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L'ami Fritz

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The Project Gutenberg eBook of L'ami Fritz

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Title: L'ami Fritz

Author: Erckmann-Chatrian

Release date: May 7, 2006 [eBook #18340]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AMI FRITZ ***

ERCKMANN-CHATRIAN

L'AMI FRITZ

(1864)


Table des matières: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII

I

Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hunebourg, mourut en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d'une belle maison sur la place des Acacias, d'une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d'écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes, et se dit avec l'Ecclésiaste: «Vanité des vanités, tout est vanité! Quel avantage a l'homme des travaux qu'il fait sur la terre? Une génération passe et l'autre vient; le soleil se lève et se couche aujourd'hui comme hier; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi: les fleuves vont à la mer, et la mer n'en est pas remplie; toutes choses travaillent plus que l'homme ne saurait dire; l'œil n'est jamais rassasié de voir, ni l'oreille d'entendre: on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent:—le mieux est de ne rien faire... pour n'avoir rien à se reprocher!»

C'est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.

Et le lendemain, voyant qu'il avait bien raisonné la veille, il se dit encore:

«Tu te lèveras le matin, entre sept et huit heures, et la vieille Katel t'apportera ton déjeuner, que tu choisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller, soit au Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour te mettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner; après le dîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu feras tes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie du Grand-Cerf, faire quelques parties de youker ou de rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tu videras des chopes, et tu seras l'homme le plus heureux du monde. Tâche d'avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les pieds chauds: c'est le précepte de la sagesse. Et surtout, évite ces trois choses: de devenir trop gras, de prendre des actions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j'ose te prédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem; ceux qui te suivront diront: "C'était un homme d'esprit, un homme de bon sens, un joyeux compère!" Que peux-tu désirer de plus, quand le roi Salomon déclare lui-même que l'accident qui frappe l'homme, et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident; que la mort de l'un est la même mort que celle de l'autre, et qu'ils ont tous deux le même souffle!... Puisqu'il en est ainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle, pendant qu'il nous est permis de souffler.»

Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivit exactement la règle qu'il s'était tracée d'avance; sa vieille servante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servit toujours les morceaux qu'il aimait le plus, apprêtés de la façon qu'il voulait; il eut toujours la meilleure choucroute, le meilleur jambon, les meilleures andouilles et le meilleur vin du pays; il prit régulièrement ses cinq chopes de bockbier à la brasserie du Grand-Cerf; il lut régulièrement le même journal à la même heure; il fit régulièrement ses parties de youker et de rams, tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre.

Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seul ne changeait pas; tous ses anciens camarades montaient en grade, et Kobus ne leur portait pas envie; au contraire, lisait-il dans son journal que Yéri-Hans venait d'être nommé capitaine de housards, à cause de son courage; que Frantz Sépel venait d'inventer une machine pour filer le chanvre à moitié prix; que Pétrus venait d'obtenir une chaire de métaphysique à Munich; que Nickel Bischof venait d'être décoré de l'ordre du Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait et disait: «Voyez comme ces gaillards-là se donnent de la peine: les uns se font casser bras et jambes pour me garder mon bien; les autres font des inventions pour m'obtenir les choses à bon marché; les autres suent sang et eau pour écrire des poésies et me faire passer un bon quart d'heure quand je m'ennuie.... Ha! ha! ha! les bons enfants!»

Et les grosses joues de Kobus se relevaient, sa grande bouche se fendait jusqu'aux oreilles, son large nez s'épatait de satisfaction; il poussait un éclat de rire qui n'en finissait plus.

Du reste, ayant toujours eu soin de prendre un exercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux; sa fortune s'augmentait raisonnablement, parce qu'il n'achetait pas d'actions et ne voulait pas s'enrichir d'un seul coup. Il était exempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon; tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait; c'était un exemple vivant de la bonne humeur que vous procurent le bon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis, ayant des écus.

On ne pouvait être plus content que Fritz, mais ce n'était pas tout à fait sans peine, car je vous laisse à penser les propositions de mariage innombrables qu'il avait dû refuser durant ces quinze ans; je vous laisse à penser toutes les veuves et toutes les jeunes filles qui avaient voulu se dévouer à son bonheur; toutes les ruses des bonnes mères de famille qui, de mois en mois et d'année en année, avaient essayé de l'attirer dans leur maison, et de le faire se décider en faveur de Charlotte ou de Gretchen; non, ce n'est pas sans peine que Kobus avait sauvé sa liberté de cette conspiration universelle.

Il y avait surtout le vieux rabbin, David Sichel—le plus grand arrangeur de mariages qu'on ait jamais vu dans ce bas monde—, il y avait surtout ce vieux rabbin qui s'acharnait à vouloir marier Fritz. On aurait dit que son honneur était engagé dans le succès de l'affaire. Et le pire, c'est que Kobus aimait beaucoup ce vieux David; il l'aimait pour l'avoir vu, dès son enfance assis du matin au soir chez le juge de paix, son respectable père; pour l'avoir entendu nasiller, discuter et crier autour de son berceau; pour avoir sauté sur ses vieilles cuisses maigres, en lui tirant la barbiche; pour avoir appris le yudisch[1] de sa propre bouche; pour s'être amusé dans la cour de la vieille synagogue, et enfin pour avoir dîné tout petit dans la tente de feuillage que David Sichel dressait chez lui, comme tous les fils d'Israël, au jour de la fête des Tabernacles.

Tous ces souvenirs se mêlaient et se confondaient dans l'esprit de Fritz avec les plus beaux jours de son enfance; aussi n'avait-il pas de plus grand plaisir que de voir, de près ou de loin, le profil du vieux rebbe[2], avec son chapeau râpé penché sur le derrière de la tête, son bonnet de coton noir tiré sur la nuque, sa vieille capote verte, au grand collet graisseux remontant jusque par-dessus les oreilles, son nez crochu barbouillé de tabac, sa barbiche grise, ses longues jambes maigres, revêtues de bas noirs formant de larges plis, comme autour de manches à balai, et ses souliers ronds à boucles de cuivre. Oui, cette bonne figure jaune, pleine de finesse et de bonhomie, avait le privilège d'égayer Kobus plus que toute autre à Hunebourg, et du plus loin qu'il l'apercevait dans la rue, il lui criait d'un accent nasillard, imitant le geste et la voix du vieux rebbe:

«Hé! hé! vieux posché-isroel[3], comment ça va-t-il? Arrive donc que je te fasse goûter mon kirschenwasser.»

Quoique David Sichel eût plus de soixante-dix ans, et que Fritz n'en eût guère que trente-six, ils se tutoyaient et ne pouvaient se passer l'un de l'autre.

Le vieux rebbe s'approchait donc, en agitant la tête d'un air grotesque, et psalmodiant:

«Schaude..., schaude...[4], tu ne changeras donc jamais, tu seras donc toujours le même fou que j'ai connu, que j'ai fait sauter sur mes genoux, et qui voulait m'arracher la barbe? Kobus, il y a dans toi l'esprit de ton père: c'était un vieux braque, qui voulait connaître le Talmud et les prophètes mieux que moi, et qui se moquait des choses saintes, comme un véritable païen! S'il n'avait pas été le meilleur homme du monde, et s'il n'avait pas rendu des jugements, à son tribunal, aussi beaux que ceux de Salomon, il aurait mérité d'être pendu! Toi, tu lui ressembles, tu es un épikaures[5]; aussi je te pardonne, il faut que je te pardonne.»

Alors Fritz se mettait à rire aux larmes; ils montaient ensemble prendre un verre de Kirschenwasser, que le vieux rabbin ne dédaignait pas. Ils causaient en yudisch des affaires de la ville, du prix des blés, du bétail et de tout. Quelquefois David avait besoin d'argent, et Kobus lui avançait d'assez fortes sommes sans intérêt. Bref, il aimait le vieux rebbe, il l'aimait beaucoup, et David Sichel, après sa femme Sourlé et ses deux garçons Isidore et Nathan, n'avait pas de meilleur ami que Fritz; mais il abusait de son amitié pour vouloir le marier.

À peine étaient-ils assis depuis vingt minutes en face l'un de l'autre—causant d'affaires, et se regardant avec ce plaisir que deux amis éprouvent toujours à se voir, à s'entendre, à s'exprimer ouvertement sans arrière-pensée, ce qu'on ne peut jamais faire avec des étrangers—à peine étaient-ils ainsi, et dans un de ces moments où la conversation sur les affaires du jour s'épuise, que la physionomie du vieux rebbe prenait un caractère rêveur, puis s'animait tout à coup d'un reflet étrange, et qu'il s'écriait:

«Kobus, connais-tu la jeune veuve du conseiller Roemer? Sais-tu que c'est une jolie femme, oui, une jolie femme! Elle a de beaux yeux, cette jeune veuve, elle est aussi très aimable. Sais-tu qu'avant-hier, comme je passais devant sa maison, dans la rue de l'Arsenal, voilà qu'elle se penche à la fenêtre et me dit: "Hé! c'est monsieur le rabbin Sichel; que j'ai de plaisir à vous voir, mon cher monsieur Sichel!" Alors, Kobus, moi tout surpris, je m'arrête et je lui réponds en souriant: "Comment un vieux bonhomme tel que David Sichel peut-il charmer d'aussi beaux yeux, madame Roemer? Non, non, cela n'est pas possible, je vois que c'est par bonté d'âme que vous dites ces choses!" Et vraiment, Kobus, elle est bonne et gracieuse, et puis elle a de l'esprit; elle est, selon les paroles du Cantique des cantiques, comme la rose de Sârron et le muguet des vallées», disait le vieux rabbin en s'animant de plus en plus.

Mais, voyant Fritz sourire, il s'interrompait en balançant la tête, et s'écriait:

«Tu ris... il faut toujours que tu ries! Est-ce une manière de converser, cela? Voyons, n'est-elle pas ce que je dis... ai-je raison?

—Elle est encore mille fois plus belle, répondait Kobus; seulement raconte-moi le reste, elle t'a fait entrer chez elle, n'est-ce pas... elle veut se remarier?

—Oui.

—Ah! bon, ça fait la vingt-troisième....

—La vingt-troisième que tu refuses de ma propre main, Kobus?

—C'est vrai, David, avec chagrin, avec grand chagrin; je voudrais me marier pour te faire plaisir, mais tu sais....» Alors le vieux rebbe se fâchait.

«Oui, disait-il, je sais que tu es un gros égoïste, un homme qui ne pense qu'à boire et à manger, et qui se fait des idées extraordinaires de sa grandeur. Eh bien! tu as tort, Fritz Kobus; oui, tu as tort de refuser des personnes honnêtes, les meilleurs partis de Hunebourg, car tu deviens vieux; encore trois ou quatre ans, et tu auras des cheveux gris. Alors tu m'appelleras, tu diras: "David, cherche-moi une femme, cours, n'en vois-tu pas une qui me convienne." Mais il ne sera plus temps, maudit schaude, qui ris de tout! Cette veuve est encore bien bonne de vouloir de toi!»

Plus le vieux rabbin se fâchait, plus Fritz riait.

«C'est cette manière de rire, criait David en se levant et balançant ses deux mains près de ses oreilles, c'est cette manière de rire que je ne peux pas voir: voilà ce qui me fâche! ne faut-il pas être fou pour rire de cette façon?»

Et s'arrêtant:

«Kobus, disait-il en faisant une grimace de dépit, avec ta façon de rire, tu me feras sauver de ta maison. Tu ne peux donc pas être grave une fois, une seule fois dans ta vie?

—Allons, posché-isroel, disait Fritz à son tour, assieds-toi, vidons encore un petit verre de ce vieux kirsch.

—Que ce kirschenwasser me soit poison, disait le vieux rebbe fort dépité, si je reviens encore une fois chez toi! ta façon de rire est tellement bête, tellement bête, que ça me tourne sur le cœur.»

Et la tête roide, il descendait l'escalier en criant: «C'est la dernière fois, Kobus, la dernière fois!

—Bah! disait Fritz, penché sur la rampe et les joues épanouies de plaisir, tu reviendras demain.

—Jamais!...

—Demain, David; tu sais, la bouteille est encore à moitié pleine.»

Le vieux rabbin remontait la rue à grands pas, marmottant dans sa barbe grise, et Fritz, heureux comme un roi, renfermait la bouteille dans l'armoire et se disait:

«Ça fait la vingt-troisième! Ah! vieux posché-isroel, m'as-tu fait du bon sang!»

Le lendemain ou le surlendemain, David revenait à l'appel de Kobus; ils se rasseyaient à la même table, et de ce qui s'était passé la veille, il n'en était plus question.


II

Un jour, vers la fin du mois d'avril, Fritz Kobus s'était levé de grand matin, pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s'était recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses, et, de temps en temps, entrouvrait les yeux pour voir s'il était bien éveillé.

Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges, où les nuages s'en vont, où le toit en face, les petites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant; où l'on se croit redevenu plus jeune, parce qu'une sève nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois: le pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.

De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les laissaient retomber; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces qui s'écoulent lentement à l'ombre des ravines, remplissait de nouveau la chambre.

On entendait au loin, dans la rue, les commères rire entre elles, en chassant à grands coups de balai la neige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d'une voix plus claire, et les poules caqueter dans la cour.

Enfin, c'était le printemps.

Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d'un violon, pénétrant et doux comme la voix d'un ami que vous entendez vous dire après une longue absence: «Me voilà, c'est moi!» le tira de son sommeil, et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine pour mieux entendre.

C'était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d'un autre violon et d'une contrebasse; il chantait dans sa chambre derrière ses rideaux bleus, et disait:

«C'est moi, Kobus, c'est moi, ton vieil ami! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil...—Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans les sillons.—Et je reviens t'embrasser!—Maintenant, Kobus, les misères de l'hiver sont oubliées.—Maintenant, je vais encore courir de village en village joyeusement, dans la poussière des chemins, ou sous la pluie chaude des orages.—Mais je n'ai pas voulu passer sans te voir, Kobus, je viens te chanter mon chant d'amour, mon premier salut au printemps.»

Tout cela le violon de Iôsef le disait, et bien d'autres choses encore, plus profondes: de ces choses qui vous rappellent les vieux souvenirs de la jeunesse, et qui sont pour nous... pour nous seuls. Aussi le joyeux Kobus en pleurait d'attendrissement.

Enfin, tout doucement, il écarta les rideaux de son lit, pendant que la musique allait toujours, plus grave et plus touchante, et il vit les trois bohémiens sur le seuil de la chambre, et la vieille Katel derrière, sous la porte. Il vit Iôsef, grand, maigre, jaune, déguenillé comme toujours, le menton allongé sur le violon avec sentiment, l'archet frémissant sur les cordes avec amour, les paupières baissées, ses grands cheveux noirs, laineux—recouverts du large feutre en loques—, tombant sur ses épaules comme la toison d'un mérinos, et ses narines aplaties sur sa grosse lèvre bleuâtre retroussée.

Il le vit ainsi, l'âme perdue dans sa musique; et, près de lui, Kopel le bossu, noir comme un corbeau, ses longs doigts osseux, couleur de bronze, écarquillés sur les cordes de la basse, le genou rapiécé en avant et le soulier en lambeaux sur le plancher; et, plus loin, le jeune Andrès, ses grands yeux noirs entourés de blanc, levés au plafond d'un air d'extase.

Fritz vit ces choses avec une émotion inexprimable.

Et maintenant, il faut que je vous dise pourquoi Iôsef venait lui faire de la musique au printemps, et pourquoi cela l'attendrissait.

Bien longtemps avant, un soir de Noël, Kobus se trouvait à la brasserie du Grand-Cerf. Il y avait trois pieds de neige dehors. Dans la grande salle, pleine de fumée grise, autour du grand fourneau de fonte, les fumeurs se tenaient debout; tantôt l'un, tantôt l'autre s'écartait un peu vers la table, pour vider sa chope, puis revenait se chauffer en silence.

On ne songeait à rien, quand un bohémien entra, les pieds nus dans des souliers troués; il grelottait, et se mit à jouer d'un air mélancolique. Fritz trouva sa musique très belle: c'était comme un rayon de soleil à travers les nuages gris de l'hiver.

Mais derrière le bohémien, près de la porte, se tenait dans l'ombre le wachtman Foux, avec sa tête de loup à l'affût, les oreilles droites, le museau pointu, les yeux luisants, Kobus comprit que les papiers du bohémien n'étaient pas en règle, et que Foux l'attendait à la sortie pour le conduire au violon.

C'est pourquoi, se sentant indigné, il s'avança vers le bohémien, lui mit un thaler dans la main, et, le prenant bras dessus bras dessous, lui dit:

«Je te retiens pour cette nuit de Noël; arrive!»

Ils sortirent donc au milieu de l'étonnement universel, et plus d'un pensa: «Ce Kobus est fou d'aller bras dessus bras dessous avec un bohémien; c'est un grand original.»

Foux, lui, les suivait en frôlant les murs. Le bohémien avait peur d'être arrêté, mais Fritz lui dit:

«Ne crains rien, il n'osera pas te prendre.»

Il le conduisit dans sa propre maison, où la table était dressée pour la fête du Christ-Kind: l'arbre de Noël au milieu, sur la nappe blanche; et, tout autour, le pâté, les küchlen saupoudrés de sucre blanc, le kougelhof aux raisins de caisse, rangés dans un ordre convenable. Trois bouteilles de vieux bordeaux chauffaient dans des serviettes, sur le fourneau de porcelaine à plaque de marbre.

«Katel, va chercher un autre couvert, dit Kobus, en secouant la neige de ses pieds; je célèbre ce soir la naissance du Sauveur avec ce brave garçon, et si quelqu'un vient le réclamer... gare!»

La servante ayant obéi, le pauvre bohémien prit place, tout émerveillé de ces choses. Les verres furent remplis jusqu'au bord, et Fritz s'écria:

«À la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le véritable Dieu des bons cœurs!»

Dans le même instant Foux entrait. Sa surprise fut grande de voir le zigeiner assis à table avec le maître de la maison. Au lieu de parler haut, il dit seulement:

«Je vous souhaite une bonne nuit de Noël, monsieur Kobus.

—C'est bien; veux-tu prendre un verre de vin avec nous?

—Merci, je ne bois jamais dans le service. Mais connaissez-vous cet homme, monsieur Kobus?

—Je le connais, et j'en réponds.

—Alors ses papiers sont en règle?» Fritz n'en put entendre davantage, ses grosses joues pâlissaient de colère: il se leva, prit rudement le wachtman au collet, et le jeta dehors en criant: «Cela t'apprendra à entrer chez un honnête homme, la nuit de Noël!»

Puis, il vint se rasseoir, et, comme le bohémien tremblait:

«Ne crains rien, lui dit-il, tu es chez Fritz Kobus. Bois, mange en paix, si tu veux me faire plaisir.» Il lui fit boire du vin de Bordeaux; et, sachant que Foux guettait toujours dans la rue, malgré la neige, il dit à Katel de préparer un bon lit à cet homme pour la nuit; de lui donner le lendemain des souliers et de vieux habits, et de ne pas le renvoyer sans avoir eu soin de lui mettre encore un bon morceau dans la poche. Foux attendit jusqu'au dernier coup de la messe, puis il se retira; et le bohémien, qui n'était autre que Iôsef, étant parti de bonne heure, il ne fut plus question de cette affaire. Kobus lui-même l'avait oubliée, quand, aux premiers jours du printemps de l'année suivante, étant au lit un beau matin, il entendit à la porte de sa chambre une douce musique: c'était la pauvre alouette qu'il avait sauvée dans les neiges, et qui venait le remercier au premier rayon de soleil.

Depuis, tous les ans Iôsef revenait à la même époque, tantôt seul, tantôt avec un ou deux de ses camarades, et Fritz le recevait comme un frère.

Donc Kobus revit ce jour-là son vieil ami le bohémien, ainsi que je viens de vous le raconter; et quand la basse ronflante se tut, quand Iôsef, lançant son dernier coup d'archet, leva les yeux, il lui tendit les bras derrière les rideaux en s'écriant: «Iôsef!»

Alors le bohémien vint l'embrasser, riant en montrant ses dents blanches, et disant:

«Tu vois, je ne t'oublie pas... la première chanson de l'alouette est pour toi!

—Oui... et c'est pourtant la dixième année!» s'écria Kobus. Ils se tenaient les mains et se regardaient, les yeux pleins de larmes. Et comme les deux autres attendaient gravement, Fritz partit d'un éclat de rire, et dit: «Iôsef, passe-moi mon pantalon.» Le bohémien ayant obéi, il tira de sa poche deux thalers. «Voici pour vous autres, dit-il à Kopel et à Andrès; vous pouvez aller dîner aux Trois-Pigeons, Iôsef dîne avec moi.» Puis, sautant de son lit, tout en s'habillant il ajouta:

«Est-ce que tu as déjà fait ton tour dans les brasseries, Iôsef?

—Non, Kobus.

—Eh bien! dépêche-toi d'y aller; car, à midi juste la table sera mise. Nous allons encore une fois nous faire du bon sang. Ha! ha! ha! le printemps est revenu; maintenant, il s'agit de bien le commencer. Katel! Katel!

—Alors je m'en vais tout de suite, dit Iôsef.

—Oui, mon vieux; mais n'oublie pas midi.» Le bohémien et ses deux camarades descendirent l'escalier, et Fritz, regardant sa vieille servante, lui dit avec un sourire de satisfaction: «Eh bien, Katel, voici le printemps.... Nous allons faire une petite noce.... Mais attends un peu: commençons par inviter les amis.»

Et se penchant à la fenêtre, il se mit à crier:

«Ludwig! Ludwig!»

Un bambin passait justement, c'était Ludwig, le fils du tisserand Koffel, sa tignasse blonde ébouriffée et les pieds nus dans l'eau de neige. Il s'arrêta le nez en l'air.

«Monte!» lui cria Kobus.

L'enfant se dépêcha d'obéir et s'arrêta sur le seuil, les yeux en dessous, se grattant la nuque d'un air embarrassé.

«Avance donc... écoute! Tiens, voilà d'abord deux groschen

Ludwig prit les deux groschen et les fourra dans la poche de son pantalon de toile, en se passant la manche sous le nez, comme pour dire:

«C'est bon!»

«Tu vas courir chez Frédéric Schoultz, dans la rue du Plat-d'Étain, et chez M. le percepteur Hâan, à l'hôtel de la Cigogne... tu m'entends?

Ludwig inclina brusquement la tête.

«Tu leur diras que Fritz Kobus les invite à dîner pour midi juste.

—Oui, monsieur Kobus.

—Attends donc, il faut que tu ailles aussi chez le vieux rebbe David, et que tu lui dises que je l'attends vers une heure, pour le café. Maintenant, dépêche-toi!»

Le petit descendit l'escalier quatre à quatre; Kobus, de la fenêtre, le regarda quelques instants remonter la rue bourbeuse, sautant par-dessus les ruisseaux comme un chat. La vieille servante attendait toujours.

«Écoute, Katel, lui dit Fritz en se retournant, tu vas aller au marché tout de suite. Tu choisiras ce que tu trouveras de plus beau en fait de poisson et de gibier. S'il y a des primeurs, tu les achèteras, à n'importe quel prix: l'essentiel est que tout soit bon! Je me charge de dresser la table et de monter les bouteilles, ainsi ne t'occupe que de ta cuisine. Mais dépêche-toi, car je suis sûr que le professeur Speck et tous les autres gourmands de la ville sont déjà sur place, à marchander les morceaux les plus délicats.


III

Après le départ de Katel, Fritz entra dans la cuisine allumer une chandelle, car il voulait passer l'inspection de sa cave, et choisir quelques vieilles bouteilles de vin, pour célébrer la fête du printemps.

Sa grosse figure exprimait le contentement intérieur; il revoyait déjà les beaux jours se suivre à la file jusqu'en automne: la fête des asperges, les parties de quilles au Panier-Fleuri, hors de Hunebourg; les parties de pêche avec Christel, son fermier de Meisenthâl, la descente du Losser en bateau, sous les ombres tremblotantes des grands ormes en demi-voûte de la rive; et puis Christel, l'épervier sur l'épaule, lui disant: «Halte!» près de la source aux truites, et tout à coup déployant son filet en rond, comme une immense toile d'araignée, sur l'eau dormante, et le retirant tout frétillant de poissons dorés. Il revoyait cela d'avance, et bien d'autres choses: le départ pour la chasse au bois de hêtres, près de Katzenbach; le char-à-bancs tout plein de joyeux compères, les hautes guêtres de cuir bien bouclées aux jambes, la gibecière au dos sur la blouse grise, la gourde et le sac à poudre sur la hanche, les fusils doubles entre les genoux dans la paille: tout cela pêle-mêle. Les chiens, attachés derrière, jappant, hurlant, se démenant; et lui, près du timon, conduisant la voiture jusqu'à la maison du garde Roedig, et les laissant partir, pour veiller à la cuisine, faire frire les petits oignons et rafraîchir le vin dans les cuveaux. Puis le retour des chasseurs à la nuit, les uns la gibecière vide, les autres soufflant dans la trompe. Tous ces beaux jours lui passaient devant les yeux en allumant la chandelle: les moissons, la cueillette du houblon, les vendanges, et il poussait de petits éclats de rire: «Hé! hé! hé! ça va bien... ça va bien!»

Enfin il descendit, la main devant sa lumière, le trousseau de clefs dans sa poche, un panier au bras.

En bas, sous l'escalier, il ouvrit la cave, une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillant comme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, où le grand grand-père Nicolas avait fait venir pour la première fois du markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu, s'était augmentée d'année en année, par la sage prévoyance des autres Kobus.

Il l'ouvrit, les yeux écarquillés de plaisir, et se vit en face des deux lucarnes bleues qui donnent sur la place des Acacias. Il passa lentement près des petits fûts cerclés de fer, rangés sur de grosses poutres le long des murs; et, les contemplant, il se disait:

«Ce gleiszeller est de huit ans, c'est moi-même qui l'ai acheté à la côte; maintenant il doit avoir assez déposé, il est temps de le mettre en bouteilles. Dans huit jours, je préviendrai le tonnelier Schweyer, et nous commencerons ensemble. Et ce steinberg-là est de onze ans; il a fait une maladie, il a filé, mais ce doit être passé... nous verrons ça bientôt. Ah! voici mon forstheimer de l'année dernière, que j'ai collé au blanc d'œuf; il faudra pourtant que je l'examine; mais aujourd'hui je ne veux pas me gâter la bouche; demain, après-demain, il sera temps.»

Et, songeant à ces choses, Kobus avançait toujours rêveur et grave.

Au premier tournant, et comme il allait entrer dans la seconde cave, sa vraie cave, la cave des bouteilles, il s'arrêta pour moucher la chandelle, ce qu'il fit avec les doigts, ayant oublié les mouchettes; et, après avoir posé le pied sur le lumignon, il s'avança le dos courbé, sous une petite voûte taillée dans le roc, et, tout au bout de ce boyau, il ouvrit une seconde porte, fermée d'un énorme cadenas; l'ayant poussée, il se redressa tout joyeux, en s'écriant:

«Ah! ah! nous y sommes!»

Et sa voix retentit sous la haute voûte grise.

En même temps, un chat noir grimpait au mur et se retournait dans la lucarne, les yeux verts brillants, avant de se sauver vers la rue du Coin-Brûlé.

Cette cave, la plus saine de Hunebourg, était en partie creusée dans le roc, et, pour le surplus, construite d'énormes pierres de taille; elle n'était pas bien grande, ayant au plus vingt pieds de profondeur sur quinze de large; mais elle était haute, partagée en deux par un lattis solide, et fermée d'une porte également en lattis. Tout le long s'étendaient des rayons, et sur ces rayons étaient couchées des bouteilles dans un ordre admirable. Il y en avait de toutes les années, depuis 1780 jusqu'en 1840. La lumière des trois soupiraux, se brisant dans le lattis, faisait étinceler le fond des bouteilles d'une façon agréable et pittoresque.

Kobus entra.

Il avait apporté un panier d'osier à compartiments carrés, une bouteille tenant dans chaque case; il posa ce panier à terre, et, la chandelle haute, il se mit à passer le long des rayons. La vue de tous ces bons vins, les uns au cachet bleu, les autres à la capsule de plomb, l'attendrit, et au bout d'un instant il s'écria:

«Si les pauvres vieux qui, depuis cinquante ans, ont, avec tant de sagesse et de prévoyance, mis de côté ces bons vins, s'ils revenaient, je suis sûr qu'ils seraient contents de me voir suivre leur exemple, et qu'ils me trouveraient digne de leur avoir succédé dans ce bas monde. Oui, tous seraient contents! car ces trois rayons-là c'est moi-même qui les ai remplis, et, j'ose dire, avec discernement: j'ai toujours eu soin de me transporter moi-même dans la vigne et de traiter avec les vignerons en face de la cuvée. Et, pour les soins de la cave, je ne me suis pas épargné non plus. Aussi, ces vins-là, s'ils sont plus jeunes que les autres, ne sont pas d'une qualité inférieure; ils vieilliront et remplaceront dignement les anciens. C'est ainsi que se maintiennent les bonnes traditions, et qu'il y a toujours, non seulement du bon, mais du meilleur dans les mêmes familles.

«Oui, si le vieux Nicolas Kobus, le grand-père Frantz-Sépel, et mon propre père Zacharias, pouvaient revenir et goûter ces vins, ils seraient satisfaits de leur petit-fils; ils reconnaîtraient en lui la même sagesse et les mêmes vertus qu'en eux-mêmes. Malheureusement ils ne peuvent pas revenir, c'est fini! Il faut que je les remplace en tout et pour tout. C'est triste tout de même! des gens si prudents, de si bons vivants, penser qu'ils ne peuvent seulement plus goûter un verre de leur vin, et se réjouir en louant le Seigneur de ses grâces! Enfin, c'est comme cela; le même accident nous arrivera tôt ou tard, et voilà pourquoi nous devons profiter des bonnes choses pendant que nous y sommes!»

Après ces réflexions mélancoliques, Kobus choisit les vins qu'il voulait boire en ce jour, et cela le remit de bonne humeur.

«Nous commencerons, se dit-il, par des vins de France, que mon digne grand-père Frantz-Sépel estimait plus que tous les autres. Il n'avait peut-être pas tout à fait tort, car ce vieux bordeaux est bien ce qu'il y a de mieux pour se faire un bon fond d'estomac. Oui, prenons d'abord ces six bouteilles de bordeaux; ce sera un joli commencement. Et là-dessus, trois bouteilles de rudesheim, que mon pauvre père aimait tant!... mettons-en quatre en souvenir de lui. Cela fait déjà dix. Mais pour les deux autres, celles de la fin, il faut quelque chose de choisi, du plus vieux, quelque chose qui nous fasse chanter.... Attendez, attendez, que je vous examine ça de près.»

Alors Kobus se courbant, remua doucement la paille du rayon d'en bas, et, sur les vieilles étiquettes, il lisait: Markobrunner de 1780.—Affenthâl de 1804.—Johannisberg des capucins, sans date.

«Ah! ah! Johannisberg des capucins!» fit-il en se redressant et claquant de la langue.

Il leva la bouteille couverte de poussière et la posa dans le panier avec recueillement.

«Je connais ça!» dit-il.

Et durant plus d'une minute, il se prit à songer aux capucins de Hunebourg, qui s'étaient sauvés en 1792, lors de l'arrivée de Custine, abandonnant leurs caves, que les Français avaient mises au pillage, et dont le grand-père Frantz avait recueilli deux ou trois cents bouteilles. C'était un vin jaune d'or, tellement délicat, qu'en le buvant il vous semblait sentir comme un parfum oriental se fondre dans votre bouche.

Kobus, se rappelant cela, fut content. Et, sans compléter le panier, il se dit:

«En voilà bien assez: encore une bouteille de capucin, et nous roulerions sous la table. Il faut user, comme le répétait sans cesse mon vertueux père, mais il ne faut pas abuser.»

Alors, plaçant avec précaution le panier hors du lattis, il referma soigneusement la porte, y remit le cadenas et reprit le chemin de la première cave. En passant, il compléta le panier avec une bouteille de vieux rhum, qui se trouvait à part, dans une sorte d'armoire enfoncée entre deux piliers de la voûte basse; et enfin il remonta, s'arrêtant chaque fois pour cadenasser les portes.

En arrivant près du vestibule, il entendit déjà le remue-ménage des casseroles et le pétillement du feu dans la cuisine: Katel était revenue du marché, tout était en train, cela lui fit plaisir.

Il monta donc, et, s'arrêtant dans l'allée, sur le seuil de la cuisine flamboyante, il s'écria:

«Voici les bouteilles! À cette heure, Katel, j'espère que tu vas te dépasser, que tu nous feras un dîner... mais un dîner....

—Soyez donc tranquille, monsieur, répondit la vieille cuisinière, qui n'aimait pas les recommandations, est-ce que vous avez jamais été mécontent de moi depuis vingt ans?

—Non, Katel, non, au contraire; mais tu sais, on peut faire bien, très bien, et tout à fait bien.

—Je ferai ce que je pourrai, dit la vieille, on ne peut pas en demander davantage.»

Kobus voyant alors sur la table deux gelinottes, un superbe brochet arrondi dans le cuveau, de petites truites pour la friture, un superbe pâté de foie gras, pensa que tout irait bien.

«C'est bon, c'est bon, fit-il en s'en allant, cela marchera, ah! ah! ah! nous allons rire.»

Au lieu d'entrer dans la salle à manger ordinaire, il prit la petite allée à droite, et devant une haute porte il déposa son panier, mit une clef dans la serrure et ouvrit: c'était la chambre de gala des Kobus; on ne dînait là que dans les grandes circonstances. Les persiennes des trois hautes fenêtres au fond étaient fermées; le jour grisâtre laissait voir dans l'ombre de vieux meubles, des fauteuils jaunes, une cheminée de marbre blanc, et, le long des murs, de grands cadres couverts de percale blanche.

Fritz ouvrit d'abord les fenêtres et poussa les persiennes pour donner de l'air.

Cette salle, boisée de vieux chêne, avait quelque chose de solennel et de digne; on comprenait au premier coup d'œil, qu'on devait bien manger là-dedans de père en fils.

Fritz retira les voiles des portraits: c'étaient les portraits de Nicolas Kobus, conseiller à la cour de l'électeur Frédéric-Wilhelm, en l'an de grâce 1715. M. le conseiller portait l'immense perruque Louis XIV, l'habit marron à larges manches relevées jusqu'aux coudes, et le jabot de fines dentelles; sa figure était large, carrée et digne. Un autre portrait représentait Frantz-Sépel Kobus, enseigne dans le régiment de dragons de Leiningen, avec l'uniforme bleu-de-ciel à brandebourgs d'argent, l'écharpe blanche au bras gauche, les cheveux poudrés et le tricorne penché sur l'oreille; il avait alors vingt ans au plus, et paraissait frais comme un bouton d'églantine. Un troisième portrait représentait Zacharias Kobus, le juge de paix, en habit noir carré; il tenait à la main sa tabatière et portait la perruque à queue de rat.

Ces trois portraits, de même grandeur, étaient de larges et solides peintures; on voyait que les Kobus avaient toujours eu de quoi payer grassement les artistes chargés de transmettre leur effigie à la postérité. Fritz avait avec chacun d'eux un grand air de ressemblance, c'est-à-dire les yeux bleus, le nez épaté, le menton rond frappé d'une fossette, la bouche bien fendue et l'air content de vivre.

Enfin, à droite, contre le mur, en face de la cheminée, était le portrait d'une femme, la grand-mère de Kobus, fraîche, riante, la bouche entrouverte pour laisser voir les plus belles dents blanches qu'il soit possible de se figurer, les cheveux relevés en forme de navire, et la robe de velours bleu-de-ciel bordée de rose.

D'après cette peinture, le grand-père Frantz-Sépel avait dû faire bien des envieux, et l'on s'étonnait que son petit-fils eût si peu de goût pour le mariage.

Tous ces portraits, entourés de cadres à grosses moulures dorées, produisaient un bel effet sur le fond brun de la haute salle.

Au-dessus de la porte, on voyait une sorte de moulure représentant l'Amour emporté sur un char par trois colombes. Enfin tous les meubles, les hautes portes d'armoires, la vieille chiffonnière en bois de rose, le buffet à larges panneaux sculptés, la table ovale à jambes torses, et jusqu'au parquet de chêne, palmé alternativement jaune et noir, tout annonçait la bonne figure que les Kobus faisaient à Hunebourg depuis cent cinquante ans.

Fritz, après avoir ouvert les persiennes, poussa la table à roulettes au milieu de la salle, puis il ouvrit deux armoires, de ces hautes armoires à doubles battants, pratiquées dans les boiseries, et descendant du plafond jusque sur le parquet. Dans l'une était le linge de table, aussi beau qu'il soit possible de le désirer, sur une infinité de rayons; dans l'autre, la vaisselle, de cette magnifique porcelaine de vieux Saxe, fleuronnée, moulée et dorée: les piles d'assiettes en bas, les services de toute sorte, les soupières rebondies, les tasses, les sucriers au-dessus; puis l'argenterie ordinaire dans une corbeille.

Kobus choisit une belle nappe damassée, et l'étendit sur la table soigneusement, passant une main dessus pour en effacer les plis, et faisant aux coins de gros nœuds, pour les empêcher de balayer le plancher. Il fit cela lentement, gravement, avec amour. Après quoi il prit une pile d'assiettes plates et la posa sur la cheminée, puis une autre d'assiettes creuses. Il fit de même d'un plateau de verres de cristal, taillés à gros diamants, de ces verres lourds où le vin rouge a les reflets sombres du rubis, et le vin jaune ceux de la topaze.

Enfin il déposa les couverts sur la table, régulièrement, l'un en face de l'autre; il plia les serviettes dessus avec soin, en bateau et en bonnet d'évêque, se plaçant tantôt à droite, tantôt à gauche, pour juger de la symétrie.

En se livrant à cette occupation, sa bonne grosse figure avait un air de recueillement inexprimable, ses lèvres se serraient, ses sourcils se fronçaient:

«C'est cela, se disait-il à voix basse, le grand Frédéric Schoultz du côté des fenêtres, le dos à la lumière, le percepteur Christian Hâan en face de lui, Iôsef de ce côté, et moi de celui-ci: ce sera bien... c'est bien comme cela; quand la porte s'ouvrira, je verrai tout d'avance, je saurai ce qu'on va servir, je pourrai faire signe à Katel d'approcher ou d'attendre; c'est très bien. Maintenant les verres: à droite, celui du bordeaux pour commencer; au milieu, celui du rudesheim, et ensuite celui du johannisberg des capucins. Toute chose doit venir en ordre et selon son temps; l'huilier sur la cheminée, le sel et le poivre sur la table, rien ne manque plus, et j'ose me flatter.... Ah! le vin! comme il fait déjà chaud, nous le mettrons rafraîchir dans un baquet sous la pompe, excepté le bordeaux qui doit se boire tiède; je vais prévenir Katel.—Et maintenant à mon tour, il faut que je me rase, que je me change, que je mette ma belle redingote marron.—Ça va, Kobus, ah! ah! ah! quelle fête du printemps.... Et dehors donc, il fait un soleil superbe!—Hé! le grand Frédéric se promène déjà sur la place; il n'y a plus une minute à perdre!»

Fritz sortit; en passant devant la cuisine, il avertit Katel de faire chauffer le bordeaux et rafraîchir les autres vins; il était radieux et entra dans sa chambre en chantant tout bas: «Tra, ri, ro, l'été vient encore une fois... yoû! yoû!»

La bonne odeur de la soupe aux écrevisses remplissait toute la maison, et la grande Frentzel, la cuisinière du Bœuf-Rouge, avertie d'avance, entrait alors pour veiller au service, car la vieille Katel ne pouvait être à la fois dans la cuisine et dans la salle à manger.

La demie sonnait alors à l'église Saint-Landolphe, et les convives ne pouvaient tarder à paraître.


IV

Est-il rien de plus agréable en ce bas monde que de s'asseoir, avec trois ou quatre vieux camarades, devant une table bien servie, dans l'antique salle à manger de ses pères; et là, de s'attacher gravement la serviette au menton, de plonger la cuiller dans une bonne soupe aux queues d'écrevisses, qui embaume, et de passer les assiettes en disant: «Goûtez-moi cela, mes amis, vous m'en donnerez des nouvelles.»

Qu'on est heureux de commencer un pareil dîner, les fenêtres ouvertes sur le ciel bleu du printemps ou de l'automne.

Et quand vous prenez le grand couteau à manche de corne pour découper des tranches de gigot fondantes, ou la truelle d'argent pour diviser tout du long avec délicatesse un magnifique brochet à la gelée, la gueule pleine de persil, avec quel air de recueillement les autres vous regardent!

Puis quand vous saisissez derrière votre chaise, dans la cuvette, une autre bouteille, et que vous la placez entre vos genoux pour en tirer le bouchon sans secousse, comme ils rient en pensant: «Qu'est-ce qui va venir à cette heure?»

Ah! je vous le dis, c'est un grand plaisir de traiter ses vieux amis, et de penser: «Cela recommencera de la sorte d'année en année, jusqu'à ce que le Seigneur Dieu nous fasse signe de venir, et que nous dormions en paix dans le sein d'Abraham.»

Et quand, à la cinquième ou sixième bouteille, les figures s'animent, quand les uns éprouvent tout à coup le besoin de louer le Seigneur, qui nous comble de ses bénédictions, et les autres de célébrer la gloire de la vieille Allemagne, ses jambons, ses pâtés et ses nobles vins; quand Kasper s'attendrit et demande pardon à Michel de lui avoir gardé rancune, sans que Michel s'en soit jamais douté; et que Christian, la tête penchée sur l'épaule, rit tout bas en songeant au père Bischoff, mort depuis dix ans, et qu'il avait oublié; quand d'autres parlent de chasse, d'autres de musique, tous ensemble, en s'arrêtant de temps en temps pour éclater de rire: c'est alors que la chose devient tout à fait réjouissante, et que le paradis, le vrai paradis, est sur la terre.

Eh bien! tel était précisément l'état des choses chez Fritz Kobus, vers une heure de l'après-midi: le vieux vin avait produit son effet.

Le grand Frédéric Schoultz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu, se démenait d'une façon étrange, pour raconter comment il était réchappé de la campagne de France, dans certain village d'Alsace, où il avait fait le mort pendant que deux paysans lui retiraient ses bottes. Il serrait les lèvres, écarquillait les yeux, et criait, en ouvrant les mains comme s'il avait encore été dans la même position critique: «Je ne bougeais pas!» Je pensais: «Si tu bouges, ils sont capables de te planter leur fourche dans le dos!»

Il racontait cet événement au gros percepteur Hâan, qui semblait l'écouter, son ventre arrondi comme un bouvreuil, la face pourpre, la cravate lâchée, ses gros yeux voilés de douces larmes, et qui riait en songeant à la prochaine ouverture de la chasse. De temps en temps il se rengorgeait, comme pour dire quelque chose; mais il se recouchait lentement au dos de son fauteuil, sa main grasse, chargée de bagues, sur la table à côté de son verre.

Iôsef avait l'air grave, sa figure cuivrée exprimait la contemplation intérieure; il avait rejeté ses grands cheveux laineux loin de ses tempes, et son œil noir se perdait dans l'azur du ciel, au haut des grandes fenêtres.

Kobus, lui, riait tellement en écoutant le grand Frédéric, que son nez épaté couvrait la moitié de sa figure, mais il n'éclatait pas, quoique ses joues relevées eussent l'apparence d'un masque de comédie.

«Allons, buvons, disait-il, encore un coup! la bouteille est encore à moitié pleine.»

Et les autres buvaient, la bouteille passait de main en main.

C'est en ce moment que le vieux David Sichel entra, et l'on peut s'imaginer les cris d'enthousiasme qui l'accueillirent:

«Hé! David!... Voici David!... À la bonne heure!... il arrive!»

Le vieux rabbin promenant un regard sardonique sur les tartes découpées, sur les pâtés effondrés et les bouteilles vides, comprit aussitôt à quel diapason était montée la fête; il sourit dans sa barbiche.

«Hé! David, il était temps, s'écria Kobus tout joyeux, encore dix minutes, et je t'envoyais chercher par les gendarmes: nous t'attendons depuis une demi-heure.

—Dans tous les cas, ce n'est pas au milieu des gémissements de Babylone, fit le vieux rebbe d'un ton moqueur.

—Il ne manquerait que cela! dit Kobus en lui faisant place. Allons, prends une chaise, vieux, assieds-toi. Quel dommage que tu ne puisses pas goûter de ce pâté, il est délicieux!

—Oui, s'écria le grand Frédéric, mais c'est treife[6], il n'y a pas moyen; le Seigneur a fait les jambons, les andouilles et les saucisses pour nous autres.

—Et les indigestions aussi, dit David en riant tout bas. Combien de fois ton père, Johann Schoultz, ne m'a-t-il pas répété la même chose: c'est une plaisanterie de ta famille qui passe de père en fils, comme la perruque à queue de rat et la culotte de velours à deux boucles. Tout cela n'empêche pas que si ton père avait moins aimé le jambon, les saucisses et les andouilles, il serait encore frais et solide comme moi. Mais vous autres, schaude, vous ne voulez rien entendre, et tantôt l'un, tantôt l'autre se fait prendre comme les rats dans les ratières, par amour du lard.

—Voyez-vous, le vieux posché-isroel qui prétend avoir peur des indigestions, s'écria Kobus, comme si ce n'était pas la loi de Moïse qui lui défende la chose.

—Tais-toi, interrompit David en nasillant, je dis cela pour ceux qui ne comprendraient pas de meilleures raisons; mais celle-là doit vous suffire; elle est très bonne pour un sergent de landwehr qui se laisse tirer les bottes dans une mare d'Alsace; les indigestions sont aussi dangereuses que les coups de fourche.»

Alors un immense éclat de rire s'éleva de tous côtés, et le grand Frédéric levant le doigt, dit:

«David, je te rattraperai plus tard!»

Mais il ne savait que répondre, et le vieux rabbin riait de bon cœur avec les autres.

La grande Frentzel, de l'auberge du Bœuf-Rouge, après avoir débarrassé la table, arrivait alors de la cuisine avec un plateau chargé de tasses, et Katel suivait, portant sur un autre plateau la cafetière et les liqueurs.

Le vieux rebbe prit place entre Kobus et Iôsef. Frédéric Schoultz tira gravement de la poche de sa redingote une grosse pipe d'Ulm, et Fritz alla chercher dans l'armoire une boîte de cigares.

Mais Katel venait à peine de sortir, et la porte restait encore ouverte, qu'une petite voix fraîche et gaie s'écriait dans la cuisine:

«Hé! bonjour, mademoiselle Katel; mon Dieu, que vous avez donc un grand dîner! toute la ville en parle.

—Chut!» fit la vieille servante. Et la porte se referma. Toutes les oreilles s'étaient dressées dans la salle, et le gros percepteur Hâan dit: «Tiens! quelle jolie voix! Avez-vous entendu? Hé! hé! hé! ce gueux de Kobus, voyez-vous ça!

—Katel.... Katel!» s'écria Kobus en se retournant tout étonné.

La porte de la cuisine se rouvrit.

«Est-ce qu'on a oublié quelque chose, monsieur? demanda Katel.

—Non, mais qui donc est dehors?

—C'est la petite Sûzel, vous savez, la fille de Christel, votre fermier de Meisenthâl? Elle apporte des œufs et du beurre frais.

—Ah! c'est la petite Sûzel, tiens! tiens!... Eh bien, qu'elle entre; voilà plus de cinq mois que je ne l'ai vue.»

Katel se retourna: «Sûzel, monsieur demande que tu entres.

—Ah! mon Dieu, mademoiselle Katel, moi qui ne suis pas habillée?

—Sûzel, cria Kobus, arrive donc!» Alors une petite fille blonde et rose, de seize à dix-sept ans, fraîche comme un bouton d'églantine, les yeux bleus, le petit nez droit aux narines délicates, les lèvres gracieusement arrondies, en petite jupe de laine blanche et casaquin de toile bleue, parut sur le seuil, la tête baissée, toute honteuse. Tous les amis la regardaient d'un air d'admiration, et Kobus parut comme surpris de la voir.

«Que te voilà devenue grande, Sûzel! dit-il. Mais avance donc, n'aie pas peur, on ne veut pas te manger.

—Ah! je sais bien, fit la petite; mais c'est que je ne suis pas habillée, monsieur Kobus.

—Habillée! s'écria Hâan, est-ce que les jolies filles ne sont pas toujours assez bien habillées!»

Alors Fritz, se retournant, dit en hochant la tête et haussant les épaules:

«Hâan! Hâan! une enfant... une véritable enfant! Allons, Sûzel, viens prendre le café avec nous; Katel, apporte une tasse pour la petite.

—Oh! monsieur Kobus, je n'oserai jamais!

—Bah! bah! Katel, dépêche-toi.» Lorsque la vieille servante revint avec une tasse, Sûzel, rouge jusqu'aux oreilles, était assise, toute droite sur le bord de sa chaise, entre Kobus et le vieux rebbe.

«Eh bien, qu'est-ce qu'on fait à la ferme, Sûzel? Le père Christel va toujours bien?

—Oh! oui, monsieur, Dieu merci, fit la petite, il va toujours bien; il m'a chargée de bien des compliments pour vous, et la mère aussi.

—À la bonne heure, ça me fait plaisir. Vous avez eu beaucoup de neige cette année?

—Deux pieds autour de la ferme pendant trois mois, et il n'a fallu que huit jours pour la fondre.

—Alors les semailles ont été bien couvertes.

—Oui, monsieur Kobus. Tout pousse, la terre est déjà verte jusqu'au creux des sillons.

—C'est bien. Mais bois donc, Sûzel, tu n'aimes peut-être pas le café? Si tu veux un verre de vin?

—Oh non! j'aime bien le café, monsieur Kobus.» Le vieux rebbe regardait la petite d'un air tendre et paternel; il voulut sucrer lui-même son café, disant: «Ça, c'est une bonne petite fille, oui, une bonne petite fille, mais elle est un peu trop craintive. Allons, Sûzel, bois un petit coup, cela te donnera du courage.

—Merci, monsieur David», répondit la petite à voix basse. Et le vieux rebbe se redressa content, la regardant d'un air tendre tremper ses lèvres roses dans la tasse.

Tous regardaient avec un véritable plaisir, cette jolie fille, si douce et si timide; Iôsef lui-même souriait. Il y avait en elle comme un parfum des champs; une bonne odeur de printemps et de grand air, quelque chose de riant et de doux, comme le babillement de l'alouette au-dessus des blés; en la regardant, il vous semblait être en pleine campagne, dans la vieille ferme, après la fonte des neiges.

«Alors, tout reverdit là-bas, reprit Fritz; est-ce qu'on a commencé le jardinage?

—Oui, monsieur Kobus; la terre est encore un peu fraîche, mais, depuis ces huit jours de soleil, tout vient; dans une quinzaine nous aurons de petits radis. Ah! le père voudrait bien vous voir; nous avons tous le temps long après vous, nous attendons tous les jours; le père aurait bien des choses à vous dire. La Blanchette a fait veau la semaine dernière, et le petit vient bien; c'est une génisse blanche.

—Une génisse blanche, ah! tant mieux.

—Oui, les blanches donnent plus de lait, et puis c'est aussi plus joli que les autres.» Il y eut un silence. Kobus, voyant que la petite avait bu son café, et qu'elle était tout embarrassée, lui dit:

«Allons, mon enfant, je suis bien content de t'avoir vue; mais puisque tu es si gênée avec nous, va voir la vieille Katel qui t'attend; elle te mettra un bon morceau de pâté dans ton panier, tu m'entends, tu lui diras ça, et une bouteille de bon vin pour le père Christel.

—Merci, monsieur Kobus», dit la petite en se levant bien vite. Elle fit une jolie révérence pour se sauver.

«N'oublie pas de dire là-bas que j'arriverai dans la quinzaine au plus tard, lui cria Fritz.

—Non, monsieur, je n'oublierai rien; on sera bien content.»

Elle s'échappa comme une oiseau de sa cage, et le vieux David, les yeux pétillants de joie, s'écria:

«Voilà ce qu'on peut appeler une jolie fille, et qui fera bientôt une bonne petite femme de ménage, je l'espère.

—Une bonne petite femme de ménage, j'en étais sûr, s'écria Kobus en riant aux éclats; le vieux posché-isroel ne peut voir une fille ou un garçon sans songer aussitôt à les marier. Ha! ha! ha!

—Eh bien, oui! s'écria le vieux rebbe, la barbiche hérissée, oui, j'ai dit et je répète: une bonne petite femme de ménage! Quel mal y a-t-il à cela? Dans deux ans, cette petite Sûzel peut être mariée, elle peut même avoir un petit poupon rose dans les bras.

—Allons, tais-toi, tu radotes.

—Je radote... c'est toi qui radotes, épicaures; pour tout le reste, tu parais avoir assez de bon sens, mais sur le chapitre du mariage, tu es un véritable fou.

—Bon, maintenant c'est moi qui suis le fou, et David Sichel l'homme raisonnable. Quelle diable d'idée possède le vieux rebbe, de vouloir marier tout le monde?

—N'est-ce pas la destination de l'homme et de la femme? Est-ce que Dieu n'a pas dit dès le commencement: "Allez, croissez et multipliez!" Est-ce que ce n'est pas une folie que de vouloir aller contre Dieu, de vouloir vivre...»

Mais alors Fritz se mit tellement à rire, que le vieux rebbe en devint tout pâle d'indignation:

«Tu ris, fit-il en se contenant, c'est facile de rire. Quand tu ferais "ha! ha! ha! hé! hé! hé! hi! hi! hi!" jusqu'à la fin des siècles, cela prouverait grand-chose, n'est-ce pas? Si seulement une fois tu voulais raisonner avec moi, comme je t'aplatirais! Mais tu ris, tu ouvres ta grande bouche: "ha! ha! ha!" ton nez s'étend sur tes joues comme une tache d'huile, et tu crois m'avoir vaincu. Ce n'est pas cela, Kobus, ce n'est pas ainsi qu'on raisonne.»

En parlant, le vieux rebbe faisait des gestes si comiques, il imitait la façon de rire de Kobus avec des grimaces si grotesques, que toute la salle ne put y tenir, et que Fritz lui-même dut se serrer l'estomac pour ne pas éclater.

«Non, ce n'est pas ça, poursuivit David avec une vivacité singulière. Tu ne penses pas, tu n'as jamais réfléchi.

—Moi, je ne fais que cela, dit Kobus en essuyant ses grosses joues, où serpentaient les larmes; si je ris, c'est à cause de tes idées étranges. Tu me crois aussi par trop innocent. Voilà quinze ans que je vis tranquille avec ma vieille Katel, que j'ai tout arrangé chez moi pour être à mon aise; quand je veux me promener, je me promène; quand je veux m'asseoir et dormir, je m'assois et je dors; quand je veux prendre une chope, je la prends; si l'idée me passe par la tête d'inviter trois, quatre, cinq amis, je les invite. Et tu voudrais me faire changer tout cela! tu voudrais m'amener une femme, qui bouleverserait tout de fond en comble! Franchement, David, c'est trop fort!

—Tu crois donc, Kobus, que tout ira de même jusqu'à la fin? Détrompe-toi, garçon, l'âge arrive, et, d'après le train que tu mènes, je prévois que ton gros orteil t'avertira bientôt que la plaisanterie a duré trop longtemps. Alors, tu voudras bien avoir une femme!

—J'aurai Katel.

—Ta vieille Katel a fait son temps comme moi. Tu seras forcé de prendre une autre servante qui te grugera, qui te volera, Kobus, pendant que tu seras en train de soupirer dans ton fauteuil, avec la goutte au pied.

—Bah! interrompit Fritz, si la chose arrive... alors comme alors, il sera temps d'aviser. En attendant, je suis heureux, parfaitement heureux. Si je prenais maintenant une femme, et je me suppose de la chance, je suppose que ma femme soit excellente, bonne ménagère et tout ce qui s'ensuit, eh bien, David, il ne faudrait pas moins la mener promener de temps en temps, la conduire au bal de M. le bourgmestre ou de Mme la sous-préfète; il faudrait changer mes habitudes, je ne pourrais plus aller le chapeau sur l'oreille, ou sur la nuque, la cravate un peu débraillée, il faudrait renoncer à la pipe... ce serait l'abomination de la désolation, je tremble rien que d'y penser. Tu vois que je raisonne mes petites affaires aussi bien qu'un vieux rebbe qui prêche à la synagogue. Avant tout, tâchons d'être heureux.

—Tu raisonnes mal, Kobus.

—Comment! je raisonne mal. Est-ce que le bonheur n'est pas notre but à tous?

—Non, ce n'est pas notre but, sans cela, nous serions tous heureux: on ne verrait pas tant de misérables; Dieu nous aurait donné les moyens de remplir notre but, il n'aurait eu qu'à le vouloir.... Ainsi, Kobus, il veut que les oiseaux volent, et les oiseaux ont des ailes; il veut que les poissons nagent, et les poissons ont des nageoires; il veut que les arbres fruitiers portent des fruits en leur saison, et ils portent des fruits; chaque être reçoit les moyens d'atteindre son but. Et puisque l'homme n'a pas de moyens pour être heureux, puisque peut-être en ce moment, sur toute la terre, il n'y a pas un seul homme heureux, ayant les moyens de rester toujours heureux, cela prouve que Dieu ne le veut pas.

—Et qu'est-ce qu'il veut donc, David?

—Il veut que nous méritions le bonheur, et cela fait une grande différence, Kobus; car pour mériter le bonheur, soit dans ce bas monde, soit dans un autre, il faut commencer par remplir ses devoirs, et le premier de ces devoirs, c'est de se créer une famille, d'avoir une femme et des enfants, d'élever d'honnêtes gens, et de transmettre à d'autres le dépôt de la vie qui nous a été confié.

—Il a de drôles d'idées tout de même, ce vieux rebbe, dit alors Frédéric Schoultz en remplissant sa tasse de kirschenwasser, on croirait qu'il pense ce qu'il dit.

—Mes idées ne sont pas drôles, répondit David gravement, elles sont justes. Si ton père le boulanger avait raisonné comme toi, s'il avait voulu se débarrasser de tous les tracas et mener une vie inutile aux autres, et si le père Zacharias Kobus avait eu la même façon de voir, vous ne seriez pas là, le nez rouge et le ventre à table, à vous goberger aux dépens de leur travail. Vous pouvez rire du vieux rebbe, mais il a la satisfaction de vous dire au moins ce qu'il pense. Ces anciens-là plaisantaient aussi quelquefois; seulement pour les choses sérieuses ils raisonnaient sérieusement, et je vous dis qu'ils se connaissaient mieux en bonheur que vous. Te rappelles-tu, Kobus, ton père, le vieux Zacharias, si grave à son tribunal, te rappelles-tu quand il revenait à la maison, entre onze heures et midi, son grand carton sous le bras, et qu'il te voyait de loin jouer sur la porte, comme sa figure changeait, comme il se mettait à sourire en lui-même, on aurait dit qu'un rayon de soleil descendait sur lui. Et quand, dans cette même chambre où nous sommes, il te faisait sauter sur ses genoux, et que tu disais mille sottises, comme à l'ordinaire, était-il heureux le pauvre homme! Va donc chercher dans ta cave ta meilleure bouteille de vin, et pose-la devant toi, nous verrons si tu ris comme lui, si ton cœur saute de plaisir, si tes yeux brillent, et si tu te mets à chanter l'air des Trois houzards, comme il le chantait pour te réjouir!

—David, s'écria Fritz tout attendri, parlons d'autre chose!

—Non! tous vos plaisirs de garçon, tout votre vieux vin que vous buvez entre vous, toutes vos plaisanteries, tout cela n'est rien... c'est de la misère auprès du bonheur de la famille; c'est là que vous êtes vraiment heureux, parce que vous êtes aimé; c'est là que vous louez le Seigneur de ses bénédictions. Mais vous ne comprenez pas ces choses; je vous dis ce que je pense de plus vrai, de plus juste, et vous ne m'écoutez pas.»

En parlant ainsi, le vieux rebbe semblait tout ému; le gros percepteur Hâan le regardait, les yeux écarquillés, et Iôsef, de temps en temps murmurait des paroles confuses.

«Que penses-tu de cela, Iôsef? dit à la fin Kobus au bohémien.

—Je pense comme le rebbe David, dit-il, mais je ne peux pas me marier, puisque j'aime le grand air, et que mes petits pourraient mourir sur la route.»

Fritz était devenu rêveur. «Oui, il ne parle pas mal, pour un vieux posché-isroel, fit-il en riant; mais je m'en tiens à mon idée, je suis garçon et je resterai garçon.

—Toi! s'écria David. Eh bien! écoute ceci, Kobus; je n'ai jamais fait le prophète, mais, aujourd'hui, je te prédis que tu te marieras.

—Que je me marierai, ha! ha! ha! David, tu ne me connais pas encore.

—Tu te marieras! s'écria le vieux rebbe, en nasillant d'un air ironique, tu te marieras!

—Je parierais que non.

—Ne parie pas, Kobus, tu perdrais.

—Eh bien, si... je te parie... voyons... je te parie mon coin de vigne du Sonneberg; tu sais, ce petit clos qui produit de si bon vin blanc, mon meilleur vin, et que tu connais, rebbe, je te le parie....

—Contre quoi?

—Contre rien du tout.

—Et moi j'accepte, fit David, ceux-ci sont témoins que j'accepte! Je boirai ce bon vin qui ne me coûtera rien, et, après moi, mes deux garçons en boiront aussi, hé! hé! hé!

—Sois tranquille, David, fit Kobus en se levant, ce vin-là ne vous montera jamais à la tête.

—C'est bon, c'est bon, j'accepte; voici ma main, Fritz.

—Et voici la mienne, rebbe.»

Kobus alors, se tournant, demanda:

«Est-ce que nous n'irons pas nous rafraîchir au Grand-Cerf?

—Oui, allons à la brasserie, s'écrièrent les autres, cela finira bien notre journée. Dieu de Dieu! quel dîner nous venons de faire.»

Tous se levèrent et prirent leurs chapeaux; le gros percepteur Hâan et le grand Frédéric Schoultz marchaient en avant, Kobus et Iôsef ensuite, et le vieux David Sichel tout joyeux derrière. Ils remontèrent bras dessus, bras dessous la rue des Capucins, et entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf, en face des vieilles halles.


V

Le lendemain vers neuf heures, Fritz Kobus, assis au bord de son lit d'un air mélancolique, mettait lentement ses bottes et se faisait à lui-même la morale:

«Nous avons bu trop de bière hier soir, se disait-il en se grattant derrière les oreilles; c'est une boisson qui vous ruine la santé. J'aurais mieux fait de prendre une bouteille de plus, et quatre ou cinq chopes de moins.»

Puis élevant la voix:

«Katel! Katel!» s'écria-t-il.

La vieille servante parut sur le seuil, et, le voyant bâiller, les yeux rouges et la tignasse ébouriffée:

«Hé! hé! hé! fit-elle; vous avez mal aux cheveux, monsieur Kobus?

—Oui, c'est cette bière qui en est cause; si l'on m'y rattrape!...

—Ah! vous dites toujours la même chose, fit la vieille en riant.

—Qu'est-ce que tu pourrais bien me préparer pour me remettre? reprit Fritz.

—Voulez-vous du thé?

—Du thé! Parle-moi d'une bonne soupe aux oignons, à la bonne heure; et puis, attends....

—Une oreille de veau à la vinaigrette?

—Oui, c'est cela, une oreille à la vinaigrette. Quelle mauvaise idée on a de prendre tant de bière! Enfin, puisque c'est fait, n'en parlons plus. Dépêche-toi, Katel, j'arrive.»

Katel rentra dans sa cuisine en riant, et Kobus, au bout d'un quart d'heure, finit de se laver, de se peigner et de s'habiller. Il pouvait à peine lever les bras et les jambes. Enfin, il passa sa capote, et entra dans la salle s'asseoir devant une bonne soupe aux oignons, qui lui fit du bien. Il mangea son oreille à la vinaigrette, et but un bon coup de forstheimer par là-dessus, ce qui lui rendit courage. Il avait pourtant encore la tête un peu lourde, et regardait le beau soleil qui s'étendait sur les vitres.

«Quelle boisson pernicieuse que la bière! dit-il, on aurait dû tordre le cou de ce Gambrinus, lorsqu'il s'avisa de faire bouillir de l'orge avec du houblon. C'est une chose contraire à la nature de mêler le doux et l'amer; les hommes sont fous d'avaler un pareil poison. Mais la fumée est cause de tout; si l'on pouvait renoncer à la pipe, on se moquerait de la chope. Enfin, voilà.—Katel!

—Quoi, monsieur?

—Je sors, je vais prendre l'air; il faut que je fasse un grand tour.

—Mais vous reviendrez à midi?

—Oui, je pense. Dans tous les cas, si je ne suis pas rentré pour une heure, tu lèveras la table, c'est que j'aurai poussé jusque dans quelque village aux environs.»

Tout en disant cela, Fritz se coiffait de son feutre; il prenait sa canne à pomme d'ivoire au coin de la cheminée, et descendait dans le vestibule.

Katel ôtait la nappe en riant et se disait: «Demain, sa première visite, après dîner, sera pour le Grand-Cerf. Voilà pourtant comme sont les hommes, ils ne peuvent jamais se corriger.»

Une fois dehors, Kobus remonta gravement la rue de Hildebrandt. Le temps était magnifique; toutes les fenêtres s'ouvraient au printemps.

«Eh! bonjour, monsieur Kobus, voici les beaux jours, lui criaient les commères.

—Oui, Berbel... oui, Catherine, cela promet», disait-il. Les enfants dansaient, sautaient et criaient sur toutes les portes; on ne pouvait rien voir de plus joyeux. Fritz, après être sorti de la ville par la vieille porte de Hildebrandt, où les femmes étendaient déjà leur linge et leurs robes rouges au soleil le long des anciens remparts, Fritz monta sur le talus de l'avancée. Les dernières neiges fondaient à l'ombre des chemins couverts, et, tout autour de la ville, aussi loin que pouvaient s'étendre les regards, on ne voyait que de jeunes pousses d'un vert tendre sur les haies, sur les arbres des vergers et les allées de peupliers, le long de la Lauter. Au loin, bien loin, les montagnes bleues des Vosges conservaient à leur sommet quelques plaques blanches presque imperceptibles, et par là-dessus s'étendait le ciel immense, où voguaient de légers nuages dans l'infini. Kobus, voyant ces choses, fut véritablement heureux, et portant la vue au loin, il pensa: «Si j'étais là-bas, sur la côte des Genêts, je n'aurais plus qu'une demi-lieue pour être à ma ferme de Meisenthâl; je pourrais causer avec le vieux Christel de mes affaires, et je verrais les semailles et la génisse blanche dont me parlait Sûzel hier soir.»

Comme il regardait ainsi, tout rêveur, une bande de ramiers passait bien haut au-dessus de la côte lointaine, se dirigeant vers la grande forêt de hêtres.

Fritz, les yeux pleins de lumière, les suivit du regard, jusqu'à ce qu'ils eussent disparu dans les profondeurs sans bornes; et tout aussitôt, il résolut d'aller à Meisenthâl.

Le vieux jardinier Bosser passait justement dans l'avancée, la houe sur l'épaule.

«Hé! père Bosser!» lui cria-t-il.

L'autre leva le nez.

«Faites-moi donc le plaisir, puisque vous entrez en ville, de prévenir Katel que je vais à Meisenthâl, et que je ne rentrerai pas avant six ou sept heures.

—C'est bon, monsieur Kobus, c'est bon, je m'en charge.

—Oui, vous me rendrez service.» Bosser s'éloigna, et Fritz prit à gauche le sentier qui descend dans la vallée des Ablettes, derrière le Postthâl, et qui remonte en face, à la côte des Genêts. Ce sentier était déjà sec, mais des milliers de petits filets d'eau de neige se croisaient au-dessous dans la grande prairie du Gresselthal, et brillaient au soleil comme des veines d'argent. Kobus, en remontant la côte en face, aperçut deux ou trois couples de tourterelles des bois, qui filaient deux à deux le long des roches grises de la Houpe, et se becquetaient sur les corniches, la queue en éventail. C'était un plaisir de les voir glisser dans l'air, sans bruit, on aurait dit qu'elles n'avaient pas besoin de remuer les ailes: l'amour les portait; elles ne se quittaient pas et tourbillonnaient tantôt dans l'ombre des roches, tantôt en pleine lumière, comme des bouquets de fleurs qui tomberaient du ciel en frémissant. Il faudrait être sans cœur pour ne pas aimer ces jolis oiseaux. Fritz, le dos appuyé à sa canne, les regarda longtemps; il ne les avait jamais si bien vues se becqueter, car les tourterelles des bois sont très sauvages. Elles finirent par l'apercevoir et s'éloignèrent. Alors il se remit à marcher tout pensif, et vers onze heures il était sur la côte des Genêts.

De là, Hunebourg avec ses vieilles rues tortueuses, son église, sa fontaine Saint-Arbogast, sa caserne de cavalerie, ses trois vieilles portes décrépites où pendent le lierre et la mousse, était comme peinte en bleu sur la côte en face; toutes les petites fenêtres et les lucarnes sur les toits lançaient des éclairs. La trompette des hussards, sonnant le rappel, s'entendait comme le bourdonnement d'une guêpe. Par la porte de Hildebrandt s'avançait comme une file de fourmis; Kobus se rappela que la veille était morte la sage-femme Lehnel: c'était son enterrement!

Après avoir vu ces choses, il se mit à traverser le plateau d'un bon pas; et le sentier sablonneux commençait à descendre, lorsque tout à coup le grand toit de tuiles grises de la ferme, avec les deux autres toits plus petits du hangar et du pigeonnier, apparurent au-dessous de lui, dans le creux du vallon de Meisenthâl, tout au pied de la côte.

C'était une vieille ferme, bâtie à l'ancienne mode, avec une grande cour carrée entourée d'un petit mur de pierres sèches, la fontaine au milieu de la cour, le guévoir devant l'auge verdâtre, les étables et les écuries à droite, les granges et le pigeonnier surmonté d'une tourelle en pointe, à gauche, le corps de logis au milieu. Derrière, se trouvaient la distillerie, la buanderie, le pressoir, le poulailler et les réduits à porcs: tout cela, vieux de cent cinquante ans, car c'était le grand-père Nicolas Kobus qui l'avait bâtie. Mais dix arpents de prairies naturelles, vingt-cinq de terres labourables, tout le tour de la côte couvert d'arbres fruitiers, et, dans un coin au soleil, un hectare de vignes en plein rapport, donnaient à cette ferme une grande valeur et de beaux revenus.

Tout en descendant le sentier en zigzag. Fritz regardait la petite Sûzel faire la lessive à la fontaine, les pigeons tourbillonnaient par volées de dix à douze autour du pigeonnier; et le père Christel, sa grande cougie[7] au poing, ramenant les bœufs de l'abreuvoir. Cet ensemble champêtre le réjouissait; il écoutait avec une raisonnable satisfaction la voix du chien Mopsel résonner avec les coups de battoir dans la vallée silencieuse, et les mugissements des bœufs se prolonger jusque dans la forêt de hêtres en face, où restaient encore quelques plaques de neige jaunâtre au pied des arbres.

Mais ce qui lui faisait le plus de plaisir, c'était la petite Sûzel, courbée sur sa planchette, savonnant le linge, le battant et le tordant à tour de bras, comme une bonne petite ménagère. Chaque fois qu'elle levait son battoir tout luisant d'eau de savon, le soleil brillant dessus, envoyait un éclair jusqu'au bout de la côte.

Fritz, jetant par hasard un coup d'œil dans le fond de la gorge, où la Lauter serpente au milieu des prairies, vit, à la pointe d'un vieux chêne, un busard qui observait les pigeons tourbillonnant autour de la ferme. Il le mit en joue avec sa canne; aussitôt l'oiseau partit, jetant un miaulement sauvage dans la vallée, et tous les pigeons, à ce cri de guerre, se replièrent comme un éventail dans le colombier.

Alors Kobus, riant en lui-même, repartit en trottant dans le sentier, jusqu'à ce qu'une petite voix claire se mît à crier:

«M. Kobus!... voici M. Kobus!» C'était Sûzel qui venait de l'apercevoir et qui s'élançait sous le hangar pour appeler son père. Il atteignait à peine le chemin des voitures, au pied de la côte, que le vieux fermier anabaptiste, avec son large collier de barbe, son chapeau de crin, sa camisole de laine grise garnie d'agrafes de laiton, venait à sa rencontre, la figure épanouie, et s'écriait d'un ton joyeux: «Soyez le bienvenu, monsieur Kobus, soyez le bienvenu. Vous nous faites un grand plaisir en ce jour; nous n'espérions pas vous voir si tôt. Que le ciel soit loué de vous voir décidé pour aujourd'hui.

—Oui, Christel, c'est moi, dit Fritz en donnant une poignée de main au brave homme; l'idée de venir m'a pris tout à coup, et me voilà. Hé! Hé! hé! je vois avec satisfaction que vous avez toujours bonne mine, père Christel.

—Oui, le ciel nous a conservé la santé, monsieur Kobus; c'est le plus grand bien que nous puissions souhaiter; qu'il en soit béni! Mais tenez, voici ma femme que la petite est allée prévenir.»

En effet, la bonne mère Orchel, grosse et grasse, avec sa coiffe de taffetas noir, son tablier blanc et ses gros bras ronds sortant des manches de chemise, accourait aussi, la petite Sûzel derrière elle.

«Ah! Seigneur Dieu! c'est vous, monsieur Kobus, disait la bonne femme toute riante; de si bonne heure? Ah! quelle bonne surprise vous nous faites.

—Oui, mère Orchel. Tout ce que je vois me réjouit. J'ai donné un coup d'œil sur les vergers, tout pousse à souhait; et j'ai vu tout à l'heure le bétail qui rentrait de l'abreuvoir, il m'a paru en bon état.

—Oui, oui, tout est bien», dit la grosse fermière. On voyait qu'elle avait envie d'embrasser Kobus, et la petite Sûzel paraissait aussi bien heureuse. Deux garçons de labour, en blouse, sortaient alors avec la charrue attelée; ils levèrent leur bonnet en criant: «Bonjour, monsieur Kobus!

—Bonjour, Johan; bonjour, Kasper», dit-il tout joyeux. Il s'était approché de la vieille ferme, dont la façade était couverte d'un lattis, où grimpaient jusque sous le toit six ou sept gros ceps de vigne noueux; mais les bourgeons se montraient à peine. À droite de la petite porte ronde se trouvait un banc de pierre. Plus loin, sous le toit du hangar, qui s'avançait en auvent jusqu'à douze pieds du sol, étaient entassés pêle-mêle les herses, les charrues, le hache-paille, les scies et les échelles. On y voyait aussi, contre la porte de la grange, une grande trouble à pêcher, et au-dessus, entre les poutres du hangar, pendaient des bottes de paille, où des nichées de pierrots avaient élu domicile. Le chien Mopsel, un petit chien de berger à poils gris de fer, grosse moustache et queue traînante, venait se frotter à la jambe de Fritz, qui lui passait la main sur la tête.

C'est ainsi qu'au milieu des éclats de rire et des joyeux propos qu'inspirait à tous l'arrivée de ce bon Kobus, ils entrèrent ensemble dans l'allée, puis dans la chambre commune de la ferme, une grande salle blanchie à la chaux, haute de huit à neuf pieds, et le plafond rayé de poutres brunes. Trois fenêtres, à vitres octogones, s'ouvraient sur la vallée; une autre petite, derrière, prenait jour sur la côte; le long des fenêtres s'étendait une longue table de hêtre, les jambes en X, avec un banc de chaque côté; derrière la porte, à gauche, se dressait le fourneau de fonte en pyramide, et sur la table se trouvaient cinq ou six petits gobelets et la cruche de grès à fleurs bleues; de vieilles images de saints, enluminées de vermillon et encadrées de noir, complétaient l'ameublement de cette pièce.

«Monsieur, dit Christel, vous dînerez ici, n'est-ce pas?

—Cela va sans dire.

—Bon. Tu sais, Orchel, ce qu'aime M. Kobus?

—Oui, sois tranquille; nous avons justement fait la pâte ce matin.

—Alors, asseyons-nous. Êtes-vous fatigué, monsieur Kobus? Voulez-vous changer de souliers, mettre mes sabots?

—Vous plaisantez, Christel; j'ai fait ces deux petites lieues sans m'en apercevoir.

—Allons, tant mieux. Mais tu ne dis rien à M. Kobus, Sûzel?

—Que veux-tu que je lui dise? Il voit bien que je suis là, et que nous avons tous du plaisir à le recevoir chez nous.

—Elle a raison, père Christel. Nous avons assez causé hier, nous deux; elle m'a raconté tout ce qui se passe ici. Je suis content d'elle: c'est une bonne petite fille. Mais puisque nous y sommes, et que la mère Orchel nous apprête des noudels, savez-vous ce que nous allons faire en attendant? Allons voir un peu les champs, le verger, le jardin; il y a si longtemps que je n'étais sorti, que cette petite course n'a fait que me dégourdir les jambes.

—Avec plaisir, monsieur Kobus. Sûzel, tu peux aider ta mère; nous reviendrons dans une heure.»

Alors Fritz et le père Christel sortirent, et comme ils reprenaient le chemin de la cour, Kobus, en passant, vit le reflet de la flamme au fond de la cuisine. La fermière pétrissait déjà la pâte sur l'évier.

«Dans une heure, monsieur Kobus! lui cria-t-elle.

—Oui, mère Orchel, oui, dans une heure.» Et ils sortirent.

«Nous avons beaucoup pressé de fruits cet hiver, dit Christel; cela nous fait au moins dix mesures de cidre et vingt de poiré. C'est une boisson plus rafraîchissante que le vin, pendant les moissons.

—Et plus saine que la bière, ajouta Kobus. On n'a pas besoin de la fortifier, ni de l'étendre d'eau, c'est une boisson naturelle.»

Ils longeaient alors le mur de la distillerie; Fritz jeta les yeux à l'intérieur par une lucarne. «Et des pommes de terre, Christel, en avez-vous distillé?

—Non, monsieur, vous savez que l'année dernière elles n'ont pas donné; il faut attendre une récolte abondante, pour que cela vaille la peine.

—C'est juste. Tiens, il me semble que vous avez plus de poules que l'année dernière, et de plus belles?

—Ah! ça, monsieur Kobus, ce sont des cochinchinoises. Depuis deux ans, il y en a beaucoup dans le pays; j'en avais vu chez Daniel Stenger, à la ferme de Lauterbach, et j'ai voulu en avoir. C'est une espèce magnifique, mais il faudra voir si ces cochinchinoises sont bonnes pondeuses.»

Ils étaient devant la grille de la basse-cour, et des quantités de poules grandes et petites, des huppées et des pattues, un coq superbe à l'œil roux au milieu, se tenaient là dans l'ombre, regardant, écoutant et se peignant du bec. Quelques canards se trouvaient aussi dans le nombre.

«Sûzel! Sûzel!» cria le fermier.

La petite parut aussitôt.

«Quoi, mon père?

—Mais ouvre donc aux poules, qu'elles prennent l'air et que les canards aillent à l'eau; il sera temps de les enfermer quand il y aura de l'herbe, et qu'elles iront tout déterrer au jardin.»

Sûzel s'empressa d'ouvrir, et Christel se mit à descendre la prairie, Fritz derrière lui. À cent pas de la rivière, et comme le terrain devenait humide, l'anabaptiste fit halte, et dit:

«Voyez, monsieur Kobus, depuis six ans cette pente ne produisait que des osiers et des flèches d'eau, il y avait à peine de quoi paître une vache; eh bien! cet hiver, nous nous sommes mis à niveler, et maintenant toute l'eau suit sa pente à la rivière. Que le soleil donne quinze jours, ce sera sec, et nous sèmerons là ce que nous voudrons: du trèfle, du sainfoin, de la luzerne; je vous réponds que le fourrage sera bon.

—Voilà ce que j'appelle une fameuse idée, dit Fritz.

—Oui, monsieur, mais il faut que je vous parle d'une autre chose; quand nous reviendrons à la ferme, et que nous serons à l'endroit où la rivière fait un coude, je vous expliquerai cela, vous le comprendrez mieux.»

Ils continuèrent à se promener ainsi autour de la vallée jusque vers midi. Christel exposait à Kobus ses intentions.

«Ici, disait-il, je planterai des pommes de terre; là, nous sèmerons du blé; après le trèfle, c'est un bon assolement.»

Fritz n'y comprenait rien; mais il avait l'air de s'y entendre, et le vieux fermier était heureux de parler des choses qui l'intéressaient le plus.

La chaleur devenait grande. À force de marcher dans ces terres grasses, labourées profondément, et qui vous laissaient à chaque pas une motte au talon, Kobus avait fini par sentir la sueur lui couler le long du dos; et comme ils étaient au haut de la côte, en train de reprendre haleine, cet immense bourdonnement des insectes, qui sortent de terre aux premiers beaux jours, se fit entendre pour la première fois à ses oreilles.

«Écoutez, Christel, dit-il, quelle musique... hein! C'est tout de même étonnant, cette vie qui sort de terre sous la forme de chenilles, de hannetons, de mouches, et qui remplit l'air du jour au lendemain; c'est quelque chose de grand!

—Oui, c'est même trop grand, dit l'anabaptiste. Si nous n'avions pas le bonheur d'avoir des moineaux, des pinsons, des hirondelles et des centaines d'autres petits oiseaux, comme les chardonnerets et les fauvettes, pour exterminer toute cette vermine, nous serions perdus, monsieur Kobus: les hannetons, les chenilles et les sauterelles nous mangeraient tout! Heureusement, le Seigneur vient à notre aide. On devrait défendre la chasse des petits oiseaux; moi, j'ai toujours défendu de dénicher les moineaux de la ferme; ça nous pille beaucoup de grain, mais ça nous en sauve encore plus.

—Oui, reprit Fritz, voilà comment tout marche dans ce bas monde: les insectes dévorent les plantes, les oiseaux dévorent les insectes, et nous mangeons les oiseaux avec le reste. Depuis le commencement, les choses ont été arrangées pour que nous mangions tout: nous avons trente-deux dents pour cela; les unes pointues, les autres tranchantes, et les autres, ce qu'on appelle les grosses dents, pour écraser. Cela prouve que nous sommes les rois de la terre.

—Mais écoutez, Christel!... qu'est-ce que c'est?

—Ça, c'est la grosse cloche de Hunebourg qui sonne midi, le son entre là-bas dans la vallée, près de la roche des Tourterelles.»

Ils se mirent à redescendre, et, sur le bord de la rivière, à cent pas de la ferme, l'anabaptiste, s'arrêtant de nouveau dit:

«Monsieur Kobus, voici l'idée dont je vous parlais tout à l'heure. Voyez comme la rivière est basse ici; tous les ans, à la fonte des neiges, ou quand il tombe une grande averse en été, la rivière déborde; elle avance de cent pas au moins dans ce coin; si vous étiez arrivé la semaine dernière, vous l'auriez vu plein d'écume; maintenant encore la terre est très humide.

«Eh bien! j'ai pensé que si l'on creusait de cinq ou six pieds dans ce tournant, ça nous donnerait d'abord deux ou trois cents tombereaux de terre grasse, qui formeraient un bon engrais pour la côte, car il n'y a rien de mieux que de mêler la terre glaise à la terre de chaux. Ensuite, en bâtissant un petit mur bien solide du côté de la rivière, nous aurions le meilleur réservoir qu'on puisse souhaiter pour tenir de la truite, du barbeau, de la tanche, et toutes les espèces de la Lauter. L'eau entrerait par une écluse grillée, et sortirait par une claie bien serrée de l'autre côté: les poissons seraient là dans l'eau vive comme chez eux, et l'on n'aurait qu'à jeter le filet pour en prendre ce qu'on voudrait.

«Au lieu que maintenant, surtout depuis que l'horloger de Hunebourg et ses deux fils viennent pêcher toute la sainte journée, et qu'ils emportent tous les soirs des truites plein leurs sacs, il n'y a plus moyen d'en avoir. Que pensez-vous de cela, monsieur Kobus, vous qui aimez le poisson d'eau courante? Toutes les semaines, Sûzel vous en porterait avec le beurre, les œufs et le reste.

—Ça, dit Fritz, la bouche pleine d'admiration, c'est une idée magnifique. Christel, vous êtes un homme rempli de bon sens. Depuis longtemps j'aurais dû penser à ce réservoir, car j'aime beaucoup la truite. Oui, vous avez raison. Tiens, tiens, c'est tout à fait juste! Pas plus tard que demain nous commencerons, entendez-vous, Christel? Ce soir, je vais à Hunebourg chercher des ouvriers, des tombereaux et des brouettes. Il faut que l'architecte Lang arrive, pour que la chose soit faite en règle. Et, l'affaire terminée, nous sèmerons là-dedans des truites, des perches, des barbeaux, comme on sème des choux, des raves et des carottes dans son jardin.»

Kobus partit alors d'un grand éclat de rire, et le vieil anabaptiste parut heureux de le voir approuver son plan. Tout en regagnant la ferme, Fritz disait:

«Je vais m'établir chez vous, Christel, huit, dix, quinze jours, pour surveiller et pousser ce travail. Je veux tout voir de mes propres yeux. Il faudra, du côté de la rivière, un mur solide, de bonne chaux et de bonnes fondations; nous aurons aussi besoin de sable et de gravier pour le fond du réservoir, car les poissons d'eau courante veulent du gravier. Enfin nous établirons cela pour durer longtemps.»

Ils entraient alors dans la grande cour en face du hangar; Sûzel se trouvait sur la porte.

«Est-ce que ta mère nous attend? lui demanda le vieil anabaptiste.

—Pas encore; elle est seulement en train de dresser la table.

—Bon! nous avons le temps de voir les écuries.» Il traversa la cour et ouvrit la lucarne. Kobus regarda l'étable blanchie à la chaux et pavée de moellons, une rigole au milieu en pente douce, les bœufs et les vaches à la file dans l'ombre. Comme tous ces bons animaux tournaient la tête vers la lumière, le père Christel dit: «Ces deux grands bœufs, sur le devant, sont à l'engrais depuis trois mois; le boucher juif, Isaac Schmoûle, en a envie; il est déjà venu deux ou trois fois. Les six autres nous suffiront cette année pour le labour. Mais voyez ce petit noir, monsieur, il est magnifique, et c'est bien dommage que nous n'ayons pas la paire. J'ai déjà couru tout le pays pour en trouver un pareil. Quant aux vaches, ce sont les mêmes que l'année dernière. Roesel est fraîche à lait; je veux lui laisser nourrir sa petite génisse blanche.

—C'est bon, fit Kobus, je vois que tout est bien. Maintenant, allons dîner, je me sens une pointe d'appétit.»


VI

L'idée du réservoir aux poissons avait enthousiasmé Fritz. À peine le dîner terminé, vers une heure, il se remettait en marche pour Hunebourg. Et le lendemain il revenait avec une voiture de pioches, de pelles et de brouettes, quelques ouvriers de la carrière des Trois-Fontaines et l'architecte Lang, qui devait tracer le plan de l'ouvrage.

On descendit aussitôt à la rivière, on examina le terrain. Lang, son mètre au poing, prit les mesures; il discuta l'entreprise avec le père Christel, et Kobus planta lui-même les piquets. Finalement, lorsqu'on se trouva d'accord sur la chose et le prix, les ouvriers se mirent à l'œuvre.

Lang avait cette année-là sa grande entreprise du pont de pierre sur la Lauter, entre Hunebourg et Biewerkirch; il ne put donc surveiller les travaux; mais Fritz, installé chez l'anabaptiste, dans la belle chambre du premier, se chargea de ce soin.

Ses deux fenêtres s'ouvraient sur le toit du hangar; il n'avait pas même besoin de se lever, pour voir où l'ouvrage en était, car de son lit il découvrait d'un coup d'œil la rivière, le verger en face et la côte au-dessus. C'était comme fait exprès pour lui.

Au petit jour, quand le coq lançait son cri dans la vallée encore toute grise, et qu'au loin, bien loin, les échos du Bichelberg lui répondaient dans le silence; quand Mopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou trois aboiements; quand la haute grive faisait entendre sa première note dans les bois sonores; puis, quand tout se taisait de nouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient à frissonner—sans que l'on ait jamais su pourquoi, et comme pour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie—, et qu'une sorte de pâleur s'étendait dans le ciel, alors Kobus s'éveillait; il avait entendu ces choses avant d'ouvrir les yeux et regardait.

Tout était encore sombre autour de lui, mais en bas, dans l'allée, le garçon de labour marchait d'un pas pesant; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne du fenil, sur l'écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînes remuaient, les bœufs mugissaient tout bas, comme endormis, les sabots allaient et venaient.

Bientôt après, la mère Orchel descendait dans la cuisine; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer du feu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait les petites fenêtres grises se découper en noir sur l'horizon pâle.

Quelquefois un nuage, léger comme un écheveau de pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deux côtes en face, dans dix minutes, un quart d'heure.

Mais déjà la ferme était pleine de bruit: dans la cour, le coq, les poules, le chien, tout allait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casseroles tintaient, le feu pétillait, les portes s'ouvraient et se refermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. On entendait trotter au loin les ouvriers arrivant du Bichelberg.

Puis, tout à coup tout devenait blanc: c'était lui... le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là, rouge, étincelant comme de l'or. Fritz, le regardant monter entre les deux côtes, pensait: «Dieu est grand.»

Et plus bas, voyant les ouvriers piocher, traîner la brouette, il se disait: «Ça va bien!»

Il entendait aussi la petite Sûzel monter et descendre l'escalier en trottant comme une perdrix, déposer ses souliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pas l'éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopsel se mettait à aboyer dans la cour, et qu'il entendait la petite lui crier d'une voix étouffée: «Chut! chut! Ah! le gueux, il est capable d'éveiller M. Kobus!»

«C'est étonnant, pensait-il, comme cette petite prend soin de moi; elle devine tout ce qui peut me faire plaisir: à force de damfnoudels, j'en avais assez; j'aurais voulu des œufs à la coque, elle m'en a fait sans que j'aie dit un mot; ensuite j'avais assez d'œufs, elle m'a fait des côtelettes aux fines herbes.... C'est une enfant pleine de bon sens; cette petite Sûzel m'étonne!»

Et, songeant à ces choses, il s'habillait et descendait; les gens de la ferme avaient fini leur repas du matin; ils attachaient la charrue, et se mettaient en route.

La petite nappe blanche était mise au bout de la table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d'eau fraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres de la salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par bouffées les âpres parfums des bois.

En ce moment le père Christel arrivait déjà quelquefois de la côte, la blouse trempée de rosée et les souliers chargés de glèbe jaune.

«Eh bien, monsieur Kobus, s'écriait le brave homme, comment ça va-t-il ce matin?

—Mais, très bien, père Christel; je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte, votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien.»

Si Sûzel se trouvait là, aussitôt elle rougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptiste disait: «Vous faites trop d'éloges à cette enfant, monsieur Kobus; vous la rendrez orgueilleuse d'elle-même.

—Bah! bah! il faut bien l'encourager, que diable; c'est tout à fait une bonne petite femme de ménage: elle fera la satisfaction de vos vieux jours, père Christel.

—Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieu le veuille, pour son bonheur et pour le nôtre!»

Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaient voir les travaux, qui marchaient très bien et prenaient une belle tournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritz rentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes au bord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler les ouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à la rivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, et Sûzel entrer dans l'étable avec un petit cuveau de sapin bien propre, pour traire les vaches, ce qu'elle faisait le matin vers sept heures, et le soir à huit heures après le souper.

Souvent alors il descendait, afin de jouir de ce spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, et c'était un véritable plaisir pour lui, de voir ces bonnes vaches, calmes et paisibles, se retourner à l'approche de la petite Sûzel, avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir en chœur comme pour la saluer.

«Allons, Schwartz, allons, Horni... retournez-vous.... Laissez-moi passer!» leur criait Sûzel en les poussant de sa petite main potelée.

Ils ne la quittaient pas de l'œil, tant ils l'aimaient; et quand, assise sur son tabouret de bois à trois pieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petite Roesel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup de langue, ce qui la fâchait plus qu'on ne peut dire.

«Je n'en viendrai jamais à bout, c'est fini!», s'écriait-elle.

Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riait de bon cœur.

Quelquefois, l'après-midi, il détachait la nacelle et descendait jusqu'aux roches grises de la forêt de bouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable; mais rarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pour remonter le courant jusqu'à la ferme, il pensait:

«Ah! quelle bonne idée nous avons eue de creuser un réservoir; d'un seul coup de filet, je vais avoir plus de poisson que je n'en prendrais en quinze jours dans la rivière.»

Ainsi s'écoulait le temps à la ferme, et Kobus s'étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieille Katel et la bière du Grand-Cerf, dont il s'était fait une habitude depuis quinze ans.

«Je ne pense pas plus à tout cela, se disait-il parfois le soir, que si ces choses n'avaient jamais existé. J'aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grand Frédéric Schoultz, le percepteur Hâan, c'est vrai; je ferais volontiers le soir une partie de youker avec eux, mais je m'en passe très bien, il me semble même que je me porte mieux, que j'ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit; cela vient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir une mine de chanoine, fraîche, rose, joufflue; on ne verra plus mes yeux, tant j'engraisse, ha! ha! ha!»

Un jour, Sûzel ayant eu l'idée de chercher en ville une poitrine de veau bien grasse, de la farcir de petits oignons hachés et de jaunes d'œufs, et d'ajouter à ce dîner des beignets d'une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et de sucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu'ayant appris que Sûzel avait seule préparé ces friandises, il ne put s'empêcher de dire à l'anabaptiste, après le repas:

«Écoutez, Christel, vous avez une enfant extraordinaire pour le bon sens et l'esprit. Où diable Sûzel peut-elle avoir appris tant de choses? Cela doit être naturel.

—Oui, monsieur Kobus, dit le vieux fermier, c'est naturel: les uns naissent avec des qualités; et les autres n'en ont pas, malheureusement pour eux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très bon pour aboyer contre les gens; mais si quelqu'un voulait en faire un chien de chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieur Kobus, est née pour conduire un ménage; elle sait rouir le chanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage et faire la cuisine aussi bien que ma femme. On n'a jamais eu besoin de lui dire: "Sûzel, il faut s'y prendre de telle manière." C'est venu tout seul, voilà ce que j'appelle une vraie femme de ménage, dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, elle n'est pas encore assez forte pour les grands travaux; mais ce sera une vraie femme de ménage; elle a reçu le don du Seigneur, elle fait ces choses avec plaisir.

«Quand on est forcé de porter son chien à la chasse, disait le vieux garde Froelig, cela va mal; les vrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n'a pas besoin de leur dire: "Ça, c'est un moineau, ça une caille ou une perdrix;" ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte de terre comme devant un lièvre. Mopsel, lui, ne ferait pas la différence. Mais quant à Sûzel, j'ose dire qu'elle est née pour tout ce qui regarde la maison.

—C'est positif, dit Fritz. Mais le don de la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peut rouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec des bras, des jambes et de la bonne volonté; mais distinguer une sauce d'une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelque chose de rare. Aussi j'estime plus ces beignets que tout le reste; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu'il faut mille fois plus de talent que pour filer et blanchir cinquante aunes de toile.

—C'est possible, monsieur Kobus; vous êtes plus fort sur ces articles que moi.

—Oui, Christel, et je suis si content de ces beignets, que je voudrais savoir comment elle s'y est prise pour les faire.

—Eh! nous n'avons qu'à l'appeler, dit le vieux fermier, elle nous expliquera cela.—Sûzel! Sûzel!»

Sûzel était justement en train de battre le beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d'ardeur à son ouvrage.

C'est ainsi qu'elle entra toute animée, demandant: «Quoi donc, mon père?»

Et Fritz, la voyant fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d'un air naïf, et sa petite bouche entrouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s'empêcher de faire la réflexion qu'elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.

«Qu'est-ce qu'il y a, mon père? fit-elle de sa petite voix gaie: vous m'avez appelée?

—Oui, voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons qu'il voudrait bien en connaître la recette.»

Sûzel devint toute rouge de plaisir. «Oh! monsieur Kobus veut rire de moi.

—Non, Sûzel, ces beignets sont délicieux; comment les as-tu faits, voyons?

—Oh! monsieur Kobus, ça n'est pas difficile, j'ai mis... mais, si vous voulez, j'écrirai cela... vous pourriez oublier.

—Comment! elle sait écrire, père Christel?

—Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.

—Diable... diable... voyez-vous cela... mais c'est une vraie ménagère.... Je n'oserai plus la tutoyer tout à l'heure.... Eh bien, Sûzel, c'est convenu, tu écriras la recette.»

Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.

Les travaux du réservoir se terminèrent le lendemain de ce jour, vers cinq heures. Il avait trente mètres de long sur vingt de large, un mur solide l'entourait; mais avant de poser les grilles commandées au Klingenthal, il fallait attendre que la maçonnerie fût bien sèche.

Les ouvriers partirent donc la pioche et la pelle sur l'épaule; et Fritz, le même soir, pendant le souper, déclara qu'il retournerait le lendemain à Hunebourg. Cette décision attrista tout le monde.

«Vous allez partir au plus beau moment de l'année, dit l'anabaptiste. Encore deux ou trois jours et les noisettes auront leurs pompons, les sureaux et les lilas auront leurs grappes, tous les genêts de la côte seront fleuris, on ne trouvera que des violettes à l'ombre des haies.

—Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir de petits radis un de ces jours.

—Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester; mais j'ai de l'argent à recevoir, des quittances à donner; j'ai peut-être des lettres qui m'attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles; alors je verrai tout ce que vous me dites.

—Enfin, puisqu'il le faut, dit le fermier, n'en parlons plus; mais c'est fâcheux tout de même.

—Sans doute, Christel, je le regrette aussi.» La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d'habitude sa pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l'entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l'autre bout de l'horizon, passaient des teintes d'azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l'abîme.

La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d'or; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde dans le silence son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.

Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.

«Mais où donc est Sûzel, s'écria-t-il, je ne l'ai pas encore vue ce matin?

—Elle doit être à l'étable ou dans la cour, dit la fermière.

—Eh bien! allez la chercher; je ne puis quitter le Meisenthâl sans lui dire adieu.» Orchel entra dans la maison, et quelques instants après Sûzel paraissait, toute rouge.

«Hé! Sûzel, arrive donc, lui cria Kobus, il faut que je te remercie; je suis très content de toi, tu m'as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras.»

Mais Sûzel, au lieu d'être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse. «Merci, monsieur Kobus», dit-elle. Et comme Fritz insistait, disant: «Prends donc cela. Sûzel, tu l'as bien gagné.» Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes. «Qu'est-ce que cela signifie? dit alors le père Christel; pourquoi pleures-tu?

—Je ne sais pas, mon père», fit-elle en sanglotant. Et Kobus de son côté pensa: «Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, cela lui fait de la peine.»

C'est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit:

«Écoute, Sûzel, je t'achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main; sans cela, je croirais que tu es fâchée contre moi.»

Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l'épaule, lui tendit la main; et quand Fritz l'eut serrée, elle rentra dans l'allée en courant.

«Les enfants ont de drôles d'idées, dit l'anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu'elle a faites de bon cœur.

—Oui, dit Kobus, je suis bien fâché de l'avoir chagrinée.

—Hé! s'écria la mère Orchel, elle est aussi trop orgueilleuse. Cette petite nous fera de grands chagrins.

—Allons, calmez-vous, mère Orchel, dit Fritz en riant; il vaut mieux être un peu trop fier que pas assez, croyez-moi, surtout pour les filles. Et, maintenant, au revoir!»

Il se mit en route avec Christel, qui l'accompagna jusque sur la côte; ils se séparèrent près des roches, et Kobus poursuivit seul sa route d'un bon pas vers Hunebourg.


VII

Malgré tout le plaisir qu'avait eu Fritz à la ferme, ce n'est pas sans une vive satisfaction qu'il découvrit Hunebourg sur la côte en face. Autant tout était humide dans la vallée le jour de son départ, autant alors tout était sec et clair. La grande prairie de Finckmath s'étendait comme un immense tapis de verdure des glacis jusqu'au ruisseau des Ablettes, et, tout au haut, les grands fumiers de cavalerie du Postthâl, les petits jardins des vétérans, entourés de haies vives, et les vieux remparts moussus, produisaient un effet superbe.

Il voyait aussi, derrière les acacias en boule de la petite place, près de l'hôtel de ville, la façade blanche de sa maison; et la distance ne l'empêchait pas de reconnaître que les fenêtres étaient ouvertes pour donner de l'air.

Tout en marchant, il se représentait la brasserie du Grand-Cerf, avec sa cour au fond entourée de platanes; les petites tables au-dessous, encombrées de monde, les chopes débordant de mousse. Il se revoyait dans sa chambre, en manches de chemise, les pantalons serrés aux hanches, les pieds dans ses pantoufles, et se disait tout joyeux:

«On n'est pourtant jamais mieux que chez soi, dans ses vieux habits et ses vieilles habitudes. J'ai passé quinze jours agréables au Meisenthâl, c'est vrai; mais s'il avait fallu rester encore, j'aurais trouvé le temps long. Nous allons donc recommencer nos discussions, le vieux David Sichel et moi; nous allons nous remettre à nos bonnes parties de youker avec Frédéric Schoultz, le percepteur Hâan, Speck et les autres. Voilà ce qui me convient le mieux. Quand je suis assis en face de ma table, pour dîner ou pour régler un compte, tout est dans l'ordre naturel. Partout ailleurs je puis être assez content, mais jamais aussi calme, aussi paisible que dans mon bon vieux Hunebourg.»

Au bout d'une demi-heure, tout en rêvant de la sorte, il avait parcouru le sentier de la Finckmath, et passait derrière les fumiers du Postthâl pour entrer en ville.

«Qu'est-ce que la vieille Katel va me dire? pensait-il. Elle va me dévider son chapelet; elle va me reprocher une si longue absence.»

Et tout en allongeant le pas sous la porte de Hildebrandt, il souriait et regardait en passant les portes et les fenêtres ouvertes dans la grande rue tortueuse: le ferblantier Schwartz, taillant son fer-blanc, les besicles sur son petit nez camard et les yeux écarquillés; le tourneur Sporte faisant siffler sa roue et dévidant ses ételles en rubans sans fin; le tisserand Koffel, tout petit et tout jaune, devant son métier, lançant sa navette avec un bruit de ferraille interminable; le forgeron Nickel ferrant le cheval du gendarme Hierthès, à la porte de sa forge, et le tonnelier Schweyer enfonçant les douves de ses tonnes à grands coups de maillet, au fond de sa voûte retentissante.

Tous ces bruits, ce mouvement, cette lumière blanche sur les toits, cette ombre dans la rue; le passage de tous ces gens qui le saluaient d'un air particulier, comme pour dire: «Voilà M. Kobus de retour; il faut que je me dépêche de raconter cette nouvelle à ma femme»; les enfants criant en chœur à l'école: «B-A, BA, B-E, BE»; et les commères réunies par cinq ou six devant leur porte, tricotant, babillant comme des pies, pelant des pommes de terre, et lui criant, en se fourrant l'aiguille derrière l'oreille: «Hé! c'est vous, monsieur Kobus; qu'il y a longtemps qu'on ne vous a vu!» tout cela le réjouissait et le remettait dans son assiette ordinaire.

«Je vais me changer en arrivant, se disait-il, et puis j'irai prendre une chope à la brasserie du Grand-Cerf

Dans ces agréables pensées il tournait au coin de la mairie, et traversait la place des Acacias, où se promenaient gravement les anciens capitaines en retraite, chauffant leurs rhumatismes au soleil, et sept ou huit officiers de hussards, roides dans leurs uniformes comme des soldats de bois.

Mais il n'avait pas encore gravi les cinq ou six marches en péristyle de sa maison, que la vieille Katel criait déjà dans le vestibule:

«Voici M. Kobus!

—Oui... oui... c'est moi, fit-il en montant quatre à quatre.

—Ah! monsieur Kobus, s'écria la vieille en joignant les mains, quelles inquiétudes vous m'avez données!

—Comment, Katel, est-ce que je ne t'avais pas prévenue, en venant chercher les ouvriers, que je serais absent quelques jours?

—Oui, monsieur, mais c'est égal... d'être seule à la maison... de faire la cuisine pour une seule personne....

—Sans doute... sans doute... je comprends ça... je me suis dérangé; mais une fois tous les quinze ans, ce n'est pas trop. Allons, me voilà revenu... tu vas faire la cuisine pour nous deux. Et maintenant, Katel, laisse-moi, il faut que je me change, je suis tout en sueur.

—Oui, monsieur, dépêchez-vous, on attrape si vite un coup d'air.»

Fritz entra dans sa chambre, et refermant la porte, il s'écria: «Nous y voilà donc!» Il n'était plus le même homme. Tout en tirant les rideaux, en se lavant, en changeant de linge et d'habits, il riait et se disait:

«Hé! hé! Hé! je vais donc me refaire du bon sang, je vais donc pouvoir rire encore! Ces bœufs, ces vaches, ces poules de la ferme m'avaient rendu mélancolique.»

Et le grand Schoultz, le percepteur Hâan, le vieux rebbe David, la brasserie du Grand-Cerf, la vieille cour de la synagogue, la halle, la place du marché, toute la ville lui repassait devant les yeux, comme des figures de lanterne magique.

Enfin, au bout de vingt minutes, frais, dispos, joyeux, il ressortit, son large feutre sur l'oreille, la face épanouie, et dit à Katel en passant:

«Je sors, je vais faire un tour en ville.

—Oui, monsieur... mais vous reviendrez?

—Sois tranquille, sois tranquille; au coup de midi je serai à table.» Et il descendit dans la rue en se demandant:

«Où vais-je aller? à la brasserie? il n'y a personne avant midi. Allons voir le vieux David, oui, allons chez le vieux rebbe. C'est drôle, rien que de penser à lui, mon ventre en galope. Il faut que je le mette en colère; il faut que je lui dise quelque chose pour le fâcher, cela me secouera la rate, et j'en dînerai mieux.»

Dans cette agréable perspective, il descendit la rue des Capucins jusqu'à la cour de la synagogue, où l'on entrait par une antique porte cochère. Tout le monde traversait alors cette cour, pour descendre par le petit escalier en face, dans la rue des Juifs. C'était vieux comme Hunebourg; on ne voyait là-dedans que de grandes ombres grises, de hautes bâtisses décrépites, sillonnées de chêneaux rouillés; et toute la Judée pendait aux lucarnes d'alentour, jusqu'à la cime des airs, ses bas troués, ses vieux jupons crasseux, ses culottes rapiécées, son linge filandreux. À tous les soupiraux apparaissaient des têtes branlantes, des bouches édentées, des nez et des mentons en carnaval: on aurait dit que ces gens arrivaient de Ninive, de Babylone, ou qu'ils étaient réchappés de la captivité d'Égypte, tant ils paraissaient vieux.

Les eaux grasses des ménages suintaient le long des murs, et, pour dire la vérité, cela ne sentait pas bon.

À la porte de la cour se trouvait un mendiant chrétien, assis sur ses deux jambes croisées; il avait la barbe longue de trois semaines, toute grise, les cheveux plats, et les favoris en canon de pistolet; c'était un ancien soldat de l'Empire: on l'appelait der Frantzoze.[8]

Le vieux David demeurait au fond avec sa femme, la vieille Sourlé, toute ronde et toute grasse, mais d'une graisse jaunâtre, les joues entourées de grosses rides en demi-cercle; son nez était camard, ses yeux très bruns, et sa bouche ornée de petites rides en étoile, comme un trou.

Elle portait un bandeau sur le front, selon la loi de Moïse, pour cacher ses cheveux, afin de ne pas séduire les étrangers. Du reste elle avait bon cœur, et le vieux David se faisait un plaisir de la proclamer le modèle accompli de son sexe.

Fritz mit un groschen dans la sébile du Frantzoze; il avait allumé sa pipe, et fumait à grosses bouffées pour traverser le cloaque. En face du petit escalier, dont chaque marche est creusée comme la pierre d'une gargouille, il fit halte, se pencha de côté dans une petite fenêtre ronde, à ras de terre, et vit le rabbin au fond d'une grande chambre enfumée, assis devant une table de vieux chêne, les deux coudes sur un gros bouquin à tranche rouge, et son front ridé entre ses mains.

La figure du vieux David, dans cette attitude réfléchie, et sous cette lumière grise, ne manquait pas d'un grand caractère; il y avait dans l'ensemble de ses traits quelque chose de l'esprit rêveur et contemplatif du dromadaire, ce qui se retrouve du reste chez toutes les races orientales.

«Il lit le Talmud», se dit Fritz.

Puis, descendant deux marches, il ouvrit la porte en s'écriant:

«Tu es donc toujours enfoncé dans la joie et les prophètes, vieux posché-isroel?

—Ah! c'est toi, schaude! fit le vieux rabbin, dont la figure prit aussitôt une expression de joie intérieure, en même temps que d'ironie fine, quoique pleine de bonhomie; tu n'as donc pu te passer de moi plus longtemps, tu t'ennuyais et tu es content de me voir?

—Oui, c'est toujours avec un nouveau plaisir que je te revois, fit Kobus en riant; c'est un grand plaisir pour moi de me trouver en face d'un véritable croyant, un petit-fils du vertueux Jacob, qui dépouilla son frère....

—Halte! s'écria le rebbe, halte! tes plaisanteries sur ce chapitre ne peuvent aller. Tu es un épicaures sans foi ni loi. J'aimerais mieux soutenir une discussion en règle contre deux cents prêtres, cinquante évêques et le pape lui-même, que contre toi. Du moins, ces gens sont forcés d'admettre les textes, de reconnaître qu'Abraham, Jacob, David et tous les prophètes étaient d'honnêtes gens; mais toi, maudit schaude, tu nies tout, tu rejettes tout, tu déclares que tous nos patriarches étaient des gueux; tu es pire que la peste, on ne peut rien t'opposer, et c'est pourquoi, Kobus, je t'en prie, laissons cela. C'est très mauvais de ta part de m'attaquer sur des choses où j'aurais en quelque sorte honte de me défendre... envoie-moi plutôt le curé.»

Alors Fritz partit d'un immense éclat de rire, et, s'étant assis, il s'écria:

«Rebbe, je t'aime, tu es le meilleur homme et le plus réjouissant que je connaisse. Puisque tu as honte de défendre Abraham, parlons d'autre chose.

—Il n'y pas besoin d'être défendu, s'écria David, il se défend assez lui-même.

—Oui, il serait difficile de lui faire du mal maintenant, dit Fritz; enfin, enfin, laissons cela. Mais dis donc, David, je m'invite à prendre un verre de kirschenwasser chez toi; je sais que tu en as de très bon.»

Cette proposition dérida tout à fait le vieux rabbin, qui n'aimait réellement pas discuter avec Kobus de choses religieuses. Il se leva souriant, ouvrit la porte de la cuisine, et dit à la bonne vieille Sourlé, qui pétrissait justement la pâte d'un schaled.[9]

«Sourlé, donne-moi les clefs de l'armoire; mon ami Kobus est là qui veut prendre un verre de kirschenwasser.

—Bonjour, monsieur Kobus! s'écria la bonne femme; je ne peux pas venir, j'ai de la pâte jusqu'aux coudes.»

Fritz s'était levé; il regardait dans la petite cuisine toute sombre, éclairée par un vitrail de plomb, la bonne vieille qui pétrissait, tandis que David lui tirait les clefs de la poche.

«Ne vous dérangez pas, Sourlé, dit-il, ne vous dérangez pas.»

David revint, referma la cuisine et ouvrit la porte d'un petit placard, où se trouvaient le kirschenwasser et trois petits verres; il les apporta sur la table, heureux de pouvoir offrir quelque chose à Kobus. Celui-ci, voyant ce sentiment, s'écria que le kirsch était délicieux.

«Tu en as de meilleur, fit le vieux rebbe en goûtant.

—Non, non, David, peut-être d'aussi bon, mais pas de meilleur.

—En veux-tu encore un verre?

—Merci, il ne faut pas abuser des bonnes choses, comme disait mon père; je reviendrai.» Alors, ils étaient réconciliés. Le vieux rebbe reprit en plissant les yeux avec malice:

«Et qu'est-ce que tu as fait là-bas, schaude? Je me suis laissé dire que tu as fais de grosses dépenses, pour creuser un réservoir à poissons. Est-ce vrai?

—C'est vrai, David.

—Ah! s'écria le vieux rebbe, cela ne m'étonne pas; quand il s'agit de manger et de boire, tu ne connais plus la dépense.»

Et, hochant la tête, il dit sur un ton nasillard: «Tu seras toujours le même!» Fritz souriait. «Écoute, David, fit-il, dans six à sept mois d'ici, lorsque le poisson sera rare, et que tu auras fais ton tour sur le marché, le nez long d'une aune, sans rien trouver de bon...—car, vieux, tu aimes aussi les bons morceaux, tu as beau hocher la tête, tu es de la race des chats, et le poisson te plaît....

—Mais, Kobus, Kobus! s'écria David, vas-tu maintenant me faire passer pour un épicaures de ton espèce? Sans doute, j'aime mieux un beau brochet qu'une queue de vache sur mon assiette, cela va sans dire; je ne serais pas un homme si j'avais d'autres idées; mais je n'y pense pas d'avance, Sourlé s'occupe de ces choses.

—Ta! ta! ta! fit Kobus; quand, dans six mois, je t'enverrai des plats de truites, avec des bouteilles de forstheimer, à la fête de Simres-Thora[10], nous verrons, nous verrons si tu me reprocheras mon réservoir.»

David sourit. «Le Seigneur, dit-il, a tout bien fait; aux uns il donne la prudence, aux autres la sobriété. Tu es prudent; je ne te reproche pas ta prudence, c'est un don de Dieu, et quand les truites viendront, elles seront les bienvenues.

—Amen!» s'écria Fritz. Et tous deux se mirent à rire de bon cœur. Cependant Kobus voulait faire enrager le vieux rebbe.

Tout à coup, il lui dit:

«Et les femmes, David, les femmes? Est-ce que tu ne m'en as pas trouvé une? la vingt-quatrième! Tu dois être pressé de gagner ma vigne du Sonneberg. Je serais curieux de la connaître, la vingt-quatrième.»

Avant de répondre, David Sichel prit un air grave:

«Kobus, dit-il, je me rappelle une vieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d'être des ânes, disait cette histoire, les ânes étaient des chevaux; ils avaient le jarret solide, la tête petite, les oreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d'une touffe de poils. Or, il advint qu'un de ces chevaux, le grand-grand-père de tous les ânes, se trouvant un jour dans l'herbe jusqu'au ventre, se dit à lui-même: "Cette herbe est trop grossière pour moi; ce qu'il me faut, c'est de la fine fleur, tellement délicate qu'aucun autre cheval n'en ait encore goûté de pareille." Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plus loin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu'il venait de quitter; il s'en indigna. Plus loin, au bord d'un marais, il trouva des flèches d'eau et marcha dessus. Puis il fit le tour du marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de sa fine fleur; mais il ne trouva même plus de mousse. Il eut faim, il regarda de tous côté, vit des chardons dans un creux... et les mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent; il eut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit à braire; c'était le premier des ânes!»

Fritz, au lieu de rire de cette histoire, en fut vexé sans savoir pourquoi.

«Et s'il n'avait pas mangé de chardons? dit-il.

—Alors, il aurait été moins qu'un âne vivant, il aurait été un âne mort.

—Tout cela ne signifie rien, David.

—Non; seulement, il vaut mieux se marier jeune que de prendre sa servante pour femme, comme font tous les vieux garçons. Crois-moi....

—Va t'en au diable! s'écria Kobus en se levant. Voici midi qui sonne, je n'ai pas le temps de te répondre.» David l'accompagna jusque sur le seuil, riant en lui-même. Et comme ils se séparaient:

«Écoute, Kobus, fit-il d'un air fin, tu n'as pas voulu des femmes que je t'ai présentées, tu n'as peut-être pas eu tort. Mais bientôt tu t'en chercheras une toi-même.

Posché-isroel, répondit Kobus, posché-isroel!» Il haussa les épaules, joignit les mains d'un air de pitié, et s'en alla. «David, criait Sourlé dans la cuisine, le dîner est prêt, mets donc la table.» Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d'un air ironique, suivit Fritz du regard jusque hors la porte cochère; puis il rentra, riant tout bas de ce qui venait d'arriver.


VIII

Après midi, Kobus se rendit à la brasserie du Grand-Cerf, et retrouva là ses vieux camarades, Frédéric Schoultz, Hâan et les autres, en train de faire leur partie de youker, comme tous les jours, de une à deux heures, depuis le 1er janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre.

Naturellement ils se mirent tous à crier: «Hé! Kobus.... Voici Kobus!»

Et chacun s'empressa de lui faire place; lui, tout en riant et jubilant, distribuait des poignées de main à droite et à gauche. Il finit par s'asseoir au bout de la table, en face des fenêtres. La petite Lotchen, le tablier blanc en éventail sur sa jupe rouge, vint déposer une chope devant lui; il la prit, la leva gravement entre son œil et la lumière, pour en admirer la belle couleur d'ambre jaune, souffla la mousse du bord, et but avec recueillement, les yeux à demi fermés. Après quoi il dit: «Elle est bonne!» et se pencha sur l'épaule du grand Frédéric, pour voir les cartes qu'il venait de lever.

C'est ainsi qu'il rentra simplement dans ses habitudes.

«Du trèfle! du carreau! Coupez l'as! criait Schoultz.

—C'est moi qui donne», faisait Hâan en ramassant les cartes.

Les verres cliquetaient, les canettes tintaient, et Fritz ne songeait pas plus alors au vallon de Meisenthâl qu'au Grand Turc; il croyait n'avoir jamais quitté Hunebourg.

À deux heures entra M. le professeur Speck, avec ses larges souliers carrés au bout de ses grandes jambes maigres, sa longue redingote marron et son nez tourné à la friandise. Il se découvrit d'un air solennel, et dit:

«J'ai l'honneur d'annoncer à la compagnie que les cigognes sont arrivées.»

Aussitôt les échos de la brasserie répétèrent dans tous les coins: «Les cigognes sont arrivées! les cigognes sont arrivées!»

Il se fit un grand tumulte; chacun quittait sa chope à moitié vide, pour aller voir les cigognes. En moins d'une minute, il y avait plus de cent personnes, le nez en l'air, devant le Grand-Cerf.

Tout au haut de l'église, une cigogne, debout sur son échasse, ses ailes noires repliées au-dessus de sa queue blanche, le grand bec roux incliné d'un air mélancolique, faisait l'admiration de toute la ville. Le mâle tourbillonnait autour et cherchait à se poser sur la roue, où pendaient encore quelques brins de paille.

Le rebbe David venait aussi d'arriver, et, regardant, son vieux chapeau penché sur la nuque, il s'écriait:

«Elles arrivent de Jérusalem!... Elles se sont reposées sur les pyramides d'Égypte.... Elles ont traversé les mers.»

Tout le long de la rue, devant la halle, on ne voyait que des commères, de vieux papas et des enfants, le cou replié, dans une sorte d'extase. Quelques vieilles disaient en s'essuyant les yeux: «Nous les avons encore revues une fois.»

Kobus, en regardant tous ces braves gens, leurs mines attendries, et leurs attitudes émerveillées, pensait: «C'est drôle... comme il faut peu de chose pour amuser le monde.»

Et la figure émue du vieux rabbin surtout le mettait de bonne humeur.

«Eh bien, rebbe, eh bien, lui dit-il, ça te paraît donc bien beau?»

Alors, l'autre, abaissant les yeux et le voyant rire, s'écria:

«Tu n'as donc pas d'entrailles? Tu ne vois donc partout que des sujets de moquerie? Tu ne sens donc rien?

—Ne crie pas si haut, schaude, tout le monde nous regarde.

—Et s'il me plaît de crier haut! S'il me plaît de te dire tes vérités! S'il me plaît...»

Heureusement les cigognes, après un instant de repos, venaient de se remettre en route pour faire le tour de la ville, et prendre possession des nuages de Hunebourg; et toute la place, transportée d'enthousiasme, poussait un cri d'admiration.

Les deux oiseaux, comme pour répondre à ce salut, tout en planant, faisaient claquer leur bec, et une troupe d'enfants les suivaient dans la rue des Capucins, criant: «Tra, ri, ro, l'été vient encore une fois! You, you, l'été vient encore une fois!»

Kobus alors rentra dans la brasserie avec les autres; et, jusqu'à sept heures, il ne fut plus question que du retour des cigognes, et de la protection qu'elles étendent sur les villes où elles nichent; sans parler d'une foule d'autres services particuliers à Hunebourg, comme d'exterminer les crapauds, les couleuvres et les lézards, dont les vieux fossés seraient infestés sans elles, et non seulement les fossés, mais encore les deux rives de la Lauter, où l'on ne verrait que des reptiles, si ces oiseaux n'étaient pas envoyés du Ciel pour détruire la vermine des champs.

David Sichel étant aussi entré, Fritz, pour se moquer de lui, se mit à soutenir que les juifs avaient l'habitude de tuer les cigognes et de les manger à la Pâque avec l'agneau pascal, et que cette habitude avait causé jadis la grande plaie d'Égypte, où l'on voyait des grenouilles en si grand nombre qu'elles entraient par les fenêtres, et qu'il vous en tombait même par les cheminées; de sorte que les Pharaons se trouvèrent d'autre moyen pour se débarrasser de ce fléau, que de chasser les fils d'Abraham du pays.

Cette explication exaspéra tellement le vieux rebbe, qu'il déclara que Kobus méritait d'être pendu.

Alors Fritz fut vengé de l'apologue de l'âne et des chardons; de douces larmes coulèrent sur ses joues. Et ce qui mit le comble à ce triomphe, c'est que le grand Frédéric Schoultz, Hâan et le professeur Speck s'écrièrent qu'il fallait rétablir la paix, que deux vieux amis comme David et Kobus ne pouvaient rester fâchés à propos des cigognes.

Ils proposèrent à Fritz de rétracter son explication, moyennant quoi David serait forcé de l'embrasser. Il y consentit; alors David et lui s'embrassèrent avec attendrissement; et le vieux rebbe pleurait, disant: «Que sans le défaut qu'il avait de rire à tort et à travers, Kobus serait le meilleur homme du monde.»

Je vous laisse à penser le bon sang que se faisait l'ami Fritz de toute cette histoire. Il ne cessa d'en rire qu'à minuit, et, même plus tard il se réveillait de temps en temps pour rire encore:

«On irait bien loin, pensait-il, pour trouver d'aussi braves gens qu'à Hunebourg. Ce pauvre rebbe David est-il honnête dans sa croyance! Et le grand Frédéric, quelle bonne tête de cheval! Et Hâan, comme il glousse bien! Quel bonheur de vivre dans un pareil endroit!»

Le lendemain, huit heures, il dormait encore comme un bienheureux, lorsqu'une sorte de grincement bizarre l'éveilla. Il prêta l'oreille, et reconnut que le rémouleur Higuebic était venu s'établir, comme tous les vendredis, au coin de sa maison, pour repasser les couteaux et les ciseaux de la ville, chose qui l'ennuya beaucoup, car il avait encore sommeil.

À chaque instant, le babillage des commères venait interrompre le sifflement de la roue; puis c'était le caniche qui grondait, puis l'âne qui se mettait à braire, puis une discussion qui s'engageait sur le prix du repassage; puis autre chose.

«Que le diable t'emporte! pensait Kobus. Est-ce que le bourgmestre ne devrait pas défendre ces choses-là? Le dernier paysan peut dormir à son aise, et de bons bourgeois sont éveillés à huit heures, par la négligence de l'autorité.»

Tout à coup Higuebic se mit à crier d'une voix nasillarde:

«Couteaux, ciseaux à repasser!»

Alors il n'y tint plus et se leva furieux.

«Il faudra que je parle de cela, se dit-il; je porterai l'affaire devant la justice de paix. Ce Higuebic finirait par croire que le coin de ma maison est à lui; depuis quarante-cinq ans qu'il nous ennuie tous, mon grand-père et moi, c'est assez; il est temps que cela finisse!»

Ainsi rêvait Kobus en s'habillant; l'habitude de dormir à la ferme, sans autre bruit que le murmure du feuillage, l'avait gâté. Mais après le déjeuner il ne songeait plus à cette misère. L'idée lui vint de mettre en bouteilles deux tonnes de vin du Rhin qu'il avait achetées l'automne précédent. Il envoya Katel chercher le tonnelier, et se revêtit d'une grosse camisole de laine grise, qu'il mettait pour vaquer aux soins de la cave.

Le père Schweyer arriva, son tablier de cuir aux genoux, le maillet à la ceinture, la tarière sous le bras, et sa grosse figure épanouie.

«Eh bien, monsieur Kobus, eh bien! fit-il, nous allons donc commencer aujourd'hui?

—Oui, père Schweyer, il est temps, le markobrunner est en fût depuis quinze mois, et le steinberg depuis six ans.

—Bon... et les bouteilles?

—Elles sont rincées et égouttées depuis trois semaines.

—Oh! pour les soins à donner au noble vin, dit Schweyer, les Kobus s'y entendent de père en fils; nous n'avons donc plus qu'à descendre?

—Oui, descendons.» Fritz alluma une chandelle dans la cuisine; il prit une anse du panier à bouteilles, Schweyer empoigna l'autre, et ils descendirent à la cave. Arrivés au bas, le vieux tonnelier s'écria: «Quelle cave, comme tout est sec ici! Houm! houm! Quel son clair! Ah! monsieur Kobus, je l'ai dit cent fois, vous avez la meilleure cave de la ville.» Puis s'approchant d'une tonne, et la frappant du doigt: «Voici le markobrunner, n'est-ce pas?

—Oui; et celui-là, c'est le steinberg.

—Bon, bon, nous allons lui dire deux mots.» Alors se courbant, la tarière au creux de l'estomac, il perça la tonne de markobrunner, et poussa lestement le robinet dans l'ouverture. Après quoi Kobus lui passa une bouteille, qu'il emplit et qu'il boucha; Fritz enduisit le bouchon de cire bleue et posa le cachet. L'opération se poursuivit de la sorte, à la grande satisfaction de Kobus et de Schweyer.

«Hé! hé! hé! faisaient-ils de temps en temps, reposons-nous.

—Oui, et buvons un coup», disait Fritz. Alors, prenant le petit gobelet sur la bonde, ils se rafraîchissaient d'un verre de cet excellent vin, et se remettaient ensuite à l'ouvrage. Toutes les précédentes fois, Kobus, après deux ou trois verres, se mettait à chanter d'une voix terriblement forte, de vieux airs qui lui passaient par la tête, tels que le Miserere, l'Hymne de Gambrinus, ou la chanson des Trois Hussards.

«Cela résonne comme dans une cathédrale, faisait-il en riant.

—Oui, disait Schweyer, vous chantez bien; c'est dommage que vous n'ayez pas été de notre grande société chorale de Johannisberg; on n'aurait entendu que vous.»

Il se mettait alors à raconter comme, de son temps il existait une société de tonneliers, amateurs de musique, dans le pays de Nassau; que, dans cette société, on ne chantait qu'avec accompagnement de tonnes, de tonneaux et de brocs; que les canettes et les chopes faisaient le fifre, et que les foudres formaient la basse; qu'on n'avait jamais rien entendu d'aussi moelleux et d'aussi touchant; que les filles des maîtres tonneliers distribuaient des prix à ceux qui se distinguaient, et que lui, Schweyer, avait reçu deux grappes et une coupe d'argent, à cause de sa manière harmonieuse de taper sur une tonne de cinquante-trois mesures.

Il disait cela tout ému de ses souvenirs, et Fritz avait peine à ne pas éclater de rire.

Il racontait encore beaucoup d'autres choses curieuses, et célébrait la cave du grand-duc de Nassau, «laquelle, disait-il, possède des vins précieux, dont la date se perd dans la nuit des temps».

C'est ainsi que le vieux Schweyer égayait le travail. Ces propos joyeux n'empêchaient pas les bouteilles de se remplir, de se cacheter et de se mettre en place; au contraire, cela se faisait avec plus de mesure et d'entrain.

Kobus avait l'habitude d'encourager Schweyer, lorsque sa gaieté venait de se ralentir, soit en lui lançant quelque bon mot, ou bien en le remettant sur la piste de ses histoires. Mais, en ce jour, le vieux tonnelier crut remarquer qu'il était préoccupé de pensées étrangères.

Deux ou trois fois il essaya de chanter; mais, après quelques ronflements, il se taisait, regardant un chat s'enfuir par la lucarne, un enfant qui se penchait curieusement pour voir ce qui se passait dans la cave, ou bien écoutant les sifflements de la pierre du rémouleur, les aboiements de son caniche, ou telle autre chose semblable.

Son esprit n'était pas dans la cave, et Schweyer, naturellement discret, ne voulut pas interrompre ses réflexions.

Les choses continuèrent ainsi trois ou quatre jours.

Chaque soir Fritz allait à son ordinaire faire quelques parties de youker au Grand-Cerf. Là, ses camarades remarquaient également une préoccupation étrange en lui; il oubliait de jouer à son tour.

«Allons donc, Kobus, allons donc, c'est à toi!» lui criait le grand Frédéric.

Alors il jetait sa carte au hasard, et naturellement il perdait.

«Je n'ai pas de chance», se disait-il en rentrant.

Comme Schweyer avait de l'ouvrage à la maison, il ne pouvait venir que deux ou trois heures par jour, le matin ou le soir, de sorte que l'affaire traînait en longueur, et même elle se termina d'une façon singulière.

En mettant le steinberg en perce, le vieux tonnelier s'attendait à ce que Kobus allait, comme toujours, emplir le gobelet et le lui présenter. Or Fritz, par distraction, oublia cette partie importante du cérémonial.

Schweyer en fut indigné.

«Il me fait boire de sa piquette, se dit-il; mais quand le vin est de qualité supérieure, il le trouve trop bon pour moi.»

Cette réflexion le mit de mauvaise humeur, et quelques instants après, comme il était baissé, Kobus ayant laissé tomber deux gouttes de cire sur ses mains, sa colère éclata:

«Monsieur Kobus, dit-il en se levant, je crois que vous devenez fou! Dans le temps, vous chantiez le Miserere, et je ne voulais rien dire, quoique ce fût une offense contre notre sainte religion, et surtout à l'égard d'un vieillard de mon âge; vous aviez l'air de m'ouvrir en quelque sorte les portes de la tombe, et c'était abominable quand on considère que je ne vous avais rien fait. D'ailleurs, la vieillesse n'est pas crime; chacun désire devenir vieux; vous le deviendrez peut-être, monsieur Kobus, et vous comprendrez alors votre indignité. Maintenant, vous me faites tomber de la cire sur les mains par malice.

—Comment, par malice? s'écria Fritz stupéfait.

—Oui, par malice; vous riez de tout!... Même en ce moment, vous avez envie de rire; mais je ne veux pas être votre hans-wurst[11], entendez-vous? C'est la dernière fois que je travaille avec un braque de votre espèce.»

Ce disant, Schweyer détacha son tablier, prit sa tarière, et gravit l'escalier.

La véritable raison de sa colère, ce n'étaient ni le Miserere, ni les gouttes de cire, c'était l'oubli du steinberg.

Kobus, qui ne manquait pas de finesse, comprit très bien le vrai motif de sa colère, mais il ne regretta pas moins sa maladresse et son oubli des vieux usages, car tous les tonneliers du monde ont le droit de boire un bon coup du vin qu'ils mettent en bouteilles, et si le maître est là, son devoir est de l'offrir.

«Où diable ai-je la tête depuis quelque temps? se dit-il. Je suis toujours à rêvasser, à bâiller, à m'ennuyer; rien ne me manque, et j'ai des absences; c'est étonnant... il faudra que je me surveille.»

Cependant, comme il n'y avait pas moyen de faire revenir Schweyer, il finit de mettre son vin en bouteille lui-même, et les choses en restèrent là.


IX

Les mardis et les vendredis matin, jours de marché, Kobus avait l'habitude de fumer des pipes à sa fenêtre, en regardant les ménagères de Hunebourg aller et venir, d'un air affairé, entre les longues rangées de paniers, de hottes, de cages d'osier, de baraques, de poteries et de charrettes alignées sur la place des Acacias. C'étaient, en quelque sorte, ses jours de grand spectacle; toutes ces rumeurs, ces mille attitudes d'acheteurs et de vendeurs débattant leur prix, criant, se disputant, le réjouissaient plus qu'on ne saurait le dire.

Apercevait-il de loin quelque belle pièce, aussitôt il appelait Katel et lui disait:

«Vois-tu, là-bas, ce chapelet de grives ou de mésanges? vois-tu ce grand lièvre roux, au troisième banc de la dernière rangée? Va voir.»

Katel sortait; il suivait avec intérêt la marche de la discussion; et la vieille servante revenait-elle avec les mésanges, les grives ou le lièvre, il se disait: «Nous les avons!»

Or, un matin, il se trouvait là, tout rêveur contre son habitude, bâillant dans ses mains et regardant avec indifférence. Rien n'excitait son envie; le mouvement, les allées et les venues de tout ce monde lui paraissaient quelque chose de monotone. Parfois il se dressait, et regardant la côte de Genêts tout au loin, il se disait: «Quel beau coup de soleil là-bas, sur le Meisenthâl.»

Mille idées lui passaient par la tête: il entendait mugir le bétail, il voyait la petite Sûzel, en manches de chemise, le petit cuveau de sapin à la main, se glisser sous le hangar et entrer dans l'étable, Mopsel sur ses talons, et le vieil anabaptiste monter gravement la côte. Ces souvenirs l'attendrissaient.

«Le mur du réservoir doit être sec maintenant, pensait-il; bientôt, il faudra poser le grillage.»

En ce moment, et comme il se perdait au milieu de ces réflexions, Katel entra:

«Monsieur, dit-elle, voici quelque chose que j'ai trouvé dans votre capote d'hiver.»

C'était un papier; il le prit et l'ouvrit.

«Tiens! tiens! fit-il avec une sorte d'émotion, la recette des beignets! Comment ai-je pu oublier cela depuis trois semaines? Décidément je n'ai plus la tête à moi!»

Et regardant la vieille servante:

«C'est une recette pour faire des beignets, mais des beignets délicieux! s'écria-t-il comme attendri. Devine un peu, Katel, qui m'a donné cette recette?

—La grande Frentzel du Bœuf-Rouge.

—Frentzel, allons donc! Est-ce qu'elle est capable d'inventer quelque chose, et surtout des beignets pareils? Non... c'est la petite Sûzel, la fille de l'anabaptiste.

—Oh! dit Katel, cela ne m'étonne pas, cette petite est remplie de bonnes idées.

—Oui, elle est au-dessus de son âge. Tu vas me faire de ces beignets, Katel. Tu suivras la recette exactement, entends-tu, sans cela tout serait manqué.

—Soyez tranquille, monsieur, soyez tranquille, je vais vous soigner cela.»

Katel sortit, et Fritz, bourrant une pipe avec soin, se remit à la fenêtre. Alors, tout avait changé sous ses yeux; les figures, les mines, les discours, les cris des uns et des autres: c'était comme un coup de soleil sur la place.

Et rêvant encore à la ferme, il se prit à songer que le séjour des villes n'est vraiment agréable qu'en hiver; qu'il fait bon aussi changer de nourriture quelquefois, car la même cuisine, à la longue, devient insipide. Il se rappela que les bons œufs frais et le fromage blanc, chez l'anabaptiste, lui faisaient plus de plaisir au déjeuner, que tous les petits plats de Katel.

«Si je n'avais pas besoin, en quelque sorte, de faire ma partie de youker, de prendre mes chopes, de voir David, Frédéric Schoultz et le gros Hâan, se dit-il, j'aimerais bien passer six semaines ou deux mois de l'année à Meisenthâl. Mais il ne faut pas y songer, mes plaisirs et mes affaires sont ici: c'est fâcheux qu'on ne puisse pas avoir toutes les satisfactions ensemble.»

Ces pensées s'enchaînaient dans son esprit. Enfin, onze heures ayant sonné, la vieille servante vint dresser la table. «Eh bien! Katel, lui dit-il en se retournant, et mes beignets?

—Vous avez raison, monsieur, ils sont tout ce qu'on peut appeler de plus délicat.

—Tu les as réussis?

—J'ai suivi la recette; cela ne pouvait pas manquer.

—Puisqu'ils sont réussis, dit Kobus, tout doit aller ensemble, je descends à la cave chercher une bouteille de forstheimer

Il sortait son trousseau à la main, quand une idée le fit revenir; il demanda:

«Et la recette?

—Je l'ai dans ma poche, monsieur.

—Eh bien, il ne faut pas la perdre; donne que je la mette dans le secrétaire; nous serons contents de la retrouver.» Et, déployant le papier, il se mit à le relire.

«C'est qu'elle écrit joliment bien, fit-il; une écriture ronde, comme moulée! Elle est extraordinaire, cette petite Sûzel, sais-tu?

—Oui, monsieur, elle est pleine d'esprit. Si vous l'entendiez à la cuisine, quand elle vient, elle a toujours quelque chose pour vous faire rire.

—Tiens! tiens! moi qui la croyais un peu triste.

—Triste! ah bien oui!

—Et qu'est-ce qu'elle dit donc? demanda Kobus, dont la large figure s'épatait d'aise, en pensant que la petite était gaie.

—Qu'est-ce que je sais? Rien que d'avoir passé sur la place, elle a tout vu, et elle vous raconte la mine de chacun mais d'un air si drôle....

—Je parie qu'elle s'est aussi moquée de moi, s'écria Fritz.

—Oh! pour cela, jamais, monsieur; du grand Frédéric Schoultz, je ne dis pas, mais de vous....

—Ha! ha! ha! interrompit Kobus, elle s'est moquée de Schoultz! Elle le trouve un peu bête, n'est-ce pas?

—Oh! non, pas justement; je ne peux pas me rappeler... vous comprenez....

—C'est bon, Katel, c'est bon», dit-il en s'en allant tout joyeux.

Et jusqu'au bas de l'escalier, la vieille servante l'entendit rire tout haut en répétant: «Cette petite Sûzel me fait du bon sang.»

Quand il revint, la table était mise et le potage servi. Il déboucha sa bouteille, se mit la serviette au menton d'un air de satisfaction profonde, se retroussa les manches et dîna de bon appétit.

Katel vint servir les beignets avant le dessert. Alors, remplissant son verre, il dit: «Nous allons voir cela.» La vieille servante restait près de la table, pour entendre son jugement. Il prit donc un beignet, et le goûta d'abord sans rien dire; puis un autre, puis un troisième; enfin, se retournant, il prononça ces paroles avec poids et mesure:

«Les beignets sont excellents, Katel, excellents! Il est facile de reconnaître que tu as suivi la recette aussi bien que possible. Et cependant, écoute bien ceci—ce n'est pas un reproche que je veux te faire,—mais ceux de la ferme étaient meilleurs; ils avaient quelque chose de plus fin, de plus délicat, une espèce de parfum particulier,—fit-il en levant le doigt,—je ne peux pas t'expliquer cela; c'était moins fort, si tu veux, mais beaucoup plus agréable.

—J'ai peut-être mis trop de cannelle?

—Non, non, c'est bien, c'est très bien; mais cette petite Sûzel, vois-tu, a l'inspiration des beignets, comme toi l'inspiration de la dinde farcie aux châtaignes.

—C'est bien possible, monsieur.

—C'est positif. J'aurais tort de ne pas trouver ces beignets délicieux; mais au-dessus des meilleures choses, il y a ce que le professeur Speck appelle "l'idéal"; cela veut dire quelque chose de poétique, de....

—Oui, monsieur, je comprends, fit Katel: par exemple, comme les saucisses de la mère Hâfen, que personne ne pouvait réussir aussi bien qu'elle, à cause des trois clous de girofles qui manquaient.

—Non, ce n'est pas mon idée; rien n'y manque, et malgré tout....» Il allait en dire plus, lorsque la porte s'ouvrit et que le vieux rabbin entra: «Hé! c'est toi, David, s'écria-t-il; arrive donc, et tâche d'expliquer à Katel ce qu'il faut entendre par "l'idéal".»

David, à ces mots, fronça le sourcil. «Tu veux te moquer de moi? fit-il.

—Non, c'est très sérieux; dis à Katel pourquoi vous regrettiez tous les carottes et les oignons d'Égypte....

—Écoute, Kobus, s'écria le vieux rebbe, j'arrive, et voilà que tu commences tout de suite par m'attaquer sur les choses saintes; ce n'est pas beau.

—Tu prends tout de travers, posché-isroel. Assieds-toi, et, puisque tu ne veux pas que je parle des oignons d'Égypte, qu'il n'en soit plus question. Mais si tu n'étais pas juif....

—Allons, je vois bien que tu veux me chasser.

—Mais non, je dis seulement que si tu n'étais pas juif, tu pourrais manger de ces beignets, et que tu serais forcé de reconnaître qu'ils valent mille fois mieux que la manne, qui tombait du ciel pour vous purger de la lèpre, et des autres maladies que vous aviez attrapées chez les infidèles.

—Ah! maintenant, je m'en vais; c'est aussi trop fort!» Katel sortit, et Kobus, retenant le vieux rebbe par la manche, ajouta:

«Voyons donc, que diable! assieds-toi. J'éprouve un véritable chagrin.

—Quel chagrin?

—De ce que tu ne puisses pas vider un verre de vin avec moi et goûter ces beignets: quelque chose d'extraordinaire!» David s'assit en riant à son tour.

«Tu les a inventés, n'est-ce pas? dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.

—Non, rebbe, non; ce n'est ni moi ni Katel. Je serais fier d'avoir inventé ces beignets, mais rendons à César ce qui est à César: l'honneur en revient à la petite Sûzel... tu sais, la fille de l'anabaptiste?

—Ah! dit le vieux rebbe, en attachant sur Kobus son œil gris; tiens! tiens! et tu les trouves si bons?

—Délicieux, David!

—Hé! hé! hé! oui... cette petite est capable de tout... même de satisfaire un gourmand de ton espèce.»

Puis, changeant de ton:

«Cette petite Sûzel m'a plu d'abord, dit-il; elle est intelligente. Dans trois ou quatre ans; elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel; elle conduira son mari par le bout du nez; et, si c'est un homme d'esprit, lui-même reconnaîtra que c'était le plus grand bonheur qui pût lui arriver.

—Ah! ha! ha! cette fois, David, je suis d'accord avec toi, fit Kobus, tu ne dis rien de trop. C'est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, qui n'ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit être au monde. Sais-tu qu'elle conduit déjà tout à la ferme?

—Qu'est-ce que je disais? s'écria David, j'en étais sûr! Vois-tu, Kobus, quand une femme a de l'esprit, qu'elle n'est point glorieuse, qu'elle ne cherche pas à rabaisser son mari pour s'élever elle-même, tout de suite elle se rend maîtresse; on est heureux, en quelque sorte, de lui obéir.»

En ce moment, je ne sais quelle idée passa par la tête de Fritz; il observa le vieux rebbe du coin de l'œil et dit: «Elle fait très bien les beignets, mais quant au reste....

—Et moi, s'écria David, je dis qu'elle fera le bonheur du brave fermier qui l'épousera, et que ce fermier-là deviendra riche et sera très heureux! Depuis que j'observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m'y connaître; je sais tout de suite ce qu'elles sont et ce qu'elles valent, ce qu'elles seront et ce qu'elles vaudront. Eh bien, cette petite Sûzel m'a plu, et je suis content d'apprendre qu'elle fasse si bien les beignets.»

Fritz était devenu rêveur. Tout à coup il demanda: «Dis donc, posché-isroel, pourquoi donc es-tu venu me voir à midi; ce n'est pas ton heure.

—Ah! c'est juste; il faut que tu me prêtes deux cents florins.

—Deux cents florins? oh! oh! fit Kobus d'un air moitié sérieux et moitié railleur, d'un seul coup, rebbe?

—D'un seul coup.

—Et pour toi?

—C'est pour moi si tu veux, car je m'engage seul de te rembourser la somme, mais c'est pour rendre service à quelqu'un.

—À qui, David?

—Tu connais le père Hertzberg, le colporteur, eh bien, sa fille est demandée en mariage par le fils Salomon; deux braves enfants, fit le vieux rebbe en joignant les mains d'un air attendri; seulement, tu comprends, il faut une petite dot, et Hertzberg est venu me trouver....

—Tu seras donc toujours le même? interrompit Fritz, non content de tes propres dettes, il faut que tu te mettes sur le dos celles des autres?

—Mais Kobus! mais Kobus! s'écria David d'une voix perçante et pathétique, le nez courbé et les yeux tournés en louchant vers le sol, si tu voyais ces chers enfants! Comment leur refuser le bonheur de la vie? Et d'ailleurs le père Hertzberg est solide, il me remboursera dans un an ou deux, au plus tard.

—Tu le veux, dit Fritz en se levant, soit; mais écoute: tu payeras des intérêts cette fois, cinq pour cent. Je veux bien te prêter sans intérêt, mais aux autres....

—Eh! mon Dieu, qui te dit le contraire, fit David, pourvu que ces pauvres enfants soient heureux! le père me rendra les cinq pour cent.»

Kobus ouvrit son secrétaire, compta deux cents florins sur la table, pendant que le vieux rebbe regardait avec impatience; puis il sortit le papier, l'écritoire, la plume, et dit:

«Allons, David vérifie le compte.

—C'est inutile, j'ai regardé et tu comptes bien.

—Non, non, compte!» Alors le vieux rebbe compta, fourrant les piles dans la grande poche de sa culotte, avec une satisfaction visible. «Maintenant, assieds-toi là, et fais mon billet à cinq pour cent. Et souviens-toi si tu n'es pas content de mes plaisanteries, je puis te mener loin avec ce morceau de papier.» David, souriant de bonheur, se mit à écrire. Fritz regardait par-dessus son épaule, et, le voyant près de marquer les cinq pour cent: «Halte! fit-il, vieux posché-isroel, halte!

—Tu en veux six?

—Ni six, ni cinq. Est-ce que nous ne sommes pas de vieux amis? Mais tu ne comprends rien à la plaisanterie; il faut toujours être grave avec toi, comme un âne qu'on étrille.»

Le vieux rebbe alors se leva, lui serra la main et dit tout attendri: «Merci, Kobus.» Puis il s'en alla.

«Brave homme! faisait Fritz en le voyant remonter la rue, le dos courbé et la main sur sa poche; le voilà qui court chez l'autre, comme s'il s'agissait de son propre bonheur; il voit les enfants heureux, et rit tout bas, une larme dans l'œil.»

Sur cette réflexion, il prit sa canne et sortit pour aller lire son journal.


X

Deux ou trois jours après, un soir, au casino, on causait par hasard des anciens temps. Le gros percepteur Hâan célébrait les mœurs d'autrefois; les promenades en traîneau, l'hiver; le bon papa Christian, dans sa houppelande doublée de renard et ses grosses bottes fourrées d'agneau, le bonnet de loutre tiré sur les oreilles, et les gants jusqu'aux coudes, conduisant toute sa famille à la cime du Rothalps, admirer les bois couverts de givre; et les jeunes gens de la ville suivant à cheval la promenade, et jetant à la dérobée un regard d'amour sur la jolie couvée de jeunes filles, enveloppées de leurs pèlerines, le petit nez rose enfoui dans le minon de cygne plus blanc que la neige.

«Ah! le bon temps, disait-il. Bientôt après, toute la ville apprenait que le jeune conseiller Lobstein, ou M. le tabellion Müntz, était fiancé avec la petite Lochten, la jolie Rosa, ou la grande Wilhelmine; et c'était au milieu des neiges que l'amour avait pris naissance, sous l'œil même des parents. D'autres fois on se réunissait dans la Madame-Hüte[12], en pleine foire tous les rangs se confondaient: la noblesse, la bourgeoisie, le peuple. On ne s'inquiétait pas de savoir si vous étiez comte ou baron, mais bon valseur. Allez donc trouver un abandon pareil de nos jours! Depuis qu'on fait tant de nouveau noble, ils ont toujours peur qu'on les confonde avec la populace.»

Hâan vantait aussi les petits concerts, la bonne musique de chambre élégante et naïve des vieux temps, à laquelle on a substitué le fracas des grandes ouvertures, et la mélodie sombre des symphonies.

Rien qu'à l'entendre, il vous semblait voir le vieux conseiller Baumgarten, en perruque poudrée à la frimas et grand habit carré, le violoncelle appuyé contre la jambe et l'archet en équerre sur les cordes, Mlle Séraphia Schmidt au clavecin, entre les deux candélabres, les violons penchés tout autour, l'œil sur le cahier, et plus loin, le cercle des amis dans l'ombre.

Ces images touchaient tout le monde, et le grand Schoultz lui-même, se balançant sur sa chaise, un de ses genoux pointus entre les mains et les yeux au plafond, s'écriait:

«Oui, oui, ces temps sont loin de nous! C'est vrai, nous vieillissons.... Quels souvenirs tu nous rappelles, Hâan, quels souvenirs! Tout cela ne nous fait pas jeunes.»

Kobus, en retournant chez lui par la rue des Capucins, avait la tête pleine des idées de Hâan:

«Il a raison, se disait-il, nous avons vu ces choses qui nous paraissent reculées d'un siècle.»

Et regardant les étoiles, qui tremblotaient dans le ciel immense, il pensait:

«Tout cela reste en place, tout cela revient aux mêmes époques; il n'y a que nous qui changions. Quelle terrible aventure de changer un peu tous les jours, sans qu'on s'en aperçoive. De sorte qu'à la fin du compte, on est tout gris, tout ratatiné, et qu'on produit aux yeux du nouveau monde qui passe l'effet de ces vieilles défroques, ou de ces respectables perruques dont parlait Hâan tout à l'heure. On a beau faire, il faut que cela nous arrive comme aux autres.»

Ainsi rêvait Fritz en entrant dans sa chambre, et, s'étant couché, ces idées le suivirent encore quelque temps, puis il s'endormit.

Le lendemain, il n'y songeait plus, quand ses yeux tombèrent sur le vieux clavecin entre le buffet et la porte. C'était un petit meuble en bois de rose, à pieds grêles, terminés en poire, et qui n'avait que cinq octaves. Depuis trente ans il restait là; Katel y déposait ses assiettes avant le dîner, et Kobus y jetait ses habits. À force de le voir, il n'y pensait plus; mais alors il lui sembla le retrouver après une longue absence. Il s'habilla tout rêveur; puis, regardant par la fenêtre, il vit Katel dehors, en train de faire ses provisions au marché. S'approchant aussitôt du clavecin, il l'ouvrit et passa les doigts sur ses touches jaunes: un son grêle s'échappa du petit meuble, et le bon Kobus, en moins d'une seconde, revit les trente années qui venaient de s'écouler. Il se rappela Mme Kobus, sa mère, une femme jeune encore, à la figure longue et pâle, jouant du clavecin; M. Kobus, le juge de paix, assis auprès d'elle, son tricorne au bâton de la chaise, écoutant, et lui, Fritz; tout petit, assis à terre avec le cheval de carton, criant: «Hue! hue!» pendant que le bonhomme levait le doigt et faisait: «Chut!» Tout cela lui passa devant les yeux, et bien d'autres choses encore.

Il s'assit, essaya quelques vieux airs et joua le Troubadour et l'antique romance du Croisé.

«Je n'aurais jamais cru me rappeler une seule note, se dit-il; c'est étonnant comme ce vieux clavecin a gardé l'accord; il me semble l'avoir entendu hier.»

En se baissant, il se mit à tirer les vieux cahiers de leur caisse: Le Siège de Prague, La Cenerentola, l'ouverture de La Vestale et puis les vieilles romances d'amour, de petits airs gais, mais toujours de l'amour: l'amour qui rit et l'amour qui pleure; rien en deçà, rien au-delà!

Kobus, deux ou trois mois avant, n'aurait pas manqué de se faire du bon sang, avec tous ces Lucas aux jarretières roses, et ces Arthurs au plumet noir; il avait lu jadis Werther, et s'était tenu les côtes tout le long de l'histoire; mais maintenant, il trouva cela fort beau.

«Hâan a bien raison, se disait-il, on ne fait plus d'aussi jolis couplets:

«Rosette, «Si bien faite, «Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»

«Comme c'est simple, comme c'est naturel!

«Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»

«À la bonne heure! voilà de la poésie; cela dit des choses profondes, dans un langage naïf. Et la musique!»

Il se mit à jouer en chantant:

«Rosette, «Si bien faite, «Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»

Il ne se lassait pas de répéter la vieille romance, et cela durait bien depuis vingt minutes, lorsqu'un petit bruit s'entendit à la porte; quelqu'un frappait.

«Voici David, se dit-il, en refermant bien vite le clavecin; c'est lui qui rirait, s'il m'entendait chanter Rosette

Il attendit un instant, et, voyant que personne n'entrait, il alla lui-même ouvrir. Mais qu'on juge de sa surprise en apercevant la petite Sûzel, toute rose et toute timide, avec son petit bonnet blanc, son fichu bleu de ciel et son panier, qui se tenait là derrière la porte.

«Eh! c'est toi, Sûzel! fit-il comme émerveillé.

—Oui, monsieur Kobus, dit la petite; depuis longtemps j'attends Mlle Katel dans la cuisine, et, comme elle ne vient pas, j'ai pensé qu'il fallait tout de même faire ma commission avant de partir.

—Quelle commission donc, Sûzel?

—Mon père m'envoie vous prévenir que les grilles sont arrivées, et qu'on n'attend que vous pour les mettre.

—Comment! il t'envoie exprès pour cela?

—Oh! j'ai encore à dire au juif Schmoûle, qu'il doit venir chercher les bœufs, s'il ne veut pas payer la nourriture.

—Ah! les bœufs sont vendus?

—Oui, monsieur Kobus, trois cent cinquante florins.

—C'est un bon prix. Mais entre donc, Sûzel, tu n'as pas besoin de te gêner.

—Oh! je ne me gêne pas.

—Si, si... tu te gênes, je le vois bien, sans cela tu serais entrée tout de suite. Tiens, assieds-toi là.»

Il lui avançait une chaise, et rouvrait le clavecin d'un air de satisfaction extraordinaire:

«Et tout le monde se porte bien là-bas, le père Christel, la mère Orchel?

—Tout le monde, monsieur Kobus, Dieu merci. Nous serions bien contents si vous pouviez venir.

—Je viendrai, Sûzel; demain ou après, bien sûr, j'irai vous voir.» Fritz avait alors une grande envie de jouer devant Sûzel; il la regardait en souriant et finit par lui dire:

«Je jouais tout à l'heure de vieux airs, et je chantais. Tu m'as peut-être entendu de la cuisine; ça t'a bien fait rire, n'est-ce pas?

—Oh! monsieur Kobus, au contraire, ça me rendait toute triste; la belle musique me rend toujours triste. Je ne savais pas qui faisait cette belle musique.

—Attends, dit Fritz, je vais te jouer quelque chose de gai pour te réjouir.»

Il était heureux de montrer son talent à Sûzel, et commença La Reine de Prusse. Ses doigts sautaient d'un bout du clavecin à l'autre, il marquait la mesure du pied, et, de temps en temps, regardait la petite dans le miroir en face, en se pinçant les lèvres comme il arrive lorsqu'on a peur de faire de fausses notes. On aurait dit qu'il jouait devant toute la ville. Sûzel, elle, ses grands yeux bleus écarquillés d'admiration, et sa petite bouche rose entrouverte, semblait en extase.

Et quand Kobus eut fini sa valse, et qu'il se retourna tout content de lui-même:

«Oh! que c'est beau, dit-elle, que c'est beau!

—Bah! fit-il, ça, ce n'est encore rien. Mais tu vas entendre quelque chose de magnifique, Le Siège de Prague; on entend rouler les canons; écoute un peu.»

Il se mit alors à jouer Le Siège de Prague avec un enthousiasme extraordinaire; le vieux clavecin bourdonnait et frissonnait jusque dans ses petites jambes. Et quand Kobus entendait la petite Sûzel soupirer tout bas: «Oh! que c'est beau!» cela lui donnait une ardeur, mais une ardeur vraiment incroyable; il ne se sentait plus de bonheur.

Après Le Siège de Prague, il joua La Cenerentola; après La Cenerentola, la grande ouverture de La Vestale; et puis, comme il ne savait plus que jouer, et que Sûzel disait toujours: «Oh! que c'est beau, monsieur Kobus! Oh! quelle belle musique vous faites!» il s'écria:

«Oui, c'est beau; mais si je n'étais pas enrhumé, je te chanterais quelque chose, et c'est alors que tu verrais, Sûzel! Mais c'est égal, je vais essayer tout de même; seulement je suis enrhumé, c'est dommage.»

Et tout en parlant de la sorte, il se mit à chanter d'une voix aussi claire qu'un coq qui s'éveille au milieu de ses poules:

«Rosette, «Si bien faite, «Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»

Il balançait la tête lentement, la bouche ouverte jusqu'aux oreilles, et chaque fois qu'il arrivait à la fin d'un couplet, pendant une demi-heure il répétait d'un ton lamentable, en se penchant au dos de sa chaise, le nez en l'air, et en se balançant comme un malheureux:

«Donne-moi ton cœur, «Donne-moi ton cœur.... «Ou je vas mourir... ou je vas mourir. «Je vas mourir... mourir... mourir!...»

De sorte qu'à la fin, la sueur lui coulait sur la figure.

Sûzel, toute rouge, et comme honteuse d'une pareille chanson, se penchait sans oser le regarder; et Kobus s'étant retourné pour lui entendre dire: «Que c'est beau! que c'est beau!» il la vit ainsi soupirant tout bas, les mains sur ses genoux, les yeux baissés.

Alors lui-même, se regardant par hasard dans le miroir, s'aperçut qu'il devenait pourpre, et ne sachant que faire dans une circonstance aussi surprenante, il passa les doigts du haut en bas et du bas en haut du clavecin, en soufflant dans ses joues et criant: «Prrouh! prrouh!» les cheveux droits sur la tête.

Au même instant, Katel refermait la porte de la cuisine, il l'entendit, et, se levant, il se mit à crier: «Katel! Katel!» d'une voix d'homme qui se noie.

Katel entra:

«Ah! c'est bon, fit-il. Tiens... voilà Sûzel qui t'attend depuis une heure.»

Et comme Sûzel alors levait sur lui ses grands yeux troublés, il ajouta:

«Oui, nous avons fait de la musique... ce sont de vieux airs... ça ne vaut pas le diable!... Enfin, enfin, j'ai fait comme j'ai pu.... On ne saurait tirer une bonne mouture d'un mauvais sac.»

Sûzel avait repris son panier et s'en allait avec Katel, disant: «Bonjour, monsieur Kobus!» d'une voix si douce, qu'il ne sut que répondre, et resta plus d'une minute comme enraciné au milieu de la salle, regardant vers la porte, tout effaré; puis il se prit à dire:

«Voilà de belles affaires, Kobus! tu viens de te distinguer sur cette maudite patraque.... Oui... oui... c'est du beau... tu peux t'en vanter... ça te va bien à ton âge. Que le diable soit de la musique! S'il m'arrive encore de jouer seulement Père Capucin, je veux qu'on me torde le cou!»

Alors il prit sa canne et son chapeau sans attendre le déjeuner, et sortit faire un tour sur les remparts, pour réfléchir à son aise sur les choses surprenantes qui venaient de s'accomplir.


XI

On peut s'imaginer les réflexions que fit Kobus sur les remparts. Il se promenait derrière la Manutention, la tête penchée, la canne sous le bras, regardant à droite et à gauche, si personne ne venait. Il lui semblait que chacun allait découvrir son état au premier coup d'œil.

«Un vieux garçon de trente-six ans amoureux d'une petite fille de dix-sept, quelle chose ridicule! se disait-il. Voilà donc d'où venaient tes ennuis, Fritz, tes distractions et tes rêveries depuis trois semaines! voilà pourquoi tu perdais toujours à la brasserie, pourquoi tu n'avais plus la tête à toi dans la cave, pourquoi tu bâillais à ta fenêtre comme un âne, en regardant le marché. Peut-on être aussi bête à ton âge?

«Encore, si c'était de la veuve Windling ou de la grande Salomé Roedig que tu sois amoureux, cela pourrait aller. Il vaudrait mieux te pendre mille fois, que de te marier avec l'une d'elles; mais au moins, aux yeux des gens, un pareil mariage serait raisonnable. Mais être amoureux de la petite Sûzel, la fille de ton propre fermier, une enfant, une véritable enfant, qui n'est ni de ton rang, ni de ta condition, et dont tu pourrais être le père, c'est trop fort! C'est tout à fait contre nature, ça n'a pas même le sens commun. Si par malheur quelqu'un s'en doutait, tu n'oserais plus te montrer au Grand-Cerf, au Casino, nulle part. C'est alors qu'on se moquerait de toi, Fritz, de toi qui t'es tant moqué des autres. Ce serait l'abomination de la désolation; le vieux David lui-même, malgré son amour du mariage, te rirait au nez; il t'en ferait des apologues! il t'en ferait!

«Allons, allons, c'est encore un grand bonheur que personne ne sache rien, et que tu te sois aperçu de la chose à temps. Il faut étouffer tout cela, déraciner bien vite cette mauvaise herbe de ton jardin. Tu seras peut-être un peu triste trois ou quatre jours, mais le bon sens te reviendra. Le vieux vin te consolera, tu donneras des dîners, tu feras des tours aux environs dans la voiture de Hâan. Et justement, avant-hier il m'engageait, pour la centième fois, à l'accompagner en perception. C'est cela, nous causerons, nous rirons, nous nous ferons du bon sang, et dans une quinzaine tout sera fini.»

Deux hussards s'approchaient alors, bras dessus bras dessous avec leurs amoureuses. Kobus les vit venir de loin, sur le bastion de l'hôpital, et descendit dans la rue des Ferrailles, pour retourner à la maison.

«Je vais commencer par écrire au père Christel de poser le grillage, se dit-il, et de remplir le réservoir lui-même. Si l'on me rattrape à retourner au Meisenthâl, ce sera dans la semaine des quatre jeudis.»

Lorsqu'il rentra, Katel dressait la table. Sûzel était partie depuis longtemps. Fritz ouvrit son secrétaire, écrivit au père Christel qu'il ne pouvait pas venir, et qu'il le chargeait de poser le grillage lui-même; puis il cacheta la lettre, s'assit à table et dîna sans rien dire.

Après le dîner, il ressortit vers une heure et se rendit chez Hâan, qui demeurait à l'Hôtel de la Cigogne, en face des halles. Hâan était dans son petit bureau rempli de tabac, la pipe aux lèvres; il préparait des sacs et serrait dans un fourreau de cuir, de grands registres reliés en veau. Son garçon Gaysse l'aidait:

«Hé, Kobus! s'écria-t-il, d'où me vient ta visite? Je ne te vois pas souvent ici.

—Tu m'as dit, avant-hier, que tu partais en tournée, répondit Fritz en s'asseyant au coin de la table.

—Oui, demain matin, à cinq heures; la voiture est commandée. Tiens, regarde! je viens justement de préparer mon livre à souches et mes sacs. J'en aurai pour sept ou huit jours.

—Eh bien, je t'accompagne.

—Tu m'accompagnes! s'écria Hâan d'une voix joyeuse, en frappant de ses grosses mains carrées sur la table. Enfin, enfin, tu finis par te décider une fois, ça n'est pas malheureux.... Ha! ha! ha!»

Et, plein d'enthousiasme, il jeta son petit bonnet de soie noire de côté, s'ébouriffa les cheveux sur sa grosse tête rouge à demi chauve, et se mit à crier:

«À la bonne heure!... à la bonne heure!... Nous allons nous faire du bon sang!

—Oui, le temps m'a paru favorable, dit Fritz.

—Un temps magnifique, s'écria Hâan, en écartant les rideaux derrière son fauteuil, un temps d'or, un temps comme on n'en a pas vu depuis dix ans. Nous partirons demain au petit jour, nous courrons le pays... c'est décidé... mais ne va pas te dédire!

—Sois tranquille.

—Ah! ma foi, s'écria le gros homme, tu ne pouvais pas me faire un plus grand plaisir.

—Gaysse! Gaysse!

—Monsieur!

—Ma capote! tenez... pendez ma robe de chambre derrière la porte. Vous fermerez le bureau, et vous donnerez la clef à la mère Lehr. Nous allons au Grand-Cerf, Kobus?

—Oui, prendre des chopes; il n'y a pas de bonne bière en route.

—Pourquoi pas? À Hackmatt, elle est bonne.

—Alors, tu n'as plus rien à préparer, Hâan?

—Non, tout est prêt. Ah! dis donc, si tu voulais mettre deux ou trois chemises et des bas dans ma valise.

—J'aurai la mienne.

—Eh bien, en route!» s'écria Hâan, en prenant son bras. Ils sortirent, et le gros percepteur se mit à énumérer les villages qu'ils auraient à voir, dans la plaine et dans la montagne: «Dans la plaine, à Hackmatt, à Mittelbronn, à Lixheim, c'est tout pays protestant, tous gens riches, bien établis, belles maisons, bons vins, bonne table, bon lit. Nous serons comme des coqs en pâte les six premiers jours; pas de difficulté pour la perception, les sommes du roi sont prêtes d'avance. Et seulement, à la fin, nous aurons un petit coin de pays, le Wildland, une espèce de désert, où l'on ne voit que des croix sur la route, et où les voyageurs tirent la langue d'une aune; mais ne crains rien, nous ne mourrons pas de faim, tout de même.»

Fritz écoutait en riant, et c'est ainsi qu'ils entrèrent à la brasserie du Grand-Cerf. Là, les choses se passèrent comme toujours: on joua, on but des chopes, et, vers sept heures, chacun retourna chez soi pour souper.

Kobus, en traversant sa petite allée, entra dans la cuisine, selon son habitude, pour voir ce que Katel lui préparait. Il vit la vieille servante assise au coin de l'âtre, sur un tabouret de bois, un torchon sur les genoux, en train de graisser ses souliers de fatigue.

«Qu'est-ce que tu fais donc là? dit-il.

—Je graisse vos gros souliers pour aller à la ferme, puisque vous partez demain ou après.

—C'est inutile, dit Fritz, je n'irai pas; j'ai d'autres affaires.

—Vous n'irez pas? fit Katel toute surprise; c'est le père Christel, Sûzel et tout le monde, qui vont avoir de la peine, monsieur!

—Bah! ils se sont passés de moi jusqu'à présent, et j'espère, avec l'aide de Dieu, qu'ils s'en passeront encore. J'accompagne Hâan dans sa tournée, pour régler quelques comptes. Et, puisque je me le rappelle maintenant, il y a une lettre sur la cheminée pour Christel; tu enverras demain le petit Yéri la porter, et ce soir, tu mettras dans ma valise trois chemises et tout ce qu'il faut pour rester quelques jours dehors.

—C'est bon, monsieur.» Kobus entra dans la salle à manger, tout fier de sa résolution, et ayant soupé d'assez bon appétit, il se coucha, pour être prêt à partir de grand matin.

Il était à peine cinq heures, et le soleil commençait à poindre au milieu des grandes vapeurs du Losser, lorsque Fritz Kobus et son ami Hâan, accroupis dans un vieux char à bancs tressé d'osier, en forme de corbeille, à l'ancienne mode du pays, sortirent au grand trot par la porte de Hildebrandt, et se mirent à rouler sur la route de Hunebourg à Michelsberg.

Hâan avait sa grande houppelande de castorine et son bonnet de renard à longs poils, la queue flottant sur le dos, Kobus, sa belle capote bleue, son gilet de velours à carreaux verts et rouges, et son large feutre noir.

Quelques vieilles le balai à la main, les regardaient passer en disant: «Ils vont ramasser l'argent des villages; ça prouve qu'il est temps d'apprêter notre magot; la note des portes et fenêtres va venir. Quel gueux que ce Hâan! Penser que tout le monde doit s'échiner pour lui, qu'il n'en a jamais assez, et que la gendarmerie le soutient!»

Puis elles se remettaient à balayer de mauvaise humeur.

Une fois hors de l'avancée, Hâan et Kobus se trouvèrent dans les brouillards de la rivière.

«Il fait joliment frais ce matin, dit Kobus.

—Ha! ha! ha! répondit Hâan en claquant du fouet, je t'en avais bien prévenu hier. Il fallait mettre ta camisole de laine; maintenant, allonge-toi dans la paille, mon vieux, allonge-toi.

—Hue! Foux, hue!

—Je vais fumer une pipe, dit Kobus, cela me réchauffera.» Il battit le briquet, tira sa grande pipe de porcelaine d'une poche de côté, et se mit à fumer gravement.

Le cheval, une grande haridelle de Mecklembourg, trottait les quatre fers en l'air, les arbres suivaient les arbres, les broussailles les broussailles. Hâan ayant déposé le fouet dans un coin, sous son coude, fumait aussi tout rêveur, comme il arrive au milieu des brouillards, où l'on ne voit pas les choses clairement.

Le soleil jaune avait de la peine à dissiper ces masses de brume, le Losser grondait derrière le talus de la route; il était blanc comme du lait, et malgré son bruit sourd, il semblait dormir sous les grands saules.

Parfois, à l'approche de la voiture, un martin-pêcheur jetait son cri perçant et filait; puis, une alouette se mettait à gazouiller quelques notes. En regardant bien, on voyait ses ailes grises s'agiter en accent circonflexe à quelques pieds au-dessus des champs, mais elle redescendait au bout d'une seconde, et l'on n'entendait plus que le bourdonnement de la rivière et le frémissement des peupliers.

Kobus éprouvait alors un véritable bien-être; il se réjouissait et se glorifiait de la résolution qu'il avait prise d'échapper à Sûzel par une fuite héroïque; cela lui semblait le comble de la sagesse humaine.

«Combien d'autres, pensait-il, se seraient endormis dans ces guirlandes de roses, qui t'entouraient de plus en plus, et qui, finalement, n'auraient été que de bonnes cordes, semblables à celles que la vertueuse Dalila tressait pour Samson! Oui, oui, Kobus, tu peux remercier le Ciel de ta chance; te voilà libre encore une fois comme un oiseau dans l'air; et, par la suite des temps, jusqu'au sein de la vieillesse, tu pourras célébrer ton départ de Hunebourg, à la façon des Hébreux, qui se rappelaient toujours avec attendrissement les vases d'or et d'argent de l'Égypte; ils abandonnèrent les choux, les raves et les oignons de leur ménage, pour sauver le tabernacle; tu suis leur exemple, et le vieux Sichel lui-même serait émerveillé de ta rare prudence.»

Toutes ces pensées, et mille autres non moins judicieuses, passaient par la tête de Fritz; il se croyait hors de tout péril, et respirait l'air du printemps dans une douce sécurité. Mais le Seigneur-Dieu, sans doute fatigué de sa présomption naturelle, avait résolu de lui faire vérifier la sagesse de ce proverbe: «Cache-toi, fuis, dérobe-toi sur les monts et dans la plaine, au fond des bois ou dans un puits, je te découvre et ma main est sur toi!»

À la Steinbach, près du grand moulin, ils rencontrèrent un baptême qui se rendaient à l'église Saint-Blaise: le petit poupon rose sur l'oreiller blanc, la sage-femme, fière avec son grand bonnet de dentelle, et les autres gais comme des pinsons—à Hoheim, une paire de vieux qui célébraient la cinquantaine dans un pré; ils dansaient au milieu de tout le village; le ménétrier, debout sur une tonne soufflait dans sa clarinette, ses grosses joues rouges gonflées jusqu'aux oreilles, le nez pourpre et les yeux à fleur de tête; on riait, on trinquait; le vin, la bière, le kirschenwasser coulaient sur les tables; chacun battait la mesure; les deux vieux les bras en l'air, valsaient la face riante; et les bambins, réunis autour d'eux, poussaient des cris de joie qui montaient jusqu'au ciel. À Frankenthâl, une noce montait les marches de l'église, le garçon d'honneur en tête, la poitrine couverte d'un bouquet en pyramide, le chapeau garni de rubans de mille couleurs, puis les jeunes mariés tout attendris, les vieux papas riant dans leur barbe grise, les grosses mères épanouies de satisfaction.

C'était merveilleux de voir ces choses, et cela vous donnait à penser plus qu'on ne peut dire.

Ailleurs, de jeunes garçons et de jeunes filles de quinze à seize ans cueillaient des violettes le long des haies, au bord de la route; on voyait à leurs yeux luisants qu'ils s'aimeraient plus tard. Ailleurs, c'était un conscrit que sa fiancée accompagnait sur la route, un petit paquet sous le bras; de loin, on les entendait qui se juraient l'un à l'autre de s'attendre.—Toujours, toujours cette vieille histoire de l'amour, sous mille et mille formes différentes; on aurait dit que le diable lui-même s'en mêlait.

C'était justement cette saison du printemps où les cœurs s'éveillent, où tout renaît, où la vie s'embellit, où tout nous invite au bonheur, où le Ciel fait des promesses innombrables à ceux qui s'aiment! Partout Kobus rencontrait quelque spectacle de ce genre, pour lui rappeler Sûzel, et chaque fois il rougissait, il rêvait, il se grattait l'oreille et soupirait. Il se disait en lui-même: «Que les gens sont bêtes de se marier! Plus on voyage et plus on reconnaît que les trois quarts des hommes ont perdu la tête, et que dans chaque ville, cinq ou six vieux garçons ont seuls conservé le sens commun. Oui, c'est positif... la sagesse n'est pas à la portée de tout le monde, on doit se féliciter beaucoup d'être du petit nombre des élus.»

Arrivaient-ils dans un village, tandis que Hâan s'occupait de sa perception, qu'il recevait l'argent du roi et délivrait des quittances, l'ami Fritz s'ennuyait; ses rêveries touchant la petite Sûzel augmentaient, et finalement, pour se distraire, il sortait de l'auberge et descendait la grande rue, regardant à droite et à gauche les vieilles maisons avec leurs poutrelles sculptées, leurs escaliers extérieurs, leurs galeries de bois vermoulu, leurs pignons couverts de lierre, leurs petits jardins enclos de palissades, leurs basses-cours, et, derrière tout cela, les grands noyers, les hauts marronniers dont le feuillage éclatant moutonnait au-dessus des toits. L'air plein de lumière éblouissante, les petites ruelles où se promenaient des régiments de poules et de canards barbotant et caquetant; les petites fenêtres à vitres hexagones, ternies de poussière grise ou nacrées par la lune; les hirondelles, commençant leur nid de terre à l'angle des fenêtres, et filant comme des flèches à travers les rues; les enfants, tout blonds, tressant la corde de leur fouet; les vieilles, au fond des petites cuisines sombres, aux marches concassées, regardant d'un air de bienveillance; les filles, curieuses, se penchant aussi pour voir: tout passait devant ses yeux sans pouvoir le distraire.

Il allait, regardant et regardé, songeant toujours à Sûzel, à sa collerette, à son petit bonnet, à ses beaux cheveux, à ses bras dodus; puis au jour où le vieux David l'avait fait asseoir à table entre eux deux; au son de sa voix, quand elle baissait les yeux, et ensuite à ses beignets, ou bien encore aux petites taches de crème qu'elle avait certain jour à la ferme; enfin à tout:—il revoyait tout cela sans le vouloir!

C'est ainsi que, le nez en l'air, les mains dans ses poches, il arrivait au bout du village, dans quelque sillon de blé, dans un sentier qui filait entre des champs de seigle ou de pommes de terre. Alors la caille chantait l'amour, la perdrix appelait son mâle, l'alouette célébrait dans les nuages le bonheur d'être mère; derrière, dans les ruelles lointaines, le coq lançait son cri de triomphe; les tièdes bouffées de la brise portaient, semaient partout les graines innombrables qui doivent féconder la terre: l'amour, toujours l'amour! Et, par-dessus tout cela, le soleil splendide, le père de tous les vivants, avec sa large barbe fauve et ses longs bras d'or, embrassant et bénissant tout ce qui respire! Ah! quelle persécution abominable! Faut-il être malheureux pour rencontrer partout, partout la même idée, la même pensée et les mêmes ennuis! Allez donc vous débarrasser d'une espèce de teigne qui vous suit partout, et qui vous cuit d'autant plus qu'on se remue. Dieu du ciel, à quoi pourtant les hommes sont exposés!

«C'est bien étonnant, se disait le pauvre Kobus, que je ne sois pas libre de penser à ce qui me plaît, et d'oublier ce qui ne me convient pas. Comment! toutes les idées d'ordre, de bon sens et de prévoyance, sont abolies dans ma cervelle, lorsque je vois des oiseaux qui se becquettent, des papillons qui se poursuivent, de véritables enfantillages, des choses qui n'ont pas le sens commun! Et je songe à Sûzel, je radote en moi-même, je me trouve malheureux, quand rien ne me manque, quand je mange bien et que je bois bien! Allons, allons, Fritz, c'est trop fort; secoue cela, fais-toi donc une raison!»

C'est comme s'il avait voulu raisonner contre la goutte et le mal de dents.

Le pire de tout, quand il marchait ainsi dans les petits sentiers, c'est qu'il lui semblait entendre le vieux David nasiller à son oreille: «Hé! Kobus, il faut y passer... tu feras comme les autres.... Hé! hé! hé! Je te le dis, Fritz, ton heure est proche!

—Que le diable t'emporte!» pensait-il.

Mais, d'autres fois, avec une résignation douloureuse et mélancolique:

«Peut-être, Fritz, se disait-il en lui-même, peut-être qu'à tout prendre les hommes sont faits pour se marier... puisque tout le monde se marie. Des gens mal intentionnés, poussant les choses encore plus loin, pourraient même soutenir que les vieux garçons ne sont pas les sages, mais au contraire les fous de la création, et qu'en y regardant de près, ils se comportent comme les frelons de la ruche.»

Ces idées n'étaient que des éclairs qui l'ennuyaient beaucoup; il en détournait la vue, et s'indignait contre les gens capables d'avoir d'autres théories que celles de la paix, du calme et du repos, dont il avait fait la base de son existence. Et chaque fois qu'une idée pareille lui traversait la tête, il se hâtait de répondre:

«Quand notre bonheur ne dépend plus de nous, mais du caprice d'une femme, alors tout est perdu; mieux vaudrait se pendre que d'entrer dans une pareille galère!»

Enfin, au bout de toutes ces excursions, entendant au loin, du milieu des champs, l'horloge du village, il revenait émerveillé de la rapidité du temps.

«Hé, te voilà! lui criait le gros percepteur: je suis en train de terminer mes comptes; tiens, assieds-toi, c'est l'affaire de dix minutes.»

La table était couverte de piles de florins et de thalers, qui grelottaient à la moindre secousse. Hâan, courbé sur son registre, faisait son addition. Puis, la face épanouie, il laissait tomber les piles d'écus dans un sac d'une aune, qu'il ficelait avec soin, et déposait à terre près d'une pile d'autres. Enfin, quand tout était réglé, les comptes vérifiés et les rentrées abondantes, il se retournait tout joyeux, et ne manquait pas de s'écrier:

«Regarde, voilà l'argent des armées du roi! En faut-il de ce gueux d'argent pour payer les armées de Sa Majesté, ses conseillers, et tout ce qui s'ensuit, ha! ha! ha! Il faut que la terre sue de l'or et les gens aussi. Quand donc diminuera-t-on les gros bonnets, pour soulager le pauvre monde? Ça ne m'a pas l'air d'être de sitôt, Kobus, car les gros bonnets sont ceux que Sa Majesté consulterait d'abord sur l'affaire.»

Alors il se prenait le ventre à deux mains pour rire à son aise, et s'écriait:

«Quelle farce! quelle farce! Mais tout cela ne nous regarde pas, je suis en règle. Que prends-tu?

—Rien, Hâan, je n'ai envie de rien.

—Bah! cassons une croûte pendant qu'on attellera le cheval; un verre de vin vous fait toujours voir les choses en beau. Quand on a des idées mélancoliques, Fritz, il faut changer les verres de ses lunettes, et regarder l'univers par le fond d'une bouteille de gleiszeller ou d'umstein.»

Il sortait pour faire atteler le cheval et solder le compte de l'auberge; puis il venait prendre un verre avec Kobus; et, tout étant terminé, les sacs rangés dans la caisse du char à bancs garnie de tôle, il claquait du fouet, et se mettait en route pour un autre village.

Voilà comment l'ami Fritz passait le temps en route; ce n'était pas toujours gaiement, comme on voit. Son remède ne produisait pas tous les heureux effets qu'il en avait attendus, bien s'en faut.

Mais ce qui l'ennuyait encore plus que tout le reste, c'était le soir, dans ces vieilles auberges de village, silencieuses après neuf heures, où pas un bruit ne s'entend, parce que tout le monde est couché, c'était d'être seul avec Hâan après souper, sans avoir même la ressource de faire sa partie de youker, ou de vider des chopes, attendu que les cartes manquaient, et que la bière tournait au vinaigre. Alors ils se grisaient ensemble avec du schnaps ou du vin d'Ekersthâl. Mais Fritz, depuis sa fuite de Hunebourg, avait le vin singulièrement triste et tendre; même ce petit verjus, qui ferait danser des chèvres, lui tournait les idées à la mélancolie. Il racontait de vieilles histoires: l'histoire du mariage de son grand-père Nicklausse, avec sa grand-mère Gorgel, ou l'aventure de son grand-oncle Séraphion Kobus, conseiller intime de la grande faisanderie de l'électeur Hans-Peter XVII, lequel grand-oncle était tombé subitement amoureux, vers l'âge de soixante-dix ans, d'une certaine danseuse française, venue de l'Opéra, et nommée Rosa Fon Pompon; de sorte que Séraphion l'accompagnait finalement à toutes les foires et sur tous les théâtres, pour avoir le bonheur de l'admirer.

Fritz s'étendait en long et en large sur ces choses, et Hâan, qui dormait aux trois quarts, bâillait de temps en temps dans sa main, en disant d'une voix nasillarde: «Est-ce possible? est-ce possible?» Ou bien il l'interrompait par un gros éclat de rire, sans savoir pourquoi, en bégayant:

«Hé! hé! Hé! il se passe des choses drôles dans ce monde! Va, Kobus, va toujours, je t'écoute. Mais je pensais tout à l'heure à cet animal de Schoultz, qui s'est laissé tirer les bottes par des paysans, dans une mare.»

Fritz reprenait son histoire sentimentale, et c'est ainsi que venait l'heure de dormir.

Une fois dans leur chambre à deux lits, la caisse entre eux, et le verrou tiré, Kobus se rappelait encore de nouveaux détails sur la passion malheureuse du grand-oncle Séraphion et le mauvais caractère de Mlle Rosa Fon Pompon; il se mettait à les raconter, jusqu'à ce qu'il entendît le gros Hâan ronfler comme une trompette, ce qui le forçait de se finir l'histoire à lui-même—et c'était toujours par un mariage.


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