cacher?
Elle baissa affirmativement la tête.
—Même de moi?
Elle fit encore oui. Mais sa main moite eut une pression plus vive, et sa paume frémissante s'attacha à celle de Jacques. Une telle ardeur se dégageait de tout son corps, parfumé, souple et voluptueux, que le jeune homme se rapprocha, et, presque à ses pieds, la prit dans ses bras. Elle ne le repoussa pas. Et le souffle court, le coeur bondissant, affolée et pourtant sur ses gardes, elle resta près de lui, livrant sa taille, ses épaules, mais défendant son visage dont elle ne voulait pas laisser violer le secret.
—Où vous ai-je déjà vue? demanda le jeune homme. Est-ce ici, est-ce à Paris?
Elle ne répondit pas. Il reprit:
—Vous habitez Nice.
Elle demeura muette. Il dit:
—Je vous ai cependant rencontrée. Vous ai-je fait la cour?
Un sourire passa sur les lèvres de la femme, elle éloigna un peu Jacques, le regarda avec complaisance, et à mi-voix:
—Vous êtes bien curieux!
—Comment ne pas l'être? Tout me dit que je vous adorerai, et vous vous étonnez que je veuille savoir qui vous êtes! Je le saurai demain, ou après-demain, ou la semaine prochaine, pourquoi ne pas me contenter ce soir, à l'instant même, en me permettant de voir votre visage? Voulez-vous donc que je vous aime sans vous connaître?
Elle murmura:
—Peut-être.
—Courez-vous donc un danger en venant à moi? Craignez-vous qu'un jaloux vous surprenne? Ou bien vous défiez-vous de ma discrétion?
Elle ne bougea pas, lui donnant le droit de faire toutes les suppositions les plus romanesques.
Il sourit, et avec un accent passionné:
—Soit! Je vous aimerai inconnue, masquée, mystérieuse. Ce que j'aimerai en vous, ce ne sera pas une femme, mais la femme. Je ne saurai pas qui tous êtes, mais je vous tiendrai sur mon cour. Vos lèvres n'auront pas murmuré votre nom, mais je baiserai vos lèvres. Vos yeux ne trahiront pas, pour moi, le secret de votre pensée, mais ils verseront des larmes de tendresse. Et, dans mes bras, étreinte follement, malgré vous-même, la possession sera complète.
Il la serrait contre lui, en parlant ainsi, et leur souffle se confondait. Une senteur troublante, faite des effluves de la femme, du parfum des vêtements, enveloppait Jacques, l'enivrait. Ses mains hardies enlacèrent une taille frémissante. L'inconnue, se tordant comme au milieu d'un brasier, renversa sa tête sur l'épaule du jeune homme, sa bouche se posa sur son cou, qu'elle mordit avec un cri étouffé. Elle s'abandonnait, les yeux sans regards, les lèvres pâlissantes, quand, froissé par l'ardeur de l'étreinte, son capuchon tomba en arrière, pendant que son masque entraîné découvrait son visage.
Jacques, en un instant, fut debout, fit un pas en arrière, et s'écria avec stupeur:
—Clémence Villa!
A son nom prononcé, la comédienne se retrouva lucide. Elle regarda son galant qui, immobile et pâle, la dévorait des yeux; elle rejeta d'un geste son domino en arrière, et, se montrant dans tout l'éclat de sa radieuse beauté:
—Vous vouliez savoir qui je suis, dit-elle d'une voix sourde, maintenant vous le savez.
Il baissa la tête, et, lentement:
—Il y a bien peu de temps que le pauvre Pierre s'est tué pour vous.
—Pour moi? répliqua-t-elle avec vivacité. En êtes-vous bien sûr?
Jacques devint plus blême encore et, jetant à Clémence un regard effrayé;
—Pensez-vous donc que ce soit pour quelque autre?
—Ne le savez-vous pas?
Elle se rapprocha de lui, qui détournait ses regards, et, avec une audacieuse autorité, lui saisissant le bras:
—C'est chez moi qu'il a passé sa dernière soirée. C'est à moi qu'il a adressé ses dernières paroles. Je sais ce que tout le monde, et Davidoff lui-même, ignore. Pierre, las de sa vie fiévreuse, désillusionné sur sa valeur artistique, ayant perdu tout espoir en l'avenir, a eu une défaillance morale, et, obéissant à je ne sais quelle cabalistique superstition, il a voué sa mort au salut d'un être cher...
—Taisez-vous! interrompit Jacques presque menaçant.
—Pourquoi? Avez-vous donc peur de son ombre? Elle ne saurait être, pour vous, ni irritée ni méchante... Il savait que je vous aimais. Il m'a dit, dans le paroxysme de son suprême désenchantement: Il t'aimera mieux que moi. Et si quelque chose, de ce que je fus, subsiste en lui, ce sera, pour moi, un ressouvenir de la terre, et je frémirai de joie dans ma tombe!...
A ce sacrilège mensonge, le jeune homme porta sur elle un regard épouvanté. Il voulut se lever, partir. Ses jambes se dérobèrent sous lui. Et il resta assis sur le canapé, faible, comme s'il allait s'évanouir. Elle se pencha, et, l'entourant de ses bras, comme d'un invincible lien, le pénétrant de sa chaleur, le grisant de son parfum, l'étourdissant de son désir:
—Il vous a donné à moi, vous m'appartenez de par sa volonté, et rien ne peut faire que vous ne m'aimiez pas, car, en vous, c'est lui qui m'aime.
Et Jacques sentait qu'elle disait vrai, et qu'une force mystérieuse l'enchantait déjà à cette femme, comme si Pierre lui avait transmis sa tenace passion avec son âme. Il se révolta pourtant contre cette tyrannie, et, oublieux de sa voluptueuse ivresse, de ses supplications et de ses désirs, il voulut se détourner de celle qu'il pressait si ardemment, alors qu'elle était inconnue. Il n'accepta pas d'obéir au mort, il ne consentit pas à être l'exécuteur de ses posthumes caprices. Il reprit un peu de courage, de sang-froid et de résolution; il se leva, et montrant à Clémence un visage calme:
—Je ne me laisse pas prendre à tontes vos incantations, belle magicienne; il était inutile, d'ailleurs, de recourir à l'influence des Esprits, pour établir votre domination. Vos lèvres et vos yeux suffisaient. Vous avez eu bien tort de mêler la sorcellerie à l'amour. Je crains maintenant vos philtres...
—Je n'en aurai pas besoin avec toi, dit Clémence d'une voix tranquille, et, quoi que tu tentes, que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas, tu m'aimeras.
Il ouvrait la bouche pour dire non: elle la lui ferma avec un rapide et violent baiser; puis, sans lui laisser le temps de revenir de son trouble, légère, comme un charmant fantôme, elle gagna la porte de la loge et disparut.
Seul, Jacques resta un instant à songer. Le bal continuait tumultueux et sonore, soulevant des poussières qui flottaient, dorées par les feux du lustre. Dans les loges, les spectateurs, accoudés aux rebords de velours, formaient des groupes animés et brillants. Une impression de vie intense se dégageait de ce milieu surchauffé, tapageur et fringant. Le jeune homme fit un soudain retour sur son existence misérable et souffreteuse des dernières semaines, et une joie ardente s'empara de lui, à la pensée qu'il avait ressaisi la santé et qu'il se retrouvait vigoureux et libre, par cette nuit de plaisir, après avoir si amèrement regretté sa jeunesse évanouie.
Que de fois ne s'était-il pas dit, avec une sombre envie: Si jamais je puis rompre les entraves de ma faiblesse, si je me ranime et cesse de me courber chaque jour plus douloureusement vers la terre, quel emploi ne ferai-je pas de toutes les heures de grâce qui me seront accordées par la destinée? Et ce rêve s'était réalisé. Le miracle réclamé avait produit ses fantastiques effets. La mort avait abandonné sa proie. Ou plutôt elle en avait pris une autre, plus belle, plus brillante, plus glorieuse.
Le pâle visage de Pierre Laurier s'évoqua devant Jacques. Les yeux fermés, un amer sourire sur les lèvres, des ombres violettes aux tempes, le peintre dormait son dernier sommeil, roulé par les vagues bleues, dans les caresses de la lumière. Le bruit éternel des flots, la plainte stridente du vent, le berçaient, et, montant, descendant, dans le creux ou sur le sommet des vagues, il roulait, vagabond de la mer, sans cesse détourné de la terre sur laquelle il avait tant pleuré. Jacques, du regard, suivait ce corps, épave humaine, terrifié par l'apparition sinistre, et cependant rassuré, égoïstement à la pensée que son ami était bien mort, puisque c'était de sa vie qu'il vivait. Il voulut se soustraire à ce cauchemar, qui l'obsédait si douloureusement. Il se leva et rompit le charme.
Devant lui il ne vit que la salle remplie de spectateurs, à ses pieds le plancher du parterre envahi par une cohue dansante et bariolée. Le bruit des flots, c'était leur piétinement et leur murmure; la plainte du vent, c'était le chant de l'orchestre. Il n'y avait point de fantôme, tout était réel. Il se sentait plein de force et d'ardeur. Et le plaisir s'offrait à lui.
Il passa la main sur son front, détendit ses traits dans un sourire, ouvrit la porte de la loge, sortit dans le couloir, et circula nonchalamment, au milieu des groupes. Près du foyer, il retrouva Patrizzi qui flirtait avec une femme. Il s'avança vers lui, et gaiement, comme au plus beau temps de sa tapageuse existence:
—Soupons-nous, mon prince? dit-il. Vous devez bien avoir, sous la main, une douzaine de convives à emmener? Je crois que nous avons pris, de cette petite fête, tout ce qui pouvait être agréable. Si nous partions?
—Qu'avez-vous fait du domino qui vous a, si gaillardement, enlevé tout à l'heure? demanda le Napolitain. L'avez-vous invité? Sera-t-il des nôtres?
—Ma foi! je l'ai rendu à lui-même.
—Pas gai?
—Élégiaque!
—Il ne vous a pas donné rendez-vous pour demain?
—Si. Mais je n'irai pas!
A ces mots, un flot de masques roula dans le couloir, et un rire strident s'éleva. Jacques pâlit. Il chercha avec effroi, autour de lui, un domino blanc. Mais il n'aperçut qu'un groupe de jeunes gens qui passait, poursuivant des femmes en costume. Une voix murmura à son oreille: «Pourquoi fais-tu le fanfaron, et mens-tu? Ne sais-tu pas que tu iras à ce rendez-vous?» Et il lui parut que c'était la voix de Clémence Villa qui lui parlait. Il se retourna. Patrizzi seul était auprès de lui. Il pensa: Je deviens fou. Il prit le bras du prince et, avec une vivacité fébrile: Allons! s'écria-t-il. Et il l'entraîna.
Le lendemain, vers onze heures, quand il se réveilla, dans sa chambre de la villa de Beaulieu, il n'avait plus qu'un souvenir vague de ce qui s'était passé pendant la nuit. Il se rappelait qu'au souper il avait bu énormément de vin de Champagne, qu'il avait joué une valse pour faire danser les femmes. A partir de cet épisode chorégraphique, tout se noyait dans une ombre propice. Il avait été ramené en voiture, par un ami qui retournait à Eze. Qu'avait-il dit? qu'avait-il fait? C'était un mystère. Il ne se sentait pas en goût de le percer.
Étendu dans son lit, les yeux baignés par la lumière qui entrait à flots, il ressentait un bien-être exquis. Cette position allongée, qui lui paraissait si pénible, quand il était secoué par les affreuses quintes de toux, qui le laissaient en sueur, abattu et brisé, il s'y prélassait délicieusement, la tête libre, le sang apaisé, la respiration régulière. Il venait de veiller, de souper, de se dépenser dans une de ces fêtes qui lui coûtaient, autrefois, une semaine d'accablement et de maladie, et il se trouvait souple et dispos. Il eut un mouvement de satisfaction profonde. C'était décidément la guérison, tant promise par les médecins, et dont il avait cependant si cruellement douté.
Il resta là, à jouir de la vie, puis d'un bond, sautant hors de son lit, il commença à s'habiller. Il allait par la chambre, fredonnant, joyeux et sans souci. Il ouvrit sa fenêtre et l'air tiède vint le caresser. Une odeur de clématite montait pénétrante; il s'approcha et, comme lui, au début de la saison, marchant lentement sur la terrasse, il aperçut sa soeur.
Elle penchait sa tête triste, et semblait, avec sa robe foncée, être en deuil d'elle-même, de sa santé, de sa jeunesse et de sa gaieté. Le contraste était si frappant que Jacques étouffa un soupir. Le mal s'était détourné de lui, mais, comme s'il lui eût fallu une victime, il s'était abattu sur la pauvre Juliette. Et, à mesure qu'il se redressait alerte et vigoureux, elle se courbait pâle et affaiblie. La maladie dont elle souffrait était indéterminée. Depuis le jour où le docteur Davidoff était venu apporter la fatale nouvelle de la mort de Pierre, l'état de l'enfant avait été sans cesse en s'aggravant. Une langueur profonde s'était emparée d'elle, et, silencieuse, cherchant la solitude, elle paraissait heureuse de cette souffrance qui la conduisait si rapidement vers la fin de sa vie. Elle n'aimait, point qu'on lui parlât de sa santé, et quand elle se trouvait en présence de son frère et de sa mère, elle s'efforçait de secouer sa mélancolie. Mais, aussitôt qu'elle était seule, elle retombait dans sa tristesse.
En ce moment, livrée à elle-même, elle se promenait à pas lassés dans le jardin, et, au milieu de cette verdure éclatante, parmi ces fleurs, sous ce ciel bleu, sa silhouette faisait une tache noire. Jacques descendit. Sa mère était au salon. Il alla l'embrasser. Elle le regarda attentivement, et, le voyant si brillant de jeunesse, elle eut un sourire.
—Tu es rentré bien tard? dit-elle. Ce n'est guère prudent de passer la nuit, quand on finit à peine sa convalescence.
—Il y avait si longtemps que je n'étais sortit.
—Au moins t'es-tu amusé?
—Beaucoup.
—N'abuse pas, mon enfant, ne sois pas ingrat envers la Providence qui t'a rendu la santé. Ne me donne plus de sujet d'inquiétude. Je suis assez tourmentée par l'état de ta soeur.
—Est-ce qu'elle est plus souffrante?
—Non. D'ailleurs, comment le savoir? Elle ne se plaint pas, elle tâche de dissimuler son abattement. Mais elle ne peut pas me tromper, et je la vois, de jour en jour, plus accablée... Oh! si Davidoff, qui t'a si bien soigné, était encore près de nous!...
À ces mots, le jeune homme pâlit. Il lui sembla qu'il voyait apparaître le visage sardonique du médecin russe. Que pourrait Davidoff? Était-ce un second miracle qu'on allait lui demander? Jacques savait bien que la science médicale était impuissante. Il avait constaté l'inanité des moyens employés pour le guérir. Le secours sauveur qu'il avait reçu lui venait d'un monde mystérieux. Mais n'était-ce pas au prix d'un terrible sacrifice que ce secours avait été obtenu? Ne fallait-il pas, pour rafraîchir et fortifier le sang des veines, que le sang d'un autre se répandit? Et la tradition des holocaustes humains, pratiqués dans l'antiquité, sur l'autel des dieux païens, n'était-elle pas tout entière rétablie par ce dévouement d'une créature vivante, se donnant librement à la Mort, afin d'obtenir qu'elle fût clémente envers un être déjà désigné, de son doigt funèbre? Le prodige pouvait-il s'accomplir une seconde fois? Et qui se sacrifierait? Pierre l'avait fait pour lui. Qui le ferait pour Elle?
La voix de sa mère le tira de sa méditation.
—D'ailleurs, même si le docteur était là, Juliette voudrait-elle se soigner? Quand on l'interroge, elle répond qu'elle ne souffre pas, qu'elle ressent un peu de fatigue seulement, et qu'il ne faut point s'inquiéter. Mais cette indifférence, qu'elle affecte pour son mal, m'inquiète justement plus que tout, et je lui assigne une cause morale qui me trouble profondément.
—Une cause morale? demanda Jacques.
—Oui. Cette enfant a du chagrin. Et, malgré le courage avec lequel elle dissimule, elle n'a pu me tromper. Je la vois, chaque matin, plus pâle de l'insomnie qui l'a torturée pendant la nuit. Et, depuis plus de deux mois, il en est ainsi. Oh! je sais la date à laquelle ce douloureux état a commencé. Elle est restée dans mon souvenir. Elle est, à la fois, triste et heureuse pour moi, car elle a marqué et le début de ta convalescence et le commencement des souffrances de ta soeur. Oui, Juliette a été frappée le jour où le docteur Davidoff est venu nous annoncer la mort de Pierre Laurier...
Si Mme de Vignes avait regardé Jacques, elle eût été effrayée de l'angoisse qui contracta son visage. Ce qu'il s'était déjà dit, sans vouloir approfondir son soupçon, sa mère le lui déclarait nettement. La fin de Pierre avait eu ce double effet salutaire et pernicieux. Il vivait de cette mort, lui, et Juliette en mourait.
A cette constatation brutale, une colère s'alluma, au fond de son coeur, contre cette innocente, dont les intérêts étaient si directement opposés aux siens que ce qui était avantageux pour lui était funeste pour elle, et qu'il semblait impossible de faire vivre le frère sans tuer la soeur. Une bizarre conception de son esprit lui montra leur double destinée, symbolisée par l'horrible alternative du jeu: rouge ou noir? L'un couleur de sang, l'autre couleur de deuil. Et si c'était rouge qui sortait, Juliette mourait; et si c'était noir, il retombait, lui, dans sa déchirante agonie.
Un égoïsme féroce le saisit, l'affola, et il s'attacha désespérément à la vie. Il se sentit capable de tout pour la conserver. Rien ne l'arrêterait, pas même un crime. Il eut la lâcheté de lever les yeux sur l'enfant souffrante et pensive, qui marchait dans le jardin, et de se dire, avec une infâme satisfaction: Il y a deux mois, c'était moi qui me traînais le long de cette terrasse ensoleillée, et maintenant je suis fort, et je peux jouir de l'existence. Tous mes regrets, toutes mes plaintes, qui paraissaient inutiles, je peux y faire trêve et donner carrière à mes désirs et à mes espérances. J'ai failli tout perdre, et j'ai tout reconquis. La vie afflue en moi, triomphante, qu'importe le prix dont je l'ai payée!
Dans le silence profond de sa conscience, il ne s'éleva pas une voix pour protester contre cette monstrueuse divinisation de son moi. Son cerveau se ferma à toute pensée généreuse. Rien ne palpita en lui, à cette effroyable absolution, qu'il se donnait de tout le mal qu'avait coûté, et qu'allait coûter encore son inutile existence.
Cependant, au milieu de son impassibilité morale, une phrase prononcée par sa mère le fit tressaillir. Mme de Vignes avait dit:
—Je crois que Juliette aimait secrètement Pierre Laurier... Je n'ai pas osé l'interroger, craignant de l'entendre me répondre affirmativement. Car je n'aurais eu aucune consolation à lui apporter, hélas! Et est-il rien de plus cruel, pour une mère, que de voir son enfant se désoler, sans pouvoir lui offrir une espérance? Pourtant il faudrait connaître l'état de son coeur. Car, c'est là, peut-être, qu'est la plaie que nous devons essayer de guérir.
Il sembla à Jacques qu'une force, à laquelle il ne pouvait résister, le poussait à éclaircir ce douloureux mystère. Il avait peur de tout ce qui se rattachait à la mort de son ami, et cependant une invincible curiosité l'entraînait. Il voulait savoir, et il tremblait de savoir. Il eût souhaité se taire, et il ne se retint pas de dire:
—Si je lui parlais, moi?... Elle me confierait peut-être son secret...
—Alors, interroge-la, bien doucement, et si elle résiste, ne la contrarie pas, et laisse-lui la liberté de garderie silence.
—Soyez tranquille.
Juliette revenait vers la maison. Mme de Vignes fit un dernier et muet appel à la tendre compassion de Jacques, et elle rentra.
La jeune fille levant les yeux, vit, devant elle, son frère arrêté qui semblait l'attendre. Un rayon illumina son visage, et un flot de sang colora ses joues. Elle fut transformée, et la Juliette heureuse, gaie, bien portante, épanouie dans la fleur de ses dix-sept ans, reparut pour quelques secondes. Mais une ombre passa sur son front, ses traits se détendirent, sa bouche perdit son sourire, et elle fut de nouveau sévère et triste. D'elle-même, elle prit le bras de son frère, et s'y appuya avec une franche joie:
—Tu vas tout à fait bien, mon Jacques? dit-elle. Il fit oui, de la tête, en pressant doucement la main de Juliette.
—Quel bonheur de ne plus te voir souffrant et malheureux! reprit-elle. Car tu ne supportais pas ton mal avec patience, et tu n'étais pas enclin à la résignation.
Elle hocha la tête doucement, avec l'air de dire: Les femmes sont plus courageuses, elles acceptent mieux la douleur. Ils étaient arrivés devant la maison, sous la vérandah, à la place même où Davidoff avait annoncé à Jacques la mort de Pierre Laurier. La fenêtre du salon, derrière ses persiennes, était encore entr'ouverte, mais Juliette ne se trouvait plus aux aguets pour apprendre le malheur. Elle savait à quoi s'en tenir, elle n'attendait plus rien que la fin de sa tristesse. Mais il ne dépendait de personne sur la terre qu'elle la trouvât. Cette délivrance devait lui venir du ciel. Elle s'assit indifférente et paisible sur un des fauteuils d'osier, et regarda la mer. Jacques songeait: Il faut que je la questionne. Que lui dire, et comment entamer l'entretien? Cette petite intelligence est si clairvoyante! Elle saura peser chacune de mes paroles et juger le sens de mes demandes. Une maladresse la mettrait sur ses gardes. Et si elle se défie, je ne tirerai rien d'elle. Elle restera fermée invinciblement.
—Nous voici au milieu de mars, dit-il d'un air distrait. Il faudra bientôt rentrer à Paris. Est-ce que tu ne regretteras pas ce pays-ci, ma mignonne?
—Peu m'importe où je serai, dit-elle sans même un tressaillement, comme si elle pensait: Je ne serai bien que dans la terre, avec le profond silence et le calme sommeil de l'éternité.
—J'aurais cru que notre départ te contrarierait, te peinerait même, et j'étais tout prêt à demander à notre mère de prolonger, de quelques semaines notre séjour.
Elle baissa soucieusement le front, et sembla décidée à ne rien confier de sa pensée. Son frère l'observait avec attention pour tâcher de surprendre une palpitation plus vive de ce pauvre coeur souffrant:
—Moi-même, poursuivît-il, je n'aurais point regretté de rester encore ici. Je m'éloignerai de ce pays avec tristesse, car un lien douloureux m'y attache, maintenant, pour toujours.
Sa voix faiblit. Il tremblait, chaque fois qu'il lui fallait parler de Laurier, éprouvant comme le remords d'une complicité criminelle dans sa fin tragique.
—C'est ici que j'ai perdu l'homme que j'aimais le mieux, et rien ne me consolera de sa perte. Je me figure qu'en partant je m'éloignerai de lui davantage. Et pourtant je ne sais où aller le pleurer, puisque les flots ne nous l'ont pas rendu, puisque nous n'avons pas eu la consolation suprême de lui adresser une dernière prière. Et c'est ce pays, tout entier, où je l'ai vu passer, marcher, pour la dernière fois, qui me retient, comme si j'avais une secrète espérance de l'y voir reparaître un jour.
A ces mots, Juliette tressaillit et ses yeux se levèrent interrogateurs. Elle eut un geste de joie aussitôt réprimé.
—Crois-tu donc possible qu'il ne soit pas mort? demanda-t-elle.
Il répondit d'une voix creuse:
—On n'a point retrouvé son corps.
—Hélas! est-il le premier que la mer jalouse aura gardé? s'écria la jeune fille avec une expression déchirante. Non! nous ne devons pas conserver d'illusions et nous bercer avec des rêves. Il a douté de l'avenir, il a méconnu ceux qui l'aimaient, il a désespéré de la vie. Et le malheur est certain, irréparable! Nous ne reverrons plus le pauvre Pierre! Il est parti pour toujours... Nous n'entendrons plus sa voix... ni son rire, ni même ses plaintes... Il s'en est allé là d'où l'on ne revient pas!... Et nous pouvons le pleurer, va, sans crainte que nos larmes soient perdues!
Elle s'était, en parlant ainsi, animée, et sa douleur, cessant d'être contenue, débordait de son coeur sur ses lèvres, comme un torrent grossi par un subit orage. Saisi, Jacques regardait sa soeur, et, dans l'âpreté du regret avoué, il cherchait quelque trace d'un reproche adressé à lui-même. Il se demandait: Soupçonne-t-elle l'affreux mystère? Entre Pierre et moi, si elle avait à décider, qui choisirait-elle? Sacrifierait-elle le frère on l'homme adoré?
Essuyant son visage couvert de larmes, elle resta un instant silencieuse, puis:
—Le ciel, comme compensation, nous a délivrés des craintes que nous inspirait ta santé. Jouis de la vie, mon Jacques. Emploie-la à bien nous aimer.
Elle fit un mouvement pour s'éloigner, il la retint et, la regardant fixement, il dit:
—Ainsi voilà le secret de ton abattement et de ta souffrance! Tu l'aimais?
Elle répondit, sans hésitation et sans trouble:
—De toute mon âme. Avec ma mère et toi il était le seul qui occupât ma pensée.
—Tu n'as pas vingt ans. A ton âge il n'est pas de deuil éternel. L'avenir t'appartient tout entier.
—Elle pencha tristement la tête, puis avec une grande douceur:
—Ne parlons plus jamais de cela, veux-tu? Ce serait me peiner inutilement. Je ne suis pas de celles qui oublient et qui se consolent. Dans le secret de mon coeur, le souvenir de Pierre sera l'objet d'un culte. Je penserai sans cesse à lui. Mais son nom, prononcé devant moi, me fait mal. Je te promets de me soigner et de ne rien négliger pour être mieux portante. Je ne veux pas vous tourmenter, ni vous donner des soucis. Mais laissez-moi la liberté de mon chagrin.
Elle adressa un doux sourire à son frère, et, solitaire, recommença à se promener le long de la terrasse. Lui, très affecté, entra dans la maison et monta à la chambre de sa mère. Mme de Vignes l'attendait anxieuse:
—Eh bien? interrogea-t-elle en le voyant paraître.
—Eh bien! j'ai causé avec elle, comme nous en étions convenus et je l'ai trouvée, sinon raisonnable, au moins très calme. Nous avions deviné juste: elle aimait Pierre. Elle a une affliction profonde et ne veut pas être consolée. Je supposais qu'une prolongation de séjour serait avantageuse pour elle, mais je me trompais. Je crois que le mieux serait de rentrer à Paris, et de faire reprendre à cette enfant ses habitudes anciennes. La solitude ne lui vaudra rien. Elle a trop le loisir de s'y concentrer dans une idée unique. Notre monde la ressaisira, elle sera forcément distraite, et l'état de son esprit s'en ressentira, je l'espère.
—Faut-il donc commencer, tout de suite, les préparatifs du départ?
—Non. Ce serait trop brusque. Dans une quinzaine de jours, nous pourrons nous éloigner de ce pays.
—Mais toi, cher enfant, le changement de climat ne te sera-t-il pas préjudiciable? Nous ne sommes encore qu'au mois de mars. A Paris il fait encore froid...
—Qu'importe! Ma santé est redevenue excellente, et c'est à Juliette seule qu'il faut penser.
—Eh bien! j'agirai donc comme tu le conseilles.
Jacques baisa tendrement les mains de sa mère. La cloche du déjeuner sonnait, lis passèrent dans la salle à manger, où bientôt Juliette vint les rejoindre. La mère et le fils affectèrent de parler de choses indifférentes. Le repas fut court. Une contrainte pesait sur les convives, et ils se trouvaient d'accord pour souhaiter la solitude. Après le dessert, chacun d'eux se leva. Les deux femmes silencieusement rentrèrent chez elles. Jacques, seul, descendit vers le rivage, en fumant.
Une crique, dentelée de rochers rouges, était baignée par la vague murmurante. La verdure venait mourir au bord de l'eau, et, sur le sable, des mousses d'un vert gris, semblables à du lichen, poussaient vivaces. Jacques s'assit, et, dans la tiédeur exquise du soleil, se mit à songer. Tout était silencieux et désert. L'immensité devant lui et sur lui. Les cieux se confondaient avec la mer: à perte de vue l'azur. Ses yeux, fixés sur l'horizon lointain, se lassaient de regarder, éblouis par l'éclat limpide de l'atmosphère, fascinés par la mouvante sérénité des flots.
Peu à peu, le sentiment du réel s'effaça en lut, et il revit la salle du théâtre, pendant la nuit du veglione, il entendit les bruits de la foule, le piétinement des danseurs et la symphonie de l'orchestre. Le tableau tout entier de la soirée de carnaval s'évoqua, et, parmi les groupes, il aperçut le domino blanc. Il souriait, voluptueux, sous la barbe de dentelle de son masque, et ses yeux luisaient, comme des diamants, par les ouvertures du satin. L'odeur subtile et pénétrante qui émanait de son corps souple, enveloppa Jacques, et il eut, en ce lieu désert, la sensation tellement vive de la proximité de cette tentatrice qu'il tendit vaguement les bras. Il rompit le charme du mirage et se vit seul.
Un sourd mécontentement s'empara de lui, à la pensée qu'il était hanté victorieusement par le souvenir de Clémence, qu'elle s'imposât à lui, et qu'il ne pouvait s'abandonner un instant, sans être à la merci de l'ensorceleuse.
Elle le lui avait dit: «Que tu le veuilles ou non.» Et il avait beau ne pas vouloir, il sentait qu'elle l'enlaçait, triomphante et perfide, maîtresse de sa pensée, de ses sens, et tyrannique souveraine de sa volonté. Il raisonna sa sensation et se demanda pourquoi il y résistait. Quelle répugnance instinctive était en lui, ou plutôt quelle crainte? Cette femme lui faisait peur. Il la savait dangereuse. Tous ceux qui l'avaient approchée, avaient souffert par elle. La ruine, le déshonneur ou la mort, voilà quels étaient ses présents â ceux par qui elle se faisait aimer. Et sa haine était encore plus redoutable que son amour. Et cependant si belle, avec ses lèvres rouges, ses yeux de velours et sa taille divine. Que pouvait-il craindre? N'était-il pas l'amant choisi par elle?
Le souvenir de Pierre lui revint. Ne l'avait-elle pas adoré aussi, le grand artiste? Et la satiété prompte, le goût du changement, le dévergondage invincible, qui lui rendaient la fidélité odieuse, ne l'avaient-ils pas poussée à la trahison? Il avait souffert, le pauvre Laurier, il avait arrosé de ses sueurs, de ses larmes et de son sang, le luxe princier de cette fille. Il avait desséché, pour elle, la délicate fleur de son génie. Cheval de race pure attelé à la lourde charrue des répugnants labeurs, il s'était fourbu pour lui gagner l'argent qu'elle semait au courant de sa vie. Et quand il n'avait plus su travailler, il s'était mis au jeu pour obtenir du hasard ce que son talent énervé et faussé ne lui fournissait plus.
Toutes ces étapes de ta misérable existence amoureuse de Laurier, Jacques les connaissait. Il avait vu le peintre, lucide, honteux et exaspéré, les parcourir une à une, descendant, chaque jour, un peu plus bas dans la dégradation morale, se jugeant déchu, perdu, sanglotant de désespoir, blasphémant à grands cris et ne pouvant pas se retenir d'aller à son vice, à sa déchéance, à sa perte, quand la femme adorée et exécrée faisait un signe de son doigt rosé, ou laissait tomber un mot de ses lèvres de flamme. Qu'y avait-il donc de satanique ou de divin, dans cette créature, qui emplissait les hommes d'un affolement si tenace, d'une rage d'amour si impossible à calmer? La seule rivale, qui eût triomphé d'elle, était la mort. Pourquoi son ami la lui avait-il, en quelque sorte, léguée? Était-ce donc pour qu'il le vengeât? Et le supposait-il capable d'asservir le monstre de volupté?
Le visage de Laurier s'évoqua à ses yeux, tel qu'il le voyait, depuis quelque temps, dans ses songes effrayés. Il était mortellement triste. Il remuait les lèvres, et il sembla à Jacques qu'il murmurait: Prends garde, je t'ai donné la vie, mais elle va te la reprendre. Sa fonction sur la terre est de détruire l'homme. C'est la punisseuse de la lâcheté, de l'égoïsme, du mensonge et de l'infamie. Tout ce que l'homme commet de crimes, c'est elle qui est chargée de le venger. Elle est la force du destin. Poussée par la fatalité, elle frappe indistinctement celui qui est coupable, celui qui n'est que faible. Détourne-toi d'elle, prends garde. Vois ce qu'elle a fait de moi. Elle a menti, quand elle t'a dit que j'avais souhaité que tu l'aimasses. Non! Je l'ai fuie jusque dans le néant et elle me fait horreur. Ne la crois pas, ne l'écoute pas, ne la regarde pas. Ses regards avilissent, ses paroles corrompent, ses embrassements tuent? Écarte-toi de son chemin. Et, si elle t'approche, si elle te cherche, si elle t'appelle, mets la distance entre elle et toi. On ne lui résiste pas, quand on est près d'elle. En ce moment, tu as le choix de vivre ou de mourir.
La sombre figure de Laurier disparut, et Jacques se trouva seul, en face de la mer mouvante, dans ce désert enchanté, où la nature s'épanouissait radieuse sous le clair soleil. Il se dit: Je deviens visionnaire. Que signifient les craintes et les scrupules qui me tourmentent? Mon existence peut-elle dépendre de cette femme? Et, parce que je l'aimerai, ne fût-ce qu'une heure ou qu'un jour, serai-je perdu? Enfantillages d'un cerveau encore faible. Je ne suis pas aussi bien guéri de mon mal que je le croyais. Mais qu'est-ce qui jette en moi le trouble que je constate? Quelle crise morale est-ce que je subis? Est-ce donc criminel à moi d'aimer la femme que Pierre a aimée? Car c'est bien de là que naissent les rébellions de ma conscience. Fais-je donc mal? Et d'ailleurs n'y a-t-il-pas une large part de fantaisie individuelle et de convention sociale, dans ce qu'on est convenu d'appeler le bien et le mal? Son égoïsme lui répondit: Il y a ce qui plaît, ce qu'on désire, et voilà tout.
Et la femme inquiétante, défendue, lui plaisait, il la désirait. A ce que sa raison lui suggérait d'arguments, contre la passion qui l'entraînait, son coeur se faisait sourd. Au moment même où il était assis sur la roche chaude, les pieds au bord des flots frangés d'écume, dans un calme délicieux, ses sens soulevés l'entraînaient vers la magicienne, et il frémissait d'impatience. Il savait qu'à une demi-heure de distance Nice était en fête, et que la bataille de fleurs attirait, sur la promenade des Anglais, toute la colonie des élégants viveurs. Clémence serait là, et elle l'attendait, le guettait, l'appelait. Il n'avait qu'un pas à faire pour la rejoindre.
Une palpitation sourde le suffoqua. Son être entier s'élançait au-devant d'elle. Sa raison défaillante protesta:
«Mais elle t'a bravé. Elle t'a dit: Que tu le veuilles ou non... Tu vas donc obéir, comme un esclave? Tu as bien peu de fierté et de courage. Reste donc, n'y va pas. Prends garde!»
Et il était déjà debout. La force magnétique, qui ramenait Laurier, toujours vaincu, après tant de serments d'être invincible, agissait sur Jacques. Le charme de cette fille, redoutable goule qui anéantissait la volonté de ceux qu'elle voulait séduire, triomphait de l'éloignement, de la sagesse et de la clairvoyance. Jacques discutait encore avec lui-même que déjà son animalité l'emportait victorieuse. Il entra dans la maison, prit son chapeau, son manteau, et, sans dire adieu à sa mère et à sa soeur, il partit.
V
La passion que Clémence inspira à Jacques, fut d'autant plus vive qu'elle avait été plus combattue. Un caprice sensuel jetait la jeune femme et le beau garçon dans les bras l'un de l'autre. Ils s'aimèrent avec rage, avec folie, et dans un exclusivisme absolu, qui mettait une infranchissable barrière entre le monde et eux. Ils vécurent, pendant quinze jours, l'un pour l'autre, l'un près de l'autre, dans la riante villa de la route de Menton, sous les orangers en fleurs du jardin, parmi les divans bas, capitonnés de soie, du salon mauresque.
Le soir, Jacques s'arrachait, à grand'peine, aux séductions de la charmeuse, et rentrait à Beaulieu. Sa mère et sa soeur ne le voyaient plus qu'un instant, le matin, avant son départ. Et, avec une tristesse profonde, Mme de Vignes constatait que le retour inespéré de son fils à la santé avait été le signal de la reprise de sa vie dissipée d'autrefois. Cette vie dévorante, qui l'avait mis si près de sa fin. Elle avait risqué une remontrance, qui avait été accueillie avec un sourire. Jacques, pressé de s'échapper, avait embrassé sa mère, assuré qu'il ne s'était jamais senti plus solide, ce qui était vrai, et qu'il n'y avait point lieu de s'inquiéter. Et, sans plus vouloir écouter ni conseils ni prières, il s'était dirigé vers la gare et avait pris le train pour Monte-Carlo. Les deux femmes restaient donc seules, et leurs journées s'écoulaient silencieuses et mornes.
Pendant ce temps-là, Jacques goûtait les voluptés dévorantes qui avaient stérilisé le talent de Pierre Laurier, abaissé son caractère, détruit son courage, et fait, du merveilleux artiste, l'impuissant qui demandait à la mort l'oubli de son brillant passé.
Clémence, d'autant plus dangereuse qu'elle était sincère, aimait comme elle croyait n'avoir jamais aimé. Elle trouva, dans ce joli blond, un peu efféminé, l'amant délicat et charmant rêvé par sa beauté brune. Elle le domina complètement, s'empara de lui, au point qu'il n'avait plus une pensée qui ne fût sienne, plus un désir qui ne fût inspiré par elle. Ce fût l'envoûtement complet, qui fait passer l'amour dans la moelle des os, dans les fibres du coeur, dans la chair et les nerfs. Elle fut le satanique succube de cet heureux infortuné, qui se trouvait au comble de la félicité, et ne mesurait pas la profondeur de sa chute.
Dans cette ivresse, qui les possédait, ils arrivèrent à l'époque fixée pour le départ. Et Clémence, ne pouvant supporter l'idée d'être séparée de Jacques, se disposa à le suivre. Ils abandonnèrent à regret ce pays délicieux, fait pour l'amour. Mais ils se consolèrent, en pensant qu'à Paris, ils auraient bien plus de facilités pour être l'un à l'autre, et, s'ils le voulaient, ne se quitteraient presque plus.
Le retour produisit, sur elle et sur lui, un effet très différent. Jacques éprouva une joie profonde à rentrer dans la ville qu'il avait craint, pendant ses mauvais jours, de ne revoir jamais. Le mouvement des rues, l'animation de la foule, le saisirent et le grisèrent. Il quittait le plus charmant climat, il venait d'avoir sous les yeux, un merveilleux décor. Le ciel brumeux de Paris, ses larges avenues de pierre, lui semblèrent admirables, et il s'avoua, à lui-même, que rien de plus beau n'existait au monde. Il réoccupa, joyeux, son appartement de garçon, et s'y confina délicieusement.
Clémence, elle, réinstallée dans son monumental hôtel de l'avenue Hoche, retrouva, avec son luxe, les soucis de l'existence. Là-bas, à Monte-Carlo, elle vivait comme une petite bourgeoise. A Paris, elle redevint la grande demi-mondaine dont le train de maison coûtait trois cent mille francs tous les ans. Jacques ne la reconnaissait plus. En elle, une transformation soudaine s'était opérée. L'allure, le ton, la façon d'être de Clémence avaient entièrement changé. Elle parlait bref, elle regardait d'un oeil impérieux. On se sentait en face de la femme armée pour la bataille de la vie, et toujours en garde, afin de n'être pas surprise et vaincue.
Elle témoigna à Jacques une vive tendresse, elle lui déclara qu'il était son maître, et qu'elle subordonnait tout à son désir. Mais, le fait de le lui dire attestait, si clairement, une diminution d'influence, que le jeune homme resta songeur. Clémence se rendit compte de l'impression ressentie et s'efforça de la dissiper. Elle se fit douce et câline, et, pour un instant, la charmante et simple amoureuse des jours passés reparut.
Mais c'en était fait de la sécurité d'esprit de Jacques auprès de sa maîtresse. Dans la petite villa de Monte-Carlo, il pouvait avoir l'illusion qu'elle n'avait jamais aimé comme elle l'aimait. Dans le somptueux hôtel de Paris, tout parlait de la vie ancienne de Clémence, tout rappelait ses amants, depuis Sélim Nuño, qui avait payé la maison, jusqu'à Pierre Laurier, qui avait peint le superbe portrait qui ornait le salon. Un grand trouble s'empara du malheureux. Il se montra sombre, inquiet, irrité. Il cessa d'être sûr de celle qu'il adorait, et son amour en augmenta.
Ils s'étaient promis de ne plus se quitter, et ils se voyaient moins qu'autrefois. Non par la volonté de Clémence, mais parce que l'existence n'était plus la même, et que les exigences de son train de maison l'accaparaient au détriment de son amour. Jacques prit l'habitude de venir à des heures régulières, et, peu à peu, sa passion se disciplina. Ce fut un grand malheur pour lui. A Monte-Carlo, il serait sans doute arrivé promptement à la lassitude. Mais les obstacles, qu'il rencontrait à Paris, l'enfiévraient au lieu de le décourager.
Clémence, avec la finesse d'observation qu'ont toutes les femmes, et particulièrement celles qui vivent de la sottise et de la vanité masculines, jugea tout de suite cet état d'esprit. Elle savait, de longue date, que, chez les hommes, la sécurité engendre promptement l'indifférence, et que l'aiguillon le plus puissant de l'amour, c'est l'incertitude. Voyant Jacques très inquiet, et à la veille d'être jaloux, elle se plut, malicieusement, à le tenir en suspens, à lui laisser tout craindre, tout espérer, et tout obtenir. Elle amena ainsi sa passion au plus haut point d'intensité. Elle le fit souffrir avec une joie raffinée; sachant le dédommager de ses soucis par des plaisirs qui lui semblaient ainsi plus vifs.
Taciturne quand il n'était pas auprès de Clémence, Jacques inquiéta sa mère par la torpeur énervée de son attitude. Il passait des heures, étendu sur le divan de son fumoir, les yeux fixés au plafond, fumant des cigarettes opiacées, qui engourdissaient son cerveau, sans bouger, sans parler, comme perdu dans un rêve né du haschich. Sa santé demeurait bonne, cependant une pâleur remplaçait, sur ses joues, les fraîches couleurs qu'il avait rapportées du Midi. Il maigrissait. Mais ses nerfs le soutenaient vigoureusement, et il passait les nuits, avec un entrain extraordinaire, comme si ses inerties et ses mutismes lui servaient à économiser sa force pour le plaisir.
Il retournait au cercle, vers cinq heures, tous les jours, et, à minuit, quand il ne restait pas chez Clémence. Il jouait beaucoup, et eut, au début, une chance extraordinaire. La chouette à l'écarté lui rapportait de grosses sommes. Il faisait des gains de cinq cents louis, très joliment, avant dîner, et cet argent du jeu, si facile à dépenser, il le laissait couler de ses mains avec une superbe indifférence. Il se donna le plaisir de subvenir au luxe de Clémence. Une sourde jalousie le travaillait, et il voulait être, chez la belle fille, un maître incontesté. Il n'en acquit pas plus de droits, au contraire. Et, trois mois après être revenu de Nice, il entretenait la femme réputée la plus chère de Paris. Il n'avait pas su se contenter de la combler de ces cadeaux princiers, qui font la fortune des bijoutiers, et qu'il apportait à sa maîtresse, comme, à Monte-Carlo, il lui offrait un bouquet de roses et de violettes. Il prétendit jouer le rôle de Jupiter auprès de la Danaé de l'avenue Hoche. Et, à compter de ce jour, commença une vie infernale.
La grosse partie d'écarté ne suffit plus à ses besoins, et le baccara lui ouvrit un champ plus vaste. Le jeu, qui d'abord n'avait été pour lui qu'une distraction, puis un expédient, devint une passion. Il l'aima, non plus seulement pour les ressources qu'il y puisait, mais pour les émotions qu'il y éprouva. Il tailla, avec une impassibilité superbe, qui masquait des sensations dévorantes. Il fit des différences de cent mille francs, sans que le son de sa voix parût changé, sans que son visage s'altérât. Mais il bouillait intérieurement, et la trépidation de ses nerfs était d'autant plus intense qu'elle était mieux dissimulée. Lorsque, après deux heures d'alternatives de succès ou de revers, la chance se fixait définitivement de son coté, son cerveau exalté par le désir du triomphe se détendait dans une béatitude délicieuse. Il avait un instant d'ivresse sans pareille, pendant lequel il oubliait tout ce qui n'était pas le jeu.
Clémence n'avait pas tardé à constater qu'elle n'était plus seule dans le coeur de Jacques, mais elle ne prit pas ombrage de cette rivale victorieuse, à laquelle son luxe était dû. D'ailleurs, en elle, une modification sensible, et assez accoutumée, de ses sentiments se produisait. Ses habitudes de galanteries l'avaient reconquise, et la belle fringale de volupté, dont elle avait été saisie, dans sa solitude du Midi, n'avait pas résisté aux distractions de Paris. Elle avait revu ses amies, retrouvé ses relations, et, reprise dans l'engrenage des plaisirs quotidiens, elle trouvait moins de temps à consacrer à son amour.
Et puis, Jacques lui résistant avec une sombre sauvagerie, l'avait entraînée jusqu'à la passion; mais Jacques obéissant à toutes ses fantaisies, et surtout, déchéance impardonnable, l'entretenant, comme n'importe quel millionnaire, était à la veille de l'ennuyer. Du moment qu'il n'était plus le fruit défendu, il cessait d'être tentant. En cela la comédienne n'était pas plus perverse que la généralité des femmes. Et toute la responsabilité, de ce qui devait arriver, incombait à Jacques. Il avait modifié, de lui-même, les conditions de son intimité avec Clémence. Il avait méconnu cet axiome fondamental de la philosophie galante: L'amour d'une femme est en raison directe des sacrifices qu'elle s'impose pour le satisfaire. Ne la tenant plus à la chaîne par son caprice, il était tout près d'être trompé par elle. Pour Clémence, le délai, entre la désaffection et la trahison, pouvait être nul. Mais parce qu'elle le chassait de son coeur elle ne devait pas rendre à Jacques sa liberté. Il n'était pas dans sa nature de se montrer si généreuse, et, à Paris, il n'existait pas une tourmenteuse d'hommes plus implacable que cette femme lorsqu'elle n'aimait plus. Elle avait gardé Laurier plus d'un an après qu'il avait cessé de lui plaire, et c'était pendant cette infernale période que l'artiste, torturé, dégradé, avait songé à s'évader de cette vie, dont Clémence lui avait fait un bagne.
Jacques ne s'apercevait encore de rien. La belle fille, savante à tromper les hommes, le charmait par la même grâce du sourire, la même douceur des paroles, la même langueur des caresses. Déjà son plaisir était frelaté, et la fraude était tellement habile qu'il y trouvait une aussi délicieuse ivresse.
Il n'allait plus que très peu chez sa mère. La tristesse y était trop grande: il s'écartait. Sa soeur, sans que des symptômes caractéristiques de la maladie qui la minait se fussent produits, chaque jour se penchait plus pâle, plus frêle. Cependant, par un effort de son esprit, elle parvenait à affecter de la gaieté, afin de donner le change à Mme de Vignes. Mais la comédie, jouée par la fille, ne trompait pas la mère. Et les deux femmes, composant leur visage pour se faire mutuellement illusion, vivaient secrètement dans le chagrin.
Les médecins consultés avaient conclu à de l'anémie. Ils ne voyaient aucun organe atteint: ni le coeur ni la poitrine. Ils constataient néanmoins un graduel affaiblissement des forces. Il semblait que Jacques eût pris à sa soeur toute sa vigueur et lui eût donné toute sa débilité. Ce n'était pas un mince sujet d'étonnement pour ces praticiens qui soignaient, l'an passé, le frère, de voir celui-ci mener son orageuse existence, tandis que Juliette, rayonnante au dernier printemps, se courbait maintenant maladive. Et Jacques, que ces deux femmes avaient entouré de tant de soins et de tendresse, ennuyé par les doléances de sa mère, glacé par le triste sourire de sa soeur, espaçait ses visites avec un égoïsme féroce, jouissant à outrance de la vie retrouvée.
Le mois de juin était arrivé, et Clémence avait désiré, comme elle en avait l'habitude, s'installer à Deauville. Sélim Nuño, depuis des années, mettait à la disposition de la comédienne sa splendide villa. Jacques, qui voyait déjà avec ennui les visites fréquentes que le vieux financier faisait à la jeune femme, se cabra dès que celle-ci parla de son projet. Aller au bord de la mer, bon; choisir Deauville, parfait. Mais accepter l'hospitalité de Nuño? Pourquoi? A cette question Clémence répondit facilement:
—Il y a juste dix ans, mon cher, que Sélim est un ami sûr pour moi. Je lui ai dû beaucoup, autrefois, et je ne répondrais pas de ne lui point devoir encore dans l'avenir...
—Tant que je serai là, c'est bien improbable.
—Tant mieux. Mais tu peux n'y plus être. Les hommes sont changeants... Tu m'aimes aujourd'hui, tu peux m'oublier demain. Ceux, sur lesquels on peut compter, en toute circonstance, sont rares. Il ne faut pas les désaffectionner... Et puis, voyons, franchement, Jacques, tu ne peux pas être jaloux de ce pauvre vieux? C'est un père pour moi. Et tu sais bien que tu n'as rien à redouter de personne!
Elle s'efforçait d'engourdir sa résistance par de tendres paroles; mais l'opposition que lui faisait le jeune homme avait des bases déjà anciennes et solides. Il l'écoutait, en hochant la tête, d'un air fort peu convaincu:
—Il ne me plaît point d'aller chez M. Nuño. Quoiqu'il n'habite pas la villa, tu n'en serais pas moins chez lui. Alors, de quoi aurais-je l'air? Rien n'est plus facile que de louer une autre maison, et de n'avoir aucune obligation à qui que ce soit? Si tu acceptes ma proposition, nous pourrons recommencer la douce existence de Monte-Carlo; nous serons, de nouveau, au bord de la mer, dans une charmante solitude, et tu auras le loisir d'être toute à moi... Ici, je suis forcé de te disputer à tes occupations, à tes amitiés, et tu m'échappes presque complètement. Là-bas, je te posséderais entière et nul ne pourrait plus t'enlever à moi. Il parlait avec ardeur, et Clémence l'écoutait curieusement. Sa voix, naguère si douce à ses oreilles, à présent lui semblait indifférente et banale. Ses mains, qui serraient les siennes, ne brûlaient plus sa chair. Il lui paraissait un joli garçon blond, très exigeant, et qui commençait à l'importuner. A ses pressantes insistances, elle répondit par un sourire que Jacques accueillit comme le présage de sa victoire. Il se rapprocha de la jeune femme et la prit dans ses bras. Elle n'opposa point de résistance. Elle était attentive à analyser ses sensations. L'étreinte la laissa froide et calme. Rien de la flamme passée ne vint l'échauffer, il lui sembla que le foyer était décidément éteint et que rien ne pourrait le rallumer. A peine quatre mois d'amour, et c'était fini.
Elle pensa à cette soirée du veglione où, dans la loge, ils avaient échangé leurs premières paroles de tendresse. Comme elle était émue et frémissante! Et, maintenant, comme elle se sentait lasse et indifférente! Lui, il était toujours possédé de sa passion. Mais elle, décidément, elle avait usé son caprice. Ce fut, à cette minute même, que l'arrêt de Jacques fut prononcé. Pendant qu'il serrait contre sa poitrine le corps charmant de Clémence, celle-ci se disait:
—Ni, ni, c'est fini, de celui-ci comme des autres. Il m'adore et je suis fatiguée de lui. Ne trouverai-je donc jamais l'homme qui ne m'aimera pas, et que j'aimerai toujours?
Elle se leva du canapé, sur lequel elle était assise auprès de Jacques, et, s'accoudant à la cheminée d'un air pensif:
—Tu tiens à ton programme? Soit!... Je l'adopte. Loue la maison que tu voudras, pourvu qu'elle soit grande, bien située, et qu'il y ait de bonnes écuries pour les chevaux, car j'emmènerai tout mon monde. Mais, tu sais, Nuño viendra me voir là, aussi librement qu'autre part. Car je n'ai pas l'intention de rompre avec mes amis, ni de me laisser séquestrer.
—Cette idée m'est-elle jamais venue? protesta Jacques. N'ai-je pas confiance en toi?
Clémence le regarda et le trouva décidément ridicule. Un fugitif sourire passa sur ses lèvres, et elle resta un instant silencieuse, puis lentement:
—Tu as bien raison d'avoir confiance, dit-elle; si tu te défiais, ce serait exactement la même chose!
La soirée était belle et chaude, ils sortirent et s'en furent dîner aux Ambassadeurs. A onze heures, Clémence, assez maussade et se disant souffrante, mit Jacques à la porte. Agacé il descendit au cercle, et, comme la partie de baccara s'engageait, il prit la banque et commença à tailler. Fait bizarre: heureux au jeu, tant qu'il avait été aimé, l'heure précise, à laquelle sa maîtresse venait de constater qu'il lui était devenu indifférent, sembla avoir marqué la fin de sa veine. Brusquement la chance lui échappa, et, après des retours de fortune trop courts, il se retira au matin perdant trois mille louis.
Il avait tant gagné, depuis quelques mois, qu'il n'attacha aucune importance à cette mauvaise passe, qu'il jugea devoir être accidentelle. Il n'en eut que plus d'ardeur à chercher sa revanche, mais il ne trouva que la continuation de sa défaite. Étonné, il s'entêta, et, en quelques jours, il dut apporter à la caisse du cercle de très grosses sommes. La maison de Trouville était louée, il voulut rompre cette série fatale, et, comme Clémence était disposée à partir, ils se dirigèrent vers la côte normande.
Là, l'existence se continua pour eux, comme à Paris, mais dans une intimité plus grande, qui augmenta la froideur réelle de la jeune femme, obligée de se contraindre pour paraître charmante à un homme qui l'ennuyait autant que tous ses prédécesseurs. Elle se vengea, en s'ingéniant à lui faire dépenser de l'argent. C'était l'instant où Jacques, voyant ses ressources se tarir brusquement, était obligé de faire appel à ses réserves. La difficulté de sa situation semblait l'exciter, et jamais il n'avait tant tenu à Clémence que depuis qu'elle se détachait de lui. Peut-être cette étrange fille possédait-elle la dangereuse faculté de troubler la raison de ses amants. Car, à l'exception de Nuño, qui avait été son premier protecteur, et qui n'avait jamais pris ombrage de ses caprices, tous ceux qu'elle avait aimés et quittés ne s'étaient point consolés de sa perte.
Le train que menait Clémence était considérable, et elle défrayait, par les parties qu'elle organisait, les conversations de toute la plage. Ce n'étaient que cavalcades, entraînant sur la route d'Honfleur ou de Villers la jeunesse de Trouville. Le manège, ces jours-là, était vide, et on n'aurait pas trouvé un cheval disponible dans le pays. Des breaks, attelés en poste, emmenaient les dames et, dans une des charmantes et excellentes auberges de la côte, tout le monde s'arrêtait à l'heure du déjeuner. Au milieu de la poussière, sous le grand soleil, avec des cris joyeux, les cavaliers, ayant mis pied à terre, aidaient les belles personnes à descendre du haut des mails. Et c'étaient des envolées de jupes claires, des visions rapides de petits pieds et de jambes fines, qui retenaient, cloués, sur le seuil des portes, les gars du pays, l'air ébaubi et les yeux écarquillés.
D'autres jours, on s'embarquait sur le yacht à vapeur du baron Trésorier, et, par une mer d'huile, on allait jusqu'à Fécamp, ou dans la direction de Cherbourg. Le soir, toute la bande joyeuse se rassemblait au Casino de Trouville, et la danse emportait les couples, au bruit de l'orchestre, jusqu'à minuit. Alors on rentrait, las des plaisirs de la journée, et, une demi-heure, plus tard, les joueurs se retrouvaient au cercle, où la partie s'engageait jusqu'à l'aube. Jacques, le visage dur mais impassible, taillait avec une déveine toujours persistante et voyait les dernières épaves de sa courte fortune emportées par le naufrage. Il ne se décourageait pas, et, plein d'une confiance inconcevable, attendait le retour de la veine. Elle ne pouvait pas, pensait-il, être toujours infidèle, et, en quelques soirées il réparerait ses pertes. Raisonnement commun à tous les joueurs, espérance commune à tous les décavés, et qui ne sont que bien rarement ratifiées par le sort.
Un soir qu'il venait de jouer avec son malheur habituel, la banque étant mise aux enchères, une voix, qui lui était connue, fit entendre les mots consacrés: Banque ouverte! Il leva les yeux et, séparé seulement par la largeur de la table, il aperçut Patrizzi. Ses regards rencontrèrent ceux du prince, qui lui adressa un amical sourire. Au même moment, une personne, qui était derrière le Napolitain, s'avança hors du cercle des curieux et, avec un horrible serrement de coeur, Jacques reconnut le docteur Davidoff.
Le jeune homme, cloué à sa place, ne put faire un seul pas. Une sueur froide perla à son front, ses oreilles tintèrent. Il lui sembla que l'image décharnée de la mort se dressait devant lui. Il était encore immobile, sans force pour avancer ou pour reculer, fasciné par le coup d'oeil railleur du médecin russe, lorsque la main de Patrizzi se posa sur son épaule. Jacques, avec effort, se tourna, et, l'air hagard, écouta le prince qui lui parlait. Il entendait à peine ses paroles; cependant la pensée qu'on l'observait et qu'il devait avoir une attitude inexplicable lui rendit un peu d'énergie, il passa la main sur son front et put dire à Patrizzi:
—Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes là?
—Un quart d'heure à peu près. Nous sommes entrés, Davidoff et moi, au moment où votre banque était le plus vigoureusement attaquée... Vous avez là, cher ami, quelques Anglais qui vous ont livré de rudes assauts...
—Je ne suis pas très heureux, en ce moment, balbutia Jacques.
—C'est ce que ces messieurs disaient à l'instant. Mais, pardon, on m'attend pour tailler. Je vais essayer de vous venger. Tenez, voici Davidoff qui vient à vous.
Il prit place sur la haute chaise, mêla les cartes, fit couper et commença la partie. Davidoff lentement s'était détaché du groupe, au milieu duquel il se trouvait, et s'avançait vers Jacques. En marchant, il l'examinait avec attention. Quand il fut tout près de lui, il lui tendit la main, et, la prenant, plutôt comme un médecin que comme un ami, il la tâta, pour en étudier la souplesse, la chaleur et la nervosité, et la laissant aller avec un hochement de tête:
—Vous avez la fièvre, Jacques, la vie que vous menez est bien mauvaise pour vous.
Les sages paroles, prononcées par le docteur, rompirent le charme que subissait le jeune homme. Il ne vit plus, en Davidoff, le personnage énigmatique, détenteur des secrets par lesquels la vie était revenue dans son corps épuisé, mais un homme bienveillant, semblable à tous les autres hommes. Il recouvra son assurance, et gaiement:
—Elle serait mauvaise pour tout le monde. Cependant, vous le voyez, je n'en souffre pas trop. Mais il fait une violente chaleur ici. Allons prendre l'air, voulez-vous?
Il mit son paletot et, appuyé sur le bras de Davidoff, il sortit sur la terrasse. Il faisait un temps adorable. La nuit, très douce, était rayonnante d'étoiles. Les flots mouraient, sans bruit, sur le sable de la plage. Au nord, les feux du Havre luisaient dans l'obscurité. Un calme profond régnait. Les deux hommes marchèrent, pendant quelques instants, sans parler, repassant en eux-mêmes les événements auxquels ils avaient été mêlés, et qui les liaient l'un à l'autre, d'une façon si puissante. Ils avaient mille questions à se poser. Mais la crainte d'en trop dire suspendait leur curiosité. Jacques le premier se décida à interroger:
—Vous êtes nouvellement arrivé à Trouville? demanda-t-il au docteur avec une indifférence affectée.
—Le yacht du comte Woreseff, avec qui je suis, a fait son entrée, aujourd'hui, à cinq heures. Nous avons dîné aux Roches-Noires, et comme le patron était fatigué, il est resté à bord. Patrizzi et moi nous sommes venus au casino, où je savais vous rencontrer...
—Ah! on vous avait dit?...
—Que vous êtes ici, depuis trois semaines, avec Clémence Villa, que vous jouez beaucoup, mais avec une guigne féroce, et que vous vous portez bien. Voilà ce qu'on m'a dit.
Jacques fronça le sourcil.
—On ne vous a pas trompé, dit-il froidement.
—Est-ce donc là l'usage que vous deviez faire de la santé retrouvée? demanda, avec douceur, le médecin. Oh! je ne veux pas me poser en moraliste ni en donneur de leçons!... Vous savez que j'ai de l'amitié pour vous, c'est pourquoi je vous tiens ce langage. Clémence Villa! Voilà auprès de quelle femme je vous retrouve! Et c'est pour elle que vous jouez avec cette ardeur furieuse. Voyons, mon cher ami, êtes-vous sûr d'être dans votre bon sens?...
—Je suis sûr d'être fou d'elle! dit Jacques d'une voix étouffée. Mais je ne suis pas sûr qu'il dépende de moi qu'il en soit autrement!... L'amour qu'elle m'a inspiré est si intimement lié à mon retour à la vie, qu'il me semble qu'il en est le principe même. Et puis, si je ne me plongeais pas dans cette passion, qui annihile ma pensée et absorbe tout mon être, que deviendrais-je? J'ai peur de le savoir et je ne veux pas le chercher.
Il fixa sur le docteur des yeux troublés:
—Il ne faut pas que je réfléchisse, voyez-vous, car j'arriverais facilement à la conviction que mon existence est une monstruosité périlleuse pour les autres et pour moi-même... Non! non! il ne faut pas que je réfléchisse! Et l'existence que je mène, et que vous me reprochez, est la seule qui me soit favorable.
—Mais vos forces n'y résisteront pas, dit Davidoff, et vous vous tuerez.
Jacques eut un rire nerveux:
—Croyez-vous que cela soit possible? Est-ce que je dépends de moi? Ne suis-je pas poussé par une sorte de fatalité?
—Prenez garde. Ce raisonnement, qui tient à écarter de vous la responsabilité, est une trop facile excuse de bien des fautes, dit sévèrement le docteur. Vous avez craint de mourir et vous vivez, voilà un fait. Ne lui assignez pas de causes surnaturelles. Vous êtes guéri de la maladie dont vous souffriez. Êtes-vous le premier? Je vous ai soigné. Faites-moi honneur de votre guérison et n'ajoutez pas foi à des fantaisies pythagoriciennes qui feraient rire un enfant!...
—En riiez-vous à Monte-Carlo, le soir où vous nous avez raconté vos histoires?
—Eh! vous, ai-je dit que je croyais à ce que je vous ai raconté? Nos amis, après un excellent repas, avaient mis le spiritisme sur le tapis, et on parlait, un peu à tort et à travers, de la transmission des âmes... J'ai fait ma partie dans le concert, mais si vous voulez connaître mon opinion réelle: je suis matérialiste. Par conséquent, je ne puis admettre qu'un corps soit vivifié par un élément dont je ne reconnais pas l'existence...
—Comment donc ai-je été sauvé? dit Jacques d'une voix tremblante.
—Vous avez été sauvé parce que la caverne, que la phtisie avait ouverte dans votre poumon, s'est trouvée heureusement cicatrisée, grâce au traitement que vous suiviez, favorisé par l'influence salutaire du climat... Que voyez-vous, là-dedans, de miraculeux? Tous les ans, des phénomènes aussi satisfaisants se produisent, sans jeter, dans l'esprit de ceux qui en bénéficient, un trouble mystérieux.
Ils s'étaient arrêtés au bord de la mer, dont la surface calme, éclairée par la lune, brillait comme de l'argent. Jacques resta un moment silencieux, puis brusquement, comme s'il se débarrassait d'un poids qui l'étouffait:
—Et Pierre Laurier?
—Pierre Laurier n'avait plus sa raison, répondit Davidoff d'une voix grave, et vous savez bien qui la lui avait fait perdre. Jacques, je voudrais vous rendre à vous-même, vous montrer l'horreur de l'existence que vous menez, vous révéler l'infamie de celle à qui vous sacrifiez tout.
—Taisez-vous! cria Jacques avec violence. Je ne supporterai pas que, devant moi, vous parliez d'elle ainsi.
—Le soir où Pierre Laurier a disparu, poursuivit le docteur russe, ce n'était pas moi qui me répandais en outrages à l'adresse de Clémence. C'était lui. Il la maudissait. Et cependant une force invincible le conduisait chez elle, et cent fois déjà il avait proféré les mêmes insultes, pour aboutir à la même lâcheté. Il le savait, il en grinçait des dents et il demandait au ciel le courage d'étrangler ce monstre et de se tuer après. Le monstre a vaincu, une fois de plus, celui qui voulait le dompter, et maintenant c'est vous qui êtes sa proie, et ce seront d'autres après vous, si ce n'est en même temps que vous!...
—Davidoff!
Le Russe saisit fortement le bras de Jacques:
—Auriez-vous des illusions sur la fidélité de la belle? Laurier n'en avait pas, lui. Et il retournait tout de même à elle. Il l'aimait plus passionnément que vous, car vous n'avez pas subi l'épreuve de la trahison... Vous ne pouvez pas savoir jusqu'à quelle bassesse vous entraînera Clémence... L'avez-vous surprise avec un autre amant? Pas encore? Bien! Cela ne peut manquer d'arriver, et, après avoir rugi de colère, menacé de tout massacrer, vous sangloterez comme un enfant aux pieds de la criminelle, en demandant grâce pour votre plaisir! Oui, vous le ferez! Tous ont joué cette abjecte comédie devant elle, tous la joueront. C'est pour cela qu'elle méprise les hommes, les prend à sa fantaisie, et les rejette quand ils ont cessé de lui plaire. Essayez de l'attendrir, vous verrez avec quelle férocité froide elle se repaîtra de vos lamentations, de vos prières. Elle vous rira au nez, elle vous insultera, elle vous racontera ses nouvelles amours, en vous nommant l'heureux maître de son coeur. Et vous voudrez mourir!... Allons, Jacques, un instant de raison, une minute de clairvoyance. Ce que j'ai dit à Pierre, dans cette nuit fatale, je vous le dis, à vous, au bord des flots, comme nous étions, sous te ciel clair et étoilé, par une nuit semblable... Il me répondit que tout était inutile, qu'il n'avait pas la force de suivre mon conseil... Il m'a quitté et nous ne l'avons plus revu... Lui, au moins, il était seul au monde. Vous, vous avez une mère, une soeur. Pensez à elles. Voulez-vous qu'elles aient à vous pleurer?
—Elles me pleurent déjà, Davidoff, dit Jacques avec angoisse. Je leur cause bien des tourments, bien des soucis, bien des inquiétudes. Les pauvres innocentes, elles sont très malheureuses, et par ma faute. Oh! je sais que je suis coupable, et d'autant plus qu'elles sont douces et résignées. Vous n'avez pas revu ma soeur depuis votre départ. Vous serez effrayé, en la retrouvant si faible et si triste. Les médecins ont tous cherché la cause de son mal. Aucun ne l'a pénétrée. Mais ma mère et moi nous la connaissons. Vous aussi vous avez dû la deviner... La blessure, dont elle souffre et dont elle mourra, est au coeur. Elle aimait Pierre Laurier et ne peut se consoler de sa perte. Elle me l'a avoué, là-bas, avant de partir... Et moi, misérable, je n'ai accueilli son aveu désespéré qu'avec un esprit méfiant, presque haineux. Il me semblait qu'elle me reprochait la mort de celui qu'elle pleurait, et, irrité, je me suis détourné de la pauvre enfant, au lieu de la consoler et de pleurer avec elle. La vie de Laurier, je la sentais affluer en moi, il me l'avait donnée, elle m'appartenait... J'étais encore si près des angoisses de la maladie, de l'horreur de l'agonie, que j'aurais tué, je crois, pour défendre cette existence prodigieusement recouvrée. Et je me suis jeté comme un furieux, comme un insensé, dans le plaisir, pour imposer silence à ma raison, pour forcer ma conscience à se taire. Mais je suis un lâche, oui, un lâche! Et l'existence que je mène en est la preuve!... Davidoff... que n'ai-je la puissance de rappeler Pierre à la vie!... Ce serait le salut de la pauvre Juliette, et, qui sait? peut-être le mien. Oui, en voyant Laurier vivant, je reprendrais confiance en mes propres forces, et je cesserais de croire à ce secours surnaturel, qui, quoi que vous en pensiez, m'a seul soutenu jusqu'ici. J'aurais la preuve que je puis vivre, comme tous les autres. Ou bien, la petite flamme s'éteindrait en moi, et alors ce serait le repos, le calme, l'oubli... Oh! délicieux! Car, voyez-vous, je suis las, las... bien las!...
Jacques poussa un soupir et laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Un frisson douloureux le secoua et son front fut baigné de sueur. Le Russe l'observait avec une compatissante attention.
Il lui dit:
—Vous souffrez, Jacques, le vent de la mer fraîchit. Il ne faut pas rester ici...
—Qu'importe! fit le jeune homme avec insouciance. Le froid ni le chaud ne peuvent rien sur moi... J'éprouve un grand soulagement à vous avoir dit tout ce que vous venez d'entendre. Je suis un pauvre être, et depuis longtemps je subis des influences mauvaises, que je ne sais point surmonter.
—Eh bien! si vous vous rendez compte de votre faute, n'y persistez pas... Vous m'avez dit, tout à l'heure, que votre mère a du chagrin et que votre soeur est malade... Partons ensemble, demain matin, pour Paris. Allons les voir. Vous consolerez votre mère et je soignerai votre soeur... Votre présence leur fera grand bien à l'une et à l'autre. Je ne parle même pas du bien que vous en ressentirez vous-même. Après votre mouvement de franchise, un acte de résolution! Êtes-vous un homme et voulez-vous vous conduire en homme?
Jacques parut embarrassé par la netteté de cette proposition, son visage se crispa. Déjà il était agité à la pensée de s'éloigner de Clémence, inquiet de ce qu'elle ferait pendant son absence. Il balbutia:
—Est-ce donc nécessaire que nous partions demain? Ne pouvons-nous remettre ce voyage à quelques jours? J'aurais le temps de m'y préparer.
—Non! dit rudement Davidoff; si vous retardez, vous ne partirez pas. Demain, ou je ne vous reparle de ma vie, et je ne vous connais plus.
Comme le jeune homme hésitait:
—Qu'est-ce qui vous arrête? Êtes-vous libre? Ou bien avez-vous besoin de demander la permission de vous éloigner? En étes-vous là? Ce serait pis que je ne supposais...
—Vous vous trompez! s'écria Jacques, en voyant que le Russe soupçonnait Clémence, et je vous en fournirai la preuve. A demain donc.
—Sans faute, sans remise, sous aucun prétexte?...
—Comptez sur moi...
—A la bonne heure!... Eh bien! rentrons nous coucher pour être dispos demain.
Ils traversèrent le casino et sortirent. Devant la grille, un fiacre attendait. Ils réveillèrent le cocher, profondément assoupi sur son siège, et montèrent après que Jacques eut ordonné d'arrêter à l'entrée du port. Dans la petite ville endormie, ils roulèrent lentement. Ils ne parlaient plus, réfléchissant aux engagements qu'ils venaient de prendre. La voiture, en devenant immobile, les tira de leur méditation. Ils étaient sur le quai, devant le bassin. A cent mètres de là, relié par une passerelle à la terre, le beau yacht blanc était à l'ancre. Le docteur descendit et, serrant une dernière fois la main de Jacques, comme pour lui donner une provision d'énergie:
—Allons! bonne nuit. Je viendrai vous chercher... c'est mon chemin...
—Non! non! Épargnez-vous cette peine, dit vivement Jacques, nous nous retrouverons à la gare.
—Soit. Alors une heure avant le départ du train. Nous déjeunerons ensemble au buffet.
Ils se séparèrent. Le fiacre s'éloigna dans la direction de Deauville, et le docteur, franchissant l'étroit passage, sauta sur le pont du navire. Vers neuf heures, Davidoff fut réveillé par une main qui se posait sur son épaule. Il ouvrit les yeux: le comte Woreseff était devant lui. Par le hublot de la cabine, le ciel bleu apparaissait et les rayons du soleil, que reflétait l'eau mouvante, jouaient capricieusement sur les cloisons d'érable.
—Vous dormez bien, ce matin, mon cher, dit le grand seigneur russe en souriant, c'est la seconde fois que j'entre chez vous, sans que vous vous décidiez à bouger.
—Qu'y a-t-il? mon cher comte. Quelqu'un est-il malade à bord?
—Heureusement non, J'ai tout simplement voulu savoir quels étaient vos projets pour aujourd'hui, avant de donner les ordres... J'ai envie d'aller à Cherbourg... Cela vous plait-il?
—Excusez-moi, cher comte, dit le docteur, mais j'ai le dessein de partir et de passer quelques jours à Paris, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
—Vous êtes libre... Mais jugez comme j'ai bien fait de vous consulter, dit Woreseff gaiement; qu'auriez-vous dit si vous vous étiez réveillé en mer?
—Vous ne pouvez vous douter des conséquences que cette fugue aurait entraînées.
—Eh bien, levez-vous... Quand vous serez à terre, je sortirai du port et, à votre retour, vous me retrouverez dans le bassin, à cette même place... Mais qu'est-ce qui vous attire à Paris, où il doit faire si chaud, quand, ici, il fait si bon?
—Une histoire d'amour, répondit sérieusement le docteur. Un pauvre garçon que je vais essayer de séparer d'une coquine, qui...
—Dites: d'une femme, interrompit froidement Woreseff. Ce sera plus court et tout aussi vrai. Mon cher, croyez-en un homme qui a été affreusement et injustement malheureux, il n'y a qu'un système possible avec les femmes. C'est celui qu'ont adopté les Orientaux: l'esclavage pur et simple. Dites cela à votre ami de ma part.
—Le lui dire, ce n'est rien... Mais le lui faire croire!... Il en est bien arrivé à votre système de l'esclavage... Seulement, c'est lui qui est l'esclave!
—Pauvre diable! Alors, bonne chance, Davidoff.
Le comte alluma une cigarette, serra la main de son ami et sortit. Une heure plus tard le yacht crachait la vapeur par ses cheminées, et, lentement, se dirigeait vers la haute mer.
Le docteur, en descendant de voiture à la gare, la trouva vide de voyageurs. Il entra dans la salle d'attente: personne; au buffet, la dame de comptoir bâillait en lisant les journaux de la veille; un commis voyageur, sa caisse d'échantillons posée par terre à côté de lui, prenait un apéritif. Davidoff sortit dans la cour, et se promena lentement au soleil, en regardant s'il voyait venir Jacques. Au bout d'une vingtaine de minutes l'impatience le gagna, et, par la rue qui menait à la maison de Clémence, il s'achemina vers Deauville. En marchant, il pensait:
—Qu'est-ce que cela veut dire? Comment se fait-il qu'il soit en retard? A-t-il renoncé à m'accompagner? Quelle idée nouvelle s'est imposée à lui? Il était cependant sincère, hier soir. Mais il a revu cette damnée créature, et toutes ses bonnes résolutions se sont évanouies. Qui sait? Peut-être a-t-il raconté notre entretien, en se faisant un titre de sa trahison. Dans l'état d'affolement où il est, tout devient possible.
Le docteur, tout en monologuant, était arrivé devant la porte de la maison. Il leva les yeux vers les fenêtres. Elles étaient grandes ouvertes. Dans la cour, un palefrenier lavait une victoria, faisant tourner rapidement les roues, dont les rais mouillés étincelaient au soleil.
—Il faut pourtant savoir à quoi s'en tenir, murmura Davidoff.
Et, délibérément, il monta les marches qui conduisaient à une terrasse, et pénétra dans le vestibule.
Un domestique vint à sa rencontre.
—M. Jacques de Vignes? demanda le docteur.
—M. de Vignes est absent.
—Va-t-il rentrer?
—Je l'ignore.
—Mme Villa est-elle ici?
—Madame est dans la serre.
—Remettez-lui ma carte, et demandez-lui si elle veut me recevoir.
Le domestique s'éloigna. Le docteur fit quelques pas dans le vestibule, regardant distraitement le mobilier de chêne sculpté, les jardinières pleines de fleurs, les plats de faïence accrochés à la muraille, et le vaste pot de porcelaine de Chine, dans lequel étaient serrées, comme dans un fourreau, les ombrelles multicolores et les cannes de bois variés. Il se disait: Il me fuit, c'est clair... Mais Clémence me donnera peut-être une indication utile... Je vais affronter la bête féroce dans son antre... Bah! elle ne me fait pas peur... Elle ne dévore que ceux qui s'y prêtent.
Une portière se souleva, et le domestique reparut:
—Si monsieur veut me suivre...
Ils traversèrent un salon, un boudoir, et arrivés devant une porte vitrée, à travers laquelle les verdures apparaissaient, le valet se rangea pour laisser passer Davidoff. Par un petit sentier bordé de lycopodes, serpentant entre les palmiers, les daturas et les gommiers, Clémence, vêtue d'une robe de foulard rose, serrée à la taille par une ceinture de vieil argent ciselé, ornée de grenats cabochons, s'avançait souriante, un petit arrosoir à la main.
—Bonjour, docteur, quelle heureuse fortune vous amène? dit-elle.
D'un geste gracieux elle montra sa main noircie par un peu de terre de bruyère, et gaiement:
—Moi, je suis le médecin des fleurs. J'étais en train de donner une consultation à ces plantes...
—Elles vont bien?
—Pas mal, merci!
Elle montra son arrosoir:
—Je leur ai fait prendre un peu de tisane... Mais qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite?...
—Ne puis-je être venu simplement pour vous voir?
Elle le regarda froidement:
—Bien gentil! Très touchée de la politesse!... Mais je vous connais... Vous n'êtes pas un homme à femmes, vous. Alors, si vous vous présentez ici, c'est que vous avez pour cela une raison sérieuse.
—Eh bien! j'ai une raison, en effet... J'avais rendez-vous avec Jacques, ce matin. Il m'a manqué de parole, et j'ai craint qu'il ne fût malade.
—Ah! fit Clémence d'un air songeur.
Elle marcha vers un petit rond-point, où étaient rangées une table de fer et des chaises, et s'asseyant:
—Malade! Oui certes, il l'est.
Elle leva les yeux avec gravité et, touchant son joli front du doigt:
—Malade de là, surtout!
Comme Davidoff se taisait, curieux d'apprendre les secrets de cette liaison, qu'il jugeait si périlleuse pour son ami, elle poursuivit:
—Il m'a fait, ce matin, une scène affreuse, à propos de rien. Un bout de lettre sans importance, qu'il avait dérobé sur la table de ma chambre, et dont il s'est inquiété, le benêt... Comme si je n'étais pas assez adroite pour lui cacher ce qu'il ne doit pas savoir. Mais il était dans une veine de jalousie. Il a crié, menacé, pleuré. Oui, pleuré. Que c'est bête! Un homme qui pleure ne m'attendrit pas du tout. Je le trouve ridicule!
—Vous ne l'aimez donc plus?
—Mais si. Ah! bien certainement je ne l'aime plus comme il y a six mois!... Ces passions-là, c'est charmant; mais il ne faut pas que ça dure, parce que ça serait la ruine. Je suis sérieuse, moi, je sais très bien compter. C'est Nuño qui m'a appris l'arithmétique... Et il m'en a donné pour son argent! Or, j'ai besoin de quinze mille francs par mois, pour faire rouler ma voiture. Si je m'en tenais, avec le plus joli garçon du monde, à l'amour pur, je serais obligée de vendre mes rentes, et on me mépriserait dans ma vieillesse. Pas de ça, mon bel ami!
—Oh! je sais que vous êtes une femme pratique...
—Vous croyez me lancer une épigramme, je l'accepte comme un compliment... Oui, je suis une femme pratique, et je m'en vante! Jacques se conduit très bien avec moi. Il fait les choses fort honorablement. Mais il joue et, depuis quelque temps, il perd. Son caractère s'aigrit, il se tourmente et me tourmente... Pourquoi? je vous le demande!... Si j'avais assez de lui, je le mettrais, sans façon, à la porte... S'il a assez de moi, qu'il s'en aille... Mais alors quittons-nous proprement, et sans histoires!...
—Faudra-t-il le lui dire?
—Si vous voulez.
—Mais où le verrai-je?
—Ici.
—Il n'est donc pas sorti, comme on avait la consigne de me le dire?...
—Pas sorti du tout. Allez, et faites-lui de la morale.
—Je viens pour ça.
—Alors vous êtes doublement le bienvenu. Voulez-vous que je vous conduise chez lui?
—Vous serez très aimable.
Elle se mit à rire, et se levant:
—Il n'y en a pas une, pour être aimable, comme moi!
—C'est ce qu'on m'a dit.
—«On» est un indiscret!
—Pourquoi, ma chère? Voilà comme s'établissent les bonnes réputations.
Ils traversèrent le salon:
—Vous êtes sur le bateau de Woreseff?
—Oui.
—Est-ce qu'il donne toujours dans les sultanes, le cher comte?
—Toujours.
—Voilà un gaillard qui entend la vie! Sa femme ne saura jamais le service qu'elle lui a rendu en le faisant...
—Parfaitement!
Ils avaient gagné le premier étage. Elle s'arrêta sur le palier et, montrant une porte:
—Voici l'appartement de Jacques.
La jeune femme, debout dans sa robe rosé, le teint clair, les yeux brillants, éclairée par le plein jour d'une croisée donnant sur la mer, était si belle, que Davidoff s'arrêta un instant à la regarder. Il comprit l'irrésistible séduction qui émanait de cette troublante et féline créature. Il devina le plaisir que trouvaient les hommes à se laisser déchirer par ces griffes polies, délicates et tranchantes, à se faire mordre par ces dents blanches, fines et féroces. En elle, il reconnut le sphinx éternel, qui dévore les audacieux avides de connaître le mot de l'énigme. Son regard exprima si clairement sa pensée, que Clémence répondit, avec un sourire:
—Que voulez-vous? Il faut bien se défendre!
Et, légère, elle redescendit l'escalier. Davidoff frappa à la porte, une voix répondit: «Entrez.» Il tourna le bouton et, auprès de la fenêtre ouverte, étendu au fond d'un large fauteuil, il vit Jacques les yeux creux, et les lèvres blêmes. En reconnaissant le docteur, le jeune homme devint un peu plus pâle, un nuage passa sur son front. Il se leva, et, allant à lui, lentement, il lui tendit la main:
—Vous m'en voulez? dit-il.
—Un peu.
—Seulement un peu? Je ne mérite pas tant d'indulgence. Je vous avais dit, cette nuit, que je suis un lâche. Eh bien! vous en avez eu promptement la preuve.
Il parlait, les dents serrées, avec une amère crispation du visage. Il fit pitié à Davidoff, qui s'assit auprès de lui, et très affectueusement:
—Que s'est-il donc passé, depuis que nous nous sommes séparés, qui vous ait empêché de remplir votre engagement? Il devait pourtant vous être doux de le tenir.
—Rien peut-il être doux pour moi? répondit Jacques à voix basse. Tout ce que je fais est odieux et misérable. Un mauvais génie s'est emparé de moi et me souffle les pires résolutions.
—Résistez-lui. Écoutez-moi. Vous avez subi, il y a quelques heures, mon influence. Subissez-la de nouveau. Prenez un chapeau, un pardessus, et suivez-moi... Nous avons le temps de partir.
Jacques eut un geste de menace:
—Non, je ne veux pas m'éloigner d'ici...
—Ce que Clémence m'a dit est donc vrai?
—Ah! ah! vous l'avez vue? Et, elle s'est plainte de moi, n'est-ce pas? La misérable! C'est elle qui est cause de tout. Oui, elle me perd, elle me tue; ce que je souffre par elle, il est impossible de le concevoir... Je ne sais pas quelle folie elle m'a jetée dans le cerveau. Comprenez-vous que je sois jaloux d'elle?... Oui, jaloux, jusqu'à la fureur, d'une fille que tout le monde a eue ou aura! A quel état moral suis-je arrivé! Ce matin nous avons échangé des paroles affreuses... Elle m'a, dans le langage des halles, mis à la porte; vous entendez, mis à la porte comme un laquais!... Et je suis resté, et je reste! Pourquoi? Parce que je ne puis me passer de cette infâme créature, que je voudrais battre et caresser à la fois. Fille abjecte et adorable, que je maudis de loin, à travers deux étages, et que je prierais, à genoux, si elle était là et si elle l'exigeait!
—Essayez de vous éloigner d'elle, pendant deux jours!...
—Non! non! C'est impossible! Je trouverais, en revenant, la place prise. Vous ne savez pas combien elle est entourée, sollicitée, tentée... Oh! elle me trompe!... J'en ai eu encore la preuve ce matin. C'est ce qui a excité ma colère... Mais elle est à moi tout de même... C'est moi qui l'ai le plus!... Je la vois, du matin au soir... Quel vide, dans mon existence, si elle disparaissait!... Non! j'ai tout sacrifié à cette femme. J'ai tout subordonné à elle... Il faut que je la garde... Ou alors c'est la fin...
Il cacha son visage entre ses mains, et resta quelques secondes silencieux, puis, avec un accent désespéré:
—Lorsque je serai à bout de ressources, elle me contraindra à partir. Je ne l'ignore pas. Elle ne fait pas crédit. J'ai été obligé de prendre des arrangements, avec mon notaire, et je vais continuer à jouer pour soutenir mon train... Oh! je n'irai pas loin, car la chance n'est pas pour moi.... Mais je m'entête et je persiste, quoique je sache parfaitement quelle sera la conclusion inévitable de tout ceci. Vous voyez qu'il n'est pas aisé de me faire de la morale, car je prends les devants et me blâme moi-même.... Abandonnez-moi, mon ami. Je ne vaux pas la peine que vous prendriez pour essayer de me sauver.
Davidoff l'avait écouté, le coeur serré, étudiant, avec une curiosité apitoyée, cette sombre folie. Il la connaissait cette passion qui avait conduit tant d'hommes à l'hébétement et au suicide. Il la savait faite de l'enivrement des sens, de l'exaspération de la vanité, et aussi d'une espèce de mystérieuse terreur, qui s'emparait de ces viveurs, habitués au tumulte de leur existence enfiévrée, à la pensée de vivre désormais dans l'isolement et le silence. Après cette fête sans trêve, se retrouver seul, en face de soi. Autant l'ensevelissement à la Trappe, au sortir d'un bal. Il fallait une âme forte, un cerveau bien trempé pour supporter ce formidable changement.
Il dit à Jacques:
—Venez avec moi, je vous donne ma parole que je ne vous quitterai pas que vous ne soyez guéri physiquement et moralement.
Celui-ci éclata d'un rire nerveux, strident, pénible:
—Non! non! abandonnez-moi!... Je ne veux pas être défendu!... Je suis condamné, rien ne prévaudra contre l'arrêt du sort.... Je n'ai vécu que pour le malheur.... Je suis voué à toutes ces tortures....
Il baissa la voix, comme effrayé:
—Vous savez bien que ce n'est pas moi qui agis, qui parle, qui souffre et qui pleure.... Un autre est en moi, qui me conduit à la catastrophe.... Je voudrais m'arrêter que je ne le pourrais pas.... Oh! je la sens bien s'agiter, furieuse, l'âme implacable.... Elle est jalouse! Elle se venge de moi-même, sur moi-même!.... Tant qu'elle animera mon corps, je souffrirai.... Le jour où j'en serai délivré....
A ces mots, Davidoff fit un geste violent, ses sourcils se froncèrent et il fut sur le point de crier à Jacques: Vous êtes fou! Laurier a disparu, mais Laurier est vivant!... Je me suis prêté à votre fantaisie, parce que j'ai eu la conviction que la confiance seule vous rendrait la force de vivre.... Mais, puisque vous êtes arrivé à un tel état d'hallucination que ce qui faisait votre salut cause aujourd'hui votre perte, je dois vous déclarer la vérité.... Une pensée l'arrêta: Il ne me croira pas! Il faut que je lui montre son ami guéri de son mal moral, pour lui prouver qu'il peut guérir lui-même!
Il se tourna vers le jeune homme, et très doucement:
—Puisque vous ne voulez pas m'accompagner à Paris, j'irai donc seul. Je verrai votre mère et votre soeur.
Une ombre passa sur le front de Jacques et ses yeux brillèrent, comme trempés par une larme:
—Merci, dit-il d'une voix étouffée. Tâchez qu'elles me pardonnent la peine que je leur fais.... Elles sont si bonnes et si tendres....
Il se leva et, avec une horrible palpitation de tout son être:
—Oh! je suis un misérable! Et mieux vaudrait pour moi être mort!
Du jardin, par la fenêtre ouverte, à ce moment, une voix claire monta:
—Jacques?...
Il s'avança avec précipitation. Clémence, maintenant dans le parterre, cueillait des roses. Elle le vit et gaiement:
—Eh bien! Est-ce fini cette bouderie? Il fait un temps délicieux, descends et nous irons déjeuner à Villers.
Jacques revint à Davidoff et, tout agité:
—Elle m'appelle, vous voyez, elle m'attend.... Elle n'est point si mauvaise que je le disais.... Elle a des instants terribles.... Mais au fond elle m'aime. Venez, mon ami.
Il l'entraînait vers l'escalier. Ils arrivèrent devant le vestibule. Là Jacques serra les mains du docteur, avec force, et, comme pressé d'être seul avec Clémence, il dit:
—Adieu! Pardonnez-moi encore.... Rassurez ma mère... et guérissez ma soeur.... Oh! elle avant tout.... Pauvre petite!... Adieu!
Et, rapide, il s'élança vers le jardin où son impitoyable tyran l'attendait. Davidoff, dans la rue, s'éloigna à grands pas. Par une échappée sur la mer, il aperçut le yacht blanc qui, couronné de son panache de noire fumée, gagnait le large. Il se dit:
—Je suis libre, profitons-en.
Il se dirigea vers le bureau du télégraphe, prit une feuille de papier et, debout devant le guichet, il écrivit:
«Pierre Laurier, aux soins de M. le curé de Torrevecchio (Corsa).
«Revenez à Paris, sans perdre un instant. Votre présence est nécessaire. En descendant du chemin de fer, ne voyez personne et rejoignez-moi au Grand-Hôtel.
«Davidoff.»
Il remit son télégramme à l'employé, paya, et sortit en murmurant:
—Si je ne réussis pas à sauver le frère, au moins je vais essayer de sauver la soeur!
Et il partit pour Paris.
VI
La dépêche de Davidoff fut remise à Pierre Laurier le jour même de la noce d'Agostino avec la fille d'un important fermier de San-Pellegrino. Le marin s'était enrichi à écumer les flots de la côte méditerranéenne, et il apportait six mille francs à sa future. Celle-ci, brune et vigoureuse montagnarde de seize ans, possédait une maison et des champs plantés d'oliviers. Les jeunes gens s'aimaient depuis un an, et, sous cette condition qu'Agostino cesserait de naviguer, le mariage avait été conclu.
On sortait de l'église de San-Pellegrino, et, sur le passage des mariés, les coups de fusil, tirés en signe de joie, pétillaient, comme si la vendetta eût jeté une moitié du pays contre l'autre. Les vivats éclataient dans le cortège, les figures rayonnaient de joie, et, sous ce grand soleil, dans la chaleur de l'été, à l'odeur de la poudre, une sorte d'ivresse s'emparait des cerveaux. Pierre donnant le bras à la petite Marietta, avec qui il venait de quêter à l'église, suivait d'un oeil ravi les péripéties de cette fête si originale, si vivante, rêvant déjà le beau tableau qu'il en fit, et qui est devenu populaire sous le titre de Mariage corse.
Son coeur était paisible, et son esprit raffermi. Pas une ombre n'obscurcissait sa pensée. Il était tout au ravissement de voir heureux ces gens qu'il aimait et dans la patriarcale existence desquels il avait trouvé l'oubli des passions malsaines, obtenu le réveil des viriles fiertés.
La noce, tout entière, se rendait chez le père de la mariée, pour banqueter en l'honneur des époux. Comme on débouchait devant l'enclos de la ferme, un gamin, qui servait habituellement d'enfant de choeur au brave curé de Torrevecchio, s'élança à travers la foule, et, courant au vénérable prêtre, lui tendit une enveloppe bleue, qui avait été déposée au presbytère. Pour franchir la distance de Torrevecchio à San-Pellegrino, le petit, avec ses jambes montagnardes, n'avait mis qu'une heure. Il arrivait haletant, la sueur au visage, couvert de poussière. Le curé lut l'adresse et, aussitôt, se tournant vers Pierre:
—Tenez, mon cher enfant, dit-il affectueusement. C'est pour vous!
Un cercle déjà s'était formé autour du jeune homme, qui, le front soucieux, les lèvres soudainement crispées, tenait, entre ses doigts, la dépêche sans la déplier:
—Qu'y a-t-il donc? demanda Agostino inquiet.
—C'est ce papier bleu, dit le gamin, qui a été apporté, tout à l'heure, de Bastia par un piéton. Il s'était déplacé exprès, vu que la chose, paraît-il, était pressée.... Alors Maddalena, la servante de M. le curé, m'a dit: Cours tout d'un trait, ne t'arrête pas avant d'avoir parlé à monsieur.... Il y a quelque grave affaire.... Car il y a trois ans qu'il n'est venu un pareil papier à Torrevecchio!... Alors j'ai coupé au plus court, et me voilà.
En parlant ainsi, il essuyait sa figure ruisselante avec le revers de sa manche, riant de ses belles dents blanches, ravi d'avoir si bien rempli sa mission.
—Tu vas boire un verre de Tollano et manger un morceau avec nous, Jacopo, dit Agostino. Il poussa l'enfant vers son beau-père et ses parents, et tout plein de l'anxiété que trahissait le visage de Pierre:
—Qu'est-ce donc? répéta-t-il.
Pierre lentement déchira t'enveloppe, déplia le télégramme et lut l'appel impérieux que lui adressait son ami. Il pâlit, son coeur se serra et ses yeux se creusèrent profonds sous ses sourcils froncés.
—Un malheur? demanda Agostino.
—Non, dit le peintre. Du moins, je l'espère. Mais il faut que je parte à l'instant pour le continent.
—Partir! En ce moment! s'écria douloureusement le marié.... Nous quitter avant la fin de cette journée!... Attendez au moins à demain?...
—Si on t'avait dit, pendant que tu étais de l'autre côté de la mer, que ta fiancée souffrait et pouvait mourir de ton absence, répondit gravement Pierre, aurais-tu différé ton départ?
Agostino serra vivement la main de son sauveur, et, des larmes plein les yeux:
—Non, vous avez raison. Mais vous devez comprendre quel chagrin vous me faites.
Pierre emmena le jeune homme à l'écart, et là, lui parlant avec une émotion soudaine, qui ouvrit à Agostino un jour décisif sur le caractère et la condition de son ami:
—Il s'agit de ne pas attrister ta femme, tes parents et tes invités. D'ici à Torrevecchio, par la route, il y a quatre lieues. Je vais prendre une carriole à l'auberge. J'irai seul. Une fois que je serai de l'autre côté de la montagne, tu expliqueras mon absence et tu remercieras chacun de ceux qui sont ici de l'accueil cordial qui m'a été fait. Je n'oublierai jamais, vois-tu, le temps que j'ai passé dans ce pays, au milieu de vous. J'étais bien malade, du cerveau et du coeur.... Vous m'avez guéri par votre saine et sage tranquillité.... J'ai oublié les chagrins dont j'avais cru mourir.... Et c'est à vous que je le dois: à ta mère, qui a été si bonne pour moi; à ta petite soeur, qui m'a si souvent rappelé, par sa grâce naïve et touchante, la jeune fille qui m'attend là-bas; à toi, enfin, brave garçon, qui as été cause qu'au moment où, désespéré, je songeais à me tuer, j'ai voulu vivre pour essayer de te sauver. Tu m'as rendu à moi-même. C'est par toi que je me suis senti encore attaché à l'humanité.... Non! je ne vous oublierai jamais, et, dans la tristesse ou dans la joie, ma pensée bien souvent ira vous retrouver.
Agostino, à ces mots, ne put retenir ses larmes, et, plus bouleversé que s'il avait perdu un des siens, il se mit à sangloter, pendant que les gens de la noce, tout au plaisir, chantaient, criaient et tiraillaient dans le verger. Pierre calma le brave garçon, et, avec fermeté:
—Maintenant, comprends-moi bien. Il faut que je sois à Paris le plus tôt possible. Quand part de Bastia le prochain bateau et où fait-il escale?
—La Compagnie Morelli a un vapeur qui chauffe, le mardi, pour Marseille. En descendant ce soir à la ville, vous retiendrez votre place, et demain, à la première heure, vous serez en mer. De Bastia à Marseille, il faut compter trente heures....
—Dans trois jours donc, je serai à Paris.... De là, mon cher Agostino, tu me permettras d'envoyer quelques souvenirs aux chères femmes qui vont vivre autour de toi.... N'aie point de scrupules, tu m'as vu, pendant près d'un an, sous des habits de paysan, mais je ne suis pas pauvre.... Fais taire ta fierté corse: de ton frère, tu peux tout accepter pour ta mère, ta soeur et ta femme.... Pense à moi et sois sûr que tu me reverras. Le jour où je reviendrai dans l'île, peut-être ne serai-je plus seul.... Alors c'est que le ciel m'aura pris en grâce et que j'aurai retrouvé le bonheur.... Adieu jusque-là, et embrasse-moi!
Les deux hommes s'étreignirent, comme pendant cette nuit où ils étaient roulés par les vagues lourdes et profondes, sous la lune blafarde, et, quand ils se séparèrent, ils souriaient et pleuraient à la fois.
Une demi-heure plus tard, Pierre brûlait, en carriole, la route de Torrevecchio, et, le soir même, ayant emballé ses tableaux et ses esquisses, arrivait à Bastia. Il descendit à l'auberge où il avait passé sa première nuit sur le sol de la Corse, courut payer son passage à bord du bateau à vapeur, puis il entra dans un magasin de confection et, pour remplacer son costume de velours, acheta un vêtement complet de drap bleu qui ne lui allait pas mal.
Habillé comme un continental, pour la première fois depuis de longs mois, il poussa un soupir. Il lui sembla qu'il abandonnait le Pierre Laurier, libre, rajeuni, qui avait si délicieusement travaillé, dix heures par jour, sous le ciel clair, dans le parfum vivifiant des sapins et des genévriers, et qu'il redevenait le Pierre Laurier asservi, énervé, qui errait de l'alcôve d'une fille aux salons de jeu du cercle.
Il leva la tête. La nuit descendait, mais sur la montagne, à travers les grands massifs de châtaigniers, baignant de sa pure lumière les rochers sourcilleux, la lune brillait comme un croissant d'argent. Le vent des forêts, tiède et embaumé, passa sur le front du jeune homme, ainsi que la caresse d'une aile. Il se sentit ranimé comme par un réconfortant souvenir. Il regarda la mer, qui ondulait calme et sourde; il murmura: «Tu peux m'emporter. Je ne te crains pas ni ceux dont tu me sépares.» Sa fugitive angoisse disparut, et au moment de tenter l'épreuve suprême qui devait décider de sa vie, il se trouva maître de sa pensée et de ses sens.
Rien ne palpitait plus en lui de bassement passionné, pour celle qu'il avait si follement adorée. Il osa l'évoquer. Il la vit, avec son front étroit, couronné de cheveux noirs, ses beaux yeux aux longues paupières, au regard enivrant, et ses lèvres pâlissantes de volupté. L'odeur subtile de la femme l'enveloppa tout à coup, perfide rappel du passé. Rien ne s'émut dans sa chair, il demeura indifférent et dédaigneux. Il n'aimait plus, c'était fini, le charme avait cessé, le philtre restait inoffensif. Il rentrait en possession de lui-même, et son coeur affranchi redevenait digne d'être offert. L'image de Juliette parut alors, blanche, virginale et douce, Et des larmes de tendresse montèrent aux yeux de Laurier. Sa bouche murmura un aveu, et tout son être frémissant s'élança, à travers l'espace, vers la bien-aimée.
Le lendemain, à neuf heures, le bateau quittait le port, Pierre reconnut le quai, près duquel le Saint-Laurent était à l'ancre, pendant qu'il repeignait son patron de bois sculpté, le môle, le bastion du Dragon, et, successivement, le cap Corse, Giraglia, puis la côte d'Italie. A bord de ce navire, qui marchait avec rapidité, il refit toute la route qu'il avait parcourue sur le petit bateau contrebandier.
A mesure qu'il se rapprochait de la France, son esprit troublé cherchait la raison du brusque rappel que lui adressait Davidoff. Une inquiétude sourde commençait à le travailler, et il redoutait un malheur. Pour qui? Les termes de la lettre, que le docteur lui avait écrite, après son passage à Torrevecchio, lui revenaient. «Une personne, qui est près de Jacques, a failli mourir de votre mort....» La phrase qui avait tout changé dans sa vie. Était-ce donc Juliette, dont l'état s'était aggravé? Allait-il arriver pour la voir s'éteindre, au moment où, en elle, résidait son unique espérance?... Cependant, dans la lettre, il y avait aussi ces mots: «Vous avez passé auprès du bonheur sans le voir... mais il vous est possible encore de le retrouver.» Était-ce que ce bonheur pouvait lui échapper de nouveau? Si jolie, la jeune fille n'avait-elle pas dû être aimée? Un autre, pendant qu'il était loin, à soigner la plaie de son coeur dans les solitudes, n'avait-il pas pris sa place?
Une tristesse profonde s'empara de Pierre, à la pensée que ce recours en grâce, qu'il avait adressé à la destinée, pourrait être repoussé. Une lassitude morale l'accabla, et il comprit que cette déception serait pour lui le coup décisif qui brise et qui tue. Une hâte de savoir le dévora. A bord du navire, qui fendait les lames vertes, il eût voulu posséder un moyen de correspondre avec Davidoff. Il tendait les mains vers la terre, comme si les rassurantes nouvelles, qu'il espérait, l'y attendaient à l'arrivée. Il enviait les ailes rapides des albatros qui volaient mélancoliques et blancs dans le ciel. Il marchait nerveusement de l'avant à l'arrière. On eût dit que, de son agitation, il essayait de redoubler les efforts de la machine.
Il ne dormit pas, restant sur le pont à regarder l'horizon. Il passa successivement devant Gênes, Monaco, Toulon, longeant cette côte enchantée, où les jardins baignent leurs branches dans la mer, où, sur un sable d'or, les flots meurent avec de doux murmures. Il eut un battement de coeur, en voyant de loin le château d'If, sombre dans la nuit, et Marseille, avec les feux de ses phares, allumés comme des yeux qui regardent dans l'immensité. Il n'avait qu'un petit bagage, il le mit sur le dos d'un portefaix, il traversa la passerelle d'un pied leste, prit une voiture sur le quai, et se fit conduire au chemin, de fer. Ni arrêt ni repos, rien ne le distrayait de son désir d'arriver le plus vite possible. L'express partait à onze heures et demie, il avait une heure à lui. Il alla au télégraphe et adressa à Davidoff cette dépêche: «Débarqué à Marseille, serai demain soir à Paris, à six heures.»
Quand il eut vu son papier, des mains du receveur, passer dans celles de l'employé chargé de la transmission, il se sentit soulagé, comme si quelque chose de lui était parti en avant. Il se rendit au buffet où il mangea sans appétit, pour tuer le temps. Enfin les portes de la gare étant ouvertes, et le train formé, il grimpa dans un compartiment, et se livra, avec une jouissance toute spéciale, à la volupté de la vitesse. Enfoncé dans un coin, les yeux clos, quoiqu'il ne dormît pas, il resta immobile, comptant les stations qui le séparaient du but, ainsi qu'un prisonnier efface, sur le calendrier, les jours qui le séparent de la liberté.
A l'aube, il eut cependant une défaillance et s'assoupit.
Quand il se réveilla, avec la surprise joyeuse d'avoir gagné
un peu de temps sur son impatience, il faisait grand jour,
et l'express filait sur Mâcon. Les riches campagnes de la
Bourgogne si riantes, si saines, si robustes, se déroulaient
de chaque côté de la ligne, dans un flot de soleil. Il parut
à Pierre qu'il était presque arrivé. Il retrouvait une nature
qui, depuis un an, lui était inconnue. Plus d'oliviers, de pins
et de cactus, poussant sur l'herbe rare et jaune, plus de rochers
rougeâtres et de torrents écumeux. Point de bergers
armés de leur fusil, perchés sur un tertre, et surveillant,
avec un air altier et
grave, le parcours
de leurs moutons
épars ou
de leurs chèvres
indisciplinées.
Mais
des paysans
à la fois pesants
et actifs,
poussant
le long des
sillons bruns
leurs paires
de grands
boeufs blancs
attelés à la
charrue. Et
des plaines
couvertes de
moissons, sur
les coteaux,
des vignes
lourdes de raisin,
des forêts
d'un vert puissant,
coupées de routes gazonnées aux longues et fraîches perspectives.
C'était la France du centre, avec ses sévères beautés,
et non plus la molle et rayonnante Provence, ou la sauvage
et grandiose Corse.
L'horizon fuyait, dans le roulement des roues, le train traversait les monts, les fleuves, et la pensée de Pierre s'engourdissait peu à peu. Il retomba dans une rêverie inquiète, se demandant, avec une persistance vaine, ce qui avait contraint Davidoff à le rappeler si brusquement. Et une agitation fébrile le reprit aux environs de Paris. Il tira sa montre plus de vingt fois, entre Melun et la grande ville. En passant les fortifications, il se mit debout, s'apprêtant déjà pour la descente. Enfin le train sifflant ralentit sa marche, fit tinter les plaques tournantes, et, au milieu des hommes de peine guettant les voyageurs, s'arrêta au terme du parcours.
Pierre, debout sur le marchepied, sauta sur le quai et fut saisi par deux bras qui le serrèrent fortement. Il leva les yeux, reconnut Davidoff, poussa un cri de joie, et, saisissant à son tour les mains du fidèle ami, il l'entraîna à l'écart:
—Eh bien? cria-t-il, résumant toutes ses curiosités dans cette interrogation.
—Calmez-vous, dit le Russe qui comprit l'angoisse de Laurier... Il n'y a point de péril urgent pour Juliette.
Pierre poussa un soupir profond comme si on lui débarrassait le coeur d'un fardeau écrasant.
—Et Jacques? demanda-t-il.
—Ah! Jacques! répondit Davidoff. C'est lui surtout qui m'inquiète... Mais ne restons pas là, on nous regarde.
Il prit le bras du peintre, et, au milieu de la foule qui s'écoulait vers la sortie, il l'entraîna.
—Quel bagage avez-vous?
—Cette valise avec moi, et une caisse dans le fourgon.
—Venez, nous ferons prendre la caisse par les gens de l'hôtel... Car vous m'accompagnez... Je ne vous quitte pas... Au lieu de vous attendre, ainsi que je vous le disais dans ma dépêche, j'ai préféré venir au-devant de vous... J'ai craint quelque imprudence... Savez-vous que, si Mlle de Vignes vous voyait brusquement, le saisissement qu'elle éprouverait pourrait lui être fatal?...
Ils roulaient en voiture sur le boulevard, tout en causant, et Laurier, étourdi, n'avait pas assez de toute son attention pour regarder et pour entendre. Le mouvement de Paris, au sortir du train, qui l'avait secoué pendant vingt heures, après le roulis du bateau, pendant deux jours, cette agitation, succédant brusquement au calme profond et recueilli de son existence à Torrevecchio, enfiévrait son cerveau, éblouissait ses yeux et assourdissait ses oreilles. Il faisait des efforts pour écouter et comprendre Davidoff. Il se sentait las de corps, et surexcité d'esprit. Il dit:
—Ce voyage m'a brisé, et cependant il me semble que je ne pourrais pas me reposer.
—Vous vivez, depuis trois jours, sur vos nerfs... Je vais remettre votre organisme en ordre... Fiez-vous à moi... Si je n'avais jamais de malades plus difficiles à guérir que vous...
La voiture entrait dans la cour du Grand-Hôtel. Ils descendirent, et, suivis d'un garçon qui portait la valise de Laurier, ils montèrent à l'appartement de Davidoff. Un salon séparait la chambre de Laurier de celle du Russe. Restés en tête à tête, ils se regardèrent un instant, en silence, puis le docteur montrant un siège à son ami:
—Asseyez-vous, nous allons dîner ici, en bavardant, et si vous êtes raisonnable, peut-être ferai-je quelque chose pour vous, dès ce soir.
Les yeux de Pierre s'illuminèrent:
—Quoi! dit-il, je pourrais la voir?... Davidoff se mit à rire:
—Au moins, avec vous il n'y a pas d'équivoque! La voir!... Il ne peut donc, entre nous, être question que d'elle? Eh bien! vous avez raison. Et c'est d'elle qu'il s'agit. Je suis, depuis le commencement de la semaine, ici et l'habitue doucement au prodige de votre résurrection. Il y a de longs mois qu'elle vous pleure, dans le mystère de son âme... Dès les premiers mots prononcés par moi, et émettant l'ombre d'un doute sur la certitude de votre mort, elle s'est ranimée, mais de façon à nous effrayer sa mère et moi... Une fièvre ardente s'est emparée d'elle... Sa faiblesse est si grande!... Par un phénomène incroyable, votre disparition avait eu cette double conséquence de rendre à Jacques la force de ne pas mourir, et d'enlever à Juliette le courage de vivre. Elle s'est lentement étiolée, pâtissante, comme une fleur rongée par un ver invisible... Quant à son frère... Mais il vaudrait mieux ne parler que d'elle!...
—Ce que vous avez à m'apprendre, sur le compte de Jacques, est-il donc si pénible?
—Désolant, moralement et matériellement. Cette semaine, talonné par des besoins d'argent impérieux, il a provoqué la mise en vente des propriétés qui sont communes à sa mère, à sa soeur et à lui... Les observations du notaire, les sollicitations de Mme de Vignes, tout a été inutile! Il veut réaliser, à n'importe quel prix, ne se préoccupant pas de la perte considérable qui sera la conséquence de cette liquidation précipitée... Il est fou, et d'une dangereuse folie!...
—Mais cette folie, causée par qui ou par quoi?
—Par l'amour. Une femme a perdu ce malheureux qui n'était que trop disposé aux pires faiblesses.
—Et cette femme si séduisante qu'on ne puisse le détacher d'elle? Si forte qu'on ne puisse le lui arracher?
—La plus forte, la plus séduisante, la plus dangereuse de toutes les femmes!... Et si je vous disais qui elle est...
A ces mots, Pierre pâlit, ses yeux s'agrandirent, il ouvrit la bouche pour questionner, pour prononcer un nom, qu'il devinait sur les lèvres du docteur. Il n'en eut pas le temps, Davidoff sourit amèrement et, regardant le peintre jusqu'au fond du coeur:
—Ah! vous m'avez compris! dit-il. Oui, c'est dans les mains de Clémence que Jacques est tombé. Il a été aimé par elle, il l'a aimée... comme on l'aime. Elle, au bout de trois mois, est redevenue froide comme un marbre. Lui est plus passionné, plus enflammé que jamais... Et, qu'ai-je besoin devons dépeindre l'état de son esprit? Pour le connaître, tous n'avez qu'à tous souvenir.
Comme Laurier demeurait immobile et muet, la tête penchée sur sa poitrine, le Russe reprit avec force:
—Il l'adore, comprenez-vous, Pierre? Il l'a adorée, toute chaude encore de vos caresses... Et il ne vit plus que pour elle!...
Le peintre releva la tête et, d'une voix triste, avec une compassion profonde:
—Le malheureux! Pour elle, pour une pareille créature, il a tout oublié, tout compromis!... Mais il faut le plaindre plutôt que l'accuser... Elle est si redoutable!...
A ces paroles, la figure de Davidoff s'éclaira, ses yeux pétillèrent de joie, il alla à son ami et, avec une ironie affectée:
—Ainsi, dans votre coeur, vous ne trouvez pour Jacques que de la pitié?
—Et quel sentiment autre voulez-vous que j'éprouve?
Dois-je le blâmer, après avoir été plus faible et plus coupable que lui?... Non! je ne puis que le plaindre!
Davidoff prit la main de Pierre, et la serrant vigoureusement:
—Et pas un tressaillement dans votre chair, à ce rappel de l'amour ancien?... Pas une émotion dans votre esprit? Aucun retour vers la femme, aucune irritation contre l'ami?
—Voilà donc ce que vous craigniez? s'écria Laurier, dont le pâle visage se colora. Vous vous demandiez si j'étais bien guéri de ma passion insensée, et vous m'avez fait subir une épreuve? Ah! n'ayez plus de défiance, parlez ouvertement... Vous m'avez suspecté?
—Oui, dit Davidoff avec fermeté. J'ai voulu savoir si, à votre insu même...
—Ah! interrogez, cherchez, fouillez ma pensée, s'écria Pierre. Vous n'y trouverez que l'amer regret des fautes commises et l'ardent désir de les réparer! Si je ne m'étais pas senti digne d'une affection pure, capable d'y répondre par une tendresse inaltérable, vous ne m'auriez jamais revu. Ne redoutez donc rien de moi, Davidoff. Le Pierre Laurier que vous avez connu est mort, par une nuit d'orage, et l'homme que vous avez devant vous, s'il a le même visage, heureusement n'a plus le même coeur....
—A la bonne heure! dit Davidoff gaiement. Ah! j'ai un lourd poids de moins sur la conscience. Si je n'avais pas pu compter absolument sur vous, je ne sais comment je me serais tiré de l'oeuvre que j'ai entreprise. Tout est difficulté, tout est souci. Il va falloir que vous affrontiez Clémence....
—Si c'est absolument nécessaire, je m'y résoudrai, mais cela me coûtera beaucoup!...
—Sans doute! Cependant, à coup sûr, pas tant qu'autrefois, répliqua le Russe, avec un sourire. Mais nous devons arracher Jacques de ses griffes. Et il ne faudra pas moins que votre intervention pour que nous y réussissions.... Laissons cette question, c'est l'avenir. Occupons-nous du présent, parlons de Mme de Vignes.
Le front de Pierre s'éclaira. Au même moment, on apportait le dîner. Les deux amis s'assirent devant la table, et, pendant une heure, ils causèrent à coeur ouvert. Pierre racontant son séjour à Torrevecchio et le docteur expliquant au peintre tout ce qui s'était passé pendant son absence, ils purent, de la sorte, acquérir la certitude, Davidoff, que Laurier était, ainsi qu'il l'avait affirmé, radicalement guéri de sa dangereuse passion, et Laurier, que Davidoff, en le rappelant à la hâte, avait agi avec autant de décision que de sagesse. Vers neuf heures ils descendirent et se rendirent chez Mme de Vignes. Sur le boulevard, dans la douceur d'une belle nuit d'été, Pierre sentit son coeur se gonfler d'espérance et de joie, il leva son regard vers le ciel, et se repentit d'avoir si follement douté du bonheur.
Mme de Vignes, depuis quatre jours, prévenue par Davidoff, avait vu l'avenir, qui lui paraissait si sombre, s'éclairer d'une faible lueur. La certitude que Pierre Laurier vivait, l'assurance avec laquelle Davidoff affirmait que le peintre aimait Juliette et ne pouvait aimer qu'elle, avait donné à la mère un peu de soulagement. Dans le malheur qui l'accablait, ayant tout à redouter de son fils et tout à craindre pour sa fille, la possibilité de rendre à Juliette le calme et la santé lui offrait une satisfaction bien douce. Qu'étaient les soucis d'argent, comparés aux inquiétudes que lui causait l'abattement, de plus en plus profond, de la jeune fille? Davidoff avait été accueilli comme un sauveur. Graduant savamment ses confidences, il avait jeté, dans la pensée de Mme de Vignes, un tout petit grain d'espérance, qui avait levé comme en terre féconde. Peu à peu, la semence avait poussé des racines qui s'étaient étendues vivaces. Et maintenant la fleur prête à s'épanouir n'attendait plus qu'un dernier rayon de soleil. Depuis le commencement de la semaine, Juliette, sans preuves, sans autre raison plausible que son ardent désir de voir le miracle se réaliser, s'était prise à croire que Pierre était vivant.
Les «on dit» de Davidoff avaient été avidement accueillis par ce jeune coeur. Pourquoi Pierre, sauvé par des marins et emmené à bord d'un petit bâtiment de commerce, n'aurait-il pas été rencontré par ces voyageurs qui déclaraient l'avoir vu? Pourquoi, honteux de son suicide annoncé et non exécuté, Pierre ne serait-il pas resté à l'écart, près de moitié d'une année? Pourquoi n'aurait-il pas laissé la famille de Vignes ignorer qu'il vivait? Tout cela était admissible. Et la jeune fille avait un tel besoin de l'admettre qu'elle eût tenu pour vraies de bien plus étranges histoires.
Chaque jour, Davidoff, poursuivant sa cure morale, rendait compte à Juliette des découvertes que produisait l'enquête qu'il était censé faire. Et, chaque jour, il assistait à l'éveil de cette âme engourdie et glacée. C'était un spectacle charmant que celui de cette floraison timide. Juliette espérait, mais elle avait peur d'espérer, et, par instants, elle se retenait sur la pente où son imagination l'emportait. Si, après cette période heureuse, il allait falloir retomber dans la désolation? Si tout ce qu'on disait n'était point vrai? Si Pierre n'avait pas survécu?
Une horrible agitation était en elle. Il lui semblait impossible que la mort eût pris, en une seconde, ce garçon si alerte et si robuste. Elle se rappelait ce que son frère lui avait dit à Beaulieu: On n'a pas retrouvé son corps.... Elle n'avait pas, alors, accepté le doute comme une espérance. Mais, maintenant, n'était-il pas évident que si la mer ne l'avait pas rejeté au rivage, c'est qu'il avait échappé à ses vagues méchantes, qu'il était sorti de ses glauques profondeurs et qu'il existait? Quel trajet; dans ce cerveau de femme, avait fait cette pensée! Elle y était entrée si avant que, pour l'en arracher, il aurait fallu à présent des preuves matérielles. Il aurait fallu montrer Pierre mort pour faire croire, à celle qui l'aimait, qu'il pouvait n'être plus vivant.
Le matin même, Davidoff s'était hasardé à dire:
—J'ai vu, hier soir, des gens qui ont rencontré notre ami en Italie et qui lui ont parlé. On peut s'attendre, un de ces soirs, à le voir arriver.
Elle n'avait point répondu, elle avait regardé le docteur, avec une fixité singulière, et, au bout d'un instant:
—Pourquoi ne me dites-vous pas tout?... Vous avez peur de ma joie?... Vous avez tort. Je suis maintenant sûre qu'il vit. Je l'ai vu, cette nuit, en rêve. Il était dans une église, une pauvre église de village, et travaillait à un tableau de sainteté.... Son visage était triste... triste, et, par moments, des larmes coulaient sur ses joues. J'ai eu la conviction qu'il pensait à moi.... J'ai voulu lui crier: Pierre, assez de chagrins, assez d'éloignement; revenez, nous vous attendons, et nous serions si heureux de vous accueillir.... Mais une sorte de brouillard s'est élevé entre lui et moi, et je ne le distinguais plus que très effacé, pareil à une silhouette vague, et nettement j'entendais le bruit des flots, comme lorsqu'à Beaulieu, par une mer houleuse, le ressac battait les récifs de la baie.... Puis, cette vapeur s'est dissipée, ainsi qu'un voile qu'on arrache, et je l'ai revu. Il venait vers moi, le visage souriant; il a fait un geste de la main, comme pour dire: Ayez patience, me voilà... et je me suis réveillée, angoissée et brisée.... Mais j'ai confiance.... Il est tout près de nous.... A Paris, peut-être?...
Davidoff, très intrigué, demanda alors à la jeune fille:
—Pouvez-vous me décrire l'église dont vous me parlez?
—Oui, dit Mme de Vignes. Elle était située sur la place d'un village. Le portail était en grès rouge, surmonté d'un auvent en briques.... L'intérieur, blanchi à la chaux et très pauvre.... Quelques bancs de bois, une chaire sans un ornement, un autel d'une grande simplicité....
—Et le tableau auquel travaillait Pierre, l'avez-vous regardé, vous le rappelez-vous?...
—Oui. Il y avait un tombeau ouvert.... Et le mort se dressait vivant.... J'y ai vu un présage.
Davidoff hocha la tête, très saisi par cette extraordinaire révélation. Évidemment, c'était lui qui, par la pensée, avait fait voir à Mme de Vignes l'église de Torrevecchio, et la Résurrection.... Mais le bruit des flots, frappant l'oreille de la jeune fille, à l'heure même où Pierre était en mer?... Comment l'expliquer?
Il resta silencieux, et, quoi que Juliette fit, il ne donna pas d'éclaircissements nouveaux. Mais son attitude, ses paroles, sa physionomie, tout annonçait un événement prochain. Le docteur laissa la jeune fille dans une agitation, qui lui parut favorable, et partit. Le soir, vers neuf heures, arrivé à la porte de Mme de Vignes, en compagnie de celui qui était si ardemment désiré, il eut un violent battement de coeur. Il serra fortement le bras de son ami, et lui montrant la dernière fenêtre de l'entresol:
—Restez dans la rue, dit-il, les yeux fixés sur cette croisée. Lorsque vous m'y verrez paraître, montez. Mais, à ce moment seulement.... Je vais, moi, préparer votre réception.... Je suis plus troublé que je ne puis vous le dire....
Il entra dans la maison, et laissa le peintre sur le trottoir.
Seul, Laurier fui saisi d'une émotion semblable à celle
qu'il avait éprouvée sur le promontoire de Torrevecchio,
en face de la mer, quand,
après avoir reçu la lettre
de Davidoff, il s'était
interrogé pour savoir
s'il était digne de
revoir Juliette.
Une sorte d'attendrissement mystique s'empara de lui, pendant qu'il attendait l'instant de se présenter devant la jeune fille. Il était recueilli et grave, avec le sentiment qu'il accomplissait un devoir de réparation. Pas d'impatience, la quiétude heureuse d'un converti qui va abjurer ses erreurs, obtenir son pardon et vivre en paix avec le ciel et la terre.
Il restait adossé à la muraille, les yeux fixés sur la fenêtre, pensant à la scène qui se passait dans cet appartement obscur et silencieux. Rien ne bougeait, tout demeurait muet. Un immense apaisement régna dans l'âme du jeune homme. En lui un seul sentiment subsistait: sa tendresse pour Juliette. Il se rappela l'amour naïf et timide de l'enfant, il fit le compte des peines qu'elle avait souffertes et dont il était l'auteur, et seul, dans la nuit qui descendait, il jura de les lui faire oublier.
A cette minute même, la fenêtre s'éclaira vaguement et
le docteur Davidoff, de la main, donna à son ami le signal
qu'il attendait. Laurier s'élança, et, palpitant, gravit l'escalier.
La porte était ouverte, il traversa le vestibule, entra
dans le salon, et, debout devant la cheminée à côté de sa
mère, il aperçut Juliette. Il s'arrêta immobile, les jambes
tremblantes, le regard vacillant.
Elle lui parut plus grande qu'autrefois, peut-être était-ce parce qu'elle était plus mince et plus pâle. Ses mains blanches se détachaient, effilées et encore souffrantes, sur le noir de sa robe. Ses yeux, cernés par les pleurs, brillaient lumineux et doux. Elle souriait et regardait Pierre, comme Pierre la regardait. Elle le trouvait mieux que jamais, avec son visage hâlé et sa barbe qu'il avait laissée pousser. Elle découvrait, sur son front, les traces de son chagrin et elle éprouvait une joie secrète, revanche de ses douleurs. Son sourire, soudain, se trempa de larmes, et brusquement, portant son mouchoir à ses lèvres, elle se laissa tomber sur un fauteuil et éclata en sanglots.
Pierre poussa un cri, et, rompant enfin son immobilité, il s'élança vers elle, se jeta à ses genoux, la priant, la suppliant de lui pardonner. Mme de Vignes, inquiète, s'était approchée de sa fille; mais Davidoff la rassura d'un coup d'oeil. Alors la mère et le médecin, voyant que les deux jeunes gens avaient oublié tout ce qui n'était pas leurs souvenirs et leurs espérances, les abandonnèrent librement à la douceur de leur première joie.
Quand ils revinrent troubler le tête-à-tête, ils trouvèrent Pierre et la jeune fille, assis l'un près de l'autre, la main dans la main. C'était Juliette qui parlait, racontant son chagrin et son désespoir. Elle souriait, maintenant, en rappelant toutes ses souffrances, et c'était Laurier qui pleurait.
—Mes amis, dit Davidoff, nous avons tenu les engagements que nous avions pris envers vous: vous êtes heureux. C'est fort bien, mais n'abusons point des meilleures choses.
Mme de Vignes n'est pas encore assez forte pour qu'il soit permis de ne pas lui doser même ses satisfactions. En voilà donc assez pour une seule séance. Vous aurez, du reste, le temps de vous revoir.
Alors Juliette, avec toutes sortes de câlineries, essaya d'obtenir de sa mère un quart d'heure de grâce. Et Mme de Vignes n'eut pas le courage d'attrister, par un refus, ce joli visage qui rayonnait, pour la première fois, depuis si longtemps. Elle sentait bien que le triomphe de cette jeunesse, sur la mort qui déjà l'entraînait, était désormais assuré. Et le sentiment de rancune, qu'elle éprouvait contre Laurier, involontaire auteur de tout ce mal, ne résistait pas à la métamorphose que sa présence avait fait subir à Juliette.
Ils restèrent donc, tous les quatre, oubliant le temps qui s'écoulait, à écouter le récit de l'existence de Pierre dans le petit hameau corse. Juliette aima Agostino, Marietta, la vieille mère, et le bon curé. Et la promesse, que Pierre avait faite à ses amis de Torrevecchio de revenir les voir, elle la renouvela, elle aussi, mentalement, dans un élan de reconnaissance. Minuit sonnait quand ils se séparèrent.
—Vous ne nous verrez pas demain, dit Davidoff, en souriant à sa malade.
Et comme elle s'attristait subitement:
—Il ne faut pas penser qu'à vous, chère enfant, ajouta-t-il avec douceur. Nous avons une autre cure à faire, plus grave et plus difficile que la vôtre. Nous partirons, dès le matin, pour retrouver votre frère à Trouville.
En un instant, l'égoïsme, avec lequel la jeune fille jouissait de son bonheur, disparut. Elle retrouva le sentiment de la situation douloureuse dans laquelle sa mère et elle étaient placées. Et, en même temps, elle reprit toute sa ferme raison. Elle serra la main de Davidoff, et s'adressant à Pierre:
—Vous avez raison, partez tous deux et puissiez-vous faire pour mon frère ce que vous avez fait pour moi! En réussissant, vous ne pourrez pas me rendre plus reconnaissante, mais vous pourrez me rendre encore plus heureuse.
Alors, prenant par la main celui qu'elle aimait, elle le conduisit à sa mère. Mme de Vignes tendit les bras à l'enfant prodigue, et, en recevant ce baiser, cette fois, Pierre se sentit complètement absous.