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L'ami Fritz

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XII

L'ami Kobus, roulant un matin par un chemin très difficile dans la vallée du Rhéethal, tandis que Hâan conduisait avec prudence, et veillait à ne pas verser dans les trous, l'ami Kobus se fit des réflexions amères sur la vanité des vanités de la sagesse; il était fort triste, et se disait en lui-même:

«À quoi te sert-il maintenant, Fritz, d'avoir eu soin de te tenir la tête froide, le ventre libre et les pieds chauds durant vingt ans? Malgré ta grande prudence, un être faible a troublé ton repos d'un seul de ses regards. À quoi te sert-il de te sauver loin de ta demeure, puisque cette folle pensée te suit partout, et que tu ne peux l'éviter nulle part? À quoi t'a servi d'amasser, par ta prévoyance judicieuse, des vins exquis et tout ce qui peut satisfaire le goût et l'odorat, non seulement d'un homme, mais de plusieurs, durant des années, puisqu'il ne t'est plus même permis de boire un verre de vin sans t'exposer à radoter comme une vieille laveuse, et à raconter des histoires qui te rendraient la fable de David, de Schoultz, de Hâan et de tout le pays, si l'on savait pourquoi tu les racontes? Ainsi, toute consolation t'est refusée!»

Et songeant à ces choses, il s'écriait en lui-même, avec le roi Salomon:

«J'ai dit en mon cœur: Allons, que je t'éprouve maintenant par la joie; jouis des biens de la terre! Mais voilà que c'était aussi vanité. J'ai recherché en mon cœur le moyen de me traiter délicatement, et que mon cœur cependant suivît la sagesse. Je me suis bâti des maisons, je me suis planté des jardins et des vignes, je me suis creusé des réservoirs et j'y ai semé des poissons délicieux; je me suis amassé des richesses, je me suis agrandi; et ayant considéré tous ces ouvrages, voilà que tout était vanité! Puisqu'il m'arrive aujourd'hui comme à l'insensé, pourquoi donc ai-je été plus sage? Cette petite Sûzel m'ennuie plus qu'il n'est possible de le dire, et pourtant mon âme se complaît en elle! Moi et mon cœur, nous nous sommes tournés de tous côtés, pour examiner et rechercher la sagesse, et nous n'avons trouvé que le mal de la folie, de l'imbécillité et de l'imprudence. Nous avons trouvé cette jeune fille, dont le sourire est comme un filet et le regard un lien: n'est-ce point de la folie? Pourquoi donc ne s'est-elle pas dérangé le pied, le jour de son voyage à Hunebourg? Pourquoi l'ai-je vue dans la joie du festin, et, plus tard, dans les plaisirs de la musique? Pourquoi ces choses sont-elles arrivées de la sorte et non autrement? Et maintenant, Fritz, pourquoi ne peux-tu te détacher de ces vanités?»

Il suait à grosses gouttes, et rêvait dans une désolation inexprimable. Mais ce qui l'ennuyait encore le plus, c'était de voir Hâan tirer la bouteille de la paille, et de l'entendre dire:

«Allons, Kobus, bois un bon coup! Quelle chaleur au fond de ces vallées!

—Merci, faisait-il, je n'ai pas soif.» Car il avait peur de recommencer l'histoire des amours de tous ses ancêtres, et surtout de finir par raconter les siennes.

«Comment! tu n'as pas soif? s'écriait Hâan, c'est impossible; voyons!

—Non, non, j'ai là quelque chose de lourd, faisait-il en se posant la main sur l'estomac avec une grimace.

—Cela vient de ce que nous n'avons pas assez bu hier soir; nous avons été nous coucher trop tôt, disait le gros percepteur; bois un coup, et cela te remettra.

—Non, merci.

—Tu ne veux pas? tu as tort.» Alors Hâan levait le coude, et Fritz voyait son cou se gonfler et se dégonfler d'un air de satisfaction incroyable. Puis le gros homme exhalait un soupir, tapait sur le bouchon, et mettait la bouteille entre ses jambes en disant: «Ça fait du bien.

—Hue, Foux, hue!

—Quel matérialiste que ce Hâan, se disait Fritz, il ne pense qu'à boire et à manger!

—Kobus, reprenait l'autre gravement, tu couves une maladie; prends garde! Voilà deux jours que tu ne bois plus, c'est mauvais signe. Tu maigris; les hommes gras qui deviennent maigres, et les hommes maigres qui deviennent gras, c'est dangereux.

—Que le diable t'emporte!» pensait Fritz, et parfois l'idée lui passait par la tête que Hâan se doutait de quelque chose; alors, tout rouge, il l'observait du coin de l'œil, mais il était si paisible que le doute se dissipait.

Enfin, au bout de deux heures, ayant franchi la côte, ils atteignirent un chemin uni, sablonneux, au fond de la vallée, et Hâan, indiquant de son fouet une centaine de masures décrépites sur la montagne en face, à mi-côte, et dominées par une chapelle tout au haut dans les nuages, dit d'un air mélancolique:

«Voilà Wildland, le pays dont je t'ai parlé à Hunebourg, voici deux ex-voto suspendus à cet arbre, et là-bas, un autre en forme de chapelle, dans le creux de cette roche, nous allons en rencontrer maintenant à chaque pas; c'est la misère des misères: pas une route, pas un chemin vicinal en bon état, mais des ex-voto partout! Et penser que ces gens-là se font dire des messes aussitôt qu'ils peuvent réunir quatre sous, et que le pauvre Hâan est forcé de crier, de taper sur la table, et de s'époumoner comme un malheureux pour obtenir l'argent du roi! Tu me croiras si tu veux, Kobus, mais cela me saigne le cœur d'arriver ici pour demander de l'argent, pour faire vendre des baraques de quatre kreutzer et des meubles de deux pfenning

Ce disant, Hâan fouetta Foux, qui se mit à galoper.

Le village était alors à deux ou trois cents pas au-dessus d'eux, autour d'une gorge profonde et rapide, en fer à cheval.

Le chemin creux où montait la voiture, encombré de sable, de pierres, de gravier, et creusé d'ornières profondes par les lourdes charrettes du pays, attelées de bœufs et de vaches, était tellement étroit que l'essieu portait quelquefois des deux côtés sur le roc.

Naturellement Foux avait repris sa marche haletante, et seulement un quart d'heure après, ils arrivaient au niveau des deux premières chaumières, véritables baraques, hautes de quinze à vingt pieds, le pignon sur la vallée, la porte et les deux lucarnes sur le chemin. Une femme, sa tignasse rousse enfouie dans une cornette d'indienne, la face creuse, le cou long, creusé d'une sorte de goulot, qui partait de la mâchoire inférieure jusqu'à la poitrine, l'œil fixe et hagard, le nez pointu, se tenait sur le seuil de la première hutte, regardant vers la voiture.

Devant la porte de l'autre cassine, en face, était assis un enfant de trois ans, tout nu, sauf un lambeau de chemise qui lui pendait des épaules sur les cuisses; il était brun de peau, jaune de cheveux, et regardait d'un air curieux et doux.

Fritz observait ce spectacle étrange. La rue fangeuse descendant en écharpe dans le village, les granges pleines de paille, les hangars, les lucarnes ternes, les petites portes ouvertes, les toits effondrés: tout cela confus, entassé dans un étroit espace, se découpait pêle-mêle sur le fond verdoyant des forêts de sapins.

La voiture suivit le chemin à travers les fumiers, et un petit chien-loup noir, la queue en panache, vint aboyer contre Foux. Les gens alors se montrèrent aussi sur le seuil de leurs chaumières, vieux et jeunes, en bleus sales et pantalons de toile, la poitrine nue, la chemise débraillée.

À cinquante pas dans le village, apparut l'église à gauche, bien propre, bien blanche, les vitraux neufs, riante et pimpante au milieu de cette misère; le cimetière, avec ses petites croix, en faisait le tour.

«Nous y sommes», dit Hâan.

La voiture venait de s'arrêter dans un creux, au coin d'une maison peinte en jaune, la plus belle du village, après celle de M. le curé. Elle avait un étage, et cinq fenêtres sur la façade, trois en haut, deux en bas. La porte s'ouvrait de côté sous une espèce de hangar. Dans ce hangar étaient entassés des fagots, une scie, une hache et des coins; plus bas, descendaient en pente deux ou trois grosses pierres plates, déversant l'eau du toit dans le chemin où stationnait le char à bancs.

Fritz et Hâan n'eurent qu'à enjamber l'échelle de la voiture, pour mettre le pied sur ces pierres. Un petit homme, au nez de pie tourné à la friandise, les cheveux blond filasse aplatis sur le front, et les yeux bleu faïence, venait de s'avancer sur la porte, et disait:

«Hé! Hé! Hé! monsieur Hâan, vous arrivez deux jours plus tôt que l'année dernière.

—C'est vrai, Schnéegans, répondit le gros percepteur; mais je vous ai fait prévenir. Vous avez, bien sûr, ordonné les publications?

—Oui, monsieur Hâan, le beutel[13] est en route depuis ce matin; écoutez... le voilà qui tambourine justement sur la place.»

En effet, le roulement d'un tambour fêlé bourdonnait alors sur la place du village. Kobus s'étant retourné, vit, près de la fontaine, un grand gaillard en blouse, le chapeau à claque sur la nuque, la corne au milieu du dos, le nez rouge, les joues creuses, la caisse sur la cuisse, qui tambourinait, et finit par crier d'une voix glapissante, tandis qu'une foule de gens écoutaient aux lucarnes d'alentour:

«Faisons savoir que M. l'einnehmer[14] Hâan est à l'auberge du Cheval-Noir, pour attendre les contribuables qui n'ont pas encore payé, et qu'il attendra jusqu'à deux heures; après quoi, ceux qui ne seront pas venus, devront aller à Hunebourg dans la quinzaine, s'ils n'aiment mieux recevoir le steuerbôt[15]

Sur ce, le beutel remonta la rue, en continuant ses roulements, et Hâan ayant pris ses registres, entra dans la salle de l'auberge; Kobus le suivait. Ils gravirent un escalier de bois, et trouvèrent en haut une chambre semblable à celle du bas, seulement plus claire, et garnie de deux lits en alcôve si hauts qu'il fallait une chaise pour y monter. À droite se trouvait une table carrée. Deux ou trois chaises de bois dans l'angle des fenêtres, un vieux baromètre accroché derrière la porte, et, tout autour des murs blanchis à la chaux, les portraits de saint Maclof, de saint Iéronimus et de la Sainte Vierge, magnifiquement enluminés, complétaient l'ameublement de cette salle.

«Enfin, dit le gros percepteur en s'asseyant avec un soupir, nous y voilà! Tu vas voir quelque chose de curieux, Fritz.»

Il ouvrait ses registres et dévissait son encrier. Kobus, debout devant une fenêtre, regardait par-dessus les toits des maisons en face, l'immense vallée bleuâtre: les prairies au fond, dans la gorge, avant les prairies, les vergers remplis d'arbres fruitiers, les petits jardins entourés de palissades vermoulues ou de haies vives, et, tout autour, les sombres forêts de sapins; cela lui rappelait sa ferme de Meisenthâl!

Bientôt un grand tumulte se fit entendre au-dessous, dans la salle: tout le village, hommes et femmes, envahissait alors l'auberge. Au même instant, Schnéegans entrait, portant une bouteille de vin blanc et deux verres, qu'il déposa sur la table:

«Est-ce qu'il faut tous les faire monter à la fois? demanda-t-il.

—Non, l'un après l'autre, chacun à l'appel, répondit Hâan en emplissant les verres. Allons, bois un coup, Fritz! Nous n'aurons pas besoin d'ouvrir le grand sac aujourd'hui; je suis sûr qu'ils ont encore fait du bien à l'église.»

Et, se penchant sur la rampe, il cria:

«Frantz Laër!»

Aussitôt, un pas lourd fit crier l'escalier, pendant que le percepteur venait se rasseoir, et un grand gaillard en blouse bleue, coiffé d'un large feutre noir, entra. Sa figure longue, osseuse et jaune, semblait impassible. Il s'arrêta sur le seuil.

«Frantz Laër, lui dit Hâan, vous devez neuf florins d'arriéré et quatre florins de courant.»

L'autre leva sa blouse, mit la main dans la poche de son pantalon jusqu'au coude, et posa sur la table huit florins en disant:

«Voilà!

—Comment, voilà! Qu'est-ce que cela signifie? vous devez treize florins.

—Je ne peux pas donner plus; ma petite a fait sa première communion, il y a huit jours; ça m'a coûté beaucoup; j'ai aussi donné quatre florins pour le manteau neuf de saint Maclof.

—Le manteau neuf de saint Maclof?

—Oui, la commune a acheté un manteau neuf, tout ce qu'il y a de beau, avec des broderies d'or, pour saint Maclof, notre patron.

—Ah! très bien, fit Hâan, en regardant Kobus du coin de l'œil, il fallait dire cela tout de suite; du moment que vous avez acheté un manteau neuf pour saint Maclof.... Tâchez seulement qu'il n'ait pas besoin d'autre chose l'année prochaine. Je dis donc:—Reçu huit florins.»

Hâan écrivit la quittance et la remit à Laër en disant:

«Reste cinq florins à payer dans les trois mois, ou je serai forcé de recourir aux grands moyens.»

Le paysan sortit, et Hâan dit à Fritz:

«Voilà le meilleur du village, il est adjoint; tu peux juger des autres.»

Puis il cria de sa place:

«Joseph Besme!»

Un contribuable parut, un vieux bûcheron qui paya quatre florins sur douze; puis un autre, qui paya six florins sur dix-sept; puis un autre, deux florins sur treize, ainsi de suite: ils avaient tous donné pour le beau manteau de saint Maclof, et chacun d'eux avait un frère, une sœur, un enfant dans le purgatoire, qui demandait des messes; les femmes gémissaient, levaient les mains au ciel, invoquant la Sainte Vierge; les hommes restaient calmes.

Finalement, cinq ou six se suivirent sans rien payer; et Hâan furieux, s'élançant à la porte, se mit à crier d'une voix de tempête:

«Montez, montez tous, gueusards! montez ensemble!»

Il se fit un grand tumulte dans l'escalier. Hâan reprit sa place, et Kobus, à côté de lui, regarda vers la porte les gens qui entraient. En deux minutes, la moitié de la salle fut pleine de monde, hommes, femmes et jeunes filles, en blouse, en veste, en jupe rapiécée; tous secs, maigres, déguenillés, de véritables têtes de chevaux: le front étroit, les pommettes saillantes, le nez long, les yeux ternes, l'air impassible.

Quelques-uns, plus fiers, affectaient une espèce d'indifférence hautaine, leur grand feutre penché sur le dos, les deux poings dans les poches de leur veste, la cuisse en avant et les coudes en équerre. Deux ou trois vieilles, hagardes, l'œil allumé de colère et le mépris sur la lèvre; des jeunes filles pâles, les cheveux couleur filasse; d'autres, petites, le nez retroussé, brunes comme la myrtille sauvage, se poussaient du coude, chuchotaient entre elles, et se dressaient sur la pointe des pieds pour voir.

Le percepteur, la face pourpre, ses trois cheveux roussâtres debout sur sa grosse tête chauve, attendait que tout le monde fût en place, affectant de lire dans son registre. Enfin, il se retourna brusquement, et demanda si quelqu'un voulait encore payer.

Une vieille femme vint apporter douze kreutzers; tous les autres restèrent immobiles.

Alors Hâan, se retournant de nouveau, s'écria:

«Je me suis laissé dire que vous avez acheté un beau manteau neuf au patron de votre village; et comme les trois quarts d'entre vous n'ont pas de chemise à se mettre sur le dos, je pensais que le bienheureux saint Maclof, pour vous remercier de votre bonne idée, viendrait m'apporter lui-même l'argent de vos contributions. Tenez, mes sacs étaient déjà prêts, cela me réjouissait d'avance; mais personne n'est venu: le roi peut attendre longtemps, s'il espère que les saints du calendrier lui rempliront ses caisses!

«Je voudrais pourtant savoir ce que le grand saint Maclof a fait dans votre intention, et les services qu'il vous a rendus; pour que vous lui donniez tout votre argent.

«Est-ce qu'il vous a fait un chemin, pour emmener votre bois, votre bétail et vos légumes en ville? Est-ce qu'il paye les gendarmes qui mettent un peu d'ordre par ici? Est-ce que saint Maclof vous empêcherait de vous voler, de vous piller et de vous assommer les uns et les autres, si la force publique n'était pas là?

«N'est-ce pas une abomination de laisser toutes les charges au roi, de se moquer, comme vous, de celui qui paye les armées pour défendre la patrie allemande, les ambassadeurs pour représenter noblement la vieille Allemagne, les architectes, les ingénieurs, les ouvriers qui couvrent le pays de canaux, de routes, de ponts, d'édifices de toute sorte qui font l'honneur et la gloire de notre race; les steuerbôt, les fonctionnaires, les gendarmes qui permettent à chacun de conserver ce qu'il a; les juges qui rendent la justice, selon nos vieilles lois, nos anciens usages et nos droits écrits?... N'est-ce pas abominable que de ne pas songer à le payer, à l'aider comme d'honnêtes gens, et de porter tous vos kreutzers à saint Maclof, à Lalla-Roumpfel, à tous ces saints que personne ne connaît ni d'Ève ni d'Adam, dont il n'est pas dit un mot dans les saintes Écritures, et qui, de plus, vous mangent pour le moins cinquante jours de l'année, sans compter vos cinquante-deux dimanches?

«Croyez-vous donc que cela puisse durer éternellement? ne voyez-vous pas que c'est contraire au bon sens, à la justice... à tout?

«Si vous aviez un peu de cœur, est-ce que vous ne prendriez pas en considération les services que vous rend notre gracieux souverain, le père de ses sujets, celui qui vous met le pain à la bouche? Vous n'avez donc pas de honte de porter tous vos deniers à saint Maclof, tandis que moi, j'attends ici que vous payiez vos dettes envers l'État?

«Écoutez! si le roi n'était pas si bon, si rempli de patience, depuis longtemps il aurait fait vendre vos bicoques, et nous verrions si les saints du calendrier vous en rebâtiraient d'autres.

«Mais, puisque vous l'admirez tant, ce grand saint Maclof, pourquoi ne faites-vous donc pas comme lui, pourquoi n'abandonnez-vous pas vos femmes et vos enfants, pourquoi n'allez-vous pas, avec un sac sur le dos, à travers le monde, vivre de croûtes de pain et d'aumônes? Ce serait naturel de suivre son exemple! D'autres viendraient cultiver vos terres en friche, et se mettre en état de remplir leurs obligations envers le souverain.

«Regardez un peu seulement autour de vous, ceux de Schnéemath, de Hackmath, d'Ourmath, et d'ailleurs, qui rendent à César ce qui revient à César, et à Dieu ce qui revient à Dieu, selon les divines paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Regardez-les, ce sont de bons chrétiens; ils travaillent, et n'inventent pas tous les jours de nouvelles fêtes, pour avoir un prétexte de croupir dans la paresse, et de dépenser leur argent au cabaret. Ils n'achètent pas de manteaux brodés d'or; ils aiment mieux acheter des souliers à leurs enfants, tandis que vous autres, vous allez nu-pieds comme de vrais sauvages.

«Cinquante fêtes par an, pour mille personnes, font cinquante mille journées de travail perdues! Si vous êtes pauvres, misérables, si vous ne pouvez pas payer le roi, c'est aux saints du calendrier que la gloire en revient.

«Je vous dis ces choses parce qu'il n'y a rien dans le monde de plus ennuyeux que de venir ici tous les trois mois, pour remplir son devoir, et de trouver des gueux—misérables et nus par leur propre faute—qui ont encore l'air de vous regarder comme un Antéchrist, lorsqu'on leur demande ce qui est dû au souverain dans tous les pays chrétiens, et même chez des sauvages comme les Turcs et les Chinois. Tout l'univers paye des contributions, pour avoir de l'ordre et de la liberté dans le travail; vous seuls, vous donnez tout à saint Maclof, et, Dieu merci, chacun peut voir en vous regardant, de quelle manière il vous récompense!

«Maintenant, je vous préviens d'une chose: ceux qui n'auront pas payé d'ici huit jours, on leur enverra le steuerbôt. La patience de Sa Majesté est longue, mais elle a des bornes.

«J'ai parlé:—allez-vous-en, et souvenez-vous de ce que Hâan vient de vous dire: le steuerbôt arrivera pour sûr.»

Alors ils se retirèrent en masse sans répondre.

Fritz était stupéfait de l'éloquence de son camarade; quand les derniers contribuables eurent disparu dans l'escalier, il lui dit:

«Écoute, Hâan, tu viens de parler comme un véritable orateur; mais, entre nous, tu es trop dur avec ces malheureux.

—Trop dur! s'écria le percepteur, en levant sa grosse tête ébouriffée.

—Oui, tu ne comprends rien au sentiment... à la vie du sentiment....

—À la vie du sentiment? fit Hâan. Ah! ça! dis donc, tu veux te moquer de moi, Fritz.... Ha! ha! ha! je ne donne pas là-dedans comme le vieux rebbe Sichel... ta mine grave ne me trompe pas... je te connais!...

—Et je te dis, moi, s'écria Kobus, qu'il est injuste de reprocher à ces paysans de croire à quelque chose, et surtout de leur en faire un crime. L'homme n'est pas seulement sur la terre pour amasser de l'argent et pour s'emplir le ventre.... Ces pauvres gens, avec leur foi naïve et leurs pommes de terre, sont peut-être plus heureux que toi, avec tes omelettes, tes andouilles et ton bon vin.

—Hé! Hé! farceur, dit Hâan, en lui posant la main sur l'épaule, parle donc un peu pour deux; il me semble que nous n'avons vécu ni l'un ni l'autre d'ex-voto et de pommes de terre jusqu'à présent, et j'espère que cela ne nous arrivera pas de sitôt. Ah! c'est comme cela que tu veux te moquer de ton vieux Hâan. En voilà des idées et des théories d'un nouveau genre!»

Tout en discutant, ils se disposaient à descendre, lorsqu'un faible bruit s'entendit près de la porte. Ils se retournèrent et virent debout, contre le mur, une jeune fille de seize à dix-sept ans, les yeux baissés. Elle était pâle et frêle; sa robe de toile grise, recouverte de grosses pièces, s'affaissait contre ses hanches; de beaux cheveux blonds encadraient ses tempes; elle avait les pieds nus, et je ne sais quelle lointaine ressemblance remplit aussitôt Kobus d'une pitié attendrie, telle qu'il n'en avait jamais éprouvée: il lui sembla voir la petite Sûzel, mais défaite, malade, tremblante, épuisée par la grande misère. Son cœur se fondit, une sorte de froid s'étendit le long de ses joues.

Hâan, lui, regardait la jeune fille d'un air de mauvaise humeur.

«Que veux-tu? dit-il brusquement, les registres sont fermés, les perceptions finies; vous viendrez tous payer à Hunebourg.

—Monsieur le percepteur, répondit la pauvre enfant après un instant de silence, je viens pour ma grand-mère Ewig. Depuis cinq mois, elle ne peut plus se lever de son lit. Nous avons eu de grands malheurs; mon père a été pris sous sa schlitt[16] à la Kholplatz, l'hiver dernier... il est mort.... Ça nous a coûté beaucoup pour le repos de son âme.»

Hâan qui commençait à s'attendrir, regarda Fritz d'un œil indigné. «Tu l'entends, semblait-il dire, toujours saint Maclof!»

Puis, élevant la voix: «Ce sont des malheurs qui peuvent arriver à tout le monde, répondit-il; j'en suis fâché, mais quand je me présente à la caisse générale, on ne me demande pas si les gens sont heureux ou malheureux; on me demande combien d'argent j'apporte; et lorsqu'il n'y en a pas assez, il faut que j'en ajoute de ma propre poche. Ta grand-mère doit huit florins; j'ai payé pour elle l'année dernière, cela ne peut pas durer toujours.»

La pauvre petite était devenue toute triste, on voyait qu'elle avait envie de pleurer.

«Voyons, reprit Hâan, tu venais me dire qu'il n'y a rien, n'est-ce pas? que ta grand-mère n'a pas le sou; pour me dire cela, tu pouvais rester chez vous, je le savais déjà.»

Alors, sans lever les yeux, elle avança la main doucement et l'ouvrit, et l'on vit un florin dedans.

«Nous avons vendu notre chèvre... pour payer quelque chose...», dit-elle d'une voix brisée.

Kobus tourna la tête vers la fenêtre; son cœur grelottait.

«Des à-comptes, fit Hâan, toujours des à-comptes! encore, si la chose en valait la peine.»

Cependant, il rouvrit son registre en disant:

«Allons, viens!»

La petite s'approcha; mais Fritz, se penchant sur l'épaule du percepteur qui écrivait, lui dit à voix basse:

«Bah! laisse cela.

—Quoi? fit Hâan en le regardant stupéfait.

—Efface tout!

—Comment... efface?

—Oui!

—Reprends ton argent», dit Kobus à l'enfant. Et tout bas, à l'oreille de Hâan, il ajouta: «C'est moi qui paye!

—Les huit florins?

—Oui.»

Hâan déposa sa plume; il semblait rêveur, et, regardant la jeune fille, il lui dit d'un ton grave:

«Voici M. Kobus, de Hunebourg, qui paye pour vous. Tu diras cela à ta grand-mère. Ce n'est pas saint Maclof qui paye, c'est M. Kobus, un homme sérieux, raisonnable, qui fait cela par bon cœur.»

La petite leva les yeux, et Fritz vit qu'ils étaient d'un bleu doux, comme ceux de Sûzel, et pleins de larmes. Elle avait déjà posé son florin sur la table; il le prit, fouilla dans sa poche et en mit cinq ou six avec, en disant:

«Tiens, mon enfant, tâchez de ravoir votre chèvre, ou d'en acheter une autre aussi bonne. Tu peux t'en aller maintenant.»

Mais elle ne bougeait pas; c'est pourquoi Hâan, devinant sa pensée, dit:

«Tu veux remercier monsieur, n'est-ce pas?»

Elle inclina la tête en silence.

«C'est bon, c'est bon! fit-il. Naturellement nous savons ce que tu dois penser; c'est un bienfait du Ciel qui vous arrive. Tenez-vous au courant maintenant. Ce n'est pas grand-chose de mettre deux sous de côté par semaine, pour avoir la conscience tranquille. Va, ta grand-mère sera contente.»

La petite, regardant Kobus encore une fois, avec un sentiment de reconnaissance inexprimable, sortit et descendit l'escalier. Fritz, tout troublé, s'était approché de la fenêtre; il vit la pauvre enfant se mettre à courir en remontant la rue, on aurait dit qu'elle avait des ailes.

«Voilà nos affaires terminées, reprit Hâan; maintenant en route!»

En se retournant, Kobus le vit qui descendait déjà, les registres sous le bras et son gros dos arrondi. Il s'essuya les yeux, et descendit à son tour.

«Hé! leur cria Schnéegans en bas dans la grande salle, vous ne dînez pas avant de partir, monsieur le percepteur?

—Est-ce que tu as faim, Kobus? demanda Hâan.

—Non.

—Ni moi non plus; vous pouvez servir votre dîner à saint Maclof! Chaque fois que je viens dans ce gueux de pays, je suis comme éreinté durant quinze jours; tout cela me bouleverse. Attelez le cheval, Schnéegans, c'est tout ce qu'on vous demande.»

L'aubergiste sortit. Hâan et Fritz, sur la porte, le regardèrent tirer le cheval de l'écurie et le mettre à la voiture. Kobus monta. Hâan régla la note, prit les rênes et le fouet, et les voilà partis comme ils étaient venus.

Il pouvait être alors deux heures. Tous les gens du village, devant leurs baraques, les regardaient passer, sans qu'un seul eût l'idée de lever son chapeau.

Ils rentrèrent dans le chemin creux de la côte. Les ombres s'allongeaient alors du haut de la roche de Saint-Maclof jusque dans la vallée; l'autre côté de la montagne était éblouissant de lumière. Hâan paraissait rêveur; Fritz penchait la tête, s'abandonnant pour la première fois aux sentiments de tendresse et d'amour qui, depuis quelque temps, faisaient invasion dans son âme. Il fermait les yeux, et voyait passer devant ses paupières rouges, tantôt l'image de Sûzel, tantôt celle de la pauvre enfant de Wildland. Le percepteur, très attentif à conduire au milieu des roches et des ornières, ne disait mot.

À cinq heures, la voiture roulait dans le chemin sablonneux de Tiefenbach. Hâan, regardant alors Kobus, le vit comme assoupi, la tête ballottant doucement sur l'épaule; il alluma sa grosse pipe et laissa courir. Une demi-lieue plus loin, pour couper au court, il mit pied à terre, et, conduisant Foux par la bride, il prit le chemin escarpé du Tannewald. Fritz resta sur le siège; il ne dormait pas, comme le croyait son camarade, et s'abandonnait à ses rêves... jamais il n'avait tant rêvé de sa vie.

Cependant la nuit descendait sur les bois, le fond des vallées s'emplissait de ténèbres; mais les plus hautes cimes rayonnaient encore.

Après une bonne heure de marche ascendante, où Foux et Hâan s'arrêtaient de temps en temps pour reprendre haleine, la voiture atteignit enfin le plateau. Il ne restait plus qu'à traverser la forêt pour découvrir Hunebourg.

Le percepteur, qui malgré son gros ventre avait marché vigoureusement, mit alors le pied sur le timon, et, claquant du fouet, il enfonça sa large croupe dans le coussin de cuir.

«Allons! hop! hop!» s'écria-t-il.

Et Foux repartit dans le chemin des coupes, en trottant comme s'il n'eût pas déjà fait trois fortes lieues de montagne.

Ah! la belle vue, le beau coucher de soleil, quand, au sortir des vallées, vous découvrez tout à coup la lumière pourpre du soir, à travers les hauts panaches des bouleaux effilés dans le ciel, et que les mille parfums des bois voltigent autour de vous, embaumant l'air de leur haleine odorante!

La voiture suivait la lisière de la forêt; parfois tout était sombre, les branches des grands arbres descendaient en voûte; parfois un coin de ciel rouge apparaissait derrière les mille plantes jaillissant des fourrés; puis tout se cachait de nouveau, les broussailles défilaient, et le soleil descendait toujours: on le voyait chaque fois, au fond des percées lumineuses, d'un degré plus bas. Bientôt les pointes des hautes herbes se découpèrent sur sa face de bon vivant, une véritable face de Silène, pourpre et couronnée de pampres. Enfin il disparut, et de longs voiles d'or l'enveloppèrent dans les abîmes. Les teintes grises de la nuit envahirent le ciel; quelques étoiles tremblotaient déjà au-dessus des sombres massifs de la forêt, dans les profondeurs de l'infini.

À cette heure, la rêverie de Kobus devint plus grande encore et plus intime; il écoutait les roues tourner dans le sable, le pied du cheval heurter un caillou, quelques petits oiseaux filer à l'approche de la voiture. Cela durait depuis longtemps, lorsque Hâan s'aperçut qu'une courroie était lâchée; il fit halte et descendit. Fritz entrouvrit les yeux pour voir ce qui se passait: la lune se levait, le sentier était plein de lumière blanche.

Et comme le percepteur serrait la boucle de la courroie, tout à coup des faneuses et des faucheurs, qui se rendaient chez eux après le travail, se mirent à chanter ensemble le vieux lied:

«Quand je pense à ma bien-aimée!»

Le silence de la nuit était grand, mais il parut grandir encore, et les forêts elles-mêmes semblèrent prêter l'oreille à ces voix graves et douces, confondues dans un sentiment d'amour.

Ces gens ne devaient pas être très loin; on entendait leurs pas sur la lisière du bois; ils marchaient en cadence.

Hâan et Kobus avaient entendu cent fois le vieux lied; mais alors, il leur sembla si beau, si bien en rapport avec l'heure silencieuse, qu'ils l'écoutèrent dans une sorte de ravissement poétique. Mais Fritz éprouvait une bien autre émotion que celle de Hâan: parmi ces voix s'en trouvait une, douce, haute, pénétrante, qui commençait toujours le couplet et finissait la dernière, comme un soupir du ciel. Il croyait reconnaître cette voix fraîche, tendre, amoureuse, et son cœur tout entier était dans son oreille.

Au bout d'un instant, Hâan, qui tenait Foux par la bride, pour l'empêcher de secouer la tête, dit:

«Comme c'est juste! C'est pourtant ainsi que chantent les enfants de la vieille Allemagne. Allez donc ailleurs....

—Chut!» fit Kobus. Le vieux lied recommençait en s'éloignant, et la même voix s'élevait toujours plus haute, plus touchante que les autres; à la fin, un frémissement de feuillage la couvrit.

«C'est beau, ces vieilles chansons, dit le percepteur en remontant sur la voiture.

—Mais où sommes-nous donc? lui demanda Fritz tout pâle.

—Près de la roche des Tourterelles, à vingt minutes au-dessus de ta ferme, répondit Hâan en se rasseyant et fouettant le cheval, qui repartit.»

«C'était la voix de Sûzel, pensa Kobus, je le savais bien!»

Une fois hors du bois, Foux se mit à galoper: il sentait l'écurie. Hâan, tout joyeux de prendre sa chope le soir, parlait des talents de la vieille Allemagne, des vieux lieds, des anciens minnesingers. Kobus ne l'écoutait pas, sa pensée était ailleurs; ils avaient déjà dépassé la porte de Hildebrandt, les lumières, brillant dans toutes les maisons de la grande rue, avaient frappé ses yeux sans qu'il les vit, lorsque la voiture s'arrêta.

«Eh bien! vieux, tu peux descendre, te voilà devant ta porte», lui dit Hâan.

Il regarda et descendit.

«Bonsoir, Kobus! cria le percepteur.

—Bonne nuit», dit-il en montant l'escalier tout pensif. Ce soir-là, sa vieille Katel, heureuse de le revoir, voulut mettre toute la cuisine en feu, pour célébrer son retour, mais il n'avait pas faim.

«Non, dit-il, laisse cela; j'ai bien dîné... j'ai sommeil.»

Il alla se coucher.

Ainsi, ce bon vivant, ce gros gourmand, ce fin gourmet de Kobus se nourrissait alors d'une tranche de jambon le matin, et d'un vieux lied le soir; il était bien changé!


XIII

Dieu sait à quelle heure Fritz s'endormit cette nuit-là; mais il faisait grand jour lorsque Katel entra dans sa chambre et qu'elle vit les persiennes fermées.

«C'est toi, Katel? dit-il en se détirant les bras, qu'est-ce qui se passe?

—Le père Christel vient vous voir, monsieur; il attend depuis une demi-heure.

—Ah! le père Christel est là; eh bien! qu'il entre; entrez donc, Christel.

—Katel, pousse les volets.

—Eh! bonjour, bonjour, père Christel, tiens, tiens, c'est vous!» fit-il en serrant les deux mains du vieil anabaptiste, debout devant son lit, avec sa barbe grisonnante et son grand feutre noir.

Il le regardait, la face épanouie; Christel était tout étonné d'un accueil si enthousiaste.

«Oui, monsieur Kobus, dit-il en souriant, j'arrive de la ferme pour vous apporter un petit panier de cerises.... Vous savez, de ces cerises croquantes du cerisier derrière le hangar, que vous avez planté vous-même, il y a douze ans.»

Alors Fritz vit sur la table une corbeille de cerises, rangées et serrées avec soin dans de grandes feuilles de fraisier qui pendaient tout autour; elles étaient si fraîches, si appétissantes et si belles, qu'il en fut émerveillé:

«Ah! c'est bon, c'est bon! oui, j'aime beaucoup ces cerises-là! s'écria-t-il. Comment! vous avez pensé à moi, père Christel?

—C'est la petite Sûzel, répondit le fermier; elle n'avait pas de cesse et pas de repos. Tous les jours elle allait voir le cerisier, et disait: "Quand vous irez à Hunebourg, mon père, si les cerises sont mûres; vous savez que M. Kobus les aime!" Enfin, hier soir, je lui ai dit: "J'irai demain!" et, ce matin, au petit jour, elle a pris l'échelle et elle est allée les cueillir.»

Fritz, à chaque parole du père Christel, sentait comme un baume rafraîchissant s'étendre dans tout son corps. Il aurait voulu embrasser le brave homme, mais il se contint, et s'écria:

«Katel, apporte donc ces cerises par ici, que je les goûte!»

Et Katel les ayant apportées, il les admira d'abord; il lui semblait voir Sûzel étendre ces feuilles vertes au fond de la corbeille, puis déposer les cerises dessus, ce qui lui procurait une satisfaction intérieure, et même un attendrissement qu'on ne pourrait croire. Enfin, il les goûta, les savourant lentement et avalant les noyaux.

«Comme c'est frais! disait-il, comme c'est ferme, ces cerises qui viennent de l'arbre! On n'en trouve pas de pareilles sur le marché; c'est encore plein de rosée, et ça conserve tout son goût naturel, toute sa force et toute sa vie.»

Christel le regardait d'un air joyeux. «Vous aimez bien les cerises? fit-il.

—Oui, c'est mon bonheur. Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous.»

Il posa la corbeille sur le lit, entre ses genoux, et, tout en causant, il prenait de temps en temps une cerise et la savourait, les yeux comme troubles de plaisir.

«Ainsi, père Christel, reprit-il, tout le monde se porte bien chez vous, la mère Orchel?

—Très bien, monsieur Kobus.

—Et Sûzel aussi!

—Oui, Dieu merci, tout va bien. Depuis quelques jours Sûzel paraît seulement un peu triste; je la croyais malade, mais c'est l'âge qui fait cela, monsieur Kobus, les enfants deviennent rêveurs à cet âge.»

Fritz se rappelant la scène du clavecin, devint tout rouge et dit en toussant:

«C'est bon... oui... oui.... Tiens, Katel, mets ces cerises dans l'armoire, je serais capable de les manger toutes avant le dîner. Faites excuse, père Christel, il faut que je m'habille.

—Ne vous gênez pas, monsieur Kobus, ne vous gênez pas.»

Tout en s'habillant, Fritz reprit:

«Mais vous n'arrivez pas de Meisenthâl seulement pour m'apporter des cerises?

—Ah non! j'ai d'autres affaires en ville. Vous savez, quand vous êtes venu la dernière fois à la ferme, je vous ai montré deux bœufs à l'engrais. Quelques jours après votre départ, Schmoûle les a achetés; nous sommes tombés d'accord à trois cent cinquante florins. Il devait les prendre le 1er juin, ou me payer un florin pour chaque jour de retard. Mais voilà bientôt trois semaines qu'il me laisse ces bêtes à l'écurie. Sûzel est allée lui dire que cela m'ennuyait beaucoup; et comme il ne répondait pas, je l'ai fait assigner devant le juge de paix. Il n'a pas nié d'avoir acheté les bœufs; mais il a dit que rien n'était convenu pour la livraison, ni sur le prix des jours de retard; et comme le juge n'avait pas d'autre preuve, il a déféré le serment à Schmoûle, qui doit le prêter aujourd'hui à dix heures, entre les mains du vieux rebbe David Sichel, car les juifs ont leur manière de prêter serment.

—Ah bon! fit Kobus, qui venait de mettre sa capote et décrochait son feutre; voici bientôt dix heures, je vous accompagne chez David, et, aussitôt après, nous reviendrons dîner, vous dînez avec moi?

—Oh! monsieur Kobus, j'ai mes chevaux à l'auberge du Bœuf-Rouge.

—Bah! Bah! vous dînerez avec moi. Katel, tu nous feras un bon dîner. J'ai du plaisir à vous voir, Christel.» Ils sortirent. Tout en marchant, Fritz se disait en lui-même:

«N'est-ce pas étonnant! Ce matin, je rêvais de Sûzel, et voilà que son père m'apporte des cerises qu'elle a cueillies pour moi; c'est merveilleux, merveilleux!»

Et la joie intérieure rayonnait sur sa figure, il reconnaissait en ces choses le doigt de Dieu.

Quelques instants après, ils arrivèrent dans la cour de l'antique synagogue. Le vieux mendiant Frantzoze était là, sa sébile de bois sur les genoux; Kobus, dans son ravissement, y jeta un florin, et le père Christel pensa qu'il était généreux et bon.

Frantzoze leva sur lui des yeux tout surpris; mais il ne le regardait pas, il marchait la tête haute et riante, et s'abandonnait au bonheur d'avoir près de lui le père de la petite Sûzel: c'était comme un souffle du Meisenthâl dans ces hautes bâtisses sombres, un vrai rayon du ciel.

Comme pourtant les hommes ont des idées étranges; ce vieil anabaptiste, qui, deux ou trois mois avant, lui produisait l'effet d'un honnête paysan, et rien de plus, à cette heure, il l'aimait, il lui trouvait de l'esprit, et bien d'autres qualités qu'il n'avait pas reconnues jusqu'alors; il prenait fait et cause pour lui et s'indignait contre Schmoûle.

Cependant le vieux rebbe David, debout à sa fenêtre ouverte, attendait déjà Christel, Schmoûle et le greffier de la justice de paix. La vue de Kobus lui fit plaisir.

«Hé! te voilà, schaude, s'écria-t-il de loin; depuis huit jours on ne te voit plus.

—Oui, David, c'est moi, dit Fritz en s'arrêtant à la fenêtre; je t'amène Christel, mon fermier, un brave homme, et dont je réponds comme de moi-même; il est incapable d'avancer ce qui n'est pas....

—Bon, bon, interrompit David, je le connais depuis longtemps. Entrez, entrez, les autres ne peuvent tarder à venir: voici dix heures qui sonnent.»

Le vieux David était dans sa grande capote brune, luisante aux coudes; une calotte de velours noir coiffait le derrière de son crâne chauve, quelques cheveux gris voltigeaient autour; sa figure maigre et jaune, plissée de petites rides innombrables, avait un caractère rêveur, comme au jour du Kipour[17].

«Tu ne t'habilles donc pas? lui demanda Fritz.

—Non, c'est inutile. Asseyez-vous.» Ils s'assirent. La vieille Sourlé regarda par la porte de la cuisine entrouverte, et dit: «Bonjour, monsieur Kobus.

—Bonjour, Sourlé, bonjour. Vous n'entrez pas?

—Tout à l'heure, fit-elle, je viendrai.

—Je n'ai pas besoin de te dire, David, reprit Fritz, que pour moi Christel a raison, et que j'en répondrais sur ma propre tête.

—Bon! je sais tout cela, dit le vieux rebbe, et je sais aussi que Schmoûle est fin, très fin, trop fin même. Mais ne causons pas de ces choses; j'ai reçu la signification depuis trois jours, j'ai réfléchi sur cette affaire, et... tenez, les voici!»

Schmoûle, avec son grand nez en bec de vautour, ses cheveux d'un roux ardent, la petite blouse serrée aux reins par une corde, et la casquette plate sur les yeux, traversait alors la cour d'un air insouciant. Derrière lui marchait le secrétaire Schwân, le chapeau en tuyau de poêle tout droit sur sa grosse figure bourgeonnée, et le registre sous le bras. Une minute après, ils entrèrent dans la salle. David leur dit gravement:

«Asseyez-vous, messieurs.»

Puis il alla lui-même rouvrir la porte, que Schwân avait fermée par mégarde, et dit:

«Les prestations de serment doivent être publiques.»

Il prit dans un placard une grosse Bible, à couvercle de bois, les tranches rouges, et les pages usées par le pouce. Il l'ouvrit sur la table et s'assit dans son grand fauteuil de cuir. Il y avait alors quelque chose de grave dans toute sa personne, et de méditatif. Les autres attendaient. Pendant qu'il feuilletait le livre, Sourlé entra, et se tint debout derrière le fauteuil. Un ou deux passants, arrêtés sur l'escalier sombre de la rue des Juifs, regardaient d'un air curieux.

Le silence durait depuis quelques minutes, et chacun avait eu le temps de réfléchir, lorsque David, levant la tête et posant la main sur le livre, dit:

«M. le juge de paix Richter a déféré le serment à Isaac Schmoûle, marchand de bétail, sur cette question: "Est-il vrai qu'il a été convenu entre Isaac Schmoûle et Hans Christel, que Schmoûle viendrait prendre, dans la huitaine, une paire de bœufs achetés par lui le 22 mai dernier, et que, faute de venir, il payerait à Christel, pour chaque jour de retard, un florin comme dédommagement de la nourriture des bœufs?" Est-ce cela?

—C'est cela, dirent Schmoûle et l'anabaptiste ensemble.

—Il ne s'agit donc plus que de savoir si Schmoûle consent à prêter serment.

—Je suis venu pour ça, dit Schmoûle tranquillement, et je suis prêt.

—Un instant, interrompit le vieux rebbe en levant la main, un instant! Mon devoir, avant de recevoir un acte pareil, l'un des plus saints, des plus sacrés de notre religion, est d'en rappeler l'importance à Schmoûle.»

Alors, d'une voix grave, il se mit à lire: «Tu ne prendras point le nom de l'Éternel, ton Dieu, en vain. Tu ne diras point de faux témoignage!»

Puis, plus loin, il lut encore du même ton solennel:

«Quand il sera question de quelque chose où il y ait doute, touchant un bœuf ou un âne, ou un menu bétail, ou un habit, ou toute autre chose, la cause des deux parties sera portée devant le juge, et le serment de l'Éternel interviendra entre les deux parties.»

Schmoûle, en cet instant, voulut parler; mais, pour la seconde fois, David lui fit signe de se taire, et dit:

«"Tu ne prendras point le nom de l'Éternel ton Dieu en vain, tu ne porteras point de faux témoignage!" Ce sont deux commandements de Dieu que tout le peuple d'Israël entendit parmi les tonnerres et les éclairs, tremblant et se tenant au loin dans le désert de Sinaï.

«Et voici maintenant ce que l'Éternel dit à celui qui viole ses commandements:

«Si tu n'obéis pas à la voix de l'Éternel ton Dieu, pour prendre garde à ce que je te prescris aujourd'hui, les cieux qui sont sur ta tête seront d'airain, et la terre qui est sous tes pieds sera de fer.

«L'Éternel te donnera, au lieu de pluie, de la poussière et de la cendre; l'Éternel te frappera, toi et ta postérité, de plaies étranges, de plaies grandes et de durée, de maladies malignes et de durée.

«L'étranger montera au-dessus de toi fort haut, et tu descendras fort bas; il te prêtera, et tu ne lui prêteras point.

«L'Éternel enverra sur toi la malédiction et la ruine de toutes les choses où tu mettras la main et que tu feras, jusqu'à ce que tu sois détruit. Tes filles et tes fils seront livrés à l'étranger, et tes yeux le verront et se consumeront tout le jour en regardant vers eux, et ta main n'aura aucune force pour les délivrer.

«Ta vie sera comme pendante devant toi, et tu seras dans l'effroi nuit et jour. Tu diras le matin: Qui me fera voir le soir? Et le soir, tu diras: Qui me fera voir le matin?

«Et toutes ces malédictions t'arriveront et te poursuivront, et reposeront sur toi, jusqu'à ce que tu sois exterminé, parce que tu n'auras pas obéi à la voix de l'Éternel ton Dieu, pour garder ses commandements et ses statuts qu'il t'a donnés!

«Ce sont ici les paroles de l'Éternel!» reprit David en levant la tête.

Il regardait Schmoûle, qui restait les yeux fixés sur la Bible, et paraissait rêver profondément.

«Maintenant, Schmoûle, poursuivit-il, tu vas prêter serment sur ce livre, en présence de l'Éternel qui t'écoute; tu vas jurer qu'il n'a rien été convenu entre Christel et toi, ni pour le délai, ni pour les jours de retard, ni pour le prix de la nourriture des bœufs pendant ces jours. Mais garde-toi de prendre des détours dans ton cœur, pour t'autoriser à jurer, si tu n'es pas sûr de la vérité de ton serment; garde-toi de te dire, par exemple, en toi-même: "Ce Christel m'a fait tort, il m'a causé des pertes, il m'a empêché de gagner dans telle circonstance." Ou bien: "Il a fait tort à mon père, à mes proches, et je rentre ainsi dans ce qui me serait revenu naturellement." Ou bien: "Les paroles de notre convention avaient un double sens, il me plaît à moi de les tourner dans le sens qui me convient; elles n'étaient pas assez claires, et je puis les nier." Ou bien: "Ce Christel m'a pris trop cher, ses bœufs valent moins que le prix convenu, et je reste de cette façon dans la vraie justice, qui veut que la marchandise et le prix soient égaux, comme les deux côtés d'une balance." Ou bien encore: "Aujourd'hui, je n'ai pas la somme entière, plus tard je réparerai le dommage", ou toute autre pensée de ce genre.

«Non, tous ces détours ne trompent point l'œil de l'Éternel; ce n'est point dans ces pensées, ni dans d'autres semblables que tu dois jurer, ce n'est pas d'après ton propre esprit, qui peut être entraîné vers le mal par l'intérêt, qu'il faut prêter serment, ce n'est pas sur ta pensée, c'est sur la mienne qu'il faut te régler; et tu ne peux rien ajouter ni rien retrancher, par ruse ou autrement, à ce que je pense.

«Donc, moi David Sichel, j'ai cette pensée simple et claire:—Schmoûle a-t-il promis un florin à Christel pour la nourriture des bœufs qu'il a achetés, et, pour chaque jour de retard après la huitaine, l'a-t-il promis? S'il ne l'a pas promis à Christel, qu'il pose la main sur le livre de la loi, et qu'il dise: "Je jure non! je n'ai rien promis!" Schmoûle, approche, étends la main, et jure!»

Mais Schmoûle, levant alors les yeux, dit:

«Trente florins ne sont pas une somme pour prêter un serment pareil. Puisque Christel est sûr que j'ai promis—moi, je ne me rappelle pas bien—je les payerai, et j'espère que nous resterons bons amis. Plus tard, il me fera regagner cela, car ses bœufs sont réellement trop chers. Enfin, ce qui est dû est dû, et jamais Schmoûle ne prêtera serment pour une somme encore dix fois plus forte, à moins d'être tout à fait sûr.»

Alors David, regardant Kobus d'un œil extrêmement fin, répondit:

«Et tu feras bien, Schmoûle; dans le doute, il vaut mieux s'abstenir.»

Le greffier avait inscrit le refus du serment, il se leva, salua l'assemblée et sortit avec Schmoûle, qui, sur le seuil, se retourna et dit d'un ton brusque:

«Je viendrai prendre les bœufs demain à huit heures, et je payerai.

—C'est bon», répondit Christel en inclinant la tête. Quand ils furent seuls, le vieux rebbe se mit à sourire. «Schmoûle est fin, dit-il, mais nos vieux talmudistes étaient encore plus fins que lui; je savais bien qu'il n'irait pas jusqu'au bout: voilà pourquoi je ne me suis pas habillé.

—Eh! s'écria Fritz, oui, je le vois, vous avez du bon tout de même dans la religion.

—Tais-toi, épicaures, répondit David en refermant la porte et reportant la Bible dans l'armoire; sans nous, vous seriez tous des païens, c'est par nous que vous pensez depuis deux mille ans; vous n'avez rien inventé, rien découvert. Réfléchis seulement un peu combien de fois vous vous êtes divisés et combattus depuis ces deux mille ans, combien de sectes et de religions vous avez formées! Nous, nous sommes toujours les mêmes depuis Moïse, nous sommes toujours les fils de l'Éternel, vous êtes les fils du temps et de l'orgueil; avec le moindre intérêt on vous fait changer d'opinion, et nous, pauvres misérables, tout l'univers réuni n'a pu nous faire abandonner une seule de nos lois.

—Ces paroles montrent bien l'orgueil de la race, dit Fritz; jusqu'à présent, je te croyais un homme modeste en ses pensées, mais je vois maintenant que tu respires l'orgueil dans le fond de ton âme.

—Et pourquoi serais-je modeste? s'écria David en nasillant. Si l'Éternel nous a choisis, n'est-ce point parce que nous valons mieux que vous?

—Tiens, tais-toi, fit Kobus en riant, cette vanité m'effraye; je serais capable de me fâcher.

—Fâche-toi donc à ton aise, dit le vieux rebbe, il ne faut pas te gêner.

—Non, j'aime mieux t'inviter à prendre le café chez moi, vers une heure; nous causerons, nous rirons, et ensuite nous irons goûter la bière de mars; cela te convient-il?

—Soit, fit David, j'y consens, le chardon gagne toujours à fréquenter la rose.»

Kobus allait s'écrier: «Ah! décidément, c'est trop fort!» mais il s'arrêta et dit avec finesse: «C'est moi qui suis la rose!»

Alors tous trois ne purent s'empêcher de rire. Christel et Fritz sortirent bras dessus bras dessous, se disant entre eux: «Est-il fin ce rebbe David! Il a toujours quelque vieux proverbe qui vient à propos pour vous réjouir. C'est un brave homme.» Tout se passant comme il avait été convenu: Christel et Kobus dînèrent ensemble, David vint au dessert prendre le café, puis ils se rendirent à la brasserie du Grand-Cerf. Fritz était dans un état de jubilation extraordinaire, non seulement parce qu'il marchait entre son vieil ami David et le père de Sûzel, mais encore parce qu'il avait une bouteille de steinberg dans la tête, sans parler du bordeaux et du kirschenwasser. Il voyait les choses de ce bas monde comme à travers un rayon de soleil: sa face charnue était pourpre, et ses grosses lèvres se retroussaient par un joyeux sourire. Aussi quel enthousiasme éclata lorsqu'il parut ainsi sous la toile grise en auvent, à la porte du Grand-Cerf.

«Le voilà! le voilà! criait-on de tous les côtés, la chope haute, voici Kobus!»

Et lui, riant, répétait:

«Oui, le voilà! ha! ha! ha!»

Il entrait dans les bancs et donnait des poignées de main à tous ses vieux camarades.

Durant les huit jours qui venaient de se passer, on se demandait partout:

«Qu'est-il devenu? quand le reverrons-nous?

Et le vieux Krautheimer se désolait, car toutes ses pratiques trouvaient la bière mauvaise.

Enfin, il s'assit au milieu de la jubilation universelle, et fit asseoir le père Christel à sa droite. David alla regarder Frédéric Schoultz, le gros Hâan, Speck et cinq ou six autres qui faisaient une partie de rams à deux kreutzers la marque.

On se mit à boire de cette fameuse bière de mars, qui vous monte au nez comme le vin de Champagne. En face, à la brasserie des Deux-Clefs, les hussards de Frédéric-Wilhelm buvaient de la bière en cruchons, les bouchons partaient comme des coups de pistolets; on se saluait d'un côté de la rue à l'autre, car les bourgeois de Hunebourg sont toujours bien avec les militaires, sans frayer pourtant ensemble, ni les recevoir dans leurs familles, chose toujours dangereuse.

À chaque instant le père Christel disait:

«Il est temps que je parte, monsieur Kobus; faites excuse, je devrais déjà être depuis deux heures à la ferme.

—Bah! s'écria Fritz en lui posant la main sur l'épaule, ceci n'arrive pas tous les jours, père Christel; il faut bien de temps en temps s'égayer et se dégourdir l'esprit. Allons, encore une chope!»

Et le vieil anabaptiste, un peu gris, se rasseyait en pensant: «Cela fera la sixième! Pourvu que je ne verse pas en route!»

Puis il disait: «Mais, monsieur Kobus, qu'est-ce que pensera ma femme si je rentre à moitié gris? Jamais elle ne m'aura vu dans cet état!

—Bah! bah! le grand air dissipe tout, père Christel, et puis vous n'aurez qu'à dire: "M. Kobus l'a voulu!" Sûzel prendra votre défense.

—Ça, c'est vrai, s'écriait alors Christel en riant, c'est vrai: tout ce que dit et fait M. Kobus est bien! Allons, encore une chope!»

Et la chope arrivait, elle se vidait; la servante en apportait une autre, ainsi de suite.

Or, sur le coup de trois heures, à l'église Saint-Sylvestre, et comme on ne pensait à rien, une troupe d'enfants tourna le coin de l'auberge du Cygne, en courant vers la porte de Landau; puis quelques soldats parurent, portant un de leurs camarades sur un brancard; puis d'autres enfants en foule; c'était un roulement de pas sur le pavé, qui s'entendait au loin.

Tout le monde se penchait aux fenêtres et sortait des maisons pour voir. Les soldats remontaient la rue de la Forge, du côté de l'hôpital, et devaient passer devant la brasserie du Grand-Cerf.

Aussitôt les parties furent abandonnées; on se dressa sur les bancs: Hâan, Schoultz, David, Kobus, les servantes, Krautheimer, enfin tous les assistants. D'autres accouraient de la salle, et l'on se disait à voix basse: «C'est un duel! c'est un duel!»

Cependant le brancard approchait lentement; deux hommes le portaient; c'était une civière pour sortir le fumier des écuries de la caserne de cavalerie; le soldat couché dessus, les jambes pendant entre les bras du brancard, la tête de côté sur sa veste roulée, était extrêmement pâle; il avait les yeux fermés, les lèvres entrouvertes et le devant de la chemise plein de sang. Derrière venaient les témoins, un vieux hussard à sourcils jaunâtres et grosses moustaches rousses en paraphe sur ses joues brunes; il portait le sabre du blessé sous le bras, le baudrier jeté sur l'épaule, et semblait tout à fait calme. L'autre, plus jeune et tout blond, était comme abattu, il tenait le shako; puis arrivaient deux sous-officiers, se retournant à chaque pas, comme indignés de voir tout ce monde.

Quelques hussards, devant la brasserie des Deux-Clefs, criaient au vieux qui portait le sabre: «Rappel! eh! Rappel!» C'était sans doute leur maître d'armes; mais il ne répondit pas et ne tourna même pas la tête.

Au passage des deux derniers, Frédéric Schoultz, en sa qualité d'ancien sergent de la landwehr, s'écria du haut de sa chaise:

«Hé! camarades... camarades!» Un d'eux s'arrêta. «Qu'est-ce qui se passe donc, camarade?

—Ça, mon ancien, c'est un coup de sabre en l'honneur de Mlle Grédel, la cuisinière du Bœuf-Rouge.

—Ah!

—Oui! un coup de pointe en riposte et sans parade; elle est venue trop tard.

—Et le coup a porté?

—À deux lignes au-dessous du téton droit.» Schoultz allongea la lèvre; il semblait tout fier de recevoir une réponse. On écoutait, penchés autour d'eux. «Un vilain coup, fit-il, j'ai vu ça dans la campagne de France.» Mais le hussard, voyant ses camarades entrer dans la ruelle de l'hôpital, porta la main à son oreille et dit: «Faites excuse!» Alors il rejoignit sa troupe, et Schoultz promenant un regard satisfait sur l'assistance, se rassit en disant: «Quand on est soldat, il faut tirer le sabre; ce n'est pas comme les bourgeois qui s'assomment à coups de poing.» Il avait l'air de dire: «Voilà ce que j'ai fait cent fois!» Et plus d'un l'admirait. Mais d'autres, en grand nombre, gens raisonnables et pacifiques, murmuraient entre eux: «Est-il possible que des hommes se tuent pour une cuisinière! C'est tout à fait contre nature. Cette Grédel méritait d'être chassée de la ville, à cause des passions funestes qu'elle excite entre les hussards.»

Fritz ne disait rien, il semblait méditatif, et ses yeux brillaient d'un éclat singulier. Mais le vieux rebbe, à son tour, s'étant mis à dire: «Voilà comment des êtres créés par Dieu se massacrent pour des choses de rien!» Tout à coup il s'emporta d'une façon étrange.

«Qu'appelles-tu des choses de rien, David? s'écria-t-il d'une voix retentissante. L'amour n'a-t-il pas inspiré, dans tous les temps et dans tous les lieux, les plus belles actions et les plus hautes pensées? N'est-il pas le souffle de l'Éternel lui-même, le principe de la vie, de l'enthousiasme, du courage et du dévouement? Il t'appartient bien de profaner ainsi la source de notre bonheur et de la gloire du genre humain. Ôte l'amour à l'homme, que lui reste-t-il? l'égoïsme, l'avarice, l'ivrognerie, l'ennui et les plus misérables instincts; que fera-t-il de grand, que dira-t-il de beau? Rien, il ne songera qu'à se remplir la panse!»

Tous les assistants s'étaient retournés ébahis de son emportement; Hâan le regardait de ses gros yeux par-dessus l'épaule de Schoultz, qui lui-même se tordait le cou pour voir si c'était bien Kobus qui parlait, car il ne pouvait en croire ses oreilles.

Mais Fritz ne faisait nulle attention à ces choses.

«Voyons, David, reprit-il en s'animant de plus en plus, quand le grand Homérus, le poète des poètes, nous montre les héros de la Grèce qui s'en vont par centaines sur leurs petits bateaux pour réclamer une belle femme qui s'est sauvée de chez eux, traversent les mers et s'exterminent pendant dix ans avec ceux d'Asie pour la ravoir, crois-tu qu'il ait inventé cela? Crois-tu que ce n'était pas la vérité qu'il disait? Et s'il est le plus grand des poètes, n'est-ce pas parce qu'il a célébré la plus grande chose et la plus sublime qui soit sous le ciel: l'amour! Et si l'on appelle le chant de votre roi Salomon, Le Cantique des cantiques, n'est-ce pas aussi parce qu'il chante l'amour, plus noble, plus grand, plus profond que tout le reste dans le cœur de l'homme? Quand il dit dans ce Cantique des cantiques: "Ma bien aimée, tu es belle comme la voûte des étoiles, agréable comme Jérusalem, redoutable comme des armées qui marchent, leurs enseignes déployées." Est-ce qu'il ne veut pas dire que rien n'est plus beau, plus invincible et plus doux que l'amour? Et tous vos prophètes n'ont-ils pas dit la même chose? Et depuis le Christ, l'amour n'a-t-il pas converti les peuples barbares? n'est-ce pas avec un simple ruban rose, qu'il faisait d'une espèce sauvage un chevalier?

«Si de nos jours tout est moins grand, moins beau, moins noble qu'autrefois, n'est-ce pas parce que les hommes ne connaissent plus l'amour véritable, et qu'ils se marient pour de l'argent? Eh bien! moi, David, entends-tu, je dis et soutiens que l'amour vrai, l'amour pur est la seule chose qui change le cœur de l'homme, la seule qui l'élève et qui mérite qu'on donne sa vie pour elle. Je trouve que ces hommes ont bien fait de se battre puisque chacun ne pouvait renoncer à son amour, sans s'en reconnaître lui-même indigne.

—Hé! s'écria Hâan à l'autre table, comment peux-tu parler de cela, toi? Tu n'as jamais été amoureux; tu raisonnes de ces choses comme un aveugle des couleurs.»

Fritz, à cette apostrophe, resta tout interdit; il regarda Hâan d'un œil terne, ayant l'air de vouloir lui répondre, et bredouilla quelques mots confus en avalant sa chope.

Plusieurs alors se mirent à rire. Aussitôt Kobus, relevant sa grosse tête, dont les cheveux s'ébouriffaient comme s'ils eussent été vivants, s'écria d'un air étrange:

«C'est vrai, je n'ai jamais été amoureux! Mais si j'avais eu le bonheur de l'être, je me serais fait massacrer plutôt que de renoncer à mon amoureuse, ou j'aurais exterminé l'autre.

—Oh! oh! fit Hâan d'un ton un peu moqueur, en battant les cartes, oh! Kobus, tu n'aurais pas été si féroce.

—Pas si féroce! dit-il les deux mains écarquillées. Nous sommes deux vieux amis, n'est-ce pas, Hâan? Eh bien! si j'étais amoureux, et si tu me paraissais seulement convoiter par la pensée celle que j'aurais choisie... je t'étranglerais!»

En disant cela, ses yeux étaient rouges, il n'avait pas l'air de plaisanter; les autres non plus ne riaient pas.

«Et, ajouta-t-il en levant le doigt, je voudrais que toute la ville et le pays à la ronde eussent un grand respect pour mon amoureuse; quand même elle ne serait pas de mon rang, de ma condition et de ma fortune: le moindre blâme sur elle deviendrait la cause d'une terrible bataille.

—Alors, dit Hâan, Dieu fasse que tu ne tombes jamais amoureux, car tous les hussards de Frédéric-Wilhelm ne sont pas morts, plus d'un courrait la chance de mourir si ton amoureuse était jolie.»

Les sourcils de Fritz tressaillirent. «C'est possible, fit-il en se rasseyant, car il s'était dressé. Moi je serais fier, je serais glorieux de me battre pour une si belle cause! N'ai-je pas raison, Christel?

—Tout à fait, monsieur Kobus, dit l'anabaptiste un peu gris; notre religion est une religion de paix, mais dans le temps, lorsque j'étais amoureux d'Orchel, oui, Dieu me le pardonne! j'aurais été capable de me battre à coups de faux pour l'avoir. Grâce au Ciel, il n'a pas fallu répandre de sang; j'aime bien mieux n'avoir rien à me reprocher.»

Fritz voyant que tout le monde l'observait, comprit l'imprudence qu'il venait de commettre. Le vieux rebbe David surtout ne le quittait pas de l'œil, et semblait vouloir lire au fond de son âme. Quelques instants après, le père Christel s'étant écrié pour la vingtième fois:

«Mais, monsieur Kobus, il se fait tard, on m'attend; Orchel et Sûzel doivent être inquiètes.»

Il lui répondit enfin:

«Oui, maintenant il est temps; je vais vous reconduire à la voiture.»

C'était un prétexte qu'il prenait pour se retirer. L'anabaptiste se leva donc, disant:

«Oh! si vous aimez mieux rester, je trouverai bien le chemin de l'auberge tout seul.

—Non, je vous accompagne.» Ils sortirent du banc et traversèrent la place. Le vieux David partit presque aussitôt qu'eux. Fritz, ayant mis le père Christel en route, rentra chez lui prudemment. Ce jour-là, au moment de se coucher, Sourlé, voyant le vieux rebbe murmurer des paroles confuses, cela lui parut étrange.

«Qu'as-tu donc, David, lui demanda-t-elle, je te vois parler tout bas depuis le souper, à quoi penses-tu?

—C'est bon, c'est bon, fit-il en se tirant la couverture sur la barbiche, je rêve à ces paroles du prophète: "J'ai été jaloux pour Héva d'une grande jalousie!" et à celles-ci: "En ces temps arriveront des choses extraordinaires, des choses nouvelles et heureuses!"

—Pourvu que ce soit à nous qu'il ait songé en disant cela, répliqua Sourlé.

Amen, fit le vieux rebbe; tout vient à point à qui sait attendre. Dormons en paix!»


XIV

Kobus aurait dû se repentir le lendemain, de ses discours inconsidérés à la brasserie du Grand-Cerf; il aurait dû même en être désolé, car, peu de jours avant, s'étant aperçu que le vin lui déliait la langue, et qu'il trahissait les pensées secrètes de son âme, il s'était dit: «La vigne est un plant de Gomorrhe; ses grappes sont pleines de fiel, et ses pépins sont amers; tu ne boiras plus le jus de la treille.»

Voilà ce qu'il s'était dit; mais le cœur de l'homme est entre les mains de l'Éternel, il en fait ce qu'il lui plaît: il le tourne au nord, il le tourne au midi. C'est pourquoi Fritz, en s'éveillant, ne songea même point à ce qui s'était passé à la brasserie.

Sa première pensée fut que Sûzel était agréable en sa personne; il se mit à la contempler en lui-même, croyant entendre sa voix et voir son sourire.

Il se rappela l'enfant pauvre de Wildland, et s'applaudit de l'avoir secourue, à cause de sa ressemblance avec la fille de l'anabaptiste; il se rappela aussi le chant de Sûzel au milieu des faneuses et des faucheurs; et cette voix douce, qui s'élevait comme un soupir dans la nuit, lui sembla celle d'un ange du ciel.

Tout ce qui s'était accompli depuis le premier jour du printemps lui revint en mémoire comme un rêve: il revit Sûzel paraître au milieu de ses amis Hâan, Schoultz, David et Iôsef, simple et modeste, les yeux baissés, pour embellir la dernière heure du festin; il la revit à la ferme, avec sa petite jupe de laine bleue, lavant le linge de la famille, et, plus tard, assise auprès de lui, toute timide et tremblante, tandis qu'il chantait, et que le clavecin accompagnait d'un ton nasillard le vieil air:

«Rosette, «Si bien faite, «Donne-moi ton cœur, ou je vas mourir!»

Et songeant à ces choses avec attendrissement, son plus grand désir était de revoir Sûzel.

«Je vais aller au Meisenthâl, se disait-il; oui, je partirai après le déjeuner... il faut absolument que je la revoie!»

Ainsi s'accomplissaient les paroles du rebbe David à sa femme: «En ces temps arriveront des choses extraordinaires!»

Ces paroles se rapportaient au changement de Kobus, et montraient aussi la grande finesse du vieux rabbin.

Tout en mettant ses bas, l'idée revint à Fritz, que le père Christel lui avait dit la veille que Sûzel irait à la fête de Bischem, aider sa grand-mère à faire la tarte. Alors il ouvrit de grands yeux, et se dit au bout d'un instant:

«Sûzel doit être déjà partie; la fête de Bischem, qui tombe le jour de la Saint-Pierre, est pour demain dimanche.»

Cela le rendit tout méditatif.

Katel vint servir le déjeuner; il mangea d'assez bon appétit, et, aussitôt après, se coiffant de son large feutre, il sortit faire un tour sur la place, où se promenaient d'habitude le gros Hâan et le grand Schoultz, entre neuf et dix heures. Mais ils ne s'y trouvaient pas, et Fritz en fut contrarié, car il avait résolu de les emmener avec lui, le lendemain, à la fête de Bischem.

«Si j'y vais tout seul, pensait-il, après ce que j'ai dit hier à la brasserie, on pourrait bien se douter de quelque chose; les gens sont si malins, et surtout les vieilles, qui s'inquiètent tant de ce qui ne les regarde pas! Il faut que j'emmène deux ou trois camarades, alors ce sera une partie de plaisir pour manger du pâté de veau et boire du petit vin blanc, une simple distraction à la monotonie de l'existence.»

Il monta donc sur les remparts, et fit le tour de la ville, pour voir ce que Hâan et Schoultz étaient devenus; mais il ne les vit pas dans les rues, et supposa qu'ils devaient se trouver dehors, à faire une partie de quilles au Panier-Fleuri, chez le père Baumgarten, au bord du Losser.

Sur cette pensée, Fritz s'avança jusque près de la porte de Hildebrandt, et, regardant du côté du bouchon, qui se trouve à une demi-portée de canon de Hunebourg, il crut remarquer en effet des figures derrière les grands saules.

Alors, tout joyeux, il descendit du talus, passa sous la porte, et se mit en route, en suivant le sentier de la rivière. Au bout d'un quart d'heure, il entendait déjà les grands éclats de rire de Hâan, et la voix forte de Schoultz criant: «Deux! pas de chance!...»

Et, se penchant sur le feuillage, il découvrit devant la maisonnette—dont la grande toiture descendait sur le verger à deux ou trois pieds du sol, tandis que la façade blanche était tapissée d'un magnifique cep de vigne—il découvrit ses deux camarades en manches de chemise, leurs habits jetés sur les haies, et deux autres, le secrétaire de la mairie, Hitzig, sa perruque posée sur sa canne fichée en terre, et le professeur Speck, tous les quatre en train d'abattre des quilles au bout du treillage d'osier qui longe le pignon.

Le gros Hâan se tenait solidement établi, la boule sous le nez, la face pourpre, les yeux à fleur de tête, les lèvres serrées et ses trois cheveux droits sur la nuque comme des baguettes: il visait! Schoultz et le vieux secrétaire regardaient à demi courbés, abaissant l'épaule et se balançant, les mains croisées sur le dos; le petit Sépel Baumgarten, plus loin, à l'autre bout, redressait les quilles.

Enfin Hâan, après avoir bien calculé, laissa descendre son gros bras en demi-cercle, et la boule partit en décrivant une courbe imposante.

Aussitôt de grands cris s'élevèrent: «Cinq!» et Schoultz se baissa pour ramasser une boule, tandis que le secrétaire prenait Hâan par le bras et lui parlait, levant le doigt d'un geste rapide, sans doute pour lui démontrer une faute qu'il avait commise. Mais Hâan ne l'écoutait pas et regardait vers les quilles; puis il alla se rasseoir au bout du banc, sous la charmille transparente, et remplit son verre gravement.

Cette petite scène champêtre réjouit Fritz.

«Les voilà dans la joie, pensa-t-il; c'est bon, je vais leur poser la chose avec finesse, cela marchera tout seul.»

Il s'avança donc.

Le grand Frédéric Schoultz, maigre, décharné, après avoir bien balancé sa boule, venait de la lancer; elle roulait comme un lièvre qui déboule dans les broussailles, et Schoultz, les bras en l'air, s'écriait: «Der Koenig! der Koenig![18]» lorsque Fritz, arrêté derrière lui, partit d'un éclat de rire, en disant:

«Ah! le beau coup! approche, que je te mette une couronne sur la tête.»

Tous les autres se retournant alors, s'écrièrent:

«Kobus! à la bonne heure... à la bonne heure... on le voit donc une fois par ici!

—Kobus, dit Hâan, tu vas entrer dans la partie; nous avons commandé une bonne friture, et ma foi, il faut que tu la payes!

—Hé! dit Fritz en riant, je ne demande pas mieux; je ne suis pas de force, mais c'est égal, j'essayerai de vous battre tout de même.

—Bon! s'écria Schoultz, ma partie était en train; j'en ai quinze, on te les donne! Cela te convient-il?

—Soit, dit Kobus, en ôtant sa capote et ramassant une boule; je suis curieux de savoir si je n'ai pas oublié depuis l'année dernière.

—Père Baumgarten! criait le professeur Speck, père Baumgarten!» L'aubergiste parut.

«Apportez un verre pour M. Kobus, et une autre bouteille. Est-ce que la friture avance?

—Oui, monsieur Speck.

—Vous la ferez plus forte, puisque nous sommes un de plus.»

Baumgarten, le dos courbé comme un furet, rentra chez lui en trottinant; et dans le même instant Fritz lançait sa boule avec tant de force, qu'elle tombait comme une bombe de l'autre côté du jeu, dans le verger de la poste aux chevaux.

Je vous laisse à penser la joie des autres; ils se balançaient sur leurs bancs, les jambes en l'air, et riaient tellement que Hâan dut ouvrir plusieurs boutons de sa culotte pour ne pas étouffer.

Enfin, la friture arriva, une magnifique friture de goujons tout croustillants et scintillants de graisse, comme la rosée matinale sur l'herbe, et répandant une odeur délicieuse.

Fritz avait perdu la partie; Hâan, lui frappant sur l'épaule, s'écria tout joyeux:

«Tu es fort, Kobus, tu es très fort! Prends seulement garde, une autre fois, de ne pas défoncer le ciel, du côté de Landau.»

Alors ils s'assirent, en manches de chemise, autour de la petite table moisie. On se mit à l'œuvre. Tout en riant, chacun se dépêchait de prendre sa bonne part de la friture; les fourchettes d'étain allaient et venaient comme la navette d'un tisserand; les mâchoires galopaient, l'ombre de la charmille tremblotait sur les figures animées, sur le grand plat fleuronné, sur les gobelets moulés à facettes et sur la haute bouteille jaune, où pétillait le vin blanc du pays.

Près de la table, sur sa queue en panache était assis Mélac, un petit chien-loup appartenant au Panier-Fleuri, blanc comme la neige, le nez noir comme une châtaigne brûlée, l'oreille droite et l'œil luisant. Tantôt l'un, tantôt l'autre, lui jetait une bouchée de pain ou une queue de poisson, qu'il happait au vol.

C'était un joli coup d'œil.

«Ma foi, dit Fritz, je suis content d'être venu ce matin, je m'ennuyais, je ne savais que faire; d'aller toujours à la brasserie, c'est terriblement monotone.

—Hé! s'écria Hâan, si tu trouves la brasserie monotone, toi, ce n'est pas ta faute, car, Dieu merci! tu peux te vanter de t'y faire du bon sang; tu t'es joliment moqué du monde, hier, avec tes citations du Cantique des cantiques. Ha! ha! ha!

—Maintenant, ajouta le grand Schoultz en levant sa fourchette, nous connaissons cet homme grave: quand il est sérieux, il faut rire, et quand il rit, il faut se défier.»

Fritz se mit à rire de bon cœur. «Ah! vous avez donc éventé la mèche, fit-il, moi qui croyais....

—Kobus, interrompit Hâan, nous te connaissons depuis longtemps, ce n'est pas à nous qu'il faut essayer d'en faire accroire. Mais, pour en revenir à ce que tu disais tout à l'heure, il est malheureusement vrai que cette vie de brasserie peut nous jouer un mauvais tour. Si l'on voit tant d'hommes gras avant l'âge, des êtres asthmatiques, boursouflés et poussifs, des goutteux, des graveleux, des hydropiques par centaines, cela vient de la bière de Francfort, de Strasbourg, de Munich, ou de partout ailleurs; car la bière contient trop d'eau, elle rend l'estomac paresseux, et quand l'estomac est paresseux, cela gagne tous les membres.

—C'est très vrai, monsieur Hâan, dit alors le professeur Speck, mieux vaut boire deux bouteilles de bon vin, qu'une seule chope de bière; elles contiennent moins d'eau, et, par suite, disposent moins à la gravelle: l'eau dépose des graviers dans la vessie, chacun sait cela; et, d'un autre côté, la graisse résulte également de l'eau. L'homme qui ne boit que du vin a donc la chance de rester maigre très longtemps, et la maigreur n'est pas aussi difficile à porter que l'obésité.

—Certainement, monsieur Speck, certainement, répondit Hâan, quand on veut engraisser le bétail, on lui fait boire de l'eau avec du son: si on lui faisait boire du vin il n'engraisserait jamais. Mais, outre cela, ce qu'il faut à l'homme, c'est du mouvement; le mouvement entretient nos articulations en bon état, de sorte qu'on ne ressemble pas à ces charrettes qui crient chaque fois que les roues tournent; chose fort désagréable. Nos anciens, doués d'une grande prévoyance, pour éviter cet inconvénient, avaient le jeu de quilles, les mâts de cocagne, les courses en sac, les parties de patins et de glissades, sans compter la danse, la chasse et la pêche; maintenant, les jeux de cartes de toute sorte ont prévalu, voilà pourquoi l'espèce dégénère.

—Oui, c'est déplorable, s'écria Fritz en vidant son gobelet, déplorable! Je me rappelle que, dans mon enfance, tous les bons bourgeois allaient aux fêtes de villages avec leurs femmes et leurs enfants; maintenant on croupit chez soi, c'est un événement quand on sort de la ville. Aux fêtes de village, on chantait, on dansait, on tirait à la cible, on changeait d'air; aussi nos anciens vivaient cent ans; ils avaient les oreilles rouges, et ne connaissaient pas les infirmités de la vieillesse. Quel dommage que toutes ces fêtes soient abandonnées!

—Ah! cela, s'écria Hâan, très fort sur les vieilles mœurs, cela, Kobus, résulte de l'extension des voies de communication. Autrefois, quand les routes étaient rares, quand il n'existait pas de chemins vicinaux, on ne voyait pas circuler tant de commis voyageurs, pour offrir dans chaque village, les uns leur poivre et leur cannelle, les autres leurs étrilles et leurs brosses, les autres leurs étoffes de toutes sortes. Vous n'aviez pas à votre porte l'épicier, le quincaillier, le marchand de drap. On attendait, dans chaque famille, telle fête pour faire les provisions du ménage. Aussi les fêtes étaient plus riches et plus belles, les marchands étant sûrs de vendre, arrivaient de fort loin. C'était le bon temps des foires de Francfort, de Leipzig, de Hambourg, en Allemagne; de Liège et de Gand, dans les Flandres; de Beaucaire, en France. Aujourd'hui, la foire est perpétuelle, et jusque dans nos plus petits villages, on trouve de tout pour son argent. Chaque chose a son bon et mauvais côté; nous pouvons regretter les courses en sac et le tir au mouton, sans blâmer les progrès naturels du commerce.

—Tout cela n'empêche pas que nous sommes des ânes de croupir au même endroit, répliqua Fritz, lorsque nous pourrions nous amuser, boire de bon vin, danser, rire et nous goberger de toutes les façons. S'il fallait aller à Beaucaire ou dans les Flandres, on pourrait trouver que c'est un peu loin; mais quand on a tout près de soi des fêtes agréables, et tout à fait dans les vieilles mœurs, il me semble qu'on ferait bien d'y aller.

—Où cela? s'écria Hâan.

—Mais à Hartzwiller, à Rorbach, à Klingenthal. Et tenez, sans aller si loin, je me rappelle que mon père me conduisait tous les ans à la fête de Bischem, et qu'on servait là des pâtés délicieux... délicieux!»

Il se baisait le bout des doigts; Hâan le regardait comme émerveillé.

«Et qu'on y mangeait des écrevisses grosses comme le poing, poursuivit-il, des écrevisses beaucoup meilleures que celles du Losser, et qu'on y buvait du petit vin blanc très... très passable; ce n'était pas du johannisberg, ni du steinberg, sans doute, mais cela vous réjouissait le cœur tout de même!

—Eh! s'écria Hâan, pourquoi ne nous as-tu pas dit cela depuis longtemps; nous aurions été là! Parbleu, tu as raison, tout à fait raison.

—Que voulez-vous, je n'y ai pas pensé!

—Et quand arrive cette fête? demanda Schoultz.

—Attends, attends, c'est le jour de la Saint-Pierre.

—Mais, s'écria Hâan, c'est demain!

—Ma foi, je crois que oui, dit Fritz. Comme cela se rencontre! Voyons, êtes-vous décidés, nous irons à Bischem?

—Cela va sans dire! cela va sans dire! s'écrièrent Hâan et Schoultz.

—Et ces messieurs?» Speck et Hitzig s'excusèrent sur leurs fonctions. «Eh bien, nous irons nous trois, dit Fritz en se levant.

Oui, j'ai toujours gardé le meilleur souvenir des écrevisses, du pâté et du petit vin blanc de Bischem.

—Il nous faut une voiture? fit observer Hâan.

—C'est bon, c'est bon, répondit Kobus en payant la note, je me charge de tout.»

Quelques instants après, ces bons vivants étaient en route pour Hunebourg, et on pouvait les entendre d'une demi-lieue célébrer les pâtés de village, les kougelhof et les küchlen, qu'ils disaient leur rappeler le bon temps de leur enfance. L'un parlait de sa tante, l'autre de sa grand-mère; on aurait dit qu'ils allaient les revoir et les faire ressusciter, en buvant du petit vin à la fête de Bischem.

C'est ainsi que l'ami Fritz eut la satisfaction de pouvoir rencontrer Sûzel, sans donner l'éveil à personne.


XV

On peut se figurer si Kobus était content. Des idées de magnificence et de grandeur se débattaient alors dans sa tête; il voulait voir Sûzel, et se montrer à elle dans une splendeur inaccoutumée; il voulait en quelque sorte l'éblouir; il ne trouvait rien d'assez beau pour la frapper d'admiration.

Dans un temps ordinaire, il aurait loué la voiture et la vieille rosse d'un Baptiste Krômer pour faire le voyage; mais alors, cela lui parut indigne de Kobus. Immédiatement après le dîner, il prit sa canne derrière la porte et se rendit à la poste aux chevaux, sur la route de Kaiserslautern, chez maître Johann Fânen, lequel avait dix chaises de poste sous ses hangars, et quatre-vingts chevaux dans ses écuries.

Fânen était un homme de soixante ans, propriétaire des grandes prairies qui longent le Losser, un homme riche et pourtant simple dans ses mœurs; gros, court, revêtu d'une souquenille de toile, coiffé d'un large chapeau de crin, ayant la barbe longue de huit jours toute grisonnante, et ses joues rondes et jaunes sillonnées de grosses rides circulaires.

C'est ainsi que le trouva Fritz, en train de faire étriller des chevaux dans la cour de la poste.

Fânen, le reconnaissant de loin, vint à sa rencontre jusqu'à la porte cochère, et, levant son chapeau, le salua disant:

«Hé! bonjour, monsieur Kobus; qu'est-ce qui me procure le plaisir et l'honneur de votre visite?

—Monsieur Fânen, répondit Fritz en souriant, j'ai résolu de faire une partie de plaisir à la fête de Bischem, avec mes amis Hâan et Schoultz. Toutes les voitures de la ville sont en route, à cause de la rentrée des foins; il n'y a pas moyen de trouver un char à bancs. Ma foi, me suis-je dit, allons voir M. Fânen, et prenons une voiture de poste; vingt ou trente florins ne sont pas la mort d'un homme, et quand on veut s'amuser, il faut faire les choses grandement. Voilà mon caractère.»

Le maître de poste trouva ce raisonnement très juste. «Monsieur Kobus, dit-il, vous faites bien, et je vous approuve; quand j'étais jeune, j'aimais à rouler rondement et à mon aise; maintenant je suis vieux, mais j'ai toujours les mêmes idées: ces idées sont bonnes, quand on a le moyen de les avoir comme vous et moi.» Il conduisit Fritz sous son hangar. Là se trouvaient des calèches à la nouvelle mode de Paris, légères comme des plumes, ornées d'écussons, et si belles, si gracieuses, qu'on aurait pu les mettre dans un salon, comme des meubles remarquables par leur élégance. Kobus les trouva fort jolies; et malgré cela, un goût naturel pour la somptuosité cossue lui fit choisir une grande berline rembourrée de soie intérieurement, un peu lourde, il est vrai, mais que Fânen lui dit être la voiture des personnages de distinction. Il la choisit donc, et alors le maître de poste l'introduisit dans ses vastes écuries. Sous un plafond blanchi à la chaux, long de cent vingt pas, large de soixante, et soutenu par douze piliers en cœur de chêne, étaient rangés sur deux lignes, et séparés l'un de l'autre par des barrières, soixante chevaux, gris, noirs, bruns, pommelés, la croupe ronde et luisante, la queue nouée en flot, le jarret solide, la tête haute; les uns hennissant et piétinant, les autres tirant le fourrage du râtelier, d'autres se tournant à demi pour voir. La lumière, arrivant du fond par deux hautes fenêtres, éclairait cette écurie de longues traînées d'or. Les grandes ombres des piliers s'allongeaient sur le pavé, propre comme un parquet, sonore comme un roc. Cet ensemble avait quelque chose de vraiment beau, et même de grand.

Les garçons d'écurie étrillaient et bouchonnaient: un postillon, en petite veste bleue brodée d'argent, son chapeau de toile cirée sur la nuque, conduisait un cheval vers la porte; il allait sans doute partir en estafette.

Le père Fânen et Fritz passèrent lentement derrière les chevaux.

«Il vous en faut deux, dit le maître de poste, choisissez.»

Kobus, après avoir passé son inspection, choisit deux vigoureux roussins gris pommelés, qui devaient aller comme le vent. Puis il entra dans le bureau avec M. Fânen, et tirant de sa poche une longue bourse de soie verte à glands d'or, il solda de suite le compte, disant qu'il voulait avoir la voiture à sa porte le lendemain vers neuf heures, et demandant pour postillon le vieux Zimmer, qui avait conduit autrefois l'empereur Napoléon Ier.

Cela fait, entendu, arrêté, le père Fânen le reconduisit jusque hors la cour; ils se serrèrent la main, et Fritz, satisfait, se remit en route vers la ville.

Tout en marchant, il se figurait la surprise de Sûzel, du vieux Christel et de tout Bischem, lorsqu'on les verrait arriver, claquant du fouet et sonnant du cor. Cela lui procurait une sorte d'attendrissement étrange, surtout en songeant à l'admiration de la petite Sûzel.

Le temps ne lui durait pas. Comme il se rapprochait ainsi de Hunebourg, tout rêveur, le vieux rebbe David, revêtu de sa belle capote marron, et Sourlé, coiffée de son magnifique bonnet de tulle à larges rubans jaunes, attirèrent ses regards dans le petit sentier qui longe les jardins au pied des glacis. C'était leur habitude de faire un tour hors de la ville tous les jours de sabbat; ils se promenaient bras dessus bras dessous, comme de jeunes amoureux, et chaque fois David disait à sa femme:

«Sourlé, quand je vois cette verdure, ces blés qui se balancent, et cette rivière qui coule lentement, cela me rend jeune, il me semble encore te promener comme à vingt ans, et je loue le Seigneur de ses grâces.»

Alors la bonne vieille était heureuse, car David parlait sincèrement et sans flatterie.

Le rebbe avait aussi vu Fritz par-dessus la haie, quand il fut à l'entrée des chemins couverts, il lui cria:

«Kobus!... Kobus!... arrive donc ici!»

Mais Fritz, craignant que le vieux rabbin ne voulût se moquer de son discours à la brasserie du Grand-Cerf, poursuivit son chemin en hochant la tête.

«Une autre fois, David, une autre fois, dit-il, je suis pressé.»

Et le rebbe souriant avec finesse dans sa barbiche, pensa:

«Sauve-toi, je te rattraperai tout de même.»

Enfin Kobus rentra chez lui vers quatre heures. Quoique les fenêtres fussent ouvertes, il faisait très chaud, et ce n'est pas sans un véritable bonheur qu'il se débarrassa de sa capote.

«Maintenant, nous allons choisir nos habits et notre linge, se disait-il tout joyeux, en tirant les clefs du secrétaire. Il faut que Sûzel soit émerveillée, il faut que j'efface les plus beaux garçons de Bischem, et qu'elle rêve de moi. Dieu du ciel, viens à mon aide, que j'éblouisse tout le monde!»

Il ouvrit les trois grands placards, qui descendaient du plafond jusqu'au parquet. Mme Kobus la mère, et la grand-mère Nicklausse avaient eu l'amour du beau linge, comme le père et le grand-père avaient eu l'amour du bon vin. On peut se figurer, d'après cela, quelle quantité de nappes damassées, de serviettes à filets rouges, de mouchoirs, de chemises et de pièces de toile se trouvaient entassés là-dedans; c'était incroyable. La vieille Katel passait la moitié de son temps à plier et déplier tout cela pour renouveler l'air; à le saupoudrer de réséda, de lavande et de mille autres odeurs, pour en écarter les mites. On voyait même tout au haut, pendus par le bec, deux martins-pêcheurs au plumage vert et or, et tout desséchés: ces oiseaux ont la réputation d'écarter les insectes.

L'une des armoires était pleine d'antiques défroques, de tricornes à cocarde, de perruques, d'habits de peluche à boutons d'argent larges comme des cymbales, de cannes à pomme d'or et d'ivoire, de boîtes à poudre, avec leurs gros pinceaux de cygne; cela remontait au grand-père Nicklausse, rien n'était changé; ces braves gens auraient pu revenir et se rhabiller au goût du dernier siècle, sans s'apercevoir de leur long sommeil.

Dans l'autre compartiment se trouvaient les vêtements de Fritz. Tous les ans, il se faisait prendre mesure d'un habillement complet, par le tailleur Herculès Schneider, de Landau; il ne mettait jamais ces habits, mais c'était une satisfaction pour lui de se dire: «Je serais à la mode comme le gros Hâan si je voulais, heureusement j'aime mieux ma vieille capote; chacun son goût.»

Fritz se mit donc à contempler tout cela dans un grand ravissement. L'idée lui vint que Sûzel pourrait avoir le goût du beau linge, comme la mère et la grand-mère Kobus; qu'alors elle augmenterait les trésors du ménage, qu'elle aurait le trousseau de clefs, et qu'elle serait en extase matin et soir devant ces armoires.

Cette idée l'attendrit, et il souhaita que les choses fussent ainsi, car l'amour du bon vin et du beau linge fait les bons ménages.

Mais, pour le moment il s'agissait de trouver la plus belle chemise, le plus beau mouchoir, la plus belle paire de bas et les plus beaux habits. Voilà le difficile.

Après avoir longtemps regardé, Kobus, fort embarrassé, s'écria:

«Katel! Katel!»

La vieille servante, qui tricotait dans la cuisine, ouvrit la porte.

«Entre donc, Katel, lui dit Fritz, je suis dans un grand embarras: Hâan et Schoultz veulent absolument que j'aille avec eux à la fête de Bischem; ils m'ont tant prié, que j'ai fini par accepter. Mais à cette fête arrivent des centaines de Prussiens, des juges, des officiers, un tas de gens glorieux, mis à la dernière mode de France, et qui nous regardent par-dessus l'épaule, nous autres Bavarois. Comment m'habiller? Je ne connais rien à ces choses-là, moi, ce n'est pas mon affaire.»

Les petits yeux de Katel se plissèrent; elle était heureuse de voir qu'on avait besoin d'elle dans une circonstance aussi grave, et déposant son tricot sur la table, elle dit:

«Vous avez bien raison de m'appeler, monsieur. Dieu merci, ce ne sera pas la première fois que j'aurai donné des conseils pour se bien vêtir selon le temps et les personnes. M. le juge de paix, votre père, avait coutume de m'appeler quand il allait en visite de cérémonie; c'est moi qui lui disais: "Sauf votre respect, monsieur le juge, il vous manque encore ceci ou cela." Et c'était toujours juste; chacun devait reconnaître en ville, que, pour la belle et bonne tenue, M. Kobus n'avait pas son pareil.

—Bon! bon! je te crois, dit Fritz, et je suis content de savoir cela, quoique les modes soient bien changées depuis.

—Les modes peuvent changer tant qu'on voudra, répondit Katel en approchant l'échelle de l'armoire, le bon sens ne change jamais. Nous allons d'abord vous chercher une chemise. C'est dommage qu'on ne porte plus de culotte, car vous avez la jambe bien faite, comme monsieur votre père; et la perruque vous aurait aussi bien convenu, une belle perruque poudrée à la française; c'était magnifique! Mais aujourd'hui les gens comme il faut et les paysans sont tous pareils. Il faudra pourtant que les vieilles modes reviennent tôt ou tard, pour faire la différence; on ne s'y reconnaît plus!»

Katel était alors sur l'échelle, et choisissait une chemise avec soin. Fritz, en bas, attendait en silence. Elle redescendit enfin, portant une chemise et un mouchoir sur ses mains étendues d'un air de vénération; et les déposant sur la table, elle dit:

«Voici d'abord le principal; nous verrons si vos Prussiens ont des chemises et des mouchoirs pareils. Ceci, monsieur Kobus, étaient les chemises et les mouchoirs de grande cérémonie de M. le juge de paix. Regardez-moi la finesse de cette toile, et la magnificence de ce jabot à six rangées de dentelles; et ces manchettes, les plus belles qu'on ait jamais vues à Hunebourg; regardez ces oiseaux à longues queues et ces feuilles brodées dans les jours, quel travail, seigneur Dieu, quel travail!»

Fritz, qui ne s'était jamais plus occupé de choses semblables que des habitants de la lune, passait les doigts sur les dentelles, et les contemplait d'un air d'extase, tandis que la vieille servante, les mains croisées sur son tablier, exprimait tout haut son enthousiasme:

«Peut-on croire, monsieur, que des mains de femmes aient fait cela! disait-elle, n'est-ce pas merveilleux?

—Oui c'est beau! répondait Kobus, songeant à l'effet qu'il allait produire sur la petite Sûzel avec ce superbe jabot étalé sur l'estomac, et ces manchettes autour des poignets; crois-tu, Katel, que beaucoup de personnes soient capables d'apprécier un tel ouvrage?

—Beaucoup de personnes! D'abord toutes les femmes, monsieur, toutes; quand elles auraient gardé les oies jusqu'à cinquante ans, toutes savent ce qui est riche, ce qui est beau, ce qui convient. Un homme avec une chemise pareille, quand ce serait le plus grand imbécile du monde, aurait la place d'honneur dans leur esprit; et c'est juste, car s'il manquait de bon sens, ses parents en auraient eu pour lui.»

Fritz partit d'un éclat de rire:

«Ha! ha! ha! tu as de drôles d'idées, Katel, fit-il; mais c'est égal, je crois que tu n'as pas tout à fait tort. Maintenant il nous faudrait des bas.

—Tenez, les voici, monsieur, des bas de soie; voyez comme c'est souple, moelleux! Mme Kobus elle-même, les a tricotés avec des aiguilles aussi fines que des cheveux: c'était un grand travail. Maintenant on fait tout au métier, aussi quels bas! On a bien raison de les cacher sous des pantalons.»

Ainsi s'exprima la vieille servante, et Kobus, de plus en plus joyeux, s'écria:

—Allons, allons, tout cela prend une assez bonne tournure; et si nous avons des habits un peu passables, je commence à croire que les Prussiens auront tort de se moquer de nous.

—Mais, au nom du Ciel, dit Katel, ne me parlez donc pas toujours de vos Prussiens! de pauvres diables qui n'ont pas dix thalers en poche, et qui se mettent tout sur le dos, pour avoir l'air de quelque chose. Nous sommes d'autres gens! nous savons où reposer notre tête le soir, et ce n'est pas sur un caillou, Dieu merci! Et nous savons aussi où trouver une bouteille de bon vin, quand il nous plaît d'en boire une. Nous sommes des gens connus, établis; quand on parle de M. Kobus, on sait que sa ferme est à Meisenthâl, son bois de hêtres à Michelsberg....

—Sans doute, sans doute; mais ce sont de beaux hommes ces officiers prussiens, avec leurs grandes moustaches, et plus d'une jeune fille, en les voyant....

—Ne croyez donc pas les filles si bêtes, interrompit Katel, qui tirait alors de l'armoire plusieurs habits, et les étalait sur la commode; les filles savent aussi faire la différence d'un oiseau qui passe dans le ciel, et d'un autre qui tourne à la broche; le plus grand nombre aiment à se tenir au coin du feu, et celles qui regardent les Prussiens, ne valent pas la peine qu'on s'en occupe. Mais tenez, voici vos habits, il n'en manque pas.»

Fritz se mit à contempler sa garde-robe; et, au bout d'un instant, il dit: «Cette capote à collet de velours noir me donne dans l'œil, Katel.

—Que pensez-vous, monsieur? s'écria la vieille en joignant les mains, une capote pour aller avec une chemise à jabot!

—Et pourquoi pas? l'étoffe en est magnifique.

—Vous voulez être habillé, monsieur?

—Sans doute.

—Eh bien, prenez donc cet habit bleu de ciel, qui n'a jamais été mis. Regardez!» Elle découvrait les boutons dorés, encore garnis de leur papier de soie:

«Je ne me connais pas de nouvelles modes; mais cet habit m'a l'air beau; c'est simple, bien découpé, c'est aussi léger pour la saison, et puis le bleu de ciel va bien aux blonds. Il me semble, monsieur, que cet habit vous irait tout à fait bien.

—Voyons», dit Kobus. Il mit l'habit. «C'est magnifique.... Regardez-vous un peu.

—Et derrière, Katel?

—Derrière, il est admirable, monsieur, il vous fait une taille de jeune homme.»

Fritz, qui se regardait dans la glace, rougit de plaisir. «Est-ce vrai?

—C'est tout à fait sûr, monsieur, je ne l'aurais jamais cru; ce sont vos grosses capotes qui vous donnent dix ans de plus, c'est étonnant.»

Elle lui passait la main sur le dos: «Pas un pli!» Kobus, pirouettant alors sur les talons, s'écria: «Je prends cet habit. Maintenant un gilet, là tu comprends, quelque chose de superbe, dans le genre de celui-ci, mais plus de rouge.» Katel ne put s'empêcher de rire:

«Vous êtes donc comme les paysans du Kokesberg, qui se mettent du rouge depuis le menton jusqu'aux cuisses! du rouge avec un habit bleu ciel, mais on en rirait jusqu'au fond de la Prusse, et cette fois les Prussiens auraient raison.

—Que faut-il donc mettre? demanda Fritz, riant lui-même de sa première idée.

—Un gilet blanc, monsieur, une cravate blanche brodée, votre beau pantalon noisette. Tenez, regardez vous-même.» Elle disposait tout à l'angle de la commode:

«Toutes ces couleurs sont faites l'une pour l'autre, elles vont bien ensemble; vous serez léger, vous pourrez danser, si cela vous plaît, vous aurez dix ans de moins. Comment! vous ne voyez pas cela? Il faut qu'une pauvre vieille comme moi vous dise ce qui vous convient!»

Elle se prit à rire, et Kobus, la regardant avec surprise, dit:

«C'est vrai. Je pense si rarement aux habits....

—Et c'est votre tort, monsieur; l'habit vous fait un homme. Il faut encore que je cire vos bottes fines, et vous serez tout à fait beau; toutes les filles tomberont amoureuses de vous.

—Oh! s'écria Fritz, tu veux rire?

—Non, depuis que j'ai vu votre vraie taille, ça m'a changé les idées, hé! hé! hé! mais il faudra bien serrer votre boucle. Et dites donc, monsieur, si vous alliez trouver à cette fête une jolie fille qui vous plaise bien, et que finalement... hé! hé! hé!»

Elle riait de sa bouche édentée en le regardant, et lui, tout rouge, ne savait que répondre. «Et toi, fit-il à la fin, que dirais-tu?

—Je serais contente.

—Mais tu ne serais plus la maîtresse à la maison.

—Eh! mon Dieu, la maîtresse de tout faire, de tout surveiller, de tout conserver. Ah! qu'il nous en vienne seulement, qu'il nous en vienne une jeune maîtresse, bonne et laborieuse, qui me soulage de tout cela, je serai bien heureuse, pourvu qu'on me laisse bercer les petits enfants.

—Alors, tu ne serais pas fâchée, là, sérieusement!

—Au contraire! Comment voulez-vous... tous les jours je me sens plus roide, mes jambes ne vont plus; cela ne peut pas durer toujours. J'ai soixante-quatre ans, monsieur, soixante-quatre ans bien sonnés....

—Bah! tu te fais plus vieille que tu n'es, dit Fritz—intérieurement satisfait de ce désir, qui s'accordait si bien avec le sien—; je ne t'ai jamais vue plus vive, plus alerte.

—Oh! vous n'y regardez pas de près.

—Enfin, dit-il en riant, le principal, c'est que tout soit en ordre pour demain.»

Il examina de nouveau son bel habit, son gilet blanc, sa cravate à coins brodés, son pantalon noisette et sa chemise à jabot. Puis, regardant Katel qui attendait.

«C'est tout? fit-il.

—Oui, monsieur.

—Eh bien! maintenant, je vais boire une bonne chope.

—Et moi, préparer le souper.» Il décrocha sa grosse pipe d'écume de la muraille, et sortit en sifflant comme un merle. Katel rentra dans la cuisine.


XVI

Le lendemain, dès huit heures et demie, le grand Schoultz, tout fringant, vêtu de nankin des pieds à la tête, la petite canne de baleine à la main, et la casquette de chasse en cuir bouilli carrément plantée sur sa longue figure brune un peu vineuse, montait l'escalier de Kobus quatre à quatre. Hâan, en petite redingote verte, gilet de velours noir à fleurs jaunes tout chargé de breloques, et coiffé d'un magnifique castor blanc à longs poils, le suivait lentement, sa main grassouillette sur la rampe, et faisant craquer ses escarpins à chaque pas. Ils semblaient joyeux, et s'attendaient sans doute à trouver leur ami Kobus en capote grise et pantalon couleur de rouille, comme d'habitude.

«Eh bien, Katel, s'écria Schoultz, regardant dans la cuisine entrouverte. Eh bien! est-il prêt?

—Entrez, messieurs, entrez», dit la vieille servante en souriant.

Ils traversèrent l'allée et restèrent stupéfaits sur le seuil de la grande salle; Fritz était là, devant la glace, vêtu comme un mirliflore: il avait la taille cambrée dans son habit bleu de ciel, la jambe tendue et comme dessinée en parafe dans son pantalon noisette, le menton rose, frais, luisant, l'oreille rouge, les cheveux arrondis sur la nuque, et les gants beurre frais boutonnés avec soin sous des manchettes à trois rangs de dentelles. Enfin c'était un véritable Cupidon qui lance des flèches.

«Oh! oh! oh! s'écria Hâan, oh! oh! oh! Kobus.... Kobus!...»

Et sa voix se renflait, de plus en plus ébahie.

Schoultz, lui, ne disait rien; il restait le cou tendu, les mains appuyées sur sa petite canne; finalement, il dit aussi:

«Ça, c'est une trahison, Fritz, tu veux nous faire passer pour tes domestiques.... Cela ne peut pas aller... je m'y oppose.»

Alors Kobus, se retournant, les yeux troubles d'attendrissement, car il pensait à la petite Sûzel, demanda:

«Vous trouvez donc que cela me va bien?

—C'est-à-dire, s'écria Hâan, que tu nous écrases, que tu nous anéantis! Je voudrais bien savoir pourquoi tu nous as tendu ce guet-apens.

—Hé! fit Kobus en riant, c'est à cause des Prussiens.

—Comment! à cause des Prussiens?

—Sans doute; ne savez-vous pas que des centaines de Prussiens vont à la fête de Bischem; des gens glorieux, mis à la dernière mode, et qui nous regardent de haut en bas, nous autres Bavarois.

—Ma foi non, je n'en savais rien, dit Hâan.

—Et moi, s'écria Schoultz, si je l'avais su, j'aurais mis mon habit de landwehr, cela m'aurait mieux posé qu'une camisole de nankin; on aurait vu notre esprit national... un représentant de l'armée.

—Bah! tu n'es pas mal comme cela», dit Fritz. Ils se regardaient tous les trois dans la glace, et se trouvaient fort bien, chacun à part soi; de sorte que Hâan s'écria:

«Toute réflexion faite, Kobus a raison; s'il nous avait prévenus, nous serions mieux; mais cela ne nous empêchera pas de faire assez bonne figure.»

Schoultz ajouta:

«Moi, voyez-vous, je suis en négligé; je vais à Bischem sans prétention, pour voir, pour m'amuser....

—Et nous donc? dit Hâan.

—Oui, mais je suis plus dans la circonstance; un habit de nankin est toujours plus simple, plus naturel à la fête que des jabots et des dentelles.»

Se retournant alors, ils virent sur la table une bouteille de forstheimer, trois verres et une assiette de biscuits.

Fritz jetait un dernier regard sur sa cravate, dont le flot avait été fait avec art par Katel, et trouvait que tout était bien.

«Buvons! dit-il, la voiture ne peut tarder à venir.»

Ils s'assirent, et Schoultz, en buvant un verre de vin, dit judicieusement:

«Tout serait très bien; mais d'arriver là-bas, habillé comme vous êtes, sur un vieux char à bancs et des bottes de paille, vous reconnaîtrez que ce n'est pas très distingué; cela jure, c'est même un peu vulgaire.

—Eh! s'écria le gros percepteur, si l'on voulait tout au mieux, on irait en blouse sur un âne. On sait bien que des gentilshommes campagnards n'ont pas toujours leur équipage sous la main. Ils se rendent à la fête en passant; est-ce qu'on se gêne pour aller rire?»

Ils causaient ainsi depuis vingt minutes, et Fritz, voyant l'heure approcher à la pendule, prêtait de temps en temps l'oreille. Tout à coup il dit:

«Voici la voiture!»

Les deux autres écoutèrent, et n'entendirent, au bout de quelques secondes, qu'un roulement lointain, accompagné de grands coups de fouet.

«Ce n'est pas cela, dit Hâan; c'est une voiture de poste qui roule sur la grande route.»

Mais le roulement se rapprochait, et Kobus souriait. Enfin la voiture déboucha dans la rue, et les coups de fouet retentirent comme des pétards sur la place des Acacias, avec le piétinement des chevaux et le frémissement du pavé.

Alors tous trois se levèrent, et, se penchant à la fenêtre, ils virent la berline que Fritz avait louée, s'approchant au trot, et le vieux postillon Zimmer, avec sa grosse perruque de chanvre tressée autour des oreilles, son gilet blanc, sa veste brodée d'argent, sa culotte de daim et ses grosses bottes remontant au-dessus des genoux, qui regardait en l'air en claquant du fouet à tour de bras.

«En route!» s'écria Kobus.

Il se coiffa de son feutre, tandis que les deux autres se regardaient ébahis; ils ne pouvaient croire que la berline fût pour eux, et seulement lorsqu'elle s'arrêta devant la porte, Hâan partit d'un immense éclat de rire, et se mit à crier.

«À la bonne heure, à la bonne heure! Kobus fait les choses en grand, ha! ha! ha! la bonne farce!»

Ils descendirent, suivis de la vieille servante qui souriait; et Zimmer, les voyant approcher dans le vestibule, se tourna sur son cheval, disant:

«À la minute, monsieur Kobus, vous voyez, à la minute.

—Oui, c'est bon, Zimmer, répondit Fritz en ouvrant la berline. Allons, montez, vous autres. Est-ce que l'on ne peut pas rabattre le manteau!

—Pardon, monsieur Kobus, vous n'avez qu'à tourner le bouton, cela descend tout seul.»

Ils montèrent donc, heureux comme des princes. Fritz s'assit et rabattit la capote. Il était à droite, Hâan à gauche, Schoultz au milieu.

Plus de cent personnes les regardaient sur les portes et le long des fenêtres, car les voitures de poste ne passent pas d'habitude par la rue des Acacias, elles suivent la grande route; c'était quelque chose de nouveau d'en voir une sur la place.

Je vous laisse à penser la satisfaction de Schoultz et de Hâan.

«Ah! s'écria Schoultz en se tâtant les poches, ma pipe est restée sur la table.

—Nous avons des cigares», dit Fritz en leur passant des cigares qu'ils allumèrent aussitôt, et qu'ils se mirent à fumer, renversés sur leur siège, les jambes croisées, le nez en l'air et le bras arrondi derrière la tête.

Katel paraissait aussi contente qu'eux.

«Y sommes-nous, monsieur Kobus? demanda Zimmer.

—Oui, en route, et doucement, dit-il, doucement jusqu'à la porte de Hildebrandt.»

Zimmer, alors, claquant du fouet, tira les rênes, et les chevaux repartirent au petit trot, pendant que le vieux postillon embouchait son cornet et faisait retentir l'air de ses fanfares.

Katel, sur le seuil, les suivit du regard jusqu'au détour de la rue. C'est ainsi qu'ils traversèrent Hunebourg d'un bout à l'autre; le pavé résonnait au loin, les fenêtres se remplissaient de figures ébahies, et eux, nonchalamment renversés comme de grands seigneurs, ils fumaient sans tourner la tête, et semblaient n'avoir fait autre chose toute leur vie que rouler en chaise de poste.

Enfin, au frémissement du pavé succéda le bruit moins fort de la route; ils passèrent sous la porte de Hildebrandt, et Zimmer, remettant son cor en sautoir, reprit son fouet. Deux minutes après, ils filaient comme le vent sur la route de Bischem: les chevaux bondissaient, la queue flottante, le clic-clac du fouet s'entendait au loin sur la campagne; les peupliers, les champs, les prés, les buissons, tout courait le long de la route.

Fritz, la face épanouie et les yeux au ciel, rêvait à Sûzel. Il la voyait d'avance, et, rien qu'à cette pensée, ses yeux se remplissaient de larmes.

«Va-t-elle être étonnée de me voir! pensait-il. Se doute-t-elle de quelque chose? Non, mais bientôt elle saura tout.... Il faut que tout se sache!»

Le gros Hâan fumait gravement, et Schoultz avait posé sa casquette derrière lui, dans les plis du manteau, pour écarter ses longs cheveux grisonnants, où passait la brise.

«Moi, disait Hâan, voilà comment je comprends les voyages! Ne me parlez pas de ces vieilles pataches, de ces vieux paniers à salade qui vous éreintent, j'en ai par-dessus le dos; mais aller ainsi, c'est autre chose. Tu le croiras si tu veux, Kobus, il ne me faudrait pas quinze jours pour m'habituer à ce genre de voitures.

—Ha! ha! ha! criait Schoultz, je le crois bien, tu n'es pas difficile.»

Fritz rêvait.

«Pour combien de temps en avons-nous? demandait-il à Zimmer.

—Pour deux heures, monsieur.» Alors il pensait: «Pourvu qu'elle soit là-bas, pourvu que le vieux Christel ne se soit pas ravisé?»

Cette crainte l'assombrissait; mais, un instant après, la confiance lui revenait, un flot de sang lui colorait les joues.

«Elle est là, pensait-il, j'en suis sûr. C'est impossible autrement.»

Et tandis que Hâan et Schoultz se laissaient bercer, qu'ils s'étendaient, riant en eux-mêmes, et laissant filer la fumée tout doucement de leurs lèvres, pour mieux la savourer, lui se dressait à chaque seconde, regardant en tous sens, et trouvant que les chevaux n'allaient pas assez vite.

Deux ou trois villages passèrent en une heure, puis deux autres encore, et enfin la berline descendit au vallon d'Altenbruck. Kobus se rappela tout de suite que Bischem était sur l'autre versant de la côte. Le temps de monter au pas lui parut bien long; mais enfin ils s'avancèrent sur le plateau, et Zimmer, claquant du fouet, s'écria:

«Voici Bischem!»

En effet, ils découvrirent presque au même instant l'antique bourgade autour de la vallée en face; sa grande rue tortueuse, ses façades décrépites sillonnées de poutrelles sculptées, ses galeries de planches, ses escaliers extérieurs, ses portes cochères, où sont clouées des chouettes déplumées, ses toits de tuile, d'ardoise et de bardeaux, rappelant les guerres des margraves, des landgraves, des Armléders, des Suédois, des républicains; tout cela bâti, brûlé, rebâti vingt fois de siècle en siècle: une maison à droite du temps de Hoche, une autre à gauche du temps de Mélas, une autre plus loin du temps de Barberousse.

Et les grands tricornes, les bavolets à deux pièces, les gilets rouges, les corsets à bretelles, allant, venant, se retournant et regardant; les chiens accourant, les oies et les poules se dispersant avec des cris qui n'en finissaient plus: voilà ce qu'ils virent, tandis que la berline descendait au triple galop la grande rue, et que Zimmer, le coude en équerre, sonnait une fanfare à réveiller les morts.

Hâan et Schoultz observaient ces choses et jouissaient de l'admiration universelle. Ils virent au détour d'une rue, sur la place des Deux-Boucs, l'antique fontaine, la Madame-Hütte en planches de sapin, les baraques des marchands, et la foule tourbillonnante: cela passa comme l'éclair. Plus loin, ils aperçurent la vieille église Saint-Ulrich et ses deux hautes tours carrées, surmontées de la calotte d'ardoises, avec leurs grandes baies en plein centre du temps de Charlemagne. Les cloches sonnaient à pleine volée, c'était la fin de l'office; la foule descendait les marches du péristyle, regardant ébahie: tout cela disparut aussi d'un bond.

Fritz, lui, n'avait qu'une idée: «Où est-elle?»

À chaque maison il se penchait, comme si la petite Sûzel eût dû paraître à la même seconde. Sur chaque balcon, à chaque escalier, à chaque fenêtre, devant chaque porte, qu'elle fût ronde ou carrée, entourée d'un cep de vigne ou toute nue, il arrêtait un regard, pensant: «Si elle était là!»

Et quelque figure de jeune fille se dessinait-elle dans l'ombre d'une allée, derrière une vitre, au fond d'une chambre, il l'avait vue! il aurait reconnu un ruban de Sûzel au vol. Mais il ne la vit nulle part, et finalement la berline déboucha sur la place des Vieilles-Boucheries, en face du Mouton-d'Or.

Fritz se rappela tout de suite la vieille auberge; c'est là que s'arrêtait son père vingt-cinq ans avant. Il reconnut la grande porte cochère ouverte sur la cour au pavé concassé, la galerie de bois aux piliers massifs, les douze fenêtres à persiennes vertes, la petite porte voûtée et ses marches usées.

Quelques minutes plus tôt, cette vue aurait éveillé mille souvenirs attendrissants dans son âme, mais en ce moment il craignait de ne pas voir la petite Sûzel, et cela le désolait.

L'auberge devait être encombrée de monde; car à peine la voiture eut-elle paru sur la place, qu'un grand nombre de figures se penchèrent aux fenêtres, des figures prussiennes à casquettes plates et grosses moustaches, et d'autres aussi. Deux chevaux étaient attachés aux anneaux de la porte; leurs maîtres regardaient de l'allée.

Dès que la berline se fut arrêtée, le vieil aubergiste Loerich, grand, calme et digne, sa tête blanche coiffée du bonnet de coton, vint abattre le marchepied d'un air solennel, et dit:

«Si messeigneurs veulent se donner la peine de descendre...»

Alors Fritz s'écria:

«Comment, père Loerich, vous ne me reconnaissez pas?»

Et le vieillard se mit à le regarder, tout surpris.

«Ah! mon cher monsieur Kobus, dit-il au bout d'un instant, comme vous ressemblez à votre père! pardonnez-moi, j'aurais dû vous reconnaître.»

Fritz descendit en riant, et répondit:

«Père Loerich, il n'y a pas de mal, vingt ans changent un homme. Je vous présente mon feld-maréchal Schoultz, et mon premier ministre Hâan; nous voyageons incognito.»

Ceux des fenêtres ne purent s'empêcher de sourire, surtout les Prussiens, ce qui vexa Schoultz.

«Feld-maréchal, dit-il, je le serais aussi bien que beaucoup d'autres; j'ordonnerais l'assaut ou la bataille, et je regarderais de loin avec calme.»

Hâan était de trop bonne humeur pour se fâcher.

«À quelle heure le dîner? demanda-t-il.

—À midi, monsieur.» Ils entrèrent dans le vestibule, pendant que Zimmer dételait ses chevaux et les conduisait à l'écurie. Le vestibule s'ouvrait au fond sur un jardin; à gauche était la cuisine: on entendait le tic-tac du tournebroche, le pétillement du feu, l'agitation des casseroles. Les servantes traversaient l'allée en courant, portant l'une des assiettes, l'autre des verres; le sommelier remontait de la cave avec un panier de vin.

«Il nous faut une chambre, dit Fritz à l'aubergiste, je voudrais celle de Hoche.

—Impossible, monsieur Kobus, elle est prise, les Prussiens l'ont retenue.

—Eh bien, donnez-nous la voisine.» Le père Loerich les précéda dans le grand escalier. Schoultz ayant entendu parler de la chambre du général Hoche, voulut savoir ce que c'était. «La voici, monsieur, dit l'aubergiste en ouvrant une grande salle au premier. C'est là que les généraux républicains ont tenu conseil le 23 décembre 1793, trois jours avant l'attaque des lignes de Wissembourg. Tenez, Hoche était là.» Il montrait le grand fourneau de fonte dans une niche ovale, à droite. «Vous l'avez vu?

—Oui, monsieur, je m'en souviens comme d'hier; j'avais quinze ans. Les Français campaient autour du village, les généraux ne dormaient ni jour ni nuit. Mon père me fit monter un soir, en me disant: "Regarde bien!" Les généraux français, avec leur écharpe tricolore autour des reins, leurs grands chapeaux à cornes en travers de la tête, et leurs sabres traînants, se promenaient dans cette chambre.

«À chaque instant des officiers, tout couverts de neige, venaient prendre leurs ordres. Comme tout le monde parlait de Hoche, j'aurais bien voulu le connaître, et je me glissai contre le mur, regardant, le nez en l'air, ces grands hommes qui faisaient tant de bruit dans la maison.

«Alors mon père, qui venait aussi d'entrer, me tira par ma manche, tout pâle, et me dit à l'oreille: "Il est près de toi!" Je me retournai donc, et je vis Hoche debout devant le poêle, les mains derrière le dos et la tête penchée en avant. Il n'avait l'air de rien auprès des autres généraux, avec son habit bleu à large collet rabattu et ses bottes à éperons de fer.

Il me semble encore le voir, c'était un homme de taille moyenne, brun, la figure assez longue; ses grands cheveux, partagés sur le front, lui pendaient sur les joues; il rêvait au milieu de ce vacarme, rien ne pouvait le distraire. Cette nuit même, à onze heures, les Français partirent; on n'en vit plus un seul le lendemain dans le village, ni dans les environs. Cinq ou six jours après, le bruit se répandit que la bataille avait eu lieu, et que les Impériaux étaient en déroute. C'est peut-être là que Hoche a ruminé son coup.»

Le père Loerich racontait cela simplement, et les autres écoutaient émerveillés. Il les conduisit ensuite dans la chambre voisine, leur demandant s'ils voulaient être servis chez eux; mais ils préférèrent manger à la table d'hôte.

Ils redescendirent donc.

La grande salle était pleine de monde: trois ou quatre voyageurs, leurs valises sur des chaises, attendaient la patache pour se rendre à Landau; des officiers prussiens se promenaient deux à deux, de long en large; quelques marchands forains mangeaient dans une pièce voisine; des bourgeois étaient assis à la grande table, déjà couverte de sa nappe, de ses carafes étincelantes et de ses assiettes bien alignées.

À chaque instant, de nouveaux venus paraissaient sur le seuil. Ils jetaient un coup d'œil dans la salle, puis s'en allaient, ou bien entraient.

Fritz fit apporter une bouteille de rudesheim en attendant le dîner. Il regardait d'un air ennuyé la magnifique tapisserie bleu indigo et jaune d'ocre, représentant la Suisse et ses glaciers, Guillaume Tell visant la pomme sur la tête de son fils, puis repoussant du pied, dans le lac, la barque de Gessler. Il songeait toujours à Sûzel.

Hâan et Schoultz trouvaient le vin bon.

En ce moment un chant s'éleva dehors, et presque aussitôt les vitres furent obscurcies par l'ombre d'une grande voiture, puis d'une autre qui la suivait.

Tout le monde se mit aux fenêtres.

C'étaient des paysans qui partaient pour l'Amérique. Leurs voitures étaient chargées de vieilles armoires, de bois de lit, de matelas, de chaises, de commodes. De grandes toiles, étendues sur des cerceaux, couvraient le tout. Sous ces toiles, de petits enfants assis sur des bottes de paille, et de pauvres vieilles toutes décrépites, les cheveux blancs comme du lin, regardaient d'un air calme; tandis que cinq ou six rosses, la croupe couverte de peaux de chien, tiraient lentement. Derrière arrivaient les hommes, les femmes, et trois vieillards, les reins courbés, la tête nue, appuyés sur des bâtons. Ils chantaient en cœur:

Quelle est la patrie allemande? Quelle est la patrie allemande?

Et les vieux répondaient: Amerika! Amerika[19]!

Les officiers prussiens se disaient entre eux: «On devrait arrêter ces gens-là!»

Hâan, entendant ces propos, ne put s'empêcher de répondre d'un ton ironique:

«Ils disent que la Prusse est la patrie allemande; on devrait leur tordre le cou!»

Les officiers prussiens le regardèrent d'un œil louche; mais il n'avait pas peur, et Schoultz lui-même relevait le front d'un air digne.

Kobus venait de se lever tranquillement et de sortir, comme pour s'informer de quelque chose à la cuisine. Au bout d'un quart d'heure, Hâan et Schoultz, ne le voyant pas rentrer, s'en étonnèrent beaucoup, d'autant plus qu'on apportait les soupières, et que tout le monde prenait place à table.

Fritz s'était souvenu qu'au fond de la ruelle des Oies, derrière Bischem, vivaient deux ou trois familles d'anabaptistes, et que son père avait l'habitude de s'arrêter à leur porte, pour charger un sac de pruneaux secs en retournant à Hunebourg. Et, songeant que Sûzel pouvait être chez eux, il était descendu sans rien dire dans le jardin du Mouton-d'Or, et du jardin dans la petite allée des Houx, qui longe le village.

Il courait dans cette allée comme un lièvre, tant la fureur de revoir Sûzel le possédait. C'est lui qui se serait étonné, trois mois avant, s'il avait pu se voir en cet état!

Enfin, apercevant le grand toit de tuiles grises des anabaptistes par-dessus les vergers, il se glissa tout doucement le long des haies, jusqu'auprès de la cour, et là, fort heureusement, il découvrit entre le grand fumier carré et la façade décrépite tapissée de lierre, la voiture du père Christel, ce qui lui gonfla le cœur de satisfaction.

«Elle y est! se dit-il, c'est bon... c'est bon! Maintenant je la reverrai, coûte que coûte; il faudrait rester ici trois jours, que cela me serait bien égal!»

Il ne pouvait rassasier ses yeux de voir cette voiture. Tout à coup Mopsel s'élança de l'allée, aboyant comme aboient les chiens lorsqu'ils retrouvent une vieille connaissance. Alors il n'eut que le temps de s'échapper dans la ruelle, le dos courbé derrière les haies, comme un voleur; car, malgré sa joie, il éprouvait une sorte de honte à faire de pareilles démarches: il en était heureux et tout confus à la fois.

«Si l'on te voyait, se disait-il; si l'on savait ce que tu fais, Dieu de Dieu! comme on rirait de toi, Fritz! Mais c'est égal, tout va bien; tu peux te vanter d'avoir de la chance.»

Il prit les mêmes détours qu'il avait faits en venant, pour retourner au Mouton-d'Or. On était au second service quand il entra dans la salle. Hâan et Schoultz avaient eu soin de lui garder une place entre eux.

«Où diable es-tu donc allé? lui demanda Hâan.

—J'ai voulu voir le docteur Rubeneck, un ami de mon père, dit-il en s'attachant la serviette au menton; mais je viens d'apprendre qu'il est mort depuis deux ans.»

Il se mit ensuite à manger de bon appétit; et comme on venait de servir une superbe anguille à la moutarde, le gros Hâan ne jugea pas à propos de faire d'autres questions.

Pendant tout le dîner, Fritz, la face épanouie, ne fit que se dire en lui-même: «Elle est ici!»

Ses gros yeux à fleur de tête se plissaient parfois d'un air tendre, puis s'ouvraient tout grands, comme ceux d'un chat qui rêve en regardant un moucheron tourbillonner au soleil.

Il buvait et mangeait avec enthousiasme, sans même s'en apercevoir.

Dehors le temps était superbe; la grande rue bourdonnait au loin de chants joyeux, de nasillements de trompettes de bois et d'éclats de rire; les gens en habit de fête, le chapeau garni de fleurs et les bonnets éblouissants de rubans, montaient bras dessus bras dessous vers la place des Deux-Boucs. Et tantôt l'un, tantôt l'autre des convives se levait, jetait sa serviette au dos de sa chaise et sortait se mêler à la foule.

À deux heures, Hâan, Schoultz, Kobus et deux ou trois officiers prussiens restaient seuls à table, en face du dessert et des bouteilles vides.

En ce moment, Fritz fut éveillé de son rêve par les sons éclatants de la trompette et du cor, annonçant que la danse était en train.

«Sûzel est peut-être déjà là-bas?» pensa-t-il.

Et, frappant sur la table du manche de son couteau, il s'écria d'une voix retentissante:

«Père Loerich! père Loerich!»

Le vieil aubergiste parut.

Alors Fritz, souriant avec finesse, demanda:

«Avez-vous encore de ce petit vin blanc, vous savez, de ce petit vin qui pétille et que M. le juge de paix Kobus aimait!

—Oui, nous en avons encore, répondit l'aubergiste du même ton joyeux.

—Eh bien! apportez-nous-en deux bouteilles, fit-il en clignant des yeux. Ce vin-là me plaisait, je ne serais pas fâché de le faire goûter à mes amis.»

Le père Loerich sortit, et quelques instants après il rentrait, tenant sous chaque bras une bouteille solidement encapuchonnée et ficelée de fil d'archal. Il avait aussi des pincettes pour forcer le fil, et trois verres minces, étincelants, en forme de cornet, sur un plateau.

Hâan et Schoultz comprirent alors quel était ce petit vin et se regardèrent l'un l'autre en souriant.

«Hé! hé! Hé! fit Hâan, ce Kobus a parfois de bonnes plaisanteries; il appelle cela du petit vin!»

Et Schoultz, observant les Prussiens du coin de l'œil, ajouta:

«Oui, du petit vin de France; ce n'est pas la première fois que nous en buvons; mais là-bas, en Champagne, on faisait sauter le cou des bouteilles avec le sabre.»

En disant ces choses il retroussait le coin de ses petites moustaches grisonnantes, et se mettait la casquette sur l'oreille.

Le bouchon partit au plafond comme un coup de pistolet, les verres furent remplis de la rosée céleste. «À la santé de l'ami Fritz!» s'écria Schoultz en levant son verre. Et la rosée céleste fila d'un trait dans son long cou de cigogne.

Hâan et Fritz avaient imité son geste; trois fois de suite ils firent le même mouvement, en s'extasiant sur le bouquet du petit vin.

Les Prussiens se levèrent alors d'un air digne et sortirent.

Kobus, crochetant la seconde bouteille, dit:

«Schoultz, tu te vantes pourtant quelquefois d'une façon indigne; je voudrais bien savoir si ton bataillon de landwehr a dépassé la petite forteresse de Phalsbourg en Lorraine, et si vous avez bu là-bas autre chose que du vin blanc d'Alsace?

—Bah! laisse donc, s'écria Schoultz, avec ces Prussiens, est-ce qu'il faut se gêner? Je représente ici l'armée bavaroise, et tout ce que je puis te dire, c'est que si nous avions trouvé du vin de Champagne en route, j'en aurais bu ma bonne part. Est-ce qu'on peut me reprocher à moi d'être tombé dans un pays stérile? N'est-ce pas la faute du feld-maréchal Schwartzenberg, qui nous sacrifiait, nous autres, pour engraisser ses Autrichiens? Ne me parle pas de cela, Kobus, rien que d'y penser, j'en frémis encore: durant deux étapes nous n'avons trouvé que des sapins, et finalement un tas de gueux qui nous assommaient à coups de pierres du haut de leurs rochers, des va-nu-pieds, de véritables sauvages: je te réponds qu'il était plus agréable d'avaler de bon vin en Champagne, que de se battre contre ces enragés montagnards de la chaîne des Vosges!

—Allons, calme-toi, dit Hâan en riant, nous sommes de ton avis, quoique des milliers d'Autrichiens, et de Prussiens aient laissé leurs os en Champagne.

—Qui sait? nous buvons peut-être en ce moment la quintessence d'un caporal schlague!», s'écria Fritz.

Tous trois se prirent à rire comme des bienheureux; heureux; ils étaient à moitié gris.

«Ha! ha! ha! maintenant à la danse, dit Kobus en se levant.

—À la danse!» répétèrent les autres. Ils vidèrent leurs verres debout et sortirent enfin, vacillant un peu, et riant si fort que tout le monde se retournait dans la grande rue pour les voir. Schoultz levait ses grands jambes de sauterelle jusqu'au menton, et les bras en l'air: «Je défie la Prusse, s'écriait-il d'un ton de Hans-Wurst, je défie tous les Prussiens, depuis le caporal schlague jusqu'au feld-maréchal!» Et Hâan, le nez rouge comme un coquelicot, les joues vermeilles, ses yeux pleins de douces larmes, bégayait: «Schoultz! Schoultz! au nom du Ciel, modère ton ardeur belliqueuse; ne nous attire pas sur les bras l'armée de Frédéric-Wilhelm; nous sommes des gens de paix, des hommes d'ordre, respectons la concorde de notre vieille Allemagne.

—Non! non! je les défie tous, s'écriait Schoultz; qu'ils se présentent; on verra ce que vaut un ancien sergent de l'armée bavaroise: Vive la patrie allemande!»

Plus d'un Prussien riait dans ses longues moustaches en les voyant passer. Fritz songeant qu'il allait revoir la petite Sûzel, était dans un état de béatitude inexprimable. «Toutes les jeunes filles sont à la Madame-Hütte, se disait-il, surtout le premier jour de la fête: Sûzel est là!»

Cette pensée l'élevait au septième ciel; il se délectait en lui-même et saluait les gens d'un air attendri. Mais une fois sur la place des Deux-Boucs, quand il vit le drapeau flotter sur la baraque et qu'il reconnut aux dernières notes d'un hopser, le coup d'archet de son ami Iôsef, alors il éprouva l'enivrement de la joie, et, traînant ses camarades, il se mit à crier:

«C'est la troupe de Iôsef!... C'est la troupe de Iôsef!... Maintenant il faut reconnaître que le Seigneur Dieu nous favorise!»

Lorsqu'ils arrivèrent à la porte de la Hütte, le hopser finissait, les gens sortaient, le trombone, la clarinette et le fifre s'accordaient pour une autre danse; la grosse caisse rendait un dernier grondement dans la baraque sonore.

Ils entrèrent, et les estrades tapissées de jeunes filles, de vieux papas, de grands-mères, les guirlandes de chêne, de hêtre et de mousse, suspendues autour des piliers, s'offrirent à leurs regards.

L'animation était grande; les danseurs reconduisaient leurs danseuses. Fritz, apercevant de loin la grosse toison de son ami Iôsef au milieu de l'orchestre olivâtre, ne se possédait plus d'enthousiasme, et les deux mains en l'air, agitant son feutre, il criait:

«Iôsef! Iôsef!»

Tandis que la foule se dressait à droite et à gauche, et se penchait pour voir quel bon vivant était capable de pousser des cris pareils. Mais quand on vit Hâan, Schoultz et Kobus s'avancer riant, jubilant, la face pourpre et se dandinant au bras l'un de l'autre, comme il arrive après boire, un immense éclat de rire retentit dans la baraque, car chacun pensait: «Voilà des gaillards qui se portent bien et qui viennent de bien dîner.»

Cependant Iôsef avait tourné la tête, et reconnaissant de loin Kobus, il étendait les bras en croix, l'archet dans une main et le violon dans l'autre. C'est ainsi qu'il descendit de l'estrade, pendant que Fritz montait; ils s'embrassèrent à mi-chemin, et tout le monde fut émerveillé.

«Qui diable cela peut-il être? disait-on. Un homme si magnifique qui se laisse embrasser par le bohémien...»

Et Bockel, Andrès, tout l'orchestre penché sur la rampe, applaudissait à ce spectacle.

Enfin Iôsef, se redressant, leva son archet et dit:

«Écoutez! voici M. Kobus, de Hunebourg, mon ami, qui va danser un treieleins avec ses deux camarades. Quelqu'un s'oppose-t-il à cela?

—Non, non, qu'il danse! cria-t-on de tous les coins.

—Alors, dit Iôsef, je vais donc jouer une valse, la valse de Iôsef Almâni, composée en rêvant à celui qui l'a secouru un jour de grande détresse. Cette valse, Kobus, personne ne l'a jamais entendue jusqu'à ce moment, excepté Bockel, Andrès et les arbres du Tannewald; choisis-toi donc une belle danseuse selon ton cœur; et vous, Hâan et Schoultz, choisissez également les vôtres: personne que vous ne dansera la valse d'Almâni.»

Fritz s'étant retourné sur les marches de l'estrade, promena ses regards autour de la salle, et il eut peur un instant de ne pas trouver Sûzel. Les belles filles ne manquaient pas: des noires et des brunes, des rousses et des blondes, toutes se redressaient, regardant vers Kobus, et rougissant lorsqu'il arrêtait la vue sur elles; car c'est un grand honneur d'être choisie par un si bel homme, surtout pour danser le treieleins. Mais Fritz ne les voyait pas rougir; il ne les voyait pas se redresser comme les hussards de Frédéric-Wilhelm à la parade, effaçant leurs épaules et se mettant la bouche en cœur; il ne voyait pas cette brillante fleur de jeunesse épanouie sous ses regards; ce qu'il cherchait c'était une toute petite vergissmeinnicht, la petite fleur bleue des souvenirs d'amour.

Longtemps il la chercha, de plus en plus inquiet; enfin il la découvrit au loin, cachée derrière une guirlande de chêne tombant du pilier à droite de la porte. Sûzel, à demi effacée derrière cette guirlande, inclinait la tête sous les grosses feuilles vertes, et regardait timidement, à la fois craintive et désireuse d'être vue.

Elle n'avait que ses beaux cheveux blonds tombant en longues nattes sur ses épaules pour toute parure; un fichu de soie bleue voilait sa gorge naissante; un petit corset de velours, à bretelles blanches, dessinait sa taille gracieuse; et près d'elle se tenait, droite comme un I, la grand-mère Annah, ses cheveux gris fourrés sous le béguin noir, et les bras pendants. Ces gens n'étaient pas venus pour danser, ils étaient venus pour voir, et se tenaient au dernier rang de la foule.

Les joues de Fritz s'animèrent; il descendit de l'estrade et traversa la hutte au milieu de l'attention générale. Sûzel, le voyant venir, devint toute pâle et dut s'appuyer contre le pilier; elle n'osait plus le regarder. Il monta quatre marches, écarta la guirlande, et lui prit la main en disant tout bas:

«Sûzel, veux-tu danser avec moi le treieleins

Elle alors, levant ses grands yeux bleus comme en rêve, de pâle qu'elle était, devint toute rouge:

«Oh! oui, monsieur Kobus!» fit-elle en regardant la grand-mère.

La vieille inclina la tête au bout d'une seconde, et dit: «C'est bien... tu peux danser.» Car elle connaissait Fritz, pour l'avoir vu venir à Bischem dans le temps, avec son père.

Ils descendirent donc dans la salle. Les valets de danse, le chapeau de paille couvert de banderoles, faisaient le tour de la baraque au pied de la rampe, agitant d'un air joyeux leurs martinets de rubans, pour faire reculer le monde. Hâan et Schoultz se promenaient encore, à la recherche de leurs danseuses; Iôsef, debout devant son pupitre, attendait; Bockel, sa contrebasse contre la jambe tendue, et Andrès, son violon sous le bras, se tenaient à ses côtés; ils devaient seuls l'accompagner.

La petite Sûzel, au bras de Fritz au milieu de cette foule, jetait des regards furtifs, pleins de ravissement intérieur et de trouble; chacun admirait les longues nattes de ses cheveux, tombant derrière elle jusqu'au bas de sa petite jupe bleu clair bordée de velours, ses petits souliers ronds, dont les rubans de soie noire montaient en se croisant autour de ses bras d'une blancheur éblouissante; ses lèvres roses, son menton arrondi, son cou flexible et gracieux.

Plus d'une belle fille l'observait d'un œil sévère, cherchant quelque chose à reprendre, tandis que son joli bras, nu jusqu'au coude suivant la mode du pays, reposait sur le bras de Fritz avec une grâce naïve; mais deux ou trois vieilles, les yeux plissés, souriaient dans leurs rides et disaient sans se gêner: «Il a bien choisi!»

Kobus, entendant cela, se retournait vers elles avec satisfaction. Il aurait voulu dire aussi quelque galanterie à Sûzel; mais rien ne lui venait à l'esprit: il était trop heureux.

Enfin Hâan tira du troisième banc à gauche une femme haute de six pieds, noire de cheveux, avec un nez en bec d'aigle et des yeux perçants, laquelle se leva toute droite et sortit d'un air majestueux. Il aimait ce genre de femmes; c'était la fille du bourgmestre. Hâan semblait tout glorieux de son choix; il se redressait en arrangeant son jabot, et la grande fille, qui le dépassait de la moitié de la tête, avait l'air de le conduire.

Au même instant, Schoultz amenait une petite femme rondelette, du plus beau roux qu'il soit possible de voir, mais gaie, souriante, et qui lui sauta brusquement au coude, comme pour l'empêcher de s'échapper.

Ils prirent donc leurs distances, pour se promener autour de la salle, comme cela se fait d'habitude. À peine avaient-ils achevé le premier tour, que Iôsef s'écria:

«Kobus, y es-tu?»

Pour toute réponse, Fritz prit Sûzel à la taille du bras gauche, et lui tenant la main en l'air, à l'ancienne mode galante du XVIIIe siècle, il l'enleva comme une plume. Iôsef commença sa valse par trois coups d'archet. On comprit aussitôt que ce serait quelque chose d'étrange; la valse des esprits de l'air, le soir, quand on ne voit plus au loin sur la plaine qu'une ligne d'or, que les feuilles se taisent, que les insectes descendent, et que le chantre de la nuit prélude par trois notes: la première grave, la seconde tendre, et la troisième si pleine d'enthousiasme qu'au loin le silence s'établit pour entendre.

Ainsi débuta Iôsef, ayant bien des fois, dans sa vie errante, pris des leçons du chantre de la nuit, le coude dans la mousse, l'oreille dans la main, et les yeux fermés, perdu dans les ravissements célestes. Et s'animant ensuite, comme le grand maître aux ailes frémissantes, qui laisse tomber chaque soir, autour du nid où repose sa bien-aimée, plus de notes mélodieuses que la rosée ne laisse tomber de perles sur l'herbe des vallons, sa valse commença rapide, folle, étincelante: les esprits de l'air se mirent en route, entraînant Fritz et Sûzel, Hâan et la fille du bourgmestre, Schoultz et sa danseuse dans des tourbillons sans fin. Bockel soupirait la basse lointaine des torrents, et le grand Andrès marquait la mesure de traits rapides et joyeux, comme des cris d'hirondelles fendant l'air; car si l'inspiration vient du ciel et ne connaît que sa fantaisie, l'ordre et la mesure doivent régner sur la terre!

Et maintenant, représentez-vous les cercles amoureux de la valse qui s'enlacent, les pieds qui voltigent, les robes qui flottent et s'arrondissent en éventail; Fritz, qui tient la petite Sûzel dans ses bras, qui lui lève la main avec grâce, qui la regarde enivré, tourbillonnant tantôt comme le vent et tantôt se balançant en cadence, souriant, rêvant, la contemplant encore, puis s'élançant avec une nouvelle ardeur; tandis qu'à son tour, les reins cambrés, ses deux longues tresses flottant comme des ailes, et sa charmante petite tête rejetée en arrière, elle le regarde en extase, et que ses petits pieds effleurent à peine le sol.

Le gros Hâan, les deux mains sur les épaules de sa grande danseuse, tout en galopant, se balançant et frappant du talon, la contemplait de bas en haut d'un air d'admiration profonde; elle, avec son grand nez, tourbillonnait comme une girouette.

Schoultz, à demi courbé, ses grandes jambes pliées, tenait sa petite rousse sous les bras, et tournait, tournait, tournait sans interruption avec une régularité merveilleuse, comme une bobine dans son dévidoir; il arrivait si juste à la mesure, que tout le monde en était ravi.

Mais c'est Fritz et la petite Sûzel qui faisaient l'admiration universelle, à cause de leur grâce et de leur air bienheureux. Ils n'étaient plus sur la terre, ils se berçaient dans le ciel; cette musique qui chantait, qui riait, qui célébrait le bonheur, l'enthousiasme, l'amour, semblait avoir été faite pour eux: toute la salle les contemplait, et eux ne voyaient plus qu'eux-mêmes. On les trouvait si beaux que parfois un murmure d'admiration courait dans la Madame Hütte; on aurait dit que tout allait éclater; mais le bonheur d'entendre la valse forçait les gens de se taire. Ce n'est qu'au moment où Hâan, devenu comme fou d'enthousiasme en contemplant la grande fille du bourgmestre, se dressa sur la pointe des pieds et la fit pirouetter deux fois en criant d'une voix retentissante: «You!» et qu'il retomba d'aplomb après ce tour de force; et qu'au même instant Schoultz levant sa jambe droite, la fit passer, sans manquer la mesure, au-dessus de la tête de sa petite rousse, et que d'une voix rauque, en tournant comme un véritable possédé, il se mit à crier: «You! you! you! you! you! you!» ce n'est qu'à ce moment que l'admiration éclata par des trépignements et des cris qui firent trembler la baraque.

Jamais, jamais on n'avait vu danser si bien; l'enthousiasme dura plus de cinq minutes; et quand il finit par s'apaiser, on entendit avec satisfaction la valse des esprits de l'air reprendre le dessus, comme le chant du rossignol après un coup de vent dans les bois.

Alors Schoultz et Hâan n'en pouvait plus; la sueur leur coulait le long des joues; ils se promenaient, l'un la main sur l'épaule de sa danseuse, l'autre portant en quelque sorte la sienne pendue au bras.

Sûzel et Fritz tournaient toujours: les cris, les trépignements de la foule ne leur avaient rien fait; et quand Iôsef, lui-même épuisé, jeta de son violon le dernier soupir d'amour, ils s'arrêtèrent juste en face du père Christel et d'un autre vieil anabaptiste qui venaient d'entrer dans la salle, et qui les regardaient comme émerveillés.

«Hé! c'est vous, père Christel, s'écria Fritz tout joyeux; vous le voyez, Sûzel et moi nous dansons ensemble.

—C'est beaucoup d'honneur pour nous, monsieur Kobus, répondit le fermier en souriant, beaucoup d'honneur; mais la petite s'y connaît donc? Je croyais qu'elle n'avait jamais fait un tour de valse.

—Père Christel, Sûzel est un papillon, une véritable petite fée; elle a des ailes!»

Sûzel se tenait à son bras, les yeux baissés, les joues rouges; et le père Christel, la regardant d'un air heureux, lui demanda:

«Mais, Sûzel, qui donc t'a montré la danse? Cela m'étonne!

—Mayel et moi, dit la petite, nous faisons quelquefois deux ou trois tours dans la cuisine pour nous amuser.»

Alors les gens penchés autour d'eux se mirent à rire, et l'autre anabaptiste s'écria:

«Christel, à quoi penses-tu donc?... Est-ce que les filles ont besoin d'apprendre à valser?... est-ce que cela ne leur vient pas tout seul? Ha! ha! ha!»

Fritz, sachant que Sûzel n'avait jamais dansé qu'avec lui, sentait comme de bonnes odeurs lui monter au nez; il aurait voulu chanter, mais se contenant:

«Tout cela, dit-il, n'est que le commencement de la fête. C'est maintenant que nous allons nous en donner! Vous resterez avec nous, père Christel; Hâan et Schoultz sont aussi là-bas, nous allons danser jusqu'au soir, et nous souperons ensemble au Mouton-d'Or.

—Ça, dit Christel, sauf votre respect, monsieur Kobus, et malgré tout le plaisir que j'aurais à rester, je ne puis le prendre sur moi; il faut que je parte... et je venais justement chercher Sûzel.

—Chercher Sûzel?

—Oui, monsieur Kobus.

—Et pourquoi?

—Parce que l'ouvrage presse à la maison; nous sommes au temps des récoltes... le vent peut tourner du jour au lendemain. C'est déjà beaucoup d'avoir perdu deux jours dans cette saison; mais je ne m'en fais pas de reproche, car il est dit: "Honore ton père et ta mère!" Et de venir voir sa mère deux ou trois fois l'an, ce n'est pas trop. Maintenant, il faut partir. Et puis, la semaine dernière, à Hunebourg, vous m'avez tellement réjoui, que je ne suis rentré que vers dix heures. Si je restais, ma femme croirait que je prends de mauvaises habitudes; elle serait inquiète.»

Fritz était tout déconcerté. Ne sachant que répondre, il prit Christel par le bras, et le conduisit dehors, ainsi que Sûzel; l'autre anabaptiste les suivait.

«Père Christel, reprit-il en le tenant par une agrafe de sa souquenille, vous n'avez pas tout à fait tort en ce qui vous concerne; mais à quoi bon emmener Sûzel? Vous pourriez bien me la confier; l'occasion de prendre un peu de plaisir n'arrive pas si souvent, que diable!

—Hé, mon Dieu, je vous la confierais avec plaisir! s'écria le fermier en levant les mains; elle serait avec vous comme avec son propre père, monsieur Kobus; seulement, ce serait une perte pour nous. On ne peut pas laisser les ouvriers seuls... ma femme fait la cuisine, moi, je conduis la voiture.... Si le temps changeait, qui sait quand nous rentrerions les foins? Et puis, nous avons une affaire de famille à terminer, une affaire très sérieuse.»

En disant cela, il regardait l'autre anabaptiste, qui inclina gravement la tête.

«Monsieur Kobus, je vous en prie, ne nous retenez pas, vous auriez réellement tort; n'est-ce pas, Sûzel?»

Sûzel ne répondit pas; elle regardait à terre, et l'on voyait bien qu'elle aurait voulu rester.

Fritz comprit qu'en insistant davantage, il pourrait donner l'éveil à tout le monde; c'est pourquoi prenant son parti, tout à coup il s'écria d'un ton assez joyeux:

«Eh bien donc, puisque c'est impossible, n'en parlons plus. Mais au moins vous prendrez un verre de vin avec nous au Mouton-d'Or.

—Oh! quant à cela, monsieur Kobus, ce n'est pas de refus. Je m'en vais de suite avec Sûzel embrasser la grand-mère, et, dans un quart d'heure, notre voiture s'arrêtera devant l'auberge.

—Bon, allez!» Fritz serra doucement la main de Sûzel, qui paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame Hütte. Hâan et Schoultz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l'estrade; il les rejoignit: «Tu vas charger Andrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous.» Le bohémien ne demandait pas mieux. Andrès s'étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous. À l'auberge du Mouton-d'Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle alors déserte, et le père Loerich descendit à la cave chercher trois bouteilles de champagne, qu'on mit à rafraîchir dans une cuvette d'eau de source. Cela fait, on s'installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l'anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière sur une botte de paille, au milieu des kougelhof et des tartes de toute sorte, qu'on rapporte toujours de la fête. Fritz, voyant Sûzel, se dépêcha de casser le fil de fer d'une bouteille, et au moment où la voiture s'arrêtait, il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s'écriant:

«À la plus gentille danseuse du treieleins

On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse; c'était comme un coup de pistolet qu'on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait: «Ce bon monsieur Kobus est un peu gris, il ne faut pas s'en étonner un jour de fête!»

Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant:

«Ça, ce doit être du champagne, dont j'ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde! Est-ce que je me trompe?

—Non, père Christel, non; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres.

—À la santé de ma danseuse!» Tous les amis frappèrent sur la table en criant: «Das soll gülden[20]!» Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles. Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas: «Oh! que c'est bon! ce n'est pas du vin, c'est bien meilleur!» Elle était rouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise. «Hum! hum! faisait-il en se rengorgeant; oui, oui, ce n'est pas mauvais.» Il aurait donné tous les vins de France et d'Allemagne pour danser encore une fois le treieleins.

Comme les idées d'un homme changent en trois mois!

Christel, assis en face de la fenêtre, son grand chapeau sur la nuque, la face rayonnante, le coude sur la table et le fouet entre les genoux, regardait le magnifique soleil au-dehors; et, tout en songeant à ses récoltes, il disait:

«Oui... oui... c'est un bon vin!»

Il ne faisait pas attention à Kobus et à Sûzel, qui se souriaient l'un l'autre comme deux enfants, sans rien dire, heureux de se voir. Mais Iôsef les contemplait d'un air rêveur.

Schoultz remplit de nouveau les verres en s'écriant:

«On a beau dire, ces Français ont de bonnes choses chez eux! Quel dommage que leur Champagne, leur Bourgogne et leur Bordelais ne soient pas sur la rive droite du Rhin!

—Schoultz, dit Hâan gravement, tu ne sais pas ce que tu demandes; songe que si ces pays étaient chez nous, ils viendraient les prendre. Ce serait bien une autre extermination que pour leur Liberté et leur Égalité: ce serait la fin du monde! car le vin est quelque chose de solide, et ces Français, qui parlent sans cesse de grands principes, d'idées sublimes, de sentiments nobles, tiennent au solide. Pendant que les Anglais veulent toujours protéger le genre humain, et qu'ils ont l'air de ne pas s'inquiéter de leur sucre, de leur poivre, de leur coton, les Français, eux, ont toujours rectifié une ligne; tantôt elle penche trop à droite, tantôt trop à gauche: ils appellent cela leurs limites naturelles.

«Quant aux gras pâturages, aux vignobles, aux prés, aux forêts qui se trouvent entre ces lignes, c'est le moindre de leurs soucis: ils tiennent seulement à leurs idées de justice et de géométrie. Dieu nous préserve d'avoir un morceau de Champagne en Saxe ou dans le Mecklembourg, leurs limites naturelles passeraient bientôt de ce côté-là! Achetons-leur plutôt quelques bouteilles de bon vin, et conservons notre équilibre, la vieille Allemagne aime la tranquillité, elle a donc inventé l'équilibre. Au nom du Ciel, Schoultz, ne faisons pas de vœux téméraires!»

Ainsi s'exprima Hâan avec éloquence, et Schoultz, vidant son verre brusquement, lui répondit:

«Tu parles comme un être pacifique, et moi comme un guerrier: chacun selon son goût et sa profession.»

Il fronça le sourcil en décoiffant une seconde bouteille de vin.

Christel, Iôsef, Fritz et Sûzel ne faisaient nulle attention à ces discours.

«Quel temps magnifique! s'écriait Christel comme se parlant à lui-même; voici bientôt un mois que nous n'avons pas eu de pluie, et chaque soir de la rosée en abondance; c'est une véritable bénédiction du Ciel.»

Iôsef remplissait les verres.

«Depuis l'an 22, reprit le vieux fermier, je ne me rappelle pas avoir vu d'aussi beau temps pour la rentrée des foins. Et cette année-là le vin fut aussi très bon, c'était un vin tendre; il y eut pleine récolte et pleines vendanges.

—Tu t'es bien amusée, Sûzel? demandait Fritz.

—Oh! oui, monsieur Kobus, faisait la petite, je ne me suis jamais tant amusée qu'aujourd'hui.... Je m'en souviendrai longtemps!»

Elle regardait Fritz, dont les yeux étaient troubles. «Allons, encore un verre», disait-il. Et en versant il lui touchait la main, ce qui la faisait frissonner des pieds à la tête. «Aimes-tu le treieleins, Sûzel?

—C'est la plus belle danse, monsieur Kobus, comment ne l'aimerais-je pas! Et puis, avec une si belle musique!... Ah! que cette musique était belle!

—Tu l'entends, Iôsef, murmurait Fritz.

—Oui, oui, répondait le bohémien tout bas, je l'entends, Kobus, ça me fait plaisir... je suis content!»

Il regardait Fritz jusqu'au fond de l'âme, et Kobus se trouvait tellement heureux qu'il ne savait que dire.

Cependant les trois bouteilles étaient vides; Fritz, se tournant vers l'aubergiste, lui dit: «Père Loerich, encore deux autres!»

Mais alors Christel se réveillant, s'écria:

«Monsieur Kobus, monsieur Kobus, à quoi pensez-vous donc? Je serais capable de verser!... non... non... voici cinq heures et demie, il est temps de se mettre en route.

—Puisque vous le voulez, père Christel, ce sera pour une autre fois. Ce vin-là ne vous plaît donc pas?

—Au contraire, monsieur Kobus, il me plaît beaucoup, mais sa douceur est pleine de force. Je pourrais me tromper de chemin, hé! hé! hé!

—Allons, Sûzel, nous partons!» Sûzel se leva tout émue, et Fritz la retenant par le bras, lui fourra le dessert dans les poches de son tablier: les macarons, les amandes, enfin tout.

«Oh! monsieur Kobus, faisait-elle de sa petite voix douce, c'est assez.

—Croque-moi cela, lui disait-il; tu as de belles dents, Sûzel, c'est pour croquer de ces bonnes choses que le Seigneur les a faites. Et nous boirons encore de ce bon petit vin blanc, puisqu'il te plaît.

—Oh! mon Dieu... où voulez-vous donc que j'en boive? un vin si cher! faisait-elle.

—C'est bon... c'est bon... je sais ce que je dis, murmurait-il; tu verras que nous en boirons!»

Et le père Christel, un peu gris, les regardait, se disant en lui-même:

«Ce bon monsieur Kobus, quel brave homme! Ah! le Seigneur a bien raison de répandre ses bénédictions sur des gens pareils: c'est comme la rosée du ciel, chacun en a sa part.»

Enfin tout le monde sortit, Fritz en tête, le bras de Sûzel sous le sien, disant:

«Il faut bien que je reconduise ma danseuse.»

En bas, près de la voiture, il prit Sûzel sous les bras en s'écriant: «Hop! Sûzel!» Et la plaça comme une plume sur la paille, qu'il se mit à relever autour d'elle.

«Enfonce bien tes petits pieds, disait-il, les soirées sont fraîches.» Puis, sans attendre de réponse, il alla droit à Christel et lui serra la main vigoureusement: «Bon voyage, père Christel, dit-il, bon voyage!

—Amusez-vous bien, messieurs», répondit le vieux fermier en s'asseyant près du timon.

Sûzel était devenue toute pâle; Fritz lui prit la main, et, le doigt levé:

«Nous boirons encore du bon petit vin blanc!» dit-il, ce qui la fit sourire.

Christel allongea son coup de fouet et les chevaux partirent au galop. Hâan et Schoultz étaient rentrés dans l'auberge. Fritz et Iôsef, debout sur le seuil, regardaient la voiture; Fritz surtout ne la quittait pas des yeux; elle allait disparaître au détour de la grande rue, quand Sûzel tourna vivement la tête.

Alors Kobus entourant Iôsef de ses deux bras, se mit à l'embrasser les larmes aux yeux.

«Oui... oui, faisait le bohémien d'une voix douce et profonde, c'est bon d'embrasser un vieil ami! Mais celle qu'on aime et qui vous aime... ah! Fritz... c'est encore autre chose!»

Kobus comprit que Iôsef avait tout deviné! Il aurait voulu répandre des larmes; mais, tout à coup, il se mit à sauter en criant:

«Allons, mon vieux, allons, il faut rire... il faut s'amuser.... En route pour la Madame Hütte! Ah! le beau soleil!»

Zimmer, le postillon, se tenait debout sous la porte cochère, la figure pourpre; Kobus, lui remit deux florins:

«Allez boire un bon coup, Zimmer, lui dit-il, faites-vous du bon sang! Nous partirons après souper, vers neuf heures.

—C'est bon, monsieur Kobus, la voiture sera prête. Nous irons comme un éclair.»

Puis, les regardant s'éloigner bras dessus bras dessous, le vieux postillon sourit d'un air de bonne humeur et entra dans le cabaret de l'Ours-Noir, en face.


XVII

Le lendemain Fritz se leva dans une heureuse disposition d'esprit; il avait rêvé toute la nuit de Sûzel et se proposait d'aller passer six semaines au Meisenthâl, pour la voir à son aise.

«Que Hâan, Schoultz et le vieux David rient tant qu'ils voudront, pensait-il, moi, je vais tranquillement là-bas; il faut que je voie la petite, et si les choses doivent aller plus loin, eh bien! à la grâce de Dieu: ce qui doit arriver arrive!»

En déjeunant il se représentait d'avance le sentier du Postthâl, la roche des Tourterelles, la côte des Genêts, la ferme; puis l'étonnement de Christel, la joie de Sûzel, et tout cela le réjouissait. Il aurait voulu chanter comme Salomon: «Te voilà, ma belle amie, ma parfaite; tes yeux sont comme ceux des colombes!» Enfin il se coiffa de son feutre et prit son bâton, plein d'ardeur.

Mais comme il sortait prévenir Katel de ne pas l'attendre le soir ni le lendemain, qu'est-ce qu'il vit? La mère Orchel au bas de l'escalier; elle montait lentement, le dos arrondi et son casaquin de toile bleue sur le bras, comme il arrive aux gens qui viennent de marcher vite à la chaleur.

Je vous laisse à penser sa surprise, lui qui partait justement pour la ferme.

«Comment, c'est vous, mère Orchel? s'écria-t-il; qu'est-ce qui vous amène de si grand matin?»

Katel s'avançait en même temps sur le seuil de la cuisine, et disait:

«Eh! bonjour, Orchel, Seigneur, que vous avez marché vite! vous êtes tout en nage.

—C'est vrai, Katel, répondit la bonne femme en reprenant haleine, je me suis dépêchée.»

Et se tournant vers Fritz:

«J'arrive pour l'affaire dont Christel vous a parlé hier à la fête de Bischem, monsieur Kobus. Je suis partie de bonne heure. C'est une grande affaire; Christel ne veut rien décider sans vous.

—Mais, dit Fritz, je ne sais pas ce dont il s'agit. Christel m'a seulement dit qu'il avait une affaire de famille qui le forçait de retourner au Meisenthâl, et, naturellement, je ne lui en ai pas demandé davantage.

—Voilà pourquoi je viens, monsieur Kobus.

—Eh bien! entrez, asseyez-vous, mère Orchel, dit-il en rouvrant la porte, vous déjeunerez ensuite.

—Oh! je vous remercie, monsieur Kobus, j'ai déjeuné avant de partir.»

Orchel entra donc dans la chambre et s'assit au coin de la table, en mettant son gros bonnet rond qui pendait à son coude; elle fourra ses cheveux dessous avec soin, puis arrangea son casaquin sur ses genoux. Fritz la regardait tout intrigué; il finit par s'asseoir en face d'elle en disant:

«Christel et Sûzel sont bien arrivés hier soir?

—Très bien, monsieur Kobus, très bien; à huit heures, ils étaient à la maison.»

Enfin, ayant tout arrangé, elle commença, les mains jointes et la tête penchée, comme une commère qui raconte quelque chose à sa voisine:

«Vous saurez d'abord, Monsieur Kobus, que nous avons un cousin à Bischem, un anabaptiste comme nous, et qui s'appelle Hans-Christian Pelsly; c'est le petit-fils de Frentzel-Débora Rupert, la propre sœur de Anna-Christina-Carolina Rupert, la grand-mère de Christel, du côté des femmes. De sorte que nous sommes cousins.

—C'est très bien, fit Kobus, se demandant où tout cela devait les mener.

—Oui, dit-elle, Hans-Christian est notre cousin; Christel m'a raconté que vous l'avez vu hier à Bischem. C'est un homme de bien, il a de bonnes terres du côté de Biewerkirch, et un garçon qui s'appelle Jacob, un brave garçon, monsieur Kobus, rangé, soigneux, et qui maintenant approche de ses vingt-six ans: personne n'a jamais rien entendu dire sur son compte.»

Fritz était devenu fort grave: «Où diable veut-elle en venir avec son Jacob? se dit-il tout inquiet.

—Sûzel, reprit la fermière, n'est pas loin de ses dix-huit ans; c'est en octobre, après les vendanges, qu'elle est venue au monde; ça fait qu'elle aura dix-huit ans dans cinq mois; c'est un bon âge pour se marier.»

Les joues de Fritz tressaillirent, un frisson passa dans ses cheveux, et je ne sais quelle angoisse inexprimable lui serra le cœur.

Mais la grosse fermière, calme et paisible de sa nature, ne vit rien et continua tranquillement:

«Je me suis aussi mariée à dix-huit ans, monsieur Kobus; cela ne m'a pas empêchée de bien me porter, Dieu merci!

«Pelsly, connaissant nos biens, avait pensé depuis la Saint-Michel à Sûzel pour son garçon. Mais avant de rien dire et de rien faire, il est venu lui-même, comme pour acheter notre petit bœuf. Il a passé la journée de la Saint-Jean chez nous; il a bien regardé Sûzel, il a vu qu'elle n'avait pas de défauts, qu'elle n'était ni bossue, ni boiteuse, ni contrefaite d'aucune manière; qu'elle s'entendait à toute sorte d'ouvrages, et qu'elle aimait le travail.

«Alors il a dit à Christel de venir à la fête de Bischem, et Christel a vu hier le garçon; il s'appelle Jacob, il est grand et bien bâti, laborieux; c'est tout ce que nous pouvons souhaiter de mieux pour Sûzel. Pelsly a donc demandé hier Sûzel en mariage pour son fils.»

Depuis quelques instants Fritz n'entendait plus; ses joies, ses espérances, ses rêves d'amour, tout s'envolait; la tête lui tournait. Il était comme une chandelle des prés, dont un coup de vent disperse le duvet dans les airs, et qui reste seule, nue, désolée, avec son pauvre lumignon.

La mère Orchel, qui ne se doutait de rien, tira le coin de son mouchoir de sa poche, et baissant la tête, se moucha; puis elle reprit:

«Nous avons causé de cela toute la nuit, Christel et moi. C'est un beau mariage pour Sûzel, et Christel a dit: "Tout est bien; seulement, M. Kobus est un homme si bon, qui nous aime tant, et qui nous a rendu de si grands services, que nous serions de véritables ingrats, si nous terminions une pareille affaire sans le consulter. Je ne peux pas aller moi-même à Hunebourg aujourd'hui, puisque nous avons cinq voitures de loin à rentrer; mais toi, tu partiras tout de suite après le déjeuner, et tu seras encore de retour avant onze heures, pour préparer le dîner de nos gens." Voilà ce que m'a dit Christel. Nous espérons tous les deux que cela vous conviendra, surtout quand vous aurez vu le garçon; Christel veut le faire venir exprès pour vous l'amener. Et si vous êtes content de lui, eh bien! nous ferons le mariage; je pense que vous serez aussi de la noce: vous ne pouvez nous refuser cet honneur.»

Ces mots de «noce», de «mariage», de «garçon», bourdonnaient aux oreilles de Fritz.

Orchel, après avoir fini son histoire, étonnée de ne recevoir aucune réponse, lui demanda:

«Qu'est-ce que vous pensez de cela, monsieur Kobus?

—De quoi? fit-il.

—De ce mariage.»

Alors il passa lentement la main sur son front, où brillaient des gouttes de sueur, et la mère Orchel, surprise de sa pâleur, lui dit:

«Vous avez quelque chose, monsieur Kobus?

—Non, ce n'est rien», fit-il en se levant.

L'idée qu'un autre allait épouser Sûzel lui déchirait le cœur. Il voulait aller prendre un verre d'eau pour se remettre; mais cette secousse était trop forte, ses genoux tremblaient, et comme il étendait la main pour saisir la carafe, il s'affaissa et tomba sur le plancher tout de son long.

C'est alors que la mère Orchel fit entendre des cris:

«Katel! Katel! votre monsieur se trouve mal! Seigneur, ayez pitié de nous!»

Et Katel donc, lorsqu'elle entra tout effarée, et qu'elle vit ce pauvre Fritz étendu là, pâle comme un mort, c'est elle qui leva les mains au ciel, criant:

«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre maître! Comment cela s'est-il fait, Orchel? Je ne l'ai jamais vu dans cet état!

—Je ne sais pas, mademoiselle Katel; nous étions tranquillement à causer de Sûzel... il a voulu se lever pour prendre un verre d'eau, et il est tombé!

—Ah! mon Dieu! mon Dieu pourvu que ce ne soit pas un coup de sang!»

Et les deux pauvres femmes, criant, gémissant et se désolant, le soulevèrent, l'une par les épaules, l'autre par les pieds, et le déposèrent sur son lit.

Voilà pourtant à quelles extrémités peut nous porter l'amour! Un homme si raisonnable, un homme qui s'était si bien arrangé pour être tranquille toute sa vie, un homme qui voyait les choses de si loin, qui s'était pourvu de si bon vin avec sagesse, et qui semblait n'avoir rien à craindre ni du ciel ni de la terre... voilà où le regard d'une simple enfant, d'une petite fille sans ruse et sans malice l'avait réduit! Qu'on dise encore après cela que l'amour est la plus douce, la plus agréable des passions.

Mais on pourrait faire des réflexions judicieuses sur ce chapitre jusqu'à la fin des siècles; c'est pourquoi, plutôt que de commencer, j'aime mieux laisser chacun tirer de là les conclusions qui lui plairont davantage.

Orchel et Katel se désolaient donc et ne savaient plus où donner de la tête. Mais Katel, dans les grandes circonstances, montrait ce qu'elle était.

«Orchel, dit-elle en défaisant la cravate de son maître, descendez tout de suite sur la place des Acacias; vous verrez, à droite de l'église, une ruelle, et, à gauche de la ruelle, une rangée de palissades vertes sur un petit mur. C'est là que demeure le docteur Kipert; il doit être en train de tailler ses œillets et ses rosiers, comme tous les jours. Vous lui direz que M. Kobus est malade et qu'on l'attend.

—C'est bien», fit la grosse fermière en ouvrant la porte; elle sortit, et Katel, après avoir ôté les souliers de Fritz, courut dans la cuisine faire chauffer de l'eau; car, pour tous les remèdes, il est bon d'avoir de l'eau chaude.

Tandis qu'elle se livrait à ce soin, et que le feu se remettait à pétiller sur l'âtre, Orchel revint:

«Le voici, mademoiselle Katel!» dit-elle, tout essoufflée.

Et presque aussitôt, le docteur, un petit homme maigre en tricot de laine verte, la culotte de nankin tirée par les bretelles dans la raie du dos, les cinq ou six mèches de ses cheveux gris tombant en touffes autour de son front rouge, parut dans l'allée, sans rien dire, et entra tout de suite dans la chambre.

Orchel et Katel le suivaient. Il regarda d'abord Fritz, puis il prit le pouls, les yeux fixés au pied du lit, comme un vieux chien de chasse en arrêt devant une caille, et au bout d'une minute il dit: «Ce n'est rien, le cœur galope, mais le pouls est égal... ce n'est pas dangereux.... Il lui faut une potion calmante, voilà tout.»

Seulement alors la vieille servante se mit à sangloter dans son tablier. Kipert se retournant, demanda:

«Qu'est-il donc arrivé? mademoiselle Katel.

—Rien, fit la grosse fermière; nous causions tranquillement quand il est tombé.»

Le vieux médecin, regardant de nouveau Kobus, dit:

«Il n'a rien... une émotion... une idée! Allons... du calme... ne le dérangez pas... il reviendra tout seul. Je vais faire préparer la potion moi-même chez Harwich.»

Mais comme il allait sortir et jetait un dernier regard au malade, Fritz ouvrit les yeux.

«C'est moi, monsieur Kobus, dit-il en revenant; vous avez quelque chose... un chagrin... une douleur... n'est-ce pas?»

Fritz referma les yeux, et Kipert vit deux larmes dans les coins.

«Votre maître a des chagrins», dit-il à Katel tout bas. Dans le même instant Kobus murmurait: «Le rebbe!... le vieux rebbe!

—Vous voulez voir le vieux David?»

Il inclina la tête.

«Allons, c'est bon! le danger est passé, dit Kipert en souriant. Il arrive des choses drôles dans ce monde.» Et, sans s'arrêter davantage, il sortit.

Katel, à l'une des fenêtres, criait déjà: «Yéri! Yéri!» Et le petit Yéri Koffel, le fils du tisserand, levait son nez barbouillé dans la rue.

«Cours chercher le vieux rebbe Sichel, cours; dis-lui qu'il arrive tout de suite.»

L'enfant se mettait en route, lorsqu'il s'arrêta criant:

«Le voici!»

Katel regardant dans la rue, vit le rebbe David, son chapeau sur la nuque, sa longue capote flottant sur ses maigres mollets, qui venait la chemise ouverte, tenant sa cravate à la main, et courant aussi vite que ses vieilles jambes pouvaient aller.

On savait déjà dans toute la ville que M. Kobus avait une attaque. Qu'on se figure l'émotion de David à cette nouvelle; il ne s'était pas donné le temps de boutonner ses habits, et venait dans une désolation inexprimable.

«Puisque ce n'est rien, dit la mère Orchel, je peux m'en aller.... Je reviendrai demain ou après, savoir la réponse de M. Kobus.

—Oui, vous pouvez partir», lui répondit Katel en la reconduisant.

La fermière descendit, et se croisa au pied de l'escalier avec le vieux rebbe qui montait. David, voyant Katel dans l'ombre de l'allée, se mit à bredouiller tout bas: «Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'il y a?... Il est malade... il est tombé, Kobus!»

On entendait les battements de son cœur.

«Oui, entrez, dit la vieille servante; il demande après vous.»

Alors il entra tout pâle, sur la pointe de ses gros souliers, allongeant le cou et regardant de loin, d'un air tellement effrayé que cela faisait de la peine à voir. «Kobus! Kobus!» fit-il tout bas d'une voix douce, comme lorsqu'on parle à un petit enfant.

Fritz ouvrit les yeux.

«Tu es malade, Kobus, reprit le vieux rebbe, toujours de la même voix tremblante; il est arrivé quelque chose?»

Fritz, les yeux humides, regarda vers Katel, et David comprit aussitôt ce qu'il voulait dire:

«Tu veux me parler seul? fit-il.

—Oui», murmura Kobus.

Katel sortit le tablier sur la figure, et David se penchant demanda:

«Tu as quelque chose... tu es malade?...»

Fritz, sans répondre, lui entoura le cou de ses deux bras, et ils s'embrassèrent:

«Je suis bien malheureux! dit-il.

—Toi malheureux?

—Oui, le plus malheureux des hommes.

—Ne dis pas cela, fit le vieux David, ne dis pas cela... tu me déchires le cœur! Que t'est-il donc arrivé?

—Tu ne te moqueras pas de moi, David... je t'ai bien manqué... j'ai souvent ri de toi... je n'ai pas eu les égards que je devais au plus vieil ami de mon père.... Tu ne te moqueras pas de moi n'est-ce pas?

—Mais, Kobus, au nom du Ciel! s'écria le vieux rebbe prêt à fondre en larmes, ne parle pas de ces choses.... Tu ne m'as jamais fait que du plaisir... tu ne m'as jamais chagriné... au contraire... au contraire.... Ça me réjouissait de te voir rire... dis-moi seulement....

—Tu me promets de ne pas te moquer de moi?

—Me moquer de toi! ai-je donc si mauvais cœur, de me moquer des chagrins véritables de mon meilleur ami? Ah! Kobus!»

Alors Fritz éclata:

«C'était ma seule joie, David; je ne pensais plus qu'à elle... et voilà qu'on la donne à un autre!

—Qui donc... qui donc?

—Sûzel, fit-il en sanglotant.

—La petite Sûzel... la fille de ton fermier?... tu l'aimes?

—Oui!

—Ah!... fit le vieux rebbe en se redressant, les yeux écarquillés d'admiration, c'est la petite Sûzel, il aime la petite Sûzel!... Tiens... tiens... tiens... j'aurais dû m'en douter!... Mais je ne vois pas de mal à cela, Kobus... cette petite est très gentille.... C'est ce qu'il te faut... tu seras heureux, très heureux avec elle....

—Ils veulent la donner à un autre! interrompit Fritz désespéré.

—À qui?

—À un anabaptiste.

—Qui est-ce qui t'a dit cela?

—La mère Orchel... tout à l'heure... elle est venue exprès...»

«Ah! ah! bon... maintenant je comprends: elle est venue lui dire cela tout simplement, sans se douter de rien... et il s'est trouvé mal.... Bon, c'est clair... c'est tout naturel.»

Ainsi se parlait David, en faisant deux ou trois tours dans la chambre, les mains sur le dos.

Puis, s'arrêtant au pied du lit:

«Mais si tu l'aimes, s'écria-t-il, Sûzel doit le savoir... tu n'as pas manqué de le lui dire.

—Je n'ai pas osé.

—Tu n'as pas osé!... C'est égal, elle le sait. Cette petite est pleine d'esprit... elle a vu cela d'abord.... Elle doit être contente de te plaire, car tu n'es pas le premier anabaptiste venu, toi.... Tu représentes quelque chose de comme il faut; je te dis que cette petite doit être flattée, qu'elle doit s'estimer heureuse de penser qu'un monsieur de la ville a jeté les yeux sur elle, un beau garçon, frais, bien nourri, riant, et même majestueux, quand il a sa redingote noire, et ses chaînes d'or sur le ventre; je soutiens qu'elle doit t'aimer plus que tous les anabaptistes du monde. Est-ce que le vieux rebbe Sichel ne connaît pas les femmes? Tout cela tombe sous le bon sens! Mais, dis donc, as-tu seulement demandé si elle consent à prendre l'autre?

—Je n'y ai pas pensé; j'avais comme une meule qui me tournait dans la tête.

—Hé! s'écria David en haussant les épaules avec une grimace bizarre, la tête penchée et les mains jointes d'un air de pitié profonde, comment, tu n'y as pas pensé! Et tu te désoles, et tu tombes le nez à terre, tu cries, tu pleures! Voilà... voilà bien les amoureux! Attends, attends, si la mère Orchel est encore là, tu vas voir!»

Il ouvrit la porte en criant dans l'allée: «Katel, est-ce que la mère Orchel est là?

—Non, monsieur David.»

Alors il referma. Fritz semblait un peu remis de sa désolation.

«David, fit-il, tu me rends la vie.

—Allons, schaude, dit le vieux rebbe, lève-toi, remets tes souliers et laisse-moi faire. Nous allons ensemble là-bas, demander Sûzel en mariage. Mais peux-tu te tenir sur tes jambes?

—Ah! pour aller demander Sûzel, s'écria Fritz, je marcherais jusqu'au bout du monde!

—Hé! hé! hé! fit le vieux Sichel, dont tous les traits se contractèrent, et dont les petits yeux se plissaient, hé! hé! hé! quelle peur tu m'as faite!... J'ai pourtant traversé la ville comme cela; c'est encore bien heureux que je n'aie pas oublié de mettre ma culotte.»

Il riait en boutonnant son gilet de finette et sa grosse capote verte. Mais Fritz n'osait pas encore rire, il remettait ses souliers, tout pâle d'inquiétude; puis il se coiffa de son feutre et prit son bâton, en disant d'une voix émue:

«Maintenant, David, je suis prêt; que le Seigneur nous soit en aide!

Amen!» répondit le vieux rebbe.

Ils sortirent.

Katel, de la cuisine, avait entendu quelque chose, et, les voyant passer, elle ne dit rien, s'étonnant et se réjouissant de ces événements étranges. Il traversèrent la ville, perdus dans leurs réflexions, sans s'apercevoir que les gens les regardaient avec surprise. Une fois dehors, le grand air rétablit Fritz, et, tout en descendant le sentier du Postthâl, il se mit à raconter les choses qui s'étaient accomplies depuis trois mois: la manière dont il s'était aperçu de son amour pour Sûzel; comment il avait voulu s'en distraire; comment il avait entrepris un voyage avec Hâan; mais que cette idée le suivait partout, qu'il ne pouvait plus prendre un verre de vin sans radoter d'amour; et, finalement, comment il s'était abandonné lui-même à la grâce de Dieu.

David, la tête penchée, tout en trottant, riait dans sa barbiche grise, et, de temps en temps, clignant des yeux:

«Hé! hé! hé! faisait-il, je te le disais bien, Kobus, je te le disais bien, on ne peut résister! Vous étiez donc à faire de la musique, et tu chantais, Rosette, si bien faite... Et puis?»

Fritz poursuivait son histoire.

«C'est bien ça... c'est bien ça, reprenait le vieux David, hé! hé! hé! Ça te persécutait... c'était plus fort que toi. Oui... oui... je me figure tout cela comme si j'y étais. Alors donc, à la brasserie du Grand-Cerf, tu défiais le monde et tu célébrais l'amour.... Va, va toujours, j'aime à t'entendre parler de cela.»

Et Fritz, heureux de causer de ces choses, continuait son histoire. Il ne s'interrompait de temps en temps que pour s'écrier:

—Crois-tu sérieusement qu'elle m'aime, David?

—Oui... oui... elle t'aime, faisait le vieux rebbe, les yeux plissés.

—En es-tu bien sûr?

—Hé! hé! hé! ça va sans dire.... Mais alors donc, à Bischem, vous avez eu le bonheur de danser le treieleins ensemble. Tu devais être bien heureux, Kobus?

—Oh!» s'écriait Fritz.

Et tout l'enthousiasme du treieleins lui remontait à la tête. Jamais le vieux Sichel n'avait été plus content; il aurait écouté Kobus raconter la même chose durant un siècle, sans se fatiguer; et, parfois, il remplissait les silences par quelque réflexion tirée de la Bible, comme: «Je t'ai réveillé sous un pommier, là où ta mère t'a enfanté, là où t'a enfanté celle qui t'a donné le jour.» Ou bien: «Beaucoup d'eau ne pourrait pas éteindre cet amour-là, et les fleuves mêmes ne le pourraient pas noyer.» Ou bien encore: «Tu m'as ravi le cœur par l'un de tes yeux; tu m'as ravi le cœur par un des grains de ton collier.»

Fritz trouvait ces réflexions très belles. Pour la troisième fois, il rentrait dans de nouveaux détails, lorsque le rebbe, s'arrêtant au coin du bois, près de la roche des Tourterelles, à dix minutes de la ferme, lui dit:

«Voici le Meisenthâl. Tu me raconteras le reste plus tard. Maintenant, je vais descendre, et toi, tu m'attendras ici.

—Comment! il faut que je reste ici? demanda Kobus.

—Oui, c'est une affaire délicate; je serai sans doute forcé de parlementer avec ces gens; qui sait? ils ont peut-être fait des promesses à l'anabaptiste. Il vaut mieux que tu n'y sois pas. Reste ici, je vais descendre seul; si les choses vont bien, tu me verras reparaître au coin du hangar; je lèverai mon mouchoir, et tu sauras ce que cela veut dire.»

Fritz, malgré sa grande impatience, dut reconnaître que ces raisons étaient bonnes. Il fit donc halte sur la lisière du bois, et David descendit, en trottinant comme un vieux lièvre dans les bruyères, la tête penchée et le bâton de Kobus, qu'il avait pris, en avant.

Il pouvait être alors une heure; le soleil, dans toute sa force, chauffait le Meisenthâl, et brillait sur la rivière à perte de vue. Pas un souffle n'agitait l'air, pas un grillon n'élevait son cri monotone; les oiseaux dormaient la tête sous l'aile, et, seulement de loin en loin, les bœufs de Christel, couchés à l'ombre du pignon, les genoux ployés sous le ventre, étendaient un mugissement solennel dans la vallée silencieuse.

On peut s'imaginer les réflexions de Fritz, après le départ du vieux rebbe. Il le suivit des yeux jusque près de la ferme. Au-delà des bruyères, David prit le sentier sablonneux qui tourne à l'ombre des pommiers, au pied de la côte. Kobus ne voyait plus que son chapeau s'avancer derrière le talus; puis il le vit longer les étables, et au même instant les aboiements de Mopsel retentirent au loin comme les jappements d'un bébé de Nuremberg. David alors se pencha, le bâton devant lui, et Mopsel, ébouriffé, redoubla ses cris. Enfin, le vieux rebbe disparut à l'angle de la ferme.

C'est alors que le temps parut long à Fritz, au milieu de ce grand silence. Il lui semblait que cela n'en finirait plus. Les minutes se suivaient depuis un quart d'heure, lorsqu'il y eut un éclair dans la basse-cour; il crut que c'était le mouchoir de David et tressaillit; mais c'était la petite fenêtre de la cuisine qui venait de tourner au soleil, la servante Mayel vidait son baquet de pelures au-dehors; quelques cris de poules et de canards s'entendirent, et le temps parut s'allonger de nouveau.

Kobus se forgeait mille idées; il croyait voir Christel et Orchel refuser... le vieux rebbe supplier.... Que sais-je? Ces pensées se pressaient tellement, qu'il en perdait la tête.

Enfin, David reparut au coin de l'étable; il n'agitait rien, et Fritz, le regardant, sentit ses genoux trembler. Le vieux rebbe, au bout d'un instant, fourra la main dans la poche de sa longue capote jusqu'au coude; il en tira son mouchoir, se moucha comme si de rien n'était, et, finalement, levant le mouchoir, il l'agita. Aussitôt Kobus partit, ses jambes galopaient toutes seules: c'était un véritable cerf. En moins de cinq minutes il fut près de la ferme; David, les joues plissées de rides innombrables et les yeux pétillants, le reçut par un sourire:

«Hé! hé! hé! fit-il tout bas, ça va bien... ça va bien.... On t'accepte... attends donc... écoute!»

Fritz ne l'écoutait plus; il courait à la porte, et le rebbe le suivait tout réjoui de son ardeur. Cinq ou six journaliers en blouse, coiffés du chapeau de paille, allaient repartir pour l'ouvrage; les uns remettaient les bœufs sous le joug garni de feuilles, les autres, la fourche ou le râteau sur l'épaule, regardaient. Ces gens tournèrent la tête et dirent:

«Bonjour, monsieur Kobus!»

Mais il passa sans les entendre, et entra dans l'allée comme effaré, puis dans la grande salle, suivi du vieux David, qui se frottait les mains et riait dans sa barbiche.

On venait de dîner; les grandes écuelles de faïence rouge, les fourchettes d'étain, et les cruches de grès étaient encore sur la table. Christel, assis au bout, son chapeau sur la nuque, regardait ébahi; la mère Orchel, avec sa grosse face rouge, se tenait debout sous la porte de la cuisine, la bouche béante; et la petite Sûzel, assise dans le vieux fauteuil de cuir, entre le grand fourneau de fonte et la vieille horloge, qui battait sa cadence éternelle, Sûzel, en manches de chemise, et petit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dans son tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni par le soleil, et ses bras repliés.

Fritz, à cette vue, voulut parler; mais il ne put dire un mot, et c'est le père Christel qui commença:

«Monsieur Kobus! s'écria-t-il d'un accent de stupéfaction profonde, ce que le rebbe David vient de nous dire est-il possible: vous aimez Sûzel et vous nous la demandez en mariage? il faut que vous me le disiez vous-même, sans cela nous ne pourrons jamais le croire.

—Père Christel, répondit alors Fritz avec une sorte d'éloquence, si vous ne m'accordez pas la main de Sûzel, ou si Sûzel ne m'aime pas, je ne puis plus vivre; je n'ai jamais aimé que Sûzel et je ne veux jamais aimer qu'elle. Si Sûzel m'aime, et si vous me l'accordez, je serai le plus heureux des hommes, et je ferai tout aussi pour la rendre heureuse.»

Christel et Orchel se regardèrent comme confondus, et Sûzel se mit à sangloter; si c'était de bonheur, on ne pouvait le savoir, mais elle pleurait comme une Madeleine.

«Père Christel, reprit Fritz, vous tenez ma vie entre vos mains....

—Mais, monsieur Kobus, s'écria le vieux fermier d'une voix forte et les bras étendus, c'est avec bonheur que nous vous accordons notre enfant en mariage. Quel honneur plus grand pourrait nous arriver en ce monde, que d'avoir pour gendre un homme tel que vous? Seulement, je vous en prie, monsieur Kobus, réfléchissez... réfléchissez bien à ce que nous sommes et à ce que vous êtes.... Réfléchissez que vous êtes d'un autre rang que nous; que nous sommes des gens de travail, des gens ordinaires, et que vous êtes d'une famille distinguée depuis longtemps non seulement par la fortune, mais encore par l'estime que vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à tout cela... que vous n'ayez pas à vous repentir plus tard... et que nous n'ayons pas non plus la douleur de penser que vous êtes malheureux par notre faute. Vous en savez plus que nous, monsieur Kobus, nous sommes de pauvres gens sans instruction; réfléchissez donc pour nous tous ensemble!

—Voilà un honnête homme!» pensa le vieux rebbe.

Et Fritz dit avec attendrissement:

«Si Sûzel m'aime, tout sera bien! Si par malheur elle ne m'aime pas, la fortune, le rang, la considération du monde, tout n'est plus rien pour moi! J'ai réfléchi, et je ne demande que l'amour de Sûzel.

—Eh bien! donc, s'écria Christel, que la volonté du Seigneur s'accomplisse. Sûzel, tu viens de l'entendre, réponds toi-même. Quant à nous, que pouvons-nous désirer de plus pour ton bonheur? Sûzel, aimes-tu M. Kobus?»

Mais Sûzel ne répondait pas, elle sanglotait plus fort.

Cependant, à la fin, Fritz s'étant écrié d'une voix tremblante:

«Sûzel, tu ne m'aimes donc pas, que tu refuses de répondre?»

Tout à coup, se levant comme une désespérée, elle vint se jeter dans ses bras en s'écriant:

«Oh! si, je vous aime!»

Et elle pleura, tandis que Fritz la pressait sur son cœur, et que de grosses larmes coulaient sur ses joues.

Tous les assistants pleuraient avec eux: Mayel, son balai à la main, regardait, le cou tendu, dans l'embrasure de la cuisine; et, tout autour des fenêtres, à cinq ou six pas, on apercevait des figures curieuses, les yeux écarquillés, se penchant pour voir et pour entendre.

Enfin le vieux rebbe se moucha, et dit:

«C'est bon... c'est bon.... Aimez-vous... aimez-vous!»

Et il allait sans doute ajouter quelque sentence, lorsque tout à coup Fritz, poussant un cri de triomphe, passa la main autour de la taille de Sûzel, et se mit à valser avec elle, en criant:

«You! houpsa, Sûzel! You! you! you! you! you!»

Alors tous ces gens qui pleuraient se mirent à rire, et la petite Sûzel, souriant à travers ses larmes, cacha sa jolie figure dans le sein de Kobus.

La joie se peignait sur tous les visages; on aurait dit un de ces magnifiques coups de soleil, qui suivent les chaudes averses du printemps.

Deux grosses filles, avec leurs immenses chapeaux de paille en parasol, la figure pourpre et les yeux écarquillés, s'étaient enhardies jusqu'à venir croiser leurs bras au bord d'une fenêtre, regardant et riant de bon cœur. Derrière elles, tous les autres se penchaient l'oreille tendue.

Orchel, qui venait de sortir en essuyant ses joues avec son tablier, reparut apportant une bouteille et des verres:

«Voici la bouteille de vin que vous nous avez envoyée par Sûzel, il y a trois mois, dit-elle à Fritz; je la gardais pour la fête de Christel; mais nous pouvons bien la boire aujourd'hui.»

On entendit au même instant le fouet claquer dehors, et Zaphéri, le garçon de ferme, s'écrier: «En route!»

Les fenêtres se dégarnirent, et comme l'anabaptiste remplissait les verres, le vieux rebbe tout joyeux, lui dit:

«Eh bien! Christel, à quand les noces?»

Ces paroles rendirent Sûzel et Fritz attentifs.

«Hé! qu'en penses-tu, Orchel? demanda le fermier à sa femme.

—Quand M. Kobus voudra, répondit la grosse mère en s'asseyant.

—À votre santé, mes enfants! dit Christel. Moi, je pense qu'après la rentrée des foins...»

Fritz regarda le vieux rebbe, qui dit:

«Écoutez, Christel, les foins sont une bonne chose, mais le bonheur vaut encore mieux. Je représente le père de Kobus, dont j'ai été le meilleur ami.... Eh bien! moi, je dis que nous devons fixer cela d'ici huit jours, juste le temps des publications. À quoi bon faire languir ces braves enfants? À quoi bon attendre davantage? N'est-ce pas ce que tu penses, Kobus?

—Comme Sûzel voudra, je voudrai», dit-il en la regardant.

Elle, baissant les yeux, pencha la tête contre l'épaule de Fritz sans répondre.

«Qu'il en soit donc fait ainsi, dit Christel.

—Oui, répondit David, c'est le meilleur, et vous viendrez demain à Hunebourg, dresser le contrat.»

Alors on but, et le vieux rebbe, souriant, ajouta:

«J'ai fait bien des mariages dans ma vie; mais celui-ci me cause plus de plaisir que les autres, et j'en suis fier. Je suis venu chez vous, Christel, comme le serviteur d'Abraham, Éléazar, chez Laban: cette affaire est procédée de l'Éternel.

—Bénissons la volonté de l'Éternel», répondirent Christel et Orchel d'une seule voix.

Et depuis cet instant, il fut entendu que le contrat serait fait le lendemain à Hunebourg, et que le mariage aurait lieu huit jours après.


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