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L'âne mort

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The Project Gutenberg eBook of L'âne mort

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Title: L'âne mort

Author: Jules Gabriel Janin

Illustrator: Tony Johannot

Release date: August 24, 2008 [eBook #26418]
Most recently updated: January 4, 2021

Language: French

Credits: Produced by Pierre Lacaze and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ÂNE MORT ***
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L'ANE MORT

PAR JULES JANIN.

ÉDITION ILLUSTRÉE

PAR TONY JOHANNOT.

Paris,
ERNEST BOURDIN, ÉDITEUR
51, RUE DE SEINE-SAINT-GERMAIN.

1842.

Portrait de l'Auteur en regard du frontispice. Portrait de l'Auteur en regard du frontispice.
Frontispice Frontispice

PRÉFACE.

La présente histoire n'est pas écrite par un de ces auteurs qui refusent à la Critique le droit d'interroger un écrivain sur son œuvre, et de lui demander, avant que de lire son livre:—À quoi bon tel sujet? pourquoi ce héros? d'où vient-il? et enfin, où donc me conduisez-vous?

Au contraire, l'auteur reconnaît à la Critique son droit imprescriptible de complète interrogation, et il le reconnaît dans son entier; seulement il se permet de trouver que, dans bien des cas, la question: où allez-vous? qui êtes-vous? que demandez-vous? est des plus embarrassantes.—À de pareilles questions, l'auteur ne saurait que répondre, en vérité.

Cependant il n'ignore pas que même, critique à part, il y a dans le monde une race oisive et redoutable d'innocents gentilshommes qui ne savent pas d'autre occupation que celle de vous interroger à tout propos; ces gens-là vous les trouverez en tous lieux, sous la forme inquiétante d'un point d'interrogation?—hommes d'autant plus gênants, qu'ils peuvent vous être fort utiles, car, pour si peu que vous soyez dociles à leurs questions, pour un rien, ils vous suivent très-volontiers partout où vous voulez les conduire. Ces braves gens suivront, tête baissée, votre imagination vagabonde, comme autant de moutons de Panurge; ils lui tiendront l'étrier au besoin; seulement il est bien entendu que si vous tenez à en être applaudi longtemps et suivi longtemps, il est absolument indispensable que vous leur expliquiez au préalable le qui? le quoi? le où? le pourquoi? le comment? et le quand? de votre livre; et, je le répète, par la littérature qui court, rien n'est plus difficile que ces explications au préalable.

Je sais, il est vrai, aussi bien que personne, qu'à son premier voyage dans le domaine des inventions, il serait facile à un écrivain peu timoré d'aborder ces gentilshommes le chapeau à la main; puis, avec l'humilité d'une préface du dix-septième siècle ou d'un couplet final de vaudeville moderne, on pourrait leur promettre effrontément de les conduire à Séville ou à Londres, au Kremlin ou à Saint-Pierre de Rome, par les plus beaux sentiers, les mieux connus et les plus frayés, et alors, les honnêtes gens qu'ils sont, ils vous suivraient, et sans nul doute, tout d'abord, les yeux fermés.

Mais ce n'est pas tout que d'entreprendre un voyage, il faut l'achever. Que le plus malheureux coucou de Saint-Denis me charge pour la vallée de Montmorency ou pour les eaux d'Enghien, et qu'il me dépose au milieu de la route poudreuse de Pontoise, j'imagine que je serai fort mécontent. De même si, après vos belles promesses, au lieu de jeter votre lecteur dans quelque ville morte de l'Orient, au milieu de ces palais et de ces sphinx contemporains de Sésostris, vous lui faites passer la nuit dans quelque misérable auberge mal servie par une vachère en haillons, à la lueur d'une lampe enfumée, vous verrez si vous le trouverez disposé à vous suivre une seconde fois.

D'où je conclus, à coup sûr, qu'à cette première question que la Critique adresse nécessairement à un livre nouveau: où allez-vous? c'est non-seulement pour l'auteur un devoir de répondre, mais encore une bonne précaution à prendre, un passe-port qui peut lui être d'une grande utilité plus tard, dans cette route si incertaine, si mal entretenue, si obscure, de la faveur populaire.

Ainsi fais-je aujourd'hui; cependant c'est à peine si je sais moi-même ce que c'est que mon livre;

Si, par exemple, je n'ai fait là qu'un roman frivole,

Ou une longue dissertation littéraire;

Ou bien encore un sanguinaire plaidoyer en faveur de la peine de mort;

Ou même une histoire personnelle;

Ou, si vous aimez mieux, quelque long rêve commencé dans une nuit d'été lourde et chaude, achevé au milieu de l'orage.

Quoi qu'il en soit, mon livre est fait; le voici: maintenant, à la grâce de Dieu et du lecteur!

À peine sorti de ma retraite, mon œuvre à la main, j'ai rencontré tout à coup la Critique, cette capricieuse déesse dont on parle en sens si divers; je l'ai reconnue à son air ennuyé; dès le premier abord, elle a été impitoyable à mon égard; c'était pourtant la première fois qu'elle me voyait.

Elle a commencé par me demander si j'étais un poëte; et lorsque dans toute l'humilité de mon âme je lui eus répondu que non-seulement je ne l'étais pas, mais que je ne l'avais jamais été, elle est devenue plus affable; seulement elle m'a conseillé de prendre un air plus grave et moins content de moi-même, et surtout de me couvrir d'un manteau plus prosaïque pour le voyage périlleux que je voulais accomplir.

Après quoi elle a voulu savoir le nom de mon œuvre; quand elle a su que je l'avais intitulée: l'Ane mort et la Femme guillotinée[1], son front est redevenu sévère; elle a trouvé que ce n'était là qu'une bizarrerie usée, sans vouloir comprendre que je n'avais pas trouvé de titre plus exact.

[1] Cette fois, arrivé à la septième édition, l'auteur a fait disparaître ce second titre du frontispice de son livre, et il pense qu'il a bien fait.

Elle a repris son air affable quand je lui ai juré sur mon âme et conscience que, malgré ce titre bizarre, il ne s'agissait rien moins que d'une parodie; que le métier de loustic littéraire ne convenait nullement à mon caractère et à ma position; que j'avais fait un livre sans vouloir nuire à personne; que si mon livre était par malheur une parodie, c'était une parodie sérieuse, une parodie malgré moi, comme en font aujourd'hui tant de grands auteurs qui ne s'en doutent pas plus que moi-même je ne m'en suis douté.

Mais tout à coup son visage redevint sombre et soucieux quand, forcé de lui répondre de nouveau, je lui expliquai que j'avais écrit de sang-froid l'histoire d'un homme triste et atrabilaire, pendant que dans le fait je n'étais qu'un gai et jovial garçon de la plus belle santé et de la meilleure humeur; que je m'étais plongé dans le sang sans avoir aucun droit à ce triste plaisir, moi qui, de toutes les sociétés savantes de l'Europe, ne suis encore que membre très-innocent de la société d'Agronomie pratique qui m'a fait l'honneur, il y a deux mois, de m'admettre dans son sein, le jour même où M. Etienne fut reçu.

Cet air fâché de la Critique me fit grand mal; je vis renaître le sourire sur ses lèvres quand, pour m'excuser de l'affreux cauchemar que je m'étais donné à moi-même, je lui racontai que pour n'être pas la dupe de ces émotions fatigantes d'une douleur factice, dont on abuse à la journée, j'avais voulu m'en rassasier une fois pour toutes, et démontrer invinciblement aux âmes compatissantes, que rien n'est d'une fabrication facile comme la grosse terreur. Dans ce genre, Anne Radcliffe, si méprisée aujourd'hui, est un véritable chef de secte. Bien longtemps avant le cabinet d'anatomie de Dupont, elle avait deviné les pustules sanguinolentes et les écorchés en cire; nous n'avons fait que creuser plus avant à mesure que nous avons mieux appris l'anatomie. J'ai voulu profiter comme les autres des progrès de la science; au lieu de tailler ma plume avec un canif, je l'ai taillée avec un scalpel, voilà tout.

Puis la Critique me prit en grande pitié quand je lui expliquai par quels efforts incroyables j'étais arrivé à l'horrible, quelle peine je m'étais donnée pour mêler quelque chose de moi à mon atroce fable. Sa pitié alla jusqu'aux larmes quand elle sut que le cœur et l'âme de mon héroïne n'étaient peut-être qu'une triste réalité, et que mon livre était non-seulement une étude poétique que j'avais voulu faire, mais encore les mémoires exacts de ma jeunesse: elle n'eut presque plus la force de me gronder.

Toutefois elle s'emporta violemment lorsqu'au milieu de tous ces récits et au plus fort de tout ce fracas de style qui lui plut d'abord et qui finit par la fatiguer, la Critique ne trouva pas une idée morale, pas un mot qui allât au-delà du fait matériel; rien, au milieu de tant de descriptions complètes, que des formes et des couleurs; tout ce qui fait le monde physique, rien de l'autre monde, rien de l'âme; elle fut prête un instant à s'éloigner de mon livre avec dédain.

Comme c'était là le reproche qui m'était le plus sensible et le défaut dont je rougissais le plus, intérieurement, je tombai aux pieds de mon juge, et, tout tremblant, je lui expliquai comment ce vice dans mon livre n'était pas le vice de mon cœur; comment il appartenait entièrement au genre que j'avais voulu exploiter; comment mon but aurait été tout à fait dépassé si j'avais parlé d'autre chose que des choses qui tiennent aux sens; et à ce propos j'invoquai la poésie descriptive, telle qu'on l'a faite depuis M. Delille jusqu'à nos jours, et je parvins à faire comprendre à mon juge qu'il fallait accuser de cette sécheresse le genre d'émotions auxquelles je m'étais livré dans un moment de désespoir, pour n'y plus revenir, n'en doutez pas.

Ici la conversation devint amicale et plus intime entre moi et mon juge. Je n'étais ni un chef de secte ni un séïde littéraire; j'étais un de ces simples écrivains qui vont où ils peuvent, qui ne font pas école, qui n'engendrent pas de schismes, dont on s'occupe quand on a le temps, et qui ont autre chose à faire eux-mêmes que de pousser à une renommée à laquelle d'ailleurs ils ont la bonne foi de ne prétendre pas.

Nous eûmes donc, la Critique et moi, une grande dispute sur ce qu'on appelle la vérité dans l'art. Je lui expliquai que, dans le système moderne, le vieil Homère n'aurait pas pu arriver à cette espèce de vérité, par la seule raison qu'Homère était aveugle. Qu'en effet (je parle toujours dans le système moderne), il fallait voir avec les yeux du corps bien plus qu'avec les yeux de l'esprit, pour être dans le vrai; que lorsqu'on avait vu il fallait dire ce qu'on avait vu, tout ce que l'on avait vu, rien que ce qu'on avait vu; que l'art était là tout entier; que Milton en a menti quand il a déchaîné son armée d'anges et de diables; que le Tasse en a menti quand il a élevé dans les airs l'élégant palais d'Armide; que toute la poésie épique en a menti en masse quand elle s'est lancée dans le monde invisible, et qu'enfin il n'y avait de vrai que la Pucelle de Voltaire et le Charnier des Innocents.—La Critique m'écoutait comme si elle eût entendu parler un fou.

Et pour preuve, je lui racontai l'histoire d'une tête coupée dans le Sérail, et le Grand-Seigneur montrant à un peintre français comment les veines d'un homme décapité se resserrent au lieu de se dilater. Avant ce terrible mahométan tous les peintres qui avaient représenté la décollation de saint Jean-Baptiste, Poussin lui-même, en avaient donc menti par la gorge de leur martyr!

D'où il suit, encore une fois, qu'avant de parler d'une chose, il faut la voir de ses yeux, la toucher de ses mains. Vous parlez d'un mort, allez à l'amphithéâtre; d'un cadavre, déterrez le cadavre; des vers qui le rongent, ouvrez le cadavre. Si, par hasard, vous trouvez que c'est là rétrécir singulièrement le monde poétique, que de le renfermer dans les étroites limites de vos cinq sens, de le rapetisser assez pour qu'il tienne dans vos deux mains, ou que votre rayon visuel puisse l'embrasser tout entier, on vous répondra qu'à cet inconvénient dans le vrai, il existe un remède, la description. Maintenant qu'il vous est défendu d'avoir la vue très-longue et en même temps de vous servir du télescope, la loupe vous reste; ainsi armé, vous serez l'homme des infiniment petits; vous serez le poëte, ou, ce qui revient au même, l'anatomiste des détails; votre domaine, pour être ainsi rétréci, n'en sera pas moins un vaste domaine. Allons donc! Vous passiez autrefois de la masse aux détails, de la façade aux corniches, du tout à la partie; aujourd'hui la marche est changée. Une ruine imposante s'élève là-haut au sommet de cette montagne; si vous voulez la bien voir, commencez par étudier ce petit fragment de pierre; cette pierre s'est détachée de cette petite fenêtre à ogives qui éclairait la vieille chapelle du château; la chapelle touche aux tourelles, les tourelles touchent à la place d'armes... si bien que voilà tout un monde retrouvé à propos de ce fragment; vous n'avez plus qu'à grimper ainsi quelque temps, du grain de sable au rocher, pour atteindre cet homme à festons et à astragales, dont se moquait Despréaux.

Vous voyez que ceci n'est pas une nouveauté déjà si nouvelle, et que dans la poésie moderne tout se compense: le tout par l'unité, le monument entier par un fragment brisé, les faits par la parole, la pensée par la description, le drame par le récit, la poésie par la prose, l'imagination par le coup d'œil, le monde moral par le monde physique, l'infini par le fini, l'Art poétique par la préface du premier venu.

J'ai donc usé de mon droit de nouveau venu et de la nouvelle charte poétique, en mettant le rien à la place du quelque chose; et si par hasard, même de ce néant où je me suis placé, je rencontrais quelque possesseur jaloux qui, avec la hardiesse du premier occupant, vînt me dire: Ote-toi de mon chaos! comme Diogène disait à Alexandre: Ote-toi de mon soleil! je représenterais humblement à ce maître du vide, qu'il a tort de se mettre ainsi en colère; que le chaos appartient à tout le monde, surtout quand il n'y a plus que du chaos; que pour être le premier qui se soit logé dans ce je ne sais quoi sans forme et sans couleur, il n'est pas le premier, à coup sûr; que je pourrais lui en nommer bien d'autres qui y sont restés embourbés avant lui, et qu'enfin les ténèbres sont assez vastes pour que lui et moi nous nous bâtissions dans ces Landes ténébreuses chacun un beau palais de nuages, où nous logerons à notre gré des bourreaux, des forçats, des sorcières, des cadavres, et autres agréables habitants bien dignes de cet Éden. Pour moi, dans la construction de mon château gothique, je n'irais pas nonchalamment.

D'abord je choisirais, sur le haut de quelque montagne ou sur le bord de quelque rivière, un vaste emplacement; et quand mon emplacement serait trouvé, je creuserais un large fossé, que le temps remplirait d'une boue noire et verte; sous ce fossé je placerais une prison féodale aux murs suintants, et pour tout meuble, quelque gril de quatre pieds pour y brûler à petit feu le juif vagabond; au-dessus de ma prison, de larges salles pour mes archers et mes hommes d'armes; et sur les murs, en guise de tableaux, des armets, des cuirasses, des cuissards, des gantelets, des arquebuses aux mèches flamboyantes, des arcs détendus aux cordes sonores, du fer partout, des fenêtres ouvertes à tous les vents.

Après la salle des feudataires viendrait une salle de cérémonie tout enveloppée d'une vaste tapisserie soulevée, par la bise du soir et animée par de gigantesques figures de l'Histoire sainte, lente et formidable création de l'aiguille de nos grand'mères. Je vois déjà les vastes fauteuils, l'âtre immense, les torches attachées à des bras de fer aux murs de cette demeure féodale; puis, à côté de cette salle si favorable aux fantômes, une autre salle pavée de grosses dalles, pour servir aux banquets; la table est chargée de viandes et de vins; les paladins s'y pressent en masse, chacun vêtu de son écharpe et portant les couleurs de sa dame; on mange, on boit, on s'enivre, on se bat, on blasphème. Cependant les tours s'élèvent, lourdes, meurtrières, percées de trous, jusqu'à ce qu'enfin le château étant achevé, l'architecte s'aperçoive qu'il a perdu son temps à élever une masse inutile, et qu'il eût bien mieux fait, puisqu'il en voulait au moyen-âge, de se construire à meilleur marché un moyen-âge de carton ou de terre cuite.

Il faut, en général, se méfier des mauvais tours de l'imagination; car si elle n'est un peu guidée par le bon sens, l'imagination est un pauvre architecte. Laissez-la faire, cette folle du logis, elle va changer tous les temps, dénaturer tous les lieux, effacer, niveler à tout hasard. Elle placera des créneaux au troisième étage d'une maison bourgeoise; elle entourera de fossés le demi-arpent de salade d'un fermier de Nanterre; folâtre et insouciante comme une fille qui n'a pas à s'occuper d'amour, l'imagination prend la forme de ruines amoncelées à la chapelle moderne, les blancs fantômes à la chambre dorée où tout est marbre et acajou. De là résulte souvent une espèce de donquichottisme littéraire, plus ridicule mille fois que tout ce que nous savions en fait d'anachronismes.

À tout prendre, ce paladin de la Manche qui s'en va dans la campagne, cherchant des torts à redresser, des géants à pourfendre, et tout prêt à se faire tuer pour la veuve, pour l'orphelin, pour la dame de ses pensées, est une figure respectable dont on est fâché de s'être moqué, lorsqu'on vient à réfléchir quel noble cœur recouvrait cette armure de carton, quel brave homme portait ce cheval efflanqué, quel bon maître servait cet écuyer grotesque; on est irrité contre soi-même du plaisir qu'on a pris à cette admirable histoire, parce qu'il y a là, en effet, beaucoup plus de l'homme moral que d'autre chose, et qu'un seul discours du héros compense à merveille les moulins à vent et l'armet de Membrin.

Mais, au lieu de ce chevalier nomade, la fleur de la chevalerie, donnez-moi quelque don Quichotte domestique, un don Quichotte en bonnet de coton, chevalier errant comme don Quichotte, moins le courage, le dévouement, l'esprit, la grâce, l'honneur, la gaieté, l'abnégation de soi-même, la piété, le pur amour de don Quichotte; faites que ce don Quichotte bourgeois, laissant de côté les actions de bravoure, ne songe qu'à imiter ce côté ridicule et bouffon que tout valet de chambre sait trouver à coup sûr aux personnes et aux choses héroïques; qu'il brise le joli pont vert de sa demeure pour le remplacer par un pont-levis de charpentier de village, suspendu à des cordes à puits; qu'il se plaise à la lueur verdâtre des vitraux peints; qu'il mette à la place des poissons de ses étangs une boue peu chevaleresque; qu'il coupe le cou à sa basse-cour comme trop champêtre pour sa féodalité; qu'il se fasse traîner en police correctionnelle pour avoir voulu user de son droit de nopçage ou de tout autre droit seigneurial aussi bien prouvé; alors vous aurez en effet le véritable don Quichotte, le don Quichotte matériel, l'homme justement ridicule des temps chevaleresques; vous aurez un fou rire de bon aloi, qui ne vous laissera pas de remords; vous vous moquerez à cœur ouvert d'un fou qui n'aura rien de respectable. Mais, croyez-moi, il faut avoir un bien mauvais cœur pour ne pas verser de véritables larmes quand le bon héros de la Manche, cet excellent chevalier de la Triste Figure, est ramené meurtri de coups dans sa demeure. Je le vois encore doux et fier, triste et non pas abattu, disant bonjour à son ami le barbier, prenant la main du bon curé, rentrant chez soi par la petite porte de son jardin, traversant ses carrés de choux ombragés par les tournesols, dont les jolies têtes semblent garder leur maître avec amour et pitié; du jardin, le voilà dans sa basse-cour.

À l'approche de Rossinante, l'ânesse pousse un hennissement de joie auquel répondent en chœur les trois ânons que le chevalier donna à son page; puis arrivent à sa rencontre, son vieux chien, son vieux coq, sa vieille sœur, sa jeune nièce, tout son monde à lui, toute sa petite maison de pauvre campagnard, et le voilà tout à coup à l'abri de toutes les atteintes de la Critique. C'est là, le savez-vous? une comédie manquée; c'est comme si l'Avare donnait sa cassette à un mendiant, comme si Tartufe respectait la femme de son ami; sous ce rapport, le Don Quichotte de Cervantes est un excellent, un admirable livre, un livre de la famille des comédies de Molière; mais c'est une mauvaise action.

Il serait donc à désirer, avant que de nous faire rétrograder ainsi dans le temps, de se demander: à quoi bon? et de ne pas s'exposer, comme fit Robinson Crusoé, à laisser sur le chantier une frégate inutile. Quant à la vérité littéraire comme on l'entend de nos jours, c'est un véritable guet-apens tendu à la poésie. De bonne foi, où donc cette rage d'être vrais nous conduira-t-elle? À mon sens, il devrait être permis d'être moins cruellement exact, de n'être pas forcé, à tout propos, de dire au lecteur: ceci est rouge, ou ceci est blanc, ou même encore de décomposer la couleur pour lui dire: ceci est violet; les chefs de l'école devraient en même temps ne pas exiger que, lorsqu'il est en présence d'un monument, le romancier compte, par exemple, le nombre des portes et fenêtres de l'édifice aussi exactement que le receveur de l'impôt direct.

Quant aux héros modernes, comme ils sont en très-petit nombre, comme nous avons déjà passé à travers toutes les modifications de l'homme physique, blancs, noirs, poitrinaires, lépreux, forçats, bourreaux, vampires, et que je ne sache plus que les Albinos, les castrats et les hydrophobes qui n'aient pas été exploités en grand, je voudrais aussi que chacun pût emprunter à son voisin le héros exceptionnel de son histoire, sans que le voisin eût le droit de s'écrier:—Je suis volé!

L'égoïsme dans les arts est le plus triste des égoïsmes; c'est surtout dans la poésie moderne qu'on serait mal venu de dire à un confrère: Laisse-moi mes morts!

Voilà ce que je dis à la Critique pour ma défense et pour me faire pardonner tout ce qu'elle aurait pu appeler dans mon livre: imitation, incertitude, plagiat. Elle m'écouta tant bien que mal, et quand j'eus tout dit, elle ajouta que j'étais terriblement obscur.

—C'est le beau d'une préface, lui répondis-je effrontément.

Elle me dit encore que c'était une insolence à faire à mes lecteurs.

Je sautai de joie, comme si j'avais reçu le plus flatteur des éloges.

Alors elle s'approcha de moi; elle me serra dans ses deux bras longs et secs comme les bras des fantômes de Louis Boulanger; puis elle me donna le baiser de paix, en appliquant sur mon visage un visage d'un âge, d'un embonpoint et d'une fraîcheur très-équivoques.

Cependant je la remerciais de ses caresses, quand, portant la main à ma joue, je trouvai que ma joue était sanglante: la cruelle m'avait donné le baiser de Judas.

Mais, Dieu merci! je fus bien vite consolé en songeant que dans ma manière d'être isolé, et d'écrire au hasard, et peut-être aussi avec les haines dont on commence déjà à m'honorer, la Critique ne pouvait guère m'embrasser autrement.

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I.

LA BARRIÈRE DU COMBAT.

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Vous parlez de l'âne de Sterne;—un temps fut où cette mort et cette touchante oraison funèbre faisaient répandre de douces larmes. J'écris, moi aussi, l'histoire d'un âne, mais soyez tranquilles, je ne m'en tiendrai pas à la simplicité du Voyage sentimental, et cela pour de bonnes raisons. D'abord, cette nature, qui est la nature de tout le monde, nous paraît fade aujourd'hui; elle est d'un trop difficile accès pour qu'un écrivain qui sait son métier s'amuse à cette poursuite, avec la certitude de n'arriver, en dernier résultat, qu'au ridicule et à l'ennui. Parlez-moi au contraire d'une nature bien terrible, bien rembrunie, bien sanglante: voilà ce qui est facile à reproduire, voilà ce qui excite les transports! Courage donc! le vin de Bordeaux ne vous grise plus, avalez-moi ce grand verre d'eau-de-vie. Nous avons même dépassé l'eau-de-vie; nous en sommes à l'esprit-de-vin; il ne nous manque plus que d'avaler l'éther tout pur; seulement, à force d'excès, prenons garde de donner dans l'opium.

D'ailleurs, qu'est-ce que la coupe même de Rodogune et le poison aristotélien qui la remplit jusqu'aux bords, comparés à des flots de sang noir qui se tracent un sillon obstiné dans la poussière, pendant qu'autour du cirque romain, les chrétiens, brûlés vifs dans leur enveloppe de poix et de soufre, servent de flambeaux à ces combats nocturnes; pendant que le robuste athlète, terrassé et cherchant de son dernier regard le doux ciel de l'Argolide, ne rencontre que le regard avide de la jeune vierge romaine dont la main blanche et frêle le condamne à mourir? Alors le héros de cette étrange fête arrange sa mort; il s'étudie à rendre harmonieux son dernier soupir, à mériter encore une fois les applaudissements de cette foule satisfaite!

Hélas! nous n'avons pas encore le cirque où les hommes se dévorent entre eux, comme dans le cirque des Romains, mais nous avons déjà la Barrière du Combat:

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Une enceinte pauvre et délabrée, de grosses portes grossières et une vaste cour garnie de molosses jeunes et vieux, les yeux rouges, la bouche écumante, de cette écume blanchâtre qui descend lentement à travers les lèvres livides. Surtout, parmi les hôtes dramatiques de cette basse-cour, il y en avait un qui faisait silence dans son coin. C'était une horrible bête fauve,—un géant hérissé! mais l'âge et la bataille lui avaient dégarni les mâchoires; vous eussiez dit le frère aîné de quelque sultan retranché du nombre des hommes, ou bien un ancien roi des Francs à la tête rasée. Ce dogue émérite était affreux à voir, aussi affreux que Bajazet dans sa cage, avec quelque chose du cardinal de la Balue dans la sienne; fier et bas, impuissant et hargneux, colère et rampant, aussi prêt à vous lécher qu'à vous mordre: le digne comédien d'un pareil théâtre. Dans un coin de ces coulisses infectes, de vieux morceaux de cheval, des crânes à demi rongés, des cuisses saignantes, des entrailles déchirées, des morceaux de foie réservés aux chiennes en gésine. Ces affreux débris arrivaient en droite ligne de Montfaucon: c'est à Montfaucon que se rendent, pour y mourir, tous les coursiers de Paris. Ils arrivent attachés à la queue l'un de l'autre, tristes, maigres, vieux, faibles, épuisés de travail et de coups. Quand ils ont dépassé la porte et la cabane de la vieille châtelaine, qui, l'œil fixé sur les victimes, les voit défiler avec ce sourire ridé de vieille femme qui épouvanterait un mort, ils se placent au milieu de la cour, vis-à-vis d'une mare violette dans laquelle nage un sang coagulé; alors le massacre commence: un homme armé d'un couteau, les bras nus, les frappe l'un après l'autre: ils tombent en silence, ils meurent; et, quand tout est fini, tout se vend de ces cadavres, le cuir, le crin, le sabot, les vers pour les faisans du roi, et la chair pour les comédiens dévorants de la Barrière du Combat.

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J'étais donc à la Barrière du Combat, à l'entrée du théâtre, un jour de relâche, pour mon malheur. Les aboiements des chiens avaient attiré le directeur du chenil; un petit homme sec et maigre, des cheveux roux et rares, de l'importance dans toute sa personne, un ton solennel de commandement et en même temps plusieurs rides obséquieuses, un genou très-souple, une épine dorsale raisonnablement voûtée, un juste et agréable milieu entre le commissaire royal et l'ouvreuse de loges. Cependant cet homme fut très-poli à mon égard.—Je ne puis vous montrer aujourd'hui toute la compagnie, me dit-il; mon ours blanc est malade, l'autre se repose; mon boule-dogue nous dévorerait tous les deux; on est en ce moment occupé à traire mon taureau sauvage; mais, cependant, je puis vous faire dévorer un âne si le cœur vous en dit—Va donc pour l'âne à dévorer, dis-je à l'imprésario, et du même pas j'entrai dans l'enceinte silencieuse, moi tout seul, tout comme si on eût joué Athalie ou Rodogune.

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Je pris donc place dans cette enceinte muette, sans que même un honnête boucher se trouvât derrière moi, escorté de quelque bonne exclamation admirative. J'étais dans une atmosphère d'égoïsme difficile à décrire. Cependant une porte s'ouvrit lentement, et je vis entrer.....

Un pauvre âne!

Il avait été fier et robuste; il était triste, infirme, et ne se tenait plus que sur trois pieds; le pied gauche de devant avait été cassé par un tilbury de louage; c'était tout au plus si l'animal avait pu se traîner jusqu'à cette arène.

Je vous assure que c'était un lamentable spectacle. Le malheureux âne commença d'abord par chercher l'équilibre; il fit un pas, puis un autre pas, puis il avança autant que possible sa jambe droite de devant, puis il baissa la tête, prêt à tout. Au même instant quatre dogues affreux s'élancent; ils s'approchent, ils reculent et enfin ils hésitent; ils s'enhardissent, ils se jettent sur le pauvre animal. La résistance était impossible, l'âne ne pouvait que mourir. Ils déchirent son corps en lambeaux; ils le percent de leurs dents aiguës; l'honorable athlète reste calme et tranquille: pas une ruade, car il serait tombé, et, comme Marc-Aurèle, il voulait mourir debout. Bientôt le sang coule, le patient verse des larmes, ses poumons s'entre-choquent avec un bruit sourd; et j'étais seul! Enfin l'âne tombe sous leurs dents; alors, misérable! je jetai un cri perçant: dans ce héros vaincu je venais de reconnaître un ami!

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En effet, et à n'en pas douter... c'était lui!

C'était Charlot! voilà sa tête allongée, son calme regard, sa robe grisonnante!... C'est bien lui! Le pauvre diable! il avait joué un rôle trop important dans ma vie pour que le moindre accident de sa personne ne fût pas présent à mon souvenir. Digne Charlot, c'est donc moi qui devais être la cause, le prétexte et le témoin impassible de ta mort! Le voilà gisant sur la terre sanglante, mon pauvre ami, que naguère j'avais flatté d'une main caressante! Et sa maîtresse, sa jeune maîtresse, où est-elle à présent? où est-elle? Ainsi agité, je me précipitai dans l'arène pour fuir plus vite. En passant devant Charlot, je vis qu'il se débattait sous le poids de l'horrible agonie; même dans un de ces derniers bonds d'une mort qui s'approche, je reçus de sa jambe cassée un faible coup, un coup inoffensif qui ressemblait à un reproche doux et tendre, au dernier et triste adieu d'un ami que vous avez offensé et qui vous pardonne.

Je sortis, en étouffant, de ce lieu fatal.

—Charlot, Charlot! m'écriai-je, est-ce donc toi, Charlot? Toi, mort! mort pour mon passe-temps d'un quart d'heure! toi, jadis si fringant et si leste! Et sans le vouloir je me rappelai tant de bonheur décevant, tant d'agacerie innocente, tant de grâce décente et jeune, qui un jour m'étaient arrivés au petit trot sur le dos de ce pauvre âne! C'est là une attendrissante et mélancolique histoire! Deux héros bien différents, sans doute, mais pourtant deux héros inséparables dans mon souvenir et dans mes larmes. L'un s'appelait Charlot, comme vous savez; l'autre se nommait Henriette. Je vais dire leur histoire; je la dirai pour moi d'abord, pour vous ensuite, si vous voulez.

Pauvre Charlot! malheureuse Henriette! moi cependant qui les ai perdus l'un et l'autre, je suis encore le plus à plaindre des trois!

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II.

LE BON LAPIN

Vienne le 2 mai, et de cela il y aura deux ans, j'étais sur la route de Vanves, montagne pelée, à la portée de Paris; campagnes équivoques, à l'usage des blanchisseuses, des meuniers, des romanciers en plein vent et de tous les poëtes ordinaires du Pont-Neuf. J'étais, ce jour-là, tout entier au bonheur de vivre, de respirer, d'être jeune, de sentir un air pur et chaud circuler autour de moi, admirant comme un enfant la moindre fleur qui s'épanouissait lentement, restant des quarts d'heure entiers à voir tourner les jolis moulins à vent avec une gravité magistrale. Tout à coup, justement à l'encoignure de cette route si mal tenue, si étroite, si rocailleuse, et pourtant si aimée, qui conduit à la taverne du Bon Lapin, j'aperçus une jeune fille sur un âne qui l'emportait et qui s'emportait. O le ravissant spectacle! j'y serai toute ma vie. La jeune enfant était rose, animée, assez grande, à la gorge naissante, mais qui déjà battait aux champs; dans sa terreur, elle avait perdu son chapeau de paille, ses cheveux étaient en désordre, et elle criait avec une bonne voix: Arrête! arrête! Mais le maudit âne allait toujours, et moi je le laissais courir. La jeune fille, pour être un peu effrayée, n'était pas en grand danger. J'étais si heureux de la savoir à ma merci! Pour la secourir, il n'y avait là que moi, le hasard et mon chien. À la fin je crie à Roustan: Arrête, Roustan! Aussitôt Roustan s'élance droit à l'âne; l'âne s'arrête brusquement, la jeune fille tombe, nous poussons un cri, je cours à elle, elle est à moi, l'âne s'enfuit à travers champs.

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À peine je la tenais sur mes bras, la contemplant déjà comme mon bien, qu'elle se releva brusquement et se mit à courir après son âne:—Charlot! Charlot! disait-elle. Et cependant mon chien courait aussi en aboyant: Charlot courait de plus belle; le moyen d'aller, à pas égal, à la poursuite d'un chien qui court, d'un âne qui trotte, et surtout d'une fille qui ne pense pas à vous!

J'allai d'abord ramasser le chapeau de la belle enfant; un chapeau d'une paille commune, un ruban fané, une mauvaise fleur bleue, et pourtant quelque chose qui révélait une bonne et bienveillante nature de jeune fille. La jeune fille était bien loin de moi!

—Charlot! Charlot! criait-elle.

Cependant Roustan, l'intelligent animal, courait toujours après l'âne; il me le ramenait par le plus court et justement du côté du chapeau. Il y avait entre l'âne, sa jeune maîtresse et moi, une ligne courbe très-prononcée; j'arrêtai l'âne au bord du chemin, derrière un large buisson, et, pendant que la jeune fille criait: Charlot! Charlot! je montai sur le grison, le chapeau de paille sur la tête, et, m'enfonçant dans un petit bois, j'allai au pas.

Elle criait toujours Charlot! Charlot! et je faisais sonner bien fort la sonnette à Charlot, cherchant quelque gros arbre derrière lequel je pusse la laisser approcher. Elle était au bord du bois, plus rose que jamais, haletante d'inquiétude, et quand enfin elle nous revit, l'âne et moi, elle se précipita sur lui, l'embrassant, l'appelant par mille noms divers:—Te voilà, lui disait-elle, Charlot! et elle prenait de ses deux petites mains cette grosse tête; l'animal se laissait faire, pendant que moi, toujours à cheval sur notre âne, j'aurais donné ma vie pour obtenir un de ces frais baisers que la jeune fille prodiguait à Charlot. Charlot absorbait toute sa pensée.

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À la fin elle leva la tête:—Ah! voici mon chapeau, s'écria-t-elle d'un air joyeux; puis elle me regarda avec de grands yeux noirs bien limpides, et, comme je restais en possession de sa monture, elle s'assit sur le gazon en face de moi et de l'âne, elle remit en ordre ses beaux cheveux; puis quand elle eut essuyé son front de sa main, elle replaça son chapeau sur sa tête, et avec un gros soupir de fatigue, elle se leva sur ses deux petits pieds comme pour me dire: Otez-vous de là! Elle avait l'air déterminée à ne pas me laisser son Charlot plus longtemps.

Je mis pied à terre; elle bondit sur son âne.

Un coup de bride, un grand coup de pied, et adieu ma vision! Jamais je n'avais vu de fille plus séduisante, plus riante, plus fraîchement épanouie. Du reste, elle n'eut pour moi ni un mot, ni un regard. Moi je fus tout regard; mais pas un mot pour elle. Que lui aurais-je dit? Elle était si occupée de Charlot et de son chapeau de paille! Non, certes, je ne suis pas de ces promeneurs sans moralité qui se figurent qu'il n'y a qu'une manière de s'intéresser à une femme; moi, j'en sais mille très innocentes! Eh! je vous prie, n'est-ce pas déjà un ineffable bonheur, l'avoir surprise dans sa terreur si animée, avoir entendu son petit cri d'oiseau, moitié effrayé, moitié joyeux? Et comme elle courait, et s'arrêtait; comme elle était bien assise sur le gazon, et comme elle s'est relevée d'un seul bond! Et comme elle appelait: Charlot! Charlot! Et d'ailleurs, ne suis-je pas monté sur son âne? Ne me suis-je pas assis à la même place qu'elle? Elle ne m'a pas vu, mais qu'importe? j'ai couvert ma tête de son chapeau de paille, j'ai passé sous mon menton le ruban qui avait touché le sien; j'ai été penché sur elle quand elle embrassait Charlot, et ce tendre baiser, c'est presque moi qui l'ai reçu! Ainsi pensant et méditant, je regagnai le bienveillant cabaret du Bon Lapin, tout entier à mon bonheur de la matinée.

Henriette et l'âne Henriette et l'âne

J'aime le cabaret du Bon Lapin. Vous le trouverez, comme je vous le disais, au bas de la montagne de Vanves, adossé à un moulin et hospitalièrement situé entre une cour et un jardin; la cour est ombragée d'arbres, et protégée, quand il fait chaud, par une tente épaisse sous laquelle s'abritent les dîneurs; cette cour est d'ordinaire la salle à manger des commères de Paris, qui, peu soucieuses de n'être pas vues, aiment à voir passer, sur la grande route, les allants et les venants. De ce côté-là, se dirigent incessamment le gros vin, le pain bis, l'épaule de mouton et le rosbif. Le jardin prête son ombre à des gastronomes moins carnivores; de jeunes filles et de jeunes hommes, de jeunes filles et des vieillards, de jeunes filles et des militaires, de jeunes filles et des gens de robe. Je suis étonné, en vérité, qu'il y ait tant de jeunes filles dans le monde; il faut qu'elles se multiplient terriblement pour suffire à toutes choses. C'est comme un civet de lièvre à la taverne du Bon Lapin.

J'allai m'asseoir dans un coin du jardin, moi tout seul, sans jeune fille, mais, en réalité, maître absolu de toutes celles qui étaient là et qui vraiment, dans le fond de l'âme, auraient voulu être autre part. Les joyeux plaisirs du cabaret ne sont pas encore à notre hauteur. Ce qui fait la fortune d'un bouchon en plein vent, ce n'est pas l'amour: l'amour se cache; l'ivresse se montre au grand jour. Est-il donc moins honteux de perdre sa raison près d'une femme que de la laisser au fond d'un verre? Explique qui pourra le problème. Je n'ai rencontré que deux heureux au Bon Lapin. Dans le bosquet le plus reculé s'étaient réfugiés un jeune adolescent et sa cousine: dix-sept ans l'un et l'autre! Ils n'avaient pour tout mets qu'une pomme et du pain; mais ils mangeaient avec appétit et gaieté, mordant dans leur pain et changeant de morceau à chaque bouchée: on ne fait pas deux fois un pareil repas dans sa vie.

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La jeune fille et Charlot me revenaient toujours au cœur. Les grâces de l'un, vif, pimpant, hardi, léger; la beauté de l'autre, vive, agaçante, hardie, légère; ces fières oreilles qui menaçaient les cieux, ce sourire folâtre qui défiait le malheur; ce trot si élégant et si doux, cette course si svelte et si animée! J'étais fou de l'un et fou de l'autre; d'ailleurs ils se comprenaient si bien! le nom de Charlot sortait si naturellement de sa bouche! Heureux couple!

Cependant je revenais sur mes pas, par le plus court, ne regardant plus ni l'herbe naissante, ni les moulins à vent, ni rien de ce beau paysage qui m'enchantait le matin; j'étais triste et boudeur comme un homme tout étonné de se trouver seul. Un incident imprévu me vint tirer de ma rêverie. Je passais auprès d'un lourd paysan, un rustre dans la force du terme, précédé par un vil baudet chargé de fumier; le paysan battait le baudet à outrance.—Ah! Charlot, cria-t-il une fois. Charlot!... Je me retourne, je regarde: le malheureux! c'était bien lui; tout courbé sous cette paille infecte!... et tout à l'heure encore, il caracolait sous cette idéale figure. Quelle brusque transition, quelle métamorphose inattendue! Je passai devant Charlot, jetant au pauvre âne un regard de compassion qu'il me rendit de son mieux. Je fus malheureux pendant huit jours. Quoi donc! passer ainsi de cette belle enfant à ce vil fardeau, de ces tendres caresses à ces coups de bâton, de cette voix câline qui disait si bien Charlot! à cette grosse voix brutale qui jure et qui blasphème en criant:—Charlot! C'était là trop de joie et trop de misère à la fois, même pour Charlot.

En vain, depuis ce jour et dès que je fus un peu remis de mon aventure, je repris mes lentes promenades autour de Vanves et du Bon Lapin; en vain j'allai souvent m'asseoir au pied du buisson en fleurs qui la vit tomber; je rencontrai, chemin faisant, plus d'un âne et plus d'une jeune fille; hélas! ce n'était ni Henriette, ni Charlot.

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III.

LES SYSTÈMES.

De ce jour seulement je devins triste, ou plutôt, j'en ai bien peur, je me fis triste. Il faut dire que le moment était bien choisi pour renoncer ainsi, de gaieté de cœur, à toutes les joies de mes vingt ans. Joies innocentes, joies printanières que je retrouvais chaque matin à mon réveil, et qui m'accompagnaient de leurs doux éclats de rire jusqu'à l'heure tournoyante du sommeil. Mais, à mon insu, déjà une grande révolution s'était opérée dans la vieille gaieté française. La nouvelle poésie envahissait tous les esprits; je ne sais quel reflet ténébreux d'une passion à la Werther me saisit, moi aussi, tout à coup, mais je ne fus plus le même jeune homme. Jadis gai, jovial et dispos; à présent triste, morose, ennuyé; naguère, l'ami de la joie, des gros éclats de rire et d'une délirante chanson bachique, lorsque, les deux coudes sur la table, on se presse, sans y songer, à côté d'une taille féminine artistement rebondie, et que du pied droit on presse furtivement un petit pied qui s'en aperçoit à peine. Adieu donc à toutes mes douces joies, à mes joyeux refrains! Le drame remplace la chanson, et Dieu sait quels drames! J'en ai construit, moi qui vous parle, de terribles; vous eussiez pris le premier acte pour le sixième acte de la septième journée, ou de la septième année, tant il y avait de sang! En ce genre, j'ai fait des découvertes incroyables, j'ai trouvé un nouveau filon à la douleur: je me suis bâti un Olympe d'une architecture funeste, entassant les vices sur les crimes, l'infection physique sur la bassesse morale. Pour la mieux voir, j'ai écorché la nature, afin que, privé de cette peau blanche et veloutée que recouvre de son doux incarnat le fin duvet de la pêche, le triste cadavre me révélât tous ses mystères de sang, d'artères, de poumons, de tendons, de viscères; j'ai fait subir à la poésie une véritable autopsie: un homme fort et jeune est étendu sur une large pierre noire, pendant que deux bourreaux habiles enlèvent sa peau chaude et sanglante comme celle d'un lièvre, sans qu'un seul lambeau de cette peau reste sur la chair vive! Voilà pourtant la nature qu'on avait faite en mon absence, et voilà la nature que j'adoptai, moi malheureux, pour n'avoir pas retrouvé assez vite mon double rêve: Henriette et Charlot!

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Malheureusement on n'arrive pas tout d'un coup à un résultat si complet. Il faut plus de temps, plus de soins, plus d'attention sur son âme et son cœur, sur l'esprit et sur les sens, pour pervertir ainsi ses sensations honnêtes, pour faner entièrement cette naïveté innocente de l'âme, douce pudeur difficile à perdre. Moi surtout qui, tout jeune, aimais à lire Fontenelle et Segrais, j'ai dû bien souffrir avant d'arriver à cette perfection poétique. Hélas! je me souviens en effet que ces bergers en chemise de batiste, ces bergères en paniers, ces moutons poudrés, ces houlettes ornées de rubans roses, ces pâturages dressés comme des sofas, ce soleil qui n'avait pas de hâle, ce ciel qui n'avait pas de nuages, me faisaient passer des moments d'extase indicible; j'ai aussi beaucoup aimé la Galatée de Virgile et les Deux Pêcheurs de Théocrite, et cette délicieuse comédie des Deux Femmes Athéniennes! Pardon, j'étais faux alors. La vérité! la vérité! ne sortez pas de la vérité, mes amis, quand vous devriez en mourir. En effet, qu'est-ce qu'un berger, dans la vie réelle? un malheureux en haillons et mourant de faim, qui gagne cinq sous à conduire quelques brebis galeuses sur le pavé des grandes routes. Qu'est-ce qu'une bergère véritable? un gros morceau de chair mal taillée, qui a le visage roux, les mains rouges, les cheveux gras, qui sent l'ail et le lait rance. Oui, certes, Théocrite et Virgile ont menti. Que nous parlent-ils de laboureurs! Le laboureur n'est qu'un marchand comme un autre marchand, qui spécule sur le bétail comme l'épicier spécule sur le sucre et la cannelle. Du courage donc! et puisqu'il le faut, donnons le baiser de paix à cette nature dépouillée, que nous avons eu les premiers l'honneur de découvrir.

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D'ailleurs, en fait de bonnes fortunes, le tout est de savoir s'y prendre; une main serrée à propos, un regard lancé en temps et lieu, un soupir habilement ménagé, vous avancent souvent et beaucoup une intrigue d'amour. La première fois que j'ai pris la main à la nature vraie, ce fut à la Morgue, et, comme vous le pensez bien, avant que d'en venir à cette témérité, j'avais déjà fait une longue cour.

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D'abord j'avais renoncé à la campagne, aux fleurs, à Vanves, au Bon Lapin, et à cette route monotone de la paix du cœur, de l'enthousiasme pour les belles actions et pour les beaux ouvrages, dans laquelle je marchais heureux, sans m'apercevoir que mon bonheur était vieux comme le premier printemps de ce monde. Quand je me fus bien corrigé de ma naïveté ridicule, je me mis à envisager la nature sous un aspect tout contraire; je changeai le côté de ma lunette, et au même instant, par ce verre grossissant, je découvris des choses horribles. Ainsi donc chaque matin, quand la tête enfermée dans le moelleux coton surmonté d'une mèche flottante, et les yeux encore appesantis d'un bon gros sommeil que j'ai perdu depuis, je me mettais à la fenêtre, en ce temps-là, mon regard bienveillant et limpide avait coutume de n'apercevoir, dans ce premier mouvement d'une ville qui s'éveille, qu'une paix encore innocente; j'interrogeais le vaste hôtel dont les larges portes s'ouvraient à peine; je soulevais par la pensée ses doubles rideaux blancs et rouges; je me figurais, sur l'éclatant tapis d'Aubusson, la jolie pantoufle jaune, le beau châle jeté sur le sofa, et dans ce lit somptueux quelque jeune duchesse de la cour de Charles X, plongée dans un sommeil souriant comme elle, et retenant par ses blanches ailes le songe si court de sa nuit d'été. Cinq étages plus haut, dans la mansarde... dans le nuage! c'était une jeune fille, quelque bel enfant trouvé de l'amour et du hasard, une grisette, pour tout dire. Elle se levait en chantant comme l'oiseau que frappe le soleil; et même sans passer un jupon, tant pis pour qui regarde! elle se met à sa toilette du matin, sur sa fenêtre. Quand ses innocentes ablutions étaient faites, faites en riant, comme la grisette fait toutes choses, elle arrêtait ses longs cheveux avec un peigne de corne aux dents inégales; elle couvrait sa jolie tête du bonnet rond de la lingère, et après avoir salué sa beauté, une dernière fois, dans un fragment de miroir, elle se rendait gaiement à l'ouvrage. Dans la rue, glissait d'un pas réservé et modeste le vieux célibataire, pauvre homme courbé sous l'âge et sous sa liberté; un pot fêlé à la main, il était en quête de son déjeuner de chaque jour. Il fallait voir son petit œil gris s'animer au seul aspect de la jeune femme de chambre, coquette charitable qui faisait à ce bon homme l'aumône d'un regard. Cependant la vieille laitière, en suspens au milieu de ses pratiques, était flanquée de sa petite charrette et de son gros chien; puis un mendiant, vert encore, flatteur de toutes les cuisines, et rassurant par sa bonne mine ceux qu'aurait pu attrister sa voix plaintive, recueillait une abondante aumône; et dans le lointain, la pauvre fille du hasard et de la joie, pâle, vagabonde, ruinée, l'habit en désordre, rentrait furtivement dans sa demeure honteuse, pour y déplorer le jeu fatal de la nuit, un jeu dont elle a été la dupe, car elle a joué autre chose que ses baisers. Chaque matin j'avais une heure de ce plat bonheur; après quoi j'arrosais mes œillets, je taillais mes roses, j'arrangeais mes jardins, je parais mes domaines, je taillais les hautes futaies de ma fenêtre, tout en lisant quelque vieux chef-d'œuvre des anciens temps. J'étais donc, à tout jamais, et pour le reste de mes jours, un homme incomplet, un homme perdu, un homme sans poésie, si je ne m'étais pas avisé à temps de ma duperie, si je n'avais pas rencontré la jeune Henriette sur un âne, et, l'instant d'après, cet âne sous du fumier.

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À quoi tiennent les choses! Quand, après de violents combats avec moi-même, j'eus renoncé à mes douces joies du matin, à ma fenêtre, à mes roses, à mes œillets, à ma naïve contemplation, aux chefs-d'œuvre des grands siècles; quand je me fus bien persuadé que l'adultère habitait ces somptueuses demeures; que ma grisette se livrait au premier venu qui voulait la mener danser à la barrière; que ce célibataire à la crème n'avait jamais été qu'un pauvre égoïste dont la politesse était encore de la bassesse; que cette femme de chambre, élevée par sa maîtresse, lui enlevait son mari et débauchait son plus jeune fils; que tous ces vils marchands se levaient de si grand matin pour falsifier leurs drogues et qu'ils faisaient l'aumône par superstition, je me mis à chercher quelque chose qui pût remplacer mon beau rêve matinal, et j'allai au Palais-de-Justice,—à midi:—c'est le bon moment. Un avocat monte le large perron, un autre avocat le descend,—orateurs imberbes, à l'air affairé et n'ayant rien à faire; des magistrats que l'ennuie cloue sur leurs siéges, des huissiers à la voix glapissante, de lourdes charrettes chargées d'accusés; malheureux qui jouent leur vie ou leur liberté sur l'éloquence du premier venu! J'en vis tant, que du sanctuaire de la justice j'admirai tout au plus la grille, qui est toute en fer, toute dorée, et ce faisant, je me figurai, devant cette grille, quelque jeune forgeron attaché au poteau infamant pour avoir volé un morceau de fer; hélas! le voilà qui se met à songer que s'il avait été le maître d'une partie de cette grille en fer il serait encore heureux et libre au milieu de sa jeune famille;—au plus fort de ses regrets, le misérable est arrêté tout à coup par un froid subit sur l'épaule, suivi d'une douleur cuisante et d'une infamie éternelle!

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Autrefois j'aimais le quai aux Fleurs. C'est une véritable guirlande qui tient enchaînées, par un lien d'œillets, de myrtes et de roses, les deux rives de la Seine; c'est le rendez-vous de tous les amateurs de la nature à bon marché: là, sans contrat, sans notaire, sans enquête, vous achetez une terre, un verger, un jardin que vous emportez triomphant dans vos bras;—des renoncules, de pâles lauriers, de simples fleurs bleues sans odeur, de blanches marguerites à la jaune corolle, des œillets s'élargissant sur le carton; quel appui pour la belle fleur, une carte à jouer, une de ces puissances infernales de trente et quarante, qui vous envoient un homme aux galères ou au fond de l'eau! Le quai aux Fleurs m'attriste, maintenant que je le regarde de plus près. À deux pas du gibet, sur le chemin de la Grève, vis-à-vis la Gazette des Tribunaux, bordé d'huissiers, de recors, d'avoués, de notaires,—sans compter, au fond de chaque pot, l'essence de chaux qui rend la fleur plus brillante, et qui la tue. Ainsi ils font mentir même la rose.

Voilà comment tout se dénature, grâce à cette rage d'être vrai. La vérité tant recherchée par les faiseurs de poétiques est une effrayante chose; je la compare à ces larges miroirs destinés à l'Observatoire. Vous approchez en toute assurance, et déjà vous vous commencez à vous-même un gracieux petit sourire, mais soudain vous reculez d'épouvante à l'aspect de cet œil sanglant, de cette peau sillonnée, de ces dents couvertes de tartre, de ces lèvres gercées; toute cette horreur qui sent la vieillesse, c'est pourtant votre plus beau et plus blanc visage de jeune homme: que ceci vous apprenne à ne pas regarder même votre brune jeunesse de trop près.

Mes affreux progrès dans le vrai n'avaient été que trop rapides; bientôt je n'eus plus sous les yeux qu'une nature contrefaite. Mon inflexible analyse se glissait en tous lieux et sous toutes choses, déchirant effrontément les vêtements les mieux taillés, brisant le moindre lacet, dévoilant à plaisir l'infirmité la plus cachée; et dans sa maligne joie elle s'estimait heureuse de trouver tant d'exceptions dans le beau.—En vérité, m'écriais-je tout bas, crois-tu donc qu'il y ait en ce monde quelque chose de beau et quelque chose de vrai? le laid et le mensonge, à la bonne heure! et encore sont-ils de très-moderne découverte. Ainsi pensant, j'allais aux Quinze-Vingts, et je me bouchais les oreilles à cette musique d'aveugles; j'allais aux Sourds-Muets, et je fermais les yeux à cette métaphysique de sourds; j'allais dans les maisons d'orthopédie, et je pensais amèrement que toutes ces déviations vertébrales seraient bientôt assez dissimulées pour que j'y pusse être pris, moi le premier: alors je me représentais mon étonnement et mon effroi, quand, dans le délire légitime de mes noces, voulant embrasser ma jeune compagne, soudain je sentirais ses reins menteurs s'enfuir entre mes mains tremblantes, sa taille disparaître, et qu'à la place de cette élégante beauté, je ne trouverais plus qu'un corps difforme et contrefait.

J'ai étudié entre autres laideurs, un beau jour de conscription, les défenseurs de la patrie. On les avait dépouillés de tout vêtement, et ils exposaient, à qui mieux mieux, en s'en vantant, comme le riche se vante de sa fortune, toutes leurs infirmités cachées, pour échapper à la gloire. Les uns avaient des chemises sales; les autres des chemises trouées; quelques-uns, c'étaient les plus élégants, n'avaient pas de chemise, et sous ces haillons des corps si laids! des regards si misérables! Un homme était là qui les toisait, les étudiant avec moins de soin qu'on ne ferait un cheval de coucou! Pauvre race humaine! race perdue. L'âme s'en est allée d'abord, le corps ensuite. Et il faut que la gloire se contente de ces cadavres-là!

Et quand venait le soir, je retrouvais mon atroce joie; je sortais seul, et à la porte des théâtres, je voyais des malheureux s'arracher une place pour applaudir un empoisonneur ou un diable, un parricide ou un lépreux, un incendiaire ou un vampire; sur le théâtre, je voyais circuler des hommes qui n'avaient pas d'autre métier que d'être tour à tour brigands, gendarmes, paysans, grands seigneurs, Grecs, Turcs, ours blancs, ours noirs, tout ce qu'on voulait qu'ils fussent; sans compter qu'ils exposaient sur ces planches malsaines, leurs femmes et leurs petits enfants et leur vieil aïeul; sans compter qu'ils avaient de la vanité! Ce plaisir dramatique, soulevé par de pareils agents, me répugnait; mais il entrait dans mon système d'observer l'ignoble s'amusant, riant, vivant, ayant des théâtres, des comédiens, des comédiennes, et des hommes d'un génie fait tout exprès pour lui distiller le vice et l'horreur.

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Après quoi, je parcourais ces magnifiques boulevards d'un bout à l'autre; ils ont pour point de départ une ruine, la Bastille; ils aboutissent à une autre ruine, une église inachevée. J'observais dans ses moindres phases la prostitution parisienne. D'abord, à commencer seulement à la Bastille, elle semble essayer ses forces, elle est timide encore; elle se fait en petit, commençant par quelque jeune enfant qui chante une chanson obscène pour divertir les hommes du port et les commis de l'octroi. Vous avancez, la femme vénale change de face: le tablier noir, le bas de coton blanc, le bonnet sans rubans, le regard modeste et furtif, un pas lent et inquiet rasant la muraille, comme s'il s'agissait d'éviter un pestiféré. Plus loin, la dame est parée, à demi nue, en cheveux, elle a des refrains chantés faux, une voix enrouée, elle laisse après elle une épaisse traînée de musc et d'ambre: c'est le vice à l'usage des amateurs les plus avancés. Un degré de plus, et voilà que nous avons un beau châle de cachemire, et que nous allons en fiacre; louez une place à l'avant-scène du Gymnase, vous aurez presqu'à vous tout seul, pour vingt-quatre heures, les trente-six ans et le cachemire; oui, mais aussi, étudiant, mon bel ami, vous serez ruiné pour tout le trimestre.

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Puis enfin, faites silence, et si vous êtes sage, tenez votre cœur à deux mains. Il s'agit cette fois d'une espèce de grande dame qui sera difficile à dompter. Voyez vous, dans un lointain équivoque, tout rempli de riches présents, de trahisons, de billets doux et de tendres soupirs, la maîtresse du grand seigneur, une femme dressée de longue main, qui est jeune et belle, séduisante et parée; que vous dirai-je? une danseuse de l'Opéra ou quelque ingénuité du Théâtre-Français. Ah! cette femme ne serait pas si recherchée si elle n'avait pas chaque soir un habit et un visage de rechange; si elle n'était pas mêlée incessamment à toutes sortes de passions menteuses, si tout le parterre haletant n'était pas là pour lui dire: Je t'aime! Et dans son orgueil l'amant de cette femme répond au parterre: Aimez-la, mais c'est moi qu'elle aime! Insensé! comme si la femme de théâtre aimait jamais autre chose que le parterre! Vivat! à cette heure, sept heures du soir, dans tout Paris la prostitution est la reine de la ville: aux coins des rues, une vieille femme met en vente sa propre fille; à la porte des loteries, de vieilles femmes prostituent même le hasard. Levez la tête; tout cet éclat, d'où vient-il? Il s'exhale des maisons de jeu et de débauche. Tout au bas de cette tour, un homme fabrique de la fausse monnaie; à cet angle obscur, une femme égorge son mari, un enfant vole son père. Écoutez: quel bruit affreux! un bruit massif vient de tomber du haut du pont dans les flots de la Seine; ô misère! ce noyé-là, était peut-être un jeune homme! Passez votre chemin et soyez sans inquiétude: rien ne se perd dans les ténèbres et dans les flots.

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Et voilà comment, de ces sensations incomplètes et de cette horreur bâtarde, infortuné! je tombai dans cette affreuse vérité qui, semblable à la tache d'huile, allait s'étendant toujours.

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IV.

LA MORGUE.

J'avais beau m'abandonner corps et âme à ces horribles distractions, j'avais beau dénaturer toutes choses sans pitié ni miséricorde, faire du beau le laid, de la vertu le vice, du jour la nuit, c'était en vain; plus mes progrès dans l'horrible étaient rapides, et plus je me sentais découragé et malheureux. Il me restait toujours, au fond de l'âme, je ne sais quel regret, sinon un remords. À la vie nouvelle que je m'étais imposée il manquait un but, une héroïne; il manquait la jeune fille de Vanves.—Par un malheur inespéré, je la retrouvai un matin au détour de la rue Taranne, près de la fontaine, où elle regardait couler l'eau. Sur sa tête vous eussiez vainement cherché l'honnête chapeau d'une paille fanée, sur ses joues le coloris et l'animation des beaux jours, sur ses deux bras le hâle vigoureux de la santé et du soleil. Toutefois, c'était bien la jeune fille de Vanves; la voici telle que la ville nous l'a faite:—des gants sales, de vieux souliers, un chapeau neuf, une robe étriquée, une collerette à petits plis passés à l'empois; moitié richesse et moitié misère! C'était Henriette! Elle marchait avec une dignité compassée; bien qu'elle s'arrêtât à tous les magasins de modes et partout où il y avait quelque chose à voir, elle avait cependant l'air d'une femme qui veut aller vite; mais quoi! le moment présent était plus fort que sa volonté. Du reste, son air modeste, sa démarche décente, la réserve un peu maniérée dont était empreinte toute sa personne, me firent juger que déjà et sans retour le vice avait passé par là.

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Je la suivis. Elle marchait d'un pas tantôt lent, tantôt rapide; tantôt regardant, tantôt regardée; jamais étonnée, jamais émue. Elle arriva ainsi tout au bas de la rue Saint-Jacques. La foule assiégeait la porte d'une maison d'assez pauvre apparence où se faisait une invasion par autorité de justice; les spéculateurs remplissaient cette maison. De chaque côté de la rue se voyait étalé l'attirail ordinaire des commerçants ambulants: quelques miroirs tout neufs, de vieux livres de messe; les plus sales outils de la vie matérielle; quelques tableaux sans cadres, des cadres sans tableaux; il s'agissait d'un pauvre diable arrêté pour dettes et dont on faisait vendre tous les meubles, ces meubles de nulle valeur, si précieux pour lui, ce pauvre rien qui faisait tout son avoir, son lit si dur qui fut son lit de noces, la table de bois blanc sur laquelle il écrivait ses livres, le vieux fauteuil qui vit mourir sa grand'mère, le portrait qu'il fit de sa femme avant que cette femme adorée ne suivît son séducteur à Bruxelles, ces bonnes gravures fixées sur le mur avec des épingles: tout cela se trouvait sous la main de la justice. La justice était représentée par une voix criarde et par d'autres voix en faux-bourdon qui mettaient aux enchères. Tout se vendit, jusqu'au petit serin qui était suspendu dans sa cage; il n'y eut que le chien du digne homme dont personne ne voulut pour rien; son chien et son enfant restaient dans un coin sans que la justice songeât à eux! Il fallut une heure, tout autant, pour dépouiller ce malheureux dans les formes; personne ne pensa à tant de misère, à tant d'abandon, aux verroux de Sainte-Pélagie, à ces cinq ans de prison qui devaient le rendre à une vie sans asile, à une liberté sans ressources, à cet enfant... personne, pas même la jeune Henriette! Je l'observai longtemps; mais sa curiosité était sans intelligence et sans pitié; dans tous ses traits je ne pus découvrir un seul mouvement de compassion, rien de l'âme; elle sortit de cette misère comme on sort d'un spectacle gratis, tout en relevant dans les airs ses larges manches; à vingt pas de là elle s'arrêtait de nouveau vis-à-vis la préfecture de police, où deux recors entraînaient un mendiant qui n'avait plus de patente pour mendier.

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Jusqu'à ce jour fatal, ce mendiant avait été le plus heureux des mortels; il avait mendié toute sa vie; son bisaïeul, son aïeul, son grand-père, son père, tous ses ascendants paternels et maternels étaient fils et petits-fils légitimes et illégitimes de mendiants. La mendicité était le domaine à jamais substitué de cette famille de pairs de la borne. Notre homme, à peine âgé de quinze jours, mendiait déjà sur le sein de sa mère. À deux ans il tendait sa petite main aux passants, tranquillement assis sur les degrés du Pont-Neuf, entre une cage remplie de chiens et une marchande de décrets républicains. Jeune homme, il avait eu le talent d'être assez contrefait pour se dérober à la gloire militaire de l'Empire; il mendiait alors au nom de la royauté perdue et des malheurs de notre antique noblesse. Quand la royauté nous fut rendue, il se fit soldat mutilé d'Austerlitz et d'Arcole, il tendit la main au nom de la gloire française et des revers de Waterloo; de sorte que jamais la pitié publique ne lui avait manqué. L'histoire contemporaine était pour lui une source inépuisable d'abondantes charités et de respectueuses aumônes. Quand son impôt quotidien était prélevé, il restait immobile sur quelque place publique, se moquant intérieurement de la course empressée de tant d'hommes qui se dirigent vers un but inconnu, et qui courent, à perdre haleine, après je ne sais quel bonheur qu'il avait trouvé si facilement en restant toujours à la même place. Il était fier de sa vie à l'égal d'un savant du quinzième siècle; véritable sage en effet, il avait deviné le bonheur qui était à sa portée; du reste, servant l'État de tous ses moyens, enrichissant sa patrie à sa manière, à force de donner à l'impôt indirect; car le matin il se livrait volontiers à de longues et intéressantes libations, bien faites pour plaire à l'octroi municipal. À midi, quand le soleil était beau, l'air calme et pur, une pipe courte et noire à la bouche, il aimait à s'enivrer des vapeurs du tabac, à s'environner des riantes images d'une ondulante fumée si profitable à la régie; et comme d'ailleurs, pour l'ordinaire de ses repas, il ne se servait que de viandes salées, il soutenait avec raison qu'il était le plus utile citoyen de la France, puisqu'il était un de ceux qui usaient le plus de vin, de tabac et de sel, les trois denrées les plus profitables à un gouvernement représentatif. Ce qui n'était pas trop mal raisonner.

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Aussi fut-il atterré quand on lui annonça que désormais il serait logé, nourri, chauffé, blanchi, sans avoir besoin de mendier.

Nous le vîmes passer pour se rendre au dépôt de mendicité; sa figure était sereine encore, son attitude était calme, il avait une noble tristesse; et comme, après tout, il s'agissait pour lui de la liberté, j'en eus pitié. Henriette détourna les yeux avec indifférence et elle reprit sa course; je la suivis, elle s'arrêta à la Morgue.

La Morgue est un petit bâtiment carré, placé comme en vedette vis-à-vis un hôpital; le toit forme un dôme revêtu d'herbes marines et d'une plante toujours verte qui est d'un charmant effet. On aperçoit la Morgue de très-loin; les flots qui roulent à ses pieds sont noirs et chargés d'immondices. On entre dans ce lieu librement, mort ou vif, à toute heure de la nuit et du jour; la porte basse en est toujours ouverte; les murs suintent; sur quatre ou cinq larges dalles noires, les seuls meubles de cette caverne, sont étendus autant de cadavres; quelquefois, dans les grandes chaleurs et à tous les mélodrames nouveaux, il y a deux cadavres par chaque dalle. On n'en comptait que trois ce jour-là: le premier était un vieux manœuvre, qui s'était écrasé la tête en tombant d'un troisième étage, au moment de finir sa journée et d'aller en recevoir le faible salaire. Il était évident que ce malheureux, après de longues années de travail, était devenu trop faible pour son rude métier; les commères de l'endroit, et cet endroit était pour elles un délicieux rendez-vous de divertissement et de bavardage, racontaient entre elles que de trois enfants qu'avait laissés et élevés le vieillard, aucun d'eux n'avait voulu reconnaître son père, pour éviter les frais de sépulture. À côté du pauvre maçon, un jeune enfant, écrasé par la voiture d'une comtesse de la rue du Helder, était étendu, à demi caché par un cuir noir et gluant qui voilait sa large blessure; vous auriez dit que l'enfant dormait, oubliant la leçon et la férule du maître d'école; au-dessus de sa tête étaient suspendus sa casquette, son carnet vert, sa blouse brodée, souillée de poussière et de sang, le léger panier qui renfermait son goûter. Sur la pierre du milieu, entre l'enfant et le vieillard, moisissait le corps d'un beau jeune homme déjà saisi par le violet de la mort. Henriette s'arrêta devant cette pierre funèbre, et, sans changer de couleur, se dit à elle-même à demi voix:—C'est bien lui!

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Et en effet, le malheureux insensé! le croiriez-vous? il s'était tué pour cette femme. Il avait été dans les mains de cette femme le premier jouet de sa beauté, et elle l'avait brisé comme fait l'enfant à qui chaque lendemain rend le jouet brisé la veille. Il y a toujours ainsi, dans la vie de chaque femme, un malheureux dont elle abuse sans pitié, sans miséricorde, sans reconnaissance, et bien souvent c'est celui-là même qui l'aurait le plus aimée. Ainsi avait fait ce malheureux suicide. Il avait rencontré cette femme, et il l'avait tout d'un coup trop aimée, comme on aime. Pour elle il avait oublié son gothique manoir, son vaste comté, son bel avenir à la Chambre des Pairs d'Angleterre, son nom, que l'Amérique ne prononce pas sans baisser la tête! C'est qu'il l'avait vue comme moi sur Charlot! Il l'avait vue dans sa beauté virginale, et sous ces formes si pures il avait cru trouver une âme! L'âme s'était enfuie, et lui, il était mort. Elle ne dit donc pas autre chose que ces mots:—C'est lui! et désormais, bien assurée d'être enfin délivrée de ce grand amour et de cet immense dévouement, elle parut respirer plus à l'aise!—Il ne sera plus là pour l'aimer, Dieu merci! Comme elle allait pour sortir de la Morgue, deux hommes encore jeunes se présentèrent sur le seuil de cette porte; celui-ci avait l'air empesé d'un valet de bonne maison: ce n'était rien moins qu'un savant précoce; on eût pris celui-là pour un grand seigneur: c'était le domestique du noyé.

Au premier coup d'œil il reconnut son maître: ils avaient eu, sinon la même mère, tout au moins la même nourrice, la même enfance, la même jeunesse; ils s'attendaient à mourir toi aujourd'hui et moi demain; ils étaient presque deux frères; si bien que lui, le valet, il n'aurait pas voulu être le maître, tant il aimait son frère! Il alla se placer aux pieds du mort, se plongeant lentement dans sa douleur muette, pendant que la foule hébétée, cette ignoble foule qui fut pendant un temps la nation française, avait l'air de ne rien comprendre à ce silencieux désespoir.

Ce jour-là c'était la fête patronymique du gardien de la Morgue; sa famille et ses amis s'étaient réunis autour de sa table; on lui chantait des couplets faits exprès pour lui; il était tout entier à la commune ivresse; seulement, de temps à autre il levait le rideau rouge de la salle à manger, comme pour voir si l'on ne venait pas voler ses morts.

Cependant, le premier de ces nouveaux venus s'approchant de l'Anglais:—Voulez-vous revoir votre maître debout? lui dit-il.—Mon maître! revoir mon maître! s'écriait le malheureux.—Oui, votre maître, lui-même, le geste à la main, le sourire à la lèvre, le regard dans les yeux, le voulez-vous? À ces mots, vous eussiez vu sur la figure de l'Anglais épouvanté, un air d'incrédulité inquiète et malheureuse qui l'eût fait prendre, lui aussi, pour un homme de l'autre monde.—Ce soir, reprit l'inconnu, apportez-moi ce cadavre à neuf heures, et je vous tiendrai parole.—Il prit en tremblant l'adresse qu'on lui présentait, et, comme vaincu par tant d'assurance et par cette promesse solennelle, il répondit:—J'irai. En même temps l'inconnu, Henriette et moi, comme si nous eussions agi de concert, nous sortîmes tous les trois de la Morgue.

À peine sorti, je m'avançai vers le faiseur de miracles; je ne pensais plus à Henriette; j'étais tout entier à ce cadavre qui devait revivre le soir même.—Monsieur, dis-je au jeune homme avec assurance, oserais-je vous prier de m'admettre ce soir à la résurrection que vous avez promise tout à l'heure?—Très-volontiers, Monsieur, répondit-il; et comme il pensait qu'Henriette était avec moi, il se retourna vers elle pour l'inviter à la fête de ce soir; mais Dieu sait comment cette aimable invitation fut formulée!—Pour moi, à la seule idée de ce que j'allais voir, les cheveux me dressaient sur la tête.—Courage donc! m'écriai-je; allons, maintenant tu vas jouer avec les cadavres!—Voilà un grand pas de fait dans l'horreur!

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V.

LA SOIRÉE MÉDICALE

J'appelai à mon aide tout mon courage; le soir était venu, le soleil se retirait du ciel brusquement et d'une façon menaçante; j'avais froid, j'avais peur, j'avais honte; l'approche d'un crime ne m'eût pas troublé davantage. Je me suis fait une théorie en matière criminelle qui pourrait fournir le sujet d'un gros livre. J'imagine que si tous les hommes pouvaient habiter de vastes appartements, ils seraient bien moins accessibles au crime, bien plus sujets aux remords. Nous avons tout rétréci de nos jours. Un homme s'enterre dans un espace de six pieds de long sur six pieds de large qu'il appelle sa maison; il amoindrit cet espace, déjà si étroit, par des tableaux, par des livres poudreux, par des statues d'après l'antique; il s'étouffe sous le luxe et sous le produit des arts, pour trouver à chaque mouvement de tête une distraction nouvelle; ainsi assiégé, le moyen d'avoir une pensée de vertu ou de terreur? Parlez-moi d'un vaste salon où le jour entre à peine, tapissé de panneaux d'un chêne noir! Là tout devient solennel; là un écho religieux répète le moindre battement du cœur; là vous sentez tout votre isolement, toute votre faiblesse, la faiblesse d'un être qui ne suffit pas à remplir la demeure qu'il occupe; là le silence même a son langage et sa leçon. Je comprenais toutes ces misères; mais, partisan dévoué du terrible, comment refuser cette initiation dernière? Savoir le grec et ne pas lire l'Iliade? c'était impossible! Neuf heures sonnaient, je partis donc.

Mon cheval allait au galop et le chemin me paraissait bien long; arrivé à la porte, je trouvai que j'étais arrivé trop vite. La maison avait bonne apparence; je montai. Dans un salon bien éclairé se tenaient des jeunes gens de bonne humeur; le maître du logis me fit assez bon accueil; mais, ô ciel! cette femme à demi couchée sur une chaise longue, c'est Henriette? elle ici! Ne dirait-on pas qu'elle est souveraine maîtresse dans ce lieu depuis huit jours?

La conversation était fort animée et fort gaie, on parlait de tout et très bien; vous auriez dit une de nos fêtes de chaque soir, et que l'on n'attendait plus que madame Damoreau ou le petit Litz, quand soudain dans l'escalier nous entendîmes des pas sourds, un grand bruit à la porte de l'appartement, les deux battants du salon qui s'ouvrirent: c'était le jeune homme de la Morgue. Il portait le corps de son maître sur ses épaules; comme il ne trouva rien de préparé pour recevoir le cadavre, il fronça le sourcil, et sur le canapé où était couchée mademoiselle Henriette il plaça son triste fardeau; ainsi la tête du noyé était sur le même coussin, à côté de la tête de la même fille pour qui et par qui ce malheureux était mort!

Cependant on préparait une table; cette table était chargée de journaux, de gravures, de musique nouvelle; il fallut du temps pour la débarrasser de cet encombrement. L'Anglais s'était retourné vers le sofa et tenait toujours cette fille ingrate sous son regard.

Quand tout fut préparé, on plaça le cadavre du noyé sur la table, on rapprocha du tronc le membre qui lui manquait, et l'art se mit à opérer.


Le cadavre s'agita, les deux mâchoires s'entre-choquèrent, la cuisse brisée retomba lourdement sur le parquet; à ce choc mou et flasque, le piano rendit un son plaintif, et tout fut dit!

Magnétisme Magnétisme

Le jeune Anglais était hors de lui. D'abord, en retrouvant cette frêle et horrible apparence de la vie, il avait poussé un cri de joie; mais, hélas! ce dernier bond de la pourriture humaine avait à peine duré une seconde.—Il se précipita sur le cadavre insulté; il prit sa main, cette main était froide; il se frotta les yeux comme s'il était tourmenté par un mauvais songe, et il voulut fuir. Je le suivais, je le soutenais. Déjà nous étions à la porte du salon, lorsque se retournant avec un regard menaçant:—Monsieur, dit-il au maître du logis, je reviendrai demain à huit heures; mais, jusqu'à mon retour, éloignez cette femme du cadavre, par pitié et par respect!

Et je l'entraînai hors de ce lieu funeste.

Nous pensâmes renverser, sur l'escalier, un valet de la maison qui portait une jatte de punch enflammé.

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VI.

LA QUÊTEUSE.

Je me représentai à moi-même que vraiment je faisais dans l'horreur des progrès trop rapides.

Non, certes, ce n'était pas ainsi que procédaient les anciens maîtres en fait de douleur; l'Œdipe sur le mont Cithéron, l'Hécube, l'Andromaque, la Didon, la mort d'Hector, et le vieux Priam aux genoux d'Achille, auraient dû me suffire; et d'ailleurs la douleur morale n'était-elle pas autrement puissante en émotions vives et fortes que la douleur physique? Enfin, jusqu'au jour où l'opération de la pierre obtiendrait l'honneur du drame ou du poëme épique, je résolus d'être un peu plus un homme comme tout le monde.

Mais, hélas! malgré tous mes efforts, je revenais bientôt à mon étude favorite: le vrai dans l'horrible, l'horrible dans le vrai. Justement nous étions dans une société trop égoïste pour que les malheurs d'autrui nous pussent toucher; la pitié pour les maux imaginaires nous paraissait un abus révoltant; se contenter aujourd'hui des passions de l'ancien univers poétique, c'était se rayer du nombre des vivants dans un monde qui, las de demander ses émotions aux héros de l'histoire, n'a rien trouvé de mieux, pour se distraire, que des forçats et des bourreaux. J'en revenais toujours à mon premier calcul.

—Il est vrai que, grâce à ces âcres douleurs, je ne pleurerai pas, me disais-je en gémissant. Insensé, orgueilleux que j'étais! ne pas pleurer! le beau triomphe! jouer au stoïcisme et retenir dans le fond de mon cœur les gouttes d'eau qui le brisent! Renoncer, si jeune, à la douce volupté des larmes, et encore me vanter de ce progrès-là comme d'une action de vertu! Voilà pourtant à quel charlatanisme misérable le nouvel art poétique m'avait poussé! J'étais comme un homme mourant de soif qui tient à la main une bouteille pleine d'une eau salutaire; mais cette bouteille, trop violemment portée à ses lèvres avides, ne donne pas une goutte d'eau, elle est trop pleine.

D'ailleurs, et à tout prix et même au prix de ma damnation sur la terre, je voulais savoir ce que deviendrait l'héroïne de mon histoire; je voulais trouver un sens à cette triste énigme, comme si j'eusse été sûr que cette énigme eût un sens.

Pauvre femme, elle avait eu le sort des femmes perdues, tantôt haut, tantôt bas; aujourd'hui dans la soie, demain dans la boue; passant de la misère à l'opulence, de l'opulence à la misère, jusqu'à ce que la beauté s'en aille; alors il faut tomber dans une misère sans fond. Comme elle faisait chaque jour de nouveaux progrès dans l'exploitation de ses attraits et de sa jeunesse, elle était devenue une façon de grande dame, c'est-à-dire qu'elle était presque une femme honorable; car, dans le vice, il y a telle position presque aussi honorée que la vertu; à une certaine hauteur, le vice n'est plus un objet de mépris, c'est tout au plus un sujet de scandale; le mépris reste; au contraire, peu à peu le scandale s'efface. Henriette, ainsi posée dans une sphère élevée, protégée par un amant d'un grand nom, qui lui-même était protégé et défendu par son amour, s'était faite dame de charité, pour être autre chose encore que la maîtresse d'un gentilhomme de la chambre du roi. Elle avait mêlé un grain d'encens à l'ambre de sa toilette, sa profane beauté s'était agenouillée sur un prie-dieu, et elle n'en avait paru que plus élégante. En ce temps-là, la beauté, même profane, tout comme la noblesse, tout comme la fortune, était un titre à être bien reçu dans la maison du Seigneur. Henriette eut bientôt ses grandes et ses petites entrées et son banc officiel dans l'église. Le suisse agitait devant elle les plumes de son chapeau et le fer sonore de sa hallebarde. Elle demandait l'aumône d'une main si petite, d'une voix si douce! Je la vois encore à toutes les belles fêtes, tenant dans sa main blanche, ornée de diamants, un sac de velours violet, appelant par un sourire la vaniteuse charité des hommes, par un salut, la mesquine charité des femmes. Un jour elle entra chez moi pour quêter à domicile; j'étais seul!

La quêteuse La quêteuse

Il était deux heures de l'après-midi; un ardent soleil d'été dévorait toute ma rue; mes volets étaient fermés, j'avais sur ma table un charmant bouquet de roses, l'appartement était frais et brillant, éclairé seulement par un indiscret rayon du soleil, qui, vainqueur de tous les obstacles, bleu et blanc comme les rideaux, allait justement prendre ses ébats sur une délicieuse tête de madone qu'on dirait échappée au pinceau de Raphaël. Elle entra donc chez moi, cette jeune beauté devenue si brillante; elle était seule, elle était parée; elle agita l'air embaumé de mon salon, et sur sa tête émue, je retrouvai comme un reflet printanier du vif incarnat que je lui avais vu le premier jour. Je fus poli, je fus empressé et même tendre. Elle qui n'avait pas fait attention à moi, homme de la foule, elle venait aujourd'hui chez moi, à une heure aussi indue que si c'eût été le soir; elle était assise là, enfin; me regardant enfin, m'adressant la parole, enfin; là pour moi, pour implorer mon aumône! J'oubliais un instant toute sa vie présente pour ne plus me souvenir que de l'enfant et des premiers jours de Charlot.

—Vous venez donc enfin me voir, ma jeune Henriette, lui dis-je en la faisant asseoir, comme un homme qui parle à une vieille connaissance, ou encore comme un homme qui sait à qui il parle et qui débute sans façon.

—Henriette! ma chère Henriette! reprit-elle presque indignée; mais, Monsieur, vous savez donc mon nom de baptême?

—Et Charlot, Henriette? Savez-vous ce qu'il est devenu, Charlot?

—Charlot! Elle me regardait avec une attention trop calme pour être jouée, soit qu'elle cherchât à s'expliquer si elle me connaissait, soit qu'en effet, l'ingrate et oublieuse fille, elle ne se souvînt pas de Charlot. Cet oubli si complet me fendit le cœur.

—Oui, ce pauvre Charlot, repris-je plus ému, le pimpant Charlot, que vous aimiez tant, que vous embrassiez avec transport; Charlot, cet éveillé Charlot, sur lequel vous galopiez de si bon cœur dans la plaine de Vanves, Charlot le fantasque, qui vous a fait perdre un jour votre chapeau de paille; le laborieux Charlot qui portait le fumier de monsieur votre père; l'infortuné Charlot que j'ai vu!.. Hélas! si vous saviez, Henriette, où je l'ai retrouvé, Charlot!

Elle tira de son mouchoir brodé un petit souvenir en maroquin, garni en or, et sans me répondre:—Je quête pour l'œuvre des enfants trouvés; combien Monsieur me donne-t-il?

—Rien, Madame.

—Je vous en prie, donnez-leur pour l'amour de moi; à la dernière quête j'ai eu trois cents francs de plus que Madame de***, je serais désolée d'être vaincue par elle aujourd'hui.

—Savez-vous ce que c'est qu'un enfant trouvé? m'écriai-je violemment.

—Pas encore, me répondit-elle.

—Allez l'apprendre, Madame; et alors, en passant par le chemin de l'hôpital, pauvre, fanée, malade, vieillie, couverte de honte et de boue, revenez ici, appelez mon valet, parlez-lui de Charlot, et par amour pour Charlot, je ferai l'aumône à votre enfant.

Elle se leva, non sans remettre dans le plus bel ordre les plis de sa robe de soie; elle sortit lentement de ma chambre, regardant sa bourse avec regret, jetant un coup d'œil satisfait sur la glace du salon, puis un autre regard sur moi-même; elle aurait bien voulu charger son regard de mépris, elle n'y trouva même pas de la colère; la colère est la dernière des vertus qui veulent du cœur.

Quand elle fut sortie, j'eus du regret de l'avoir ainsi reçue pour la première fois. Un si dur refus à sa première demande! Pouvoir toucher sa main en y déposant une pièce d'or, et repousser si brutalement cette main suppliante! Mais non, j'ai bien fait d'être cruel; cette femme, toute belle qu'elle est, ne vaut pas une aumône. Il y avait trop de coquetterie dans sa prière, trop de vanité dans sa charité; et d'ailleurs pas un mot de Charlot! pas un souvenir pour Charlot, mon ami Charlot, le naïf Pégase de mes vingt ans poétiques! Froide et vaine, et pourtant si jeune, et pourtant si jolie!—Je saurai ce que tu deviendras, me dis-je en moi-même, je m'attacherai à tes pas comme ton ombre, je te suivrai dans ta vie, qui doit être courte. Malheureuse fille, déjà, assez méprisée pour être devenue riche tout d'un coup! Mais cette fortune ne peut pas durer longtemps: le caprice d'un homme t'a enrichie, un autre caprice doit te replonger dans le néant! Et je repassais en moi-même l'histoire de la plupart des pauvres filles que le sort a fait naître dans une basse condition, pour servir de jouet à quelques riches qui s'en arrangent et qui s'en défont comme d'un beau cheval.

La plus malheureuse créature parmi les créatures faites ou non à l'image de Dieu, c'est la femme. Son enfance est languissante et remplie de travaux puérils; sa première jeunesse est une promesse ou une menace; sa vingtième année est un mensonge; après avoir été trompée par un fat, elle ruine un imbécile; son âge mûr, c'est la honte; sa vieillesse est un enfer. Elle passe de main en main, laissant à chaque maître nouveau quelqu'une de ses dépouilles: son innocence, sa pudeur, sa jeunesse, sa beauté, et enfin sa dernière dent. Trop heureuse, la misérable, quand elle trouve, à la fin de toutes ces misères, à s'abriter derrière une borne, sur le grabat d'un hôpital, ou dans quelque coulisse de mélodrame. J'en ai vu de ces femmes, qui, pour vivre, se faisaient casser des pierres sur le ventre, et qui avaient été charmantes; d'autres épousaient des espions. J'en sais une qui a consenti a devenir la femme légitime d'un censeur, d'un vil et infâme censeur, dont l'index et le pouce étaient encore tout rougis du ciseau! Était-ce, je vous prie, la peine d'être belle? Pourtant c'est un don si rare, la beauté! Il y a dans ce seul mot tant de bonheur et d'amour, tant d'obéissance et de respect!... Mais cependant malheur! malheur à cette divine enveloppe mortelle qui ne recouvre pas—une âme—et un cœur!

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VII.

LA VERTU.

J'étais devenu plus morose que jamais; inquiet pour moi-même, je ne savais pas si, en effet, malgré tout mon mépris, je n'étais pas amoureux de cette femme. Pour me distraire et pour oublier quelque peu mes inquiétudes, je laissai de côté mes spéculations poétiques, sauf à y revenir plus tard quand je serais plus tranquille, et pour un instant je m'enfonçai dans les ténèbres décevantes de la métaphysique. J'en fis à mon ordinaire une science isolée de toutes les autres sciences, une abstraction réalisée, un jargon cadencé et sonore, mais sans résultat et sans intelligence pour personne. Je cherchai la cause des vertus et des vices; je réfléchis beaucoup sur le bonheur et sur le plaisir; un échappé de Charenton n'eût pas mieux fait.—Où est le bonheur? me disais-je, et je me retournai vers les passants; chacun courait après quelque chose qu'il appelait le bonheur, personne n'allait dans le même sens; tous tendaient au même but:—Restons en place, me dis-je à moi-même, et voyons où j'arriverai.

J'étais assis sous un arbre, véritable parasol de grande route, brûlé et poudreux, quand, au milieu de ma rêverie, je fus accosté par un voyageur qu'à sa prière monotone, plus encore qu'à sa besace et à son bâton noueux, je reconnus pour un voyageur vagabond, espèce de chevalier errant, soumis et flatteur depuis le matin jusqu'à la nuit tombante. Comme il faisait grand jour, il m'aborda poliment, en me priant de lui prêter un peu de mon ombre, après quoi, et sans attendre une réponse, il s'assit à mes côtés, et, tirant de son bissac du pain et une gourde remplie de vin, il se mit à la vider lentement; il poussait de temps à autre un profond soupir, comme pour n'en pas perdre l'habitude. J'imaginai que, pour ma recherche présente, cet homme me serait d'un précieux secours.—Frère, lui dis-je avec un air d'intérêt, savez-vous ce que c'est que le bonheur?

Il me regarda avec de grands yeux, avala une bouchée avant de me répondre:—Le bonheur? me dit-il enfin; de quel bonheur parlez-vous?

Je ne m'attendais pas à la question; elle m'embarrassa, et pour me dispenser d'y répondre, j'y répondis par une autre question:—Vous comptez donc plusieurs sortes de bonheurs?

—Sans aucun doute. Depuis que je suis du monde j'ai eu mille sortes de bonheurs: enfant, j'ai eu le bonheur d'avoir une mère, pendant qu'il y en a tant qui n'ont ni père ni mère; jeune homme, j'ai eu le bonheur, à Bristol, de n'avoir qu'une oreille coupée, quand je méritais d'en perdre deux; homme fait, j'ai eu le bonheur de voyager aux frais du public, et de m'instruire des mœurs et des usages de tous les peuples; vous voyez que voici bien des bonheurs.

—Mais, mon brave, tous ces bonheurs ne sont que des fractions du bonheur, des espèces diverses d'une seule famille; comment comprenez-vous le bonheur en général?

—Comme il n'y a pas de vagabond en général, je ne puis vous répondre. Seulement, dans le cours de ma vie, j'ai observé que, pour un homme bien portant, le bonheur c'était un verre de vin et un morceau de lard; que, pour un homme malade, c'était d'être couché tout seul dans un bon lit à l'hôpital.

—Avec cette vie de privation et d'isolement, vous avez dû être tourmenté par bien des passions diverses?

—J'en ai eu de terribles, me dit-il tout bas en s'approchant de moi; j'ai d'abord aimé à la fureur les arbres à fruits et les vignes de l'automne; j'ai adoré les bouchons et les tavernes; j'ai fait mille folies pour un peu d'argent; je me souviens d'avoir passé quatre longues nuits d'hiver à attendre un misérable habit de velours à boutons de métal; j'ai pensé aller au bagne pour un innocent mulet dont j'avais escaladé l'écurie. À présent, toutes ces passions sont bien loin de moi, ajouta-t-il en me volant mon mouchoir dans ma poche, pendant que je l'écoutais avec admiration.

—Je ne vous demande pas si vous avez eu des chagrins dans votre vie, repris-je d'un ton lamentable et pénétré.

—Il n'est pas de chagrin qui ne cède à un jeu de cartes, reprit-il avec un sourire, et prêt à me proposer de jouer avec lui.

—Avez-vous eu des amis, brave et digne homme?

—J'avais un ami à dix-neuf ans, je lui ai brisé le crâne pour une servante de cabaret; j'avais un ami à Bristol, je l'ai fait pendre pour sauver ma seconde oreille; hier encore j'avais un ami, je lui ai gagné sa besace, son pain et son passe-port; toute ma vie j'ai eu des amis et j'en aurai toujours, ajouta-t-il.

—Puisque vous avez beaucoup voyagé, qu'avez-vous vu de plus étonnant dans vos voyages?

—À Bristol, j'ai vu une corde de potence se casser sous le poids du patient; en Espagne, j'ai vu un inquisiteur refuser de brûler un juif; à Paris, j'ai vu un espion de police s'endormir à la porte d'un conspirateur; à Rome, j'ai acheté un pain qui pesait une once de trop. Voilà tout.

—Vous qui savez si bien ce que c'est que le bonheur, sauriez-vous par hasard ce que c'est que la vertu?

—Je n'en sais rien, reprit-il.

—J'en suis fâché, répondis-je; j'aurais beaucoup tenu à votre définition; et je repris mon air soucieux.

L'instant d'après j'aperçus mon mendiant debout devant moi; il tenait son bâton d'une main; de l'autre main il fit un geste solennel:

—Maître! reprit-il, pourquoi donc vous désespérer? Si nous ne savons ni vous ni moi ce que c'est que la vertu, il y a peut-être des gens qui le savent pour nous; je les interrogerai, si vous le désirez, et si vous croyez que monsieur le préfet de police le permette.

—Interroge! lui dis-je, et sois tranquille: demander à un homme ce que c'est que la vertu, ce n'est pas lui demander sa bourse; il n'y a que cette dernière question qui soit indiscrète.

Le vagabond s'avança au milieu du grand chemin avec la hardiesse d'un coquin qui se sent soutenu par un honnête homme; le jarret tendu, la tête haute, l'œil fixe, et sa large bouche assez entr'ouverte pour montrer un énorme râtelier de trente-deux dents tout au moins.

Sur ces entrefaites, deux hommes passèrent; l'un était un usurier, et l'autre sa victime:—Qu'est-ce que la vertu? leur cria le vagabond avec une voix de tonnerre.

—C'est de l'argent à vingt-cinq pour cent, répondit le premier.—C'est un voyage à Bruxelles, répondit le second; et ils continuèrent leur chemin.

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Le mendiant se retourna vers moi pour savoir s'il devait continuer; je lui fis un signe affirmatif; au même instant survenait un autre voyageur.

C'était un vieil habitant du bagne, qui avait fait son temps et qui avait encore trente-six francs cinquante centimes à être libre et vertueux; du reste, fringant et rieur, un homme éprouvé. Le mendiant l'aborda avec une tendresse toute particulière:—Bon voyage, camarade! mais, avant de passer outre, savez-vous ce que c'est que la vertu?

—La vertu, mon enfant, c'est une cour d'assises, un jugement, dix ans de bagne, un bâton d'argousin et deux lettres sur l'épaule, qu'il ne faut pas renouveler: voilà ce que c'est que la vertu.

—Bien parlé, dit le questionneur; si tu veux te faire voyageur comme moi, nous ferons commerce ensemble: tu entends trop bien la vertu pour que je me sépare d'un compagnon tel que toi; et ils partaient en effet tous les deux, quand un gendarme, accourant de toute la vitesse de son cheval, leur cria: Halte là!—Qu'est-ce que la vertu? crièrent-ils au cavalier.

—La vertu, reprit l'autre, ce sont de bonnes menottes, une bonne camisole de force, un bon cachot à triple serrure; et il les chassa devant lui.

Voilà comment, pour une définition que je cherchais, j'en eus plusieurs.

Ce qui fit que je restai aussi peu avancé que Caton d'Utique en personne qui, lui aussi, a donné sa petite définition de la vertu.

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VIII.

TRAITÉ DE LA LAIDEUR MORALE.

Cependant, je venais d'apprendre que la lèpre du cœur égalait toute autre lèpre en laideur, et qu'aussi bien, puisqu'il nous fallait de l'horreur à toute force, c'eût peut-être été chose sage de ne pas s'arrêter aux infirmités physiques. Entre ces deux laideurs, la laideur du corps et la laideur de l'âme, se trouvait nécessairement la solution du problème que je m'étais proposé, à savoir, la science du laid et du difforme. Malheureux que j'étais! cette science me coûtait cher: elle me coûtait ma gaieté, mon repos, mon bonheur; d'une question presque littéraire, elle avait fait d'abord une question d'amour, puis enfin elle faisait une question de cour d'assises. J'étais trop avancé pour reculer; j'étais comme un homme qui a commencé une collection d'insectes; pour la compléter, il se voit forcé d'adopter les plus hideux.

D'ailleurs, cette étude triste et cruelle devait, selon moi, me conduire plus sûrement a la connaissance des hommes, que tous les livres des moralistes. On a fait beaucoup de traités sur le beau, sur le sublime, sur la nature morale, et ces traités ne prouvent rien; on s'est arrêté à d'insignifiantes apparences, quand on aurait dû creuser jusqu'au tuf. Que me font vos mœurs de salon dans une société qui ne vivrait pas un jour si elle perdait ses mouchards, ses geôliers, ses bourreaux, ses maisons de loterie et de débauche, ses cabarets et ses spectacles? Ces agents principaux de l'action sociale, il entrait dans mon plan de les connaître, d'autant plus que je devais ainsi échapper, au moins pour un instant, à ces tortures du monde extérieur dont j'avais fait mon étude jusqu'alors.

Je me mis donc à étudier même les espions, ces tristes héros qui devaient tenir leur place dans mon histoire; j'en ai vu de toutes les espèces, dans les salons, sur les places publiques, aux carrefours; et je n'ai jamais été plus surpris que de voir ces gens-là être pères de famille, sourire à leurs femmes, caresser leurs enfants, avoir des amis qui venaient dîner chez eux: un bon bourgeois n'eût pas mieux fait.

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Un jour, au petit cabaret de la rue Sainte-Anne, je vis entrer un homme en guenilles, affreux à voir; sa barbe était longue, ses cheveux étaient en désordre, toute sa personne était souillée. D'où venait-il? de quel repaire? de quelle caverne? Combien de voleurs avait-il dénoncés le matin même?—L'instant d'après, je vis ce même homme sortir décemment vêtu, la poitrine chargée des croix de deux ordres d'honneur; Monsieur le Comte allait dîner chez un magistrat.

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Cette transformation si subite me fit peur; je pensai en tremblant que c'était peut-être ainsi que les deux extrémités se touchaient.

Un autre soir, à la fin de la nuit, au commencement du jour, rentrait chez lui un employé subalterne des jeux publics; il avait pendant dix longues heures contemplé d'un œil sec la ruine et le désespoir de plusieurs familles, et cependant le voilà qui jette son manteau à un pauvre transi de froid.

Ce juste milieu entre le vice et la vertu, entre cette cruelle indifférence et cette subite pitié, m'épouvanta plus encore que le changement à vue de la rue Sainte-Anne.

J'ai vu une femme dans le comptoir d'une loterie; cette femme était belle et jolie, elle était assise à côté d'un beau jeune homme, et elle écoutait tranquillement ses propos d'amour, pendant que d'un air indifférent elle vendait à de pauvres ouvriers un papier infâme qui devait porter leur misère à son comble.

Cet amour, en présence d'une roue de fortune, me fit soulever le cœur.

J'ai vu un censeur se mettre à son échafaud, retranchant sans pitié une pensée, comme s'il ne s'agissait que d'une tête humaine; un homme ivre et ignoble, qui s'escrimait contre une opinion comme un bon soldat se battrait contre son ennemi.

Dans toutes ces ordures sociales, je n'ai rien vu de plus hideux qu'un censeur.

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IX.

L'INVENTAIRE

Rentré chez moi, j'étais obsédé par ces funestes images; le monde physique, vu de près, m'avait rendu malheureux; le monde moral, étudié à la loupe, m'avait rendu misérable; à force de poésie, j'en étais venu à détester les hommes; à force de réalité, je me figurais que je devais détester la vie; j'étais tombé de bien haut, moi qui jadis étais poursuivi de tant de bonheur, moi qui, à chaque pas, à chaque battement de mon cœur, rendais grâces à ce Dieu qui a créé la jeunesse! Ma vie était flétrie; mon univers, à moi, était changé; je m'étais engagé, sans le savoir, dans un drame inextricable; il fallait en sortir à tout prix, et je ne savais plus où trouver mon dénouement. Alors une vague idée de suicide passa jusqu'à mon cœur. Cette triste poétique de tombeaux et de cadavres a cela d'affreux, qu'elle vous habitue bien vite, même à votre propre cadavre. À force de jouer avec toutes les idées sérieuses, il n'y a plus d'extravagances impossibles. Me tuer, moi si heureux, si libre, si aimé, la tête si remplie, le cœur si plein, du vivant de mon noble père, ma tante si vieille, ma mère si jeune encore! Me tuer sans raison, sans motifs, parce qu'il a plu à quelques fous de changer la langue, les mœurs et les chefs-d'œuvre de mon pays! Eh! voilà justement pourquoi une pareille mort me paraissait belle et poétique! Je pensai donc avant tout à mettre en ordre, non pas mes affaires, je n'avais pas d'affaires, mais mes papiers, et j'en avais un grand nombre. Déjà j'avais ouvert machinalement le lourd secrétaire d'ébène incrusté d'une nacre jaunissante, meuble précieux de ma vie domestique. Tout un poëme est répandu dans ces divers tiroirs! J'en fis la mélancolique revue: cette revue était amusante comme un souvenir qui est encore un souvenir d'hier, et qui peut redevenir, si vous le voulez, une espérance!

D'abord, vous apercevez, au milieu du secrétaire, une masse assez considérable de papiers déjà jaunis: ce sont des vers de jeune homme, des plans de drames, des livres commencés, un avortement complet, un édifice qui n'a été élevé qu'à moitié, et qui tombe déjà en ruine. Pas une de ces pensées qui m'agitaient n'avait été mise en lumière, pas un de ces rêves n'avait trouvé d'échos au dehors, aucune mémoire ne s'en était occupée. Dans les arts de l'imagination, penser n'est pas le plus difficile; le plus difficile, c'est de produire cette pensée, c'est de la jeter au dehors assez complète pour qu'elle frappe, assez parée pour qu'elle séduise. Jeune et fort comme je l'étais, j'avais manqué de courage; comme une soubrette malhabile ou paresseuse, j'avais laissé ma déesse à demi nue, non pas dans cette nudité décente et gracieuse qui est le comble de l'art, mais dans cette nudité maladroite qui offense: un bas mal tiré et retenu par une jarretière usée, un corset dont on voit tout le travail, un jupon disgracieux, tout le dessous d'une parure mal composée: voilà ce qui occupe mon premier tiroir.

Le second tiroir est presque vide; il contient mes papiers de famille, quelques titres de propriété, quelques rentes sur l'État, achetées après tant de sueurs paternelles! mon testament, qui n'a que deux lignes; en un mot, toute mon indépendance, ma douce et précieuse indépendance dans ces chiffons de papier! Brûlez ce tiroir, et demain je redeviens foule, demain je ne suis plus qu'un mercenaire, un marchand de saillies à défaut de mieux, un oiseau sur la branche, qui, dès le premier jour du printemps, prévoit déjà en tremblant le sombre hiver. Pourtant ce tiroir, si précieux à mon existence, est le seul qui ne soit pas fermé; en revanche, le tiroir d'à côté est défendu par deux serrures: dans le tiroir ouvert il ne s'agit que de ma fortune, il s'agit de mon cœur dans le tiroir fermé.

Je ne suis pas de ceux qui rient d'un amour perdu. J'ai éprouvé qu'un amour ne se remplace pas par un autre amour. Le second fait tort au troisième, le troisième au quatrième; ils s'affaiblissent l'un l'autre comme un écho, comme le cercle fragile qui ride l'onde agitée par la pierre d'un enfant. Surtout il est une femme que l'on ne remplace jamais: c'est la seconde femme que l'on aime.

Toutes ces douces reliques sont précieusement rangées dans le coffre-fort de mes souvenirs, par ordre de date et d'amour. Ce sont des lettres d'une grosse écriture, ou bien si finement écrites, que, l'amour passé, on ne saurait les lire qu'à la loupe; ce sont des cheveux bruns ou noirs, encore chargés d'un léger reste de parfums; ce sont des bagues d'or ou d'argent qui portent avec elles une heure et un jour, une date incomplète; mais le moyen de croire jamais que nous oublierons même l'année de ces éternelles amours! Ce sont des portraits effacés, des bracelets brisés, des fleurs desséchées, toutes sortes de frivolités, d'oublis, de mensonges, de serments, de bonheurs, de promesses, toutes sortes de néants!

Eh bien! telle est la toute-puissance des souvenirs du cœur, que tous les bonheurs, toutes les joies, tous les transports, toutes les fortunes, toutes les terreurs, toutes les larmes, toutes les nuits agitées, tous les reproches, tous les désespoirs, renfermés et contenus dans ce tiroir, tous ces parfums évanouis, toutes ces ivresses évaporées, si je veux, je vais les ranimer en même temps et leur dire: Levez-vous, et m'entourez! comme fit le Christ pour cet homme qui était mort. Oui, vous êtes encore mes jeunes et éclatantes passions, portraits, cheveux, lettres, rubans, fleurs fanées! Je sais vos noms, je sais vos couleurs, je reconnais vos voix et vos murmures. Vous êtes les fantômes souriants de mes passions d'autrefois! Il ferait nuit, qu'à leur forme, à leur odeur, à un je ne sais quoi que je devine, je les reconnaîtrais les uns et les autres, dans tout ce pêle-mêle d'amours. Voici la première violette qu'Anna m'avait cueillie sur les bords de notre fleuve bien-aimé; voici le ruban que me donna Juliette le jour de son mariage, pauvre femme! Hortense m'abandonna ce mouchoir brodé la première fois que je lui pris la main. Ces longs cheveux noirs étaient espagnols, ils ornaient une tête impérieuse et fière; encore enfant, malgré les plus tendres paroles, je n'osais pas fixer mes yeux sur ces yeux noirs et brûlants; cet amour me fit peur, je le brisai, commençant violemment l'éducation de mon cœur.

L'inventaire L'inventaire

Vous voyez ces douces épîtres, écrites sur un papier grossier, de longues barres difformes, un langage à part, intelligible seulement pour celui qu'on aime! De la grande dame je m'étais élevé à la grisette, une fille douce et jeune qui tenait tout de moi, que j'aimais à la folie, qui venait le matin, se jetait en souriant sur mon tapis; et là, des heures entières, moitié dormant, moitié éveillée, tantôt me regardant travailler avec un calme et long sourire, tantôt s'impatientant légèrement, elle attendait le moment heureux où, fière d'être à mon bras, charmée de sa jeune beauté, elle se laissait conduire à nos fêtes, à nos spectacles, partout où, pour être bien reçue, il suffit d'être jeune et jolie.

Il y a aussi, dans mon trésor, un bracelet du plus fin travail; je le garde avec soin; il me fut livré dans un moment de folle ivresse, quand la main se fait petite pour mieux étreindre, quand l'or glisse sur le bras comme sur l'ivoire, quand une femme oublie toutes choses, même ses dentelles et ses perles. Elle me donna ainsi tout d'un coup son bracelet et son amour; mais son amour où est-il? De tout l'or qu'elle a usé, la pauvre fille, voilà peut-être tout ce qui reste! Au moins, plaise au ciel, quand elle aura trente ans, de lui accorder une bonne place à Bicêtre ou aux Filles-Repenties, puisqu'elle doit y venir tôt ou tard!

Mais vous dirai-je toutes mes richesses? Voici l'anneau de la fiancée de Gustave; elle m'avait juré de lui être infidèle, et elle a tenu sa parole, l'honnête fille! À peine eut-elle à son doigt cette alliance bénie par le prêtre, qu'elle la changea avec moi contre une bague mystérieuse qui portait notre chiffre; voici un bout de la jarretière rose que me tendit sa jambe complaisante sous la table du banquet. Portez à votre lèvre le petit gant de la belle Anna, elle me le jeta au visage dans un moment de triste humeur, parce que j'avais dansé avec Julie; ne touchez pas à ce poignard dont le manche est ciselé avec tant de caprices, ce poignard défendait Louise que ne pouvait pas défendre sa vertu. Jenny, quand elle quitta la France pour l'Angleterre, où l'attendait un vieux mari, me laissa la fragile porcelaine où elle renfermait la blancheur et l'éclat de son teint: «Gardez cela, me dit-elle, je n'ai plus personne à tromper!» Suzanne m'envoya sa ceinture le jour où elle sentit qu'elle était mère.—Telle était pourtant cette taille de guêpe! Pour cette rose, tombée des blonds cheveux d'Augustine, deux jeunes gens de vingt ans se sont battus, et j'étais le témoin d'Ernest; la rose est encore rougie de son sang, le pauvre enfant! J'avais dit de Lucy la folle qu'elle avait le pied grand, le lendemain elle m'envoya cette pantoufle noire dans laquelle le pied de Cendrillon eût été mal à l'aise; même je n'ai jamais pu avoir l'autre pantoufle! O bonjour, bonjour à toi, mon honnête petit voile vert tout fané! tu as bien recouvert le plus frais, le plus joli, le plus animé, le plus joyeux petit visage qui ait jamais souri à la jeunesse. Voici cette histoire: Madame de C.... me dit un jour (elle était malade): Allez de ma part tout au haut du faubourg Saint-Honoré, pour prendre ma fille dans son pensionnat; je veux la voir; vous lui direz que si elle est sage elle ne quittera plus sa mère! Moi, j'allai chercher l'enfant. Toute la bande des jeunes pensionnaires était lâchée dans le jardin.—Il fallait les voir!—il fallait les entendre! C'étaient des petits cris d'oiseaux joyeux qu'on vient de mettre en liberté. Dans ce pêle-mêle de frais visages, je reconnus à sa fraîcheur la petite Pauline, déjà pensive. Je l'emmenai triomphante et sans qu'elle prît le temps de dire adieu à ses jeunes compagnes. Arrivés à la porte de sa mère:—Que me donnerez-vous, lui dis-je, si je vous dis une bonne nouvelle? Salut à vous, mademoiselle Pauline; vous resterez chez votre mère si vous êtes sage; la pension n'est plus faite pour vous! Alors Pauline, détachant son petit voile vert:—Tiens, me dit-elle, je te le donne pour la bonne nouvelle, et du même pas elle courut embrasser sa mère.

Mon joli petit voile! mon chaste gage! tu es d'une gaze grossière, le soleil du midi a enlevé ta couleur, tu n'as pas d'autre odeur que cette odeur indicible que laisse après elle une belle et honnête enfance de quinze ans; eh bien! mon voile ingénu, mon voile qui n'avais rien à voiler, tu es le plus précieux de mes trésors, tu es la partie honnête et sainte de cette touchante histoire; tes quinze ans, ton innocence, ton amour filial, ta douce ignorance de toutes choses, ont surnagé au-dessus de tous les transports, de tous les prestiges que représentent ces morceaux d'or et ces lambeaux de soie; pardon, mon petit voile vert, de t'avoir ainsi mêlé à tous ces souvenirs des profanes amours; mais ne fallait-il pas bien toute ton innocence pour les purifier?

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Pour toi, Henriette, j'aurais donné tout ce trésor—tout mon trésor!—Et même, ô profanation! ô insensé! ô ingrat! je n'aurais donné à personne, mais j'aurais brûlé pour toi, Henriette, mon petit voile vert.


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X.

POÉSIE.

Je terminais cet inventaire triste et doux, lorsque je mis la main sur un paquet cacheté avec soin; le cachet était intact, l'adresse était écrite de ma main, le frêle envoi était resté dans ces tiroirs, comme un dépôt sacré que je ne pouvais violer sans délit. Cependant, par je ne sais quelle curiosité innocente, j'ouvris le paquet mystérieux. Il se composait d'un mouchoir de soie, dont la couleur appartenait évidemment à une mode passée; le mouchoir était accompagné d'un simple billet soigneusement cacheté et encore tout empreint d'un parfum doux et faible, suave avant-coureur d'une lettre d'amour. J'ouvris cette lettre; elle était d'une si belle écriture, que d'abord je ne pus la croire de ma main; ce ne fut pas sans une émotion profonde que je relus ces vers depuis longtemps oubliés:

À MARIE.

Il te plaît, jeune fille; eh bien! je te l'envoie;
Et la prochaine nuit, loin des yeux importuns,
Si tu veux confier à ses longs plis de soie
Tes cheveux doux et bruns;

Si le sommeil, plus fort que ta coquetterie,
Endort ton frais sourire, un moment arrêté,
Pour ne laisser régner sur ta bouche fleurie
Que ta jeune beauté;

Si, plus doux que les feux des deux frères d'Hélène,
Tes yeux sous leur paupière ont voilé leur clarté,
Et si les soupirs seuls de ta suave haleine
Troublent l'obscurité;

Comme le chant léger d'un sylphe qui voltige
Sur les pas d'une fée aux pieds blancs et polis,
Et qui pose en passant, sans en courber la tige,
Ses ailes sur un lis;

Une voix, doucement plaintive à ton oreille,
Te parlant dans la nuit sans te causer d'effroi,
Te dira bas, tout bas: «Enfant, tu dors, il veille;
Il veille, et c'est pour toi!

«Il demande à la nuit les leçons de l'histoire,
De fabuleux récits, des pensers douloureux,
Et des accents de joie, et des chants de victoire,
Et des vers amoureux.

«Il cherche, pour te plaire, une palme suprême;
Il veut sentir son front couronné comme un roi,
Pour se mettre à genoux et te dire: Je t'aime,
Je t'aime, c'est pour toi.»

C'est pour toi que je veux un nom grand et célèbre;
Puis, à ton nom chéri prêtant l'appui du mien,
De l'avenir pour toi levant l'oubli funèbre,
Je lui dirai le tien.

Et tous les cœurs aimants, retrouvant leur folie
Dans cet amour vivant dont tu m'as enchanté,
Sauront ton nom plus doux que le nom de Délie,
Que Tibulle a chanté.

Oh! mais, lorsque l'azur de ce tissu de soie
Pressera sur ton front tes beaux cheveux bouclés,
Eusses-tu renfermé tes plaisirs et ta joie
Sous mille et mille clés;

Si de quelque rival enivré sur ta couche
Les baisers enflammés, qui me feraient affront,
Répondant en silence aux baisers de ta bouche,
L'écartaient de ton front;

Plus forte que le cri de cet oiseau sinistre
Qu'une nuit orageuse évoque de son sein,
Plus triste que le chant du vieux et saint ministre
Qui trouble l'assassin;

Cette voix te crira: «Prends garde! ta folie
Peut-être aura demain de subites rougeurs;
Son œil voit tout, prends garde! un cœur qu'on humilie
Rêve des jours vengeurs.»

Ou plutôt si tu dois, dans une nuit profane,
En faire à ton amant un triomphe moqueur,
Livre au feu, dès ce soir, ce tissu diaphane,
Brûlé comme mon cœur!

Je refermai violemment mon tiroir, et sur la planche d'à côté je saisis mes pistolets: c'est une belle arme, montée par Stelein, et trempée dans le Furens. Je m'amusai à les contempler de nouveau, à regarder encore, gravée sur la platine, cette tête de sanglier, et machinalement mon sang s'échauffait, mon pouls battait plus fort; j'étais heureux d'un bonheur si cruel, mais si vif! Dieu merci, j'entendis frapper un léger coup à ma porte.

—Entrez, petite! m'écriai-je.

Et la porte s'ouvrit.... J'étais sauvé!

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XI.

JENNY.

À mesure que l'aimable enfant entrait dans ma chambre, le pistolet que j'avais élevé à la hauteur de ma tempe s'abaissait insensiblement; au dernier pas que fit la jeune fille, l'arme fatale était retombée à sa place accoutumée.—Quelle bonne nouvelle m'apportez-vous, petite Jenny? lui dis-je tranquillement; avez-vous encore perdu quelque fragment de ma garde-robe ou brûlé ma plus belle chemise?—Une bonne nouvelle, Monsieur: je me marie demain.

Je fus frappé comme d'un coup de foudre; il y avait six ans que je la traitais comme une enfant, ce matin même j'avais mis pour elle quelque friandise en réserve, et elle allait se marier, cette toute petite Jenny, cette enfant! Je la regardai, et en effet je trouvai qu'il n'y avait à cela rien d'étrange. Je poussai un profond soupir, et, me levant furieux:

—Maudit soit, m'écriai-je, le premier prétendu poëte qui s'est avisé de faire de l'horreur, métier et marchandise! maudite soit la nouvelle école poétique avec ses bourreaux et ses fantômes! ils ont tout bouleversé dans mon être; à force de me faire étudier le monde moral dans ses plus mystérieuses influences, ils m'ont empêché de remarquer que cette jolie petite Jenny n'était plus un enfant.—Pardonne-moi, ma petite Jenny, lui disais-je en me rapprochant d'elle; tes dix-huit ans te sont arrivés sans me crier: gare! C'est que, vois-tu, je suis devenu un si grand philosophe! À ces mots, Jenny, prête à pleurer, se prit à rire, puis, me tendant sa grosse joue:—N'embrassez-vous pas votre petite Jenny aujourd'hui?

—J'embrasse en tout respect une vénérable fiancée, répondis-je en m'inclinant.

—Votre petite Jenny, répondit-elle.

—Ma petite Jenny, soit, et je ne pus retenir un gros soupir.

—Vous viendrez à la noce, n'est-ce pas? me dit Jenny en jouant avec mon habit; nous vous attendrons demain.

—Bien volontiers, Madame; et à ces mots elle me quitte en courant de toutes ses forces. Je me mis à la fenêtre, et l'instant d'après je la vis remonter dans une grosse charrette de blanchisseuse, traînée par un grand cheval normand. Elle gouvernait cette lourde machine avec autant de facilité qu'un cocher du faubourg Saint-Germain qui conduit sa noble maîtresse à Saint-Sulpice.

Le lendemain, je me dirigeai vers les Batignolles. La noce était nombreuse; au moment où j'arrivais, elle se rendait à l'église. Jenny ouvrait la marche; sa bonne et calme figure respirait la tranquillité la plus parfaite; la jeune femme était vêtue de blanc, sa tête était couverte de rubans; elle portait au côté droit un énorme bouquet de fleurs d'oranger qui me fit presque rougir. Son mari venait après elle, jovial garçon fort insignifiant à contempler; puis tout l'attirail ordinaire, une mère attendrie, un père tout fier de son habit neuf, les commères de l'endroit, et une enivrante odeur de cuisine se mêlant aux sons d'un violon criard. Je suivis Jenny jusqu'à l'autel; on eût dit qu'elle n'avait fait que cela toute sa vie. Elle dit oui d'un ton ferme et décidé, et, sa prière murmurée, elle se leva. J'avais couru au-devant d'elle et je lui offris gravement l'eau bénite. Chose étrange! je fus heureux de sentir son doigt effleurer le mien, moi qui depuis six ans, deux fois par semaine, l'embrassais à tout hasard. C'était une enfant de ma maison, qu'un autre était venu prendre et m'avait dérobée. Cet autre était un butor; mais c'était un bon homme, c'était un mari. Cependant, toujours poussé par ma triste analyse, je gâtais de mon mieux le bonheur de Jenny, je comparais ses jours de repos à ses jours de travail, et je trouvais déjà que ce plus bel instant de sa vie, son beau jour de noce, avait la physionomie monotone d'un jour très-vulgaire. Peu s'en fallut que dans ma pensée, dix mois à l'avance, je n'étendisse Jenny sur le lit de sangles, en proie à toutes les douleurs de l'enfantement. Je disséquai sans pitié cette joie franchement épanouie, je passai à l'alambic tout ce vin bu avec tant de gaieté. Je me disais qu'il y avait dans ce vin bien des drogues malsaines. Ma stupide philosophie ressemblait à de l'envie, que c'était à faire pitié ou à faire peur. Cependant Jenny était heureuse; elle était si pressée de regarder son mari tout à son aise, qu'elle me dit adieu sans même m'accorder un regard, et moi je la quittai en la trouvant jolie malgré moi,—jolie parce qu'elle était heureuse!—et je poussai un soupir qui n'était rien moins que le soupir d'un homme résigné.—Serait-il donc possible, m'écriai-je, que l'amour ne s'aperçût pas du premier coup? Pourrait-il donc arriver qu'on fût épris d'une femme sans le savoir? À cette pensée, je sentis un frisson involontaire. Malheureux que j'étais! c'est en vain que je voulais me le dissimuler à moi-même, ce n'était pas Jenny qui me rendait misérable. Non, je n'étais pas le jouet d'un amour sans nom et sans but: je savais trop bien quel était le triste et indigne objet auquel j'avais attaché ma vie. Misérable et indigne amour! Quoi donc! aimer une pareille femme; la suivre à la trace dans cet affreux sillon de vices et de corruptions de tout genre; la voir se perdre sans pouvoir lui crier: arrête! car cette femme n'entend pas la langue que je parle; n'avoir rien à lui demander, car ce rien-là, elle l'accorde à tout le monde! n'avoir rien à lui dire, car cette femme est une femme sans intelligence comme elle est une femme sans cœur! Assister ainsi, témoin muet et impassible, à cette rapide dégradation d'une créature si belle!—et cependant l'aimer, n'aimer qu'elle seule au monde, oublier tout pour elle: renoncer pour elle, même à la vie heureuse, même aux plaisirs, même aux plus simples transports de la jeunesse! Fatalité! Mais, comme disent encore les Orientaux:—Henriette est Henriette, et je suis amoureux d'Henriette.

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XII.

L'HOMME-MODÈLE.

À deux pas de la barrière, je me trouvai nez à nez avec un homme d'un âge mûr, d'un très-beau visage orné d'une barbe longue et noire. Je le regardai face à face, et de tous mes yeux.

—Si tu veux me voir, me dit-il, paie-moi: je suis le modèle vivant de la nature la plus parfaite; tu vas en juger. Ordonne: qui veux-tu voir? Je m'appuyai contre un arbre.—Fais l'Apollon, lui dis-je, et sois beau, si tu veux être payé!

Alors l'homme se dressa de toute sa hauteur, il repoussa sa barbe sous son menton, il écarta son pied en arrière, il leva les yeux au ciel, puis, ouvrant toutes grandes ses larges narines, il laissa retomber son bras dans sa force et sa liberté.—Le bel homme! me disais-je, et par un mouvement d'envie.—À présent, lui dis-je, montre-moi un esclave romain, qui va être fouetté pour avoir volé des figues.

Aussitôt l'homme se mit à genoux; il courba le dos, il baissa la tête, il s'appuya sur ses deux mains nerveuses, et, se traînant sur le ventre jusqu'à moi, il me regarda avec l'air affable et craintif d'un chien qui a perdu son maître. Ainsi humilié, l'homme était à peine un chien.—Un ver!—un dieu! dit Bossuet. Je voulus tirer ce dieu de sa bassesse:—Vil esclave, lui dis-je, relève-toi, révolte-toi; tu t'appelles Spartacus!

Il se releva alors, mais peu à peu, comme un homme qui se révolte lentement et qui prend toutes ses aises; il mit un seul genou en terre; il fit semblant de saisir avec ses deux mains un homme égorgé, il ouvrit une large bouche, et l'œil à demi fermé, l'oreille tendue, vous auriez dit qu'il savourait par tous les sens le plaisir de la vengeance: j'en eus peur.—Pourrais-tu faire l'homme ivre-mort? lui demandais-je.

—Je ne contrefais jamais l'ivresse, par respect, me répondit-il en se relevant. Si tu me paies bien, tu me verras ce soir véritablement et naturellement ivre-mort au coin d'une borne, et tu me verras gratis.

Je lui jetai quelque monnaie. Aussitôt l'Apollon, l'esclave, le dieu, le ver, redevenus un homme vulgaire, n'avaient plus à eux quatre, pour me remercier, qu'un niais sourire et une expression sans chaleur.—Un être si beau et si nul! un si intelligent comédien, un si stupide mendiant! Tout cela dans le même regard, dans la même âme, dans la même chair! Certes, j'avais là le sujet d'une belle tirade philosophique, mais l'accident me fit rire; et, ma foi! je fus tout joyeux... d'être encore si joyeux.

Cependant un petit Savoyard, oisif, insouciant et flâneur, gai Bohémien des rues de Paris, ayant jugé sans doute que j'étais un bon homme, se mit à courir après moi:—Donnez-moi quelque chose, mon capitaine!—Le capitaine restait muet.—Mon général!—Le général courait toujours.—Mon prince!—Foin du prince!—Mon roi!—Mon roi! Je fus sur le point de lui donner; mais je pensai à M. Royer-Collard, à M. de Lafayette, à M. Sébastiani, à M. Odilon-Barrot, à M. Mauguin, à M. Laffitte, au Constitutionnel, à toute l'opposition.—Mon roi! fi donc! tu n'auras pas un denier, mendiant! Cependant le pauvre petit diable était au bout de ses titres honorifiques; il s'arrêta et il me regardait tristement partir, quand, le voyant immobile et si fort embarrassé, je revins sur mes pas:—Imbécile, lui dis-je tout en colère, puisque tu as tant fait, appelle-moi donc: mon Dieu!—Donnez-moi quelque chose, mon bon Dieu! s'écria-t-il en joignant les mains.

Je lui donnai de quoi passer le pont des Arts.

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XIII.

LE PÈRE ET LA MÈRE.

Une journée si gaiement passée fut suivie d'une nuit charmante, doucement remplie de songes heureux. Le matin, à mon réveil, je fus tout étonné de me trouver la tête légère, la pensée libre. Alors, mollement étendu dans mon lit, je me mis à savourer mon réveil à loisir, comme fait un buveur bien appris le dernier verre d'une vieille bouteille. Vive Dieu! c'est une belle chose la tristesse; mais aussi c'est une douce chose la gaieté, le sommeil facile, les songes riants. Que ma tête est calme, que ma pensée est légère, que mon esprit est vagabond, que mon regard est charmé! On dirait qu'une fée bienfaisante a posé sa main sur les agitations de mon cœur. Je respire, je vis, je pense; et tout ce repos ce matin, parce qu'hier je me suis abandonné à ma douce flânerie, parce que je n'ai pas été un philosophe pédant et forcené, parce que je n'ai été ni un poëte, ni un penseur. Allons donc! (qui le saura?) redevenons un bon homme tout un jour. O docteur Faust! ô mon maître! que de fois t'est-il arrivé de laisser là tes livres, tes fourneaux, ton alambic, et d'aller te promener sous la fenêtre de Marguerite!

Tout en pensant au grand-œuvre, je m'habillais, je me parais, je me faisais gai, je fredonnais un air nouveau, qu'un orgue de Barbarie répétait déjà sous mes fenêtres. Je sortis de la maison bien résolu à ne pas emmener avec moi le philosophe morose, et par une irrésistible habitude, je dirigeai mes pas du côté de Vanves. Arrivé au Bon Lapin, je m'arrêtai subitement; c'était là pourtant que j'avais dérangé mon bonheur sans le savoir! À ce joyeux rendez-vous, m'était venue la folle idée de suivre jusqu'au bout, témoin impassible et persévérant, la destinée d'une jeune fille; et quelle fille? une villageoise de Paris! Cependant j'entrai dans le jardin du cabaret; il faisait chaud; c'était une chaleur d'automne, un soleil lourd et pesant, contre lequel on est mal défendu par une feuille jaunie et fanée. Je m'assis à ma table accoutumée, j'y avais tracé autrefois mon chiffre artistement enlacé dans un L gothique; ce chiffre existait encore, mais il était à moitié effacé; d'autres chiffres l'entouraient, plus nouveaux et aussi fragiles. Que d'heureux moments j'avais passés à cette table! Quelles tranquilles contemplations! Que de fois, à cette place même et sur ces branches immobiles, n'ai-je pas vu se balancer le frais tissu et le léger chapeau! Quelle belle foule remplissait naguère ces beaux lieux! Mais aujourd'hui le Bon Lapin était presque désert, le printemps avait emmené avec lui les ombrages et les amours du petit jardin; il n'y avait tout au fond de la charmille à demi dépouillée, qu'une espèce de femme richement vêtue, dédaigneuse et comme il faut.—Une dame;—elle était assise en face d'un beau jeune homme qui paraissait lui parler chaudement et qu'elle écoutait avec dédain, sans l'écouter.

L'attitude nonchalante de cette femme attira mes regards, ses formes élégantes me firent désirer de voir son visage; je ne sais quel vague pressentiment me disait que j'allais la reconnaître; mais j'avais beau regarder, elle ne se retournait pas. Cependant, par la porte du jardin, restée entr'ouverte, un homme infirme et pauvre, que soutenait une vieille femme toute chancelante elle-même sur son bâton, se présenta pour demander quelque aumône. La tête de ce vieillard était belle et sereine, son ton était décent, sa voix n'avait rien de plaintif; j'en eus pitié. Quand il eut enfermé mon aumône dans la poche de sa femme, il alla tendre, à la dame du bosquet, sa main nette et tremblante; mais la dame impatientée le repoussa d'un geste impérieux et dur; le vieillard, facilement découragé, se retirait humblement, lorsque, regardant de plus près cette dame sans pitié:—Ma femme, dit-il à sa compagne, ne croirait-on pas que c'est là notre enfant? En entendant son homme parler ainsi, la pauvre femme poussa un gros soupir; au premier coup d'œil elle avait reconnu leur fille. À la vue d'Henriette, son vieux père abandonné la voulut embrasser et lui tout pardonner; mais elle se détourna avec dégoût:—Au nom de ton vieux père, mon enfant, reconnais-nous encore, nous qui t'avons tant pleurée! et elle détournait les regards.—Au nom du ciel, disait la mère, reconnais-nous, nous qui te pardonnons!.. Toujours le même silence. J'étais hors de moi. Je me levai:—Au nom de Charlot, m'écriai-je, contemplez votre vieux père à vos genoux! Les deux vieillards tendaient les bras; mais au nom de Charlot elle s'était levée, et, sans jeter même un regard de pitié sur ces vieilles mains qu'on lui tendait uniquement pour l'embrasser, elle sortit brusquement du jardin; l'honnête et amoureux jeune homme qui la suivait avait l'air consterné.

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