L'Arcadie; suivie de La pierre d'Abraham
L’ARCADIE
Ce livre n’offre que le commencement d’une sorte d’épopée que Bernardin de Saint-Pierre n’a pas achevée ; ce premier fragment serait mieux nommé les Gaules. Le lecteur remarquera sans peine le rapport de ces pages avec celles du Télémaque, qui les a inspirées. Châteaubriand, dans les Martyrs, a animé de même toute cette mythologie par le contraste de ses peintures admirables des hommes et des choses dont le christianisme se glorifie.
Un peu avant l’équinoxe d’automne, Tirtée, berger d’Arcadie, faisait paître son troupeau sur une croupe du mont Lycée qui s’avance le long du golfe de Messénie. Il était assis sous des pins, au pied d’une roche, d’où il considérait au loin la mer agitée par les vents du midi. Ses flots, couleur d’olive, étaient blanchis d’écume qui jaillissait en gerbes sur toutes ses grèves. Des bateaux de pêcheurs, paraissant et disparaissant tour à tour entre les lames, hasardaient, en s’échouant sur le rivage, d’y chercher leur salut, tandis que de gros vaisseaux à la voile, tout penchés par la violence du vent, s’en éloignaient dans la crainte du naufrage. Au fond du golfe, des troupes de femmes et d’enfants levaient les mains au ciel, et jetaient de grands cris à la vue du danger que couraient ces pauvres mariniers, et des longues vagues qui venaient du large se briser en mugissant sur les rochers de Sténiclaros. Les échos du mont Lycée répétaient de toutes parts leurs bruits rauques et confus avec tant de vérité, que Tirtée parfois tournait la tête, croyant que la tempête était derrière lui, et que la mer brisait au haut de la montagne. Mais les cris des foulques et des mouettes qui venaient, en battant des ailes, s’y réfugier, et les éclairs qui sillonnaient l’horizon, lui faisaient bien voir que la sécurité était sur la terre, et que la tourmente était encore plus grande au loin qu’elle ne paraissait à sa vue. Tirtée plaignait le sort des matelots, et bénissait celui des bergers, semblable en quelque sorte à celui des dieux, puisqu’il mettait le calme dans son cœur et la tempête sous ses pieds. Pendant qu’il se livrait à la reconnaissance envers le ciel, deux hommes d’une belle figure parurent sur le grand chemin qui passait au-dessous de lui, vers le bas de la montagne. L’un était dans la force de l’âge, et l’autre encore dans sa fleur. Ils marchaient à la hâte, comme des voyageurs qui se pressent d’arriver. Dès qu’ils furent à la portée de la voix, le plus âgé demanda à Tirtée s’ils n’étaient pas sur la route d’Argos. Mais le bruit du vent dans les pins l’empêchant de se faire entendre, le plus jeune monta vers ce berger, et lui cria :
« Mon père, ne sommes-nous pas sur la route d’Argos ?
— Mon fils, lui répondit Tirtée, je ne sais point où est Argos. Vous êtes en Arcadie, sur le chemin de Tégée ; et ces tours que vous voyez là-bas, sont celles de Bellémine. »
Pendant qu’ils parlaient, un barbet jeune et folâtre, qui accompagnait cet étranger, ayant aperçu dans le troupeau une chèvre toute blanche, s’en approcha pour jouer avec elle ; mais la chèvre, effrayée à la vue de cet animal dont les yeux étaient tout couverts de poils, s’enfuit vers le haut de la montagne, où le barbet la poursuivit. Ce jeune homme rappela son chien, qui revint aussitôt à ses pieds, baissant la tête et remuant la queue ; il lui passa une laisse autour du cou ; et, priant le berger de l’arrêter, il courut lui-même après la chèvre qui s’enfuyait toujours : mais son chien le voyant partir, donna une si rude secousse à Tirtée, qu’il lui échappa avec la laisse, et se mit à courir si vite sur les pas de son maître, que bientôt on ne vit plus ni la chèvre, ni le voyageur, ni son chien.
L’étranger, resté sur le grand chemin, se disposait à aller vers son compagnon, lorsque le berger lui dit :
« Seigneur, le temps est rude, la nuit s’approche, la forêt et la montagne sont pleines de fondrières où vous pourriez vous égarer. Venez prendre un peu de repos dans ma cabane, qui n’est pas loin d’ici. Je suis bien sûr que ma chèvre, qui est fort privée, y reviendra d’elle-même, et y ramènera votre ami, s’il ne la perd point de vue. »
En même temps, il joua de son chalumeau, et le troupeau se mit à défiler, par un sentier, vers le haut de la montagne. Un grand bélier marchait à la tête de ce troupeau ; il était suivi de six chèvres dont les mamelles pendaient jusqu’à terre ; douze brebis accompagnées de leurs agneaux déjà grands, venaient après ; une ânesse avec son ânon fermaient la marche.
L’étranger suivit Tirtée sans rien dire. Ils montèrent environ six cents pas, par une pelouse découverte, parsemée çà et là de genêts et de romarins ; et comme ils entraient dans la forêt de chênes qui couvre le haut du mont Lycée, ils entendirent les aboiements d’un chien ; bientôt après, ils virent venir au-devant d’eux le barbet, suivi de son maître, qui portait la chèvre blanche sur ses épaules. Tirtée dit à ce jeune homme :
« Mon fils, quoique cette chèvre soit la plus chérie de mon troupeau, j’aimerais mieux l’avoir perdue, que de vous avoir donné la fatigue de la reprendre à la course : mais vous vous reposerez, s’il vous plaît, cette nuit chez moi ; et demain, si vous voulez vous mettre en route, je vous montrerai le chemin de Tégée, d’où on vous enseignera celui d’Argos. Cependant, seigneurs, si vous m’en croyez l’un et l’autre, vous ne partirez point demain d’ici. C’est demain la fête de Jupiter, au mont Lycée. On s’y rassemble de toute l’Arcadie et d’une grande partie de la Grèce. Si vous y venez avec moi, vous me rendrez plus agréable à Jupiter quand je me présenterai à son autel, pour l’adorer, avec des hôtes. »
Le jeune étranger répondit :
« O bon berger ! nous acceptons volontiers votre hospitalité pour cette nuit ; mais demain, dès l’aurore, nous continuerons notre route pour Argos. Depuis longtemps nous luttons contre la mer, pour arriver à cette ville fameuse dans toute la terre, par ses temples, par ses palais, et par la demeure du grand Agamemnon. »
Après avoir ainsi parlé, ils traversèrent une partie de la forêt du mont Lycée vers l’orient, et ils descendirent dans un petit vallon abrité des vents. Une herbe molle et fraîche couvrait les flancs de ses collines. Au fond, coulait un ruisseau appelé Achéloüs, qui allait se jeter dans le fleuve Alphée, dont on apercevait au loin, dans la plaine, les îles couvertes d’aulnes et de tilleuls. Le tronc d’un vieux saule renversé par le temps, servait de pont à l’Achéloüs, et ce pont n’avait pour garde-fous que de grands roseaux, qui s’élevaient à sa droite et à sa gauche : mais le ruisseau, dont le lit était semé de rochers, était si facile à passer à gué, et on faisait si peu d’usage de son pont, que des convolvulus le couvraient presque en entier de leurs festons de feuilles en cœur et de fleurs en cloches blanches.
A quelque distance de ce pont, était l’habitation de Tirtée. C’était une petite maison couverte de chaume, bâtie au milieu d’une pelouse. Deux peupliers l’ombrageaient du côté du couchant. Du côté du midi, une vigne en entourait la porte et les fenêtres de ses grappes pourprées et de ses pampres déjà colorés de feu. Un vieux lierre la tapissait au nord, et couvrait de son feuillage toujours vert une partie de l’escalier qui conduisait par dehors à l’étage supérieur.
Dès que le troupeau s’approcha de la maison, il se mit à bêler, suivant sa coutume. Aussitôt, on vit descendre par l’escalier une jeune fille, qui portait sous son bras un vase à traire le lait. Sa robe était de laine blanche ; ses cheveux châtains étaient retroussés sous un chapeau d’écorce de tilleul ; elle avait les bras et les pieds nus, et pour chaussure, des soques, suivant l’usage des filles d’Arcadie. A sa taille, on l’eût prise pour une nymphe de Diane ; à son vase, pour la naïade du ruisseau ; mais à sa timidité, on voyait bien que c’était une bergère. Dès qu’elle aperçut des étrangers, elle baissa les yeux et se mit à rougir.
Tirtée lui dit :
« Cyanée, ma fille, hâtez-vous de traire vos chèvres et de nous préparer à manger, tandis que je ferai chauffer de l’eau pour laver les pieds de ces voyageurs que Jupiter nous envoie. »
En attendant, il pria ces étrangers de se reposer au pied de la vigne, sur un banc de gazon. Cyanée, s’étant mise à genoux sur la pelouse, tira le lait des chèvres qui s’étaient rassemblées autour d’elle, et quand elle eut fini, elle conduisit le troupeau dans la bergerie, qui était à un bout de la maison. Cependant, Tirtée fit chauffer de l’eau, vint laver les pieds de ses hôtes ; après quoi il les invita d’entrer.
Il faisait déjà nuit : mais une lampe suspendue au plancher, et la flamme du foyer placé, suivant l’usage des Grecs, au milieu de l’habitation, en éclairaient suffisamment l’intérieur. On y voyait accrochées aux murs, des flûtes, des panetières, des houlettes, des formes à faire des fromages ; et sur des planches attachées aux solives, des corbeilles de fruits, et des terrines pleines de lait. Au-dessus de la porte d’entrée, était une petite statue de terre de la bonne Cérès ; et sur celle de la bergerie, la figure du dieu Pan, faite d’une racine d’olivier.
Dès que les voyageurs furent introduits, Cyanée mit la table, et servit des choux verts, des pains de froment, un pot rempli de vin, un fromage à la crème, des œufs frais, et des secondes figues de l’année, blanches et violettes. Elle approcha de la table quatre siéges de bois de chêne. Elle couvrit celui de son père d’une peau de loup, qu’il avait tué lui-même à la chasse. Ensuite, étant montée à l’étage supérieur, elle en descendit avec deux toisons de brebis ; mais pendant qu’elle les étendait sur les siéges des voyageurs, elle se mit à pleurer. Son père lui dit :
« Ma chère fille, serez-vous toujours inconsolable de la perte de votre mère ? et ne pourrez-vous jamais rien toucher de tout ce qui a été à son usage, sans verser des larmes ? »
Cyanée ne répondit rien ; mais se tournant vers la muraille, elle s’essuya les yeux. Tirtée fit une prière et une libation à Jupiter hospitalier ; et faisant asseoir ses hôtes, ils se mirent tous à manger en gardant un profond silence.
Quand les mets furent desservis, Tirtée dit aux deux voyageurs :
« Mes chers hôtes, si vous fussiez descendus chez quelque autre habitant de l’Arcadie, ou si vous fussiez passés ici il y a quelques années, vous eussiez été beaucoup mieux reçus. Mais la main de Jupiter m’a frappé. J’ai eu sur le coteau voisin un jardin qui me fournissait, dans toutes les saisons, des légumes et d’excellents fruits : il est maintenant confondu dans la forêt. Ce vallon solitaire retentissait du mugissement de mes bœufs. Vous n’eussiez entendu, du matin au soir, dans ma maison, que des chants d’allégresse et des cris de joie. J’ai vu, autour de cette table, trois garçons et quatre filles. Le plus jeune de mes fils était en état de conduire un troupeau de brebis. Ma fille Cyanée habillait ses petites sœurs, et leur tenait déjà lieu de mère. Ma femme, laborieuse et encore jeune, entretenait toute l’année, autour de moi, la gaieté, la paix et l’abondance. Mais la perte de mon fils aîné a entraîné celle de presque toute ma famille. Il aimait, comme un jeune homme, à faire preuve de sa légèreté, en montant au haut des plus grands arbres. Sa mère, à qui de pareils exercices causaient une frayeur extrême, l’avait prié plusieurs fois de s’en abstenir. Je lui avais prédit qu’il lui en arriverait quelque malheur. Hélas ! les dieux m’ont puni de mes prédictions indiscrètes, en les accomplissant. Un jour d’été que mon fils était dans la forêt à garder les troupeaux avec ses frères, le plus jeune d’entre eux eut envie de manger des fruits d’un merisier sauvage. Aussitôt, l’aîné monta dans l’arbre pour en cueillir, et quand il fut au sommet, qui était très élevé, il aperçut sa mère aux environs, qui, le voyant à son tour, jeta un cri d’effroi et se trouva mal. A cette vue, la peur ou le repentir saisit mon malheureux fils ; il tomba. Sa mère, revenue à elle aux cris de ses enfants, accourut vers lui : en vain elle essaya de le ranimer dans ses bras ; l’infortuné tourna les yeux vers elle, prononça son nom et le mien, et expira. La douleur dont mon épouse fut saisie la mena en peu de jours au tombeau. La plus tendre union régnait entre mes enfants, et égalait leur affection pour leur mère. Ils moururent tous du regret de sa perte, et de celle les uns des autres. Avec combien de peine n’ai-je pas conservé celle-ci !… »
Ainsi parla Tirtée, et, malgré ses efforts, des pleurs inondèrent ses yeux. Cyanée se jeta au cou de son père, et mêlant ses larmes aux siennes, elle le pressait dans ses bras sans pouvoir parler. Tirtée lui dit :
« Cyanée, ma chère fille, mon unique consolation, cesse de t’affliger. Nous les reverrons un jour : ils sont avec les dieux. »
Il dit, et la sérénité reparut sur son visage et sur celui de sa fille. Elle versa, d’un air tranquille, du vin dans toutes les coupes ; puis, prenant un fuseau avec une quenouille chargée de laine, elle vint s’asseoir auprès de son père, et se mit à filer en le regardant et en s’appuyant sur ses genoux.
Cependant les deux voyageurs fondaient en larmes. Enfin, le plus jeune, prenant la parole, dit à Tirtée :
« Quand nous aurions été reçus dans le palais et à la table d’Agamemnon, au moment où, couvert de gloire, il reverra sa fille Iphigénie et son épouse Clytemnestre, qui soupirent depuis si longtemps après son retour, nous n’aurions pu ni voir ni entendre des choses aussi touchantes que celles dont nous sommes spectateurs. O bon berger ! il faut l’avouer, vous avez éprouvé de grands maux ; mais si Céphas que vous voyez, qui a voyagé, voulait vous entretenir de ceux qui accablent les hommes par toute la terre, vous passeriez la nuit à l’entendre et à bénir votre sort. Que d’inquiétudes vous sont inconnues au milieu de ces retraites paisibles ! Vous y vivez libre ; la nature fournit à tous vos besoins ; l’amour paternel vous rend heureux, et une religion douce vous console de toutes vos peines. »
Céphas, prenant la parole, dit à son jeune ami :
« Mon fils, racontez-nous vos propres malheurs : Tirtée vous écoutera avec plus d’intérêt qu’il ne m’écouterait moi-même. Dans l’âge viril, la vertu est souvent le fruit de la raison ; mais dans la jeunesse, elle est toujours celui du sentiment. »
Tirtée, s’adressant au jeune étranger, lui dit :
« A mon âge, on dort peu. Si vous n’êtes pas trop pressé du sommeil, j’aurai bien du plaisir a vous entendre. Je ne suis jamais sorti de mon pays ; mais j’aime et j’honore les voyageurs. Ils sont sous la protection de Mercure et de Jupiter. On apprend toujours quelque chose d’utile avec eux. Pour vous, il faut que vous ayez éprouvé de grands chagrins dans votre patrie pour avoir quitté si jeune vos parents, avec lesquels il est si doux de vivre et de mourir.
— Quoiqu’il soit difficile, lui répondit ce jeune homme, de parler toujours de soi avec sincérité, vous nous avez fait un si bon accueil, que je vous raconterai volontiers toutes mes aventures, bonnes ou mauvaises. »
Je m’appelle Amasis. Je sois né à Thèbes en Égypte, d’un père riche. Il me fit élever par les prêtres du temple d’Osiris. Ils m’enseignèrent toutes les sciences dont l’Égypte s’honore : la langue sacrée, par laquelle on communique avec les siècles passés ; et la langue grecque, qui nous sert à entretenir des relations avec les peuples de l’Europe. Mais ce qui est au-dessus des sciences et des langues, ils m’apprirent à être juste, à dire la vérité, à ne craindre que les dieux, et à préférer à tout la gloire qui s’acquiert par la vertu.
Ce dernier sentiment crût en moi avec l’âge. On ne parlait depuis longtemps en Égypte que de la guerre de Troie. Les noms d’Achille, d’Hector, et des autres héros, m’empêchaient de dormir. J’aurais acheté un seul jour de leur renommée par le sacrifice de toute ma vie. Je trouvais heureux mon compatriote Memnon, qui avait péri sous les murs de Troie, et pour lequel on construisait à Thèbes un superbe tombeau. Que dis-je ? j’aurais donné volontiers mon corps pour être changé dans la statue d’un héros, pourvu qu’on m’eût exposé sur une colonne à la vénération des peuples.
Je résolus donc de m’arracher aux délices de l’Égypte, et aux douceurs de la maison paternelle, pour acquérir une grande réputation. Toutes les fois que je me présentais devant mon père :
« Envoyez-moi au siége de Troie, lui disais-je, afin que je me fasse un nom illustre parmi les hommes. Vous avez mon frère aîné qui reste auprès de vous. Si vous vous opposez toujours à mes désirs dans la crainte de me perdre, sachez que, si j’échappe à la guerre, je n’échapperai pas au chagrin. »
En effet, je dépérissais à vue d’œil ; je fuyais toute la société, et j’étais si solitaire qu’on m’en avait donné le surnom de Monéros. Mon père voulut en vain combattre un sentiment qui était le fruit de l’éducation qu’il m’avait donnée.
Un jour il me présenta à Céphas, en m’exhortant à suivre ses conseils. Quoique je n’eusse jamais vu Céphas, une sympathie secrète m’attacha d’abord à lui. Ce respectable ami ne chercha point à combattre ma passion favorite ; mais pour l’affaiblir, il lui fit changer d’objet.
« Vous aimez la gloire, me dit-il ; c’est ce qu’il y a de plus doux dans le monde, puisque les dieux en ont fait leur partage. Mais comment comptez-vous l’acquérir au siége de Troie ? Quel parti prendrez-vous, des Grecs ou des Troyens ? la justice est pour la Grèce ; la pitié et le devoir pour Troie. Vous êtes Asiatique[1] : combattrez-vous en faveur de l’Europe contre l’Asie ? Porterez-vous les armes contre Priam, ce père et ce roi infortuné, près de succomber avec sa famille et son empire, sous le fer des Grecs ? D’un autre côté, prendrez-vous la défense du ravisseur Pâris et de la coupable Hélène, contre Ménélas son époux ? Il n’y a point de véritable gloire sans justice. Mais quand un homme libre pourrait démêler dans les querelles des rois le parti le plus juste, croyez-vous que ce serait à le suivre que consiste la plus grande gloire qu’on puisse acquérir ? Quels que soient les applaudissements que les victorieux reçoivent de leurs compatriotes, croyez-moi, le genre humain sait bien les mettre un jour à leur place. Il n’a placé qu’au rang des héros et des demi-dieux ceux qui n’ont exercé que la justice ; comme Thésée, Hercule, Pirithoüs, etc… Mais il a élevé au rang des dieux ceux qui ont été bienfaisants ; tels sont Isis, qui donna des lois aux hommes ; Osiris, qui leur apprit les arts de la navigation ; Apollon, la musique ; Mercure, le commerce ; Pan, à conduire des troupeaux ; Bacchus, à planter la vigne ; Cérès, à faire croître le blé. Je suis né dans les Gaules, continua Céphas ; c’est un pays naturellement bon et fertile, mais qui, faute de civilisation, manque de la plupart des choses nécessaires au bonheur. Allons y porter les arts et les plantes utiles de l’Égypte, une religion humaine et des lois sociales : nous en rapporterons peut-être des choses utiles à votre patrie. Il n’y a point de peuple sauvage qui n’ait quelque industrie dont un peuple policé ne puisse tirer parti, quelque tradition ancienne, quelque production rare et particulière à son climat. C’est ainsi que Jupiter, le père des hommes, a voulu lier par un commerce réciproque de bienfaits tous les peuples de la terre, pauvres ou riches, barbares ou civilisés. Si nous ne trouvons dans les Gaules rien d’utile à l’Égypte, on si nous perdons, par quelque accident, les fruits de notre voyage, il nous en restera un que ni la mort, ni les tempêtes ne sauraient nous enlever ; ce sera le plaisir d’avoir fait du bien. »
[1] Les anciens mettaient l’Égypte en Asie. (Note de l’aut.)
Ce discours éclaira tout-à-coup mon esprit d’une lumière divine. J’embrassai Céphas, les larmes aux yeux.
« Partons, lui dis-je ; allons faire du bien aux hommes ; allons imiter les dieux. »
Mon père approuva notre projet ; et comme je prenais congé de lui, il me dit en me serrant dans ses bras :
« Mon fils, vous allez entreprendre la chose la plus difficile qu’il y ait au monde, puisque vous allez travailler au bonheur des hommes. Mais, si vous pouvez y trouver le vôtre, soyez bien sûr que vous ferez le mien. »
Après avoir fait nos adieux, Céphas et moi, nous nous embarquâmes à Canope, sur un vaisseau phénicien qui allait chercher des pelleteries dans les Gaules, et de l’étain dans les Iles Britanniques. Nous emportâmes avec nous des toiles de lin, des modèles de chariots, de charrues et de divers métiers ; des cruches de vin, des instruments de musique, des graines de toute espèce, entre autres celle du chanvre et du lin. Nous fîmes attacher dans des caisses, autour de la poupe du vaisseau, sur son pont et jusque dans ses cordages, des ceps de vigne qui étaient en fleur, et des arbres fruitiers de plusieurs sortes. On aurait pris notre vaisseau, couvert de pampres et de feuillages, pour celui de Bacchus allant à la conquête des Indes.
Nous mouillâmes d’abord sur les côtes de l’île de Crète, pour y prendre des plantes convenables au climat des Gaules. Cette île nourrit une plus grande quantité de végétaux que l’Égypte, dont elle est voisine, par la variété de ses températures, qui s’étendent depuis les sables chauds de ses rivages, jusqu’au pied des neiges qui couvrent le mont Ida, dont le sommet se perd dans les nues. Mais ce qui doit être encore bien plus cher à ses habitants, elle est gouvernée par les sages lois de Minos.
Un vent favorable nous poussa ensuite de la Crète à la hauteur de Mélite[2]. C’est une petite île dont les collines de pierre blanche paraissent de loin sur la mer, comme des toiles tendues au soleil. Nous y jetâmes l’ancre pour y faire de l’eau, que l’on y conserve très pure dans des citernes. Nous y aurions vainement cherché d’autre secours : cette île manque de tout, quoique par sa situation entre la Sicile et l’Afrique, et par la vaste étendue de son port qui se partage en plusieurs bras, elle dût être le centre du commerce entre les peuples de l’Europe, de l’Afrique, et même de l’Asie. Ses habitants ne vivent que de brigandage. Nous leur fîmes présent de graines de melon et de celles du xylon[3]. C’est une herbe qui se plaît dans les lieux les plus arides, et dont la bourre sert à faire des toiles très blanches et très légères. Quoique Mélite, qui n’est qu’un rocher, ne produise presque rien pour la subsistance des hommes et des animaux, on y prend chaque année, vers l’équinoxe d’automne[4], une quantité prodigieuse de cailles qui s’y reposent en passant d’Europe en Afrique. C’est un spectacle curieux de les voir, toutes pesantes qu’elles sont, traverser la mer en nombre presque infini. Elles attendent que le vent du nord souffle ; et dressant en l’air une de leurs ailes, comme une voile, et battant de l’autre comme d’une rame, elles rasent les flots, de leurs croupions chargés de graisse. Quand elles arrivent dans l’île, elles sont si fatiguées qu’on les prend à la main. Un homme en peut ramasser dans une journée plus qu’il n’en peut manger dans une année.
[2] Malte.
[3] C’est le coton en herbe ; il est originaire d’Égypte ; on en fait maintenant à Malte de très jolis ouvrages qui servent à faire vivre la plupart du peuple, qui y est fort pauvre.
(Note de l’auteur.)
[4] Les cailles passent encore à Malte à jour nommé et marqué sur l’almanach du pays.
(Idem.)
De Mélite, les vents nous poussèrent jusqu’aux îles d’Enosis, qui sont à l’extrémité méridionale de la Sardaigne. Là, ils devinrent contraires, et nous obligèrent de mouiller. Ces îles sont des écueils sablonneux qui ne produisent rien ; mais par une merveille de la providence des dieux, qui dans les lieux les plus stériles sait nourrir les hommes de mille manières différentes, elle a donné des thons à ces sables, comme elle a donné des cailles au rocher de Mélite. Au printemps, les thons qui entrent de l’Océan dans la Méditerranée, passent en si grande quantité entre la Sardaigne et les îles d’Enosis, que leurs habitants sont occupés nuit et jour à les pêcher, à les saler, et à en tirer de l’huile. J’ai vu sur leurs rivages des monceaux d’os brûlés de ces poissons, plus hauts que cette maison. Mais ce présent de la nature ne rend pas les insulaires plus riches. Ils pêchent pour le profit des habitants de la Sardaigne. Ainsi nous ne vîmes que des esclaves aux îles d’Enosis, et des tyrans à Mélite.
Les vents étant devenus favorables, nous partîmes après avoir fait présent aux habitants d’Enosis de quelques ceps de vigne et en avoir reçu de jeunes plants de châtaigniers, qu’ils tirent de la Sardaigne, où les fruits de ces arbres viennent d’une grosseur considérable.
Pendant le voyage, Céphas me faisait remarquer les aspects variés des terres, dont la nature n’a fait aucune semblable en qualité et en forme, afin que diverses plantes, divers animaux pussent trouver, dans le même climat, des températures différentes. Quand nous n’apercevions que le ciel et l’eau, il me faisait observer les hommes. Il me disait :
« Vous voyez ces gens de mer, comme ils sont robustes ! Vous les prendriez pour des Tritons. L’exercice du corps est l’aliment de la santé. Il dissipe une infinité de maladies et de passions qui naissent dans le repos des villes. Les dieux ont planté la vie humaine comme les chênes de mon pays. Plus ils sont battus des vents, plus ils sont vigoureux. La mer, disait-il encore, est une école de toutes les vertus. On y vit dans des privations et dans des dangers de toute espèce. On est forcé d’y être courageux, sobre, chaste, prudent, patient, vigilant, religieux.
— Mais, lui répondis-je, pourquoi la plupart de nos compagnons de voyage n’ont-ils aucune de ces qualités-là ? Ils sont presque tous intempérants, violents, impies, louant ou blâmant sans discernement tout ce qu’ils voient faire.
— Ce n’est point la mer qui les a corrompus, reprit Céphas. Ils y ont apporté leurs passions de la terre. C’est l’amour des richesses, la paresse, le désir de se livrer à toutes sortes de désordres quand ils sont à terre, qui déterminent un grand nombre d’hommes à voyager sur la mer pour s’enrichir ; et comme ils ne trouvent qu’avec beaucoup de peines les moyens de se satisfaire sur cet élément, vous les voyez toujours inquiets, sombres et impatients, parce qu’il n’y a rien de si mauvaise humeur que le vice, quand il se trouve dans le chemin de la vertu. Un vaisseau est le creuset où s’éprouvent les qualités morales. Le méchant y empire et le bon y devient meilleur. Mais la vertu tire parti de tout. Profitez de leurs défauts. Vous apprendrez ici à mépriser également l’injure et les vains applaudissements, à mettre votre contentement en vous-même et à ne prendre que les dieux pour témoins de vos actions. Celui qui veut faire du bien aux hommes, doit s’exercer de bonne heure à en recevoir du mal. C’est par les travaux du corps, et par l’injustice des hommes, que vous fortifierez à la fois votre corps et votre âme. C’est ainsi qu’Hercule a acquis le courage et cette force prodigieuse qui ont porté sa gloire jusqu’aux astres. »
Je suivais donc, autant que je pouvais, les conseils de mon ami, malgré mon extrême jeunesse. Je travaillais à lever les lourdes antennes et à manœuvrer les voiles ; mais à la moindre raillerie de mes compagnons, qui se moquaient de mon inexpérience, j’étais tout déconcerté. Il m’était plus facile de m’exercer contre les tempêtes que contre les mépris des hommes ; tant mon éducation m’avait déjà rendu sensible à l’opinion d’autrui.
Nous passâmes le détroit qui sépare l’Afrique de l’Europe, et nous vîmes, à droite et à gauche, les deux montagnes Calpé et Abila, qui en fortifient l’entrée. Nos matelots phéniciens ne manquèrent pas de nous faire observer que leur nation était la première de toutes celles de la terre qui avait osé pénétrer dans le vaste Océan, et côtoyer ses rivages jusque sous l’Ourse glacée. Ils mirent sa gloire fort au-dessus de celle d’Hercule, qui avait planté, disaient-ils, deux colonnes avec cette inscription : ON NE VA POINT AU-DELA, comme si le terme de ses travaux devait être celui des courses du genre humain. Céphas, qui ne négligeait aucune occasion de rappeler les hommes à la justice, et de rendre hommage à la mémoire des héros, leur disait :
« J’ai toujours ouï dire qu’il fallait respecter les anciens. Les inventeurs en chaque science sont les plus dignes de louange, parce qu’ils en ouvrent la carrière aux autres hommes. Il est peu difficile ensuite à ceux qui viennent après eux d’aller plus avant. Un enfant, monté sur les épaules d’un grand homme, voit plus loin que celui qui le porte. »
Mais Céphas leur parlait en vain : ils ne daignèrent pas rendre le moindre honneur à la mémoire du fils d’Alcmène. Pour nous, nous vénérâmes les rivages de l’Espagne, où il avait tué Géryon à trois corps ; nous couronnâmes nos têtes de branches de peuplier, et nous versâmes, en son honneur, du vin de Thasos dans les flots.
Bientôt nous découvrîmes les profondes et verdoyantes forêts qui couvrent la Gaule Celtique. C’est un fils d’Hercule, appelé Galatès, qui donna à ses habitants le surnom de Galates, ou de Gaulois. Sa mère, fille d’un roi des Celtes, était d’une grandeur prodigieuse. Elle dédaignait de prendre un mari parmi les sujets de son père ; mais quand Hercule passa dans les Gaules, après la défaite de Géryon, elle ne put refuser son cœur et sa main au vainqueur d’un tyran. Nous entrâmes ensuite dans le canal qui sépare la Gaule des Iles Britanniques, et en peu de jours nous parvînmes à l’embouchure de la Seine, dont les eaux vertes se distinguent en tout temps des flots azurés de la mer.
J’étais au comble de la joie. Nous étions près d’arriver. Nos arbres étaient frais et couverts de feuilles. Plusieurs d’entre eux, entre autres les ceps de vigne, avaient des fruits mûrs. Je pensais au bon accueil qu’allaient nous faire des peuples dénués des principaux biens de la nature, lorsqu’ils nous verraient débarquer sur leurs rivages avec les plus douces productions de l’Égypte et de la Crète. Les seuls travaux de l’agriculture suffisent pour fixer les peuples errants et vagabonds, et leur ôter le désir de soutenir, par la violence, la vie humaine que la nature entretient par tant de bienfaits. Il ne faut qu’un grain de blé, me disais-je, pour policer tous les Gaulois par les arts que l’agriculture fait naître. Cette seule graine de lin suffit pour les vêtir un jour. Ce cep de vigne est suffisant pour répandre à perpétuité la gaieté et la joie dans leurs festins. Je sentais alors combien les ouvrages de la nature sont supérieurs à ceux des hommes. Ceux-ci dépérissent dès qu’ils commencent à paraître ; les autres, au contraire, portent en eux l’esprit de vie qui les propage. Le temps, qui détruit les monuments des arts, ne fait que multiplier ceux de la nature. Je voyais dans une seule semence plus de vrais biens renfermés qu’il n’y en a en Égypte dans les trésors des rois.
Je me livrais à ces divines et humaines spéculations ; et, dans les transports de ma joie, j’embrassais Céphas, qui m’avait donné une si juste idée des biens des peuples et de la véritable gloire. Cependant, mon ami remarqua que le pilote se préparait à remonter la Seine, à l’embouchure de laquelle nous étions alors. La nuit s’approchait ; le vent soufflait de l’occident, et l’horizon était chargé. Céphas dit au pilote :
« Je vous conseille de ne point entrer dans le fleuve ; mais plutôt de jeter l’ancre dans ce port aimé d’Amphitrite que vous voyez sur la gauche. Voici ce que j’ai ouï raconter à ce sujet à nos anciens :
» La Seine, fille de Bacchus et nymphe de Cérès, avait suivi dans les Gaules la déesse des blés, lorsqu’elle cherchait sa fille Proserpine par toute la terre. Quand Cérès eut mis fin à ses courses, la Seine la pria de lui donner, en récompense de ses services, ces prairies que vous voyez là-bas. La déesse y consentit, et accorda de plus à la fille de Bacchus de faire croître des blés partout où elle porterait ses pas. Elle laissa donc la Seine sur ces rivages, et lui donna pour compagne et pour suivante la nymphe Héva, qui devait veiller près d’elle, de peur qu’elle ne fût enlevée par quelque dieu de la mer, comme sa fille Proserpine l’avait été par celui des enfers. Un jour que la Seine s’amusait à courir sur ces sables en cherchant des coquilles, et qu’elle fuyait, en jetant de grands cris, devant les flots de la mer qui quelquefois lui mouillaient la plante des pieds, et quelquefois l’atteignaient jusqu’aux genoux, Héva sa compagne aperçut sous les ondes les cheveux blancs, le visage empourpré et la robe bleue de Neptune. Ce dieu venait des Orcades après un grand tremblement de terre, et il parcourait les rivages de l’Océan, examinant, avec son trident, si leurs fondements n’avaient point été ébranlés. A sa vue, Héva jeta un grand cri, et avertit la Seine, qui s’enfuit aussitôt vers les prairies. Mais le dieu des mers avait aperçu la nymphe de Cérès, et, touché de sa bonne grâce et de sa légèreté, il poussa sur le rivage ses chevaux marins après elle. Déjà il était près de l’atteindre, lorsqu’elle invoqua Bacchus son père et Cérès sa maîtresse. L’un et l’autre l’exaucèrent : dans le temps que Neptune tendait les bras pour la saisir, tout le corps de la Seine se fondit en eau ; son voile et ses vêtements verts, que les vents poussaient devant elle, devinrent des flots couleur d’émeraude ; elle fut changée en un fleuve de cette couleur, qui se plaît encore à parcourir les lieux qu’elle a aimés étant nymphe. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que Neptune, malgré sa métamorphose, n’a cessé d’en être amoureux, comme on dit que le fleuve Alphée l’est encore en Sicile de la fontaine Aréthuse. Mais si le dieu des mers a conservé son amour pour la Seine, la Seine garde encore son aversion pour lui. Deux fois par jour, il la poursuit avec de grands mugissements, et chaque fois la Seine s’enfuit dans les prairies en remontant vers sa source, contre le cours naturel des fleuves. En tout temps, elle sépare ses eaux vertes des eaux azurées de Neptune.
» Héva mourut du regret de la perte de sa maîtresse. Mais les Néréides, pour la récompenser de sa fidélité, lui élevèrent sur le rivage un tombeau de pierres blanches et noires, qu’on aperçoit de fort loin. Par un art céleste, elles y enfermèrent même un écho, afin qu’Héva, après sa mort, prévînt par l’ouïe, et par la vue les marins des dangers de la terre, comme, pendant sa vie, elle avait averti la nymphe de Cérès des dangers de la mer. Vous voyez d’ici son tombeau. C’est cette montagne escarpée, formée de couches funèbres de pierres blanches et noires. Elle porte toujours le nom de Héva[5]. Vous voyez, à ces amas de cailloux dont sa base est couverte, les efforts de Neptune irrité pour en ronger les fondements ; et vous pouvez entendre d’ici les mugissements de la montagne qui avertit les gens de mer de prendre garde à eux. Pour Amphitrite, touchée du malheur de la Seine, elle pria les Néréides de creuser cette petite baie que vous voyez sur votre gauche, à l’embouchure du fleuve ; et elle voulut qu’elle fût en tout temps un havre assuré contre les fureurs de son époux. Entrez-y donc maintenant, si vous m’en croyez, pendant qu’il fait jour. Je puis vous certifier que j’ai vu souvent le dieu des mers poursuivre la Seine bien avant dans les campagnes, et renverser tout ce qui se rencontrait sur son passage. Gardez-vous donc de vous trouver sur le chemin de ce dieu.
[5] Il y a en effet, à l’embouchure de la Seine, sur la rive gauche, une montagne formée de couches de pierres noires et blanches, qui s’appelle la Hève.
(Note de l’auteur.)
— Il faut, répondit le pilote à Céphas, que vous me preniez pour un homme bien stupide, de me faire de pareils contes à mon âge. Il y a quarante ans que je navigue. J’ai mouillé de nuit et de jour dans la Tamise, pleine d’écueils, et dans le Tage, qui est si rapide ; j’ai vu les cataractes du Nil, qui font un bruit affreux ; et jamais je n’ai vu ni ouï rien de semblable à ce que vous venez de me raconter. Je ne serai pas assez fou de m’arrêter ici à l’ancre, tandis que le vent est favorable pour remonter le fleuve. Je passerai la nuit dans son canal, et j’y dormirai bien profondément. »
Il dit, et de concert avec les matelots, il fit une huée, comme les hommes présomptueux et ignorants ont coutume de faire, quand on leur donne des avis dont ils ne comprennent pas le sens.
Céphas alors s’approcha de moi, et me demanda si je savais nager. « Non, lui répondis-je. J’ai appris en Égypte tout ce qui pouvait me faire honneur parmi les hommes, et presque rien de ce qui pouvait m’être utile à moi-même. » Il me dit :
« Ne nous quittons pas : tenons-nous près de ce banc de rameurs, et mettons toute notre confiance dans les dieux. »
Cependant, le vaisseau poussé par le vent, et sans doute aussi par la vengeance d’Hercule, entra dans le fleuve à pleines voiles. Nous évitâmes d’abord trois bancs de sable, qui sont à son embouchure ; ensuite, nous étant engagés dans son canal, nous ne vîmes plus autour de nous qu’une vaste forêt, qui s’étendait jusque sur ses rivages. Nous n’apercevions dans ce pays d’autres marques d’habitation que quelques fumées qui s’élevaient çà et là au-dessus des arbres. Nous voguâmes ainsi jusqu’à ce que, la nuit nous empêchant de rien distinguer, le pilote laissa tomber l’ancre.
Le vaisseau, chassé d’un côté par un vent frais, et de l’autre par le cours du fleuve, vint en travers dans le canal. Mais, malgré cette position dangereuse, nos matelots se mirent à boire et à se réjouir, se croyant à l’abri de tout danger parce qu’ils se voyaient entourés de la terre de toutes parts. Ils furent ensuite se coucher, sans qu’il en restât un seul pour la manœuvre.
Nous étions restés sur le pont, Céphas et moi, assis sur un banc de rameurs. Nous bannissions le sommeil de nos yeux, en nous entretenant du spectacle majestueux des astres qui roulaient sur nos têtes. Déjà la constellation de l’Ourse était au milieu de son cours, lorsque nous entendîmes au loin un bruit sourd, mugissant, semblable à celui d’une cataracte. Je me levai imprudemment, pour voir ce que ce pouvait être. J’aperçus, à la blancheur de son écume, une montagne d’eau[6] qui venait à nous du côté de la mer, en se roulant sur elle-même. Elle occupait toute la largeur du fleuve, et surmontant ses rivages à droite et à gauche, elle se brisait avec un fracas horrible parmi les troncs des arbres de la forêt. Dans l’instant, elle fut sur notre vaisseau, et le rencontrant en travers, elle le coucha sur le côté : ce mouvement me fit tomber dans l’eau. Un moment après, une seconde vague, encore plus élevée que la première, fit tourner le vaisseau tout-à-fait. Je me souviens qu’alors j’entendis sortir une multitude de cris sourds et étouffés de cette carène renversée ; mais, voulant appeler moi-même mon ami à mon secours, ma bouche se remplit d’eau salée, mes oreilles bourdonnèrent, je me sentis emporté avec une extrême rapidité, et bientôt après je perdis toute connaissance.
[6] Cette montagne d’eau se produit par les marées qui entrent de la mer dans la Seine et la font refluer contre son cours. On l’entend venir de fort loin, surtout la nuit. On l’appelle la barre, parce qu’elle barre tout le cours de la Seine. Cette barre est ordinairement suivie d’une seconde barre encore plus élevée, qui la suit à cent toises de distance. Elles courent beaucoup plus vite qu’un cheval au galop.
(Note de l’auteur.)
Je ne sais combien de temps je restai dans l’eau ; mais, quand je revins à moi, j’aperçus, vers l’occident, l’arc d’Iris dans les cieux ; et du côté de l’orient, les premiers feux de l’aurore, qui coloraient les nuages d’argent et de vermillon. Une troupe de jeunes filles fort blanches, demi-vêtues de peaux, m’entouraient. Les unes me présentaient des liqueurs dans des coquilles, d’autres m’essuyaient avec des mousses, d’autres me soutenaient la tête avec leurs mains. Leurs cheveux blonds, leurs joues vermeilles, leurs yeux bleus, et je ne sais quoi de céleste que la piété met sur le visage des femmes, me firent croire que j’étais dans les cieux, et que j’étais servi par les Heures qui en ouvrent chaque jour les portes aux malheureux mortels. Le premier mouvement de mon cœur fut de vous chercher, et le second fut de vous demander, ô Céphas ! Je ne me serais pas cru heureux, même dans l’Olympe, si vous eussiez manqué à mon bonheur. Mais mon illusion se dissipa, quand j’entendis ces jeunes filles prononcer de leurs bouches de rose un langage inconnu et barbare. Je me rappelai alors peu à peu les circonstances de mon naufrage. Je me levai. Je voulus vous chercher ; mais je ne savais où vous retrouver. J’errais aux environs, au milieu des bois. J’ignorais si le fleuve où nous avions fait naufrage était près ou loin, à ma droite ou à ma gauche ; et pour surcroît d’embarras, je ne pouvais interroger personne sur sa position.
Après y avoir un peu réfléchi, je remarquai que les herbes étaient humides, et le feuillage des arbres d’un vert brillant, d’où je conclus qu’il avait plu abondamment la nuit précédente. Je me confirmai dans cette idée à la vue de l’eau qui coulait encore en torrents jaunes le long des chemins. Je pensai que ces eaux devaient se jeter dans quelque ruisseau, et le ruisseau dans le fleuve. J’allais suivre ces indications, lorsque des hommes sortis d’une cabane voisine me forcèrent d’y entrer d’un ton menaçant. Je m’aperçus alors que je n’étais plus libre, et que j’étais esclave chez des peuples où je m’étais flatté d’être honoré comme un dieu.
J’en atteste Jupiter, ô Céphas ! le déplaisir d’avoir fait naufrage au port, de me voir réduit en servitude par ceux que j’étais venu servir de si loin, d’être relégué dans une terre barbare où je ne pouvais me faire entendre de personne, loin du doux pays de l’Égypte et de mes parents, n’égala pas le chagrin de vous avoir perdu. Je me rappelais la sagesse de vos conseils ; votre confiance dans les dieux, dont vous me faisiez sentir la providence au milieu même des plus grands maux ; vos observations sur les ouvrages de la nature, qui la remplissaient pour moi de vie et de bienveillance ; le calme où vous saviez tenir toutes mes passions ; et je sentais, par les nuages qui s’élevaient dans mon cœur, que j’avais perdu en vous le premier des biens, et qu’un ami sage est le plus grand présent que la bonté des dieux puisse accorder à un homme.
Je ne pensais donc qu’au moyen de vous retrouver, et je me flattais d’y réussir en m’enfuyant au milieu de la nuit, si je pouvais seulement me rendre au bord de la mer. Je savais bien que je ne pouvais en être fort éloigné ; mais j’ignorais de quel côté elle était. Il n’y avait point aux environs de hauteur d’où je pusse la découvrir. Quelquefois, je montais au sommet des plus grands arbres ; mais je n’apercevais que la surface de la forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Souvent, j’étais attentif au vol des oiseaux, pour voir si je n’apercevrais pas quelque oiseau de marine venant à terre faire son nid dans la forêt, ou quelque pigeon sauvage allant picorer le sel sur le bord de la mer. J’aurais mieux aimé mille fois entendre les cris perçants des mauves, lorsqu’elles viennent dans les tempêtes se réfugier sur les rochers, que le doux chant des rouges-gorges qui annonçaient déjà, dans les feuilles jaunies des bois, la fin des beaux jours.
Une nuit que j’étais couché, je crus entendre au loin le bruit que font les flots de la mer lorsqu’ils se brisent sur ses rivages ; il me sembla même que je distinguais le tumulte des eaux de la Seine poursuivie par Neptune. Leurs mugissements, qui m’avaient transi d’horreur, me comblèrent alors de joie. Je me levai : je sortis de la cabane, et je prêtai une oreille attentive ; mais bientôt des rumeurs qui venaient de diverses parties de l’horizon confondirent tous mes jugements, et je reconnus que c’étaient les murmures des vents qui agitaient au loin les feuillages des chênes et des hêtres.
Quelquefois j’essayais de faire entendre aux sauvages de ma cabane que j’avais perdu un ami. Je mettais la main sur mes yeux, sur ma bouche et sur mon cœur ; je leur montrais l’horizon ; je levais au ciel mes mains jointes, et je versais des larmes. Ils comprenaient ce langage muet de ma douleur, car ils pleuraient avec moi ; mais, par une contradiction dont je ne pouvais me rendre raison, ils redoublaient de précaution pour m’empêcher de m’éloigner d’eux.
Je m’appliquai donc à apprendre leur langue, afin de les instruire de mon sort et de les y rendre sensibles. Ils s’empressaient eux-mêmes de m’enseigner les noms des objets que je leur montrais. L’esclavage est fort doux chez ces peuples. Ma vie, à la liberté près, ne différait en rien de celle de mes maîtres. Tout était commun entre nous, les vivres, le toit, et la terre sur laquelle nous couchions enveloppés de peaux. Ils avaient même des égards pour ma jeunesse, et ils ne me donnaient à supporter que la moindre partie de leurs travaux. En peu de temps, je parvins à converser avec eux. Voici ce que j’ai connu de leur gouvernement et de leur caractère.
Les Gaules sont peuplées d’un grand nombre de petites nations, dont les unes sont gouvernées par des rois, d’autres par des chefs appelés iarles, mais soumises toutes au pouvoir des druides, qui les réunissent sous une même religion, et les gouvernent avec d’autant plus de facilité que mille coutumes différentes les divisent. Les druides ont persuadé à ces nations qu’elles descendaient de Pluton, dieu des enfers, qu’ils appellent Hæder, ou l’aveugle. C’est pourquoi les Gaulois comptent par nuits, et non point par jours, et ils comptent les heures du jour du milieu de la nuit, contre la coutume de tous les peuples. Ils adorent plusieurs autres dieux aussi terribles que Hæder, tels que Niorder, le maître des vents, qui brise les vaisseaux sur leurs côtes, afin, disent-ils, de leur en procurer le pillage. Ainsi ils croient que tout vaisseau qui périt sur leurs rivages leur est envoyé par Niorder. Ils ont de plus Thor ou Theutatès, le dieu de la guerre, armé d’une massue qu’il lance du haut des airs : ils lui donnent des gants de fer, et un baudrier qui redouble sa fureur quand il en est ceint ; Tir, aussi cruel ; le taciturne Vidar, qui porte des souliers fort épais, avec lesquels il peut marcher dans l’air et sur l’eau sans faire de bruit ; Heimdall à la dent d’or, qui voit le jour et la nuit : il entend le bruit le plus léger, même celui que fait l’herbe ou la laine quand elle croît ; Uller, le dieu de la glace, chaussé de patins ; Loke, qui eut trois enfants de la géante Angherbode, la messagère de douleur, savoir : le loup Fenris, le serpent de Midgard, et l’impitoyable Héla. Héla est la mort. Ils disent que son palais est la misère, sa table la famine, sa porte le précipice, son vestibule la langueur, son lit la consomption. Ils ont encore plusieurs autres dieux, dont les exploits sont aussi féroces que les noms : Hérian, Riflindi Svidur, Svidrer, Salsk, qui veulent dire le guerrier, le bruyant, l’exterminateur, l’incendiaire, le père du carnage. Les druides honorent ces divinités avec des cérémonies lugubres, des chants lamentables, et des sacrifices humains. Ce culte affreux leur donne tant de pouvoir sur les esprits effrayés des Gaulois, qu’ils président à tous leurs conseils, et décident de toutes les affaires. Si quelqu’un s’oppose à leurs jugements, ils le privent de la communion de leurs mystères ; et dès ce moment, il est abandonné de tout le monde, même de sa femme et de ses enfants. Mais il est rare qu’on ose leur résister ; car ils se chargent seuls de l’éducation de la jeunesse, afin de lui imprimer de bonne heure, et d’une manière inaltérable, ces opinions horribles.
Quant aux iarles ou nobles, ils ont droit de vie et de mort sur leurs vassaux. Ceux qui vivent sous des rois leur payent la moitié du tribut qu’ils lèvent sur les peuples. D’autres les gouvernent entièrement à leur profit. Les plus riches donnent des festins aux plus pauvres de leur classe, qui les accompagnent à la guerre, et font vœu de mourir avec eux. Ils sont très braves. S’ils rencontrent à la chasse un ours, le principal d’entre eux met bas ses flèches, attaque seul l’animal, et le tue d’un coup de couteau. Si le feu prend à leur maison, ils ne la quittent point qu’ils ne voient tomber sur eux les solives enflammées. D’autres, sur le bord de la mer, s’opposent, la lance ou l’épée à la main, aux vagues qui se brisent sur le rivage. Ils mettent la valeur à résister, non-seulement aux ennemis et aux bêtes féroces, mais même aux éléments. La valeur leur tient lieu de justice. Ils ne décident leurs différends que par les armes, et regardent la raison comme la ressource de ceux qui n’ont point de courage. Ces deux classes de citoyens, dont l’une emploie la ruse et l’autre la force, pour se faire craindre, se balancent entre elles ; mais elles se réunissent pour tyranniser le peuple, qu’elles traitent avec un souverain mépris. Jamais un homme du peuple ne peut parvenir, chez les Gaulois, à remplir aucune charge publique. Il semble que cette nation n’est faite que pour les prêtres et pour les grands. Au lieu d’être consolée par les uns et protégée par les autres, comme la justice le requiert, les druides ne l’effrayent que pour que les iarles l’oppriment.
On ne trouverait cependant nulle part des hommes qui aient de meilleures qualités que les Gaulois. Ils sont fort ingénieux, et ils excellent dans plusieurs genres d’industrie qu’on ne trouve point ailleurs. Ils couvrent d’étain des plaques de fer, avec tant d’art, qu’on les prendrait pour des plaques d’argent. Ils assemblent des pièces de bois avec une si grande justesse, qu’ils en forment des vases capables de contenir toutes sortes de liqueurs. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’ils savent y faire bouillir l’eau sans les brûler. Ils font rougir des cailloux au feu, et les jettent dans l’eau contenue dans le vase de bois, jusqu’à ce qu’elle prenne le degré de chaleur qu’ils veulent lui donner. Ils savent encore allumer du feu sans se servir d’acier ni de caillou, en frottant ensemble du bois de lierre et de laurier. Les qualités de leur cœur surpassent encore celles de leur esprit. Ils sont très hospitaliers. Celui qui a peu, le partage de bon cœur avec celui qui n’a rien. Ils aiment leurs enfants avec tant de passion, que jamais ils ne les maltraitent. Ils se contentent de les ramener à leur devoir par des remontrances. Il résulte de cette conduite qu’en tout temps la plus tendre affection unit tous les membres de leurs familles, et que les jeunes gens y écoutent, avec le plus grand respect, les conseils des vieillards.
Les femmes jouissent en général du plus grand pouvoir. Les chefs n’entreprennent rien sans les consulter. Elles décident de la paix et de la guerre. Elles voient plus sainement qu’eux dans les affaires publiques, et prévoient, avec beaucoup de justesse, les événements futurs. Le peuple, frappé de leur trouver souvent plus de discernement qu’à ses chefs, se plaît à leur attribuer quelque chose de divin.
Ils méprisent les laboureurs, et ils négligent par conséquent l’agriculture, qui est la base de la félicité publique. Quand nous arrivâmes dans leur pays, ils ne cultivaient que les grains qui peuvent croître dans le cours d’un été, comme les fèves, les lentilles, l’avoine, le petit mil, le seigle et l’orge. On n’y trouvait que bien peu de froment. Cependant la terre y est très féconde en productions naturelles. Il y a beaucoup de pâturages excellents le long des rivières. Les forêts y sont élevées, et remplies de toutes sortes d’arbres fruitiers sauvages. Comme ils manquent souvent de vivres, ils m’employaient à en chercher dans les champs et dans les bois. Je trouvais, dans les prairies, des gousses d’ail, des racines de daucus et de filipendule. Je revenais quelquefois tout chargé de baies de myrtilles, de faînes de hêtres, de prunes, de poires, de pommes, que j’avais cueillies dans la forêt. Ils faisaient cuire ces fruits, dont la plupart ne peuvent se manger crus, tant ils sont âpres. Mais il s’y trouve des arbres qui en produisent d’un goût excellent. J’y ai souvent admiré des pommiers chargés de fruits d’une couleur si éclatante, qu’on les eût pris pour les plus belles fleurs.
L’hiver vint, et je ne saurais vous exprimer quel fut mon étonnement, lorsque je vis, pour la première fois de ma vie, le ciel se dissoudre en plumes blanches, comme celles des oiseaux, l’eau des fontaines se changer en pierre, et les arbres se dépouiller entièrement de leurs feuillages. Je n’avais jamais rien vu de semblable en Égypte. Je crus que les Gaulois ne tarderaient pas à mourir, comme les plantes et les éléments de leur pays ; et, sans doute la rigueur de l’air n’aurait pas manqué de me faire mourir moi-même, s’ils n’avaient pris le plus grand soin de me vêtir de fourrures. Mais qu’il est aisé à un homme sans expérience de se tromper ! Je ne connaissais pas les ressources de la nature pour chaque saison, comme pour chaque climat. L’hiver est pour ces peuples septentrionaux le temps des festins et de l’abondance. Les oiseaux de rivière, les élans, les taureaux sauvages, les lièvres, les cerfs, les sangliers abondent alors dans leurs forêts, et s’approchent de leurs cabanes. On en tue des quantités prodigieuses. Je ne fus pas moins surpris quand je vis le printemps revenir, et étaler dans ces lieux désolés une magnificence que je ne lui avais jamais vue sur les bords mêmes du Nil. Les rubus, les framboisiers, les églantiers, les fraisiers, les primevères, les violettes, et beaucoup d’autres fleurs inconnues à l’Égypte, bordaient les lisières verdoyantes des forêts. Quelques-unes, comme les chèvre-feuilles, grimpaient sur les troncs des chênes, et suspendaient à leurs rameaux leurs guirlandes parfumées. Les rivages, les rochers, les montagnes, les bois, tout était revêtu d’une pompe à la fois magnifique et sauvage. Un si touchant spectacle redoubla ma mélancolie. Heureux, me disais-je, si parmi tant de plantes, j’en voyais s’élever une seule de celles que j’ai apportées de l’Égypte ! Ne fût-ce que l’humble plante du lin, elle me rappellerait ma patrie pendant ma vie ; en mourant, je choisirais près d’elle mon tombeau ; elle apprendrait un jour à Céphas où reposent les os de son ami, et aux Gaulois le nom et les voyages d’Amasis.
Un jour, pendant que je cherchais à dissiper ma mélancolie, en voyant danser de jeunes filles sur l’herbe nouvelle, une d’entre elles quitta la troupe des danseuses, et s’en vint pleurer sur moi : puis, tout-à-coup, elle se joignit à ses compagnes, et continua de danser en jouant et folâtrant avec elles. Je pris ce passage subit de la joie à la douleur, et de la douleur à la joie dans cette jeune fille, pour un effet de l’inconstance naturelle à ce peuple, et je ne m’en mettais pas beaucoup en peine, lorsque je vis sortir de la forêt un vieillard à barbe rousse, revêtu d’une robe de peaux de belette. Il portait à sa main une branche de gui, et à sa ceinture un couteau de caillou. Il était suivi d’une troupe de jeunes gens à la fleur de l’âge, vêtus de baudriers faits des mêmes peaux, et tenant dans leurs mains des courges vides, des chalumeaux de fer, des cornes de bœufs, et d’autres instruments de leur musique barbare.
Dès que ce vieillard parut, toutes les danses cessèrent, tous les visages s’attristèrent, et tout le monde s’éloigna de moi. Mon maître même et sa famille se retirèrent dans leur cabane. Ce méchant vieillard alors s’approcha de moi, me passa une corde de cuir autour du cou, et, ses satellites me forçant de le suivre, ils m’entraînèrent tout éperdu, comme des loups qui emportent un mouton. Ils me conduisirent à travers la forêt jusqu’aux bords de la Seine : là, leur chef m’arrosa de l’eau du fleuve ; ensuite, il me fit entrer dans un grand bateau d’écorce de bouleau, où il s’embarqua lui-même avec toute sa troupe.
Nous remontâmes la Seine pendant huit jours, en gardant un profond silence. Le neuvième, nous arrivâmes dans une petite ville bâtie au milieu d’une île. Ils me débarquèrent vis-à-vis, sur la rive droite du fleuve, et ils me conduisirent dans une grande cabane sans fenêtres, qui était éclairée par des torches de sapin. Ils m’attachèrent au milieu de la cabane à un poteau ; et ces jeunes gens, qui me gardaient jour et nuit, armés de haches de caillou, ne cessaient de sauter autour de moi, en soufflant de toutes leurs forces dans leurs cornes de bœufs et leurs fifres de fer.
Ils accompagnaient leur affreuse musique de ces horribles paroles, qu’ils chantaient en chœur :
« O Nioder ! ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô Héla ! dieux du carnage et des tempêtes, nous vous apportons de la chair. Recevez le sang de cette victime, de cet enfant de la mort. O Nioder ! ô Riflindi ! ô Svidrer ! ô Héla ! ô Héla ! »
En prononçant ces mots épouvantables, ils avaient les yeux tournés dans la tête, et la bouche écumante. Enfin, ces fanatiques, accablés de lassitude, s’endormirent, à l’exception de l’un d’entre eux, appelé Omfi. Ce nom, dans la langue celtique, veut dire bienfaisant. Omfi, touché de pitié, s’approcha de moi :
« Jeune infortuné, me dit-il, une guerre cruelle s’est élevée entre les peuples de la Grande-Bretagne et ceux des Gaules. Les Bretons prétendent être les maîtres de la mer qui nous sépare de leur île. Nous avons déjà perdu contre eux deux batailles navales. Le collége des druides de Chartres a décidé qu’il fallait des victimes humaines pour se rendre favorable Mars, dont le temple est près d’ici. Le chef des druides, qui a des espions par toutes les Gaules, a appris que la tempête t’avait jeté sur nos côtes : il a été te chercher lui-même. Il est vieux et sans pitié. Il porte les noms de deux de nos dieux les plus redoutables. Il s’appelle Tor-Tir. Mets donc ta confiance dans les dieux de ton pays, car ceux des Gaules demandent ton sang. »
Il me fut impossible de répondre à Omfi, tant j’étais saisi de frayeur ! je le remerciai seulement en inclinant la tête ; et aussitôt il s’éloigna de moi, de peur d’être aperçu de ses compagnons.
Je me rappelai dans ce moment la raison qui avait obligé les Gaulois qui m’avaient fait esclave de m’empêcher de m’écarter de leur demeure : ils craignaient que je ne tombasse entre les mains des druides ; mais je n’avais pu vaincre ma fatale destinée. Ma perte maintenant me paraissait si certaine que je ne croyais pas que Jupiter même pût me délivrer de la gueule de ces tigres affamés de mon sang. Je ne me rappelais plus, ô Céphas, ce que vous m’aviez dit tant de fois, que les dieux n’abandonnent jamais l’innocence. Je ne me ressouvenais plus même qu’ils m’avaient sauvé du naufrage. Le danger présent fait oublier les délivrances passées. Quelquefois, je pensais qu’ils ne m’avaient préservé des flots que pour me livrer à une mort mille fois plus cruelle.
Cependant, j’adressais mes prières à Jupiter, et je goûtais une sorte de repos à m’abandonner à cette Providence infinie qui gouverne l’univers, lorsque les portes de ma cabane s’ouvrirent tout-à-coup, et une troupe nombreuse de prêtres entra, ayant Tor-Tir à leur tête, tenant toujours à sa main une branche de gui de chêne. Aussitôt, la jeunesse barbare qui m’entourait se réveilla, et recommença ses chansons et ses danses funèbres. Tor-Tir vint à moi, il me posa sur la tête une couronne d’if, et une poignée de farine de fèves ; ensuite, il me mit un bâillon dans la bouche, et m’ayant délié de mon poteau, il m’attacha les mains derrière le dos. Alors, tout son cortége se mit en marche au bruit de ses lugubres instruments, et deux druides, me soutenant par les bras, me conduisirent au lieu du sacrifice.
Ici Tirtée, s’apercevant que le fuseau de Cyanée lui échappait des mains, et qu’elle pâlissait, lui dit :
« Ma fille, il est temps de vous aller reposer. Songez que vous devez vous lever demain avant l’aurore, pour aller à la fête du mont Lycée, où vous devez offrir, avec vos compagnes, les dons des bergers sur les autels de Jupiter. »
Cyanée toute tremblante lui répondit :
« Mon père, j’ai tout préparé pour la fête de demain. Les couronnes de fleurs, les gâteaux de froment, les vases de lait, tout est prêt. Mais il n’est pas tard : la lune n’éclaire pas le fond du vallon ; les coqs n’ont pas encore chanté ; il n’est pas minuit. Permettez-moi, je vous en supplie, de rester jusqu’à la fin de cette histoire. Mon père, je suis auprès de vous ; je n’aurai pas peur. »
Tirtée regarda sa fille en souriant ; et s’excusant à Amasis de l’avoir interrompu, il le pria de continuer.
Nous sortîmes de la cabane, reprit Amasis, au milieu d’une nuit obscure, à la lueur enfumée des torches de sapin. Nous traversâmes d’abord un vaste champ de pierres, où l’on voyait çà et là des squelettes de chevaux et de chiens fichés sur des pieux. De là nous arrivâmes à l’entrée d’une grande caverne, creusée dans le flanc d’un rocher tout blanc[7]. Des caillots d’un sang noir, répandu aux environs, exhalaient une odeur infecte, et annonçaient que c’était le temple de Mars. Dans l’intérieur de cet affreux repaire étaient rangés, le long des murs, des têtes et des ossements humains ; et au milieu, sur une pièce de roc, s’élevait jusqu’à la voûte une statue de fer représentant le dieu Mars. Elle était si difforme, qu’elle ressemblait plutôt à un bloc de fer rouillé qu’au dieu de la guerre. On y distinguait cependant sa massue hérissée de pointes, ses gants garnis de têtes de clou, et son horrible baudrier où était figurée la mort. A ses pieds était assis le roi du pays, ayant autour de lui les principaux de l’État. Une foule immense de peuple répandue au-dedans et au-dehors de la caverne gardait un morne silence saisi de respect, de religion et d’effroi.
[7] C’est Montmartre. (Note de l’auteur.)
Tor-Tir leur adressant la parole à tous, leur dit :
« O roi, et vous, iarles, rassemblés pour la défense des Gaules, ne croyez pas triompher de vos ennemis sans le secours du dieu des batailles. Vos pertes vous ont fait voir ce qu’il en coûte de négliger son culte redoutable. Le sang donné aux dieux épargne celui que versent les mortels. Les dieux ne font naître les hommes que pour les faire mourir. Oh ! que vous êtes heureux que le choix de la victime ne soit pas tombé sur l’un d’entre vous ! Lorsque je cherchais en moi-même quelle tête parmi nous leur serait agréable, prêt à leur offrir la mienne pour le bien de la patrie, Niorder, le dieu des mers, m’apparut dans les sombres forêts de Chartres ; il était tout dégouttant de l’onde marine. Il me dit d’une voix bruyante comme celle des tempêtes : J’envoie, pour le salut des Gaules, un étranger sans parents et sans amis. Je l’ai jeté moi-même sur les rivages de l’Occident. Son sang plaira aux dieux infernaux. Ainsi parla Niorder. Niorder vous aime, ô enfants de Pluton ! »
A peine Tor-Tir avait achevé ces mots effroyables, qu’un Gaulois assis auprès du roi s’élança jusqu’à moi ; c’était Céphas.
« O Amasis ! ô mon cher Amasis ! s’écria-t-il. O cruels compatriotes ! vous allez immoler un homme venu des bords du Nil pour vous apporter les biens les plus précieux de la Grèce et de l’Égypte ? Vous commencerez donc par moi, qui lui en donnai le premier désir, et qui le touchai de pitié pour vous, si cruels envers lui. »
En disant ces mots, il me serrait dans ses bras et me baignait de ses larmes. Pour moi, je pleurais et je sanglotais, sans pouvoir lui exprimer autrement les témoignages de ma joie. Aussitôt la caverne retentit de murmures et de gémissements. Les jeunes druides pleurèrent et laissèrent tomber de leurs mains les instruments de mon sacrifice. Cependant, personne de l’assemblée n’osait encore me délivrer des mains des sacrificateurs, lorsque les femmes se jetant au milieu d’eux, m’arrachèrent mes liens, mon bâillon et ma couronne funèbre. Ainsi ce fut pour la seconde fois que je dus la vie aux femmes dans les Gaules.
Le roi me prenant dans ses bras, me dit :
« Quoi ! c’est vous, malheureux étranger, que Céphas regrettait sans cesse ! O dieux ennemis de ma patrie, ne nous envoyez-vous des bienfaiteurs que pour les immoler ! »
Alors, il s’adressa aux chefs des nations, et leur parla avec tant de force des droits de l’humanité, que d’un commun accord ils jurèrent de ne plus réduire à l’esclavage ceux que les tempêtes jetteraient sur leurs côtes, de ne sacrifier à l’avenir aucun homme innocent, et de n’offrir à Mars que le sang des coupables. Tor-Tir irrité, voulut en vain s’opposer à cette loi : il se retira en menaçant le roi et tous les Gaulois de la vengeance prochaine des dieux.
Cependant le roi, accompagné de mon ami, me conduisit, au milieu des acclamations du peuple, dans sa ville, située dans l’île voisine. Jusqu’au moment de notre arrivée dans l’île, j’avais été si troublé, que je n’avais été capable d’aucune réflexion. Chaque espèce de circonstance nouvelle de mon malheur resserrait mon cœur et obscurcissait mon esprit. Mais dès que j’eus repris l’usage de mes sens, et que je vins à envisager le péril extrême auquel je venais d’échapper, je m’évanouis. Oh ! que l’homme est faible dans la joie ! il n’est fort qu’à la douleur. Céphas me fit revenir, à la manière des Gaulois, en m’agitant la tête et en soufflant sur mon visage.
Dès qu’il vit que j’avais recouvré l’usage de mes sens, il me prit les mains dans les siennes et me dit :
« O mon ami, que vous m’avez coûté de larmes ! Dès que les flots de l’Océan, qui renversèrent notre vaisseau, nous eurent séparés, je me trouvai jeté, je ne sais comment, sur la rive gauche de la Seine. Mon premier soin fut de vous chercher. J’allumai des feux sur le rivage ; je vous appelai ; j’engageai plusieurs de mes compatriotes, accourus à mes cris, de visiter dans leurs barques les bords du fleuve, pour voir s’ils ne vous trouveraient pas : tous nos soins furent inutiles. Le jour vint, et me montra notre vaisseau renversé, la carène en haut, tout près du rivage où j’étais. Jamais il ne me vint dans la pensée que vous eussiez pu aborder sur le rivage opposé, dans le Belgium ma patrie. Ce ne fut que le troisième jour, que vous croyant noyé, je me déterminai à y passer pour y voir mes parents. La plupart étaient morts depuis mon absence : ceux qui restaient me comblèrent d’amitiés ; mais un frère même ne me dédommage pas de la perte d’un ami. Je retournai presque aussitôt de l’autre côté du fleuve. On y déchargeait notre malheureux vaisseau, où rien n’avait péri que les hommes. Je cherchais votre corps sur le rivage de la mer, et je le redemandais le soir, le matin et au milieu de la nuit, aux nymphes de l’Océan, afin de vous élever un tombeau près de celui d’Héva. J’aurais passé, je crois, ma vie dans ces vaines recherches, si le roi qui règne sur les bords de ce fleuve, informé qu’un vaisseau phénicien avait péri dans ses domaines, n’en avait réclamé les effets, qui lui appartenaient suivant les lois des Gaules. Je fis donc rassembler tout ce que nous avions apporté de l’Égypte, jusqu’aux arbres mêmes, qui n’avaient pas été endommagés par l’eau, et je me rendis avec ces débris auprès de ce prince. Bénissons donc la providence des dieux, qui nous a réunis et qui a rendu vos maux encore plus utiles à ma patrie que vos présents. Si vous n’eussiez pas fait naufrage sur nos côtes, on n’y eût pas aboli la coutume barbare de condamner à l’esclavage ceux qui y périssent ; et si vous n’eussiez pas été condamné à être sacrifié, je ne vous aurais peut-être jamais revu, et le sang des innocents fumerait encore sur les autels du dieu Mars. »
Ainsi parla Céphas. Pour le roi, il n’oublia rien de ce qui pouvait me faire oublier le souvenir de mes malheurs. Il s’appelait Bardus. Il était déjà avancé en âge, et il portait, comme son peuple, la barbe et les cheveux longs. Son palais était bâti de troncs de sapins, couchés les uns sur les autres. Il n’y avait pour porte que de grands cuirs de bœufs qui en fermaient les ouvertures. Personne n’y faisait la garde, car il n’avait rien à craindre de ses sujets ; mais il avait employé toute son industrie pour fortifier sa ville contre les ennemis du dehors. Il l’avait entourée de murs faits de troncs d’arbres, entremêlés de mottes de gazon, avec des tours de pierre aux angles et aux portes. Il y avait au haut de ces tours des sentinelles qui veillaient jour et nuit. Le roi Bardus avait eu cette île de la nymphe Lutétia, sa mère, dont elle portait le nom. Elle n’était d’abord couverte que d’arbres, et Bardus n’avait pas un seul sujet. Il s’occupait à tordre, sur le bord de son île, des câbles d’écorce de tilleul, et à creuser des aulnes pour en faire des bateaux. Il vendait les ouvrages de ses mains aux mariniers qui descendaient ou remontaient la Seine. Pendant qu’il travaillait, il chantait les avantages de l’industrie et du commerce, qui lient tous les hommes. Les bateliers s’arrêtaient souvent pour écouter ses chansons. Ils les répétaient et les répandaient dans toutes les Gaules. Bientôt il vint des gens s’établir dans son île, pour l’entendre chanter, et pour y vivre avec plus de sûreté. Ses richesses s’accrurent avec ses sujets. L’île se couvrit de maisons, les forêts voisines se défrichèrent, et des troupeaux nombreux peuplèrent bientôt les deux rivages voisins. C’est ainsi que ce bon roi s’était formé un empire sans violence. Mais lorsque son île n’était pas encore entourée de murs, et qu’il songeait déjà à en faire le centre du commerce dans toutes les Gaules, la guerre pensa en exterminer les habitants.
Un jour, un grand nombre de guerriers qui remontaient la Seine en canots d’écorce d’orme, débarquèrent sur son rivage septentrional, tout vis-à-vis de Lutétia. Ils avaient à leur tête le iarle Carnut, troisième fils de Tendal, prince du Nord. Carnut venait de ravager toutes les côtes de la mer Hyperborée, où il avait jeté l’épouvante et la désolation. Il était favorisé en secret, dans les Gaules, par les druides, qui, comme tous les hommes faibles, inclinent toujours pour ceux qui se rendent redoutables. Dès que Carnut eut mis pied à terre, il vint trouver le roi Bardus et lui dit :
« Combattons, toi et moi, à la tête de nos guerriers : le plus faible obéira au plus fort ; car la première loi de la nature est que tout cède à la force. »
Le roi Bardus lui répondit :
« O Carnut ! s’il ne s’agissait que d’exposer ma vie pour défendre mon peuple, je le ferais très volontiers : mais je n’exposerais pas la vie de mon peuple, quand il s’agirait de sauver la mienne. C’est la bonté et non la force, qui doit choisir les rois. La bonté seule gouverne le monde, et elle emploie, pour le gouverner, l’intelligence et la force, qui lui sont subordonnées, comme toutes les puissances de l’univers. Vaillant fils de Tendal, puisque tu veux gouverner les hommes, voyons qui de toi ou de moi est le plus capable de leur faire du bien. Voilà de pauvres Gaulois tout nus. Sans reproche, je les ai plusieurs fois vêtus et nourris, en me refusant à moi-même des habits et des aliments. Voyons si tu sauras pourvoir à leurs besoins. »
Carnut accepta le défi. C’était en automne. Il fut à la chasse avec ses guerriers ; il tua beaucoup de chevreuils, de cerfs, de sangliers et d’élans. Il donna ensuite, avec la chair de ces animaux, un grand festin à tout le peuple de Lutétia, et vêtit de leurs peaux ceux des habitants qui étaient nus. Le roi Bardus lui dit :
« Fils de Tendal, tu es un grand chasseur : tu nourriras le peuple dans la saison de la chasse ; mais au printemps et en été, il mourra de faim. Pour moi, avec mes blés, la laine de mes brebis et le lait de mes troupeaux, je peux l’entretenir toute l’année. »
Carnut ne répondit rien ; mais il resta campé avec ses guerriers sur le bord du fleuve, sans vouloir se retirer.
Bardus voyant son obstination, fut le trouver à son tour et lui proposa un autre défi.
« La valeur, lui dit-il, convient à un chef de guerre ; mais la patience est encore plus nécessaire aux rois. Puisque tu veux régner, voyons qui de nous deux portera le plus longtemps cette longue solive. »
C’était le tronc d’un chêne de trente ans. Carnut le prit sur son dos ; mais impatient, il le jeta promptement par terre. Bardus le chargea sur ses épaules, et le porta, sans remuer, jusqu’après le coucher du soleil, et bien avant dans la nuit.
Cependant, Carnut et ses guerriers ne s’en allaient point. Ils passèrent ainsi tout l’hiver, occupés de la chasse. Le printemps venu, ils menaçaient de détruire une ville naissante qui refusait de leur obéir ; et ils étaient d’autant plus à craindre, qu’ils manquaient alors de nourriture. Bardus ne savait comment s’en défaire, car ils étaient les plus forts. En vain il consultait les plus anciens de son peuple ; personne ne pouvait lui donner de conseils. Enfin il exposa son embarras à sa mère Lutétia, qui était fort âgée, mais qui avait un grand sens.
Lutétia lui dit :
« Mon fils, vous avez quantité d’histoires anciennes et curieuses que je vous ai apprises dès votre enfance ; vous excellez à les chanter : défiez le fils de Tendal aux chansons. »
Bardus fut trouver Carnut et lui dit :
« Fils de Tendal, il ne suffit pas à un roi de nourrir ses sujets, et d’être ferme et constant dans les travaux ; il doit savoir bannir de leurs pensées les opinions qui les rendent malheureux : car ce sont les opinions qui font agir les hommes, et qui les rendent bons ou méchants. Voyons qui de toi ou de moi régnera sur leurs esprits. Ce ne fut point par des combats qu’Hercule se fit suivre dans les Gaules, mais par des chants divins qui sortaient de sa bouche comme des chaînes d’or, enchaînaient les oreilles de ceux qui l’écoutaient, et les forçaient à le suivre. »
Carnut accepta avec joie ce troisième défi. Il chanta les combats des dieux du Nord sur les glaces ; les tempêtes de Niorder sur les mers ; les ruses de Vidar dans les airs ; les ravages de Thor sur la terre, et l’empire de Hæder dans les enfers. Il y joignit le récit de ses propres victoires ; et ses chants firent passer une grande fureur dans le cœur de ses guerriers, qui paraissaient prêts à tout détruire.
Pour le roi Bardus, voici ce qu’il chanta :
« Je chante l’aube du matin ; les premiers rayons de l’aurore qui ont lui sur les Gaules, empire de Pluton ; les bienfaits de Cérès, et le malheur de l’enfant Loïs. Écoutez mes chants, esprits des fleuves, et répétez-les aux esprits des montagnes bleues.
» Cérès venait de chercher par toute la terre sa fille Proserpine. Elle retournait dans la Sicile, où elle était adorée. Elle traversait les Gaules sauvages, leurs montagnes sans chemins, leurs vallées désertes et leurs sombres forêts, lorsqu’elle se trouva arrêtée par les eaux de la Seine, sa nymphe, changée en fleuve.
» Sur la rive opposée de la Seine se baignait alors un bel enfant aux cheveux blonds, appelé Loïs. Il aimait à nager dans ses eaux transparentes, et à courir tout nu sur ses pelouses solitaires. Dès qu’il aperçut une femme, il fut se cacher sous une touffe de roseaux.
» Mon bel enfant, lui cria Cérès en soupirant, venez à moi, mon bel enfant ! A la voix d’une femme affligée, Loïs sort des roseaux. Il met en rougissant sa peau d’agneau, suspendue à un saule. Il traverse la Seine sur un banc de sable, et, présentant la main à Cérès, il lui montre un chemin au milieu des eaux.
» Cérès, ayant passé le fleuve, donne à l’enfant Loïs un gâteau, une gerbe d’épis et un baiser ; puis lui apprend comme le pain se fait avec le blé, et comment le blé vient dans les champs. Grand merci, belle étrangère, lui dit Loïs ; je vais porter à ma mère vos leçons et vos doux présents.
» La mère de Loïs partage avec son enfant et son époux le gâteau et le baiser. Le père, ravi, cultive un champ, sème le blé. Bientôt la terre se couvre d’une moisson dorée, et le bruit se répand dans les Gaules qu’une déesse a apporté une plante céleste aux Gaulois.
» Près de là, vivait un druide. Il avait l’inspection des forêts. Il distribuait aux Gaulois, pour leur nourriture, les faînes des hêtres et les glands des chênes. Quand il vit une terre labourée et une moisson : Que deviendra ma puissance, dit-il, si les hommes vivent de froment ?
» Il appelle Loïs. Mon bel ami, lui dit-il, où étiez-vous quand vous vîtes l’étrangère aux beaux épis ? Loïs, sans malice, le conduit sur les bords de la Seine. J’étais, dit-il, sous ce saule argenté ; je courais sur ces blanches marguerites ; je fus me cacher sous ces roseaux, car j’étais nu. Le traître druide sourit : il saisit Loïs, et le noie au fond des eaux.
» La mère de Loïs ne revoit plus son fils. Elle s’en va dans les bois et elle s’écrie : Où êtes-vous, Loïs, Loïs, mon cher enfant ? Les seuls échos répètent Loïs, Loïs, mon cher enfant ! Elle court tout éperdue le long de la Seine. Elle aperçoit sur son rivage une blancheur : Il n’est pas loin, dit-elle ; voilà ses fleurs chéries, voilà ses blanches marguerites. Hélas ! c’était Loïs, Loïs son cher enfant !
» Elle pleure, elle gémit, elle soupire ; elle prend dans ses bras tremblants le corps glacé de Loïs ; elle veut le ranimer contre son cœur : mais le cœur de la mère ne peut plus réchauffer le corps du fils, et le corps du fils glace déjà le cœur de la mère : elle est près de mourir. Le druide, monté sur un roc voisin, s’applaudit de sa vengeance.
» Les dieux ne viennent pas toujours à la voix des malheureux ; mais aux cris d’une mère affligée, Cérès apparut. Loïs, dit-elle, sois la plus belle fleur des Gaules. Aussitôt les joues pâles de Loïs se développent en calice plus blanc que la neige ; ses cheveux blonds se changent en filets d’or. Une odeur suave s’en exhale. Sa taille légère s’élève vers le ciel ; mais sa tête se penche encore sur les bords du fleuve qu’il a chéri. Loïs devient lis.
» Le prêtre de Pluton voit ce prodige, et n’en est point touché. Il lève vers les dieux supérieurs un visage et des yeux irrités. Il blasphème, il menace Cérès ; il allait porter sur elle une main impie, lorsqu’elle lui cria : « Tyran cruel et dur, demeure ! »
» A la voix de la déesse, il reste immobile. Mais le roc ému s’entr’ouvre ; les jambes du druide s’y enfoncent ; son visage barbu et enflammé de colère se dresse vers le ciel en pinceau de pourpre ; et les vêtements qui couvraient ses bras meurtriers se hérissent d’épines. Le druide devient chardon.
« Toi, dit la déesse des blés, qui voulais nourrir les hommes comme les bêtes, deviens toi-même la pâture des animaux. Sois l’ennemi des moissons après ta mort, comme tu le fus pendant ta vie. Pour toi, belle fleur de Loïs, sois l’ornement de la Seine ; et que dans la main de ses rois, ta fleur victorieuse l’emporte un jour sur le gui des druides. »
» Braves suivants de Carnut, venez habiter ma ville. La fleur de Loïs parfume mes jardins ; de jeunes filles chantent jour et nuit son aventure dans mes champs. Chacun s’y livre à un travail facile et gai ; et mes greniers, aimés de Cérès, rompent sous l’abondance des blés. »
A peine Bardus avait fini de chanter, que les guerriers du Nord, qui mouraient de faim, abandonnèrent le fils de Tendal, et se firent habitants de Lutétia.
« Oh ! me disait souvent ce bon roi, que n’ai-je ici quelque fameux chantre de la Grèce ou de l’Égypte, pour policer l’esprit de mes sujets ! Rien n’adoucit le cœur des hommes comme de beaux chants. Quand on sait faire des vers et de belles fictions, on n’a pas besoin de sceptre pour régner. »
Il me mena voir, avec Céphas, le lieu où il avait fait planter les arbres et les graines réchappés de notre naufrage. C’était sur les flancs d’une colline exposée au midi. Je fus pénétré de joie quand je vis les arbres que nous avions apportés, pleins de suc et de vigueur. Je reconnus d’abord l’arbre aux coins de Crète, à ses fruits cotonneux et odorants ; le noyer de Jupiter, d’un vert lustré ; l’avelinier, le figuier, le peuplier, le poirier du mont Ida avec ses fruits en pyramide : tous ces arbres venaient de l’île de Crète. Il y avait encore des vignes de Thasos, et de jeunes châtaigniers de l’île de Sardaigne. Je voyais un grand pays dans un petit jardin. Il y avait, parmi ces végétaux, quelques plantes qui étaient mes compatriotes, entre autres le chanvre et le lin. C’étaient celles qui plaisaient le plus au roi, à cause de leur utilité. Il avait admiré les toiles qu’on en faisait en Égypte, plus durables et plus souples que les peaux dont s’habillaient la plupart des Gaulois. Le roi prenait plaisir à arroser lui-même ces plantes, et à en ôter les mauvaises herbes. Déjà le chanvre, d’un beau vert, portait toutes ses têtes égales à la hauteur d’un homme ; et le lin en fleurs couvrait la terre d’un nuage d’azur.
Pendant que nous nous livrions, Céphas et moi, au plaisir d’avoir fait du bien, nous apprîmes que les Bretons, fiers de leurs derniers succès, non contents de disputer aux Gaulois l’empire de la mer qui les sépare, se préparaient à les attaquer par terre, et à remonter la Seine, afin de porter le fer et le feu jusqu’au milieu de leur pays. Ils étaient partis, dans un nombre prodigieux de barques, d’un promontoire de leur île, qui n’est séparé du continent que par un petit détroit. Ils côtoyaient le rivage des Gaules, et ils étaient près d’entrer dans la Seine, dont ils savent franchir les dangers en se mettant dans des anses à l’abri des fureurs de Neptune. L’invasion des Bretons fut sue dans toutes les Gaules, au moment où ils commencèrent à l’exécuter ; car les Gaulois allument des feux sur les montagnes, et, par le nombre de ces feux et l’épaisseur de leur fumée, ils donnent des avis qui volent plus promptement que les oiseaux.
A la nouvelle du départ des Bretons, les troupes confédérées des Gaules se mirent en route, pour défendre l’embouchure de la Seine. Elles marchaient sous les enseignes de leurs chefs : c’étaient des peaux de loup, d’ours, de vautour, d’aigle, ou de quelque autre animal malfaisant, suspendues au bout d’une gaule. Celle du roi Bardus et de son île était la figure d’un vaisseau, symbole du commerce. Céphas et moi, nous accompagnâmes le roi dans cette expédition. En peu de jours, toutes les troupes gauloises se rassemblèrent sur le bord de la mer.
Trois avis furent ouverts pour la défense de son rivage. Le premier fut d’y enfoncer des pieux pour empêcher les Bretons de débarquer : ce qui était d’une facile exécution, attendu que nous étions en grand nombre, et que la forêt était voisine. Le deuxième, fut de les combattre au moment où ils débarqueraient. Le troisième, de ne pas exposer les troupes à découvert à la descente des ennemis, mais de les attaquer lorsqu’ayant mis pied à terre, ils s’engageraient dans les bois et les vallées. Aucun de ces avis ne fut suivi, car la discorde était parmi les chefs des Gaulois. Tous voulaient commander, et aucun d’eux n’était disposé à obéir. Pendant qu’ils délibéraient, l’ennemi parut, et il débarqua au moment où ils se mettaient en ordre.
Nous étions perdus sans Céphas. Avant l’arrivée des Bretons, il avait conseillé au roi Bardus de diviser en deux sa troupe, composée des habitants de Lutétia, et de se mettre en embuscade avec la meilleure partie dans les bois qui couvraient le revers de la montagne d’Héva ; tandis que lui, Céphas, combattrait les ennemis avec l’autre partie jointe au reste des Gaulois. Je priai Céphas de détacher de sa division les jeunes gens qui brûlaient, comme moi, d’en venir aux mains, et de m’en donner le commandement.
« Je ne crains point les dangers, lui disais-je. J’ai passé par toutes les épreuves que les prêtres de Thèbes font subir aux initiés, et je n’ai point eu peur. »
Céphas balança quelques moments. Enfin, il me confia les jeunes gens de sa troupe, en leur recommandant, ainsi qu’à moi, de ne pas s’écarter de sa division.
L’ennemi cependant mit pied à terre. A sa vue, beaucoup de Gaulois s’avancèrent vers lui, en jetant de grands cris ; mais, comme ils l’attaquaient par petites troupes, ils en furent aisément repoussés ; et il aurait été impossible d’en rallier un seul, s’ils n’étaient venus se remettre en ordre derrière nous. Nous aperçûmes bientôt les Bretons qui marchaient pour nous attaquer. Les jeunes gens que je commandais s’ébranlèrent alors, et nous marchâmes aux Bretons sans nous embarrasser si le reste des Gaulois nous suivait. Quand nous fûmes à la portée du trait, nous vîmes que les ennemis ne formaient qu’une seule colonne, longue, grosse et épaisse, qui s’avançait vers nous à petits pas, tandis que leurs barques se hâtaient d’entrer dans le fleuve, pour nous prendre à revers. Je l’avoue, je fus ébranlé à la vue de cette multitude de barbares demi-nus, peints de rouge et de bleu, qui marchaient en silence dans le plus grand ordre. Mais lorsqu’il sortit tout-à-coup de cette colonne silencieuse des nuées de dards, de flèches, de cailloux et de balles de plomb, qui renversèrent plusieurs d’entre nous en les perçant de part en part, alors mes compagnons prirent la fuite. J’allais oublier moi-même que j’avais l’exemple à leur donner, lorsque je vis Céphas à mes côtés ; il était suivi de toute l’armée.
« Invoquons Hercule, me dit-il, et chargeons. »
La présence de mon ami me rendit tout mon courage. Je restai à mon poste, et nous chargeâmes, les piques baissées. Le premier ennemi que je rencontrai, fut un habitant des îles Hébrides. Il était d’une taille gigantesque. L’aspect de ses armes inspirait l’horreur ; ses épaules et sa tête étaient couvertes d’une peau de raie épineuse ; il portait au cou un collier de mâchoires d’hommes, et il avait pour lance le tronc d’un jeune sapin, armé d’une dent de baleine.
« Que demandes-tu à Hercule ? me dit-il. Le voici qui vient à toi. »
En même temps, il me porta un coup de son énorme lance avec tant de furie, que, si elle m’eût atteint, elle m’eût cloué à terre, où elle entra bien avant. Pendant qu’il s’efforçait de la ramener à lui, je lui perçai la gorge de l’épieu dont j’étais armé : il en sortit aussitôt un jet de sang noir et épais ; et ce Breton tomba en mordant la terre, et en blasphémant les dieux.
Cependant, nos troupes réunies en un seul corps étaient aux prises avec la colonne des ennemis. Les massues frappaient les massues, les boucliers poussaient les boucliers, les lances se croisaient avec les lances. Ainsi deux fiers taureaux se disputent l’empire des prairies : leurs cornes sont entrelacées ; leurs fronts se heurtent ; ils se repoussent en mugissant ; et soit qu’ils reculent ou qu’ils avancent, ces deux rivaux ne se séparent point. Ainsi nous combattions corps à corps. Cependant, cette colonne, qui nous surpassait en nombre, nous accablait de son poids, lorsque le roi Bardus vint la charger en queue, à la tête de ses soldats qui jetaient de grands cris. Aussitôt une terreur panique saisit ces barbares, qui avaient cru nous envelopper et qui l’étaient eux-mêmes. Ils abandonnèrent leurs rangs, et s’enfuirent vers les bords de la mer, pour regagner leurs barques qui étaient loin de là. On en fit alors un grand massacre, et l’on en prit beaucoup de prisonniers.
Après la bataille, je dis à Céphas :
« Les Gaulois doivent la victoire au conseil que vous avez donné au roi ; pour moi, je vous dois l’honneur. J’avais demandé un poste que je ne connaissais pas. Il fallait y donner l’exemple, et j’en étais incapable, lorsque votre présence m’a rassuré. Je croyais que les initiations de l’Égypte m’avaient fortifié contre tous les dangers ; mais il est aisé d’être brave dans un péril dont on est sûr de sortir. »
Céphas me répondit :
« O Amasis ! il y a plus de force à avouer ses fautes, qu’il n’y a de faiblesse à les commettre. C’est Hercule qui nous a donné la victoire ; mais après lui, c’est la surprise qui a ôté le courage à nos ennemis, et qui avait ébranlé le vôtre. La valeur militaire s’apprend par l’exercice, comme toutes les autres vertus. Nous devons en tout temps nous méfier de nous-mêmes. En vain nous nous appuyons sur notre expérience ; nous ne devons compter que sur le secours des dieux. Pendant que nous nous cuirassons d’un côté, la fortune nous frappe de l’autre. La seule confiance dans les dieux couvre un homme tout entier. »
On consacra à Hercule une partie des dépouilles des Bretons. Les druides voulaient qu’on brûlât les ennemis prisonniers, parce que ceux-ci en usent de même à l’égard des Gaulois qu’ils ont pris dans les batailles. Mais je me présentai dans l’assemblée des Gaulois, et je leur dis :
« O peuples ! vous voyez par mon exemple si les dieux approuvent les sacrifices humains. Ils ont remis la victoire dans vos mains généreuses : les souillerez-vous dans le sang des malheureux ? N’y a-t-il pas eu assez de sang de versé dans la fureur du combat ? En répandrez-vous maintenant sans colère et dans la joie du triomphe ? Vos ennemis immolent leurs prisonniers : surpassez-les en générosité, comme vous les surpassez en courage. »
Les iarles et tous les guerriers applaudirent à mes paroles. Ils décidèrent que les prisonniers de guerre seraient désormais réduits à l’esclavage.
Je fus donc cause qu’on abolit la loi qui les condamnait au feu. C’était aussi à mon occasion qu’on avait abrogé la coutume de sacrifier des innocents à Mars, et de réduire les naufragés en servitude. Ainsi, je fus trois fois utile aux hommes dans les Gaules ; une fois par mes succès, et deux fois par mes malheurs : tant il est vrai que les dieux tirent le bien du mal quand il leur plaît !
Nous revînmes à Lutétia, comblés par les peuples d’honneurs et d’applaudissements. Le premier soin du roi, à son arrivée, fut de nous mener voir son jardin. La plupart de nos arbres étaient en rapport. Il admira d’abord comment la nature avait préservé leurs fruits de l’attaque des oiseaux. La châtaigne, encore en lait, était couverte de cuir, et d’une coque épineuse. La noix tendre était protégée par une dure coquille et par un brou amer. Les fruits nous étaient défendus avant leur maturité, par leur âpreté, leur acidité ou leur verdeur. Ceux qui étaient mûrs invitaient à les cueillir. Les abricots dorés, les pêches veloutées et les coins cotonneux, exhalaient les plus doux parfums. Les rameaux du prunier étaient couverts de fruits violets, saupoudrés de poudre blanche. Les grappes, déjà vermeilles, pendaient à la vigne ; et sur les larges feuilles du figuier, la figue entr’ouverte laissait couler son suc en gouttes de miel et de cristal.
« On voit bien, dit le roi, que ces fruits sont des présents des dieux. Ils ne sont pas, comme les semences des arbres de nos forêts, à une hauteur où l’on ne puisse atteindre. Ils sont à la portée de la main. Leurs riantes couleurs appellent les yeux, leurs doux parfums l’odorat, et ils semblent formés pour la bouche par leur forme et leur rondeur. »
Mais quand ce bon roi en eut savouré le goût :
« O vrai présent de Jupiter ! dit-il ; aucun mets préparé par la main de l’homme ne leur est comparable : ils surpassent en douceur le miel et la crême. O mes chers amis, mes respectables hôtes ! vous m’avez donné plus que mon royaume : vous avez apporté dans les Gaules sauvages une portion de la délicieuse Égypte. Je préfère un seul de ces arbres à toutes les mines d’étain qui rendent les Bretons si riches et si fiers. »
Il fit appeler les principaux habitants de la cité, et il voulut que chacun d’eux goûtât de ces fruits merveilleux. Il leur recommanda d’en conserver précieusement les semences, et de les mettre en terre dans leur saison. A la joie de ce bon roi et de son peuple, je sentis que le plus grand plaisir de l’homme était de faire du bien à ses semblables.
Céphas me dit :
« Il est temps de montrer à mes compatriotes l’usage des arts de l’Égypte. J’ai sauvé du vaisseau naufragé la plupart de nos machines ; mais jusqu’ici elles sont restées inutiles, sans que j’osasse même les regarder, car elles me rappelaient trop vivement le souvenir de notre perte. Voici le moment de nous en servir. Ces froments sont mûrs ; cette chenevière et ces lins ne tarderont pas à l’être. »
Quand on eut recueilli ces plantes, nous apprîmes au roi et à son peuple l’usage des moulins pour réduire le blé en farine, et les divers apprêts qu’on donne à la pâte pour en faire du pain. Avant notre arrivée, les Gaulois mondaient le blé, l’avoine et l’orge, de leurs écorces, en les battant avec des pilons de bois dans des troncs d’arbres creusés, et ils se contentaient de faire bouillir ces grains pour leur nourriture. Nous leur montrâmes ensuite à faire rouir le chanvre dans l’eau, pour le séparer de son chaume, à le sécher, à le briser, à le teiller, à le peigner, à le filer, et à tordre ensemble plusieurs de ces fils pour en faire des cordes. Nous leur fîmes voir comme ces cordes, par leur force et leur souplesse, deviennent propres à être les nerfs de toutes les machines. Nous leur enseignâmes à tendre les fils du lin sur des métiers, pour en faire de la toile au moyen de la navette ; et comment ces doux travaux font passer aux jeunes filles les longues nuits de l’hiver dans l’innocence et dans la joie.
Nous leur apprîmes l’usage de la tarière, de l’herminette, du rabot et de la scie, inventée par l’ingénieux Dédale ; comment ces outils donnent à l’homme de nouvelles mains, et façonnent à son usage une multitude d’arbres dont les bois se perdent dans les forêts. Nous leur enseignâmes à tirer de leurs troncs noueux de grosses vis et de lourds pressoirs, propres à exprimer le jus d’une infinité de fruits, et à extraire des huiles des plus durs noyaux. Ils ne recueillirent pas beaucoup de raisin de nos vignes ; mais nous leur donnâmes un grand désir d’en multiplier les ceps, non-seulement par l’excellence de leurs fruits, mais en leur faisant goûter des vins de Crète et de l’île de Thasos, que nous avions sauvés dans des urnes.
Après leur avoir montré l’usage d’une infinité de biens que la nature a placés sur la terre à la vue de l’homme, nous leur apprîmes à découvrir ceux qu’elle a mis sous ses pieds : comment on peut trouver de l’eau dans les lieux les plus éloignés des fleuves, au moyen des puits inventés par Danaüs ; de quelle manière on découvre les métaux ensevelis dans le sein de la terre ; comment, après les avoir fait fondre en lingots, on les forge sur l’enclume, pour les diviser en tables et en lames ; comment, par des travaux plus faciles, l’argile se façonne, sur la roue du potier, en figures et en vases de toutes les formes. Nous les surprîmes bien davantage en leur montrant des bouteilles de verre, faites avec du sable et des cailloux. Ils étaient ravis d’étonnement de voir la liqueur qu’elles renfermaient se manifester à la vue, et échapper à la main.
Mais quand nous leur lûmes les livres de Mercure Trismégiste, qui traitent des arts libéraux et des sciences naturelles, ce fut alors que leur admiration n’eut plus de bornes. D’abord, ils ne pouvaient comprendre que la parole pût sortir d’un livre muet, et que les pensées des premiers Égyptiens eussent pu se transmettre jusqu’à eux sur des feuilles fragiles de papyrus. Quand ils entendirent ensuite le récit de nos découvertes, qu’ils virent les prodiges de la mécanique, qui remue avec de petits leviers les plus lourds fardeaux, et ceux de la géométrie, qui mesure des distances inaccessibles, ils étaient hors d’eux-mêmes. Les merveilles de la chimie et de la magie, les divers phénomènes de la physique, les faisaient passer de ravissement en ravissement. Mais lorsque nous leur eûmes prédit une éclipse de lune, qu’ils regardaient avant notre arrivée comme une défaillance accidentelle de cette planète, et qu’ils virent, au moment que nous leur indiquâmes, l’astre de la nuit s’obscurcir dans un ciel serein, ils tombèrent à nos pieds en disant :
« Certainement, vous êtes dieux ! »
Omfi, ce jeune druide qui avait paru si sensible à mes malheurs, assistait à toutes nos instructions.
Il nous dit :
« A vos lumières et à vos bienfaits, je suis tenté de vous prendre pour quelques-uns des dieux supérieurs ; mais aux maux que vous avez soufferts, je vois que vous n’êtes que des hommes comme nous. Sans doute vous avez trouvé quelque moyen de monter dans le ciel, ou les habitants du ciel sont descendus dans l’heureuse Égypte, pour vous communiquer tant de biens et tant de lumières. Vos sciences et vos arts surpassent notre intelligence, et ne peuvent être que les effets d’un pouvoir divin. Vous êtes les enfants chéris des dieux supérieurs ; pour nous, Jupiter nous a abandonnés aux dieux infernaux. Notre pays est couvert de stériles forêts habitées par des génies malfaisants, qui sèment notre vie de discordes, de guerres civiles, de terreurs, d’ignorances et d’opinions malheureuses.
— Les dieux, lui répondit Céphas, n’ont été injustes envers aucun pays, ni à l’égard d’aucun homme. Chaque pays a des biens qui lui sont particuliers, et qui servent à entretenir la communication entre tous les peuples, par des échanges réciproques. La Gaule a des métaux que l’Égypte n’a pas ; ses forêts sont plus belles ; ses troupeaux ont plus de lait, et ses brebis plus de toison. Mais, dans quelque lieu que l’homme habite, son partage est toujours fort supérieur à celui des bêtes, parce qu’il a une raison qui se développe à proportion des obstacles qu’elle surmonte ; qu’il peut, seul des animaux, appliquer à son usage des moyens auxquels rien ne peut résister, tels que le feu. Ainsi Jupiter lui a donné l’empire sur la terre en éclairant sa raison de l’intelligence même de la nature, et en ne confiant qu’à lui l’élément qui en est le premier moteur.
Céphas parla ensuite à Omfi et aux Gaulois des récompenses réservées dans un autre monde à la vertu et à la bienfaisance, et des punitions destinées au vice et à la tyrannie ; de la métempsycose et des autres mystères de la religion de l’Égypte, autant qu’il est permis à un étranger de les connaître. Les Gaulois, consolés par ses discours et par nos présents, nous appelaient leurs bienfaiteurs, leurs pères, les vrais interprètes des dieux. Le roi Bardus nous dit :
« Je ne veux adorer que Jupiter. Puisque Jupiter aime les hommes, il doit protéger particulièrement les rois, qui sont chargés du bonheur des nations. Je veux aussi honorer Isis, qui a apporté ses bienfaits sur la terre, afin qu’elle présente au roi des dieux les vœux de mon peuple. »
En même temps, il ordonna qu’on élevât un temple à Isis, à quelque distance de la ville, au milieu de la forêt ; qu’on y plaçât sa statue, avec l’enfant Orus dans ses bras, telle que nous l’avions apportée dans le vaisseau ; qu’elle fût servie avec toutes les cérémonies de l’Égypte ; que ses prêtresses, vêtues de lin, l’honorassent nuit et jour par des chants, et par une vie pure qui approche l’homme des dieux.
Ensuite il voulut apprendre à connaître et à tracer les caractères ioniques. Il fut si frappé de l’utilité de l’écriture, que dans un transport de sa joie, il chanta ces vers :
« Voici des caractères magiques, qui peuvent évoquer les morts du sein des tombeaux. Ils nous apprendront ce que nos pères ont pensé il y a mille ans ; et dans mille ans, ils instruiront nos enfants de ce que nous pensons aujourd’hui. Il n’y a point de flèche qui aille aussi loin, ni de lance aussi forte. Ils atteindraient un homme retranché au haut d’une montagne ; ils pénètrent dans la tête malgré le casque, et traversent le cœur malgré la cuirasse. Ils calment les séditions ; ils donnent de sages conseils, ils font aimer, ils consolent, ils fortifient ; mais, si quelque homme méchant en fait usage, ils produisent un effet contraire. »
« Mon fils, me dit un jour ce bon roi, les lunes de ton pays sont-elles plus belles que les nôtres ? Te reste-t-il quelque chose à regretter en Égypte ? Tu nous as apporté ce qu’il y a de meilleur : les plantes, les arts et les sciences. L’Égypte tout entière doit être ici pour toi. Reste avec nous, tu régneras après moi sur les Gaulois. Je n’ai d’autre enfant qu’une fille unique, qui s’appelle Gotha : je te la donnerai au mariage. Crois-moi, un peuple vaut mieux qu’une famille ; et une bonne femme, qu’une patrie. Gotha demeure dans cette île là-bas, dont on aperçoit d’ici les arbres : car il convient qu’une jeune fille soit élevée loin des hommes, et surtout loin de la cour des rois. »
Le désir de faire le bonheur d’un peuple suspendit en moi l’amour de la patrie. Je consultai Céphas, qui approuva les vues du roi. Je priai donc ce prince de me faire conduire au lieu qu’habitait sa fille, afin que, suivant la coutume des Égyptiens, je pusse me rendre agréable à celle qui devait être un jour la compagne de mes peines et de mes plaisirs. Le roi chargea une vieille femme, qui venait chaque jour au palais chercher des vivres pour Gotha, de me conduire chez elle. Cette vieille me fit embarquer avec elle, dans un bateau chargé de provisions, et, nous laissant aller au cours du fleuve, nous abordâmes en peu de temps dans l’île où demeurait la fille du roi Bardus. On appelait cette île l’Ile-aux-Cygnes, parce que ces oiseaux venaient au printemps faire leurs nids dans les roseaux qui bordaient ces rivages, et qu’en tout temps ils paissaient l’anserina potentilla, qui y croît abondamment. Nous mîmes pied à terre, et nous aperçûmes la princesse assise sous des aulnes, au milieu d’une pelouse toute jaune des fleurs de l’anserina. Elle était entourée de cygnes, qu’elle appelait à elle en leur jetant des grains d’avoine. Quoiqu’elle fût à l’ombre des arbres, elle surpassait ces oiseaux en blancheur, par l’éclat de son teint, et de sa robe qui était d’hermine. Ses cheveux étaient du plus beau noir ; ils étaient ceints, ainsi que sa robe, d’un ruban rouge. Deux femmes, qui l’accompagnaient à quelque distance, vinrent au-devant de nous. L’une attacha notre bateau aux branches d’un saule ; et l’autre, me prenant par la main, me conduisit vers sa maîtresse. La jeune princesse me fit asseoir sur l’herbe, auprès d’elle ; après quoi, elle me présenta de la farine de millet bouillie, un canard rôti sur des écorces de bouleau, avec du lait de chèvre dans une corne d’élan. Elle attendit ensuite, sans me rien dire, que je m’expliquasse sur le sujet de ma visite.
Quand j’eus goûté, suivant l’usage, aux mets qu’elle m’avait offerts, je lui dis :
« O Gotha ! je désire devenir le gendre du roi votre père ; et je viens, de son consentement, savoir si ma recherche vous sera agréable. »
La fille du roi Bardus baissa les yeux et me répondit :
« O étranger ! je suis demandée en mariage par plusieurs iarles, qui font tous les jours à mon père de grands présents pour m’obtenir ; mais ils ne savent que se battre. Pour toi, je crois, si tu deviens mon époux, que tu feras mon bonheur, puisque tu fais déjà celui de mon peuple. Tu m’apprendras les arts de l’Égypte, et je deviendrai semblable à la bonne Isis de ton pays, dont on dit tant de bien dans les Gaules. »
Après avoir ainsi parlé, elle regarda mes habits, admira la finesse de leur tissu, et les fit examiner à ses femmes, qui levaient les mains au ciel de surprise. Elle ajouta ensuite :
« Quoique tu viennes d’un pays rempli de toute sorte de richesse et d’industrie, il ne faut pas croire que je manque de rien, et que je sois moi-même dépourvue d’intelligence. Mon père m’a élevée dans l’amour du travail, et il me fait vivre dans l’abondance de toutes choses. »
En même temps, elle me fit entrer dans son palais, où vingt de ses femmes étaient occupées à lui plumer des oiseaux de rivière, et à lui faire des parures et des robes de leur plumage. Elle me montra des corbeilles et des nattes de jonc très fin, qu’elle avait elle-même tissues ; des vases d’étain en quantité ; cent peaux de loup, de marte et de renard, avec vingt peaux d’ours.
« Tous ces biens, me dit-elle, t’appartiendront, si tu m’épouses, mais ce sera à condition que tu ne m’obligeras point de travailler à la terre, ni d’aller chercher les peaux des cerfs et des bœufs sauvages que tu auras tués dans les forêts ; car ce sont des usages auxquels les maris assujétissent leurs femmes dans ce pays, et qui ne me plaisent point du tout : que si tu t’ennuies un jour de vivre avec moi, tu me remettras dans cette île où tu es venu me chercher, et où mon plaisir est de nourrir des cygnes, et de chanter les louanges de la Seine, nymphe de Cérès. »
Je souris en moi-même de la naïveté de la fille du roi Bardus, et à la vue de tout ce qu’elle appelait des biens ; mais, comme la véritable richesse d’une femme est l’amour du travail, la simplicité, la franchise, la douceur, et qu’il n’y a aucune dot qui soit comparable à ces vertus, je lui répondis :
« O Gotha ! le mariage chez les Égyptiens est une union égale, un partage commun de biens et de maux. Vous me serez chère comme la moitié de moi-même. »
Je lui fis présent alors d’un écheveau de lin, crû et préparé dans les jardins du roi son père. Elle le prit avec joie, et me dit :
« Mon ami, je filerai ce lin, et j’en ferai une robe pour le jour de mes noces. »
Elle me présenta à son tour ce chien que vous voyez, si couvert de poils qu’à peine on lui voit les yeux. Elle me dit :
« Ce chien s’appelle Gallus ; il descend d’une race très fidèle. Il te suivra partout, sur la terre, sur la neige et dans l’eau. Il t’accompagnera à la chasse, et même dans les combats. Il te sera en tout temps un fidèle compagnon, et un symbole de mon attachement. »
Comme la fin du jour approchait, elle m’avertit de me retirer, de ne point descendre à l’avenir par le fleuve, mais d’aller par terre le long du rivage, jusque vis-à-vis de son île, où ses femmes viendraient me chercher. Je pris congé d’elle, et je m’en revins chez moi en formant dans mon esprit mille projets agréables.
Un jour que j’allais la voir par un des sentiers de la forêt, suivant son conseil, je rencontrai un des principaux iarles, accompagné de quantité de ses vassaux. Ils étaient armés comme s’ils eussent été en guerre. Pour moi, j’étais sans armes, comme un homme qui est en paix avec tout le monde. Cet iarle s’avança vers moi d’un air fier, et me dit :
« Que viens-tu faire dans ce pays de guerriers, avec tes arts de femme ? Prétends-tu nous apprendre à filer le lin, et obtenir, pour ta récompense, Gotha ? Je m’appelle Torstan. J’étais un des compagnons de Carnut. Je me suis trouvé à vingt-deux combats de mer, et à trente duels. J’ai combattu trois fois contre Vittiking, ce fameux roi du Nord. Je veux porter ta chevelure aux pieds du dieu Mars, auquel tu as échappé, et boire dans ton crâne le lait de mes troupeaux. »
Après un discours si brutal, je crus que ce barbare allait m’assassiner ; mais, joignant la loyauté à la férocité, il ôta son casque et sa cuirasse, qui étaient de peau de bœuf, et me présenta deux épées nues, en m’en donnant le choix.
Il était inutile de parler raison à un jaloux et à un furieux. J’invoquai en moi-même Jupiter, le protecteur des étrangers ; et choisissant l’épée la plus courte, mais la plus légère, quoiqu’à peine je pusse la manier, nous commençâmes un combat terrible, tandis que ses vassaux nous environnaient comme témoins, en attendant que la terre rougît du sang de leur chef ou de celui de leur hôte.
Je songeai d’abord à désarmer mon ennemi, pour épargner sa vie ; mais il ne m’en laissa pas le maître : la colère le mettait hors de lui. Le premier coup qu’il voulut me porter fit sauter un grand éclat d’un chêne voisin. J’esquivai l’atteinte de son épée en baissant la tête. Ce mouvement redoubla son insolence.
« Quand tu t’inclinerais, me dit-il, jusqu’aux enfers, tu ne saurais m’échapper. »
Alors, prenant son épée à deux mains, il se précipita sur moi avec fureur ; mais, Jupiter donnant le calme à mes sens, je parai du fort de mon épée le coup dont il voulait m’accabler, et lui en présentant la pointe, il s’en perça lui-même bien avant dans la poitrine. Deux ruisseaux de sang sortirent à la fois de sa blessure et de sa bouche ; il tomba sur le dos ; ses mains lâchèrent son épée, ses yeux se tournèrent vers le ciel, et il expira. Aussitôt ses vassaux environnèrent son corps en jetant de grands cris. Mais ils me laissèrent aller sans me faire aucun mal ; car il règne beaucoup de générosité parmi ces barbares. Je me retirai à la cité en déplorant ma victoire.
Je rendis compte à Céphas et au roi de ce qui venait de m’arriver.
Pendant que je m’entretenais avec eux, nous aperçûmes, sur le bord opposé de la Seine, le corps de Torstan. Il était tout nu, et paraissait sur l’herbe comme un morceau de neige. Ses amis et ses vassaux l’entouraient, et jetaient de temps en temps des cris affreux. Un de ses amis traversa le fleuve dans une barque, et vint dire au roi :
« Le sang se paie par le sang ; que l’Égyptien périsse ! »
Le roi ne répondit rien à cet homme ; mais quand il fut parti, il me dit :
« Votre défense a été légitime ; mais ce serait ma propre injure, que je serais obligé de m’éloigner. Si vous restez, vous serez, par les lois, obligé de vous battre successivement avec tous les parents de Torstan, qui sont nombreux, et vous succomberez tôt ou tard. D’un autre côté, si je vous défends contre eux, ainsi que je le ferai, vous entraînerez cette ville naissante dans votre perte ; car les parents, les amis et les vassaux de Torstan ne manqueront pas de l’assiéger, et il se joindra à eux beaucoup de Gaulois que les druides irrités contre vous excitent à la vengeance. Cependant, soyez sûr que vous trouverez ici des hommes qui ne vous abandonneront pas dans le plus grand danger. »
Aussitôt il donna des ordres pour la sûreté de la ville, et on vit accourir sur ses remparts tous les habitants, disposés à soutenir un siége en ma faveur. Ici, ils faisaient des amas de cailloux ; là, ils plaçaient de grandes arbalètes et de longues poutres armées de pointes de fer. Cependant, nous voyions arriver le long de la Seine une grande foule de peuple. C’étaient les amis, les parents, les vassaux de Torstan, avec leurs esclaves ; les partisans des druides, ceux qui étaient jaloux de l’établissement du roi, et ceux qui, par inconstance, aiment la nouveauté. Les uns descendaient le fleuve en barques ; d’autres traversaient la forêt en longues colonnes. Tous venaient s’établir sur les rivages voisins de Lutétia, et ils étaient en nombre infini. Il m’était impossible désormais de m’échapper. Il ne fallait pas compter d’y réussir à la faveur des ténèbres ; car, dès que la nuit fut venue, les mécontents allumèrent une multitude de feux, dont le fleuve était éclairé jusqu’au fond de son canal.
Dans cette perplexité, je formai en moi-même une résolution qui fut agréable à Jupiter. Comme je n’attendais plus rien des hommes, je résolus de me jeter entre les bras de la vertu, et de sauver cette ville naissante en allant me livrer seul aux ennemis. A peine eus-je mis ma confiance dans les dieux, qu’ils vinrent à mon secours.
Omfi se présenta devant nous, tenant à la main une branche de chêne, sur laquelle avait crû une branche de gui. A la vue de cet arbrisseau qui avait pensé m’être si fatal, je frissonnai ; mais je ne savais pas que l’on doit souvent son salut à qui l’on a dû sa perte, comme aussi l’on doit souvent sa perte à qui l’on a dû son salut.
« O roi ! dit Omfi, ô Céphas ! soyez tranquilles ; j’apporte de quoi sauver votre ami. Jeune étranger, me dit-il, quand toutes les Gaules seraient conjurées contre toi, voici de quoi les traverser sans qu’aucun de tes ennemis ose seulement te regarder en face. C’est ce rameau de gui qui a crû sur cette branche de chêne. Je vais te raconter d’où vient le pouvoir de cette plante, également redoutable aux hommes et aux dieux de ce pays. Un jour Balder raconta à sa mère Friga qu’il avait songé qu’il mourait. Friga conjura le feu, les métaux, les pierres, les maladies, l’eau, les animaux, les serpents de ne faire aucun mal à son fils ; et les conjurations de Friga étaient si puissantes, que rien ne pouvait leur résister. Balder allait donc dans les combats des dieux, au milieu des traits, sans rien craindre. Loke, son ennemi, voulut en savoir la raison. Il prit la forme d’une vieille, et vint trouver Friga. Il lui dit : Dans les combats, les traits et les rochers tombent sur votre fils Balder, sans lui faire de mal. Je le crois bien, dit Friga ; toutes ces choses me l’ont juré. Il n’y a rien dans la nature qui puisse l’offenser. J’ai obtenu cette grâce de tout ce qui a quelque puissance. Il n’y a qu’un petit arbuste à qui je ne l’ai pas demandée, parce qu’il m’a paru trop faible. Il était sur l’écorce d’un chêne ; à peine avait-il une racine. Il vivait sans terre. Il s’appelle Mistiltein. C’était le gui. Ainsi parla Friga. Loke aussitôt courut chercher cet arbuste ; et venant à l’assemblée des dieux pendant qu’ils combattaient contre l’invulnérable Balder, car leurs jeux sont des combats, il s’approcha de l’aveugle Hæder.
« Pourquoi, lui dit-il, ne lances-tu pas aussi des traits à Balder ?
— Je suis aveugle, répondit Hæder, et je n’ai point d’armes. »
» Loke lui présente le gui de chêne, et lui dit :
« Balder est devant toi. »
» L’aveugle Hæder lance le gui : Balder tombe percé et sans vie. Ainsi le fils invulnérable d’une déesse fut tué par une branche de gui lancée par un aveugle.
» Voilà l’origine du respect porté dans les Gaules à cet arbrisseau.
» Plains, ô étranger ! un peuple gouverné par la crainte, au défaut de la raison. J’avais cru, à ton arrivée, que tu en ferais naître l’empire par les arts de l’Égypte, et voir l’accomplissement d’un ancien oracle fameux parmi nous, qui prédit à cette ville les plus grandes destinées ; que ses temples s’élèveront au-dessus des forêts ; qu’elle réunira dans son sein des hommes de toutes les nations ; que l’ignorant viendra y chercher des lumières, l’infortuné des consolations, et que les dieux s’y communiqueront aux hommes comme dans l’heureuse Égypte. Mais ces temps sont encore bien éloignés. »
Le roi nous dit, à Céphas et à moi :
« O mes amis ! profitez promptement du secours qu’Omfi vous apporte. »
En même temps, il nous fit préparer une barque armée de bons rameurs. Il nous donna deux demi-piques de bois de frêne, qu’il avait ferrées lui-même, et deux lingots d’or, qui étaient les premiers fruits de son commerce. Il chargea ensuite des hommes de confiance de nous conduire chez les Armoricains[8].
[8] L’Armorique forme la Bretagne, en France.
(Note des Editeurs.)
« Ce sont, nous dit-il, les meilleurs navigateurs des Gaules. Ils vous donneront les moyens de retourner dans votre pays, car leurs vaisseaux vont dans la Méditerranée. C’est d’ailleurs un bon peuple. Pour vous, ô mes amis ! vos noms seront à jamais célèbres dans les Gaules. Je chanterai Céphas et Amasis ; et pendant que je vivrai, leurs noms retentiront souvent sur ces rivages. »
Ainsi nous prîmes congé de ce bon roi, et d’Omfi mon libérateur. Ils nous accompagnèrent jusqu’au bord de la Seine, en versant des larmes, ainsi que nous. Pendant que nous traversions la ville, une foule de peuple nous suivait en nous donnant les plus tendres marques d’affection. Les femmes portaient leurs petits enfants dans leurs bras et sur leurs épaules, et nous montraient en pleurant les pièces de lin dont ils étaient vêtus. Nous dîmes adieu au roi Bardus et à Omfi, qui ne pouvaient se résoudre à se séparer de nous. Nous les vîmes longtemps sur la tour la plus élevée de la ville, qui nous faisaient signe des mains pour nous dire adieu.
A peine nous avions débordé l’île, que les amis de Torstan se jetèrent dans une multitude de barques et vinrent nous attaquer en poussant des cris effroyables. Mais, à la vue de l’arbrisseau sacré que je portais dans mes mains, et que j’élevais en l’air, ils tombaient prosternés au fond de leurs bateaux, comme s’ils eussent été frappés par un pouvoir divin ; tant la superstition a de force sur des esprits séduits ! Nous passâmes ainsi au milieu d’eux sans courir le moindre risque.
Nous remontâmes le fleuve pendant un jour. Ensuite ayant mis pied à terre, nous nous dirigeâmes vers l’occident à travers des forêts presque impraticables. Leur sol était çà et là couvert d’arbres renversés par le temps. Il était tapissé partout de mousses épaisses et pleines d’eau où nous enfoncions parfois jusqu’aux genoux. Les chemins qui divisent ces forêts, et qui servent de limites à différentes nations des Gaules, étaient si peu fréquentés, que de grands arbres y avaient poussé. Les peuples qui les habitaient étaient encore plus sauvages que leur pays. Ils n’avaient d’autres temples que quelque if frappé de la foudre, ou un vieux chêne dans les branches duquel quelque druide avait placé une tête de bœuf avec ses cornes. Lorsque, la nuit, le feuillage de ces arbres était agité par les vents, et éclairé par la lumière de la lune, ils s’imaginaient voir les esprits et les dieux de ces forêts. Alors, saisis d’une terreur religieuse, ils se prosternaient à terre, et adoraient en tremblant ces vains fantômes de leur imagination. Nos conducteurs mêmes n’auraient jamais osé traverser ces lieux, que la religion leur rendait redoutables, s’ils n’avaient été rassurés bien plus par la branche de gui que je portais, que par nos raisons.
Nous ne trouvâmes, en traversant les Gaules, aucun culte raisonnable de la Divinité, si ce n’est qu’un soir, en arrivant sur le haut d’une montagne couverte de neige, nous y aperçûmes un feu au milieu d’un bois de hêtres et de sapins. Un rocher moussu, taillé en forme d’autel, lui servait de foyer. Il y avait de grands amas de bois sec, et des peaux d’ours et de loup étaient suspendues aux rameaux des arbres voisins. On n’apercevait d’ailleurs autour de cette solitude, dans toute l’étendue de l’horizon, aucune marque du séjour des hommes. Nos guides nous dirent que ce lieu était consacré au dieu des voyageurs.
Alors Céphas se prosterna et fit sa prière ; ensuite, il jeta dans le feu un tronçon de sapin et des branches de genévrier, qui parfumèrent les airs en pétillant. J’imitai son exemple ; après quoi, nous fûmes nous asseoir au pied du rocher, dans un lieu tapissé de mousse et abrité du vent du nord ; et, nous étant couverts des peaux suspendues aux arbres, malgré la rigueur du froid, nous passâmes la nuit fort chaudement. Le matin venu, nos guides nous dirent que nous marcherions jusqu’au soir sur des hauteurs semblables, sans trouver ni bois, ni feu, ni habitation. Nous bénîmes une seconde fois la Providence de l’asile qu’elle nous avait donné ; nous remîmes religieusement nos pelleteries aux rameaux de sapins ; nous jetâmes de nouveau bois dans le foyer, et, avant de nous mettre en route, je gravai ces mots sur l’écorce d’un hêtre :
CÉPHAS ET AMASIS
ONT ADORÉ ICI
LE DIEU QUI PREND SOIN DES VOYAGEURS.
Nous passâmes successivement chez les Carnutes, les Cénomanes, les Diablintes, les Redons, les Curiosolites, les habitants de Darioginum[9], et enfin nous arrivâmes à l’extrémité occidentale de la Gaule, chez les Vénitiens. Les Vénitiens sont les plus habiles navigateurs de ces mers. Ils ont même fondé une colonie de leur nom, au fond du golfe Adriatique. Dès qu’ils surent que nous étions les amis du roi Bardus, ils nous comblèrent d’amitiés. Ils nous offrirent de nous ramener directement en Égypte, où ils ont porté leur commerce ; mais, comme ils trafiquaient aussi dans la Grèce, Céphas me dit :
[9] Anciens noms des pays de notre Bretagne.
(Note des Editeurs.)
« Allons en Grèce, nous y aurons des occasions fréquentes de retourner dans votre patrie. Les Grecs sont amis des Égyptiens. Ils doivent à l’Égypte les fondateurs les plus illustres de leurs villes : Cécrops a donné des lois à Athènes, et Inachus à Argos. C’est à Argos que règne Agamemnon, dont la réputation est répandue par toute la terre. Nous l’y verrons couvert de gloire au sein de sa famille, et entouré de rois et de héros. S’il est encore au siége de Troie, ses vaisseaux nous ramèneront aisément dans votre patrie. Vous avez vu le dernier degré de civilisation en Égypte, la barbarie dans les Gaules ; vous trouverez en Grèce une politesse et une élégance qui vous charmeront. Vous aurez ainsi le spectacle des trois périodes que parcourent la plupart des nations. Dans la première, elles sont au-dessous de la nature ; elles y atteignent dans la seconde ; elles vont au-delà dons la troisième. »
Les vues de Céphas flattaient trop mon ambition pour la gloire, pour ne pas saisir l’occasion de connaître des hommes aussi fameux que les Grecs, et surtout qu’Agamemnon. J’attendis avec impatience le retour des jours favorables à la navigation ; car nous étions arrivés en hiver chez les Vénétiens. Nous passâmes cette saison dans des festins continuels, suivant l’usage de ces peuples. Dès que le printemps fut venu, nous nous embarquâmes pour Argos. Avant de quitter les Gaules, nous apprîmes que notre départ de Lutétia avait fait renaître la tranquillité dans les États du roi Bardus ; mais que sa fille, Gotha, s’était retirée avec ses femmes dans le temple d’Isis, à laquelle elle s’était consacrée, et que nuit et jour elle faisait retentir la forêt de ses chants harmonieux.
Je fus très sensible au chagrin de ce bon roi, qui perdait sa fille par un effet même de notre arrivée dans son pays, qui devait le couvrir un jour de gloire ; et j’éprouvai moi-même la vérité de cette ancienne maxime, que la considération publique ne s’acquiert qu’aux dépens du bonheur domestique.
Après une navigation assez longue, nous rentrâmes dans le détroit d’Hercule. Je sentis une joie vive à la vue du ciel de l’Afrique, qui me rappelait le climat de ma patrie. Nous vîmes les hautes montagnes de la Mauritanie, Abila, située au détroit d’Hercule, et celles qu’on nomme les Sept-Frères, parce qu’elles sont d’une égale hauteur. Elles sont couvertes, depuis leur sommet jusqu’au bord de la mer, de palmiers chargés de dattes. Nous découvrîmes les riches coteaux de la Numidie, qui se couronnent deux fois par an de moissons qui croissent à l’ombre des oliviers, tandis que les haras de superbes chevaux paissent en toute saison dans leurs vallées toujours vertes. Nous côtoyâmes les bords de la Syrte, où croît le fruit délicieux du lotos, qui fait, dit-on, oublier la patrie aux étrangers qui en mangent. Bientôt nous aperçûmes les sables de la Libye, au milieu desquels sont placés les jardins enchantés des Hespérides ; comme si la nature se plaisait à faire contraster les contrées les plus arides avec les plus fécondes. Nous entendions la nuit les rugissements des tigres et des lions qui venaient se baigner dans la mer ; et au lever de l’aurore, nous les voyions se retirer vers les montagnes.
Mais la férocité de ces animaux n’approchait pas de celle des hommes de ces régions. Les uns immolent leurs enfants à Saturne ; d’autres ensevelissent les femmes toutes vives dans les tombeaux de leurs époux. Il y en a qui, à la mort de leurs rois, égorgent tous ceux qui les ont servis. D’autres tâchent d’attirer les étrangers sur leurs rivages, pour les dévorer. Nous pensâmes un jour être la proie de ces anthropophages ; car, pendant que nous étions descendus à terre, et que nous échangions paisiblement avec eux de l’étain et du fer pour divers fruits excellents qui croissent dans leur pays, ils nous dressèrent une embuscade dont nous ne sortîmes qu’avec bien de la peine. Depuis cet événement, nous n’osâmes plus débarquer sur ces côtes inhospitalières, que la nature a placées en vain sous un si beau ciel.
J’étais si irrité des traverses de mon voyage, entrepris pour le bonheur des hommes, et surtout de cette dernière perfidie, que je dis à Céphas :
« Je crois toute la terre, excepté l’Égypte, couverte de barbares. Je crois que des opinions absurdes, des religions inhumaines et des mœurs féroces, sont le partage naturel de tous les peuples ; et sans doute la volonté de Jupiter est qu’ils y soient abandonnés pour toujours ; car il les a divisés en tant de langues différentes, que l’homme le plus bienfaisant, loin de pouvoir les réformer, ne peut pas seulement s’en faire entendre. »
Céphas me répondit :
« N’accusons point Jupiter des maux des hommes. Notre esprit est si borné, que quoique nous sentions quelquefois que nous sommes mal, il nous est impossible d’imaginer comment nous pourrions être mieux. Si nous ôtions un seul des maux naturels qui nous choquent, nous verrions naître de son absence mille autres maux plus dangereux. Les peuples ne s’entendent point ; c’est un mal, selon vous : mais s’ils parlaient tous le même langage, les impostures, les erreurs, les préjugés, les opinions cruelles particulières à chaque nation, se répandraient par toute la terre. La confusion générale qui est dans les paroles serait alors dans les pensées. »
Il me montra une grappe de raisin :
« Jupiter, dit-il, a divisé le genre humain en plusieurs langues, comme il a divisé en plusieurs grains cette grappe, qui renferme un grand nombre de semences, afin que si une partie de ces semences se trouvait attaquée par la corruption, l’autre en fût préservée.
» Jupiter n’a divisé les langages des hommes qu’afin qu’ils pussent toujours entendre celui de la nature. Partout la nature parle à leur cœur, éclaire leur raison, et leur montre le bonheur dans un commerce mutuel de bons offices. Partout, au contraire, les passions des peuples dépravent leur cœur, obscurcissent leurs lumières, les remplissent de haines, de guerres, de discordes et de superstitions, en ne leur montrant le bonheur que dans leur intérêt personnel et dans la ruine d’autrui.
» L’office de la vertu est de détruire ces maux. Sans le vice, la vertu n’aurait guère d’exercice sur la terre. Vous allez arriver chez les Grecs. Si ce qu’on a dit d’eux est véritable, vous trouverez dans leurs mœurs une politesse et une élégance qui vous raviront. Rien ne doit être égal à la vertu de leurs héros, exercés par de longs malheurs. »
Tout ce que j’avais éprouvé jusqu’alors de la barbarie des nations, redoublait le désir que j’avais d’arriver à Argos, et de voir le grand Agamemnon heureux au milieu de sa famille. Déjà nous apercevions le cap de Ténare, et nous étions près de le doubler, lorsqu’un vent d’Afrique nous jeta sur les Strophades. Nous voyions la mer se briser contre les rochers qui environnent ces îles. Tantôt, en se retirant, elle en découvrait les fondements caverneux ; tantôt, s’élevant tout-à-coup, elle les couvrait, en rugissant, d’une vaste nappe d’écume. Cependant nos matelots s’obstinaient, malgré la tempête, à atteindre le cap de Ténare, lorsqu’un tourbillon de vent déchira nos voiles. Alors, nous avons été forcés de relâcher à Sténiclaros.
De ce port, nous nous sommes mis en route pour nous rendre à Argos par terre. C’est en allant à ce séjour du roi des rois, que nous vous avons rencontré, ô bon berger ! Maintenant nous désirons vous accompagner au mont Lycée, afin de voir l’assemblée d’un peuple dont les bergers ont des mœurs si hospitalières et si polies.
En disant ces dernières paroles, Amasis regarda Céphas, qui les approuva d’un signe de tête.
Tirtée dit à Amasis :
« Mon fils, votre récit nous a beaucoup touchés ; vous avez dû en juger par nos larmes. Les Arcadiens ont été plus malheureux que les Gaulois. Nous n’oublierons jamais le règne de Lycaon, changé jadis en loup, en punition de sa cruauté. Mais, à cette heure, ce sujet nous mènerait trop loin. Je remercie Jupiter de vous avoir disposé, ainsi que votre ami, à passer demain la journée avec nous au mont Lycée. Vous n’y verrez ni palais ni ville royale, et encore moins des sauvages et des druides, mais des gazons, des bois, des ruisseaux, et des bergers qui vous recevront de bon cœur. Puissiez-vous prolonger longtemps votre séjour parmi nous ! Vous trouverez demain, à la fête de Jupiter, des hommes de toutes les parties de la Grèce, et des Arcadiens bien plus instruits que moi, qui connaîtront sans doute la ville d’Argos. Pour moi, je vous l’avoue, je n’ai jamais ouï parler du siége de Troie, ni de la gloire d’Agamemnon, dont on parle, dites-vous, par toute la terre. Je ne me suis occupé que du bonheur de ma famille et de celui de mes voisins. Je ne connais que les prairies et les troupeaux. Jamais je n’ai porté ma curiosité hors de mon pays. La vôtre, qui vous a jeté, si jeune, au milieu des nations étrangères, est digne d’un dieu et d’un roi. »
Alors Tirtée se retournant vers sa fille, lui dit :
« Cyanée, apportez-nous la coupe d’Hercule. »
Cyanée se leva aussitôt, courut la chercher, et la présenta à son père d’un air riant. Tirtée la remplit de vin ; puis s’adressant aux deux voyageurs, il leur dit :
« Hercule a voyagé comme vous, mes chers hôtes. Il est venu dans cette cabane ; il s’y est reposé lorsqu’il poursuivit, pendant un an, la biche aux pieds d’airain du mont Erymanthe. Il a bu dans cette coupe ; vous êtes dignes d’y boire après lui. Aucun étranger n’y a bu avant vous. Je ne m’en sers qu’aux grandes fêtes, et je ne la présente qu’à mes amis. »
Il dit, et il offrit la coupe à Céphas. Elle était de bois de hêtre, et tenait une cyathe de vin. Hercule la vidait d’une seule haleine ; mais Céphas, Amasis et Tirtée eurent assez de peine à la vider, en y buvant deux fois tour à tour.
Tirtée ensuite conduisit ses hôtes dans une chambre voisine. Elle était éclairée par une fenêtre fermée d’une claie de roseaux à travers laquelle on apercevait, au clair de la lune, dans la plaine voisine, les îles de l’Alphée. Il y avait dans cette chambre deux bons lits, avec des couvertures d’une laine chaude et légère. Alors Tirtée prit congé de ses hôtes, en souhaitant que Morphée versât sur eux ses plus doux pavots.
Quand Amasis fut seul avec Céphas, il lui parla avec transport de la tranquillité de ce vallon, de la bonté du berger, de la sensibilité de sa jeune fille, et des plaisirs qu’il se promettait le lendemain à la fête de Jupiter, où il se flattait de voir un peuple entier aussi heureux que cette famille solitaire. Ces agréables entretiens leur auraient fait passer à l’un et à l’autre la nuit sans dormir, malgré les fatigues de leur voyage, s’ils n’avaient été invités au sommeil par la douce clarté de la lune qui luisait à travers la fenêtre, par le murmure du vent dans le feuillage des peupliers, et par le bruit lointain de l’Achéloüs, dont la source se précipite en mugissant du haut du mont Lycée.