L'âne mort
Eh bien! ce fut seulement au second baiser que le jeune homme donna à sa maîtresse, que je compris tout à fait à quoi cette machine pouvait servir.
XXV.
LE DERNIER JOUR D'UN CONDAMNÉ.
Un léger coup sur l'épaule me tira de cette horrible contemplation; je me retournai épouvanté, comme si je me fusse attendu à trouver derrière moi l'homme pour qui travaillait le charpentier, je ne vis que la figure douce, triste et compatissante de Sylvio.—Viens, mon ami, dis-je à Sylvio avec le sourire d'un insensé; viens voir cette machine sur laquelle ces deux bons jeunes gens prennent leurs ébats amoureux, comme font sur cette planche polie les pigeons du colombier. Crois-tu donc que sur ce parquet tout uni, entre ces deux poutres de sapin si odorantes et si blanches, sur ce théâtre innocent de tant d'amour, puisse jamais se passer une horrible scène de meurtre? que dis-je? le plus horrible des crimes, un meurtre de sang-froid, un meurtre accompli à la face de Dieu et des hommes! Peux-tu donc penser jamais qu'à cette échancrure où se penche amoureusement la tête animée et souriante de cette belle fille, puisse jamais tomber de son dernier bond une tête fraîchement coupée? Et pourtant la chose n'est que trop certaine. Demain peut-être le bourreau viendra, qui demandera si la machine est prête. Il grimpera à cette échelle pour s'assurer que l'échelle est solide, il parcourra à grands pas ces planches si bien jointes pour s'assurer que ces planches résisteront à la palpitante agonie du misérable; il fera jouer la bascule, car il faut que la bascule soit alerte et preste, et s'abaisse aussi promptement que le couteau. Une fois qu'il se sera bien assuré de l'excellence de ce travail, auquel se rattachent la paix, l'honneur, la fortune et la tranquillité des citoyens, terrible pilotis sur lequel est bâtie la société tout entière, l'homme fera un petit sourire de satisfaction au maître charpentier, il dira qu'on lui apporte sa machine de bonne heure ou bien le soir; après quoi, ce riant théâtre d'amour ne sera plus qu'un théâtre de meurtre, le boudoir deviendra échafaud sanglant; on n'entendra plus là,—non plus jamais—le bruit des baisers,—à moins que d'appeler un baiser cette dernière aumône que jette le prêtre, du bout de ses lèvres tremblantes, sur la joue pâle et livide de l'homme qui va mourir. Et pourtant, Sylvio, à présent que j'y pense, je me souviens qu'autrefois, dans un temps heureux, comparé à celui-ci, quand je nageais en plein paradoxe, j'ai entendu des gens qui riaient de la peine de mort. Bien plus, ces gens-là se vantaient eux-mêmes, celui-ci, d'avoir été pendu et de s'être balancé longtemps au bout d'une corde dans un des éclatants paysages d'Italie; celui-là, d'avoir été empalé au sommet des tours de Constantinople, d'où il pouvait admirer tout à l'aise le Bosphore de Thrace; cet autre, enfin, de s'être noyé amoureusement dans les eaux transparentes de la Saône, entraîné qu'il était par une jeune et belle naïade au sein nu. Je t'avoue qu'en les entendant ainsi parer la mort violente, je m'étais habitué à jouer avec elle; je regardais le bourreau comme un complaisant adjuteur, plus habile que les autres à fermer les yeux d'un homme; mais à présent, la vue de cette machine encore si innocente, le seul aspect de ce bois qui n'a été encore enduit que de cire vierge, ébranle toutes mes convictions sanguinaires. Je t'ai raconté, il t'en souvient, l'histoire du pendu, l'histoire de l'homme empalé, l'histoire du noyé; qu'en penses-tu donc, Sylvio?
—Je pense, répondit Sylvio, que tu courais après le paradoxe et que le paradoxe a fait la moitié du chemin pour venir à toi. La vérité arrive moins vite, ou bien elle est moins complaisante; tout au plus se laisse-t-elle approcher quand on va à elle d'un pas ferme. Malheureux! à présent que tu as accoutumé ta vue aux éblouissements turbulents du paradoxe, j'ai bien peur que tu ne puisses soutenir une lumière plus pure et plus calme. Cependant je t'ai suivi tout ce matin pour te faire part de l'histoire d'un agonisant, écrite par lui-même. Tu vas entendre un homme qui, lui, ne joue pas avec la mort. Celui-là, tu peux l'en croire, car il a vraiment tendu sa tête au bourreau, car il a vraiment senti à son cou la corde fatale, car il est véritablement mort sur l'échafaud. En même temps Sylvio m'entraînait loin de la maison du charpentier. Nous passâmes à travers plusieurs haies verdoyantes et doucement blanchissantes; nous nous assîmes à l'ombre, ou plutôt au soleil d'un vieil orme dont la feuille était encore un bourgeon rougeâtre; en même temps mon ami déployait lentement un de ces immenses journaux américains dont le nombre et l'étendue sont encore pour la France un vif sujet d'étonnement, et quand enfin il me vit plus calme et tout prêt à écouter, il me lut lentement cette triste et véridique histoire des dernières sensations d'un homme condamné à mort. J'ai su depuis que, pour ne pas me jeter dans trop de douleurs, mon lecteur avait passé sous silence la dernière entrevue du condamné avec Élisabeth Clare, jeune fille que le condamné aimait passionnément:
«Il était quatre heures de l'après-midi lorsqu'Élisabeth me quitta, et quand elle fut partie, il me sembla que j'avais fini tout ce que j'avais à faire dans ce monde. J'aurais pu souhaiter alors de mourir à cette place et à l'heure même, j'avais fait la dernière action de ma vie, et la plus amère de toutes. Mais à mesure que descendait le crépuscule, ma prison devenait plus froide et plus humide, la soirée était sombre et brumeuse; je n'avais ni feu ni chandelle, quoique ce fût au mois de janvier, ni assez de couvertures pour me réchauffer;—et mes esprits s'affaiblirent par degrés,—et mon cœur s'affaissa sous la misère et la désolation de tout ce qui m'entourait,—et peu à peu (car ce que j'écris maintenant ne doit être que la vérité) la pensée d'Élisabeth, de ce qu'elle deviendrait, commença à céder devant le sentiment de ma propre situation. Ce fut la première fois, je n'en puis dire la cause, que mon esprit comprit pleinement l'arrêt que je devais subir dans quelques heures; et en y réfléchissant, une terreur horrible me gagna, comme si ma sentence venait d'être prononcée, et comme si jusque là je n'eusse pas su réellement et sérieusement que je devais mourir.
«Je n'avais rien mangé depuis vingt-quatre heures. Il y avait près de moi de la nourriture, qu'un homme pieux qui m'avait visité m'avait envoyé de sa propre table, mais je ne pouvais y goûter, et quand je la regardais, d'étranges idées s'emparaient de moi. C'était une nourriture choisie, non telle qu'on la donne aux prisonniers; elle m'avait été envoyée parce que je devais mourir le lendemain. Je pensai alors aux animaux des champs, aux oiseaux de l'air, qu'on engraisse pour les tuer. Je sentis que mes pensées n'étaient pas ce qu'elles auraient dû être en un pareil moment; je crois que ma tête s'égara. Une sorte de bourdonnement sourd, semblable à celui des abeilles, résonnait à mes oreilles sans que je pusse m'en débarrasser; quoiqu'il fît nuit close, des étincelles lumineuses allaient et venaient devant mes yeux;—et je ne pouvais me rien rappeler. J'essayai de dire mes prières, mais je ne pus me souvenir que d'une prière isolée, çà et là, et sans suite avec les autres prières; il me semblait que ces mots confus, adressés en tremblant au Dieu terrible, étaient autant de blasphèmes que je proférais.—Je ne sais même plus ce que disaient ces prières, je ne puis pas me rendre compte de ce que je dis alors. Mais tout à coup il me sembla que toute cette terreur était vaine et inutile, et que je ne resterais pas là pour y attendre la mort. Espérance! Était-ce bien de l'espérance?—Et je me levai d'un seul bond; je m'élançai aux grilles de la fenêtre du cachot, et je m'y attachai avec une telle force, que je les courbai, car je me sentais la puissance d'un lion.—Et je promenai mes mains sur chaque partie de la serrure de ma porte;—et j'appliquai mon épaule contre la porte même, quoique je susse qu'elle était garnie en fer et plus pesante que celle d'une église;—et je tâtonnai le long des murs et jusque dans le recoin de mon cachot, quoique je susse très-bien, si j'avais eu mes sens, que tout le mur était en pierres massives de trois pieds d'épaisseur,—et que lors même que j'aurais pu passer à travers une crevasse plus petite que le trou d'une aiguille, je n'avais pas la moindre chance de salut. Au milieu de tous ces efforts, je fus saisi d'une faiblesse comme si j'eusse avalé du poison; je n'eus que la force de gagner en chancelant la place qu'occupait mon lit. Je tombai sur mon lit, et je crois que je m'évanouis. Mais cela ne dura pas, car ma tête tournait, la chambre me paraissait tourner aussi.—Et je rêvai, entre la veille et le sommeil, qu'il était minuit et qu'Élisabeth était revenue comme elle me l'avait promis, et qu'on refusait de la laisser entrer. Il me semblait qu'il tombait une neige épaisse et que les rues en étaient toutes couvertes comme d'un drap blanc, et que je voyais Élisabeth morte, couchée dans la neige, au milieu des ténèbres, à la porte même de la prison. Quand je revins à moi, je me débattais sans pouvoir respirer. Au bout d'une ou deux minutes, j'entendis l'horloge du Saint-Sépulcre sonner dix heures, et je connus que j'avais fait un rêve.
«L'aumônier de la prison entra sans que je l'eusse envoyé chercher. Il m'exhorta solennellement à ne plus songer aux peines de ce monde, à tourner mes pensées vers le monde à venir, à tâcher de réconcilier mon âme avec le ciel, dans l'espérance que mes péchés, quoique grands, me seraient pardonnés si je me repentais. Lorsqu'il fut parti, je me trouvai pendant un moment un peu plus recueilli. Je m'assis de nouveau sur le lit, et je m'efforçai sérieusement de m'entretenir avec moi-même et de me préparer à mon sort. Je me répétais dans mon esprit que, dans tous les cas, je n'avais plus que peu d'heures à vivre; qu'il n'y avait point d'espérance pour moi en cette vie, qu'au moins fallait-il mourir dignement et en homme. J'essayai alors de me rappeler tout ce que j'avais entendu dire sur la mort par pendaison: «Ce n'était que l'angoisse d'un moment; elle causait peu ou point de douleur; elle éteignait la vie sur-le-champ;» et de là je passai à vingt autres idées étranges. Peu à peu ma tête recommença à divaguer et à s'égarer encore une fois. Je portai mes mains à ma gorge, je la serrai fortement, comme pour essayer de la strangulation. Ensuite je tâtai mes bras aux endroits où la corde devait être attachée; je la sentais passer et repasser jusqu'à ce qu'elle fût nouée solidement, je me sentais lier les mains l'une à l'autre; mais la chose qui me faisait le plus d'horreur, c'était l'idée de sentir le bonnet blanc abaissé sur mes yeux et sur mon visage. Si j'avais pu éviter ce bonnet blanc, cette mesquine anticipation sur la nuit éternelle, le reste ne m'eût pas été si horrible. Au milieu de ces imaginations funèbres, un engourdissement général gagna petit à petit tous mes membres.
«L'étourdissement que j'avais éprouvé fut suivi d'une pesante stupeur, qui diminuait la souffrance causée par mes idées, et cependant, même dans cet engourdissement stupide, je continuais encore à penser. Alors l'horloge de l'église sonna minuit. J'avais le sentiment du son, mais le son m'arrivait indistinctement, comme à travers plusieurs portes fermées ou bien à travers une grande distance. Peu à peu je vis les objets qui erraient dans ma mémoire, tourbillonner en haut et en bas et devenir de moins en moins distincts, puis ils s'en allèrent çà et là, l'un après l'autre, puis enfin ils disparurent tous tout à fait. Je m'endormis.
«Je dormis jusqu'à l'heure qui devait précéder l'exécution. Il était sept heures du matin, lorsqu'un coup frappé à la porte de mon cachot me réveilla. J'entendis le bruit, comme dans un rêve, quelques secondes avant d'être complètement réveillé, et ma première sensation ne fut que l'humeur d'un homme fatigué et qui fait un bon somme, qu'on réveille en sursaut. J'étais las et je voulais dormir encore. Une minute après, les verroux de l'extérieur de mon cachot furent tirés; un guichetier entra portant une petite lampe; il était suivi du gardien de la prison et de l'aumônier. Je levai la tête; un frisson semblable à un choc électrique, à un plongeon subit dans un bain de glace, me parcourut tout le corps. Un coup d'œil avait suffi. Le sommeil s'était éclipsé comme si je n'eusse jamais dormi, comme si jamais plus je ne devais dormir. J'avais le sentiment de ma situation. «Roger, me dit le gardien d'une voix basse mais ferme, il est temps de vous lever!» L'aumônier me demanda comment j'avais passé la nuit, et proposa que je me joignisse à lui pour prier. Je me ramassai sur moi-même, je restai assis sur le bord du lit. Mes dents claquaient, mes genoux s'entre-choquaient en dépit de moi. Il ne faisait pas encore grand jour; et comme la porte du cachot restait ouverte, je pouvais voir au delà la petite cour pavée; l'air était épais et sombre, et il tombait une pluie lente, mais continue. «Il est sept heures et demie passées, Roger!» dit le gardien de la prison. Je rassemblai mes forces pour demander qu'on me laissât seul jusqu'au dernier moment. J'avais trente minutes à vivre!
«J'essayai de faire une autre observation quand le gardien fut prêt à quitter le cachot; mais cette fois je ne pus pas faire sortir les mots que je voulais dire; le souffle me manqua; ma langue s'attacha à mon palais; j'avais perdu, non pas la parole, mais la faculté de parler; je fis deux violents efforts pour retrouver le son: vains efforts! je ne pouvais pas prononcer. Lorsqu'ils furent partis, je restai à la même place sur le lit. J'étais engourdi par le froid, probablement aussi par le sommeil et par le grand air inaccoutumé qui avait pénétré dans ma prison; je demeurai roulé pour ainsi dire sur moi-même, afin de me tenir plus chaudement, les bras croisés sur ma poitrine, la tête pendante, tremblant de tous mes membres. Mon corps me semblait un poids insupportable que j'étais hors d'état de soulever ou de remuer. Le jour éclairait de plus en plus, quoique jaunâtre et terne, et la lumière se glissait par degrés dans mon cachot, me montrant les murs humides et le pavé noir, et, tout étrange que cela soit, je ne pouvais m'empêcher de remarquer ces choses puériles, quoique la mort m'attendît l'instant d'après. Je remarquai la lampe que le guichetier avait déposée à terre, et qui brûlait obscurément avec une longue mèche pressée et comme étouffée par l'air froid et malsain; et je pensai, en ce moment-là même, qu'elle n'avait pas été ravivée depuis la veille au soir. Et je regardai le châssis du lit en fer nu et glacé, sur lequel j'étais assis, et les énormes têtes de clous qui garnissaient la porte du cachot, et les mots écrits sur les murs par d'autres prisonniers. Je tâtai mon pouls, il était si faible qu'à peine pouvais-je le compter. Il m'était impossible de m'amener à sentir, à comprendre, à me dire, à m'avouer à moi-même, en dépit de tous mes efforts, que véritablement j'allais mourir. Pendant cette anxiété, j'entendis la cloche de la chapelle commencer à sonner l'heure, et je pensais: «Seigneur, ayez pitié de moi, malheureux!»—Non, non, ce ne pouvaient être encore les trois quarts après sept heures!—tout au plus, au moins les trois quarts... L'horloge sonna les trois quarts... et—elle tinta le quatrième quart, puis huit heures.—L'heure!
«Ils étaient déjà dans ma prison avant que je les eusse aperçus. Ils me retrouvèrent à la même place, dans la même posture où ils m'avaient laissé.
«Ce qui me reste à dire occupera peu d'espace: mes souvenirs sont très précis jusque là, mais ils ne sont pas à beaucoup près aussi distincts sur ce qui suivit. Je me rappelle cependant très bien comment je sortis de mon cachot pour passer dans la grande salle. Deux hommes petits et ridés, vêtus de noir, me soutenaient. Je sais que j'essayai de me lever quand je vis entrer le gardien de la prison avec ces hommes; mais cela me fut impossible.
«Dans la grande salle étaient déjà les deux malheureux qui devaient subir leur sentence avec moi. Ils avaient les bras et les mains liés derrière le dos, et ils étaient couchés sur un banc, en attendant que je fusse préparé.
«Un vieillard maigre, à cheveux blancs et rares, lisait à l'un d'eux quelque chose à haute voix; il vint à moi et me dit... je ne sais pas au juste ce qu'il me dit,—par exemple,—«que nous devrions nous embrasser;» mais je ne l'entendis pas distinctement.
«La chose la plus difficile alors pour moi était de me tenir debout sur mes deux pieds et de ne pas tomber. J'avais cru que ces derniers moments seraient pleins de rage et d'horreur, et je n'éprouvais ni rage ni horreur; mais seulement une faiblesse nauséabonde, comme si le cœur me manquait et comme si la planche même sur laquelle j'étais se dérobait sous moi. Je chancelais. Je ne pus que faire signe au vieillard à cheveux blancs de me laisser: quelqu'un intervint, qui le renvoya. On acheva de m'attacher les bras et les mains. J'entendis un officier dire à demi-voix à l'aumônier: Tout est prêt! Comme nous sortions, un des hommes en noir porta un verre d'eau à mes lèvres, mais je ne pus avaler.
«Nous commençâmes à nous mettre en marche à travers les longs passages voûtés qui conduisaient de la grande salle à l'échafaud. Je vis les lampes qui brûlaient encore, car la lumière du jour ne pénètre jamais sous ces voûtes; j'entendis les coups pressés de la cloche et la voix grave de l'aumônier, lisant, comme il marchait devant nous: «Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur; celui qui croit en moi, quand même il serait mort, vivra;—et quoique les vers rongent mon corps dans ma chair, je verrai Dieu.»
«C'était le service funèbre, prières composées pour les morts qui sont couchés dans le cercueil, immobiles, récitées sur nous qui étions debout et vivants... Je sentis encore une fois, je vis et ce fut là mon dernier moment de complète perception. Je sentis la transition brusque de ces passages souterrains, chauds, étouffés, éclairés par des lampes, à la plate-forme découverte et aux marches grinçantes qui montaient à l'échafaud. Alors je découvris l'immense foule qui s'étendait noire et silencieuse sur toute l'étendue de la rue au-dessous de moi; les fenêtres des maisons et des boutiques tout en face de l'échafaud étaient garnies de spectateurs jusqu'au quatrième étage. Je vis l'église du Saint-Sépulcre dans l'éloignement à travers le brouillard jaune, et j'entendis le tintement de sa cloche. Je me rappelle le ciel nuageux, la matinée brumeuse, l'humidité qui couvrait l'échafaud, la masse immense de tous ces noirs édifices, la prison même qui s'élevait à côté et qui semblait projeter sur nous son ombre encore impitoyable; je sens encore la brise fraîche et froide qui vint frapper mon visage. Je vois encore aujourd'hui tout ce dernier coup d'œil qui me frappe l'âme comme ferait un coup de massue; l'horrible perspective est tout entière devant moi: l'échafaud, la pluie, les figures de la multitude, le peuple grimpant sur les toits, la fumée qui se rabattait pesamment le long des cheminées, les charrettes remplies de femmes qui prenaient leur part d'émotions dans la cour de l'auberge en face; j'entends le murmure bas et rauque qui circula dans la foule assemblée lorsque nous parûmes. Jamais je ne vis tant d'objets à la fois, si clairement, si distinctement qu'à ce seul coup d'œil: mais il fut court.
«À dater de ce coup d'œil, de ce moment, tout ce qui suivit fut nul pour moi. Les prières de l'aumônier, l'attache du nœud fatal, le bonnet dont l'idée m'inspirait tant d'horreur, enfin mon exécution et ma mort ne m'ont laissé aucun souvenir;—si je n'étais certain que toutes ces choses ont eu lieu, je n'en aurais pas le moindre sentiment. J'ai lu depuis dans les gazettes les détails de ma conduite sur l'échafaud. Il était dit que je m'étais comporté dignement, avec fermeté; que j'étais mort sans beaucoup d'angoisses; que je ne m'étais pas débattu. Quelques efforts que j'aie faits pour me rappeler une seule de ces circonstances, je n'ai pu y parvenir. Tous mes souvenirs cessent à la vue de l'échafaud et de la rue. Ce qui, pour moi, semble suivre immédiatement cette minute d'angoisses, c'est un réveil d'un sommeil profond. Je me trouvai dans une chambre, sur un lit près duquel était assis un homme qui, lorsque j'ouvris les yeux, me regardait attentivement. J'avais repris toutes mes facultés, quoique je ne pusse parler avec suite. Je pensai qu'on m'avait apporté ma grâce; qu'on m'avait enlevé de dessus l'échafaud et que je m'étais évanoui. Lorsque je sus la vérité, je crus démêler un souvenir confus, comme d'un rêve, de m'être trouvé en un lieu étrange étendu nu avec une quantité de figures flottantes autour de moi; mais cette idée ne se présenta bien certainement à mon esprit qu'après avoir appris ce qui s'était passé.»
Tel était ce récit funèbre. Ce récit était plein de tristesse, de gravité, de résignation; il allait à merveille à ma tristesse présente. Je l'écoutai, non sans terreur, et cependant cette terreur même me réconciliait avec la mort. C'est bien le moins qu'on laisse au malheureux qui va mourir la dignité de son supplice! Toutes les angoisses de ce condamné à mort, je les partageais, mais pour l'en féliciter dans le fond de l'âme. Ne jouons pas avec cette âme immortelle qui s'en va, violemment chassée du corps qu'elle habite.
Bon Sylvio! il venait de me donner la seule consolation qui fût à la portée de ma douleur. Il venait de me prouver que je pouvais respecter Henriette, cette fille qui allait mourir.
L'histoire de ce condamné à mort fut pour moi un si grand soulagement, que je revins pour un instant à des idées littéraires qui étaient déjà si loin de moi.
«Mais, sais-tu bien, dis-je à Sylvio, qu'avec un pareil héros, un condamné à mort qui raconte lui-même l'histoire de son exécution à mort, on ferait un beau livre?
—Mon ami, répondit Sylvio, ne touchons pas à cette histoire et n'en faisons pas un livre, car c'est là un livre tout fait.
J'ai compris plus tard que Sylvio avait raison.
XXVI.
LA BOURBE.
Pour les malheureux et pour les heureux de ce monde, le temps marche vite. La mort arrive au pas de course pour les uns comme pour les autres; alors ils se demandent avec effroi:—Quelle heure est-il? Il n'y a que l'homme sage qui sache compter les heures, et qui ne les trouve ni trop longues ni trop courtes. Le sage prête l'oreille, l'heure sonne, et il bénit le ciel qui lui accorde cette heure encore.
Ainsi les heures, les jours, les mois s'étaient enfuis sans que je me fusse rappelé, sinon confusément, le destin d'Henriette. Henriette? N'est-ce pas cette femme qui doit être morte à présent? Enfin, un soir, tout à coup, par je ne sais quelle prescience fatale, et comme réveillé en sursaut, je comptai les mois, je comptai les jours, je comptai deux fois, et soudain je me précipitai vers la Bourbe. On n'y entrait pas le soir; j'y retournai le lendemain de très-bonne heure; on n'y entrait pas si matin; j'attendis à la porte. Si je comptais bien, l'enfant d'Henriette devait donc avoir vu le jour! La fatale sentence était prononcée sans appel; le triste sursis était épuisé; la condamnée était mère, elle n'avait plus qu'à mourir. Triste et impuissante maison, qui ne peut pas arracher au bourreau la nourrice que le bourreau réclame! Elle est bien nommée: La Bourbe.
La Bourbe est le dernier refuge des filles pauvres qui sont devenues mères, des jeunes épouses dont le mari est un joueur, des femmes condamnées à mort que le bourreau attend à la porte. À la Bourbe, la misère enfante la misère, la prostitution enfante la prostitution, le crime enfante le crime. Les enfants qui viennent au monde sur ces lits lamentables, n'ont pas d'autre héritage à attendre que le bagne ou l'échafaud. C'est là leur majorat, c'est là le domaine qui leur est substitué, c'est là leur droit le plus clair. Quand une femme a fait un enfant à la Bourbe, la Bourbe lui accorde trois jours de repos, après quoi elle met à la porte la mère et l'enfant; seulement, par une précaution philanthropique, on a placé, comme succursale de la Bourbe, le tour des enfants trouvés; presque toujours, ce pauvre enfant que la Bourbe vomit par une porte, elle le reçoit par l'autre porte... Je demandai à voir la condamnée; je la vis: elle portait sur sa figure douce et résignée, cette extraordinaire blancheur qui, pour une jeune mère, est souvent une douce compensation de tous les maux qu'elle a soufferts; elle était assise dans un grand fauteuil, et, la tête baissée, elle allaitait son enfant. L'enfant s'attachait avec une ardeur ravissante au sein inépuisable de sa nourrice. Ce sein était blanc, nuancé de bleu, et il était facile de juger que c'était celui d'une bonne nourrice, d'une femme jeune et forte, faite pour être mère. Ce mot de mère a quelque chose de respectable partout, même à la Bourbe. Une femme qui livre à l'enfant sa mamelle remplie, la vie chancelante de la frêle créature qui dépend de la vie de sa mère, cette protection attentive et tendre qu'une mère seule peut donner, ce petit cœur qui commence à battre sur ce grand cœur, cette âme naissante repue de lait et couverte de baisers, que la mère berce doucement sur son sein, en la tenant de ses deux mains jointes; oui, certes, c'est alors qu'on oublie tous les crimes d'une femme, ses trahisons, ses coquetteries, ses faiblesses, son incroyable délire, ce fatal aveuglement qui les pousse ainsi à leur ruine les unes et les autres; pauvres femmes condamnées à l'avance! Oui, l'amour maternel doit suffire à expier tous ces amours; une goutte de lait doit laver tous ces parjures. Bien plus, si cette femme a tué un homme, ne vient-elle donc pas tout à l'heure de rendre à la terre un homme? et encore un homme qui sera plus jeune et plus beau et plus fort? Ainsi j'entrai à la Bourbe le matin même du jour où Henriette allait mourir. Son calme, son attitude, sa faiblesse, sa beauté, et tout ce que je savais de ses premiers instants dans la vie et de ses horribles malheurs... que vous dirai-je? je fus prêt à sangloter. Je priai la sœur de charité de nous laisser seuls; je lui dis que j'étais le frère de la victime, que je voulais lui parler sans témoins: la bonne sœur s'éloigna en se disant.—Éloignons-nous, il n'est peut-être pas son frère. L'enfant d'Henriette s'était endormi sur le sein de sa mère sans le quitter.
Je m'approchai d'elle.—Me reconnaissez-vous? lui dis-je.—Elle leva lentement les yeux sur moi, elle me fit un léger signe de tête pour me dire qu'elle me reconnaissait. On voyait que cet aveu lui coûtait.—Henriette! lui dis-je, vous voyez devant vous un homme qui vous a aimée, qui vous aime encore; c'est le seul homme pour qui vous n'ayez eu ni un regard ni un sourire; maintenant il est le seul ami qui vous reste; si vous avez quelque volonté dernière, livrez-la-moi, cette volonté sera faite.
Elle ne me répondit rien encore; pourtant son regard était tendre, son sang remontait à sa joue; ce bel ovale s'animait, pour la dernière fois, du feu de ces regards, de la grâce ineffaçable de ce sourire. Pauvre, pauvre jeune fille! Pauvre tête qui va tomber! Pauvre cou si frêle et si blanc, qu'on trancherait aussi facilement que la tige d'un lis, et sur lequel vont bondir cent livres de plomb, armées d'un immense couteau! Oh! pourtant, si tu m'avais ainsi regardé une fois, une seule, tu étais à moi, à moi pour la vie; tu aurais été la reine du monde, car, à coup sûr, tu aurais été la plus belle!
—Henriette, lui dis-je, il est donc vrai, il faut mourir, mourir si jeune et si belle; toi qui aurais pu être ma femme, élever notre jeune famille, être heureuse longtemps, honorée toujours, et, vieille grand'mère aux cheveux blancs, mourir sans douleur par une belle soirée d'automne, au milieu de tes petits-enfants; encore quelques heures, et adieu! adieu, pour jamais!
Elle était muette toujours; elle pressait son enfant sur son cœur sans me répondre; elle pleurait. C'étaient les premières larmes que je lui avais vu répandre; je les voyais couler lentement, son enfant les recevait presque toutes: ainsi baigné de ces larmes qui la rachetaient, cet enfant, je le regardais comme à moi!
—Au moins, dis-je à Henriette, ce jeune enfant sera mon fils.
La pauvre femme, à ces mots, se hâta d'embrasser la chère créature, et déjà elle me la tendait dans un mouvement convulsif, mais la porte s'ouvrit que ma phrase n'était pas finie.—Cet enfant est à moi, s'écria d'une voix rauque un homme qui entrait. Je retournai la tête, je reconnus le geôlier de la prison; il était toujours aussi laid, mais moins hideux.—Je viens chercher mon enfant, dit-il; je ne veux pas que ce soit l'enfant d'un autre; si je n'ai plus ma geôle à lui donner, comme mon père me donna la sienne, il portera ma hotte de chiffonnier:—Viens, Henri, dit-il à l'enfant; en même temps il tirait de sa hotte un lange blanc comme la neige; tout en s'approchant de la mère, mais sans la regarder, il saisit l'enfant avec toutes sortes de précautions; la pauvre créature dormait suspendue au sein maternel; il fallut lui faire violence pour l'arracher de cette place nourricière. L'enfant fut enveloppé dans son lange et placé dans la hotte; le vieux chiffonnier était triomphant:—Viens, mon Henri, disait-il, la misère ne déshonore pas, et tu ne seras pas touché par Charlot!
Il sortit; il était temps qu'il sortît.—Charlot! Au nom de Charlot, Henriette leva les yeux:
—Charlot! reprit-elle d'une voix altérée; que veut-il dire, je vous prie? Et elle avait un tremblement convulsif.
—Hélas! Charlot, c'est ainsi que chez le peuple, et dans la langue des prisons, on appelle l'exécuteur des hautes-œuvres.
—Je m'en souviens, me dit-elle.
Puis, avec une expression indicible de douleur et de regrets, elle répéta:—Charlot! Charlot! c'était là votre mot d'ordre, n'est-ce pas? c'étaient là mes remords.—Ô malheureuse! que je suis coupable! Quels sévères avertissements vous m'avez donnés! Quel nom, sans vous en douter, vous prononciez devant moi! Charlot! toute mon enfance, toute ma première jeunesse! toute l'innocence de mes quinze ans! Charlot! la probité de mon père, la bénédiction de ma mère, le travail des champs, la pauvreté sans remords. Malheureuse fille que je suis! c'est la vanité qui m'a perdue! Vous qui m'aviez rencontrée si innocente sur le dos de Charlot, vous m'avez fait peur, et je vous ai évité par orgueil. La vanité m'a portée dans tous les abîmes où vous m'avez vue, où vous m'avez poursuivie avec le nom de Charlot! Vous me donniez de sages conseils, et j'ai pris vos conseils pour autant de moqueries. Pour donner un démenti au souvenir de Charlot, j'ai voulu être riche, honorée, puissante, fêtée; mais toujours le souvenir de Charlot a empoisonné toutes mes joies, a gâté tous mes triomphes. Vous qui aviez vu Charlot, vous qui l'aviez aimé, votre présence, votre voix, votre regard m'épouvantaient.—Et pourtant que de fois j'ai été prête à me jeter dans vos bras et à vous dire:—Je t'aime, aime-moi! Oh! pardon, pardon! me dit-elle; au nom de Charlot, pardon! Pitié, pitié pour moi, la femme souillée, perdue, criminelle, mourante!... Monsieur, oh! par charité chrétienne, embrassez-moi! Et elle me tendait les bras, et je sentis sa joue brûlante effleurer la mienne:... ce fut pour la première et la dernière fois.
On vint m'avertir que j'étais resté là trop longtemps.
XXVII.
LE BOURREAU.
Je courais, je volais, je fendais la foule qui ne pensait encore à rien, qui n'allait qu'à la Halle en attendant l'heure. Après bien des détours et bien des rues traversées, j'arrivai enfin dans une rue sans nom, à une porte sans numéro; toute la ville connaît cette maison. Une grille épaisse et revêtue de planches ferme l'entrée de la cour. Cette grille ne s'ouvre qu'aux grands jours. On pénètre dans la maison par une porte basse, garnie de clous à large tête; au milieu de cette porte s'entr'ouvre une bouche de fer plus redoutable que la Bouche-d'Airain à Venise, car, à coup sûr, quand on jette quelque chose dans cette boîte, c'est une sentence de mort; au-dessous de cette bouche ouverte est placé un marteau rouillé, car peu de mains y ont touché. La maison est entourée de silence et de terreur. Je frappai; un domestique vint m'ouvrir; je fus étonné de sa bonne tournure et de sa physionomie polie. Cet homme me fit entrer dans un beau salon, et alla voir si Monsieur était visible. Resté seul, j'eus tout le temps de parcourir deux ou trois jolies pièces meublées avec beaucoup de soin et de goût. C'étaient les tentures les plus fraîches, les gravures les mieux choisies, les meubles les plus commodes. Des fleurs nouvelles couvraient la cheminée, la pendule représentait un sujet mythologique, Psyché et l'Amour, et elle avançait d'un quart d'heure; sur le piano ouvert était placée une romance de quelque génie à la mode, soupirs cadencés et fugitifs à l'usage des passions parisiennes; un joli petit gant de femme était oublié sur le tapis. Dans un petit appartement reculé, un bon peintre avait représenté, se souriant l'un à l'autre, les deux jeunes maîtres de ce frais logis; je crus un instant que je m'étais trompé de maison.
Un peu plus loin, à travers la glace d'une porte, je découvris un vieillard vénérable, dont la tête était couverte de cheveux blancs. Aux côtés du vieillard se tenait debout, et dans l'attitude du plus profond respect, un jeune enfant tout blond, aux yeux d'azur; c'était l'aïeul qui donnait une leçon d'histoire à son petit-fils. Ce devait être là une chose singulière: l'histoire enseignée par ce vieil homme qui descendait, par un arbre généalogique tout sanglant, d'une longue suite de bourreaux, et qui lui-même avait été le bourreau de toute une génération! Certes, il avait vu, celui-là, le néant de la royauté et de la gloire. Il avait vu se courber sous son fer Lally-Tollendal et Louis XVI; il avait porté les mains sur la reine de France et sur madame Élisabeth: la majesté royale et la vertu! Il avait vu se coucher à ses pieds, dans le silence, cette foule d'honnêtes gens que la Terreur égorgeait sans pitié, tous les grands noms, tous les grands esprits, tous les grands courages du dix-huitième siècle; ce que Marat, Robespierre et Danton avaient rêvé à eux tous ensemble, il l'avait accompli à lui tout seul; il avait été le seul Dieu et le seul roi de cette époque sans autorité et sans croyance, un Dieu terrible, un roi inviolable. Il savait sur le bout du doigt, on peut le dire, toutes les nuances du plus noble sang, depuis le sang de la jeune fille qui range ses vêtements pour mourir, jusqu'au sang glacé du vieillard; il avait le secret de toutes les résignations et de tous les courages; et que de fois ce philosophe rouge est resté confondu, voyant le scélérat mourir avec autant de courage que l'honnête homme, le disciple de Voltaire tendre un cou aussi ferme que le chrétien! Quelles pouvaient être les croyances de cet homme? Il avait vu la vertu traitée comme le crime. Il avait vu la courtisane trembler d'épouvante, sur le même plancher où la reine de France était montée d'un pas ferme. Il avait vu sur son échafaud toutes les vertus et tous les crimes; aujourd'hui Charlotte Corday, le lendemain Robespierre. Que devait-il comprendre à l'histoire? et comment la comprenait-il? Voilà une rude question!
Entra enfin l'homme que j'attendais. Il avait son habit et ses gants, il était prêt à sortir, je savais pour quel rendez-vous.
—Monsieur, me dit l'homme en jetant un regard inquiet sur la pendule, je ne m'appartiens pas aujourd'hui; aurai-je l'honneur de savoir ce qui me vaut votre visite?
—Je venais, Monsieur, vous demander une grâce que vous ne me refuserez pas.
—Une grâce, Monsieur! je serais heureux de pouvoir vous en accorder une: on m'en a demandé beaucoup, toujours en vain; c'est demander grâce au rocher qui tombe.
—En ce cas-là, vous avez dû souvent vous estimer bien malheureux.
—Malheureux comme le rocher. J'exerce, il est vrai, un cruel ministère; mais j'ai pour moi mon bon droit, le seul droit légitime qui n'ait pas été nié un seul instant dans notre époque.
—Vous avez raison, vous êtes une légitimité, une légitimité inviolable, Monsieur; et en bonne histoire, il faut remonter jusqu'à vous pour démontrer la légitimité.
—Oui, reprit l'homme, il est sans exemple qu'on ait jamais nié mon bon droit. Révolution, anarchie, empire, restauration, rien n'y a fait; mon droit est toujours resté à sa place, sans faire un pas ni en avant, ni en arrière. Sous mon glaive, la royauté a courbé la tête, puis le peuple, puis l'empire; tout a passé sous mon joug: moi seul je n'ai pas eu de joug; j'ai été plus fort que la loi, dont je suis la suprême sanction; la loi a changé mille fois, moi seul je n'ai pas changé une seule; j'ai été immuable comme le destin, et fort comme le devoir; je suis sorti de tant d'épreuves avec le cœur pur, les mains sanglantes, la conscience sans tache. Quels sont les juges qui en pourraient dire autant que moi, le bourreau? Mais, encore une fois, le temps nous presse: oserais-je vous demander ce que vous me voulez?
—J'ai toujours entendu dire, lui répondis-je, que le condamné qu'on mettait entre vos mains était à vous en propre et vous appartenait tout entier; je viens vous prier de m'en céder un à qui je tiens beaucoup.
—Vous savez, Monsieur, à quelles conditions la loi me les donne?
—Je le sais; mais, la loi satisfaite, il vous reste quelque chose, un tronc et une tête; c'est cela même que je voudrais vous acheter à tout prix.
—Si ce n'est que cela, Monsieur, le marché sera bientôt fait. Et de nouveau interrogeant l'heure:—Avant tout, me dit-il, permettez-moi de donner quelques ordres indispensables.
Il sonna rapidement, et à ses ordres deux hommes arrivèrent.—Tenez-vous prêts pour deux heures et demie, leur dit-il; soyez habillés décemment; il s'agit d'une femme, et nous ne pouvons lui montrer trop d'égards. Cela dit, les deux hommes se retirèrent; au même instant sa femme et sa fille vinrent lui dire adieu. Sa fille était déjà une personne de seize ans, qui l'embrassa en souriant, et lui disant: À revoir!—Nous t'attendrons pour dîner, reprit sa femme. Puis se rapprochant, et à voix basse:—Si elle a de beaux cheveux noirs, je te prie de me les mettre en réserve pour me faire un tour!
L'homme se retourna de mon côté:—Les cheveux sont-ils dans notre marché? dit-il.—Tout en est, répondis-je, le tronc, la tête, les cheveux, tout, jusqu'au son imbibé de sang.
Il embrassa sa femme en lui disant:—Ce sera pour une autre fois.
XXVIII.
LE LINCEUL.
L'heure allait sonner, la fête sanglante était attendue. Chacun avait fait ses petites dispositions pour être tout prêt à voir mourir celle qui allait mourir. Paris est ainsi bâti: vice ou vertu, innocence ou crime, il ne s'informe guère de la victime, pourvu qu'il y ait mort! Une minute d'agonie sur la place de Grève, de tous les spectacles gratis qu'on puisse donner à Paris, c'est le plus agréable. Pourtant cette horrible Grève a déjà bu tant de sang! Pendant que toute cette ville impitoyable se précipitait haletante et pressée au-devant du tombereau fatal, je regagnai le haut de la rue d'Enfer; je m'enfonçai pour la dernière fois dans ce quartier perdu, où l'on dirait que l'humanité parisienne a placé l'entrepôt de toutes les infamies et de toutes les misères; je repassai devant les Capucins où elle avait été, devant la Bourbe où elle n'était déjà plus, devant la riante maison du jeune charpentier; il n'était pas chez lui, ni lui ni sa fiancée; ils étaient allés voir tous les deux l'effet de la machine. On voyait encore dans la cour un vase qui avait contenu la couleur rouge avec laquelle on avait donné à l'échafaud une première et légère teinte de sang. Je passai devant la Salpêtrière; le jeune enfant et sa mère étaient occupés à tresser encore une corde, comme s'ils eussent compris qu'il fallait remplacer celle que le bourreau allait couper tantôt. À la barrière, je retrouvai le mendiant qui faisait le héros; le petit mendiant m'appela encore: Mon Dieu! Chose horrible! deux vieillards appuyés l'un sur l'autre se traînaient d'un pas boiteux pour voir au moins quelque chose du supplice: c'étaient le père et la mère d'Henriette! Ignorants et curieux, ils allaient, eux aussi, à cette fête où leur sang allait couler. En même temps, un majordome à l'air important arrivait dans une lourde voiture; je reconnus mon Italien. Je rencontrai ainsi presque tous les héros de mon livre; leur vie n'avait pas fait un seul pas; ils avaient deux ans de plus, voilà tout; et moi j'avais épuisé ma vie, j'avais perdu les dernières illusions de ma première jeunesse! Pour dernière promenade, j'allais attendre au cimetière de Clamart la livraison de mon marché du matin.
Il était deux heures; le soleil marchait lentement, et je suivais l'ombre allongée et poudreuse des peupliers de la grande route, lorsqu'au milieu d'une verte prairie j'aperçus une grande quantité de linge blanc étendu en plein air, sur des cordes attachées à des arbres; quelques femmes, agenouillées sur les bords du ruisseau voisin, faisaient retentir l'écho sous les coups multipliés de leurs battoirs; je me rappelai, et seulement alors, que je n'avais pas de linceul; je résolus d'en avoir un à tout prix. Je descendis dans la prairie; elle appartenait justement à ma petite Jenny; Jenny elle-même était assise sur une botte de foin destinée à son cheval, surveillant à la fois le linge étendu et le linge qui était au lavoir; du reste, toujours folle et bonne, et, de plus, enceinte de huit mois.
—Vous êtes bien triste! me dit-elle après le premier bonjour.—Tu trouves, Jenny? c'est que (j'ai besoin de toi) il me faut à l'instant même un grand linge pour ensevelir une pauvre fille qui se meurt.
—Elle se meurt! reprit Jenny; mais il y a peut-être encore de l'espoir; j'ai vu revenir de très-loin bien des jeunes filles que l'on croyait mortes, et qui se portent aussi bien que vous et moi.
—Pour elle seule, Jenny, pas d'espoir! À coup sûr, l'infortunée sera morte à quatre heures! Hâte-toi donc, le temps presse, donne-moi de quoi l'ensevelir.
Jenny me conduisit au milieu de ses cordages, et me montra son linge:—Ce n'est pas cela, lui dis-je; il me faut quelque chose de plus fin; une chemise de femme, par exemple: tu diras que tu l'as perdue, qu'on te l'a volée; Jenny, tu diras tout ce que tu voudras, je la remplacerai; mais il me la faut.
La bonne fille ne se le fit pas dire deux fois; elle me fit traverser tout son linge, et je ne trouvais rien qui fût à la taille d'Henriette: tantôt il y avait trop d'ampleur, tantôt c'était l'excès contraire; quelquefois le nom de la propriétaire m'arrêtait tout court; je voulais qu'à défaut d'un peu de terre consacrée, cette malheureuse fille eût au moins un chaste linceul. Jenny me suivait toujours, sans rien comprendre à mon humeur.
À la fin, suspendu aux branches d'un amandier de la prairie, et déjà tout couvert de la fleur purpurine, je découvris le plus joli linceul qui se pût imaginer. C'était une belle toile de batiste, blanche et souple comme le satin, ornée tout en bas et tout en haut d'une légère broderie, et tellement animée par le zéphyr printanier, que vous eussiez dit parfois qu'il y avait un corps de seize ans sous ce fin tissu.—Voilà ce que je cherche, dis-je à Jenny; voilà ce qu'il me faut; donne-le-moi, et je suis content.
Jenny hésitait. En effet, ce beau linge appartenait à une belle personne innocente et jeune comme un enfant, qui devait se marier dans huit jours.—Mais j'avais l'air si satisfait de ma rencontre, que la bonne Jenny ne s'opposa pas plus longtemps à mes désirs. J'enveloppai avec soin mon riche et chaste linceul, et je partais, lorsque revenant sur mes pas:
—Ce n'est pas tout, dis-je à Jenny; il me faut encore quelque chose, un linceul plus petit, une espèce de sac...
—C'est donc pour une femme en couches? me dit Jenny.
Je reculai épouvanté, comme si elle eût eu deviné mon secret:—Une femme en couches! qui te l'a dit, Jenny?
—Oui, reprit-elle, je vous comprends: un linceul pour la mère, un linceul pour l'enfant; et, jetant un regard sur sa taille rebondie, elle ajouta: C'est une bien triste mort!
—Hélas! oui, ma chère Jenny, une bien triste mort; on devrait ne pas tuer une femme qui vient d'être mère!
—Ou du moins, reprit Jenny, elle ne devrait mourir que lorsqu'elle n'a plus d'enfant à aimer.
J'ajoutai donc à mon premier linceul une taie d'oreiller à moi, sur laquelle ma tête avait si souvent, si délicieusement reposé.
Comme je m'éloignais, Jenny fit le signe de la croix, et murmura la prière pour les agonisants...
—Ainsi soit-il!—Amen!
XXIX.
CLAMART.
Clamart est un cimetière, si l'on veut; c'est un morceau de terre dans lequel on fait semblant d'enterrer quelque chose; le prêtre ne l'a pas béni. Pour tout monument funèbre, on a élevé à Clamart un amphithéâtre de dissection. Par hasard, on a planté là-dedans plusieurs croix qui sont tombées d'elles-mêmes. Jamais les prières des morts n'y retentissent, jamais une fleur n'y est jetée; si quelqu'un s'agenouille en ces lieux, il entend des voix invisibles qui hurlent à ses oreilles. Clamart, c'est le champ de repos des suppliciés; ils y reposent deux heures à peine, ou, pour mieux dire, ils ne font qu'un saut de l'échafaud à la table de dissection. Dans ce champ inhospitalier, la sépulture n'est qu'un vain simulacre, la bière du mort n'est qu'un prêt qu'on lui fait: enseveli à cinq heures, il est dépouillé à sept heures de son linceul, pour l'instruction des Dupuytren à venir. Nous sommes de singuliers curieux! Nous avons fait du crime humain le livre de la sibylle. Mais, parmi les crimes humains, la science nouvelle n'en veut guère qu'aux plus horribles crimes. À peine le bourreau a-t-il porté sur une tête sa main sanglante, que le médecin arrive pour compléter l'œuvre du premier exécuteur. Quiconque a été un parricide, un empoisonneur, un assassin, un traître à la patrie, a de droit sa place dans le Panthéon phrénologique. Nous voulons savoir quel poids avait son cœur, comment sa tête était conformée; nous gardons précieusement ses reliques. En revanche, nous enfermons sans tant d'apprêts le simple honnête homme dans sa tombe, et, ceci fait, nous l'abandonnons aux vers et à l'oubli.
Un seul fossoyeur est occupé dans le cimetière de Clamart; il creusait un trou dans le sable.
—Vous y allez nonchalamment, brave homme, et votre fosse n'est guère profonde, à ce qu'il me paraît.—J'y vais comme je puis, me répondit-il; quant à la fosse, m'est avis qu'elle sera toujours assez profonde pour ce qu'on en veut faire; et, d'ailleurs, le mort y resterait jusqu'à la fin du monde qu'il ne donnerait pas de contagion; d'ordinaire, nous n'avons pas de pestiférés ici, ce sont tous des gaillards aussi sains que vous et moi.
—Je vois que vous êtes content de votre place, mon brave, et que vous ne portez envie à personne.
—Ne porter envie à personne! Ah! que ne suis-je seulement fossoyeur surnuméraire au Père-La-Chaise! voilà un métier qui rapporte et qui amuse! Ce sont, chaque jour, des pour-boire et des évolutions militaires; c'est une suite non interrompue de mères désolées, de fils inconsolables et d'épouses en deuil! et ensuite, des monuments superbes, des fleurs à répandre, des saules pleureurs à tailler, des petits jardins à entretenir. À chaque instant, ces gens riches ont besoin de payer quelqu'un pour représenter dignement leur propre douleur. Voilà sans doute un métier bien supportable.» Disant ces mots, il donnait un coup de bêche, puis il reprenait: «Et ici, au contraire, dans ce maudit lieu, rien; pas un petit convoi, pas un parent qui pleure, pas un bouquet à vendre! pour tout visage, des valets de bourreau qui à peine vous paient à boire. Triste métier! j'aimerais autant être gendarme ou commis de l'octroi.» Et il s'arrêtait sur sa bêche, dans l'attitude d'un honnête cultivateur qui voit s'achever une longue journée d'été.
—Il me faut cependant une fosse profonde, repris-je d'un air impérieux: six pieds; creuse toujours, et tu auras, cela fait, un bon pour-boire.
—Six pieds pour un supplicié! vous n'y pensez guère; il faudrait une heure avant de le déterrer ce soir.
—Six pieds tout autant! le cadavre m'appartient!
—Raison de plus, mon bourgeois, si le cadavre est à vous, reprenait le fossoyeur; puis, retournant la tête: Il se fait tard, dit-il, ils ne peuvent manquer d'arriver bientôt.
En effet, je vis de loin venir lentement une lourde charrette; un voiturier à pied la conduisait; deux hommes étaient assis sur la banquette de devant, les bras croisés; on les eût pris pour deux garçons bouchers arrivant de l'abattoir. Au milieu de la charrette on pouvait distinguer confusément quelque chose de rouge et représentant grossièrement un corps humain; c'était le panier destiné à recevoir le cadavre du condamné, quand justice est faite.
Arrivé à la porte du cimetière, un des hommes mit pied à terre; le fossoyeur, la casquette à la main, vint pour l'aider; pendant que l'homme qui était resté sur la charrette tenait la corbeille, les deux autres la recevaient dans leurs bras; le fardeau était moins lourd qu'embarrassant; ils le laissèrent maladroitement tomber à mes pieds; la terre fut arrosée de quelques gouttelettes sanglantes; j'étais assis à moitié contre la borne, et je voyais tout cela confusément comme dans un songe.
Un des valets s'approcha de moi:
—C'est vous, me dit-il, que j'ai vu ce matin chez Monsieur?
—Moi-même; que me voulez-vous?
—Comme vous avez réclamé le corps de la condamnée, Monsieur a pensé que vous étiez peut-être son parent, et que vous ne voudriez pas qu'elle mourût insolvable; il m'a donc chargé de vous remettre la petite note que voici:
Je pris la petite note; elle était faite comme toutes les autres petites notes, comme une note d'épicier ou de marchande de modes, sur de beau papier blanc, en belle écriture; je la lus lentement, en homme qui voulait bien payer, mais qui ne voulait pas être trompé.
Voici la note littéralement copiée:
| fr. c. | |
| Pour placement, et déplacement de la guillotine, à Prosper le charpentier | 50 » |
| Pour une course en voiture du Palais-de-Justice à la Grève. | 6 » |
| Pour avoir fait aiguiser le couteau à neuf, et réparations amicales | 2 » |
| Une chandelle pour graisser la rainure | » 30 |
| ——— | |
| À reporter | 58 30 |
| Report | 58 30 |
| Pour le son dans le sac | » 20 |
| À Monsieur, pour son droit | 200 » |
| Au premier valet | 20 » |
| Pour trois petits verres que nous allons boire à la santé de la défunte | » 30 |
| Le corps entier | 60 » |
| ——— | |
| Total | 338 80 |
| Pour acquit. |
Voilà tout le compte? demandai-je au premier valet.
—C'est au plus juste, me dit-il; vous ne payez pas un sou de plus que la ville de Paris; du moins, aurez-vous la consolation de savoir que la défunte n'est pas morte aux frais du gouvernement.
Mais je relus le compte:—Il y a trois francs de trop à votre bénéfice, Monsieur, repris-je en faisant la preuve.
Je payai comme s'il n'y avait pas eu d'erreur.
Puis je fis l'inventaire de la corbeille rouge; le valet l'ouvrit; il en sortit d'abord une tête épuisée de sang, les cheveux coupés et tranchés comme par un rasoir; la bouche était contractée horriblement; l'œil était éteint, et cependant il semblait vous regarder encore; la convulsion avait été si forte que les mâchoires n'étaient plus parallèles; de sorte que cette bouche, si remplie de sourires et de mille grâces, était fermée d'un côté et horriblement ouverte de l'autre.
—Malheureuse! elle a dû bien souffrir!
—Mais, pas absolument, me répondit le second valet, qui tenait le haut de l'enveloppe; nous avons eu pour elle mille égards dès qu'elle nous a été livrée; nous l'avons fait asseoir un instant; nous avons coupé, avec des ciseaux neufs, ses longs cheveux noirs; puis, sans la faire languir, nous l'avons portée jusqu'à la charrette, et je vous assure que c'était un fardeau bien léger.
—Vous l'avez portée! elle était donc bien tremblante? Pauvre femme! la tuer ainsi, si jeune et si belle!
—Oui, Monsieur, fort belle, en vérité. On disait qu'elle avait été une fille de joie, mais il n'y paraissait pas, tant elle était timide, réservée, tremblante. Elle portait une robe de laine noire dont le haut se terminait à ses épaules; un petit fichu de crêpe couvrait son cou; cette femme avait les épaules très-fines, le sein très-beau, le cou très-blanc.
—Ajoute aussi qu'elle avait des mains charmantes, reprit l'autre valet; c'est moi qui les ai attachées; des mains douces, fines et blanches; et des pieds! je les ai attachés aussi, mais simplement pour la forme: j'aurais eu peur de la blesser. C'était là une parfaitement belle créature, à tout prendre.
—Et cependant, cette belle créature vous l'avez tuée impitoyablement....
—Nous avons fait pour elle tout ce que nous pouvions faire, reprit le premier valet; nous l'avons soutenue, nous lui avons caché l'échafaud: aussi est-elle morte avec honneur.
—Et, avant de mourir, n'a-t-elle demandé personne?
—Personne; seulement, en sortant de la prison et pendant tout le chemin, qui a été long, elle a regardé plusieurs fois autour d'elle d'un air inquiet et comme si elle s'attendait à trouver une connaissance dans la foule.
—Oui, reprit l'autre; et quand elle n'a vu personne, elle a dit tout bas: Charlot, Charlot! puis elle a poussé un profond soupir; et je n'ai pu m'empêcher de rire quand j'ai vu mon maître se retourner au nom de Charlot: il croyait qu'on l'appelait.
Je mis fin à cette conversation:—Laissez-moi, laissez-moi, dis-je aux deux bourreaux; donnez-moi le corps, et partez.
Le corps était sorti à moitié du panier rouge, l'autre moitié en fut tirée... toute nue!
Le fossoyeur approcha la bière près du cadavre:—Maître, dit-il, je reviens dans un instant; je vais boire la goutte avec ces messieurs, et je reviens.
Alors je déployai mon double linceul. Je pris à deux mains cette tête tranchée, je la parai de ses beaux cheveux noirs, j'enfonçai tête et cheveux dans ma taie d'oreiller, et je plaçai l'oreiller à l'extrémité du cercueil.
Restait le corps. Mais comment donc l'ensevelir à moi tout seul? Sylvio était déjà là près de moi. Bon Sylvio! Il leva de ses deux mains courageuses ce pauvre corps décapité; moi, je portais ces deux pieds blancs et froids comme la neige. Hélas! le sang et le lait coulaient à la fois de ce beau corps. Nous posâmes le cadavre dans la chemise blanche, transparent linceul, qui couvrait à peine ces deux mains doucement effilées; mais cependant les épaules étaient entièrement couvertes, et même il restait assez de cou pour qu'on pût attacher le nœud qui devait fixer ce vêtement funèbre.
De vieilles femmes, de jeunes femmes, toutes les femmes de l'endroit avaient fait irruption dans le cimetière, et nous regardaient faire, moi et Sylvio.
—Sainte Vierge! s'écria l'une d'elles, n'est-ce pas un meurtre de voir de si beau linge jeté dans la terre comme un cadavre?
—Encore si c'était dans une terre bénite! disait une autre.
—Vous verrez qu'une guillotinée aura des chemises plus neuves qu'une chrétienne! reprenait une troisième.
Parmi toutes ces femmes il y avait un homme gros, fleuri, à la voix douce et flûtée, un philosophe, un beau parleur; cet homme se tenait sur le bord de la fosse, aussi attentif à tout voir qu'à tout entendre. Il était si calme, si tranquille, si curieux, si à l'aise, à cette place! Entre autres observations, il en fit une qui était atroce et dont je me souviens maintenant. Je venais de fixer le linceul d'une main tremblante, et je disais tout bas un dernier adieu à mes tristes amours; lui, cependant, il expliquait à ces femmes comment ces chemises de femme sans col étaient plus favorables que les nôtres à une exécution.—La toilette est plus vite faite, disait-il; le bourreau n'est pas obligé de couper la chemise de la condamnée, et vous pensez que ce doit être terrible, ces ciseaux froids qui grincent derrière ce cou que l'on va trancher tout à l'heure. Puis, remarquant les grosses larmes qui roulaient dans mes yeux:—Peines de cœur, reprit-il en haussant légèrement les épaules; que les hommes sont insensés! J'ai été dix ans de la musique de Saint-Pierre à Rome; j'ai été maître de chapelle à Florence; j'ai été premier chanteur sur le théâtre de la Scala, à Milan; j'ai partagé les plus brillantes passions qui aient enflammé les belles Italiennes; j'ai parcouru Venise sous le domino rose et sous le masque noir du carnaval; j'ai vu des femmes mourir pour leurs amours, et je n'ai pas senti une fois cette folle passion qu'on appelle l'amour.
Disant ces mots, notre homme se retranchait derrière la haie fleurie de son égoïsme.
Les femmes le regardaient avec horreur; et pardieu! vous n'aurez pas de peine à le croire: cet homme si heureux, si fleuri, c'était un soprano napolitain!
Ainsi donc, dans tout le cours de ce récit, nulle horreur ne devait m'être épargnée, pas même la consolation d'un soprano!
Quand tout fut en ordre dans le cercueil, la tête à sa place, au haut du corps, et comme si rien n'eût été tranché, Sylvio referma la bière; et ceci fait, tous les deux nous faisions sentinelle sur le bord de la fosse, les bras croisés, car le fossoyeur n'arrivait pas. Cependant la nuit descendait lentement, le ciel se colorait de ces légères teintes si vives et si calmes qui terminent un beau jour. Tout là-bas, à mes pieds, Paris, cette même ville qui venait d'immoler sans pitié cette jeune femme couchée là, se préparait sans remords à ses fêtes, à ses plaisirs, à ses concerts, à ses danses, à ses amours de chaque soir. Où donc es-tu, ma pauvre Henriette? Où s'est donc envolée, non pas ton âme, mais ta beauté? Où donc se repose maintenant ton dernier sourire? Pauvre enfant! à cette heure, la place de ton vice et de ta beauté est déjà prise. D'autres femmes, d'autres vices de vingt ans, t'ont remplacée dans l'amour et l'admiration des hommes. Nul ne se souvient plus déjà, pas même les vieillards à la tête chenue à qui tu faisais l'aumône de ton amour, de toute cette jeunesse qui a brillé, qui a passé comme l'éclair! pas un ne sait plus même ton nom! On ne dit même pas, en parlant de toi: elle est morte! on l'a tuée! car on ne sait même pas si tu es morte; on ne sait pas si c'est une femme qui a été immolée aujourd'hui. Eux cependant, les heureux de ce monde, les ingrats, ils se livrent à de nouvelles victimes qu'ils écraseront avec le même sang-froid impitoyable. Oh! morte ainsi! morte pour eux et par eux! morte parce qu'elle était belle, pauvre et faible, et parce qu'elle s'est vengée! morte assassinée par cette ville qui l'a corrompue! Morte quand elle n'a plus eu à donner que son sang à cette ville infâme, qui lui avait pris son innocence et sa beauté! Morte pour qui? et par qui? juste ciel!
Oui, ce moment d'attente sur le bord de cette fosse fut un moment cruel. Ces tristes souvenirs m'assiégeaient en foule, à côté de ce cadavre. Toutes ces apparitions décevantes ou terribles repassaient devant moi avec un sourire ou une malédiction. J'étais la proie d'un horrible cauchemar. Je revoyais d'un coup d'œil toute cette histoire moitié vice et moitié vertu, où la vérité l'emporte sur la fiction, où le royal lambeau de pourpre est attaché sans grâce au plus vil haillon. Quel rêve affreux et sans fin j'avais fait là!
La nuit était tombée tout à fait quand revint le fossoyeur; il était à moitié ivre et il fredonnait une chanson bachique. Il fut très-étonné de nous retrouver à cette même place, mais cependant il se mit à l'œuvre. La bière fut descendue dans la fosse; la terre tomba sur ce bois sonore qui jeta un cri plaintif; peu à peu le bruit allait en s'affaiblissant.—Courage! dis-je au fossoyeur; il nous faut dans ce trou beaucoup de terre! Et pour mieux m'obéir, le brave homme se mit à danser sur la fosse, en reprenant sa chanson: J'aime mieux boire!
En ce moment nous étions seuls, Sylvio et moi; les curieux, n'ayant plus rien à voir, étaient partis.—Je m'enhardis jusqu'à me mettre à genoux. Je cherchai dans mon cœur quelque sainte prière, mais en vain. À peine pouvais-je retrouver quelques-unes de ces paroles consacrées à ceux qui ne sont plus:—De profundis clamavi ad te, et le fossoyeur répondait en faux-bourdon: J'aime mieux boire!
Sylvio m'arracha violemment à cette terrible scène:—Adieu, Henriette, adieu la fille de joie, mon cher et innocent amour! Je reviendrai demain.
Le lendemain, je revins seul, ma tête pleine de prières, mon cœur plein de pitié, mes yeux pleins de larmes, mes mains pleines de fleurs; mais arrivé à cette même place où se voyaient encore quelques gouttes de sang, il n'y avait déjà plus de tombe. Cette fosse vide et à demi comblée avait lâché sa proie; l'École de Médecine avait volé le cadavre; le fossoyeur, à jeun, avait repris, pour le revendre à un autre condamné, ce cercueil banal; les femmes de l'endroit s'étaient battues à qui aurait le linceul, pour se parer, vivantes, de ce vêtement de la mort; la taie d'oreiller était échue au soprano napolitain; une autre fille de joie avait déjà acheté, pour en parer sa tête chauve, ces beaux cheveux noirs.—Rien n'était plus.
Ce dernier outrage, ou plutôt ce dernier supplice, après le dernier supplice, me parut horrible. Pour la dernière fois que cette pauvre fille échappait à ma pitié, ce fut la plus affreuse. À présent il m'était impossible de retrouver d'elle, même un lambeau! En ce moment, je m'avouai vaincu sans retour. À force de sang-froid, de persévérance et de triste courage, je l'avais suivie jusqu'au bout dans son sentier funeste de candeur et de vices, de fleurs et d'épines; mais, arrivé là, je perdais sa trace sans retour. J'avais pu la disputer à la corruption, à la maladie, à la misère, à la prostitution, au bourreau, au fossoyeur.... je l'aurais disputée aux vers du tombeau; mais allez donc l'arracher au scalpel du chirurgien! Eh! malheureux! n'as-tu pas voulu aussi la disputer au nouvel art poétique de ton pays!
Ainsi, je gardai pour moi mes prières inutiles, je refoulai ma douleur dans mon cœur; le vent du matin sécha dans mes yeux ma dernière larme; je jetai loin de moi ces fleurs que j'apportais sur cette tombe vide. Et voilà pourtant, malheureux que tu es, m'écriai-je dans mon désespoir, ce que tu as gagné à courir après l'horrible: plus d'espérance dans ton âme, plus de larmes dans tes yeux, plus de fleurs dans tes mains, plus rien même dans ce tombeau!
TABLE DES MATIÈRES.
PRÉFACE.
I. La Barrière du Combat.
II. Le Bon Lapin.
III. Les Systèmes.
IV. La Morgue.
V. La Soirée Médicale.
VI. La Quêteuse.
VII. La Vertu.
VIII. Traité de la Laideur morale.
IX. L'Inventaire.
X. Poésie.
XI. Jenny.
XII. L'Homme-Modèle.
XIII. Le Père et la Mère.
XIV. Les Mémoires d'un Pendu.
XV. Le Pal.
XVI. Les Capucins.
XVII. Le Retour.
XVIII. Lupanar.
XIX. Sylvio.
XX. La Cour d'assises.
XXI. Le Cachot.
XXII. Le Geôlier.
XXIII. La Salpêtrière.
XXIV. Le Baiser.
XXV. Le dernier Jour d'un Condamné.
XXVI. La Bourbe.
XXVII. Le Bourreau.
XXVIII. Le Linceul.
XXIX. Clamart.