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L'Amour impossible; La bague d'Annibal

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LXXVII

«Du moins,—se disait mon héros,—je ne serai point trompé par elle. Elle ne jouera pas avec mon cœur, la gracieuse chatte, comme avec un peloton de fil! Et si un jour elle en trompe un autre, elle ne montrera pas mes lettres, mes cheveux ou la tristesse de mon front, comme un trophée d’armes. Je veux briser comme du verre sa vanité sous mon orgueil.»


LXXVIII

«Je veux briser!» Et il était brisé lui-même de la résolution stoïque qu’il prenait; mais, indomptable dans ses brisures, il n’était pas abattu. Comme Diogène, qui se roulait dans le sable ardent, sous le ciel le plus dévorant de l’été, il s’exposait sans sourciller à toutes les amertumes d’une passion comprimée. Il se regardait, impassible, brûler le cœur, comme Scævola se regardait brûler la main. Souffrir, pour lui, c’était vivre, c’était remplir sa vocation d’homme.—Il aurait eu des chevaux de poste pour fuir la douleur, qu’il eût refusé de les monter!


LXXIX

Partout où il rencontrait Joséphine, et il la rencontrait partout, il montrait la coquetterie d’esprit qu’il avait avec toutes les femmes. Il croyait l’avoir pénétrée,—amère science, coup d’œil qu’on paie cher!—mais il restait impénétrable. Il lui adressait les mêmes flatteries, avec une voix tout aussi légère qu’aux femmes les plus indifférentes. Il aurait été impossible d’apercevoir à travers ses manières que cette femme fût pour lui autre chose... qu’une jolie chose tout au plus.—Cependant, j’observai qu’il était toujours un peu plus pâle auprès d’elle;—mais la différence était imperceptible.


LXXX

Pâle sur pâle,—signe des natures passionnées quand elles souffrent ou jouissent. Car alors le sang se retire au cœur comme un fleuve qui remonte à sa source. Hélas! Joséphine n’avait point le secret de cette pâleur, flocon épars, tombé du matin même sur la neige d’hier un peu durcie, et que le moindre souffle emportait!


LXXXI

Elle aimait—qui peut dire pourquoi?—à causer de longues heures avec Aloys, et pourtant elle sortait toujours de ces interminables causeries mécontente d’elle et de lui.—Certainement il n’avait pas dit un mot qui ne fût convenable. Louis XIV, ce roi du convenable, ne l’était pas plus qu’Aloys. Eh! mon Dieu, c’était peut-être justement pour cela qu’elle était mécontente. S’il avait été entraîné à quelque moment; si la pensée trop à l’étroit avait crevé la parole;—eût-ce été pour laisser passer une impertinence: elle était habile, elle était souple, elle avait de l’ongle, elle était femme, elle en aurait pris avantage: tandis qu’il fallait subir tout entière la supériorité d’Aloys.


LXXXII

N’était-ce pas bien dur, cela, madame? Aloys avait la sérénité d’un sage. Un sage est fort impatientant! Il avait la sérénité d’un sage, mais d’un sage dont on ne riait pas; car au fond de cette sagesse il y avait la puissance. Cela ne se voyait pas, mais cela se sentait. Aussi, après une de ces conversations—irréprochables—Joséphine rentrait-elle fatiguée, brisée, anéantie, la tiède sueur au front, les nerfs agacés!—car toujours Aloys l’avait amenée à en dire beaucoup plus long qu’elle n’aurait voulu.—En vain se promettait-elle de se raidir à la première occasion, la conversation d’Aloys ressemblait aux montagnes russes: une fois parti, on ne pouvait plus s’arrêter.


LXXXIII

«M’aime-t-il?» se demandait-elle, en se souriant en enfant gâtée dans sa glace. La glace disait oui, mais la vanité doutait encore. Pour la première fois de sa vie, la vanité, cette glace flatteuse, lui semblait de moins belle eau que celle de son boudoir. Elle tremblait en s’y regardant.

«Je le saurai bientôt,» reprenait-elle.—Charmante rêveuse! le coude appuyé sur le marbre de la cheminée, on aurait dit une pauvre jeune femme amoureuse.—«Prenez donc garde, Fanny, vous allez casser les cordons de mon corset!»


LXXXIV

«Je le saurai demain!» et l’éternel demain ne venait jamais. Tout l’hiver se passa ainsi. Il n’y eut pas une seule de ces magnifiques et imperceptibles ruses féminines, employées depuis Ève jusqu’à la marquise du V..., dont elle ne se servît pour savoir si Aloys l’aimait; mais, hélas! ce fut inutile. Elle alla même jusqu’aux coquetteries,—mais aux coquetteries vertueuses,—avec M. Baudouin d’Artinel.


LXXXV

Quant à elle, elle éprouvait peut-être la seule espèce de sentiment dont elle fût susceptible: une curiosité âcre, brûlante, stimulée sans cesse;—et, sans doute, dans ces conversations si longues et si pleines de la métaphysique du cœur, dans l’ivresse des fleurs, des bougies, de la musique et de la danse, elle trouvait de ces moments à sensations singulières dont parlait Ninon de Lenclos, et que les hommes sont si malheureux d’ignorer.


LXXXVI

Émotion vive, sans nom et bientôt passée! toute semblable à l’écume rosée et légère d’une bouteille de bourgogne mousseux frappé de glace.—Elle n’avait point été pétrie d’une brûlante poussière; et j’ai plus de lave à ma pipe qu’il n’en entrait dans la composition de toute sa personne.


LXXXVII

Un jour, c’était au mois de mai, le 17 de mai (j’aime les dates dans les histoires de cœur: elles ressemblent à de petits bâtons d’ivoire sur lesquels les souvenirs—ces bouvreuils à la poitrine sanglante—viennent plus commodément percher), Aloys avait passé toute la journée à la campagne. Le corps, chez cet élégant stoïcien, était moins robuste que l’âme. A force de souffrir moralement, il avait gagné une gastrite, un commencement de pulmonie et une inflammation du cerveau, légère encore, il est vrai, mais qui pouvait s’aggraver,—aimable espérance!—Son médecin l’avait mis à la gomme, aux sangsues et au lait d’ânesse.


LXXXVIII

Il était allé passer quelques jours, à la première floraison des roses, au château de madame de Dorff, la grande amie de Joséphine, une de ces bonnes amies... comme il est doux et consolant d’en avoir une quand on est femme, car il est rare d’en avoir deux,—une de ces liaisons qui consolent et qui vengent de la perfidie des hommes,—quoique les mauvaises langues prétendent que deux femmes ne sauraient s’aimer.


LXXXIX

Et cette damnée opinion, je l’avais autrefois, madame.—J’avais remarqué le regard que deux femmes se jettent quand elles se rencontrent pour la première fois, soit dans un salon, soit au spectacle, soit même à l’église... et, franchement, ce diable de regard me confirmait dans ma détestable croyance; mais ce jugement trop précipité a fait place à une appréciation plus saine et plus juste des choses, quand j’ai vu une femme sacrifier héroïquement son amant à son amie,—il est vrai qu’elle en prenait un autre,—et une institutrice vouloir faire épouser à son élève le sien,—dont elle ne voulait plus.


XC

O amitié! amitié! sentiment des anges entre eux, essayé par les hommes ici-bas,—il est vrai que je préfère une douillette ouatée pour l’hiver,—ô amitié! tu n’en es pas moins le plus spirituel mouvement du cœur, la plus noble aspiration de la pensée! Je ne sais plus quel sculpteur, pour exprimer la divine essence, représenta deux beaux enfants nus—un garçon et une fille—qui s’embrassaient saintement sur la bouche. Idée hardie que J.-J. Rousseau—le plus plat des laquais—osait appeler une obscénité. Ah! c’était deux jeunes filles qu’il fallait sculpter ainsi pour t’exprimer, ô amitié! mais peut-être quelqu’un trouverait-il que c’est là un non-sens plus qu’une obscénité encore.


XCI

Madame de Dorff était donc l’amie de Joséphine,—une amie bien rare, comme dit ma grand’mère, en parlant de la millième qu’elle ait eue. Madame de Dorff n’était plus jeune; elle mettait du rouge comme Jézabel: Joséphine pouvait donc l’aimer. Si nous avions été au dix-huitième siècle, Joséphine, l’énigmatique Joséphine, dont les rubans étaient toujours frais et venaient nous ne savons d’où, aurait peut-être été la mademoiselle Aïssé de madame de Dorff, tandis qu’elle n’était que sa chère belle, titre officiel sans grande valeur. Madame de Dorff prenait avec elle ces airs maternels de patronnesse, si chers aux femmes sur le retour. Si elle avait connu la passion d’Aloys pour Joséphine, elle lui aurait dit sans nul doute: «Je vous remercie de l’aimer.» Mot historique que j’ai entendu dire par une de ces amies qui répètent: «Pauvre enfant, comme elle se compromet!» à un homme qui se mourait d’une passion sublime.


XCII

Or, Aloys retournait à Paris. Au moment où il allait partir: «Monsieur de Synarose,—dit madame de Dorff, avec cette assurance aristocratique qui ne craint point un refus, cet aplomb de femme bien née qui impose un désir comme une loi, même à un indifférent,—si j’osais, je vous prierais de remettre ce flacon à madame d’Alcy. J’étais si souffrante dans ma visite d’adieu que je l’emportai. Voulez-vous la remercier pour moi et lui dire que je suis tout à fait bien à présent?...»


XCIII

C’était la première fois que l’occasion se présentait pour Aloys de voir madame d’Alcy chez elle. Elle n’y recevait pas d’homme. Retraite mystérieuse où un pied botté ne pénétrait jamais, son boudoir ne s’ouvrait qu’aux femmes; car elle était trop jeune et dans une position trop délicate, puisqu’elle n’avait pas de mari et ne se réclamait d’aucun parent, pour voir chez elle plus que quelques jeunes femmes et beaucoup de ces respectables douairières qui plastronnent si bien une réputation contre les coups de la médisance, et qui s’occupent encore des plaisirs des jeunes gens—mais d’une façon orthodoxe—en leur faisant faire de bons mariages.


XCIV

Aloys prit le flacon des mains de madame de Dorff,—un charmant flacon d’agate, obscur comme la pensée d’une femme; mais qui exhalait, sous son bouchon d’or ciselé, une vague odeur d’essence de verveine, cette plante magique et sacrée dont les sorcières se couronnaient le front autrefois.—Les sorcières d’à présent ne la portent plus que dans leurs flacons.—Aloys promit qu’il remettrait le flacon à madame d’Alcy, le même soir.


XCV

Il y alla. Elle était seule.—Il aurait mieux aimé la voir flanquée de quelques-unes de ces vertus à chevrons dont elle était ordinairement entourée;—mais elle était seule, et ce n’était pas le moment de montrer l’embarras vulgaire des dix premières minutes d’un tel tête-à-tête avec la femme que l’on aime. Il ne voulait pas perdre l’équilibre de sa fatuité, fût-ce sur le tapis ou sur le canapé de madame d’Alcy.


XCVI

Elle était languissamment assise sur une espèce de divan très bas, une espèce de meuble oriental, qui lui rappelait l’existence des odalisques au sein de sa chaste solitude. Elle était languissamment assise,—oisive et probablement ennuyée d’être seule depuis si longtemps. Attendait-elle? Le diable seul pouvait le savoir. Sa robe (car la robe fait partie de la personnalité d’une femme, et je n’ai jamais pu les séparer), sa robe était d’une couleur indécise,—une nuance un peu hermaphrodite, entre le gris et le lilas. On aurait dit un nuage capricieux tissé pour elle, une de ces vapeurs d’un soir de printemps derrière lesquelles on imagine les plus délicieux horizons.


XCVII

Mais je n’ai jamais su décrire et je glisse sur tous ces détails. Elle était donc oisive et languissante. Pourquoi languissait-elle? elle ne le savait pas; mais c’était une pose, et lady Hamilton elle-même n’avait pas plus l’art des poses que Joséphine.—Il est vrai que ses études sur l’antique avaient été moins profondes; et quant à celles sur le nu, personne ne pouvait en parler.—Il était impossible d’avoir l’air plus pensif.—J’adore ces fronts inclinés où toujours flotte l’ombre de quelque chose,—rêverie qui passe, revient ou demeure, comme l’image d’un saule pleureur sur l’eau.—Ce soir-là, elle avait l’air encore plus pensif qu’à l’ordinaire. Je le crois bien, c’était une femme qui pensait toujours... à avoir l’air de penser.


XCVIII

Aloys—la poitrine saboulée par les palpitations de son cœur en se trouvant seul avec cette femme—remit à Joséphine, d’une main ferme, le flacon dont l’avait chargé madame de Dorff.—Puis commença une causerie qui, à la troisième phrase, comme il arrivait perpétuellement entre eux, tourna tout à coup sur les mystères ou les mysticités du sentiment.


XCIX

C’est plus dangereux que de marcher sur la pointe des clochers, ces conversations! Elles ont fait plus de Françoises de Rimini que les plus tendres livres du monde, lus en tête à tête avec un beau jeune homme. C’est le Poul-Sherro de bien des innocences.—Aloys y fut admirable d’empire sur lui-même; car il sentit que jamais il ne l’avait aimée davantage. Ah! s’il avait pu toucher Joséphine d’une baguette et l’endormir sur son divan, quels baisers fous il eût répandus sur ce front à la molle courbure, sur le vélin de ce teint mat et dans ses lèvres entr’ouvertes,—calice de rose un peu jauni, mais si suave encore!!!—Mais la baguette magique d’Aloys était un esprit merveilleux, qui faisait tout le contraire d’endormir les gens qu’il touchait.


C

Son orgueil lui disait bien un peu que, s’il voulait oser, l’audace réussirait peut-être. Il avait l’opinion hautaine que qui veut une femme l’a toujours.—Opinion qui touche, il faut le dire, à l’insolence, et que toutes les femmes ne pardonnent guère, apparemment parce qu’une telle impertinence les met dans la nécessité de résister.


CI

Mais il ne voulait pas,—car il la méprisait.—Et cependant il avait soif, et le lac lui coulait au bord des lèvres. Il éprouvait le désir aux mains rapaces qui nous ferait serrer, à ce qu’il semble, contre nos seins de chair, les étoiles du ciel les plus lointaines. Eh bien! il avait mis à ce désir les menottes de sa volonté... Joséphine ne se douta pas une minute de ses tortures.—Quoi qu’il en soit, qui peut dire que la force spartiate d’Aloys n’aurait pas succombé, si le tête-à-tête avait duré plus longtemps? Quand il se leva, il était plus fatigué que madame de Staël d’un hiver de conversations.


CII

Certainement, il n’était pas au bas de l’escalier que Joséphine repoussait avec dépit le tabouret de velours blanc sur lequel elle avait étalé son pied dans tous les sens, pendant qu’Aloys était resté là. Chose difficile à digérer! Elle avait la conscience de l’habileté et de l’inutilité de ses manœuvres, et voilà qu’Aloys continuait d’échapper à toutes ces embûches si bien dressées et d’une combinaison si parfaite! Le désappointement fut si grand et si profondément senti, qu’après réflexion elle songea à risquer une lettre,—cette première imprudence de la passion, cet abîme qui invoque tous les autres, comme dit la Bible.


CIII

Car il vaut mieux donner sa personne que d’écrire, et, par Jupiter! madame, ceci n’est point un paradoxe comme ceux que je soutiens parfois. J’aime le paradoxe, il est vrai; ma naissance elle-même en fut un, ma mère m’ayant introduit dans le monde le jour où l’on célèbre la fête de tous ceux qui en sont partis,—fête d’héritiers, où nous semblons dire aux pauvres morts, s’ils nous écoutent: «Tenez-vous où vous êtes, agréez nos sentiments et restez-y!»


CIV

Mais ce n’est point un paradoxe: c’est une vérité triviale, vulgaire, usée,—si la vérité n’était pas aussi éternelle que ceux à qui nous devons des rentes viagères,—et mise à la portée de tous. Une lettre est une chose éminemment compromettante, une espèce d’état de service qui constate certains faits qu’il vaudrait bien mieux oublier. Du moins, quand on a relevé les boucles de ses cheveux un peu défaites et donné un coup d’œil à la garniture de sa robe, qui a droit de douter d’une vertu dont les épingles sont si bien attachées? Mais une lettre, une mince lettre de papier diaphane, griffonnée d’une écriture jolie et imperceptible comme la patte du colibri, est une base assez solide aux indiscrétions d’un sot et aux prétentions d’un impertinent.


CV

Et que la lettre soit signée ou non, qu’importe?—Ne pas signer est une lâcheté inutile.—Justice de Dieu ou malice du diable! il n’y a point une virgule qui n’accuse la main qui la traça. Pauvres femmes, vous mettez dans le mot le plus innocent, écrit par vous, toutes les lettres de votre nom.—Eh bien! cette terrible glissade dans son système de conduite, Joséphine fut sur le point de la risquer. Je crois même qu’elle ouvrit son pupitre; mais elle le referma avec l’effroi de Pandore quand elle vit tous les maux s’échapper de sa boîte à ouvrage.—A elle, ce n’était pas l’Espérance, mais la réputation qui restait.


CVI

Une voix s’était élevée dans son âme, la voix de la conservation de soi-même,—et qui avait pris alors l’accent nasillard de la vieille comtesse de Fiercy: «Faites la guerre,—disait-elle;—mais ne donnez jamais d’otages.»—«Oh! j’allais me perdre!» s’écria Joséphine,—mais pas de manière à être entendue,—et ce jour-là elle se mit au lit avec le frisson.


CVII

Or, savez-vous, madame, ce que se perdre signifiait dans le vocabulaire de la moralité de Joséphine? Se perdre équivalait à ne pouvoir trouver de mari. Quoiqu’on puisse rencontrer encore de ces candides natures d’honnêtes hommes qui épousent, sans trop se faire prier, des femmes d’une réputation épistolaire—ou autre—fort étendue, ce n’est pas moins une témérité que de compter sur de telles bonnes fortunes, et un esprit mûri par l’expérience se garde bien de voir l’humanité trop en beau.


CVIII

Sans cela, madame, nous aurions une lettre de plus!—Une lettre comme celles que j’ai eu le bonheur de lire, il y a quelques jours, quoiqu’elles fussent adressées à un plus heureux que moi,—véritable modèle de civilisation et d’aristocratie, où le mot amour n’avait pas été tracé une seule fois, mais où l’on parlait d’une irrésistible puissance nerveuse, pour expliquer certains abandons de soi-même.


CIX

Les femmes sont des êtres tellement inexplicables, sous la transparence de leur peau et de leurs regards elles cachent une telle masse de ténèbres, que Joséphine bouda presque Aloys la première fois qu’elle le rencontra dans le monde après sa visite; mais lui, qui voulait la punir des contradictions de son dépit, déploya de si grandes magnificences d’amabilité que la boudeuse fut bientôt vaincue.—Le sourire revint à ses lèvres: la parole n’en était jamais exilée pour longtemps. Quand il la vit aussi douce et aussi souriante qu’à l’ordinaire, Aloys pirouetta sur son talon et ne l’approcha plus de tout le soir.


CX

Elle en devint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais plus foncées.—Au fait, cet homme était le diable en personne, ou il avait emprunté au démon ses moqueuses manières. Ah!—pensait-elle,—si elle l’avait tenu à ses genoux, quelles larmes de vengeance elle en eût tirées! quels pleurs cruels elle lui eût fait répandre!... Oui! si elle l’avait tenu à ses genoux; mais le difficile était de l’y faire tomber.


CXI

Du reste, madame, si l’ange aux joues de rose que Shakespeare appelle la Patience abandonnait cette femme, dont la beauté de blonde commençait à filer un peu, la Vanité pâle, qui n’est pas un ange, s’attachait à elle plus fort que jamais. Dieu est patient, parce qu’il est éternel, disent les Saints Livres. Elle n’était point patiente, parce qu’elle n’était pas éternelle; aussi, tout en déchirant le bout de ses gants de dépit, et en mordillant sa lèvre un peu davantage, elle se disait orgueilleusement: «Si je voulais pourtant!» Puis elle s’arrêtait, terrifiée par la grandeur du sacrifice; car il aurait fallu exposer sa réputation,—le plus précieux joyau d’un écrin qui ne renfermait pas, il est vrai, tous les diamants de la couronne,—et elle était encore plus préoccupée d’une position que d’une vengeance.


CXII

Une position,—un mariage,—idées identiques pour une femme, puisque les hommes l’ont voulu ainsi. Oh! ne la blâmez pas de cette ambition, la seule que vous ayez laissée aux femmes, hommes dont l’égoïsme de lion a tout pris! Puisque vous achetez de la meilleure monnaie de vos poches... ou de votre âme, des places, des cordons, la députation, un ministère, pourquoi interdiriez-vous à la femme l’achat moral d’un mari, quand l’achat matériel n’est pas possible? Pourquoi interdiriez-vous aux pauvres femmes cette dernière ressource, en attendant leur émancipation définitive, ce qui ne peut manquer d’arriver au train charmant dont nous allons?


CXIII

Quand, au lieu de vivre modestes, pures, retirées, rougissantes, dans le saint abri du gynécée, elles se mêlent aux hommes, comme des femelles à la croupe frissonnante et aux naseaux fumants des appels d’une volupté grossière! quand, ingrates envers Dieu qui les fit si belles, et s’aveuglant sur leur puissance, elles préfèrent la vanité d’écrire au substantiel bien d’être aimées, et souillent d’encre des mains divines pour prouver à leurs contemporains la légitimité de l’adultère!...


CXIV

Mais je crois que l’indignation m’emportait... Vous souriez, madame, et je reviens à mon histoire. Joséphine n’était, elle, malgré les affectations modernes de son langage et de ses poses, qu’une femme affectée et rien de plus. Elle avait les coquetteries d’une femme, les ambitions d’une femme; mais en avait-elle les tendresses? Quoi qu’il en pût être,—et pour rester dans le vrai,—ce n’était qu’une innocente enfant, une perfection, une petite fille de douze ans qui venait de faire sa première communion le matin même, en comparaison de ces femmes comme j’en connais, et que les hommes—aussi lâches qu’elles sont impudentes—ne renvoient pas faire leurs compotes.


CXV

Hélas! madame, cette pauvre perfection était terriblement embarrassée! Elle allait et venait entre deux pensées: l’une de désir et l’autre d’épouvante; elle s’agitait entre la peur d’être compromise et le désir de plier Aloys à son caprice; mais il était impossible qu’elle restât beaucoup de temps encore dans une fluctuation si cruelle. C’était là pour sa rêverie un hamac qui n’était pas de soie, et dont les balancements ne produisaient pas le sommeil. Cette indécision devint trop violente. Aussi la vanité l’emporta-t-elle, et finit-elle par jouer son va-tout.


CXVI

Elle joua son va-tout.—Oui! madame,—intrépidement, comme Masséna, enfermé dans la presqu’île du Danube. Mais, avant de le jouer, elle mit de son côté toutes les chances de succès, et l’on peut dire que son adresse surpassa très fémininement sa bravoure; ce fut une indescriptible tactique, un plan merveilleusement et subitement combiné. Il n’y a point de Mémoires de Torcy pour une telle politique. Si Joséphine avait pu l’écrire,—et peut-être que la première femme venue réparerait très bien cet oubli,—nous aurions un traité de la Princesse, en comparaison duquel le traité du Prince serait une niaiserie d’écolier.


CXVII

Voilà donc à quoi elle songeait, cette créature qu’on croyait frivole, avec ses airs évaporés, ses vagues regards et ses cascatelles de paroles qui tourbillonnaient dans les oreilles de tous ceux qui avaient la patience de les écouter. Elle coquetait et caquetait. Elle coquetait et caquetait avec nous tous, avec Aloys, avec M. Baudouin d’Artinel... et le temps se passait ainsi! Et nous pensions, nous les fortes têtes, nous qui nous imaginions tout savoir de l’inextricable nature des femmes, que madame d’Alcy n’était, après tout, qu’une poupée à ramage, montée sur ressort pour glisser mieux sur le parquet d’un salon.


CXVIII

A toujours attendre, toujours attendre, le mois d’août était arrivé. C’est un mois où les nuits sont si belles, si pleines du baume de toutes les fleurs, qu’au sein même des villes—ces bassins de marbre comblés d’immondices—ces belles nuits d’août ont un charme et un parfum encore. La lune alors, cette douce âme du ciel, semble répandre plus de lumière que dans les autres mois de l’année; elle paraît jeter à tous les objets une écume argentée et les franger d’une nacre humide.


CXIX

Une nuit pareille (il était plus de onze heures et demie), une nuit pareille,—avait-elle été choisie à dessein?—la porte vitrée du balcon de la rue de Rivoli se trouvait entr’ouverte. Le balcon était désert; mais si l’on eût eu des yeux assez perçants pour distinguer à travers le vitrage, on eût vu deux personnes, assises l’une à côté de l’autre, dans l’appartement presque obscur,—où la lampe qui mourait semblait, par sa lueur indécise, vouloir se mettre au niveau des faiblesses qu’elle était destinée à éclairer... Ces deux personnes avaient le dos tourné à la lampe... Étaient-ce deux amants, oubliant le monde et la vie dans quelque rêverie nonchalante, pleine de sourires et de baisers? La lune penchait curieusement son visage sur les sombres massifs des Tuileries, comme si son Endymion, cette nuit-là, en avait cherché le mystère.


CXX

C’était une nuit délicieuse avec ses paillettes d’étoiles,—une nuit ravissante comme ces visages de femmes qu’on n’a vus qu’une fois—peut-être en rêve—et qui restent dans nos souvenirs; une de ces nuits qu’on n’oublie pas non plus, pour peu qu’on l’ait passée avec le Dieu de son âme ou... sa maîtresse,—ce qui est souvent la même chose; car le visage aimé est seul digne de recueillir ces lueurs saintes qui font doucement étinceler l’empreinte des baisers restée aux joues... si bien que l’on dirait des perles ou des larmes.


CXXI

Des larmes qui ne furent point pleurées, mais que la bouche a versées dans une molle ivresse. Car, aux moments du bonheur comme à ceux de l’agonie, le sang de nos cœurs ne se retrouve-t-il pas toujours? Ah! soyons heureux bien vite! Hâtons-nous, fragiles créatures que nous sommes, hâtons-nous de résoudre en une rosée de baisers ce flot du cœur qui doit monter plus haut que la bouche, et qui tarira en pleurs amers!


CXXII

Mais il n’en était point ainsi pour eux... C’étaient Aloys et Joséphine. Aloys, qui recevait, comme un déluge de tuantes émotions, les impressions de cette soirée de lumière veloutée, de repos et de mystère. . . . . . . .

. . .

Il avait bien de l’esprit encore; de l’esprit à faire croire à madame Joséphine qu’il était aussi calme que le ciel d’alors et aussi glacé que la rosée qui glissait aux vitres. Seulement, de souffrances intimes, de peine à dompter sa pensée, cet esprit, ordinairement d’une flamme si vive et d’un coloris si ardent, n’avait plus que d’éparses lueurs,—comme quelques feux de bivouac solitaire éparpillés sur la lisière d’un camp dans la nuit.


CXXIII

Il n’en pouvait plus, d’une volupté furieuse et amère, et il était si près d’elle qu’il sentait la moiteur de son épaule contre la sienne.—Oh! ne restez jamais ainsi, vous qui voulez conserver inébranlables vos résolutions de sagesse prises le matin même!—Elle avait grasseyé, avec beaucoup d’art et de charme, toute la soirée. Elle avait même posé ses mains sur les siennes avec un abandon parfaitement joué, et, pour un homme aussi purement amoureux qu’Aloys, elle avait fait davantage encore... elle l’avait appelé deux ou trois fois Aloys.


CXXIV

Quant aux soupirs—de ces soupirs galathéens que l’on réprime et qu’on désire être entendus—et quant aux regards de colombe mourante, elle les sema sans les compter. C’était bien le moins qu’elle pût faire: aussi je n’en parlerai pas. Elle était allée aussi loin que femme peut aller sans être une madame Putiphar qui prend le manteau en désespoir de cause... Et, par l’âme de mon grand-père! elle était jolie, sous ce demi-jour de la lune, mille fois plus qu’au jour faux de ces bougies à la lumière desquelles Aloys l’avait contemplée jusque-là.


CXXV

Et puis, hasard, caprice ou combinaison encore, elle avait enlevé son peigne, et ses cheveux lui tombaient sur le dos. Elle ressemblait à une Marie-Madeleine. Mais non! pourtant; elle n’avait l’air ni si tendre ni si repentie. Pardonne-moi, âme trop vive, fille abusée, pâle troène que le Christ ne rejeta point de son sein avant de marcher au supplice, pardonne-moi de te comparer Joséphine! Le marbre de Canova est plus toi que cette fille du monde, à laquelle le monde n’avait rien à reprocher comme à toi. Ce marbre exprime cent fois plus d’âme que madame d’Alcy n’en avait.


CXXVI

Mais l’aurait-on dit ce soir-là? Personne ne l’aurait dit, sans doute, personne... excepté Aloys. O femmes! il est donc des yeux d’aigle que vous ne pouvez crever avec vos poinçons! Le regard d’Aloys accusait une passion profonde, un enivrement formidable; mais son sourire était railleur,—railleur de la raillerie de Gœthe, quand il écrivait ses plus beaux vers.—Se moquait-elle d’elle ou de lui?... Il dépensait, en efforts et en désirs étouffés, dix ans de sa vie auprès d’elle. Aimait-il ce cruel jeu? Y aurait-il la volupté de la torture, comme il y a la volupté de la volupté? Courageux jeune homme! il avait riposté par un Madame, quand elle l’avait appelé Aloys.


CXXVII

«Malgré le charme d’une pareille causerie,—dit-il en se levant, et il chancelait,—je vous demanderai, madame, la permission de me retirer.»—«Déjà!»—s’écria-t-elle, et vraiment elle était émue; car il demeurait le plus fort, et toutes ces petites mines—déperdition de grimaces charmantes—aboutissaient à un résultat négatif dont elle était intérieurement humiliée.—«Il sera minuit tout à l’heure,» dit Aloys en regardant la pendule. Et il salua et sortit.—Si c’était là une fuite, avouez, madame, que c’était celle d’un Numide! Il sortit avec la satisfaction de l’orgueil d’un homme, bâton noueux arraché aux chênes, et sur lequel on s’appuie si noblement quand on défaille: «Cette femme s’est offerte, et moi, je n’en ai pas voulu!»


CXXVIII

Oui! elle s’était offerte... pour se refuser peut-être; mais elle s’était offerte (car il y a certains manèges qui ont la signification de la parole), comme toutes ces coquettes jusqu’au buste qui aiment à faire éprouver le supplice de Tantale aux pauvres diables qui ont l’aberration de les aimer.—Elle resta immobile, quand il fut parti, ses yeux fixés sur la porte, pendant qu’une larme—plus froide que du poison—lui coula sur la joue encore animée: larme de dépit, de vanité, de courroux, qui sécha avant d’arriver à la bouche. Hélas! si la bouche l’avait bue, elle l’aurait trouvée si amère que Joséphine peut-être eût été guérie de la douleur honteuse qui la faisait couler. Ne dit-on pas que l’on guérit de la morsure du scorpion en l’écrasant sur la blessure?


CXXIX

Le lendemain, elle fut plus tourbillonnante que jamais chez madame de Dorff. Je crus qu’elle se mordit plus fortement la lèvre quand elle aperçut Aloys; mais c’était chez elle une telle habitude qu’on ne pouvait rien en induire. Elle lui parla avec une bienveillance plus marquée que jamais. Elle montra enfin, pour cacher ce qu’elle éprouvait, l’élasticité merveilleuse que je lui avais toujours supposée: don céleste qui n’a pas été fait aux femmes en vain, et dont elles devraient vous remercier tous les soirs à genoux, ô mon Dieu!


CXXX

Elle quitta la soirée de bonne heure. Nous remarquâmes que l’honorable M. d’Artinel ne tarda pas à disparaître de l’horizon lorsque son étoile eut filé. Depuis longtemps, sa jalousie (si jalousie il y avait dans une poitrine beaucoup plus exposée, à ce qu’il semblait, à un asthme) s’était évanouie. Joséphine l’avait-elle rassuré?... Mais il avait l’ineffable délicatesse de la discrétion, et nous ne pouvons parler que de nos observations personnelles.—«D’ailleurs,—disait-il en relevant sa cravate gommée,—M. de Synarose a de l’esprit, si l’on veut, mais il le gâte par sa fatuité; et, tant qu’à être fat, ceux de mon temps étaient beaucoup plus dangereux.»


CXXXI

Et après ce jugement, digne d’un homme accoutumé à la jugerie, il se reposait majestueusement en lui-même,—excepté quand Joséphine était là. Alors, il faisait l’empressé auprès d’elle avec la légèreté d’un vieux zéphyr; de plus en plus, ses phrases se gonflaient de larmes et s’interrompaient de soupirs. L’isolement le tuait—c’était sûr—depuis la mort de sa femme, et il sentait plus vivement que jamais qu’avec une âme si pleine de sympathie il avait été créé pour vivre à deux.


CXXXII

Et puis il fallait une tutrice à ses filles,—une espèce de mère qui leur apprendrait à se tenir droites et leur ferait un choix de romans. Déjà elles couraient sur la lisière de l’adolescence, époque difficile à traverser. Un amant pouvait arriver d’un jour à l’autre, et il fallait nécessairement leur apprendre quelle mine doivent faire des filles bien élevées à la première déclaration.


CXXXIII

Et toutes ces considérations, sans nul doute, irritaient le goût déjà très vif que M. d’Artinel ressentait pour Joséphine. Elle, qui parlait de vertu, la ferait aimer à ses filles. Elles l’aimeraient au point de ne lui préférer personne. Les gens avisés calculaient donc que M. Baudouin d’Artinel s’approchait d’un second mariage, en proportion de ce qu’il regrettait le premier.


CXXXIV

Je sortis, ce soir-là, un des derniers de chez madame de Dorff. Elle demeurait rue de Castiglione, et je m’en revenais tout songeant comme un joueur en perte,—car j’avais joué et perdu,—par la rue de Rivoli. Il faisait un clair de lune d’une grande amabilité pour les tuteurs, les maris, les voleurs et les poètes, et autres personnages intéressés par état à l’observation nocturne. C’était une nuit transparente et sonore, quoique silencieuse,—la doublure de celle de la veille.


CXXXV

«Est-ce un voleur ou sommes-nous en Espagne?» me dis-je, en braquant ma lorgnette sur une espèce de corps épais suspendu entre le ciel et le pavé. Je regardai mieux,—je regardai encore.—Une femme se penchait timidement sur la rampe du balcon, et dessinait la plus gracieuse courbe sur l’azur du ciel.—Ce n’était pas la scène charmante de l’adieu, à la venue du jour, comme tu nous l’as montrée, ô Shakespeare! mais plutôt celle qui dut la précéder. Et franchement, illusion ou perspective favorable, la femme penchée, ô Shakespeare! était aussi jolie que ta Juliette.


CXXXVI

Ta Juliette!—Cet amour de mes premiers rêves,—cette créature suave et pourtant terrestre, passionnée comme nous dans un corps plus divin qu’une âme,—pauvre enfant timide et hardie!—vêtue seulement des jasmins du balcon, au milieu desquels elle apparaissait dans une nudité plus chaste que celle du ciel sans ses nuages, que celle de l’Aurore qui commence à poindre; car l’Aurore se sait nue et rougit... et Juliette l’avait oublié.


CXXXVII

Mais Roméo. Était-ce ton Roméo, ô mon grand Shakespeare! ou en était-ce une parodie cruelle? Ah! le beau Montaigu, c’était vous, M. Baudouin d’Artinel. Je vous reconnus fort bien avec votre dos un peu arrondi;—mais Platon avait les épaules hautes, et qui n’est pas, d’ailleurs, un peu bossu?... En montant la poétique échelle de soie verte, vous étiez précieux d’élégance, de souplesse, d’agilité, de grâce! Que votre gravité vous allait bien, ainsi perché dans les airs! Ah! pauvres mortels que nous sommes, ayons donc cinquante ans passés et allons juger, après cela!


CXXXVIII

Et il arriva au balcon sans encombre.—Or,—je dois l’avouer ici, madame,—je n’entendis et je ne vis rien de ce qui dut suivre.—La porte vitrée se referma sur l’heureux couple... et la lune alla toujours son train dans le ciel tranquille. Elle ne rougit pas, cette lune impudente, et moi, qui m’étais arrêté pour regarder cette scène singulière, je fis comme elle, j’allai me coucher.


CXXXIX

Le reste... est un impénétrable mystère scellé des sept sceaux de l’Éternel. Mon histoire pourrait, madame, finir à cette porte vitrée; elle y gagnerait un vague poétique qui lui siérait, une immatérielle auréole!—Mais je déteste les poètes, et leurs mensonges et leurs réticences. Je les hais pour bien des raisons... mais surtout parce qu’ils nous gâtent la vie de telle sorte qu’elle ne ressemble plus, pour nous, qu’à une courtisane, quand notre premier amour s’est envolé.


CXL

Je ne finirai donc point mon histoire en poète. Non! madame, mais je vous ferai boire plutôt le calice de la réalité jusqu’à la lie. La lie, madame, fut le mariage de M. d’Artinel et de Joséphine, qui eut lieu, peu de jours après, à l’Assomption. Nous l’y vîmes jouant, sous son voile de mariée, la pudeur heureuse, et devenant madame d’Artinel. Ce fut un fort joli spectacle. Sans doute elle avait fait comprendre à l’honorable et délicat M. Baudouin d’Artinel qu’il fallait une réparation éclatante, officielle, au tort qu’un entraînement de cœur et une scène de balcon espagnole avaient causé à sa réputation, ce bien qu’elle préférait à tout, après lui, toutefois.


CXLI

Et cela, dit d’une voix pleine de larmes, d’une voix de première représentation, n’avait pas manqué d’émotionner l’âme du sensible conseiller... D’ailleurs, il devait être fier de cette préférence qu’elle avouait, et qu’elle lui avait prouvée d’une façon si romanesque. A tout prendre, c’était un homme d’une généreuse nature, et une femme compromise par lui, chose bien rare maintenant (non les femmes compromises, mais la manière d’agir avec elles de M. Baudouin d’Artinel), lui semblait un objet sacré. Enfin elle lui avait toujours plu... et c’est ainsi que, après avoir rassemblé tous ses motifs d’être le plus heureux des hommes, il le devint en l’épousant.


CXLII

Ce fut un samedi qu’il l’épousa. La petite église de l’Assomption était pleine,—cette ravissante église qui exprime la vérité dans l’art avec tant d’éloquence, et qui, par cela même, était, ma foi! bien digne de recouvrir la vérité des sentiments que Joséphine exprimait alors. Elle était un peu embarrassée... mais une nuance d’embarras ne messied à personne un pareil jour. Elle n’avait plus cette sommité de joue écarlate qu’elle avait toujours quand elle parlait chez madame de Dorff,—mais il est vrai qu’elle ne disait rien. Elle était pâle comme l’était d’ordinaire Aloys, Aloys qu’elle avait aperçu dans la chapelle, et qui, lui, avait perdu de son habituelle pâleur; car il avait envoyé promener sa gastrite, qui peut-être n’y était point allée, et il était rentré dans la vie—mais qui peut dire qu’il en était jamais sorti?—par les déjeuners de homard, largement arrosés de bordeaux.


CXLIII

Il était rentré dans cette vie que dédaignent les spiritualistes de notre âge et ces femmes d’éther pur qui se pâment en lisant Joubert, mais qui, après tout, est la vraie vie pour ceux qui croient que le mépris de la sensation est un parricide pour la pensée. Comme Sheridan, l’immortel esprit, il trouvait que se griser était une agréable chose quand le cœur faisait par trop mal.

Même au plus fort de son impénétrable amour pour Joséphine, il hantait le café Anglais. Je l’y avais vu souvent, brisé par ces crises muettes des grands cœurs,—combats de taureaux invisibles,—soulever son esprit avec son verre et y chercher l’oubli, entre l’Ivresse et l’Ironie,—deux rieuses bien tristes, nées, la même nuit, du Désespoir.


CXLIV

La veille du mariage de Joséphine, la chronique disait—mais qui peut croire à la chronique?—qu’on l’y avait vu souper tête à tête avec une femme qui n’était pas madame d’Alcy. Madame d’Alcy était un ange à qui tout souper devait naturellement faire horreur; car au dessert une femme est vraie, et, pour des pudeurs comme Joséphine, être vrai, c’est presque être nu. D’ailleurs, ce jour-là, elle ne s’appartenait déjà plus. Elle avait signé le bail de son bonheur le matin même, et, le soir, fait toutes les chatteries en usage chez les belles-mères d’un jour avec les petites d’Artinel.


CXLV

Ce n’était donc pas Joséphine; mais qui diable était-ce, en ce cas?... La chronique ajoutait—mais la chronique est si menteuse!—que le partner femelle d’Aloys, à ce souper au moins bizarre, ne rappelait en rien madame d’Alcy. Elle n’avait pas, il s’en fallait, ce parfum de vertu aristocratique: ce n’était pas un ange du même ciel. C’était un être inférieur,—malheureusement charmant,—digne du mépris de toutes les femmes; une espèce de tigresse... pour l’appétit seulement, qui mangeait à belles dents de nacre, et qui, le corset plein du marbre brûlant de la jeunesse, se trouvait assez peu sylphide pour préférer un verre de champagne à de la rosée dans des fleurs! Ne croyons pas à la chronique, madame. Elle a dit... que n’a-t-elle dit? Moi, je ne sais pas ce qu’ils purent faire dans ce repas des funérailles, donné avant le dernier soupir de l’amour; mais ce que je sais bien, c’est qu’Aloys avait le lendemain, à l’Assomption, toute la gravité de circonstance, c’est-à-dire—qu’il était fort gai.


CXLVI

Mais quant à M. d’Artinel, il était sérieux et irréprochable. Il avait la tenue d’usage: il portait un magnifique habit bleu, le second habit de cette couleur qu’il eût jamais porté depuis son premier mariage; car il faut se marier en bleu si l’on veut qu’une union soit heureuse. En cela nous différons des Orientaux, pour qui le bleu est un signe de deuil. Eux, ils le portent quand ils pleurent, et nous lorsque nous nous marions;—ce qui prouve, disent les philosophes, l’unité de l’esprit humain.


CXLVII

Avec l’habit bleu indispensable, il avait aussi acheté la bague de rigueur,—cette bague qu’on appelle si singulièrement une alliance, et qui n’est que le premier anneau de la chaîne qui n’a pas de bout. Cette bague était un vrai chef-d’œuvre. Les noms de M. Baudouin d’Artinel et de Joséphine y étaient mêlés à des dates mystérieuses, si bien que le diable lui-même ne s’en serait pas démêlé. Quand le cercle d’or fut passé au doigt effilé de Joséphine, Aloys, qui regardait fort attentivement la symbolique cérémonie, se pencha vers moi et me dit: «Vous rappelez-vous la bague d’Annibal?...»


CXLVIII

«Est-il fou?—pensai-je—ou bien l’amour, si riche en développements inattendus, l’aurait-il jeté dans les études historiques?...» Mais il ne remarqua point mon étonnement, ou, s’il le vit, il ne s’y arrêta point. «La bague d’Annibal—poursuivit-il—avait une pierre, et sous cette pierre, il y avait une goutte de poison. C’est avec cette goutte de poison que se tua Annibal. Eh bien! il y a des bagues sans pierre qui renferment un poison plus subtil que celui d’Annibal; car c’est un poison invisible. Seulement—ajouta-t-il avec une gaieté parfaite—ce poison-là ne tue pas les grands hommes, mais une petite chose: il tue l’amour.»


CXLIX

«Je vous en fais mon compliment,» lui dis-je.—Il vit que je l’avais compris, et il ne repoussa point le compliment.—«Oui! vous avez raison,—repris-je;—nous avons tous nos bagues d’Annibal dans la vie; mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, ces bagues qui nous empoisonnent, ce n’est pas à nos doigts que nous les portons...»


CL

Joséphine eut donc, madame, une position dans le monde,—plus un mari et trois belles jeunes filles, douces comme les moutons de madame Deshoulières, à tourmenter,—ce qui est, il faut bien l’avouer, un agréable passe-temps lorsqu’on s’ennuie.—Reste d’habitude ou manière d’être aimable avec son mari, elle parle toujours de vertu avec la même abondance, et personne ne lui connaît d’amant encore.


CLI

Je parierais qu’elle n’en aura pas.—Cependant, avec les jeunes femmes qui ont des maris ou des amants jeunes comme elles, elle avoue qu’elle n’a pour M. d’Artinel que de l’estime, et qu’elle l’a épousé par pitié.—Regretterait-elle Aloys?... J’oubliais de vous dire, madame, qu’Aloys alla à son bal de noces comme il était allé à sa messe de mariage, et qu’il lui demanda l’honneur de la première contredanse, puisque M. d’Artinel ne dansait pas.—Ce jour-là, il avait sans doute avalé le crapaud que Champfort conseille—pour être un homme du monde—d’avaler tous les matins avant de sortir de chez soi.

TABLE


L’AMOUR IMPOSSIBLE
Dédicace 3
Préface 5
PREMIÈRE PARTIE
I. Une Marquise au XIXe siècle 9
II. La première entrevue 26
III. Maulévrier 36
IV. Le portrait 46
V. L’aveu 55
VI. Les dernières coquetteries 63
VII. L’intimité 72
DEUXIÈME PARTIE
I. La Comtesse d’Anglure 89
II. Patte de velours 104
III. Les fausses confidences 112
IV. Le fond de l’abîme 121
V. Explication 137
VI. L’impénitence finale 148
VII. La vie 158
LA BAGUE D’ANNIBAL
La Bague d’Annibal 181

Paris.—Imp. A. Lemerre, 6, rue des Bergers.—4-4514.

Au lecteur.

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