L'Amour impossible; La bague d'Annibal
III
LES FAUSSES CONFIDENCES
Le lendemain les trouva de bonne heure à la place où se passait ce drame sans action extérieure, sans grands bras, sans portes fermées et ouvertes,—cette chose simple, réelle: la vie. Après une nuit de convulsions et de larmes de la part de Mme d’Anglure, M. de Maulévrier s’en était revenu à ce fatal boudoir de satin jonquille où un charme cruel le ramenait toujours. A force de mensonges, de fausses caresses et de fleur d’oranger, il avait calmé sa nerveuse maîtresse, et puis il avait pris sa course vers l’hôtel de Gesvres, ne respirant que la marquise, et croyant retrouver sur son front pâli une de ces nobles et tristes impressions de la veille, qui lui avaient paru si touchantes.
Mais, baste! la lune n’était pas si changeante que cette muable femme, et il y eût eu cent années au lieu d’une nuit entre la marquise de la veille et celle du lendemain, que sa physionomie n’aurait pas été plus au rebours de l’espérance de Maulévrier. Le bandeau d’ennuis qui lui ceignait si souvent le front était caché sous les boucles mignardes et crêpées qui allaient si mal au caractère ferme de sa beauté. La femme et toutes ses ondoyances, ses morbidezzes, ses gaietés moqueuses, se remontraient dans cette grande statue, désespérée parfois et silencieuse comme la Niobé antique, et qui, ennuyée de son piédestal comme de toutes choses, en descendait pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant. Ce n’était plus qu’une Parisienne piquante, vive et un peu affectée, un vrai type de femme d’esprit, mais d’esprit de femme, tout en pointes d’aiguilles, de malices et de curiosités. Elle attendait Maulévrier avec plus d’impatience qu’à l’ordinaire, et quand elle le vit:
—Eh bien?—fit-elle.
—Eh bien!—répondit M. de Maulévrier,—Caroline sait tout, ou plutôt elle sait plus que tout, car elle croit que nous nous aimons, tandis qu’il n’y a que moi qui vous aime.
—Ah! contez-moi donc ça,—dit-elle, en se tordant sur sa chaise longue, dans son peignoir de mousseline rose, et en respirant à pleines narines un délicieux flacon ciselé qu’elle tenait;—contez, mon ami,—répéta-t-elle avec une incroyable sensualité.
Au mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable, on eût dit Léda attendant son cygne et se préparant à la volupté.
Elle lui jeta deux regards à le rendre fou, si lui ne l’avait pas connue, s’il n’avait pas déjà fait l’expérience que ce qui ressemblait à de la passion dans cette femme n’était qu’un élan de l’esprit, et rien de plus.
—Mon Dieu!—reprit M. de Maulévrier avec une expression capable d’éveiller plus d’un dépit secret dans le cœur énigmatique de la marquise,—mon Dieu! c’est là une assez triste histoire, et d’autant plus triste qu’elle n’est pas finie, et que je ne prévois guères comme elle finira. L’absence et le soupçon qui en a été la suite ont exaspéré tous les sentiments de Mme d’Anglure. Ces sentiments sont beaucoup plus profonds que je ne pensais. Quelque dévouée qu’elle se soit montrée jusqu’ici, et de quelques douceurs qu’elle ait entouré ma vie, je ne croyais pas, en m’éloignant d’elle, briser tout à fait la sienne. Non! franchement, je ne le croyais pas. Vous savez bien, ma chère Bérangère, que je n’ai pas vos idées sur l’amour. Vous avez une façon de le concevoir qui vous dispense probablement de l’éprouver; mais moi qui ne suis pas arrivé à vingt-sept ans sans l’avoir connu plus d’une fois, et à qui celui que vous inspirez ne fait pas d’illusion dernière, je ne pensais pas qu’une femme du monde, aussi facilement distraite de ses propres impressions que peut l’être Mme d’Anglure, dût ressentir une de ces passions contre lesquelles tout est impuissant, jusqu’à la fierté. Hier, quand je vous quittai, mon amie, et que je montai dans la voiture de la comtesse, j’espérais qu’une bonne scène allait rompre pour jamais des liens qui me pèsent depuis que je vous aime. J’espérais que l’idée d’être quittée pour vous lui donnerait le courage d’une explication suprême, et qu’aujourd’hui tout serait fini. Mais il n’en a point été ainsi. J’ai vu une de ces douleurs que je ne connaissais pas encore. La nuit s’est passée pour cette femme dans de telles angoisses, que je n’ai pas osé lui avouer que je ne l’aimais plus et confirmer par là toutes ses jalousies. Je me suis pris de pitié pour cet être faible et misérable dont la destinée reposait sur moi; et quoique mon cœur démentît tout bas en pensant à vous ce que je lui adressais tout haut, je suis enfin parvenu à assoupir la violence de ces malheureux sentiments que je ne partage plus, et sur la force desquels je voudrais vainement m’abuser.
—Pauvre femme!—fit la marquise, arrivée au bout de ses deux jouissances,—de parfum respiré et de curiosité satisfaite,—et en refermant son flacon avec le bouchon d’or qui le surmontait.
—Oui! pauvre femme!—répéta M. de Maulévrier avec un accent de compassion plus sincère.—Elle m’a fait sentir le premier remords que j’aie jamais éprouvé d’une chose aussi simple et aussi involontaire que de cesser d’aimer. En regardant cette tête si jeune et si changée, vous ne sauriez croire à quel point je me reprochais le mal auquel j’avais condamné tant de beauté et de jeunesse.
—Et c’est un fort bon sentiment,—ajouta Mme de Gesvres,—car le mal est grand en effet. Elle, qui était si charmante, n’est plus même jolie. Entre autres jalouses de Caroline, vous aurez rendu Mme de Guénéheuc bien heureuse. Parce qu’elle est d’un blond assez fade, elle s’est toujours crue la rivale en blancheur de Mme d’Anglure. Maintenant la grande fraîcheur de cette pauvre comtesse ne lui rougira plus la sienne de dépit.
Malgré le peu de vivacité et d’amertume que Mme de Gesvres mit à faire cette réflexion toute féminine, M. de Maulévrier y vit-il autre chose que l’impitoyable cruauté du sexe, cette cruauté que l’on retrouve dans la meilleure et la plus désintéressée des femmes quand il s’agit d’une autre femme qu’on a l’air de pleurer devant elle, ce qui est, de fait, fort impertinent?
Toujours est-il que dans l’impossibilité où l’on est si souvent de rester vrai avec une femme, il se prit à poser comme s’il avait été femme lui-même; il mit sa main gantée sur l’angle de la cheminée près de laquelle il était assis, puis il appuya son front sur sa main avec un petit air de saule pleureur qui ne manquait pas d’une certaine grâce de mélancolie.
—Vous souffrez, Raimbaud?—fit la marquise avec des yeux où l’attention commençait de renaître.—Eh bien!—et elle veloutait d’une voix attendrie le sarcasme, si c’en était un,—vous n’en êtes que plus intéressant à mes yeux. Vous ne ressemblez pas à ceux qui oublient. La mémoire d’une intimité de deux ans n’est pas abolie en vous par un autre amour...
—Ah! si cet autre amour avait été heureux,—interrompit Maulévrier, avec l’ardeur d’un regret inconsolable,—peut-être aujourd’hui, Bérangère, le sentiment dont vous me faites un mérite n’existerait pas. Eh! mon Dieu, c’est de l’égoïsme encore; si l’amour que je perds m’est une si grande perte, c’est surtout parce que vous n’avez pas pu le remplacer!
—Et qui sait, mon ami?—répondit-elle avec calme;—vous n’êtes peut-être pas si détaché de Mme d’Anglure que vous le pensez. On se fait de si profondes illusions sur soi-même! C’est une chose si bizarre que le cœur! Vous m’avez aimée pendant l’absence d’une femme qui vous avait rendu parfaitement heureux pendant deux années, et qui, comme maîtresse, vaut, je le sais, cent fois mieux que moi. Aujourd’hui, voilà que cette femme revient parce qu’elle est jalouse et malheureuse; elle revient vous offrir le spectacle d’une jeunesse flétrie par vous, d’une beauté ravagée, d’une vie perdue, d’une santé détruite peut-être, et cela au moment où celle que vous lui avez préférée vous laisse voir l’impossibilité où elle est d’éprouver l’amour comme vous l’auriez désiré. Allez! cette femme est encore bien puissante. Il n’est pas dit que vous ne vous repreniez pas aux liens dont vous vous plaigniez à l’instant même; il n’est pas dit que l’impression que je vous ai causée résiste à l’éloquence d’un pareil retour.
—Et, en vérité, je le voudrais presque,—dit Maulévrier avec le petit machiavélisme dont il essayait le succès, et en cherchant à voir clair dans les sensations de la marquise.
—Et moi,—fit-elle en souriant avec une placidité déconcertante,—je vous jure que je le voudrais tout à fait.
Était-ce là une ironie profonde, qui devait peu coûter à cette femme d’un si grand empire sur elle-même? Malgré les assurances de sincérité qu’elle lui avait données, il était bien permis à M. de Maulévrier d’être légèrement sceptique. Elle était, en somme, la plus distinguée de ces créatures de ténèbres qui n’avaient pas besoin que l’on inventât les éventails pour cacher le laisser-aller de leurs yeux. Elle pouvait donc donner à du dépit la forme d’un désintéressement parfait. D’un autre côté, ce dépit, que M. de Maulévrier avait essayé de faire naître en affectant une tristesse et un désir qu’il ne sentait pas, pouvait venir autant de la vanité que de l’amour.
Mais la vanité est si près de l’amour dans les femmes du monde, tout cela est si divinement pétri et fondu, qu’intéresser l’un ou l’autre amène souvent aux mêmes résultats. Or c’était précisément le résultat dont M. de Maulévrier était avide. Il était arrivé à ce degré de l’amour, dans les êtres qui n’ont pas le triste et très peu fier honneur d’être poétiques, où la possession la moins délicate paraît la meilleure, et où ce qu’il y a de plus adorable dans l’amour même serait sacrifié brutalement à cette diabolique possession.
Ce jour-là, M. de Maulévrier sortit de chez Mme de Gesvres moins lassé et moins désolé qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas pu se vanter, il est vrai, d’avoir entendu murmurer le plus faible dépit dans tout ce que lui avait dit la marquise; mais la possibilité de ce dépit s’était offerte à lui comme une espérance, et il s’affermit dans la résolution d’attaquer par la vanité, endroit toujours mal défendu chez les femmes, cette forteresse imprenable à l’amour; il s’en alla répétant les belles paroles de l’Ecclésiaste.
—Elle ne m’aimera pas davantage,—pensait-il,—mais elle succombera; elle succombera en femme du monde, froidement, élégamment, et dans sa cuirasse, sans qu’une telle façon de si peu se donner nuise à aucune de ses prétentions de cœur éteint. Ce que n’auront pu faire les sentiments tendres, les sentiments égoïstes et jaloux l’auront fait.
Ainsi, comme il arrive toujours, il était démoralisé par la résistance, et l’amour n’était plus à ses yeux que ce contact de deux épidermes auquel le réduisait, sans cérémonie, cet insolent de Champfort.
IV
LE FOND DE L’ABÎME
Une fois bien ancré dans sa résolution, M. de Maulévrier comprit la nécessité de modifier sa vie extérieure. Il ne passa plus ses journées chez Mme de Gesvres, et, quand il y alla, il choisit toujours le moment où elle n’était pas seule, le soir, par exemple, cette heure à laquelle elle recevait ceux qui préféraient à l’éclat des fêtes dont elle s’était retirée la libre causerie d’une femme d’esprit. Alors, il la trouvait flanquée de ses cavaliers servants, qui servaient sans gages et qu’elle savait fixer en ne cherchant pas à les retenir, de ses adorateurs fidèles qui, depuis des siècles, s’en venaient chaque soir contempler cette femme mobile comme Nina contemplait la mer inconstante, et qui s’en retournaient, disant peut-être inutilement, comme Nina: «Ce sera pour demain.» Au milieu de ce petit monde dont elle était le centre et la vie, elle était animée jusqu’au rire d’une amabilité un peu taquine, et disant sciemment du haut de son bon sens de ces absurdités charmantes qui vont si bien aux lèvres roses, grâces des femmes et des enfants. Quoique, plus malheureuse que Louis XIV, qui avait le bonheur d’aimer et de pleurer, elle fût reine et s’ennuyât, jamais l’ennui, que M. de Maulévrier savait être le fond de son âme, ne se trahissait dans ses paroles ou dans ses regards quand elle était entourée. L’être extérieur reprenait le dessus, et, plus forte que tout le reste, elle n’était plus, dans ces instants, qu’une irréprochable maîtresse de maison.
A aucune époque, elle ne s’était montrée autre chose aux yeux des autres pour M. de Maulévrier. Comme elle n’avait pas l’abandon de ses sentiments, ni mot plus mystérieux ni familiarité plus tendre n’avaient indiqué une de ces préférences sur la nature desquelles il est si facile de se tromper. Cependant, les hommes qui la voyaient, et qu’elle n’écoutait pas, proclamaient, en l’enviant, le bonheur de M. de Maulévrier. Mais ce n’étaient point ses manières avec lui qui leur avaient donné cette idée; c’était plutôt (après la peur que ce ne fût vrai) l’indépendance hardie qu’elle avait mise à recevoir, malgré les bruits de quelques salons, un homme qui avait la réputation d’être un grand fat et de ne perdre son temps chez personne.
Lorsque cet homme s’éloigna d’elle, les femmes qui faisaient galerie à cette liaison, et qui, lorgnette en main, semblaient en étudier toutes les phases, les femmes s’imaginèrent que le dénoûment qui avait tant tardé était arrivé, et que Mme d’Anglure était fort à propos revenue clore un si fâcheux interrègne. Les hommes les plus attachés à la marquise le crurent aussi de leur côté, et comme ils la visitaient tous les soirs, ils purent admirer le magnifique empire et la désinvolture inouïe avec lesquels Mme de Gesvres pouvait voiler une rupture assez manifeste d’ailleurs. Pour tous ces hommes ferrés en diable sur les convenances du monde, et qui n’avaient jamais compris, comme le cardinal de Retz, que les devoirs extérieurs, la marquise révélait une supériorité très remarquable en restant imperturbablement la même à l’égard de M. de Maulévrier. Le fait est qu’elle ne lui adressa pas la moindre petite observation qu’on eût pu prendre pour un reproche, sur ses visites plus rares et plus courtes. Quand il ne venait pas, il semblait qu’il n’eût jamais existé pour elle. Quand il venait, elle le recevait avec cette main ouverte, cette hospitalité de sourire et cette étincelle perlée dans le regard, qui disaient à tous: «Vous voilà, tant mieux!» mais qui ne jaillissait du fait exclusif de la présence de personne.
M. de Maulévrier, qui connaissait la puissance que cette femme glacée exerçait sur elle sans grand combat, ne s’étonnait point de cette conduite. Il savait bien que, dans toutes les hypothèses, elle ne lui donnerait jamais le spectacle de son dépit, et que, pour en saisir la trace et en tirer le parti qu’il espérait, il aurait besoin de toute sa finesse d’observation, de toute la pénétration de son coup d’œil.
Il savait qu’il jouait un jeu hasardeux, difficile, qu’avec des femmes d’une civilisation raffinée l’amour ne ressemble plus guères aux bucoliques des premiers temps.
Du reste, M. de Maulévrier, en allant plus rarement chez Mme de Gesvres, devait rassurer la tendresse alarmée de Mme d’Anglure; c’était comme une preuve ajoutée à toutes les assurances qu’il lui donnait de son amour, et qu’elle n’acceptait qu’en doutant encore. A dire vrai, sa jalousie eût-elle été cent fois plus inquiète, et cent fois plus grand l’espèce d’effroi que lui causait cette grande marquise, d’une beauté si bien reconnue et d’une coquetterie dont le monde racontait des choses effroyables, elle ne pouvait pourtant ne pas sentir un mouvement de joie et d’orgueil en voyant Maulévrier la préférer, elle que le chagrin avait tant changée, à cette marquise du démon.
Ses amies n’avaient pas manqué de lui apprendre la façon dont M. de Maulévrier avait passé son temps pendant son absence. Mais comme, depuis qu’elle était revenue, ce temps lui était consacré presque aussi exclusivement qu’autrefois, elle pouvait croire, à ce qu’il semblait, que l’ennui d’être éloigné d’elle avait fort innocemment poussé son amant chez Mme de Gesvres.
Une autre, plus spirituelle et plus vaniteuse, eût admis peut-être cette chimérique innocence; mais ce n’était pas l’esprit qui faisait en elle obstacle à cette illusion assez douce, c’était la défiance, naturelle à un sentiment aussi profond que le sien.
Elle souffrait donc toujours de cette inquiétude éternelle qui, une fois excitée dans les cœurs bien épris, n’y périt plus. Elle souffrait, malgré toutes les négations que Maulévrier avait opposées à l’expression, d’abord éplorée, de sa jalousie. Rien n’y faisait; ni cette intimité qu’elle avait retrouvée à peu près telle qu’elle avait existé autrefois, ni l’indifférence que M. de Maulévrier montrait, après tout, pour la marquise. Folle, qui avait raison au fond, elle souffrait contre les apparences; et jusque dans les soins et les familiarités de l’amour même, elle tremblait toujours de l’avoir perdu.
Quant à M. de Maulévrier, il faut lui rendre cette justice qu’il montrait plus de persistance et de courage pour arriver au but qu’il voulait toucher, que jamais chevalier novice n’en mit à gagner ses éperons. Il fut héroïque, en vérité. Il s’enferma pendant des journées avec une femme qu’il n’aimait plus. Il eut à l’empêcher de pleurer quand l’envie lui en prenait, et cette envie venait souvent. Il avait à assoupir de fort légitimes défiances dans le narcotisme des phrases sentimentales.
Lui, dont elle avait fait un sultan, et pour qui toute la vie avec elle s’était passée à se coucher sur des coussins de canapé et à se laisser adorer en silence, il avait secoué une nonchalance si superbe et cachait l’immense ennui qu’elle lui causait sous un luxe d’amabilité qu’elle ne lui avait jamais connue, même au temps de leurs plus beaux jours.
Pauvre créature sans esprit, mais dont l’amour était du génie, elle jouissait de cette amabilité sans s’y laisser prendre.
Quand il lui avait bien répété sur tous les tons qu’il n’aimait qu’elle, elle lui disait avec un regard ineffable:
—Tu m’empoisonnes peut-être, mais tu m’enivres, et une telle ivresse est si douce qu’elle fait pardonner le poison.
Mais des mots si poignants n’étaient que du jargon moderne pour M. de Maulévrier; car rien ne donne un mépris plus philosophique pour l’amour et son genre d’éloquence que celui qu’on ne partage plus et dont on est persécuté. Il restait dans le cœur parfaitement insensible à tout cela.
La seule chose peut-être dont il fût touché était le déplorable état de santé de Mme d’Anglure, état de santé qui allait se détériorant de plus en plus.
Maulévrier ne croyait pas que l’on pût mourir d’un sentiment ailleurs que dans les ballades allemandes, mais il pensait que, même à Paris, un sentiment très exigeant et très malheureux pouvait influer sur la santé d’une femme naturellement délicate comme était Mme d’Anglure. Le spectacle qu’il avait sous les yeux, d’ailleurs, ne lui permettait pas d’en douter. Tous les accès de larmes de Mme d’Anglure finissaient par des évanouissements très réels. Quand elle avait parlé avec cet âpre mouvement des personnes dominées par la turbulence de leur propre cœur, une toux déjà ancienne, mais aggravée, lui causait des crachements de sang qu’elle regardait, en pensant que ce sang était versé par sa poitrine, avec le sourire fauve des êtres qui se voient mourir. Ces détails physiques touchaient bien plus Maulévrier que le sentiment qu’elle lui donnait, et dont la prodigieuse énergie avait résisté à l’énervation des salons.
La pitié de l’amant était détruite, mais la pitié qui nous prend tous en voyant périr ce qui est jeune et se flétrir ce qui est beau, la pitié de l’homme restait encore. Pauvre reste, il est vrai, et qui se perdait bientôt dans l’idée fixe qui avait remplacé pour M. de Maulévrier tous les souvenirs de la vie, toutes les préoccupations du cœur.
Eh! comment se fût-il appesanti sur l’idée cruelle de Mme d’Anglure mourant par lui et pour lui, quand il ne pensait qu’à surmonter les résistances de la marquise, quand cette infortunée Mme d’Anglure était un des moyens à l’aide desquels il étayait ses succès futurs?
Cette pensée d’un succès que Mme de Gesvres lui faisait acheter un tel prix le soutenait dans sa double épreuve de dissimulation et de mensonge vis-à-vis les deux femmes qu’il avait entrepris de tromper.
Il était enchanté de la sensation que sa conduite avait produite dans le monde, et de ce que les femmes, qui battent l’eau si bien en fait de commérages et qui la font jaillir si loin, recommençassent à tympaniser Mme d’Anglure sur le peu de fierté de ses relations avec un homme dont elle n’ignorait pas les torts. Tout cela servait ses projets à merveille; car enfin il était bien sûr que malgré la distance que Mme de Gesvres avait mise entre son salon et les pandemoniums à la mode, le bruit de cette reprise d’intimité avec une femme qu’on avait jugée plantée là ne manquerait pas d’aller jusqu’à ce boudoir de satin jonquille d’où l’amour était exilé, mais où la vanité parisienne, roulée, comme un chat dans sa fourrure, sous les plus habiles artifices, pouvait bien se trouver encore discrètement tapie dans quelque coin.
Et en effet, si cachée qu’elle y fût, il crut enfin l’avoir découverte et blessée, quand, après plus d’un mois pendant lequel il n’avait fait que de courtes et officielles visites à Mme de Gesvres, il reçut d’elle un gracieux billet où ses prétentions au plus pur désintéressement étaient maintenues, mais où, malgré les hiéroglyphes égyptiens de sa manière, circulait je ne sais quel souffle de moquerie que M. de Maulévrier, à qui les désirs avaient appris les subtilités de l’analyse, se mit à respirer à longs traits:
«Ai-je prophétisé juste,—disait le billet,—mon cher Raimbaud? Je vous ai prédit que vous reviendriez à Mme d’Anglure, et il n’est bruit que de cette grande liaison qu’on disait finie et qui recommence, en dépit des méchants propos de ceux qui ne croient à l’éternité de rien dans ce triste monde. J’ai cru, avant tout, que, si amoureux que vous fussiez de moi, vous aviez mille raisons de l’être plus encore de Mme d’Anglure, et j’ai désiré la première que vous le redevinssiez, puisque mon malheureux caractère était incapable de vous donner le bonheur auquel on a droit quand on sait aimer. Tout ce que j’ai pensé et désiré s’est donc accompli, mon cher Raimbaud, et pour vous comme pour moi, il vaut mieux qu’il en soit ainsi qu’autrement.
«Mais, dites-moi, le bonheur que vous donne Mme d’Anglure est donc bien grand et bien nouveau, pour que vous n’alliez plus chez personne et pour que vous ayez presque cessé de venir chez moi, qui suis, comme vous le savez, votre amie, et à qui vous avez juré que, quoi qu’il arrive, nous ne nous brouillerons jamais? On raconte que vous vous consacrez à Mme d’Anglure avec un abandon de dévouement plus grand encore que dans les premiers moments de cette intimité qui édifie les cœurs fidèles. Moi, je réponds à cela que Mme d’Anglure est souffrante, ce qui rehausse le mérite de votre dévouement. Cependant, si cette souffrance n’est pas de nature à empêcher Mme d’Anglure de sortir, et que ce ne soit pas une jalousie (bien aveugle sans doute) qui l’éloigne de sa confidente d’autrefois, je voudrais bien l’avoir à dîner avec vous lundi prochain. Je viens de lui écrire un mot à ce sujet. Tâchez de me l’amener, mon cher Raimbaud, car je n’entends point séparer, fût-ce pour un moment, ceux que Dieu a si bien unis.
«Bérangère»
Faut-il ajouter que la lecture de ce persiflage fit à M. de Maulévrier un effet pareil à ces soufflets donnés par Suzanne, qui comblaient de bonheur Figaro?... Il se crut à la veille du triomphe! Il se jura bien que ce dîner auquel l’invitait la marquise serait comme le dernier coup de canon qui terminerait un si long siège. Il alla trouver Mme d’Anglure, déterminé à la traîner de force à ce dîner qui lui offrait une si belle occasion de jeter la marquise, déjà trahie par sa lettre, pensait-il, tout à fait hors d’elle-même. Hélas! il n’eut point à en venir à cette extrémité avec la comtesse. Il n’eut pas même à faire la moindre diplomatie pour l’amener à accepter l’invitation de Mme de Gesvres. Avait-elle une autre volonté que la sienne? N’obéissait-elle pas à tous ses caprices? Et, d’ailleurs, elle en qui M. de Maulévrier ne parvenait jamais à maîtriser toutes les inquiétudes, n’avait-elle pas cet affreux besoin des cœurs passionnés de se placer en face de la réalité qui tue, et de rencontrer la désolante certitude qu’elle craignait et qu’elle avait déjà cherchée sans la trouver?
Ils allèrent donc au dîner de Mme de Gesvres. C’était, comme tout ce qui venait de cette femme, d’un goût tout à la fois noble et simple: une piquante réunion des hommes spirituels qui étaient le plus assidus chez elle et des femmes qui laissaient parfois le monde pour y venir. La marquise de Gesvres avait une réputation si bien établie de maîtresse de maison incomparable, que les femmes les plus intelligentes et les plus vouées au culte de la grâce aimaient à étudier la royale manière avec laquelle elle faisait les honneurs d’un salon dont elle avait diminué l’étendue, et qui ne s’ouvrait plus que pour quelques privilégiés. Ce jour-là, quels que fussent ses sentiments intérieurs,—et la pâleur profonde de son teint et une fatigue autour des yeux, qui ne lui était pas ordinaire, semblaient confirmer les idées de M. de Maulévrier,—elle se maintint au niveau d’une réputation qui ne pouvait plus grandir. Elle fut gaie, vive, agaçante autant que dans ses jours les plus splendides, et ce ne fut que plus tard et vers la fin de la soirée que, comme une guerrière lasse qui désagrafe sa chlamyde, elle apparut, sinon à tous, du moins à M. de Maulévrier, dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit.
En acceptant l’invitation de la marquise, Mme d’Anglure avait voulu soutenir une lutte contre la terrible rivale qu’elle se supposait. Un reste d’orgueil insensé, comme en ont parfois les femmes qui furent belles et que le désespoir de n’être plus aimées pousse à tout, lui souffla qu’elle était défiée, qu’il fallait combattre de ressources, de beauté, d’artifices, dût-elle pour sa part en mourir. Elle se rejeta avec fureur à toutes les inventions d’une toilette qui devait relever sa beauté dépérie; elle improvisa en fait de parure un véritable chant du cygne; mais, aveuglée par l’exaspération de ses sentiments, elle ne vit pas que ses efforts se retournaient contre elle, et que la femme passée faisait tache au sein des légers tissus qui se plissaient et ondulaient autour d’un corps à moitié brisé et dont ils cherchaient en vain les contours. Elle mit une robe d’une coupe divine, une de ces robes blanches qui avaient été inventées pour elle dans le temps où elle ne craignait pas la comparaison des mousselines les plus diaphanes avec la finesse et la transparence de sa peau. Crânerie vraiment digne de pitié! elle, qui n’était plus que touchante, osait ce qui ne sied qu’aux plus belles, tant l’amour auquel elle s’attachait avec la rage des âmes sacrifiées l’empêchait de se voir et de se juger!
Mais, telle qu’elle fût, M. de Maulévrier afficha pour elle, sous les yeux même de la marquise, un sentiment si dominateur, il lui rendit un tel hommage, il l’entoura de soins si tendrement inquiets et si marqués, que bientôt elle perdit ses défiances, et qu’elle sentit un incroyable bonheur lui venir.
Pour la première fois l’homme du monde oublia que le monde le regardait, et agit avec l’oubli des passions vraies. M. de Maulévrier attira sur lui l’attention.
La comtesse, qui, comme tous les êtres sans puissance de calcul, se livrait aux sensations d’une nature aisément entraînée, perdit peu à peu son air de victime. L’orgueil et l’amour satisfaits lui relevèrent le front, ouvrirent ses lèvres à tous les sourires, et firent flamber ses yeux éteints. Elle devint aimable, de cette amabilité toute en bienveillance qu’ont les femmes qui manquent d’idées et qui sont riches en sentiments. Plus la soirée s’avança, plus cette femme, qui jouissait avec tant de profondeur des préférences publiques de son amant, rayonna du bonheur qui la foudroyait. A force d’expression, elle reconquit presque sa beauté. Mais, par un contraste qui dut frapper à la fin les yeux les moins observateurs, à mesure que les félicités de cœur de Mme d’Anglure ravivaient ses manières et transfiguraient ses traits mornes, la marquise perdait de son animation habituelle, du feu roulant de sa repartie, et jusque de l’éclat fulgurant de sa beauté. On eût dit un singulier déplacement de la vie dans ces deux femmes, et que la chaleur et la flamme passaient de la torche éblouissante au pâle flambeau menacé de mourir.
Avec quel intérêt haletant M. de Maulévrier suivait ce changement dont il était cause, ces distractions d’un esprit toujours si présent! Pendant qu’il semblait n’être occupé que de Mme d’Anglure, au milieu des groupes du salon et de ces causeries éparpillées qu’elle avait mises en train et pendant quelque temps soutenues, la marquise s’était retirée à l’écart sur un canapé où nulle femme ne se trouvait alors. Elle était là, pâle et sombre sous les larges bandes de velours d’un pourpre foncé qu’elle avait nouées dans ses cheveux, le sourire vague, les poses appesanties, l’air passionné et, par rareté, presque idéal!
Certes! ceux qui la virent dans cette attitude et avec cette physionomie durent y lire une influence de l’amour montré à Mme d’Anglure par M. de Maulévrier. Il est évident que l’accablement la prenait, cette forte femme; qu’elle était à bout, qu’elle n’en pouvait plus! Le regard de Mme d’Anglure, qui la fixait de l’autre extrémité du salon, ne s’y trompa pas. Ce regard doux et humide se sécha et devint tout à coup implacablement moqueur. M. de Maulévrier, qui le surprit, se retourna avec une joie vers celle à qui il était adressé, comprenant, sans doute, que l’instinct de la femme jalouse et triomphante en savait encore plus que lui, et lui garantissait la défaite qu’il attendait depuis si longtemps.
Sûr des tortures morales de la marquise, lues par lui dans ce regard de panthère parti comme l’éclair de ces suaves prunelles de velours gris, il se leva transporté, interrompant sa phrase commencée à Mme d’Anglure, pensant qu’enfin la marquise avait trouvé le fond de l’abîme et qu’elle ne descendrait pas plus bas pour lui échapper.
Il vint donc s’asseoir près d’elle, en chancelant, avec le vertige de la victoire, et d’une voix mal contenue lui dit à l’oreille, avec l’assurance d’un homme qui a tout deviné:
—Qu’avez-vous donc pour être si triste, Bérangère?
—Ah!—fit-elle en le regardant avec deux yeux désespérés,—on dit que la jalousie peut mener à l’amour, et je n’avais plus que cette ressource. Je vous ai repoussé dans les bras de Mme d’Anglure pour voir si je n’en souffrirais pas, et si l’amour ne sortirait pas pour moi de cette douleur. Eh bien! je vous vois, depuis deux heures, montrer un amour fou à Mme d’Anglure, et je n’en ai pas été émue une seule fois. C’est le fond de l’abîme, comme vous voyez,—ajouta-t-elle avec un horrible égarement de sourire.
Ils s’étaient rencontrés dans cette pensée, mais, hélas! ce n’était pas le fond de l’abîme comme l’avait entendu M. de Maulévrier!
V
EXPLICATION
Monsieur de Maulévrier était resté anéanti sous l’accablante parole de Mme de Gesvres.
—Est-ce que vous êtes souffrante, ce soir, ma chère?—était venue dire à l’oreille de la marquise la vicomtesse de Nelzy, qui l’avait aperçue parler à M. de Maulévrier avec une physionomie douloureuse.
Et, déjà rappelée au rôle de toute sa vie, la marquise s’était levée souriante et était allée causer avec la vicomtesse, près de la cheminée, au feu de laquelle elles tendirent la pointe de leurs pieds chaussés de satin. Maulévrier demeura donc sur le canapé, en proie à la rage d’une déception sans bornes, frappé au cœur de sa vanité comme de son amour, et traversé de part en part. Mme d’Anglure, qu’il avait quittée avec tant de brusquerie et qui avait suivi son mouvement et l’expression de ses traits pendant qu’il parlait à Mme de Gesvres, devint plus pâle que lui en voyant le changement soudain qu’avait produit en toute sa personne le mot dit à voix basse par la marquise. La jalousie revint vite à ce cœur déchiré; mais alors, débarrassée de tous ses doutes, elle y revint avec une inébranlable certitude.
Ce qu’il y avait d’insupportable dans les sensations de M. de Maulévrier, c’est que ces sensations se combattaient, c’est qu’il ne pouvait s’abandonner franchement au mouvement qui, produit par une autre femme que Mme de Gesvres, l’aurait tout d’abord emporté. Il ne savait s’il devait la plaindre, la mépriser ou la haïr. Il y avait des motifs pour tout cela dans Mme de Gesvres. Seulement, quand le cœur était poussé à l’un de ces trois sentiments, voilà qu’au même instant les deux autres s’élevaient pour lui faire obstacle, et jetaient cette chose naturellement empêtrée, le cœur d’un pauvre homme, dans un incroyable embarras. Alternative extraordinaire et des plus cruelles!
Quand le mépris était prêt de tomber comme la foudre sur cette créature de rubans et de petites mines, indigne, après tout, d’un amour sérieux, la pitié pour cette âme impuissante, pour cet esprit qui sentait bien où est la vie, et qui l’avait cherchée avec tant d’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitié arrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimère antique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plus grande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Ce n’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alors on aurait su à quoi s’en tenir; on eût arrangé ses sentiments en conséquence. Eh bien! c’eût été un ami si ce n’eût pas été une maîtresse; mais, ami, maîtresse, rien des relations ordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’était impossible non plus.
On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet; les plus habiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommes avaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaient voulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de l’Enclos.
Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus à l’amitié; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline et capricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs de maîtresse qui étaient, hélas! son unique façon de se livrer, et, si l’on s’arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout à coup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeter dans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le courage qu’il aurait fallu pour se brouiller. Entrelacement épouvantable! liens dans lesquels on se roulait désespérément pour se garrotter un peu davantage! Arrivé à cette intoxication de sentiments qui tenait du charme, il n’y avait qu’un moyen violent d’en sortir à son honneur: c’était de tuer la sorcière, d’étouffer cet impatientant génie, cet Attila femelle en robe tombante.
Malheureusement, à une certaine hauteur sociale, on ne tue pas les femmes à Paris. On y comprend très bien qu’une passion qui pousse à tuer la femme qu’on aime est de la puissance; mais c’est de la puissance au service de quelqu’un, cela sent sa domesticité, et, dans cette société vaniteuse, nul ne veut se proclamer inférieur. Aussi, quand il n’y a plus que ce remède pour les gens bien élevés, ils le voient, mais ils ne l’emploient pas, et la civilisation les récompense de cette modération pleine d’élégance en éteignant peu à peu cet amour qui retombe sur lui-même, vaincu par l’obstacle éternel.
Des roses qui vivent un jour, les passions malheureuses, dans une société avancée, sont de beaucoup les plus fragiles. Quand donc le cœur a bien tempêté, comme la mer, au pied du roc qui ne bouge, comme la mer le cœur se retire; mais la nature persévère plus que l’homme, la mer revient, et le cœur... pas!
M. de Maulévrier en était-il arrivé à ce moment dans ses passions d’homme civilisé? On l’eût dit, à le voir, tout défait encore de l’impression que venait de lui causer la marquise, se lever avec presque autant de légèreté qu’elle et aller trouver Mme d’Anglure à l’autre bout du salon, immobile et droite comme un camée antique jauni par le temps. La malheureuse femme, qui pouvait à peine articuler un mot, l’avertit qu’elle voulait sortir, prétextant un de ces malaises qui sont aux ordres de toutes les femmes. M. de Maulévrier devina dans ses yeux, et dans la convulsion d’une bouche qui s’efforçait de sourire, l’effroyable scène qui l’attendait.
C’était la millième de l’espèce: il était déjà bronzé à ce jeu. A peine furent-ils en voiture que les pleurs commencèrent à couler. Ce furent des étouffements de larmes, des torsions de cou et de bras, des plongements de front dans les mains crispées, tout cela perdu dans l’obscurité, dans le silence, ce silence précurseur des tempêtes. Maulévrier les voyait, les entendait, quoiqu’il affectât de ne les voir ni de les entendre, résolu à laisser venir la foudre sans en provoquer les éclats; résolu aussi à ne plus calmer ces orages apaisés si bien naguère, quand il était soutenu par le but qu’il croyait atteindre en jouant l’amour avec la comtesse. Pour lui, la lassitude avait succédé à l’intérêt. Il était dans cette situation égoïste, furieuse et amère, qui fait de l’âme la plus noble une bête féroce, quand on l’ennuie. Il souleva la glace, et pendant qu’il sentait se gonfler de sanglots, à son coude, le flanc de la femme qui pleurait par lui et pour lui, il se mit à respirer indifféremment l’air de la nuit, et à suivre dans le mouvement de la voiture cette ligne grise de maisons qui semblaient fuir. Ils roulèrent ainsi pendant assez de temps, Mme d’Anglure demeurant à l’extrémité de la rue de Varenne. Pas un mot ne fut échangé.
Quand ils furent arrivés et qu’il fallut descendre, M. de Maulévrier offrit sa main à Mme d’Anglure, mais, comme elle ne la prenait pas, il remonta à demi dans la voiture, d’où il était descendu, et il s’aperçut que la comtesse était évanouie. Cet évanouissement avait assez mauvaise grâce aux yeux des valets qui ne manquèrent pas de se faire des signes en aidant M. de Maulévrier à emporter Mme d’Anglure jusque dans son appartement. Là, ses femmes la mirent dans un grand fauteuil et lui firent respirer des sels. Ces soins la rendirent à la conscience de sa douleur. Comme une souple couleuvre qui se redresse du sein de la neige qui l’a d’abord engourdie, elle se souleva dans son burnous de cachemire blanc qu’on avait roulé autour de ses épaules nues, et en femme qui n’a plus rien à ménager de sa dignité personnelle et de sa considération aux yeux des autres, elle dit qu’on la laissât seule avec M. de Maulévrier.
La pendule marquait une heure et demie du matin. Jamais M. de Maulévrier ne s’était trouvé à une pareille heure dans l’appartement de Mme d’Anglure, du moins à la connaissance de ses gens.
—Ah! vous m’avez trompée, Raimbaud,—s’écria-t-elle.—Vous ne m’avez pas dit la vérité, quoique je l’eusse bien devinée! Pourquoi ne m’avoir pas avoué plutôt que vous ne m’aimiez plus et qu’une autre m’avait pris votre amour? C’est elle, la marquise, une infâme coquette, qui ne vous rendra pas heureux comme je l’aurais fait, qui ne vous aimera pas comme moi, Raimbaud, et qui ne mourra pas comme moi quand une fois vous ne l’aimerez plus!
Elle avait d’abord voulu parler d’une voix assurée, mais les pleurs étaient venus peu à peu, et des sanglots qu’elle ne contint plus éclatèrent. M. de Maulévrier marchait dans la chambre à grands pas, la main droite ramenée au flanc gauche, cette belle pause du portrait de Talma dans Hamlet, hésitant encore à jeter sur cette tête dévouée et désolée le mot qu’elle savait, mais qui, dit par lui, allait l’écraser.
—Pourquoi ne me répondez-vous pas, Raimbaud?—fit-elle.—Me méprisez-vous donc tant que vous ayez résolu de ne rien avouer? Pensez-vous pouvoir m’abuser encore par votre silence, comme vous le faites depuis un mois avec ce langage qui me jetait dans l’âme un bonheur rempli d’épouvante, car je ne sais quoi me disait que tout ce bonheur était faux! Vous m’avez trompée par pitié, Raimbaud; mais je voulais votre amour, je ne voulais pas votre pitié. Hélas! il fallait bien que j’apprisse un jour ou l’autre ce que vous deviez être impuissant à me cacher. La marquise aussi est jalouse. J’ai vu sa jalousie aujourd’hui; j’en ai joui d’abord, mais, grand Dieu! qu’ensuite j’en ai été punie! Vous avez eu peur en la voyant jalouse; vous avez eu peur de la faire souffrir plus que moi; vous avez sacrifié celle que vous n’aimiez plus à celle que vous aimez! C’était juste; je ne vous le reproche pas, Raimbaud, mais je me demande seulement comment j’ai fait pour vous déplaire et pour que vous cessiez de m’aimer?
Ainsi, les paroles de son désespoir ne démentaient pas toute sa vie. C’était toujours la femme esclave, la femme faite pour l’amour, l’amour vrai et comme il ne se rencontre plus que dans quelques cœurs exceptionnels, dans quelques esprits que le monde insulte, car ils sont sans puissance. Si M. de Maulévrier avait été désintéressé vis-à-vis de Mme d’Anglure, il eût admiré l’abnégation de cet amour résigné; mais, dans sa position, il n’était plus juste. Caroline lui parlait de la jalousie de la marquise; c’était comme une voix ironique qui le raillait après tout ce qui s’était passé. Son succès manqué, et rappelé de cette façon innocente, le rendit implacable, et lui qui se taisait par une délicatesse plus du monde encore que du cœur, se mit à dire les choses, haut et clair, à l’infortunée:
—Puisque vous voulez la vérité, Caroline, vous avez raison: j’aime Mme de Gesvres, c’est-à-dire que je l’ai beaucoup aimée, car je crois cet amour affaibli déjà dans mon cœur; mais ne parlez pas de sa jalousie, ne parlez pas de tout ce dont vous parliez à l’instant: elle n’est pas jalouse, car elle ne m’a jamais aimé, car elle ne s’est jamais livrée, car tout l’amour que j’ai eu pour elle n’a jamais pu entraîner le sien.
Elle le regarda avec des yeux bien ronds et bien incrédules, en secouant tristement la tête, imaginant sans doute qu’il mentait encore. Elle ne comprenait pas qu’une femme pût ne pas aimer l’homme dont elle était folle, son Raimbaud.
—Vous ne me croyez pas, Caroline?—fit M. de Maulévrier, qui ne voyait pas d’où venait cette incrédulité adorable.—Oh! vous ne connaissez pas la marquise. Vous la jugez comme on la juge dans le monde; vous la croyez plus que légère, une femme aux amours faciles et rapides, elle dont la froideur est invincible et dont le cœur ne peut plus désormais être atteint. Vous ne savez pas à quel point elle est malheureuse, au fond, de ne pouvoir trouver dans la vie un de ces intérêts que vous lui supposez pour moi. Vous la calomniez indignement dans sa conduite, et elle n’a pas le moindre bonheur qui la venge de vos calomnies. C’est une femme digne d’autant de pitié que d’estime; ne l’insultez pas comme vous le faisiez tout à l’heure, car, si elle a été votre rivale, ce n’a jamais été que dans mon cœur.
Il s’arrêta, éprouvant une âpre jouissance à rendre justice à la femme qui n’avait jamais eu d’amour pour lui, devant celle qui le croyait plongé dans les félicités d’un amour partagé; il s’arrêta, effrayé aussi du mal qu’il venait de faire à Mme d’Anglure.
—Assez, Raimbaud,—lui cria-t-elle, prenant cet éloge de Mme de Gesvres pour l’expression d’un amour fanatique et désespéré;—vous êtes la dupe d’une coquette sans âme: ne pouvez-vous m’épargner l’humiliante douleur de vous voir la défendre contre moi?
L’effort de cette colère soudaine, de cet incoërcible dépit dans une créature si douce d’ordinaire, ébranla ses organes déjà malades et leur porta un funeste coup... Ce soir-là, Mme d’Anglure sentit le sang lui monter dans la poitrine. La conscience de sa mort prochaine apaisa bientôt sa colère.
—Pardonnez-moi, Raimbaud,—fit-elle en tendant à M. de Maulévrier cette main qu’il prenait avec tant de transport autrefois;—pardonnez-moi ce que j’ai dit, en considération de ce que j’ai souffert ce soir. Vous serez bientôt quitte de mes plaintes. Pour le temps qui me reste à vivre, je ne veux pas vous offenser, vous que j’aime encore, dans la femme que vous m’avez préférée.
VI
L’IMPÉNITENCE FINALE
Cinq jours après cette scène, Mme d’Anglure était à l’agonie. Les vomissements de sang étaient revenus avec une énergie effrayante. Le médecin ne conservait nul espoir. M. de Maulévrier, qui se trouvait, grâce à ses aveux, dans une position vraie vis-à-vis de Caroline, n’eut point de résistance à vaincre en lui-même pour soigner cette pauvre mourante qui l’avait si éperdument aimé, et pour entourer ses derniers moments des formes de ce dévouement extérieur qui, après l’amour, fait illusion encore aux cœurs tendres. Il resta, autant qu’il le put, auprès du lit de la comtesse. Il n’avait plus à feindre un sentiment qui le gênait. Au contraire, il pouvait être franc dans l’expression de celui qu’il éprouvait, car il en éprouvait un alors: il s’attendrissait sur cette destinée qu’il avait perdue. Pitié que l’amour-propre empêche d’être amère, et à laquelle, pour cette raison, sans nul doute, le cœur de l’homme sait se livrer avec abandon!
Elle qui finissait la vie comme elle l’avait commencée, par un seul amour, jouissait tristement de l’attendrissement de M. de Maulévrier, et lui souriait au milieu de toutes ses souffrances, avec les larmes de la reconnaissance et du désespoir dans les yeux. Elle ne parlait plus en termes irrités de la marquise, de cette voleuse d’amants qu’elle aurait désiré parfois dénoncer à toutes les femmes, et pourtant les aveux de Maulévrier ne l’avaient point persuadée. Elle croyait qu’il était aimé de la marquise, et qu’il l’aimait assez pour avouer son amour et le proclamer malheureux, pour se vanter de ses rigueurs. Elle voyait là un généreux mensonge. Elle n’était pas une observatrice de premier ordre, cette suave enfant qu’ils avaient appelée la Belle et la Bête; front charmant, mais bien parfaitement fermé à la lumière, elle ne comprenait guères que ce qui était simple, et jugeait les autres par elle-même. Une femme de la complication de Mme de Gesvres ne pouvait pas tomber sous ce sens étroit, les relations de M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres être expliquées par cette nature toute droite, qui était venue, comme une fleur, en pleine terre, à la campagne.
—Vous vous fatiguez et vous vous ennuyez, mon ami,—disait-elle à M. de Maulévrier, quand elle le voyait passer des heures entières près de son lit et en silence; car il était défendu de faire trop parler cette poitrine si souvent en sang;—voilà que toute votre vie est changée parce que je me suis imaginée d’être malade. Raimbaud, je ne veux pas de cela. Vous êtes délicat et bon pour moi; je vous en remercie, j’en suis même heureuse au milieu de tout ce qui m’afflige et me fait mourir, mais je ne veux pas qu’où l’amour n’est plus soient les sacrifices de l’amour. On n’en doit pas tant à ceux qu’on n’aime plus. On ne doit même qu’à ceux qu’on aime, et la marquise—ne faites pas ce mouvement et écoutez-moi!—a droit de se plaindre de l’abandon dans lequel vous la laissez. Quittez-moi donc souvent pour elle, allez la voir, et cependant—ajoutait-elle avec une expression irrésistible—revenez ici, Raimbaud, puisque la pitié vous y ramène. Je n’ai pas la force qu’il me faudrait pour me priver de ce dernier bonheur.
M. de Maulévrier n’obéissait pas toujours à Mme d’Anglure; une affection si profonde, et en même temps si douce, lui donnait le courage de résister à la malade dévouée qui, l’amour au cœur, l’envoyait ainsi voir sa maîtresse. Cette bassesse sublime le touchait, et, parce qu’il était touché, il restait, captivé davantage. Il restait, comparant cet amour à l’impuissance d’aimer de la marquise; et celle-ci, dont le noble esprit était fait, du moins, pour tout comprendre, enviait, avec un regret plus inconsolable que jamais, le sentiment dont elle était privée, quand M. de Maulévrier lui racontait tout ce que ce sentiment inspirait à Caroline de touchant, d’aimable et de bon.
Et comme, en dehors des mille vanités de la femme qui la faisaient si souvent extravaguer avec tant de charme, Mme de Gesvres, à force de bon sens, finissait par avoir un cœur excellent, elle apprécia dignement la conduite de Mme d’Anglure et elle se sentit vivement attirée vers la malade, quoiqu’elle crût—illusion analogue à celle de Caroline—que M. de Maulévrier, qu’elle avait pris au mot dans la dernière comédie qu’il avait jouée pour exciter sa jalousie, était revenu à celle qu’il avait si longtemps aimée. Seulement, quelle que fût alors sa sympathie, elle savait bien qu’avec les convictions de Mme d’Anglure et ce qui s’était passé entre cette dernière et M. de Maulévrier, elle ne pouvait convenablement se présenter chez Caroline et lui témoigner l’intérêt sincère dont elle se sentait animée. Bizarre chose que les relations humaines, dans lesquelles les meilleurs sentiments sont très souvent inexprimables, et ce qui serait vrai, impossible!
Plus l’état de Mme d’Anglure empirait, plus Mme de Gesvres, qui admirait la douce splendeur qu’un amour naïf et grand projetait sur les derniers moments de celle qu’elle avait autrefois protégée et défendue, souffrait de se sentir éloignée de la comtesse. Rendue à ses sentiments naturels par ce que M. de Maulévrier lui racontait de la mourante, elle pensait parfois qu’elle ferait mieux comprendre à Mme d’Anglure que jamais elle n’avait aimé d’amour M. de Maulévrier, et que cette assurance franchement donnée mêlerait peut-être quelque douceur aux angoisses de cette agonie. Mais l’idée que M. de Maulévrier, qu’elle croyait revenu de bonne foi à ses premiers sentiments pour Caroline, n’avait pu calmer cette âme agitée et lui enlever ses doutes cruels, la retenait toujours, et elle ne serait point sortie de cette incertitude si M. de Maulévrier n’était venu, un soir, la chercher en toute hâte pour la conduire chez la comtesse, qui l’avait, lui dit-il, demandée tout à coup avec beaucoup d’insistance et d’obstination.
Elle y alla, non sans quelque trouble. En la voyant entrer dans sa chambre, Caroline lui tendit la main de la façon familière et simple avec laquelle elle la lui avait prise à une autre époque, quand elle revint de la campagne pour s’assurer du malheur de ne plus être aimée.
La comtesse était couchée sur une chaise longue, la tête soutenue par des coussins et la taille enveloppée dans des châles. Elle avait tous les symptômes d’une mort prochaine, l’œil luisant, les narines creuses, la pâleur bleuâtre.
—Je vous sais bon gré d’être venue,—dit-elle d’une voix faible, mais assurée, à la marquise, qui, quoique émue, s’assit près d’elle avec cette absence d’embarras des femmes du monde qui fait croire si bien à la chimère du naturel.—Je voulais vous voir avant de mourir. Vous m’avez été bonne autrefois, et d’ailleurs j’ai été injuste pour vous au fond de mon cœur. Si vous avez plu à Raimbaud, ce n’est pas votre faute; si vous l’avez aimé, je n’ai pas su m’en défendre mieux que vous.
—Caroline,—lui répondit Mme de Gesvres comme au temps de leur ancienne liaison, et avec le désir de lui causer quelque bien,—vous êtes victime d’une illusion funeste; je n’ai jamais aimé M. de Maulévrier.
—Oh!—fit la comtesse en secouant la tête avec une grâce souriante et triste,—je sais tout et je suis résignée; n’essayez donc plus de me tromper: vous aimez Raimbaud...
—Non! je ne l’aime pas,—interrompit la marquise avec une noble impatience et en jetant à M. de Maulévrier un regard plein d’éclat qui l’attestait;—je ne l’ai jamais aimé: qu’il le dise; moi, je vous le jure. Si j’ai eu un tort avec vous, Caroline, c’est de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.
—Plus tôt comme à présent, Bérangère, je ne vous aurais pas crue,—dit Mme d’Anglure.
—Seulement, plus tôt vous m’eussiez trompée sans motif, et à présent, vous en avez un dont je vous remercie. Vous voulez m’épargner du chagrin parce que je meurs. C’est bien à vous, mais c’est inutile; puisque je meurs, je ne regrette presque plus de n’être plus aimée. En le laissant derrière moi,—ajouta-t-elle avec un regard ineffable,—il souffrira moins.
—Mais...—dit Mme de Gesvres avec l’angoisse de ne pas être crue.
—Mais,—interrompit la comtesse avec une violence qui lui fit cracher le sang de nouveau,—pourquoi cette obstination, Bérangère? Lui aussi m’a tenu le même langage que vous, et je ne l’ai pas écouté davantage. Ne tourmentez donc pas mes dernières heures par des négations et des résistances inutiles. Si je vous ai envoyée chercher, ce n’était pas pour vous adresser des reproches; c’était pour vous le confier, lui que j’aime encore; c’était pour vous recommander de bien prendre garde à son bonheur; c’était pour que mon souvenir—le souvenir d’une amie morte de chagrin à cause de vous deux—ne se mît pas entre vous et n’empoisonnât pas les relations d’une intimité que je vous pardonne, quoiqu’elle m’ait fait cruellement souffrir.
—Ah! malheureuse enfant,—reprit avec emportement Mme de Gesvres, poussée à bout par un aveuglement si obstiné,—comment donc faire pour vous arracher cette folle croyance, pour vous convaincre de la vérité de mes aveux? Non! je n’aime pas Raimbaud; non! je n’ai jamais été, je ne suis pas sa maîtresse. Le monde l’a dit, je le sais bien; mais vous, que j’ai défendue autrefois contre le monde, vous savez si je sacrifierai jamais rien à de sots propos. Vous connaissez mon indépendance. Aujourd’hui vous me prouvez que cette indépendance a toujours des dangers pour une femme. On la punit en se méprenant sur ses amitiés. Caroline, le monde me croit plus jeune que je ne suis; vous aussi, vous me jugez d’après ce que vous avez de jeunesse et d’amour dans le cœur; mais je ne vous ressemble pas, j’ai l’âme si vieille, si dépouillée! Quand j’aurais voulu aimer Raimbaud, je ne l’eusse pas pu!
Et dominée par le besoin d’être crue, que les négations de Mme d’Anglure avaient si vivement irrité en elle, elle se mit à lui dire sur l’impuissance de son cœur, sur le néant de sa nature, des choses vraies, mais qui devaient demeurer incompréhensibles pour la comtesse. Entraînée presque hors d’elle-même, elle lui révéla ce qu’elle était; elle le fit avec éloquence: elle lui montra, une par une, ce qu’elle appelait les misères de son âme; elle lui dit ses jalousies du bonheur des autres, du bonheur de ceux qui pouvaient aimer; elle se plaignit de l’ennui profond, terrible, inexorable, éternel, qui frappait sa vie; étala tout, s’insulta, fut vraie, fut naïve, elle, la grande Célimène de ce temps, et nul doute qu’elle eût fait pitié à une autre femme que la comtesse, à une autre qu’une créature sans intelligence et tout amour! La comtesse ne comprit pas un mot de toute cette triste psychologie que le tact exercé de la marquise n’avait pourtant pu retenir. Pour cette pauvre et adorable amoureuse, dont la vocation avait été d’aimer, comme celle des roses est de sentir bon, les paroles de Mme de Gesvres étaient et durent rester de l’hébreu. Elle l’écouta en la regardant avec défiance, et quand la marquise, à qui le tact revenait peu à peu devant l’incrédulité têtue de cette femme qu’elle essayait follement de persuader en lui parlant une langue étrangère, s’arrêta, vaincue et repentante d’avoir parlé, la comtesse lui dit, avec une grande sécheresse:
—Vous avez certainement beaucoup plus d’esprit que moi, ma chère, mais ce que vous me contez là est incroyable, et je ne vous crois pas.
—Adieu donc, Caroline,—fit Mme de Gesvres sans amertume et en se levant, car cette scène où elle s’était oubliée commençait de la fatiguer, et elle voyait dans ces airs de pardon et de générosité auxquels Mme d’Anglure refusait si bien de renoncer quelque chose de solennel et de posé qui choquait vivement son bon goût et son instinct du ridicule. Cela eût suffi pour réduire de beaucoup l’émotion que lui avait inspirée l’état de Mme d’Anglure et son amour pour Raimbaud. Maulévrier était resté silencieux pendant l’entrevue des deux femmes. Quand la marquise se leva, ses regards rencontrèrent les siens. Un imperceptible sourire de moquerie méprisante se joua silencieusement autour de leurs lèvres à tous les deux. Toujours spirituels et du monde, ils ne pouvaient s’empêcher de mépriser un peu cette passion aveugle, stupide, dramatique et dévouée, qui ne comprenait rien et montrait la rage de se sacrifier en mourant.
Quant à la comtesse Caroline d’Anglure, elle expira quelques jours après dans son illusion indestructible,—les croyant heureux et leur pardonnant,—illusion torturante qui fut un démenti donné par elle au titre du livre si vrai qu’on appelle le Bonheur des sots.
VII
LA VIE
Quoi! vous n’étiez pas revenu de bonne foi à Mme d’Anglure?—dit la marquise avec un indescriptible étonnement. Ils avaient repris leur place habituelle dans le boudoir de satin jonquille, et la vie pour eux recommençait de couler, sans événements, sans aventure, dans sa monotone variété.
—Non! je ne l’ai pas ré-aimée,—fit Raimbaud avec un sentiment trop triste pour qu’il s’y mêlât de l’amertume.—Ce fut bien fini entre nous du jour que je vous aperçus. Vous effaçâtes tout dans mon âme. Si j’ai affiché chez vous de l’amour pour cette femme qui méritait mieux que cette comédie, ce fut une fausseté pratiquée par moi pour exciter votre jalousie. C’était ma dernière ressource que j’employais.
—Dernière et inutile,—reprit Bérangère.—Le jour où vous vîntes dîner chez moi fut pour tous les deux un jour funeste. Pour moi, il me montrait le fond de ce cœur rebelle à tout. Pour vous, il vous ôtait une dernière espérance et vous laissait un amour... éternel,—dit-elle après avoir un peu hésité, et risquant enfin la romanesque épithète. Et, comme la femme grave et compatissante se perdait toujours dans la coquette qui était si près, elle ajouta légèrement, en jouant avec les glands de sa robe de chambre:—Car, enfin, monsieur, qui pourriez-vous aimer après moi?
—Eh! mon Dieu, la première venue,—fit lentement M. de Maulévrier avec une majesté d’impertinence qui frappa juste sur tout cet orgueil extravasé.—Quand on n’aime plus, la première venue est plus puissante que la femme qui fut le plus follement aimée, n’eût-elle que l’attrait de la nouveauté.
—Vous traitez l’amour comme un caprice,—fit-elle furieuse. Puis, mordant ses lèvres et rattrapant le sang-froid perdu:—C’est peut-être vrai—dit-elle—quand on n’aime plus, mais...
Elle n’acheva pas sa pensée. Elle trouva plus simple de le regarder. La joie du sauvage sûr de sa proie allumait des éclairs dans ses yeux, et la moquerie des femmes civilisées s’y mêlant faisait de tout cela quelque chose de peu agréable à contempler.
—Et si je ne vous aimais plus?—dit Raimbaud câlinement, avec une voix basse et douce, et en lui prenant la main dont il baisa les ongles rosés, mais sans appuyer.
—Vous! ne plus m’aimer?—demanda-t-elle, changeant tout à coup d’air et de contenance, et d’un ton plus curieux que dépité.
—Plus du tout,—dit Raimbaud, avec un désintéressement infini et du naturel retrouvé.
—Bah!—répondit-elle avec explosion; et, se retournant vivement sur la causeuse, elle lui présenta ses belles épaules, qu’elle arrondit avec bouderie, comme une objection à ce qu’il disait.
Mais, bouderie ou manège, tout fut inutile.
—Il n’y a pas de bah! madame,—dit Raimbaud avec calme.—C’est bien vrai que le charme est détruit: vous voudriez vainement le faire renaître. Ce que vous avez éteint en mon âme, vous ne le rallumeriez pas.
—Vraiment!—fit-elle; et se penchant vers lui de trois quarts, pose charmante qui lui allait à ravir, elle lui décocha un des plus divins sourires que la vanité d’une femme belle ait jamais inventés pour répondre à un défi insolent.—Eh bien! nous verrons...
Mais elle ne vit rien. Ce jour-là, et depuis, elle employa toutes les subtilités de son esprit, toutes les grâces de sa manière, toutes les ressources de son génie, tous les artifices de ses négligés du matin, toutes les ivresses d’un abandon téméraire, toutes les légèretés de flamme qui, dans le tête-à-tête, ressemblent à des caresses positives: M. de Maulévrier ne démentit point sa parole. Elle ne le troubla plus. Il jouit de tout cela comme un peintre; il en jouit aussi comme un fat; mais l’amant évanoui ne reparut pas. Elle l’avait fatigué en trompant ses désirs sans cesse, en flétrissant un à un tous les espoirs qu’il s’était créés; elle aurait lassé une âme de bronze, une âme romaine, et lui, comme elle, ne pouvait ressentir que l’amour comme le monde l’a fait. Parfois, en la voyant tout risquer pour reconquérir sa conquête perdue, l’idée lui vint de profiter, dans les intérêts les moins distingués, des dangers auxquels elle s’exposait. Mais il était mieux qu’un fat vulgaire; il avait son orgueil vis-à-vis d’elle; et il ne voulait pas qu’elle pût interpréter comme un reste d’amour encore la tentative d’une possession que peut-être elle eût de nouveau disputée, s’il avait essayé d’y revenir.
Bientôt, comme il s’était lassé de l’aimer pour rien, elle se lassa de vouloir faire revivre un amour qui n’existait plus.
Ainsi, encore une fois, leurs relations se modifièrent, mais demeurèrent aussi fréquentes, aussi intimes que jamais, et le monde, qui avait accusé Mme de Gesvres d’avoir tué Mme d’Anglure, continua de les nommer amants, quoiqu’ils ne fussent plus que des amis.
Amis étranges, il est vrai; singulière et triste liaison, d’un charme puissant, inexplicable et empoisonné!
Le mot qu’elle lui avait dit devint vrai.
Après elle, il n’aima plus personne. On eût dit qu’en l’aimant il avait contracté, pour les autres, la cruelle impossibilité d’aimer dont il avait été la victime.
Et cependant, malgré cette épreuve, lui, pas plus qu’elle, ne prit son parti sur soi-même et ne sut donner à sa vie la dignité de l’indifférence, la fierté calme de la résignation.
Avides d’un intérêt de cœur, ils osèrent le chercher encore. Leur intimité ne leur suffisait pas. Ennuyés, le jugement cruel, l’imagination exigeante, ils promenèrent partout leur fantaisie, voulant être une dernière fois heureux encore dans l’amour avant de mourir.
Ils cherchèrent tous deux, pressés de revenir l’un à l’autre et de se dire ce qu’ils avaient trouvé de meilleur à aimer qu’eux-mêmes, puisqu’ils ne s’étaient pas aimés. C’était à qui de lui ou d’elle viendrait se vanter, avec le plus d’orgueil, de ressentir enfin l’amour. Mais cet amour, appelé par eux, expirait toujours dans le mépris involontaire; et ce mépris, qui venait si vite quand ils regardaient entre les deux yeux ce qu’ils s’étaient à eux nommé leurs idoles, ne les empêchait pas de s’en reconstruire de nouvelles, qu’hélas! ils abattaient toujours.
A lui, ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour même, tout ce qu’il admirait le plus, ne suffisait pour remplir sa pensée; et quant à elle, ni l’esprit, ni la renommée, ni le génie, toutes choses qu’elle sentait mieux qu’un homme, ne pouvait longtemps la captiver.
Ils se déprenaient avec la même vitesse, ils se détournaient avec le même dégoût. Créés, à ce qu’il semblait, l’un pour l’autre, si l’un tardait à mépriser ce qu’il avait d’abord tenté d’aimer, l’autre, impatient, implacable, le poussait bientôt à ce mépris par l’ironie, l’ironie qu’ils maniaient également tous deux.
Que de fois ils passèrent de longues heures dans la nuit l’un près de l’autre, flanc à flanc, les mains enlacées, couple fait, on l’eût dit du moins, pour toutes les voluptés de la vie, mais trouvant sans cesse l’esprit qui juge où ils avaient appelé la sensation qui enivre: couple superbe et fatal! réduit à insulter l’objet de ces amours qui ne duraient pas et à rire entre soi des ridicules vus le matin dans le tête-à-tête, affreuse comédie qu’ils se donnaient entre quelque baiser vide, quelque sombre et vaine caresse, par dédommagement du bonheur manqué et de l’enthousiasme impossible!
Que de fois ils se dirent que pour eux il n’y avait qu’eux cependant, mais ne s’expliquant pas par quel charme l’amour qu’ils cherchaient dans les autres ils ne le rencontraient pas dans leur cœur, puisque leur seul intérêt dans le monde naissait quand ils étaient réunis!
Ils vivaient ainsi; triste vie, sentiment sans nom parmi les hommes, relation que le monde ne comprenait pas.
Plus leur espoir d’aimer une fois encore tarissait dans leurs âmes impuissantes, plus ils se sentaient étroitement liés par ce qui ne pouvait être un lien entre eux et personne! plus ils sentaient qu’ils n’avaient rien à se préférer!
Quand lui sortait des bras d’une femme, ne venait-il pas, avec une ardeur avide, essuyer ses lèvres à ces mains de marbre que l’amitié lui tendait, et livrer à la plus spirituelle moquerie tous ses bonheurs incomplets à flétrir!
Quand elle, plus coquette que les plus coquettes de Marivaux, avait prêté sa charmante oreille aux adorations qu’elle faisait naître, ne venait-elle pas, la bouche dégoûtée et les yeux mornes, poser sa tête lasse sur cette poitrine qu’elle n’animait plus! Alors,—on ne sait,—qui pourrait assurer de telles choses?—regrettaient-ils tous deux de n’être pas amants au lieu d’être de si étonnants amis; et si le regret existait au fond de leurs âmes, excepté des douleurs bien désespérées, que peut-on tirer d’un regret?...
C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ils s’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et la mort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leur restait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmités de la pensée et des organes, et la perte de la beauté. Ils s’avançaient étroitement unis, consternés et purs, mais de la dérisoire pureté de l’impuissance; et, dans le néant de leurs âmes, ils n’avaient pas, pour se consoler ou s’affermir, la vanité de ce qu’ils souffraient. Leur bon sens faisait fi de la poésie de la douleur, comme leur bon goût en faisait mystère. C’étaient toujours une femme élégante et un dandy, à l’intimité desquels le monde insultait dans de jolies plaisanteries; c’étaient toujours de part et d’autre la même convenance, les mêmes manières irréprochables, cette même légèreté dans la parole, grâce charmante qui n’appuyait jamais sur rien. On ne pouvait guères soupçonner ce qu’il y avait de grave, de profond, dans ces deux êtres si exclusivement occupés, à ce qu’il semblait, de choses extérieures, et dont l’esprit, à certains soirs, partait tout à coup en mille étincelles et en railleries joyeuses. Mélange bizarre dont se composait pour eux la vie, influence du monde et des habitudes sur ce que les sentiments ont de plus involontaire, et dont l’histoire d’une de leurs matinées, prise au hasard entre toutes les autres, donnerait une idée plus exacte que l’analyse la plus fidèle.
. . . . . . . . . . . Un matin, le marquis de Maulévrier alla chez la marquise de Gesvres; mais il ne la trouva pas à sa place ordinaire, dans le boudoir jonquille; elle était sortie. Séduite par le temps qu’il faisait (on était au commencement du printemps), elle était allée s’asseoir sur un banc placé à l’extrémité d’une des allées du jardin de l’hôtel de Gesvres. Elle tenait un livre, et, dominée sans doute par les idées que lui inspirait sa lecture, elle ne sentait pas le fleuve de soleil qui tombait en nappe de lumière et de chaleur sur sa tête nue, sur ses mains divines dégantées, et sur des épaules que le soleil même était impuissant à bronzer.
—Que lisez-vous donc là?—fit Maulévrier en s’approchant, frappé de la préoccupation de sa physionomie.
—C’est Lélia,—répondit-elle,—un livre qu’ils disent faux et qui n’est que la moitié de la vérité de ma vie. Que serait-il donc si l’autre moitié s’y trouvait!
Elle parlait avec une agitation presque fébrile, les yeux durs, le front contracté, violemment belle.
—Vous avez raison,—fit Maulévrier, qui ne raillait plus quand il la voyait dans cet état, car il avait appris à connaître, à ses dépens, la douloureuse pauvreté d’âme et de sens de cette femme révoltée de n’en pas avoir davantage,—Lélia n’est qu’une moitié de misère; il en est dans le monde de bien plus grandes et qu’on ne voit pas.
—Oui! la mienne, par exemple,—reprit-elle avec une tristesse animée;—oui! la nôtre, car vous aussi vous en êtes venu où j’en étais; en m’aimant vous avez gagné mon mal, et vous n’en guérirez pas plus que moi.
«Mais Lélia! mais eux, ces artistes, ces grandes imaginations, ces hautes pensées,—continua-t-elle en jetant le livre qui l’avait émue et qu’elle n’aimait que comme un fragment de miroir,—ils ont beau souffrir, sont-ils donc si à plaindre? Si l’amour leur manque, comme à nous, n’ont-ils pas tout le reste? S’ennuient-ils comme nous? N’ont-ils pas des facultés supérieures qui leur créent des intérêts très vifs, et les défendent de l’ennui et de la fatigue d’exister? Quand ils n’auraient que la faculté de parler magnifiquement ce qu’ils souffrent, cela ne les soulagerait-il pas un peu? La femme qui a fait Lélia, fût-elle Lélia elle-même, n’a-t-elle pas eu un dédommagement en se racontant avec une telle éloquence? N’y a-t-il pas aussi dans son livre des pages qui attestent qu’elle sent profondément les beautés de la nature? N’est-ce pas quelque chose, cela? n’est-ce pas de l’amour après tout? Et qu’importe ce qu’on aime, si on aime! O mon Dieu! mon Dieu! toute la question c’est d’aimer! Ne disait-on pas dernièrement que cette femme qui a fait ce livre avait le projet d’entrer dans un cloître? Il y a donc en elle ou des idées qui l’exaltent encore, ou des lassitudes qui entrevoient la possibilité d’un repos? Mais moi, mais nous, mon ami, qu’avons-nous? Qu’est-ce qui nous console? Qui occupe notre vie? Qu’aimons-nous? L’idée de Dieu nous laisse froids; la nature nous laisse froids; nous n’avons que l’esprit du monde, du monde qui n’a pas un intérêt vrai à nous offrir, et à qui nous n’avons rien à préférer. Esprits bornés, natures finies, c’était pour nous que l’amour devait être la grande préoccupation, la grande affaire, le grand enthousiasme de la vie, et l’amour, dans nos âmes glacées, n’a été qu’une fantaisie sans émotion ou sans noblesse,—et quand il s’est agi de nous, Raimbaud, un avortement en amitié.
«Ah! maudit cœur! maudits organes!—ajouta-t-elle avec un mouvement de rage; et, se jetant au cou de Raimbaud, pour la première fois, naïve et hardie comme une femme aimée et heureuse, elle chercha sur les lèvres de l’homme qui ne l’aimait plus la flamme à tout jamais absente pour elle et pour lui.
—Impossible!—fit-elle accablée, en laissant retomber ses bras.
Raimbaud, qui savait l’empire des choses extérieures sur les nerfs de cette femme mobile qu’il fallait empêcher de se replier sur elle-même de peur qu’elle n’y trouvât le vide et l’ennui, lui conseilla, après quelques moments de silence, d’aller s’habiller pour sortir. Il était fort peu moraliste, mais, quand il s’agit de faire diversion aux peines de la vie pour les femmes, leur conseiller de faire leur toilette est encore ce qu’il y a de plus profond.
Elle résista; elle voulut rester dans ses cruelles pensées. Mais, comme M. de Maulévrier sembla l’exiger, elle quitta le jardin et monta chez elle. Elle était partie à regret, pâle, sombre, crispée, insoucieuse de son cou qu’elle livrait au soleil et de sa robe mal agrafée. Elle revint souriante, épanouie, gracieuse, mise avec le goût que Maulévrier lui savait, et portant la vie, à ce qu’il semblait, avec une légèreté aussi fière que les plumes blanches qui se cambraient sur son chapeau de paille d’Italie. C’était réellement une autre femme! Elle se rassit près de lui pour lui faire boutonner ses gants chamois. Le fat orgueilleux, devenu sigisbée sans les profits ordinaires de ce genre d’emploi, les boutonna avec la docilité d’une soubrette, et, pour récompense, elle lui accorda le beau privilège de poser un baiser, comme on en donne aux petites filles, sur la raie des cheveux partagés.
Cela fait, ils montèrent en voiture pour aller, je crois, acheter des rubans.
FIN DE L’AMOUR IMPOSSIBLE
LA BAGUE D’ANNIBAL
A Roger de Beauvoir
EN LUI ENVOYANT la Bague d’Annibal.
[B] C’est le nom d’un volume de poésies de Roger de Beauvoir.
Il y a quelques années, les premières strophes de cette nouvelle parurent; mais la publication ne fut pas continuée, par la raison qui fait tourner un portrait par trop ressemblant contre le mur. Aujourd’hui que le temps a influé ou sur le portrait ou sur le modèle, et peut-être sur tous les deux, les raisons qui firent interrompre la publication de ce conte ne subsistent plus, et nous le publions avec de nombreux changements et comme il doit rester,—s’il reste.
Une fille prudente est déjà assez coquette, si elle permet à la lune de considérer sa beauté.
A mon ami G.-S. Trebutien
Conservateur-adjoint de la Bibliothèque de Caen
L’amour donne une bague: pourquoi l’amitié n’en donnerait-elle pas une aussi? Voici la mienne, mon cher Trebutien. Je vous l’offre comme un souvenir d’amitié et des jours qui ne sont plus;—des jours où cette bagatelle fut écrite à la clarté de votre sourire bienveillant et à la douce chaleur de votre approbation.
Je regrette qu’il n’y ait pas du génie là-dedans, pour que ce soit plus digne de vous; mais les amis sont comme les plus belles filles du monde, qui ne peuvent donner que ce qu’elles ont. Ce que j’ai surtout et ce que je vous donne, c’est une affection vraiment fraternelle, que je puis bien attester ici, mais exprimer comme je la sens, jamais!
A vous,
Jules-A. Barbey d’Aurevilly
LA BAGUE D’ANNIBAL
I
... Pourquoi ne vous dirais-je point cette histoire, madame? Vous êtes trop spirituelle sans doute pour n’avoir pas des moments d’ennui comme une sotte;—car les gens d’esprit de cette intéressante époque ont volé aux sots la faculté de s’ennuyer, qu’ils possédaient seuls autrefois.—Eh bien! si cette histoire vous trouve dans un de ces moments terribles, tant mieux pour elle, en vérité. Ne valût-elle rien, elle vaudra quelque chose si elle interrompt vos ennuis. Pour moi, je l’ai écrite, madame, dans la situation où je voudrais que vous fussiez pour la lire, et que Byron se rappelait sans nul doute quand il disait, dans ses Mémoires, qu’écrire la Fiancée d’Abydos l’avait empêché de mourir.
II
C’est aussi l’histoire d’une fiancée,—mais mon poème est moins idéal que le sien,—l’histoire d’une fiancée, une pure fiancée, qui devint...—Mais pourquoi le dire? Lisez toujours, et vous le saurez. J’ai passé toute ma journée au coin de mon feu à écouter la pluie battre aux fenêtres, et ce soir je suis resté sans lumière longtemps à regarder les lueurs du foyer danser au plafond comme des spectres, chose fort peu réjouissante pour un être aussi mélancolique que moi. Je pouvais sortir, aller dans le monde; mais il eût fallu s’habiller, cette grande affaire de la vie! Et le monde, malgré toutes ses joies, est encore plus triste pour moi que la solitude. Je n’avais donc que la ressource du cigare et du thé; mais l’un me donne des nausées et l’autre m’alourdit la tête et me noie le cœur,—ce cœur qu’il faut, hélas! toujours finir par repêcher.—Ce n’était donc pas une ressource. J’étais perdu, si je n’avais pensé qu’une histoire à raconter m’irait à ravir.
III
Et je vous ai prise pour mon audience, madame, comme dit Bossuet, vous, et vous toute seule, qui me prêteriez votre blanche oreille si je vous en demandais le tuyau; mais je n’ai point une telle exigence. Je ne vous imposerai pas la nécessité d’écouter mon histoire. Prenez-la, laissez-la, oubliez-la ou rêvez-y. Je ne parle pas, j’écris, et vous resterez libre. Pour moi, les mobilités de la femme sont saintes, et je ne crois plus qu’en la divinité du caprice. Seulement, si vos yeux ne tombent pas ici, vous ne saurez jamais qu’un soir où peut-être vous étiez dans le monde, parée, souriante et coquette, vous n’aviez pas—pour moi—quitté votre chambre, et qu’en papillottes et en peignoir, les pieds au feu, sur la même causeuse, la lampe derrière nous, vous m’écoutiez. Plaisirs innocents de la poésie, valez-vous une réalité?
IV
Il y avait à Paris, dans cet hiver-là, une jeune femme—mais on ne savait si elle était fille ou veuve—qui était bien le plus joli petit phénomène qu’il fût possible d’imaginer, même avec beaucoup d’imagination. Comme il faut un nom à toute force, je l’appellerai madame d’Alcy,—Joséphine d’Alcy.—Joséphine est un nom qui, de toute éternité, fut inféodé à ces femmes dont madame d’Alcy était le type, hélas! trop achevé. J’en sais une surtout,—mais pourquoi médire?—j’en sais une qui, si elle lisait cette histoire, croirait peut-être que j’ai voulu tracer un portrait. C’est la manie de tant de femmes, de croire qu’on pense à elles toujours!
V
Joséphine d’Alcy avait vingt-sept ans, à ce qu’il semblait: car qui fut jamais sûr de l’âge d’une femme?... Elle n’était ni belle ni jolie, disaient les femmes qui la rencontraient; mais elle avait des choses fort bien: manière de convenir de ce qui était désolant et irrésistible, aveu qui paraissait désintéressé! Quoi qu’il en soit, ce jugement était plus vrai que mille autres prononcés par ces dames, et contre lesquels nous, les bronzés de l’indifférence, ne nous sommes jamais révoltés, quoiqu’ils nous parussent d’une impartialité un peu suspecte.
VI
Joséphine n’était donc ni belle ni jolie... Mais on sentait que, deux jours après l’avoir vue, on pouvait l’aimer comme un fou. Elle s’enfonçait doucement dans l’imagination, et puis elle y restait. Elle ne produisait jamais cette mystérieuse sympathie qui s’établit tout à coup entre deux cœurs comme un courant électrique, magnétisme subtil et caché, le coup de foudre du dix-huitième siècle.—Non! elle commençait par laisser froid ou déplaire; mais, à la voir un peu davantage, elle déplaisait déjà moins,—et enfin,—enfin l’amour éclatait plus fort de tout le temps qu’il avait mis à naître.—J’ai toujours cru les êtres impressifs à la façon de Joséphine plus dangereux que ceux qui produisent l’ivresse nerveuse au premier regard.
VII
Elle était blonde, cette seule couleur de la jeunesse; car, malgré l’acte de naissance, toute femme brune ne fut jeune jamais.—Elle était blonde.—Dernièrement j’ai rencontré, madame, une femme blonde aussi, comme Joséphine, qui, certes! aurait embarrassé le plus habile coloriste, s’il se fût agi de la peindre. Or, ce qu’il eût manqué, je ne l’essaierai pas. C’était, comme sculptée par un procédé surhumain, et vivante, l’irisation qu’un soleil de printemps fait étinceler sur des feuilles nouvellement dépliées. Elle ressemblait, par la couleur, à ce qu’est la ligne courbe, toujours ondulante, jamais perdue, sur le marbre de la Vénus de Médicis. A l’ovale de ses joues, à ses épaules, aux tempes, dans les racines de ses blonds cheveux, il y avait, pâlissant parfois, mais éternellement distincte, la couleur dorée dans laquelle les vertes feuilles du bouquet qu’elle tenait dans ses mains d’ambre étaient trempées... Quelle substance était-ce que cette femme? Je ne sais. Elle me faisait peur, quoiqu’elle fût charmante. En s’approchant d’elle, on l’eût respirée, peut-être fanée... Son amant doit craindre, chaque matin, d’avoir à la mettre dans son herbier.
VIII
Joséphine n’était pas de ce blond étrange, insaisissable, tout semblable à l’or mystérieux versé par l’aile d’émeraude de la cantharide!—Le reflet fauve de ses cheveux s’éteignait sous une nuance gris de perle. Il n’y avait en elle rien de printanier, de vif, d’étincelant et de frais. Son front, légèrement bombé,—marque d’un caractère opiniâtre,—ainsi que son cou et ses épaules, ressemblait à de l’ivoire un peu jauni. Ses yeux étaient d’un bleu orageux comme la mer, les veilles de tempête, couleur indéterminée, mais sombre, entre l’olive et le violet; on n’aurait pu saisir l’âme au travers. Sa lèvre, dont les dents rompaient à chaque instant les veines,—habitude de coquetterie à la Pompadour, ou peut-être passion réprimée,—était malade et épuisée; mais son sourire n’exprimait jamais ni désir, ni tendresse, ni mélancolie, cette sainte trinité du sourire des femmes! Quand je la regardais, je ne pouvais m’empêcher de penser au Sphinx.
Que de fois j’eus la tentation de palper cette taille longue et gracieuse, pour voir si quelque aile de griffon n’était pas cachée dans le corsage, tandis que mon œil poursuivait aux bords de la robe flottante la pointe d’un pied qui se moquait de la fable, et qui disait que le Sphinx était une femme de partout.
IX
O femmes! femmes! vous êtes toutes plus ou moins hypocrites. Mais les gens d’esprit les plus fins sont assez aimables pour n’avoir pas le moindre doute en présence des tartuferies de deux beaux yeux noirs ou du machiavélisme d’un joli sourire. Alors, on se repose dans l’erreur comme dans la vérité; et je crois même le repos dans l’erreur beaucoup plus profond. Eh bien! c’était cette sécurité dans la duperie, cette franche illusion sans arrière-pensée, que Joséphine n’inspirait jamais. Elle ne trompait point par un sentiment d’emprunt; mais le sentiment qu’elle exprimait était-il le sien? Question à embarrasser les plus habiles! Elle produisait toujours le doute, elle transpirait l’anxiété. On ne savait à quoi s’en tenir avec cette étrange créature, dont les souvenirs étaient des hiéroglyphes, et les pensées qui apparaissaient de temps en temps dans ses yeux aussi problématiques que les taches dans le soleil et les linéaments bleus qui veinent la jaune couleur de la lune.
X
Ah! par tous les dieux immortels, pour nous, observateurs à lorgnon carré et à gants blancs, qui courons, autour de ces âmes de femmes, la bague de leur pensée secrète,—imperceptible anneau qui désespéra souvent notre merveilleuse adresse,—Joséphine était un problème d’imagination transcendante, l’inconnu à dégager d’une équation formidable. Ce mystificateur suprême, qu’on prit soixante ans pour un homme de génie, ce composé d’un joueur de whist et d’une vieille femme, sous les airs indolents d’une vipère endormie, M. de Talleyrand lui-même, eût été plus facile à pénétrer.
XI
Car qui était-elle, ou quoi était-elle?... Personne ou chose? chair ou poisson? démon ou ange? ou le nœud gordien du démon et de l’ange, simplement femme, ce jour-et-nuit dans la grande mascarade de la vie?... J’eusse été le grand Newton lui-même, que j’aurais donné mon système de la gravitation pour le savoir.
XII
Et, voyez-vous, je n’étais pas le seul à penser ainsi. Joséphine excitait une curiosité extrême. Son caractère échappait à tous comme sa vie. Bien des gens prétendaient la connaître; mais, quand ils avaient dit cela, les pauvres gens avaient tout dit. Quelle était sa famille? D’où venait-elle? Qui diable pouvait se vanter d’avoir rencontré M. d’Alcy? Comme le Nil, elle cachait son origine dans une nuit profonde; mais cette nuit ne faisait à personne l’effet d’être la nuit du temps. C’était une rareté toute moderne. On la disait plus astucieuse que spirituelle. Cependant son langage était agréable, surtout quand il commençait à tarir. C’était une espèce de bas-bleu, comme on en voit tant à présent. Seulement le bleu du bas était bleu céleste, un azur doucement mitigé. Il n’y avait que les jarretières dont on ne sût pas la couleur.
XIII
Elle parlait beaucoup, d’une voix vibrante; le rose lui montant bientôt aux joues et s’y fonçant jusqu’à l’écarlate, qui tranchait brusquement dans le mat de la peau. Elle parlait beaucoup, des heures entières, en regardant ses petites mains déliées, et dont les poignets étaient d’une telle délicatesse qu’on eût pu trembler de les voir se détacher avec ses bracelets, quand elle les ôtait.
XIV
Mais que disait-elle? Des riens charmants, des choses cruelles et communes, ce que le monde lui avait appris. Elle débitait toujours une leçon de ce catéchisme des salons qui renferme tout le secret de la moralité des femmes; car on a souvent des principes comme un boudoir,—pour se cacher. De sorte qu’excepté l’agrément d’une médisance, l’élégance de la phrase, peut-être un peu quintessenciée, il est vrai, et le timbre aristocratique de la voix, je l’aurais aimée autant muette. En effet, une femme qui parle n’est qu’une femme qui parle, après tout. Mais une femme muette, c’est presque une statue, une statue sans ses désavantages,—le froid du marbre, la monotonie de la pose et les autres inconvénients.
XV
Et d’ailleurs, pour ce qu’elles disent, qu’importe? Quand un gosier de talent chante, qui songe à écouter autre chose que le gosier? Qui songe, par exemple, aux paroles de M. de Jouy, l’illustre auteur de la Vestale? Les femmes, qui, musique à part, roucoulent assez bien, en la variant, leur partition de vestale qu’elles ont toutes, plus ou moins, à jouer en public, les femmes ne tiennent qu’aux sons qu’elles filent. Dans ce que le monde leur apprend, hélas! y a-t-il mieux que les trivialités doucereuses d’un style d’Opéra? Excepté pour vous, madame ma lectrice, n’est-ce pas toujours le même fonds de sottises, avec la seule différence des voix?
XVI
Et cependant—pourquoi ne pas l’avouer?—il y avait une espèce de dissonance entre la voix de Joséphine et les paroles qu’elle répétait le plus. Pensait-elle vraiment ce qu’elle disait? Doute éternel, quand il s’agissait de cette femme, doute fatal qui revenait toujours! Et si elle ne le pensait pas, pourquoi le disait-elle? Mais ceci est un abîme. Les motifs des femmes pour tromper, elles-mêmes les connaissent-elles bien?...
XVII
Mais Joséphine ne trompait pas.—Encore une fois, elle embarrassait. Si elle avait voulu tromper, elle aurait accompli aisément cette chose facile. Elle n’aurait point eu cet ironique et fugitif sourire aux lèvres quand elle parlait des devoirs des femmes, et de leur destination ici-bas, d’un style—elle avait du style dans ces moments-là—à faire honneur à miss Edgeworth elle-même. Elle n’aurait point eu ce regard plus moqueur encore que son sourire, et cet abaissement de paupières plus moqueur encore que son regard!
XVIII
Elle avait lu madame Necker de Saussure, et elle en tirait bon parti. Bien des maris juraient à leurs femmes qu’elle eût été une excellente institutrice si le hasard l’avait placée dans une condition secondaire; mais les femmes avaient leurs raisons pour n’en pas tout à fait convenir. Et pourtant sa moralité était grande, à ce qu’il semblait, et ses talents—comme l’on dit—étaient plus nombreux qu’il ne convient à une femme du monde. On eût pensé qu’elle avait été douée par les Fées, si les Fées n’étaient des besoins! Elle peignait sur ivoire, elle peignait sur émail, elle peignait même sur vélin quand elle faisait à ses amies, en pattes de mouche délicieuses, la description de ses sentiments. Elle improvisait sur le piano, comme Corinne eût improvisé si le piano eût été à la mode du temps de Corinne. Enfin, elle réussissait dans toutes les petites jongleries d’une société aussi avancée que la nôtre, avec la supériorité d’un jongleur indien ou chinois parmi ses intéressants compatriotes.
XIX
Elle plaisait beaucoup aux vieilles femmes; mais les jeunes l’aimaient un peu moins,—chose qui ne saurait paraître étrange, probablement parce que les vieilles femmes n’étaient pas les seules à qui elle plaisait.—Celles-ci la défendaient en toute rencontre contre ces aimables insinuations qui se glissent plus cauteleusement encore que les conseils du serpent dans l’oreille d’Ève! mais, comme les insinuations de ces charmantes Èves, à leur tour, dans l’oreille de ces bons serpents, bien moins déliés qu’elles. En effet, en attendant la première faute de Joséphine, on la proclamait une coquette. Dilemme à l’usage de ces dames! si l’on est sage, on est cruelle et froide; et si l’on a pitié, on est perdue.
XX
Perdue?—Oui! traînée sur la claie de toutes les conversations, déchirée par toutes ces hyènes de vertu qui vivent des douleurs infligées à une pauvre femme amoureuse et imprudente, qui lèchent ses larmes et les trouvent bonnes, et boiraient le sang de son cœur dans leur appétit carnassier de réputations. Joséphine craignait-elle ces femmes implacables? Shakespeare a dit, je ne sais où, que le mal qu’on dit de nous est une culture; mais Joséphine entendait-elle aussi courageusement la sienne? Était-ce lâcheté qui l’empêchait d’être entraînée? ou la froideur naturelle de cette jolie femme, vrai glacier, dont le mari disait, en jetant au nez de ses amis la clef de sa chambre: «Allez voir plutôt!» Quoi qu’il en soit, on ne pouvait lui reprocher une fausse démarche; et cependant des milliers d’yeux d’aigle pour la férocité épiaient sa conduite dans tous les sens. Mais de son collier de bonne renommée pas une seule perle n’était défilée encore.
XXI
Je ne sais pas comment elle s’y prenait avec les hommes; mais toujours on lui parlait d’amour ou sur l’amour,—ce qui est souvent la même chose.—Du moins, moi qui vous raconte cette histoire, madame, j’étais, comme le cercueil de Mahomet, attiré à la voûte du temple. Je revenais toujours à ce sujet de conversation. Elle me contredisait dans mes théories, et j’ai cru (mais est-ce une illusion?) qu’elle n’agissait ainsi que pour les exalter davantage.
XXII
Et lorsque j’étais au plus fort de mon éloquence et de mes preuves qu’en vérité il y avait assez pour faire mourir une femme faible et naturellement passionnée, comme Sémélé sous la présence du Dieu foudroyant qui la consuma, elle n’était pas du tout émue; elle n’avait ni larmes, ni tendres sourires, ni rêveries éperdues, ni regards mi-clos, ni rougeurs subites et évanouies! Seulement, mon amour-propre dépité (les gens vexés se paient comme ils peuvent) constatait alors qu’il s’exhalait du front bombé, sous les onctueux cheveux gris de perle, une espèce de tiédeur humide, une transpiration d’ardent désir. Mais ce n’était là qu’un mirage qui, comme tous les mirages, n’existait que par la distance. Car si, attiré par ce que je voyais, je me rapprochais un peu d’elle, elle savait reculer son fauteuil avec une splendeur de pruderie qui eût fait la réputation d’une Anglaise, et le mirage s’en retournait... au pays des songes, d’où il était venu.
XXIII
Jamais les plus audacieux d’entre nous ne sentirent, en dansant avec elle, sa petite main trembler dans la leur ou répondre à d’éloquentes pressions par une plus tendre et plus affaiblie... Quand elle valsait, peut-être était-elle plus humaine? Elle n’avait pas la tête si forte qu’elle pût résister à ce tournoiement infernal qui la fait perdre à des derviches... et à tant de femmes, qui ne tournent pas, il est vrai, de cette diabolique façon, pour le pur et simple amour de Dieu. Mais, comme les vierges de province, Joséphine ne valsait jamais.
XXIV
Impatientés encore plus qu’impatients, nous regardions, cet hiver-là, à l’orient et à l’occident de tous les salons, pour découvrir celui que nous attendions comme un Messie! celui dont le front de prédestiné devait porter l’étoile mystérieuse qui devait fasciner Joséphine. Nous étions un bataillon sacré d’observateurs de premier ordre, de ces fiers jeunes gens qui jouent encore à la fossette après vingt-cinq ans, mais qui deviennent, si Dieu leur prête vie... ou autre chose, des moralistes ou des ministres d’État; et, malgré nos sagacités prodigieuses, nous ne voyions point apparaître ce front radieux sur lequel nous eussions arboré les banderoles de la vengeance!... à moins pourtant que ce n’eût été—et pourquoi pas?—le front luisant et couronné de cheveux argentés de l’honorable M. d’Artinel.
XXV
M. d’Artinel... Baudouin d’Artinel, je crois,—oui! c’est Baudouin qu’il s’appelait... ou d’un nom à peu près pareil et qu’on s’étonnait toujours de voir accolé à un tel personnage,—M. Baudouin d’Artinel était un homme grave et respectable, jouissant au plus haut degré de l’estime publique, conseiller en Cour royale ou juge,—je ne sais plus trop lequel,—ayant passé trente ans de sa vie, au su de tout le monde, à faire trois enfants à sa femme et un nombre illimité de rapports.
XXVI
Il avait donc été marié; mais sa femme était morte. Il l’avait pleurée—convenablement; car on disait que son mariage avait été autrefois un mariage d’inclination. Mais le temps tue la douleur sur le cadavre qu’elle fait, et d’ailleurs un conseiller en Cour royale ne peut décemment pleurer toujours. Cependant il n’avait point déposé l’air mélancolique, et souvent il aimait encore à glisser de ces mots qui résonnent si bien dans l’oreille des femmes, quand il voulait faire allusion à des chagrins ineffaçables et à un cruel isolement.
XXVII
Soit que Joséphine l’eût séduit avec son bavardage de robes ou de chiffons,—ou par ses grands mots de vertu ou d’estime publique, de sentiments purs et doux,—le vénérable conseiller recherchait avidement l’inexplicable créature. Peut-être le mariage et les peines qui en avaient été la suite ne l’avaient point assez maltraité pour qu’il ne s’aperçût pas des agréments extérieurs de madame d’Alcy. C’était une nature double et indécise, moitié vieux fat, moitié sentimental; et c’est ainsi qu’en louvoyant entre ces deux manières d’être, il avait passé autrefois pour un homme à bonnes fortunes.
XXVIII
Mais, à présent, ce n’était plus qu’un galant usé: il avait beau faire empeser ses cravates et ouater ses habits, il ne pouvait cacher les outrages des années et les fatigues du cabinet. Ce n’était pas César,—mais César lui-même n’avait jamais été plus chauve. Cependant il n’avait pas perdu ses dents, et, à tout prendre sans détailler, c’était un homme bien conservé.
XXIX
Lorsque Joséphine arrivait quelque part, on pouvait croire que M. d’Artinel suivrait bientôt. On l’avait d’abord remarqué, puis on avait fini par s’en taire, comme il arrive toujours:—l’habitude fatiguant la médisance, inconstante personne qui veut chaque jour des sacrifices nouveaux, comme ces divinités du Mexique auxquelles il fallait chaque matin une nouvelle victime humaine.
XXX
Mais cette médisance, il l’avait bravée mieux qu’on n’aurait dû s’y attendre; car c’était un homme soumis à l’opinion comme à l’étiquette: un magistrat qui ne plaisantait point et qui tenait fort à la considération dont il avait le bonheur d’être entouré, comme il le disait lui-même avec un sourire d’une orgueilleuse mansuétude. Seulement, peut-être trouvait-il que Joséphine valait cette considération pour laquelle il avait tout fait, et se sentait-il (sur leurs vieux jours les hommes s’oublient) disposé, en faveur de Joséphine, à se moquer de l’opinion,—cette reine du monde, sacrée par la lâcheté de ses esclaves,—dont il avait été toute sa vie le très humble et très obéissant serviteur.
XXXI
Et cependant,—je vous en ai déjà averti, madame, mais j’insiste sur ce point davantage,—Joséphine n’était pas une femme supérieure, une de ces femmes, filles de nos rêves, sirènes qui font aimer l’écueil sur lequel elles nous brisent! irrésistibles créatures auxquelles on sacrifierait si bien le sang de son cœur et le bonheur de sa vie.—Hélas! je ne songe pas que souvent ce serait là un assez pauvre sacrifice.
XXXII
Non! c’était un être prétentieux—une minaudière,—qui se croyait la grâce en personne,—bonne raison pour qu’elle ne le fût pas,—une avalanche de grands mots, de non-sens et d’étourderies, ayant au suprême degré ce que les femmes ont toutes par droit de naissance et de sexe: une immense faculté d’être fausse—mais elle ne l’était pas—et surtout le plus joli corsage long et cambré. Je la comparerais à une guêpe, si la comparaison n’était usée,—une guêpe qui n’avait pas cessé d’être femme, quoiqu’elle eût conservé son aiguillon.
XXXIII
Pauvres avantages que tout cela... excepté le corsage de la donzelle, svelte fuseau sur lequel l’amour dévidait vainement, à ce qu’il semblait, ses plus doux rêves. Pauvres avantages que tout cela; et cependant tout cela eût suffi pour culbuter bien des philosophies et troubler la glorieuse monade de Leibnitz lui-même... mais Leibnitz était fort lascif, je le tiens de mon maître d’allemand, très versé en la biographie; il nous faut donc choisir un autre exemple:—eh bien! pour troubler celle de M. Baudouin d’Artinel, qui n’était pas un Leibnitz, je vous assure.
XXXIV
Mais, soit qu’il eût appris à maîtriser ses penchants ou qu’il eût lu dans nos ouvrages modernes que les sentiments profonds rendent sérieux, soit que ce fût l’habitude du juge plus puissante que tout le reste, si M. Baudouin d’Artinel était amoureux de Joséphine,—comme quelques-uns le pensaient,—il conservait toujours dans le monde son sang-froid et sa gravité un peu dolente. Seulement, il y avait alors une femme d’esprit, que j’ai connue, qui faisait toujours danser à cette gravité-là une jolie petite sarabande sur des charbons allumés quand elle l’appelait le modèle des époux et des pères, et qu’elle lui parlait des hautes qualités de sa femme et des regrets qu’il en conservait.
XXXV
Quant à Joséphine, elle était pour M. d’Artinel ce qu’elle était pour nous tous dans le monde. On ne pouvait l’accuser d’une petite mine de plus ou de moins avec lui, quoiqu’elle se fût bien aperçue, sans doute, qu’elle intéressait au plus haut point le vénérable conseiller. Les femmes, quand elles nous intéressent, n’ont-elles pas toutes un divin moniteur qui leur parle de nous tout bas, une espèce de génie, comme celui de Socrate,—mais qui, comme celui de Socrate, ne conseille pas précisément la sagesse?—Joséphine acceptait sans trouble les discrets hommages de M. Baudouin d’Artinel. Il est à croire même qu’elle eût été la meilleure amie de sa femme si madame d’Artinel eût vécu. Du moins, elle et lui, quand ils en parlaient, se le disaient-ils l’un à l’autre.
XXXVI
Car ils en parlaient quelquefois.—Ils en parlaient depuis le jour où M. d’Artinel avait risqué l’éloge d’une femme qui, en mourant, avait emporté avec elle toutes ses affections, à lui,—ces affections qui, depuis qu’il connaissait Joséphine, ne demandaient plus qu’à revenir! Ce jour-là, il avait remarqué avec espoir l’attendrissement de Joséphine. Les pleurs qu’il crut voir dans ses yeux étaient peut-être le résultat de quelque bâillement étouffé; mais quoi qu’il en pût être, elle et lui, depuis ce jour-là, avaient, dans leurs conversations mélancoliques, effeuillé un nombre infini de scabieuses. C’est parfois un excellent moyen de se faire aimer que de regretter une femme morte; et qui sait si M. d’Artinel, avec son expérience de la nature des femmes, n’avait pas pensé que la sienne pouvait lui être, auprès de Joséphine, d’une aussi précieuse utilité?
XXXVII
Or, un soir, chez madame de Dorff, Joséphine causait comme à l’ordinaire,—en regardant ses jolies griffes couleur de rose, que la brosse et le citron avaient lissées avec tant de soin. Il y avait beaucoup de monde dans le salon. Elle était assise contre le rideau de la fenêtre, un rideau de soie bleuâtre dans les ondes duquel elle noyait sa tête blonde et cendrée. Ses lèvres remuaient comme les cordes de la harpe quand elles sont pincées par une main rapide.
XXXVIII
Mais on n’entendait pas ce qu’elle disait. Pour la première fois, elle ne parlait plus d’une voix haute et métallique;—soit que sa voix fût perdue dans le bruit des conversations qui se faisaient alors autour d’elle, soit qu’elle voulût cacher à tous ce qu’elle ne disait qu’à un seul.
XXXIX
Car elle parlait à un seul,—un seul qui la regardait, penché sur le bras de son fauteuil, comme Napoléon dut sans doute regarder une carte de Russie avant sa malheureuse campagne. Elle, toujours disant, ne faisait que poser à la surface du regard de celui qui l’écoutait l’extrémité des rayons vagues et mobiles des siens;—un de ces regards qui effleurent, qui rasent et ne se fixent jamais. Au sommet du triangle dont ces deux personnes formaient la base, à l’angle de face du salon, se trouvait M. d’Artinel.
XL
«Pourriez-vous me dire,—me demanda-t-il avec un air plus ridicule qu’il n’est permis à un conseiller de l’avoir, et pourtant Dieu sait avec quelle munificence fut accordée cette permission à tous les jurisconsultes de la terre!—pourriez-vous me dire quel est ce monsieur à qui madame d’Alcy parle en cet instant, à l’autre extrémité du salon?»
XLI
Je regardai.—«Ce monsieur, comme vous dites, monsieur,—lui répondis-je,—s’appelle Aloys de Synarose. Tout ce que j’en sais se réduit à de bien légers détails: il a de l’esprit, mais cet esprit est un peu gâté par l’affectation, les manières d’un fat, et, dit-on, une très mauvaise tête.»—Et je saluai M. d’Artinel, qui répéta: «Une très mauvaise tête!» sans me rendre le salut que je lui faisais.
XLII
«Oh! oh!—dis-je en moi-même,—monsieur d’Artinel, monsieur Baudouin d’Artinel, seriez-vous jaloux?...»—Et je toisai l’Othello de la Cour royale, avec sa cravate blanche qui ne faisait pas un pli et son habit noir du plus beau lustre.—«Est-ce que vous seriez atteint de cette passion pittoresque?»
XLIII
Oui! il était jaloux;—il était jaloux, atroce supplice!—Il était jaloux sur moins qu’un mot, qu’un signe, qu’un air! Il était jaloux sur un rien, comme on est jaloux, fût-on juge comme il l’était, et comme il aurait été jaloux encore, eût-il été une Cour de justice à lui tout seul!—Un pressentiment terrible avait passé—sous son irréprochable gilet de piqué—comme une trombe; il avait blêmi tout à coup; son nez avait remué d’une façon formidable, comme s’il eût eu quinola dans son jeu au reversis.—Il était jaloux, c’était sûr! Malgré la dignité habituelle de sa pose, il n’imposait pas autant qu’Ali de Janina quand sa moustache se hérissait de fureur; mais il est certain que les quelques cheveux gris qui dessinaient sur son occiput une pâle et idéale couronne se seraient hérissés à la vue d’Aloys, s’ils n’avaient été trop enduits, ce jour-là, d’huile de Macassar.
XLIV
C’était le jugement du monde sur Aloys que j’avais dit à M. Baudouin d’Artinel. Et pourquoi lui en aurais-je dit davantage? M. d’Artinel n’avait-il pas les idées du monde? Ne tenait-il pas à la considération que le monde dispense? N’était-ce pas un enfant du monde, devenu l’un de ses docteurs? N’était-il pas un de ces éléments dont le nombre, pour faire un public, embarrassait Beaumarchais? Passé l’épiderme, voyait-il l’homme? Et l’homme, c’est presque toujours l’écorché!...
XLV
Mais le monde est un vieil aveugle qui prétend voir, et qui prend, avec un sang-froid imperturbable, perpétuellement le noir pour le blanc. Le monde, c’est Brid’oison en personne,—un conseiller aussi, comme M. Baudouin d’Artinel,—appliquant à tort ou à travers les règles d’une jurisprudence homicide. Le monde, c’est l’imbécillité multipliée par elle-même et élevée à sa plus haute puissance. Car il n’y a que les idiots qui ne sentent rien défaillir dans leurs entrailles quand ils égorgent, et le monde égorge si souvent!
XLVI
Voilà le monde! Oh! tenez-vous loin de lui, vous tous qui avez un cœur à déchirer et une fierté à faire souffrir. Vous, madame, qui lisez ces lignes, vous l’aimez peut-être beaucoup et vous ne le connaissez pas! Hélas! moi, je l’ai connu de bien bonne heure. Il n’y a pas une pauvre marguerite de ma jeunesse sur laquelle il n’ait bavé son venin. Il n’y a pas une de mes joies qu’il n’ait empoisonnée à la source. Il s’est attaché aux êtres que j’aimais, parce que je les aimais; il les a frappés parce que je les aimais; et il m’a fallu assister à ce spectacle, muet, garotté et sans vengeance.
XLVII
Oui! garotté par les convenances de ce monde, par les lois de ce monde sans cœur; obligé de feindre un front serein, mordant mon cœur jusque sur mes lèvres et le ravalant dans ma poitrine quand il allait s’en échapper; buvant mes larmes au dedans, amer breuvage! Car je n’avais pas, comme Achille, de bords lointains, une tente sur quelque rivage, le vaste sein de l’Océan ou d’un ami, de ma mère Thétis ou de Patrocle,—pour les cacher.
XLVIII
Mais l’orgueil était la colonne où je m’adossais... le poteau auquel ils m’avaient lié, et qui m’empêcha de fléchir. Comme Jésus, dans la flagellation sanglante, je ne tombai pas sous leurs coups; mais, comme lui, je ne leur renvoyai point des paroles de miséricorde.—Et vous, les saintes Sébastiennes de ce monde, les martyres de votre amour pour moi, je pressai vos seins déchirés sur mon sein déchiré plus précieusement, plus étroitement encore, comme si les flèches qui vous avaient percées avaient pu se détacher et se retourner sur mon cœur seul.
XLIX
Le monde disait donc d’Aloys qu’il était un fat,—un de ces êtres secs comme la peau dont leurs gants sont faits,—une espèce de Lauzun qui se serait fait ôter ses bottes par des mains de princesse, s’il y avait encore de ces mains-là! Seulement, tout fat qu’il fût, le monde respectait sa fatuité parce qu’elle était accompagnée de la plus effrayante faculté d’ajuster l’épigramme. En fait de ridicules, Aloys tirait la bécassine avec des balles de gros calibre. Par conséquent, c’étaient, quand il s’en mêlait, d’épouvantables hachis! «Quelle amusante peste!» disaient les femmes les plus courageuses, que sa conversation intéressait tant qu’elles n’en avaient peur que par réflexion. Est-ce pour cela—ou parce que Rivarol portait un habit rose—qu’elles l’avaient surnommé Rivarol II?
L
Mais j’ai lu quelque part que Rivarol était beau, et que c’était la moitié de son prodigieux esprit... pour les femmes. Or, Aloys n’avait pas été si magnifiquement doué. Il était laid, ou du moins le croyait-il ainsi. On le lui avait tant répété dans son enfance, alors que le cœur s’épanouit et que l’on s’aime avec cette énergie et cette fraîcheur, vitalité profonde, mais rapide, des créatures à leur aurore!
LI
Alors que sa mère elle-même, sa tendre mère, c’est-à-dire celle qui ne voit rien des défauts de ses enfants à travers l’illusion sublime de sa tendresse, l’avait raillé sur sa laideur comme eût pu le faire une marâtre; alors qu’elle trouvait ses baisers moins bons parce qu’il ne ressemblait pas à l’image désirée qu’elle avait rêvée longtemps: immatériel amour, que cet amour maternel!—N’est-ce pas Chateaubriand qui en a conclu l’immortalité de l’âme? comme si, dans tous les cas, du reste, toute l’espèce humaine avait porté des jupons!
LII
Or, ces premières impressions sont si obstinées, elles s’enfoncent dans certaines natures à des profondeurs si grandes, qu’elles y restent à jamais, comme ces balles que le fer du chirurgien n’a pu extraire, et sur lesquelles la chair s’est refermée: comparaison d’autant plus exacte que ces impressions, comme ces balles, font recouler notre sang à certains jours.
LIII
Et ces souvenirs de son enfance vivaient tellement chez Aloys, que vingt femmes peut-être qui l’avaient vengé des dégoûts d’un père et d’une mère—modèles d’aimable sollicitude, qui ne pouvaient souffrir l’idée que leur fils ne fût pas un joli garçon—n’avaient pas effacé la trace de la raillerie amère: rougeur qui ne brûlait pas la joue, mais la pensée... quand il y pensait.
LIV
Ame grande pourtant, que cet Aloys.—Mais l’Océan, qui engloutit les falaises, roule aussi l’algue marine dans son sein.—Il y avait en lui assez d’espace pour que toutes les douleurs s’y donnassent rendez-vous et y vécussent sans se coudoyer. Cette grandeur incommensurable et solitaire, cette force morale qui avait autrefois rendu superbe le nez épaté de Socrate, jetait souvent d’augustes reflets aux tempes pâles d’Aloys, et les femmes, à ces heures suprêmes, en restaient plus pâles que lui et confondues comme si le Ciel se fût dévoilé tout à coup, tandis que ce n’était que le masque de cet homme qui s’entr’ouvrait!
LV
Car il avait un masque,—un masque de fer cadenassé derrière sa tête et dont il avait jeté la clef à la mer,—un masque plus dur et plus froid que celui du frère adultérin de Louis XIV: car c’était le mépris qui l’avait forgé et l’orgueil qui l’avait scellé là. Il ne voulait pas que les hommes se réjouissent de l’avoir blessé, s’ils pouvaient le blesser encore. Il ne voulait pas qu’une idée haute et grave fût accueillie par le rire ou l’indifférence. Il avait la pudeur de la pensée et la fierté plus chaste encore du sentiment.
LVI
Il avait tout cela; mais il le gardait entre lui et Dieu, ce discret confident de toutes les supériorités inutiles. S’il avait moins connu les femmes, on eût pu croire qu’il gardait pour sa future adorée ces perles de l’âme, qui d’ailleurs ne dispensent pas de l’autre écrin; mais, pour agir ainsi, il savait trop qu’on se coiffe avec un camée, et que les choses morales ne se portent pas dans les cheveux. Ce qu’il y avait donc de mieux en lui restait en lui, et par-dessus il avait mis ce qui vaut mieux que quatre griffes de lion entre-croisées sur notre cœur pour le défendre:—cette plaisanterie qui a des ailes, et que les pédants, dans leur style de plomb, appellent frivolité, par jalousie. Comme ce fameux vêtement que porta Jean Bart tout un jour, cette splendide culotte d’argent, doublée de drap d’or, qui eut les résultats cruels d’un cilice, l’envers était encore plus précieux que l’endroit de sa personne; et, comme Jean Bart victime de sa doublure, c’était aussi le plus beau et le plus intérieur de son âme qui le faisait le plus souffrir.
LVII
Dans toutes les coupes de la vie où il avait plongé ses lèvres, il avait bu une absinthe amère qui, sur ses lèvres, se retrouvait toujours. Une éternelle ironie dictait ses paroles, ironie si profonde que, dans la mollesse de sa voix et la courtoisie de son langage, rien n’en trahissait le secret... Pourtant les autres sentaient une insultante puissance qui se jouait d’eux à travers ces paroles gracieuses... On sentait cela comme, en entendant l’harmonica,—musique céleste! plaisir inénarrable!—on sent que l’on va s’évanouir.
LVIII
Mais, ce soir-là... il parlait moins à Joséphine qu’il n’écoutait la ravissante poupée. Seulement, de temps en temps, on voyait, au mouvement de ses lèvres, qu’il laissait tomber un mot... un simple mot qu’elle ramassait, et sur lequel elle dévidait pendant un quart d’heure ses pensées,—si l’on peut appeler de ce mot ambitieux le frêle produit du cerveau gazeux de madame d’Alcy.—Ils parlaient, ou pour mieux dire, elle parlait du magnétisme animal.
LIX
Le résultat de cette soirée fut le désappointement de ce bon M. d’Artinel, qui piétinait tout en parlant politique avec un gros général qui l’avait collé à la cheminée. De cette cheminée, il envoyait de temps à autre un regard d’angoisse sur Joséphine et sur son heureux partner... sur Joséphine qui n’aurait pas (à ce qu’il lui semblait du moins à la distance où il était placé) ramassé un monde quand elle l’aurait eu à ses pieds. Enfin ce fut encore l’opinion d’Aloys, quand il se leva des chastes flancs de Joséphine, et que nous lui eûmes demandé ce qu’il en pensait.
LX
«Mon Dieu!—fit-il nonchalamment,—c’est une sotte qui a tout juste assez de jargon pour imposer à de plus sots qu’elle.»—Jugement plus cynique, en vérité, que nous ne l’attendions de sa part.—«Elle n’est pas jolie,—continua-t-il.—Voyez-la plutôt d’ici, roulant sa tête avec tant d’affectation dans ce rideau d’un bleu moins pâle qu’elle n’est blond pâle. D’honneur, son teint est plus blond que ses cheveux! Je crois que, si elle avait un amant, elle ferait très artistement des larmes sur le papier des lettres qu’elle lui écrirait, avec quelques gouttes du verre d’eau à la fleur d’orange qu’elle boit avant de se coucher.»
LXI
Cela dit, Aloys ne s’occupa plus de Joséphine et eut plus d’esprit que jamais avec nous.—Le lendemain, il la vit encore chez madame de Dorff, où ils allaient souvent tous les deux. Au bout d’un mois de rencontres à peu près quotidiennes, je demandai, un soir, à Aloys s’il avait toujours la même opinion sur Joséphine:—«Oui! toujours,» répondit-il avec un sang-froid d’autant plus admirable qu’alors il l’aimait comme un fou.
LXII
Est-ce que vous vous étonneriez, par hasard, madame, de ce qui arrivait à Aloys? Est-ce la première fois qu’un fait—insolent de sa vérité de portefaix—vient culbuter cette théorie un peu niaise de l’Idéal, amour allemand des imaginations mystiques? Quant à moi, qui ai peu de pente vers le mysticisme exalté, et qui—mais d’une autre manière que le docteur Kant—ai l’entente de la réalité à un degré très supérieur, la femme que j’ai le plus aimée—et, certes! j’en ai aimé beaucoup,—était l’antipode de tout ce que j’aurais voulu.
LXIII
Il l’aimait comme un fou,—oui! l’amour avait en lui l’intensité de la folie; mais là, madame, l’analogie s’arrêtait court.—La raison lui était restée, forte, inflexible, inaltérable, et, quoiqu’il l’aimât, cette femme, il la faisait passer, dans sa pensée, sous l’équerre et le niveau d’un jugement qui ne s’attendrissait jamais.
LXIV
Car il était de cette race sauvage et un peu fière d’hommes pour qui rien n’est illusion dans la vie: yeux perçants qui voient la ride à côté de la bouche aimée, la misère du cœur qu’ils pressent sur leur cœur avec le plus d’amour! Aigles qui, s’ils s’accouplent, déchirent l’aiglonne dans leurs caresses, comme indigne de leurs nids d’empereur!—s’ils deviennent pères, brisent un matin dans leurs griffes l’œuf fragile ou l’oiseau sans serres, trop faible pour leur résister, comme autrefois ils meurtrirent, d’un coup nonchalant de leur grande aile, la poitrine de leur père décrépit.
LXV
Hommes qui n’ont de respect pour rien sur la terre;—que le monde accuse d’égoïsme, parce que leur moi est plus grand que le monde;—de méchanceté, parce que leur œil implacable a tout vu des motifs cachés... Pour ces sortes d’hommes, l’amour à la Pétrarque est impossible. S’ils disent quelquefois beaucoup de sornettes, ils font extrêmement peu de sonnets. Insolents! pour eux, la femme, cet ange de pureté douteuse, n’est qu’un plus ou moins joli... succube.—Quand ils iront chez vous, madame, faites dire par le portier que vous n’y êtes pas.
LXVI
Mais non... recevez-les plutôt, madame;—faites-leur les yeux doux et vous serez vengée;—car ces hommes ont un cœur que vous pouvez mettre en mille pièces comme le plus frêle de vos tissus, percer en riant comme un de vos festons avec votre poinçon d’acier. Seulement,—n’est-ce pas bien dépitant, madame?—on a beau les désoler, ils se consolent; ils ne meurent pas. C’est avec leur esprit qu’ils pansent leurs blessures: immortel dictame qui les sauve toujours! Plus heureux que Mahomet, il n’y a point de Fatmé qui les empoisonne, ou, s’il y en a, c’est du poison inutile: ils sont les Mithridates de l’amour. Ce ne sont pas eux qui ont inventé le symbole si touchant—mais un peu commun—du lierre qui meurt où il s’attache. Eux, plus souvent que les plus souples lianes, ils se détachent très bien sans en mourir.
LXVII
Et pourquoi ne se détacheraient-ils pas, madame? Ils ont trop reçu du ciel en partage pour ne pas s’en servir les grâces tombantes de la clématite; et d’ailleurs,—je vous en demande pardon si vous êtes d’Europe et surtout Française,—sur bien des points, quoique sensibles, ils se rapprochent des opinions de ce faux et abominable Prophète qui n’eut sur les femmes que des idées dignes d’un conducteur de chameaux. A leurs yeux comme aux siens,—hélas! je rougis de le dire, moi pour qui une femme est une madone, une belle forme blanche (quand elle est blanche toutefois) à invoquer du pied d’un autel,—à leurs yeux donc la femme n’est, après tout, qu’un coussin de divan plus ou moins parfumé, un délicieux coussin de divan pour dormir, bâiller et faire... l’amour!
LXVIII
Et cependant,—malgré ses opinions impertinentes,—l’homme est voué à une telle inconséquence qu’il bouleverserait le monde pour un simple coussin de divan! Que de fois on l’a vu (vous peut-être, madame?) malheureux, et malheureux jusqu’au délire, parce que le coussin A, par exemple, n’était pas à la place du coussin B. C’est ce qui arrivait aujourd’hui à Aloys de Synarose; comme il était déjà arrivé à M. Baudouin d’Artinel.
LXIX
Il faut que je mette une histoire dans cette histoire. Un de mes meilleurs amis, madame, prétendait, avec la fatuité en usage chez les cœurs bien épris, avoir pour maîtresse la plus ravissante créature, depuis les talons jusqu’à la tête... inclusivement. J’ai vingt de mes amis qui ont, pour leur compte, une prétention toute semblable, et qui croient même à ce qu’ils disent... ce qui est plus fort. Mais celui dont il est question se faisait mieux croire que tous les autres quand il parlait de son bonheur. Si j’avais su peindre sous la dictée comme je sais y écrire, nous aurions un portrait de plus, et nous pourrions juger si l’ensemble répondait aux détails... Un portrait, relique précieuse pour celui qui aime!—Mais, bah! tout portrait est un mensonge ou une impuissance; et, comme souvenir, j’aimerais mieux de ma maîtresse ce que ce mauvais plaisant de Bonaparte osa léguer à sa mère en plein testament.
LXX
Oui! les peintres ont menti par la gorge, la main, la couleur et la pensée, quand ils s’imaginent retracer les traits adorés par nous, et que, nous, nous avons la lâcheté de le souffrir! Fussent-ils Raphaël lui-même,—ce chaste Raphaël qui mourut dans le lit infect d’une courtisane, mais dont la pensée ne posa jamais le bout de son blanc pied d’ange là où il n’eut pas honte d’appuyer ses lèvres enivrées,—ils ne seraient pas dignes de retracer celle dont l’image a d’un regard—d’un seul regard—passé indélébile dans nos cœurs, ces voiles de sainte Véronique, mais sur lesquels le sang qui peint la tête adorée est le nôtre, et non pas le sien.
LXXI
Sans doute, l’ami que je vous ai cité, madame, pensait ainsi sur le néant de ces bijoux que l’amour quelquefois échange et sur lesquels il pleure l’absence, quand il n’a pas le triste courage de les briser. L’image sacrée reposait dans sa poitrine, et non dessus... au bout d’un ruban qui s’usait. Seulement, par je ne sais quelle tendre inconséquence encore, il avait peint lui-même un trait, un seul trait de sa maîtresse, et du moins il y avait dans cette idée tout un divin mystère de l’âme qui faisait pardonner l’exigence des sens abusés.
LXXII
C’était un œil,—gauche ou droit, je ne saurais le dire,—mais c’était un œil bleu pâle comme de la violette de Parme, et lumineux comme de la rosée; étincelant et mélancolique comme une étoile, mais, comme celle d’Hespérus, dans un ciel où elle est seule encore! Astre doux et bon qui se laissait regarder dans l’auréole de ses cils d’or sans vous en punir par une larme, soleil d’avril qui semblait sortir d’un horizon de tempêtes; car le contour de cet œil si frais et si pur était plongé dans une sombre nuit.
LXXIII
Et je comprends cette fantaisie!—Pascal,—ce loup-cervier du jansénisme, qui mit à sang toutes les pensées humaines dans le crin de son cilice,—Pascal ne demande-t-il pas quelque part si c’est le nez ou les oreilles que nous aimons dans la femme aimée?... Aimer l’œil de sa maîtresse, c’est aimer la pensée elle-même,—une pensée épanouie en une fleur charmante et éclairée d’un jour divin,—une pensée qui languit ou sourit, mais toujours attire,—et nous repousse aussi parfois.
LXXIV
... Les jours de migraine,—ou de caprices, pires encore.—Mais étaient-ce les yeux de Joséphine qu’Aloys eût fait peindre sur sa bonbonnière, ou son front bombé, ou sa lèvre incessamment mordue par une dent taquine, ou quelque chose de plus voluptueux encore?—L’autre jour, j’ai été foudroyé, madame, par le pli en losange d’une robe de satin.
LXXV
Je ne sais pas ce que cette maudite robe recouvrait.—Quand j’aurais pu le savoir, je ne l’aurais pas voulu... mais ce pli, froncé par le diable lui-même!... Cette robe était de la couleur tendre et sérieuse qu’on appelle manteau de La Vallière, et, soit la superstition de ce nom d’un charme si doux de mélancolie, soit une impression plus brûlante, je m’arrêtai devant celle qui portait avec une mollesse si traînante les couleurs de la carmélite, et je vis ce que je ne dois pas me rappeler.
LXXVI
Revenons plutôt à notre histoire, madame. Si c’était vous, je rêve de vous encore; mais vous, vous m’avez oublié;—il vaut donc mieux revenir à Aloys. Aloys s’était juré à lui-même de ne jamais parler de son amour à Joséphine, et c’était un garçon bien assez maître de ses nerfs pour se tenir la parole qu’il s’était donnée comme s’il avait été un autre que lui. Je suis persuadé que vous ne vous souciez guère d’Aloys, madame? On ne sait jamais où l’on en est avec des hommes pareils, et les femmes, ces naïves personnes, aiment immensément l’abandon... dans les autres.